Mai 1941 Le Cardinal et le Chancelier - 1940
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Mai 1941 Le Cardinal et le Chancelier - 1940
Mai 1941 4 – La bataille de l’Atlantique (et autres mers lointaines) Le Cardinal et le Chancelier 1er mai Fortunes de mer Au large de Start Point (côtes du Devon) – Les petits navires de la Marine Nationale qui opèrent dans les eaux britanniques sont loin de faire un métier sans risque. Le patrouilleur auxiliaire Jean Frédéric (P65) 1 est envoyé par le fond par un chasseur-bombardier allemand en maraude. Sa perte suit de peu celle de l’aviso Conquérante, coulé le 14 avril lors d’un bombardement nocturne du port de Falmouth, où il était basé. Ce vieux bâtiment sera relevé, mais non réarmé. 2 mai Une visite du Führer Gotenhafen [Gdynia], 09h00 – Hitler effectue une visite surprise pour inspecter le Bismarck et le Tirpitz (celui-ci est arrivé récemment en Baltique en vue de ses tout premiers essais à la mer). L’amiral Lütjens lui présente les plans de l’opération Rheinübung, sans toutefois en préciser la date exacte. Lütjens, qui respecte les ordres donnés par Raeder dix jours plus tôt et qui a de plus en plus confiance en son navire, craint en fait qu’Hitler ne veuille retenir le Bismarck dans les eaux allemandes jusqu’à ce que son jumeau soit prêt. Au demeurant, Raeder s’est bien gardé d’accompagner Hitler lors de cette visite pour éviter que la question du Tirpitz ne lui soit posée. Néanmoins, il possède de solides arguments : d’une part, attendre le Tirpitz permettrait aussi aux Alliés de se renforcer, d’autre part, les deux cuirassés réunis n’attraperaient pas plus de transports alliés qu’un seul d’entre eux ! De son côté, Lütjens a ses raisons pour souhaiter partir au plus vite : quelqu’un d’autre pourrait recevoir le commandement de l’escadre si le Tirpitz s’y ajoutait. Le choix de Lütjens pour ce poste peut déjà sembler curieux : la rumeur ne dit-elle pas qu’il aurait une grand-mère juive ? Mais ce n’est qu’une rumeur et, prudents, les hommes sous ses ordres préfèrent moquer son caractère froid. 3 au 5 mai 6 mai Guerre météo Atlantique Nord, au sud-est de l’Islande – Le navire météorologique allemand München (un chalutier converti de 306 GRT) est intercepté par le destroyer HMS Somali. Un important matériel cryptographique est saisi, dont une machine Enigma et les codes en vigueur pour le mois de juin 1941. Après avoir transféré l’équipage (17 marins, 4 météorologues), les marins de Sa Majesté coulent le navire, rencontré par hasard. Du moins d’après les rapports officiels… ……… Cette capture ne doit rien à la chance. L’équipe de décrypteurs anglais à Bletchley Park s’intéresse depuis longtemps aux navires météorologiques allemands. Non pas tant pour les 1 Chalutier, 329 GRT, 11 nœuds, 4 x 75, 2 x 37. messages envoyés (qui ne sont pas cryptés), mais du fait que ces navires embarquent des machines Enigma pour pouvoir recevoir leurs instructions opérationnelles. Et s’emparer de matériel à bord d’un chalutier converti est tout de même plus facile qu’à bord d’un sous-marin en train de couler… Manque de chance, le câblage des rotors d’Enigma sera modifié quelques semaines plus tard. Quant au München, remorqué en Angleterre, il sera finalement revendu aux Iles Féroé en 1943, sous le nom de Froyen. 7 mai Sous dix drapeaux Océan Indien – Le corsaire allemand Pinguin attaque le pétrolier British Emperor. Ce dernier tente de fuir en émettant des SOS qui vont être captés par des navires et des stations radio dans tout l’Océan Indien et même jusqu’en Allemagne ! De plus, les obus allemands allument un incendie qui provoque un énorme nuage de fumée visible à de nombreux milles. Le Pinguin achève le pétrolier d’une torpille et s’éloigne précipitamment. Mais le croiseur lourd HMS Cornwall, qui patrouille au nord des Seychelles, 500 milles au sud, a reçu les SOS du British Emperor et arrive à toute vitesse. 8 mai Sous dix drapeaux Océan Indien – Le Pinguin est repéré par l’hydravion Walrus du Cornwall, qui se contente d’abord d’examiner le corsaire, alors maquillé en navire norvégien, puis exige qu’il s’identifie. Pensant un moment échapper au croiseur, Krüder voit son navire rattrapé, mais l’Anglais n’ouvre pas immédiatement le feu, de peur de couler un navire neutre ou allié. Le corsaire allemand dévoile soudain son identité en expédiant au Cornwall une bordée complète de 150 mm, espérant qu’un coup heureux ralentisse son adversaire – la coque des croiseurs de classe Kent est relativement mince. Par une coïncidence extraordinaire, le croiseur est à cet instant victime d’un incident électrique majeur qui l’empêche de répliquer immédiatement et il doit s’éloigner du Pinguin, dont le tir est très précis et qui obtient plusieurs coups au but. Mais l’équipage du Cornwall va vite réparer la panne, tout en maintenant le contact avec le corsaire. Quand le croiseur se rapproche à nouveau, Krüder réalise qu’il ne peut pas lutter et ordonne de relâcher les prisonniers et de préparer le sabordage et l’abandon du navire. Mais ces ordres n’ont pas le temps d’être exécutés : le Cornwall ouvre le feu et quatre obus de 8 pouces ravagent le Pinguin. L’un d’eux dévaste la passerelle, tuant Krüder. Un autre atteint la réserve de mines, qui