emile durkheim – le suicide (1897)

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emile durkheim – le suicide (1897)
EMILE DURKHEIM – LE SUICIDE (1897)
I – Quelques éléments biographiques
Né à Epinal en 1858, fils et petit-fils de rabbins. Après des études littéraires (ENS, agrégation de philosophie en
1882), une carrière universitaire :
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Professeur de Pédagogie et de Sciences sociales à la faculté de lettres de Bordeaux où il fonde le premier
département de Sociologie en 1890
Professeur de Pédagogie à la Sorbonne en 1902
Il participe aux grands débats de son époque. Il fréquente Jaurès, prend parti pour Dreyfus, se rallie au socialisme,
défend l’idéal républicain. Il est considéré comme le père de « l’Ecole française de Sociologie ». Il impose la sociologie
comme une discipline à part entière au sein de l’Université et fonde en 1896 la célèbre revue : « L’Année Sociologique »
qui sera publiée jusqu’en 1925 puis de 34 à 42 et après la seconde guerre mondiale. Il meurt à Paris en 1917.
II – Les règles de la méthode sociologique
En 1895, il publie dans la Revue Philosophique un texte fondateur pour la sociologie : « Les règles de la
méthode sociologique ». Son idée de base est d’appliquer la méthode scientifique des Sciences naturelles aux Sciences
sociales. Son objectif est de fonder une Science nouvelle avec :
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Un objet d’étude spécifique pour se distinguer des autres sciences notamment la philosophie et la
Psychologie. Cet objet sera l’étude des faits sociaux définis de cette manière : « Ils consistent en des manières
d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel
ils s’imposent à lui ». Ils sont intériorisés par les individus au cours du processus de socialisation.
Une méthode de recherche scientifique, rigoureuse, objective, propre à cette Science nouvelle. Pour cela, il
faut se détacher des prénotions (ou représentations spontanées proposées par les acteurs), des préjugés, de la
subjectivité. Il faut étudier les faits comme des choses, donc utiliser une méthode expérimentale par
observation des faits et mesure grâce aux statistiques.
Un principe inductif avec l’idée que tout fait social peut s’expliquer par un autre fait social ; ce paradigme
« holiste » s’oppose à« l’individualisme méthodologique de Max Weber.
III – Appliquer ces règles au phénomène du suicide
1 – Identifier les faits
Définir l’objet d’étude, ici, le suicide
« On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou
négatif, accompli par la victime elle –même et qu’elle savait devoir produire ce résultat »
Ce fait intéresse-t-il le sociologue ? Ou seulement le psychologue ? Est-ce un acte qui ne dépend que de
facteurs individuels comme on peut le penser à priori ? Après avoir analysé différentes causes possibles du suicide, et
éliminer celles qui ne permettent pas de comprendre l’augmentation du tx de suicide sur le long terme (les facteurs
extra-sociaux), il va déterminer celles qui résultent de faits sociaux mettant en relation l’individu et la collectivité. Il
réfute les interprétations antérieures.
Utiliser une méthode spécifique : Durkheim part des statistiques dont il dispose et va les traiter en établissant
des tableaux à double entrée lui permettant de mettre en évidence des liens entre le suicide et différentes variables
comme l’âge, le sexe, l’état civil, le lieu de résidence. Sa méthode de « variables concomitantes » peut-être considérée
comme l’ancêtre d’une analyse de corrélation. D’une façon générale il montre que les taux de suicide différent selon les
sociétés et lorsqu’ils augmentent les écarts restent les mêmes. Pour lui chaque société a donc, à chaque moment de
son histoire une aptitude définie pour le suicide d’où l’appellation de taux social du suicide qui constitue son outil de
mesure.
Aussi il s’intéressera aux causes sociales du suicide, mais avant il passera en revue les facteurs extra-sociaux.
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2 – Les facteurs extra-sociaux
Il commence par étudier ce qu’il appelle les « états psychopathiques » soit les maladies psychiques (suicide
maniaque, mélancolique, obsessif ,impulsif), la neurasthénie, et l’alcoolisme. Il déduit de son étude « il n’est aucun état
psychopahtique qui soutienne avec le suicide une relation régulière et incontestable ».
Il étudie ensuite la race, l’hérédité, les facteurs cosmiques, l’imitation (ce qui lui permet de critiquer G. Tarde
qui considérait l’imitation comme un phénomène-clé de l’ordre social) et arrive à la même conclusion.
3 – Les causes sociales
En observant le plus grand nombre possible de suicides, et en partant des causes, il opère une
classification afin de dégager des types sociaux de suicides : le suicide égoïste, le suicide altruiste et le suicide
anomique.
a – Le suicide égoïste étudié à partir de différentes variables notamment la religion et l’état civil (mariage,
célibat , nombre d’enfants, veuvage).
Il observe que le suicide varie selon le type de religion : peu développé dans les pays catholiques,
de même pour la religion juive, mais beaucoup plus important dans les pays protestants. Et il donne une
explication. D’une façon générale la religion protège contre le désir de se tuer parce qu’elle est une société
avec des croyances et des pratiques communes traditionnelles et obligatoires. Il existe une vie collective
surtout dans l’Eglise catholique. Pour les protestants, l’Eglise est moins intégratrice laissant plus de liberté
(Esprit de libre examen ). Une plus grande part est faite à la pensée individuelle, à la conscience éclairée.
