L`Amour selon les générations
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L`Amour selon les générations
Fannie – Lise Beauchemin Fannie a 60 ans depuis peu. Elle a souligné l’événement en repeignant les murs de sa maison d’un jaune paille tout aussi chaleureux qu’attendrissant. Elle est fière de son choix. Cette couleur met en valeur les boiseries qui, avec le temps, ont acquis la beauté patinée des antiquités. Encore une fois, le trait créatif de sa personnalité lui procure du plaisir. Désir de renouveau ou volonté de se détacher du passé? Elle est assise sur le divan de cuir du salon, sirotant son café matinal. Il y a six ans, elle se séparait de Laurent après 30 ans de vie commune. Celui-ci, le père de ses deux enfants, est alors parti en lui laissant tous les meubles. Elle est donc heureuse de pouvoir encore profiter de ce divan dont les contours moelleux des coussins sont, aujourd’hui, réconfortants. Il fut un temps où elle en percevait plutôt le potentiel sensuel. C’était l’époque où elle était amoureuse. Le sera-t-elle encore un jour? Elle fouille dans son vieux coffre de bois jauni où elle a soigneusement rangé, au fil du temps, ses souvenirs les plus précieux. Elle sourit en revoyant la petite boîte à l’émail noir et brillant. Elle aime encore sentir sa rondeur dans le creux de sa main. Elle s’attarde aux deux personnages enlacés peints sur le couvercle à la manière de Chagall. À l’intérieur, la lettre intacte et la photo déchirée de Pierre Granger. Elle se rappelle encore l’immensité de sa blessure amoureuse. Elle ne peut s’empêcher de laisser ses yeux courir sur les mots tracés avec la sensibilité de ses 20 ans : Cher Pierre, Ne perçois derrière ce « cher » que mon aigreur et ma colère. Comme je condamne ce jour où ton image m’a éblouie! Ce jour-là, tu aurais dû me parler du vrai Pierre. Peut-être ne t’aurais-je pas écouté. Tu étais déjà imprégné dans ma chair. Mais je n’aurais pu m’en prendre qu’à moi, une fois les charmes de la séduction dissipés. Comme Napoléon, tu carbures à la conquête. Tu as osé m’aligner tel un trophée! Quelle humiliation! Je souhaite qu’un jour la vie te fasse connaître son côté sombre. Alors peutêtre remarqueras-tu l’humanité autour de toi. Comme je dois souffrir pour laisser ces pensées cruelles m’envahir! Jamais n’avais-je ressenti une telle amertume! Tu as éveillé les forces haineuses de mon âme. Autant on a aimé, autant on peut haïr. Fannie Elle n’a plus revu Pierre et n’a jamais envoyé la lettre. Le temps a atténué sa peine. Fannie reste songeuse. « Le désir amoureux… quel mystère! », pense-t-elle. Un petit pincement au fond de son estomac affamé la ramène à la réalité. Déjà 13 h. Comme l’avant-midi a passé vite! Fannie s’empresse de manger et de s’habiller afin d’aller rejoindre Marguerite pour discuter de son manuscrit presque terminé. Elle décide de s’y rendre à pied pour profiter pleinement de cette journée printanière ornée d’un vert tendre lui rappelant les picholines dégustées en Provence. Elle se sent heureuse à l’idée d’aller échanger avec son ancien professeur de littérature. Malgré ses 83 ans, Marguerite est toujours aussi vive, curieuse et intéressante. *** Il y a trois mois à peine, Marguerite a quitté son condo pour venir vivre calmement dans la très convoitée maison Sainte-Marie. C’est un majestueux bâtiment de pierres grises converti en résidence pour personnes âgées jouissant d’une certaine autonomie. Dans le long couloir silencieux, d’une propreté monastique, un couple avance lentement. La femme tient le bras de son compagnon. La courbure de son dos trahit son âge avancé. L’homme est grand. Il se déplace difficilement. Chaque pas semble être un exercice exigeant pour lui. – « Je suis tellement heureuse quand tu viens me voir. Je sors beaucoup moins qu’avant. Recevoir de la visite, ça fait du bien. J’en vois tellement, ici, qui sont