explose en désintégrant la poupe du navire et le corsaire sombre rapidement. Seuls quelques membres de l’équipage et quelques prisonniers peuvent être sauvés. Malgré sa perte, le Pinguin aura été le navire le plus efficace de la flotte corsaire du IIIe Reich. Il a coulé ou capturé une trentaine de navires totalisant près de 150 000 tonnes ! Préparatifs Reikjavik – Le Hood, le Richelieu et leur escorte quittent l’Islande pour revenir à Scapa Flow. 9 mai Préparatifs Gibraltar – Pour prévenir le risque de voir les croiseurs de bataille allemands Scharnhorst et Gneisenau tenter à partir de Brest une percée combinée à un mouvement du Bismarck, le Dunkerque et le Strasbourg, tout juste réparés après les avaries subies au large de la Corse, se joignent au croiseur de bataille HMS Renown et au porte-avions HMS Ark Royal. Guerre secrète Au sud de l’Islande – Le sous-marin U-110 attaque un convoi allié. Son commandant, Fritz Julius Lemp, après avoir coulé deux navires marchands, hisse son périscope un peu haut, ce qui le fait repérer par la corvette HMS Aubretia. Celle-ci se précipite et lance des charges de profondeur. L’U-110 sort indemne de cette première attaque, mais deux destroyers, les HMS Broadway et Bulldog, sont accourus entretemps. Harcelé, obligé de faire surface, Fritz Lemp réalise que le Bulldog, portant bien son nom, s’apprête à éperonner son sous-marin agonisant. Il ordonne alors l’évacuation et le sabordage de son bâtiment, pour préserver à la fois la vie de ses hommes et les matériels secrets qu’il transporte. Mais à ce moment, le commandant du Bulldog comprend qu’il peut tenter de capturer le sous-marin ennemi et change de cap au dernier moment. Lemp, déjà dans un canot de sauvetage, s’aperçoit que son sous-marin n’est pas en train de couler et tente d’y retourner pour empêcher sa capture. On ne le reverra plus (certains affirment qu’il a été abattu par un marin anglais). Les Anglais montent à bord de l’U-boot, où ils récupèrent en hâte une quantité de documents et de matériels. Le lendemain, ils découvrent qu’ils ont mis la main sur une machine à coder Enigma et ses documents secrets ! Le sous-marin coulera “accidentellement” pendant son remorquage vers l’Angleterre, sans doute pour éviter que l’état-major de la Kriegsmarine, apprenant la capture, se doute de quelque chose et modifie tout son système de cryptage. 11 mai Transports italiens en fuite Océan Atlantique – Les choses ont mal tourné pour les trois forceurs de blocus partis des Canaries qui ont suivi le chanceux Burano. Ils ont été interceptés par des navires britanniques en patrouille : le Sangro dès le 1er mai par l’arraisonneur de haute mer (ocean boarding vessel, OBV) HMS Cavina 2, le Recco le 3 mai par l’arraisonneur HMS Hilary 3, enfin le Gianna M. ce 11 mai par le même Hilary. Seul le Gianna M., conduit à Belfast, prendra du service dans la flotte marchande britannique sous le nom d’Empire Control. Le Recco a pu se saborder pour éviter la capture. Quant au Sangro, confié par le Cavina à un autre arraisonneur, le HMS Camito 4, et en route pour Gibraltar avec son nouveau gardien, il a été coulé le 6 mai, avec celui-ci, par le sous-marin U97 (Udo Heilmann). 12 mai Préparatifs alliés Scapa Flow – Le vice-amiral L.E. Holland prend le commandement du “1st Battlecruiser Squadron” (HMS Hood et MN Richelieu). 16 mai Feu vert pour Rheinübung 2 6 907 GRT, 15,75 nœuds, 2 canons de 152/50 mm et 1 de 76/40. 7 403 GRT, 15,5 nœuds, 2 canons de 152/50 et 1 de 76/45. 4 6 833 GRT, 15,5 nœuds, même armement que le Cavina. 3 Berlin – L’amiral Lütjens avise l’état-major de la Kriegsmarine que son groupe naval est prêt à l’action. Il reçoit en retour le feu vert pour l’opération Rheinübung. 19 mai Appareillage Scapa Flow – Le vice-amiral L.E. Holland confirme aux commandants du HMS Hood et du MN Richelieu la tactique à utiliser en cas de rencontre avec le Bismarck, soulignant la nécessité de réduire la distance au plus vite. En effet, Holland est bien conscient de la faiblesse du blindage des ponts du Hood – plus il sera près de l’ennemi, plus les obus qu’il recevra frapperont sa ceinture solidement blindée et moins ils tomberont sur son pont. Par ailleurs, ce mouvement vers l’ennemi permet au Richelieu de se présenter de trois-quarts avant, réduisant sa silhouette tout en lui permettant d’utiliser tout son armement principal. ……… Gotenhafen [Gdynia] – Le Bismarck (capitaine Lindemann) et le Prinz Eugen (capitaine Brinkmann) appareillent. L’opération Rheinübung vient de commencer, sous la direction de l’amiral Gunther Lütjens. Les deux navires doivent passer dans l’Atlantique pour s’en prendre aux navires de commerce britanniques pendant plusieurs mois. En accord avec le vice-amiral Dönitz, il a été décidé d’assigner au Bismarck un officier sous-marinier de liaison, pour pouvoir exploiter des opportunités d’actions communes avec les U-boots en chasse dans l’Atlantique. Les deux navires doivent faire étape en Norvège pour attendre des conditions météo favorables (c’est à dire mauvaises, pour rendre toute détection plus difficile), mais aussi pour ravitailler à nouveau le Prinz Eugen, car ses soutes ont une capacité moindre que celles du Bismarck. Pour leur voyage jusqu’en Norvège, le cuirassé et le croiseur lourd sont escortés par les destroyers Z-10 Hans Lody, Z-16 Friedrich Eckholdt et Z-23. La Kriegsmarine a décidé que l’escadre contournerait le Danemark par l’est, au lieu d’emprunter le Canal de Kiel : il faut en effet deux jours pour franchir le canal, et celui-ci pourrait être la cible d’une attaque aérienne britannique. Mais cette décision va se révéler quelque peu préjudiciable pour la suite des opérations. 