Travail de Maturité « Requiem pour un compositeur »

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Travail de Maturité « Requiem pour un compositeur »
Travail de Maturité
« Requiem pour un compositeur »
Gymnase Auguste Piccard
Aurélien Saudan
Octobre 2002
Tables des matières :
1. Introduction
2. Historique
3.1 Requiem de Wofgang Amadeus Mozart
3.2 Requiem de Giuseppe Verdi
3.3 Requiem d’Antonin Dvorak
3.4 Requiem de Gabriel F a u r é
4.1 Dies Irae
4.2 Confutatis
4.3 Lacrymosa
5. Eric T a p p y
6. Conclusion
7. Bibliographie
8. Discographie
1.
Introduction :
Lorsque l’on demande à plusieurs personnes ce qu’ils pensent de la mort, quelle vision ils
en ont, quels sentiments et quelles images elle évoque pour eux, les esprits divergent, e t
se rejoignent en certains points.
J’apprécie énormément les requiems, et je n’en connaissais que quelques-uns. Et s a c h a n t
que les textes en latin traités par les compositeurs étaient toujours les mêmes, je me suis
intéressé à savoir s’ils avaient pu aborder le même sujet sous le même angle, ou bien a u
contraire s’il y avait de grandes divergences entre les interprétations.
C’est pourquoi j’ai choisi quatre œuvres relativement différentes, non seulement p a r
l’époque à laquelle elles ont été écrites, mais aussi par leurs styles et leurs pays d’origine.
Mozart en Allemagne, Verdi en Italie, Dvorak en Tchécoslovaquie, Fauré en France.
Dieu, mais surtout son jugement dernier, la mort et la peur qu’elle engendre, ont été l e
point de départ des textes des requiems, et aussi leurs thèmes les plus récurrents. Mais
est-ce que c e r t ains compositeurs n’auraient pas préféré s’intéresser à d’autres thèmes, o u
d’autres points de v u e ?
Pourquoi les compositeurs avaient choisi de composer un requiem, et pourquoi à c e
moment précis de leur vie et pas à un autre ?
C’est aussi cela qui m’intéressait, c’est-à-dire d’essayer de contextualiser l’œuvre dans l a
vie du compositeur.
Car c’est une musique très lourde de signification, et je ne crois pas que l’on se p e n c h e
sur la question de la mort, de ce qui vient après, sans avoir une bonne raison.
Si je devais donner un but, une « raison d’être » à ce travail, ce serait aussi celui d e
donner l’envie à qui que ce soit, q u’il soit musicien ou sportif d’élite, artiste en général o u
économiste, de s’intéresser à cette musique, et dans le meilleur des cas de p o u v o i r
l’apprécier d’une oreille à la fois sensible et attentive.
Car quelque part, la musique des requiems transporte en elle quelque chose d’intrigant,
de particulier. Et c’est aussi cela que je voulais rechercher, pour essayer de c o m p r e n d r e
pourquoi lorsque je chantais dans le chœur des g y m n a s es lausannois, les étudiants s e
demandaient souvent quelle était l’origine d’un certain malaise, ou d’une c e r t a i n e
impression d’être transpercé par des sentiments inexplicables.
2. Historique :
Le terme de requiem vient du latin requies ou quies qui signifie initialement le r e p o s ,
mais veut aussi dire la tranquillité, la paix, le calme, le silence ou encore le sommeil.
Depuis la plus haute Antiquité, ce sont les concepts de repos et de lumière qui ont é t é
communément reçus parmi les définitions et comparaisons qui tentent de décrire l’audelà.
Et c’est dans un livre de l’Ancien Testament qui n’appartient pas au groupe d’ouvrages
reconnus par l’église catholique, le livre IV d’Esdras, qu’on trouve reliées entre elles les
notions de repos et de lumière.
L’introït Requiem venant de cet ouvrage n’a pas toujours fait partie de l’ensemble d e s
œuvres grégoriennes pour des questions de principes et de règles prédéfinies. Les textes
de la messe des morts, et la messe des morts en elle-même sont entrés très t a r d i v e m e n t
dans les usages grégoriens.
Et en consultant les textes d’origine romaine, on pourrait croire qu’il n’existait alors
qu’un seul formulaire de chants pour les d é f u n t s .
En réalité, au Moyen-Age, chaque clergé possédait son propre rituel à l’intention d e s
défunts. Mais l’inventaire des œuvres pour les morts a montré que malgré la g r a n d e
diversité que l’on pouvait constater, c’est le Requiem qui demeurait le plus r é p a n d u .
Ainsi à Paris, on trouvait la messe des morts sous cette f o r m e :
Introït « Requiem », graduel « Si ambulem », verset « Virga tua », trait « S i c u t
servus », offertoire « Domine Jesu Christe », communion « Lux a e t e r n a » .
À l’époque, toute la séquence du « Dies irae » était absente de la messe des morts. Ce
n’est qu’avec l’ouvrage de 1585 d’origine italienne que le « Dies irae » est entré dans les
usages.
Car c’est à partir du XVe siècle que les compositeurs ont commencé à traiter les textes d e
la messe des morts, n o t a m ment celui de J. Ockeghem, ou Palestrina en Italie ; en France
le requiem de J. Gilles qui sera chanté aux funérailles de J. Ph. Rameau et de Louis XV.