tout seuls », dit la vieille dame de sa petite voix chevrotante. – « Tu le sais que c’est un plaisir pour moi de venir te voir », l’interrompt l’homme avec délicatesse. – « Mais t’as tellement de misère à marcher, insiste-t-elle en souriant tristement. Ça doit te demander beaucoup d’efforts pour te rendre jusqu’ici. – Tu sais, depuis le début de ma maladie, j’en fais, du chemin. Pas juste à pied… dans ma tête puis dans mon cœur aussi », ajoute-t-il en riant. Elle s’arrête et tourne lentement son visage vers lui. Elle le regarde. – « T’es tellement beau. Ben plus beau qu’avant », lui murmure-t-elle en soulevant sa main déformée par le temps. Du bout de ses doigts amaigris, elle caresse sa joue. Des larmes coulent sur la peau flétrie. L’homme ne peut contenir son émotion. De toute façon, il ne veut pas le faire. Plus maintenant. De ses yeux bleus, tendrement, coule lourdement sa peine. Comme il aurait aimé la prendre dans ses bras et valser doucement avec elle! Pourquoi ne pas l’avoir fait alors qu’il en était capable? À cette époque, il était trop occupé à se pavaner. Danser pour être vu, parler pour épater et briller pour être admiré. Il prend cette petite main à la peau mince et douce comme de la soie. – « Viens, on va aller voir le coucher du soleil sur le balcon », finit-il par prononcer après un long silence. Elle essuie ses larmes en souriant. – « On est mieux d’y aller tout de suite. Notre vitesse de croisière est pas très très rapide. Y va dormir quand on va arriver! », ajoute-t-il sur un ton enjoué. *** Fannie est surprise d’aborder si rapidement la traversée du parc offrant, au bâtiment de pierre, les honneurs qui lui sont dus. Elle ouvre la grande porte de bois au vernis sombre dont le grincement des pentures vieillies accompagne ses pas jusqu’au long couloir immaculé. Dans l’imposante tranquillité des lieux, un couple avance lentement dans sa direction. Le temps ne semble plus exister pour ces deux personnes. Il est touchant de les voir s’occuper l’un de l’autre. Le corps frêle de la vieille dame contraste avec celui de l’homme, plus jeune et imposant malgré sa démarche hésitante. « Pauvre homme, pense Fannie. Comme je serais malheureuse de ne plus pouvoir marcher normalement. » Elle remarque sa chevelure foncée apprivoisant tranquillement ce gris lumineux témoin du temps qui passe. « Il a probablement mon âge », réfléchit-elle. En les croisant, elle reconnaît cette figure aux yeux bleu acier, au nez que l’imperfection de la courbe rend viril et aux lèvres charnues. Celles-ci sont, aujourd’hui, crispées par l’effort nécessaire au déplacement de ce corps rigide portant encore les charmes d’une jeunesse révolue. « Est-ce bien lui, est-ce Pierre Granger? », s’interroge-t-elle, stupéfaite. Elle repense avec effroi aux mots tracés dans la lettre relue quelques heures plus tôt. Un long frisson parcourt son corps comme une vague submerge une plage ensoleillée. L’espace d’un instant, la force prémonitoire de ces mots lui glace le sang. Devant cet homme vulnérable, les traces de ressentiment coulent mollement sans explosion ni fumée, comme les derniers jets de lave sortant d’un volcan épuisé. Peu lui importe ce passé, maintenant. Elle se retourne et regarde l’homme s’éloigner. Il est tout entier occupé à converser avec cette femme qu’il semble aimer. Étrangement, Fannie le trouve attachant. Elle perçoit, chez lui, l’humanité tant espérée. Elle aimerait lui parler. Elle hésite. Se souviendra-t-il d’elle? – « Pierre! », prononce-t-elle malgré elle. Le couple s’arrête. L’homme se retourne péniblement. Il la regarde longuement. La femme aussi s’est immobilisée. Elle attend patiemment. – « Fannie! », finit-il par prononcer. Elle marche vers lui. Elle a peine à cacher son émotion. – « Maman, je te présente Fannie. Fannie de Grandbois, n’est-ce pas? », dit-il simplement en posant son doux regard sur elle.