20 mai Des témoins importuns Kattegat – Alors qu’ils se trouvent dans le détroit entre le Danemark et la Suède, le Bismarck et le Prinz Eugen, escortés par une dizaine d’appareils de la Luftwaffe, sont aperçus par de nombreux navires de pêche danois et suédois, mais surtout par le croiseur suédois Gotland, qui fait remonter l’information à Stockholm. Dans la capitale suédoise, la nouvelle “fuite” très vite jusqu’à l’attaché naval de l’ambassade britannique, qui prévient Londres. Lütjens se doute bien que son navire sera signalé, mais il se contente de prévenir l’état-major de la Kriegsmarine de cette rencontre. Dans l’après-midi, l’escadre allemande voit arriver la 5e flottille de chasseurs de mines, qui doit lui ouvrir le passage dans les champs de mines de Cap Skagen et de Kristiansand-Sud, qui barrent l’entrée du Skagerrak (détroit entre le Danemark et la Norvège). À la tombée de la nuit, les deux navires sont déjà dans le Skagerrak, où ils sont repérés par un membre de la Résistance norvégienne posté sur la côte. Ce dernier transmet immédiatement l’information à Londres. 21 mai Appareillage Scapa Flow – Au matin, l’Amirauté britannique reçoit le rapport de l’attaché naval de Stockholm et met en alerte plusieurs avions de reconnaissance du Coastal Command. L’amiral Tovey, commandant en chef de la Home Fleet, après en avoir discuté avec le viceamiral Holland, décide d’envoyer à nouveau le “1st Battlecruiser Squadron” (Hood, Richelieu, Algérie et leurs destroyers) à Hvalfjord (Islande), où ils seront mieux placés pour intercepter le Bismarck si celui-ci tentait de passer dans l’Atlantique. Tovey préfère conserver pour l’instant à Scapa Flow le tout nouveau cuirassé Prince of Wales, pour améliorer sa finition et son entraînement auprès de son aîné le King George V. Peu avant l’appareillage, les cuirassés alliés vont voir monter à bord des passagers inattendus. ……… « Mon vieux Robin – Avec encore un peu de chance, je vais avoir un scoop fumant… et, comme on me l’avait promis, sans même avoir à marcher pour suivre les combats ! Encore une fois, cette bonne vieille Lady Luck… » (Dernière lettre de Bill Clifton à Robin Meyrson). ……… Norvège – L’escadre allemande pénètre dans le Korsfjord, au sud de Bergen. L’amiral Lütjens aurait bien voulu poursuivre sa route vers le nord, mais le temps au beau fixe lui fait craindre une attaque aérienne et il décide d’attendre la nuit pour continuer sa route. Vers midi, les navires s’ancrent dans le Grimstadfjord (pour le Bismarck) et dans la baie de Kalvanes (pour le Prinz Eugen). Par mesure de précaution contre d’éventuelles torpilles, plusieurs navires marchands sont positionnés à proximité. Le Prinz Eugen refait le plein de carburant auprès du pétrolier Wollin, tandis que le camouflage des deux navires est modifié. En début d’après-midi, un Spitfire PR venant d’Ecosse survole le fjord à 8 000 mètres d’altitude et prend des photos très précises des navires allemands. Dans la soirée, les deux navires et leur escorte lèvent l’ancre et mettent cap au nord. A ce moment, Lütjens reçoit un message de Berlin, indiquant (grâce à des interceptions radio) que l’aviation anglaise a reçu l’ordre de rechercher « deux cuirassés et trois destroyers ». Il n’est guère surpris, mais il a maintenant la certitude que l’ennemi l’attend… Sous dix drapeaux Au large de l’Afrique de l’Ouest – Grâce à l’exploitation des codes navals allemands capturés sur l’U-110 au début du mois, le croiseur lourd HMS London intercepte le ravitailleur allemand Babitonga, que son équipage préfère saborder. En l’espace de quelques semaines, neuf ravitailleurs feront ainsi défaut aux corsaires et aux sous-marins allemands. De plus, la majorité des navires alliés naviguant à présent en convoi, les pertes alliées vont sensiblement diminuer. L’Atlantique va progressivement devenir le terrain de chasse exclusif des U-boots. 22 mai Mise en scène Océan Arctique – Alors que le temps se gâte, l’escadre allemande progresse vers le nord, les trois destroyers en tête et le Prinz Eugen fermant la marche. En fin de nuit, les destroyers quittent la formation et repartent vers Trondheim. Vers midi, une alerte au sous-marin et une alerte aérienne forcent les deux navires à zigzaguer pendant une demi-heure. Par précaution, les toits des tourelles principales et secondaires (ornés d’un drapeau rouge et noir bien visible) sont repeints, tandis que les croix gammées géantes ornant les ponts sont dissimulées. Le cap est ensuite mis vers le détroit de Danemark, alors que le brouillard devient de plus en plus dense, obligeant les équipages à recourir aux projecteurs à éclats pour maintenir le contact et leurs positions. Le temps est idéal pour atteindre l’Atlantique en toute discrétion ! ……… Scapa Flow – L’état-major de la Home Fleet reçoit à 19h39 un signal