Quant à l’Etat Civil Durkheim montre que :
- le mariage préserve mieux contre le suicide que le célibat et encore mieux lorsqu’il y a des enfants
- les femmes se suicident moins que les hommes
- le nb de suicide augmente avec l’âge
- le veuvage diminue le taux de préservation
- le nb de suicide est plus élevé dans les villes qu’à la campagne
Il en déduit que le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont
fait partie l’individu. Le suicide égoïste caractérise un état où le moi individuel, s’affirme avec excès face au
moi collectif et aux dépens de ce dernier.
b – Le suicide altruiste
Dans ce cas il s’agit plutôt d’une disparition complète de l’individu dans le groupe. L’individu se
donne la mort conformément à des impératifs sociaux, sans tenir compte de son droit à la vie. Il est trop
intégré, son individuation est insuffisante. Durkheim donne plusieurs exemples illustrant ces situations : la
veuve qui meurt avec son mari en Inde, le commandant qui reste sur son bateau qd il coule, les
militaires…et d’autres exemples dans des civilisations anciennes.
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Ces suicides altruistes peuvent résulter du devoir pour éviter le déshonneur, de la vertu, du
mysticisme (martyrs chrétiens), du sacrifice à des fins sociales.
Durkheim pense que le suicide égoïste se trouve plus dans les Sociétés modernes et le suicide
altruiste dans les Sociétés traditionnelles.
c – Le suicide anomique
C’est ce type de suicide qui intéresse le plus Durkheim, car pour lui, il est le plus représentatif des
sociétés modernes. Celui-ci révèle la corrélation statistique entre la fréquence des suicides et les phases du
cycle économique : le nb de suicide augmente en phase de dépression mais aussi dans les phases de
prospérité. Dans les deux cas, il y a perturbation de l’ordre collectif. Par contre les grands évènements
politiques entraineraient une moindre fréquence des suicides.
«… dans les cas de désastre économique, il se produit comme un déclassement qui rejette
brusquement certains individus dans une situation inférieure à celle qu’ils occupaient jusqu’alors. Il faut
donc qu’ils abaissent leurs exigences, qu’ils restreignent leurs besoins, qu’ils apprennent à se contenir
davantage …de là des souffrances qui les détachent d’une existence diminuée avant même qu’ils en aient
fait l’expérience ».
«… Mais il n’en est pas autrement si la crise a pour origine un brusque accroissement de
puissance et de fortune ».
Dans les deux cas la règlementation habituelle est perturbée, cet état de dérèglement ou
anomie affaiblit la volonté de vivre chez un nb plus important d’individus.
Avec la société moderne l’anomie progresse notamment dans la sphère économique, dans le
monde du commerce et de l’industrie, car pour Durkheim avec le progrès économique, les pouvoirs
moraux se sont affaiblis (la Religion, les corps de métiers), le pouvoir gouvernemental est devenu
l’instrument de la vie économique.
Un autre constat sera fait : dans toute l’ Europe, le nb des suicides varie comme celui des
divorces et des séparations de corps. Le divorce entraine un changement de régime moral et matériel : il
constitue un état d’anomie conjugale qui menace plus l’homme que la femme.
E. Durkheim, en observateur de son époque, s’inquiète des conséquences d’un affaiblissement
des Institutions : le rôle de la religion a diminué, les règlementations dans le domaine économique sont
moins importantes, le pouvoir politique est devenu le serviteur de l’économie. Et dans les effets de ces
changements il place l’augmentation du nb des suicides. Il n’oublie pas non plus les transformations dans
l’environnement matériel des individus qui constituent aussi des faits sociaux, extérieurs qui s’imposent à
eux (architecture, voies de communications, édifices…) et qui peuvent contribuer à les désorienter.
En conclusion générale, Durkheim pense que les sociétés modernes présentent certains
symptômes pathologiques, avant tout l’insuffisante intégration de l’individu dans la collectivité. Mais
attention : Il n’est pas contre le progrès et propose des solutions pour améliorer l’intégration des individus,
et d’autre part il affirme la prépondérance des causes sociales dans les suicides mais introduit aussi le fait
de la vulnérabilité de certains individus les exposant davantage aux effets nuisibles des changements.
IV – Actualité de l’analyse de Durkheim
La société d’aujourd’hui présente des symptômes qui se rapprochent de ceux perçus par
Durkheim à la fin du XIXème siècle :
- affaiblissement des institutions encore plus évident (religion, famille, politique)
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- profondes mutations, restructurations économiques et sociales (délocalisation, mondialisation,
flexibilisation)
- crises économiques et financières
D’où pour certains, une désorientation, des difficultés à trouver leur place dans la société, des
déclassements, des frustrations accentuées par l’emprise de la société de consommation. Certains
phénomènes étudiés aujourd’hui comme « la souffrance au travail », le « burn-out », les suicides sur le lieu
du travail (forme ultime du malaise au travail) confirment les observations de Durkheim, l’importante des
causes sociales dans les suicides. D’autre part les statistiques concernant les suicides en France confirment
en partie ses résultats :
- les hommes se suicident plus que les femmes (3/4 des victimes) mais les femmes sont
majoritaires dans les tentatives
- les taux de suicide augmentent avec l’âge mais seulement jusqu’à 54ans, la tranche 45-54 étant
la plus touchée
- les taux sont plus élevés chez les veufs et les divorcés
- par contre contrairement à l’époque de Durkheim les suicides sont plus importants à la
campagne (1 agriculteur se suicide tous les 2 jours)
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