de l’Air Station d’Hatston (îles Orcades) indiquant que « Cuirassé et croiseur ont quitté port de Bergen ». L’amiral Tovey envoie aussitôt les croiseurs lourds Norfolk et Suffolk en reconnaissance dans le détroit de Danemark (ces deux croiseurs, légèrement blindés, seront a priori plus utiles comme guetteurs que dans la ligne de bataille). Tovey ordonne aussi au “1st Battlecruiser squadron” de couvrir la zone de mer au sud-ouest de l’Islande. Dans le même temps, il appareille de Scapa Flow avec un groupe de chasse chargé de bloquer une tentative de passage entre la Grande-Bretagne et l’Islande. Ce groupe est composé du cuirassé King George V, du porte-avions Victorious (dont le groupe aérien n’a pourtant pas achevé son entraînement), des croiseurs légers Kenya, Galatea et Neptune, du croiseur léger anti-aérien Hermione et des destroyers Active, Inglefield, Intrepid, Lance, Punjabi et Windsor. Le croiseur de bataille Repulse, quittant l’embouchure de la Clyde, doit le rejoindre le lendemain matin (il a pour consigne de ne pas engager le Bismarck, sauf si ce dernier se trouve déjà sous le feu d’au moins un autre grand bâtiment). ……… Londres – Dans la nuit du 22 au 23, Churchill fait envoyer un câble à Roosevelt. Il indique que, selon ses sources, un raid naval allemand majeur va être lancé contre les navires marchands dans l’Atlantique Nord. Si la Royal Navy ne réussissait pas à empêcher cette sortie, l’US Navy serait certainement en mesure de pister les raiders allemands pour permettre aux Anglais de les éliminer. En réalité, le Prime Minister n’est pas spécialement inquiet sur l’issue de l’affrontement, mais c’est une bonne manœuvre pour tenter d’impliquer les Américains dans la guerre. 23 mai Contact ! Détroit de Danemark – Le temps se maintient, avec un brouillard dense. En fin d’aprèsmidi, les deux navires allemands croient repérer des navires à tribord, avant de réaliser qu’il ne s’agit que d’icebergs, communs à cette latitude. 19h22 – La vigie tribord arrière du Suffolk, le matelot Newell, repère, à une distance de 7 nautiques, « Deux navires, azimut Vert 140 ! » Ce sont forcément le Bismarck et le Prinz Eugen. Les Allemands ont également repéré le croiseur anglais, qui se replie immédiatement sous le couvert du brouillard. L’amiral Holland, prévenu à l’instant, signale à sa force d’augmenter la vitesse jusqu’à 27 nœuds et de venir au 295. Les six destroyers britanniques, Achates, Antelope, Anthony, Echo, Electra et Icarus, ont du mal à rester à poste à cette vitesse en raison de l’état de la mer, bien que leurs capitaines soient prêts à subir quelques dommages pour y parvenir. Le Lt.Cdr. R.B.N. Hicks DSO, capitaine du HMS Antelope, dira après la bataille : « Il était inconcevable pour nous de ralentir et de laisser les Français comme seule escorte du Hood ». Mais les quatre navires de classe Le Hardi, nettement plus gros, sont bien moins sensibles au mauvais temps et les destroyers anglais sont lentement distancés… 20h30 – Le Norfolk aperçoit à son tour les navires allemands. Cette fois-ci, le Bismarck ouvre le feu immédiatement. Sur les cinq salves qu’il tire, trois encadrent le navire britannique, qui doit fuir derrière un écran de fumée. Les deux croiseurs, trop vulnérables, reçoivent alors l’ordre de suivre l’ennemi à distance, en restant en arrière, le Suffolk (équipé d’un radar type 284) sur tribord et le Norfolk (doté d’un type 286, plus ancien) sur bâbord. Sur le Bismarck, c’est la consternation, car les vibrations des tirs ont mis hors service le radar de la conduite de tir principale (un FuMo 23). L’amiral Lütjens ordonne au Prinz Eugen (doté d’un radar FuMo 27) de passer en tête, la puissante artillerie du Bismarck servant à tenir les croiseurs anglais à distance. Ce changement induira une certaine confusion dans l’escadre alliée le lendemain. 22h00 – Le Bismarck fait demi-tour pour tenter de surprendre le Suffolk, car Lütjens sousestime l’efficacité des radars ennemis, mais le croiseur anglais ne s’y laisse pas prendre et se replie en maintenant la distance. 24 mai Bataille du Détroit de Danemark (heures GMT+2) « Le 24, juste après minuit, les croiseurs anglais perdent le contact radar avec le Bismarck. Informé, Holland ordonne au Hood et au Richelieu de venir plein nord, et envoie à 02h10 les destroyers anglais ratisser l’océan dans une autre direction. A 02h45, le Suffolk retrouve le contact, mais les destroyers ne sont pas immédiatement rappelés ; ils arriveront pour la bataille avec un peu de retard. » (Jack Bailey, The Cardinal and the Chancellor – The End of KM Bismarck, New York, 1963) ……… 05h25 – Les hydrophones du Prinz Eugen détectent les bruits d’hélice de deux navires sur son bâbord. 05h42 – Alors que le temps s’est nettement amélioré pendant la nuit et que la mer est calme, les vigies du Richelieu repèrent les deux navires ennemis. L’amiral Holland ordonne aussitôt de réduire la distance le plus vite possible (car le Hood est très vulnérable à des tirs plongeants) et les navires alliés approchent l’ennemi par bâbord, selon un angle de 30°. Cette route empêche le Hood d’utiliser ses tourelles arrière, mais convient parfaitement au Richelieu, qui va également pouvoir employer deux de ses trois tourelles de 152 mm. Le Hood est en tête, suivi du Richelieu et de l’Algérie, les quatre torpilleurs français un peu en arrière, sur bâbord. ……… Edition Spéciale (article exceptionnellement publié en même temps, quelques jours après les faits, dans le New York Times et le New York Herald Tribune) L’affrontement du Cardinal Combattant et du Chancelier de Fer De notre Envoyé Spécial à bord du Richelieu, Donald “Abe” Lincoln « (…) Il n’est guère plus de 5 heures 30. En mai et sous ces latitudes nordiques, le soleil est levé depuis un moment. Mais il jette sur l’océan une lueur étrange – on dirait que les couleurs ont disparu, que le monde est en noir et blanc. Le ciel est gris pâle, la mer est gris sombre, et les deux silhouettes qui viennent à l’horizon d’apparaître sont noires comme l’enfer. La distance diminue rapidement et bientôt quelques détails apparaissent. Les deux bâtiments sont très semblables, différant surtout par leur taille. Le plus petit, devant, c’est le Prinz Eugen. Le mastodonte, derrière, c’est lui, c’est le Bismarck. (…) » ……… 05h49 – Pensant qu’il s’agit du Bismarck, l’amiral Holland ordonne de concentrer les tirs sur le navire ennemi de tête – qui est en réalité le Prinz Eugen. Cependant, l’officier de tir du Richelieu ne s’y trompe pas (le Richelieu est une plateforme d’observation plus stable que le Hood) et le commandant du vaisseau français signale au Hood et à l’Algérie que le Bismarck est le second navire de la ligne allemande. 05h53 – Les vaisseaux alliés ouvrent le feu, à 24 500 m. Le Richelieu et l’Algérie visent d’emblée le Bismarck, tandis que le Hood commence par tirer sur le Prinz Eugen, puis change de cible. Les deux Allemands répliquent au bout de quelques secondes, tous deux sur le Hood. Privé de radar de tir, le Bismarck se voit obligé d’utiliser ses télémètres optiques. Sur le Prinz Eugen, les tubes lance-torpilles bâbord sont parés à tirer. ……… Lincoln : « Quelque part, un gong a dû retentir, et les adversaires ont commencé à échanger des coups. Ils ont de l’allonge : plus de 15 miles les séparent. Et ils ont de la précision : déjà, les énormes gerbes d’eau qui montent vers le ciel ne sont pas très loin de leurs cibles. Question suivante : ont-ils du punch ? Et son corollaire : savent-ils encaisser ? Je sens que je ne vais pas tarder à avoir les réponses… » ……… 05h55 – Une salve du Prinz Eugen touche le Hood et fait exploser des munitions de canons de petit calibre, provoquant un violent incendie. 05h58 – L’Algérie change de cible, prenant à partie le Prinz Eugen. Les tourelles secondaires du Richelieu (152 mm) commencent à prendre pour cible le Bismarck, qui réplique bientôt avec ses propres canons de 150 mm. Lütjens, d’abord réticent à entamer ce stock d’obus, en principe destiné à la guerre de course, a compris que cette bataille se jouait à quitte ou double. 05h59 – Alors que l’officier de tir du Prinz Eugen décide de diviser son feu entre le Richelieu et le Hood, la cinquième salve du Bismarck encadre le Hood. Un, peut-être deux obus percent le blindage du vieux croiseur de bataille et font exploser la soute à munitions des 4 pouces, dont l’explosion déclenche celle des deux soutes à munitions arrière des 15 pouces. 06h01 – Le HMS Hood explose, se brise en deux et disparaît en quelques minutes. ……… Lincoln : « Alors, l’incroyable arrive. Une flamme écarlate s’empare du Hood, le consume, un immense éclair blanc-jaune explose et, le temps de compter dix, l’orgueil de la Royal Navy est englouti par les flots… KO foudroyant au premier round. » ……… 06h02 – Tout le monde est frappé de stupeur par la destruction du Hood. Pourtant, à cet instant, le Bismarck vient lui-même d’être frappé par deux obus du Richelieu, à la proue et à la chaudière avant. Sa vitesse est réduite à 25 nœuds. Le Prinz Eugen a également reçu deux obus, provenant, eux, de l’Algérie. 06h03 – Le vice-amiral Edmond Derrien, chef de la partie française de l’escadre mais qui n’avait en pratique que peu de rôle à jouer en présence de l’amiral Holland, annonce qu’il prend le commandement de la flotte alliée. Devant le funeste destin du Hood (qu’il signale à l’amiral Tovey), il décide de virer légèrement sur bâbord et de stabiliser la distance à 22 000 m (stoppant ainsi l’engagement des tourelles secondaires). Cette distance permet à l’Algérie de tirer sur le Prinz Eugen à partir de sa “zone immune” 5. Les deux navires français ralentissent quelque peu, pour ne pas dépasser leurs adversaires. 06h03 à 06h10 – Lütjens décide de maintenir le cap en direction de l’Atlantique, car il espère que l’escadre alliée va renoncer après la perte du Hood. Mais il n’en est rien. Un obus du Richelieu met hors service la tourelle “Bruno” et endommage légèrement la tourelle “Anton”, tandis qu’un autre frappe le cuirassé près de la passerelle, obligeant à transférer le contrôle du tir à la position secondaire. Aucun témoignage parmi les rescapés du Bismarck n’a permis d’établir si l’amiral Lütjens a été touché lors de cet impact. 5 La zone immune est comprise entre la distance la plus courte qui permette à la ceinture blindée de résister aux impacts et la distance la plus longue qui permette au pont de résister aux impacts. Plus on s'éloigne et plus la vitesse d’arrivée des obus au niveau de la ceinture blindée diminue, réduisant leur capacité de perforation. Par contre, plus la distance augmente, plus l’angle d'arrivée des obus sur les ponts augmente, accroissant leur pouvoir de pénétration. La distance minimale de résistance de la ceinture du Prinz Eugen face aux obus de 203 (20 000 m) est supérieure à la distance maximale de résistance de ses ponts (18 000 m). Il n’a donc aucune zone immune. Par contre, l’Algérie, dont le pont blindé est plus épais que celui de son adversaire, est protégé par sa ceinture au-delà de 20 000 m et par le blindage de ses ponts en deçà de 24 000 m (toujours face aux 203). Il bénéficie donc d’une zone immune entre 20 000 et 24 000 mètres. En revanche, libre de concentrer son tir sur le Richelieu, le Bismarck a touché par trois fois son adversaire. Le troisième impact, sur la tourelle I, a un effet spectaculaire : le blindage n’est pas percé, mais le choc provoque une panne électrique du moteur de la tourelle et celleci se tait. Le Français est réduit à la moitié de son artillerie principale : quatre canons de 380 contre les six qui restent à l’Allemand. ……… Lincoln : « A nouveau, le Richelieu frémit sous le choc d’un des énormes obus allemands, mais cette fois, la conséquence est terrible : l’une des deux tourelles quadruples est réduite au silence ! Le combattant n’a plus qu’un poing pour frapper. Pourtant, il ne jette pas l’éponge et continue la lutte. Heureusement, l’Autre semble lui aussi souffrir : ses coups se font moins nombreux, moins précis… » ……… Le Prinz Eugen, lui, a cessé de tirer sur le Richelieu et fait maintenant feu sur l’Algérie, qu’il parvient à toucher quatre fois, mais deux des obus de 203 mm ne peuvent traverser le blindage du meilleur croiseur lourd français, tandis que les deux autres n’explosent même pas (malfaçon des fusées). En revanche, l’Algérie touche par trois fois son adversaire, détruisant successivement la position arrière de contrôle du tir et les tourelles arrière, “Caesar” et “Dora”. 06h11 – L’amiral Derrien ordonne aux deux croiseurs britanniques Suffolk et Norfolk, qui se trouvent toujours à plus de 20 000 m sur bâbord arrière de la formation allemande, de se rapprocher en passant sur tribord de l’ennemi et d’ouvrir le feu sur le cuirassé ralenti. Le Prinz Eugen, toujours engagé par l’Algérie, ne pourra pas contrer leur manœuvre, leur permettant ainsi de préparer leurs torpilles. Il ordonne également aux torpilleurs de feindre une attaque à la torpille, pour distraire le Bismarck de son duel, mais de se retirer avant de risquer de recevoir un obus de 150. 06h11 à 06h27 – Le duel au canon des deux cuirassés se prolonge sans résultat notable. Le Français n’a plus qu’une tourelle principale sur deux, mais côté allemand, quelques salves sont employées à repousser la feinte d’attaque des torpilleurs. Puis, lorsque le tir contre le Richelieu reprend, c’est avec une précision réduite. En effet, le contrôle de tir du Bismarck, déjà ébranlé par les vibrations et contrecoups de son propre armement, a du mal à digérer la pluie d’obus infligée à partir de 06h15 par les canons de 8 pouces des croiseurs britanniques, qui se sont progressivement rapprochés et suivent à présent une route parallèle, légèrement sur tribord arrière, alors que les Français sont à bâbord. Les deux Anglais ont d’abord utilisé leurs tourelles avant contre le Prinz Eugen pour soutenir l’Algérie, plus petit que son adversaire « mais, commentera l’officier de tir du Suffolk, nous avons vite constaté que le Français se débrouillait très bien tout seul » et leurs seize canons de 8 pouces ciblent à présent le Bismarck. Les obus anglais ne peuvent percer les blindages principaux du cuirassé allemand, mais ils finissent par mettre hors service sa direction de tir secondaire, légèrement protégée, et par faire subir aux superstructures du Bismarck des dommages certes limités, mais qui dégradent ses moyens de commandement. Le Richelieu est pourtant touché à deux reprises par les six canons de 380 opérationnels de son adversaire : une fois au flanc, sous la ceinture blindée, l’obus provoquant une voie d’eau limitée, et une fois à l’arrière : le hangar à hydravions est incendié (les appareils ont heureusement été laissés à Scapa en prévision d’un tel impact). ……… Lincoln : « Soudain, dans tous les haut-parleurs du vaisseau, la voix de l’amiral Derrien : “Nous avons reçu un message du général de Gaulle, ministre de la Guerre : « Amiral, sachez et dites à vos hommes que toute la France vous regarde et que vous êtes son orgueil. »” J’ai l’impression qu’un courant électrique parcourt le navire. Un instant plus tard, le cuirassé gronde sa fierté : la tourelle muette a retrouvé sa voix. » [Le message avait en fait été envoyé par De Gaulle peu avant le début du combat]. ……… 06h28 – La tourelle I, réparée, reprend le tir. Peu après, le Richelieu atteint trois fois de suite son adversaire. Deux obus frappent en plein milieu du bâtiment et l’un d’eux pénètre jusque dans une salle de turbine. Un autre atteint la superstructure arrière et allume un violent incendie. Le Bismarck ralentit à nouveau, il ne donne plus que 17 nœuds. Le Norfolk et le Suffolk obtiennent une série de coups au but sur la superstructure. ……… Lincoln : « Cette fois, le colosse nazi vacille ! Il a visiblement ralenti. La lueur d’un incendie est visible à l’arrière. J’aperçois dans mes jumelles les silhouettes semblables des deux croiseurs anglais Norfolk et Suffolk qui harcèlent le géant pour venger leur Hood. » ……… 06h30 – Le Prinz Eugen ne peut plus soutenir son vaisseau amiral, car l’Algérie l’a nettement maté. Les obus français ont percé la ceinture blindée du croiseur allemand et ont sévèrement endommagé sa délicate machinerie à haute pression. La vitesse du Prinz Eugen tombe à 14 nœuds, il perd du terrain et est dépassé par son compagnon. Le Bismarck abat vers bâbord et l’escadre française pour passer en tête, avant de reprendre son cap. Il masque ainsi pendant deux minutes le Prinz Eugen à l’Algérie, qui doit interrompre son tir. Sur l’autre bord, c’est le Prinz Eugen qui masque le Bismarck aux deux croiseurs anglais. Ceux-ci en profitent pour décocher au croiseur quatre salves complètes de 8 pouces (64 obus), à une distance d’environ 16 000 m. La cible étant déjà acquise, de nombreux obus vont au but et les conséquences sont terrifiantes. Victime de graves avaries, le croiseur allemand commence à abattre de manière erratique vers le nord-ouest, puis vers le nord. Constatant que le Prinz Eugen ne peut plus participer au combat, l’Algérie cesse de l’accabler et prend pour cible le Bismarck. Les Norfolk et Suffolk se glissent alors entre le Bismarck et le Prinz Eugen, prenant brièvement ce dernier à partie avec leur armement secondaire tribord (4 pouces AA). Mais le croiseur allemand brûle de la proue à la poupe et pourra manifestement être achevé plus tard. Les deux croiseurs anglais se préparent à lancer leurs torpilles contre le Bismarck. 06h34 – Les destroyers britanniques rejoignent enfin le champ de bataille. L’amiral Derrien leur ordonne d’attaquer le Prinz Eugen pendant que les torpilleurs français attaqueront le Bismarck, la majorité de l’armement secondaire de ce dernier (150 mm et 105 mm AA) étant presque certainement hors d’usage. 06h39 – Le Hardi, L’Adroit, Le Foudroyant et le Casque effectuent – pour de bon, cette fois – une attaque coordonnée et lancent 20 torpilles sur le Bismarck, que le Richelieu vient encore de toucher à plusieurs reprises (avec ses 380 comme avec ses 152, qui ont repris part au combat), tandis que ses contrôles de tir ont été mis totalement hors de combat par les obus de 8 pouces qui continuent de s’abattre sur lui. 06h44 – En dépit de manœuvres de dérobement désespérées, le Bismarck reçoit trois torpilles : une à l’avant, sous la tourelle “Anton”, une au niveau de la passerelle, et une à l’arrière, au niveau du contrôle arrière de la DCA. La vitesse du cuirassé tombe à moins de 10 nœuds et son tir devient erratique. 06h49 à 06h53 – Le Richelieu se rapproche à 10 000 m, c’est-à-dire à courte portée (pour des canons de 380). Le Bismarck est en flammes, et seule sa tourelle “Dora” (arrière) répond encore, une fois toutes les deux minutes. Le Richelieu obtient au moins six coups au but, deux d’entre eux ouvrant d’énormes trous dans la coque du Bismarck et un autre obligeant à noyer la soute à munitions arrière, ce qui réduit définitivement au silence le cuirassé. Peu après, la tourelle I du Richelieu retombe en panne. 06h54 – Au tour du Norfolk de lancer ses torpilles. 06h58 – Le Bismarck encaisse deux torpilles du Norfolk et stoppe. Il brûle maintenant de la proue à la poupe. 07h01 – Le Suffolk d’un côté, les torpilleurs français de l’autre, lancent une dernière salve de torpilles à bout portant (2 000 m). Plusieurs torpilles (peut-être cinq) frappent leur cible. 07h13 – Le Bismarck s’incline sur tribord (les protections antitorpilles de ce côté ayant cédé en raison des six impacts de torpilles) et sombre lentement. Les torpilleurs vont parvenir à sauver 118 hommes de son équipage. Côté allié en revanche, seuls trois marins du Hood ont survécu au naufrage de leur navire. Ils seront sauvés par le destroyer Electra, après trois heures et demie passées dans l’eau glaciale. ……… Lincoln : « Lentement, le navire d’acier portant le nom du Chancelier de Fer est englouti par les eaux sombres de l’Atlantique. Blessé, noirci par la fumée des incendies, mais vainqueur, le Cardinal Combattant savoure son triomphe. » ……… 07h46 – Les destroyers britanniques rattrapent le Prinz Eugen, qui s’éloigne vers le nord à 12 nœuds, et l’attaquent à la torpille. Le croiseur allemand, qui n’a jamais été en position de lancer ses propres torpilles contre le Richelieu, ne peut répliquer. Il n’est plus qu’une épave brûlante et ses tubes sont hors d’état de fonctionner. 07h56 – Le croiseur allemand est frappé par deux torpilles. Il stoppe. 08h42 – L’Algérie, suivi du Norfolk, s’approche du croiseur dérivant lentement vers le sud. Après avoir tenté en vain de joindre le commandant du navire allemand pour lui demander de se rendre (mais ses installations radio ont été détruites), les deux croiseurs alliés ouvrent le feu. 08h49 – Comme il devient évident que son équipage est en train de saborder le Prinz Eugen, le tir est interrompu. 08h58 – Le Prinz Eugen s’enfonce par la proue et coule. Les destroyers britanniques sauveront 131 hommes, dont le deuxième officier artilleur, le Kapitan-Leutnant Paul Schmalenbach, dont le “Destin du Bismarck et du Prinz Eugen” est devenu célèbre après la guerre. L’histoire de ces deux navires, leur conception erronée, leur mission plus motivée par les luttes de pouvoir au sein de l’entourage d’Hitler que par la stratégie, puis leur fin brutale, y sont remarquablement narrées. On y retrouve aussi des anecdotes typiques ou bizarres, telle que celle de l’étrange erreur des vigies allemandes, qui leur fit prendre pendant plusieurs minutes le Richelieu pour « un cuirassé de classe King George V, sans doute le Prince of Wales » (il est vrai que, de trois-quarts avant, le Richelieu pouvait ressembler à un King George V, mais pourquoi le Prince of Wales ?) tandis que la présence même de l’Algérie et des torpilleurs était d’abord ignorée… ……… Alger – Le général de Gaulle attend l’issue du combat. « Après l’anéantissement soudain du Hood, la lutte prenait une dimension presque mythologique entre les champions de la France et de l’Allemagne. Quel pouvait être le sort du Richelieu face au monstre sorti des aciéries allemandes, qui venait en un instant de terrasser la fleur de la Marine anglaise ? Seul dans mon bureau, je travaille. Mais voici que, vers dix heures, l’Amirauté m’envoie dire : “Le Bismarck et le Prinz Eugen ont été coulés. Le Richelieu n’a subi que des dommages limités. Il fait route vers Scapa Flow.” Je remercie le messager, le congédie, ferme la porte. Je suis seul. Oh ! Cœur battant d’émotion, sanglots d’orgueil, larmes de joie ! » (Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre, tome 1, Le Sursaut, Ed. Plon). 25 mai « The Fighting Cardinal » Atlantique Nord – Un flot de messages de félicitations inonde la passerelle du Richelieu (Churchill, Dudley-Pound, Reynaud, De Gaulle…) tandis que le cuirassé endommagé mais victorieux se dirige vers Scapa Flow. Le navire sera rapidement envoyé aux Etats-Unis pour réparations définitives et amélioration de ses radars et de son armement anti-aérien. C’est là que les journalistes le baptiseront « the Fighting Cardinal », le Cardinal Combattant, surnom sous lequel il sera désormais connu sur toutes les mers du monde. A bord du MN Richelieu, quartiers du vice-amiral Edmond Derrien. – Merci d’avoir répondu si vite à mon invitation, M. Lincoln. – C’est, heu, bien naturel, Amiral. – J’ai lu votre… relation de la bataille d’hier. Je tenais à vous en féliciter. Je dois dire que je n’étais pas trop favorable à la présence d’un journaliste sur le Richelieu, mais j’espère que vos compatriotes seront touchés par votre récit, même si ou peut-être parce qu’on croirait parfois lire le compte-rendu d’un combat de boxe… – (Toussotement embarrassé…) – Nous allons transmettre votre texte à votre journal dans les plus brefs délais. Mais j’aimerais vous préciser un ou deux points. D’abord et surtout, vous devez comprendre l’immense importance de cette bataille pour mes compatriotes. Bismarck et Richelieu furent de grands ministres pour leurs pays. Mais de plus, Richelieu a sans doute retardé de deux siècles la formation d’une Allemagne unie, et Bismarck nous a fait beaucoup de mal. Après la disparition du Hood, le combat est devenu une lutte directe entre les représentants des deux pays, la France et l’Allemagne. Et, pour la première fois depuis le début de cette guerre, c’est la France qui l’a emporté. En Corse, en Sardaigne, en Grèce, nos hommes ont été et sont magnifiques, mais ils ont dû, ils doivent céder le terrain. Dans ces batailles, l’Allemagne avance au prix de lourdes pertes, mais elle avance. Aujourd’hui cependant, l’Allemagne, le symbole de l’Allemagne, est au fond de l’Atlantique. Oui, la signification de cette bataille dépassait de loin le sort de nos navires. – Je comprends… Mes prochains articles… – A ce sujet, j’aimerais préciser quelques points. Vous avez peut-être entendu dire que certains amiraux de la Marine Nationale n’apprécient guère, pour diverses raisons, la composition du gouvernement actuel. D’aucuns rappellent que traditionnellement, dans notre pays, le marin est une sorte de royaliste “provisoirement au service de la République”… Mais tous les marins servent loyalement l’Etat. Et ces Messieurs d’Alger constituent le gouvernement légal, alors que les gens de Paris ne sont qu’un ramassis de canailles. – (Confusion…) – Mais je parle, et j’oublie la politesse la plus élémentaire… Vous avez perdu un ami, je crois, sur le Hood ? Monsieur… Sixton… – Clifton, Amiral. Bill – je veux dire, William Clifton. Ce n’était pas un ami, c’était même un concurrent, nous ne travaillons pas pour les mêmes journaux, mais c’était… un exemple. J’ai souhaité devenir correspondant de guerre parce que j’ai lu ses articles. Et je suis aujourd’hui aussi désolé que s’il avait été mon ami. – Ah… Mes condoléances… Et, hmm, si je puis me permettre, pourquoi étiez-vous sur le Richelieu et lui sur le Hood ? – Ne le prenez pas mal, Amiral, mais nous voulions tous les deux être sur le Hood. Un navire fameux, la légende de la Royal Navy, l’ombre de Nelson… Alors nous avons tiré au sort. Et il a gagné. Je l’entends encore me dire : « Lady Luck, gamin ! La seule épouse possible pour un correspondant de guerre ! Chaque fois, je me dis qu’elle va me plaquer et puis, tu vois, elle tient ! »