Après cela, le requiem ne sera plus seulement chanté mais écrit pour voix et orchestre :
en Autriche on t rouve celui de Haydn, et le célèbre requiem de Mozart.
Plus tardivement on trouve celui d’H. Berlioz, puis de Verdi, Fauré ; et au XXe siècle e n t r e
autres celui de M. Duruflé.
Il faut encore mentionner les requiems en langue « vulgaire » comme le célèbre
Deutsches Requiem de J. Brahms, ou le War Requiem de B. Britten.
3.1 Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart :
Lorsque l’on pose une question quelconque au sujet des requiems, la première pièce q u i
vient à l’esprit de la plupart des personnes interrogées est le requiem de Mozart.
Il est certainement le plus populaire et le plus écouté de tous, parmi les requiems e t
même peut-être dans toute la musique de Mozart,
Chaque maisonnée a souvent dans sa discothèque un exemplaire du « fameux » r e q u i e m
de Mozart.
Et c’est peut-être cette popularité ainsi que les circonstances de sa création qui lui o n t
valu tant de légendes et mythes divers autour de ses enjeux et des motivations qui o n t
amené à sa composition.
Le plus important et malheureusement le plus sûr à retenir est l’interruption brutale d e
l’écriture du r e q u i e m avec la mort du compositeur, le 5 décembre 1791, âgé alors de 35
ans. Il s’agit bien d’un requiem inachevé.
Mais il convient de rapporter ici certaines des légendes qui circulent toujours autour d e
cette œuvre majeure de la musique chorale et liturgique.
Il est dit q u’en 1791, lors d’une nuit orageuse, ou peut être simplement calme et paisible,
un « messager a n o n y m e » vint commander à Mozart une messe des morts, un r e q u i e m .
Certaines versions vont même j u s q u’à dire que Mozart vit en ce messager l’annonciateur
de sa mort. Cette version est d’ailleurs largement d éveloppée dans le film de Milos
Forman, « A m a d e u s » .
Mais malgré l’aspect dramatique et attirant de cette histoire, il n ’en est rien d e
vraisemblable.
En réalité, au cours du mois de février 1791, le c o m t e d e Walsegg perdit sa femme. Et
étant donné la popularité de Mozart à cette époque, il n ’hésita pas et le choisit tout d e
suite pour écrire un requiem à la mémoire de son épouse d é f u n t e .
Le contrat fut passé en bonne et due forme entre le compositeur et un représentant d u
comte : il fut convenu que Mozart devait rendre sa partition originale sans en p r e n d r e
copie.
Pour certains biographes maintenant quelque peu « dépassés », cet achat d’exclusivité
n’avait pour but que d’accorder la paternité de l’œuvre au comte d e Walsegg. Mais l e
plus vraisemblable était, comme il en avait l’habitude, son plaisir de faire deviner à ses
invités ou ses amis l’origine du morceau, en d e m a n d a n t simplement parfois le nom d e
l’auteur.
On parle également d’une lettre de Mozart dans laquelle il aurait dit q u’il composait e n
fait sa propre messe des morts, se sentant alors déjà mourir. Mais cette histoire i n t r i g a n t e
est tout aussi fictive. La lettre a été expertisée et datée d’une époque postérieure à l a
mort du compositeur.
Cependant, les maladies successives du compositeur et sa situation financière difficile o n t
peut-être tout de même eu un impact sur l’écriture du requiem, qui fut par ailleurs
interrompue plusieurs fois notamment par la composition de la Flûte Enchantée et d e
Don Giovanni. Ses maladies furent en effet très p e r t u r batrices, avec de violentes fièvres.
C’est une fièvre rhumatismale qui le conduit d’ailleurs à sa fin.
À la mort du c o m p ositeur, les deux seuls mouvements à être c o m p l ètement achevés
étaient l’Introït et le Kyrie. Mais toutes les parties obligées étaient largement esquissées,
avec une basse en continu, un chiffrage clair, et certaines parties vocales.
L’écriture s’interrompt a p r è s la huitième mesure du Lacrymosa.
La femme de Mozart, Constance, était dans une situation financière déplorable l o r s q u e
son mari la quitta définitivement. Il fallait absolument terminer le travail pour q u’elle
puisse récupérer la s omme complète que le comte lui devait.
Après quelques péripéties, elle confia l’achèvement de la composition à un élève d e
Mozart, Franz Xavier Süssmayer.
Celui-ci acheva l’écriture des parties incomplètes à partir des esquisses laissées par s o n
maître, et composa les parties m a nq u a n t e s .
Mais malgré sa revendication de c e r t ains m o u v e m e n ts c o m m e L’Agnus Dei, la perfection
et le niveau d’écriture laissent penser que ces passages ne sont pas que de la main d e
Süssmayer.
Par ailleurs, d’après Constance, il était en possession de « petits papiers » laissés par l e
maître qui pourraient confirmer cette h y p o t h è s e .
Lorsque le requiem fut enfin achevé, Constance, sans que le comte de Walsegg le sache,
vendit la p a r t i t i o n une seconde fois au roi de Prusse Frédéric Guillaume II.
Ceci permit v r a isemblablement au requiem une existence plus certaine que dans les
mains seules du comte.
Aujourd’hui le requiem de Wolfgang Amadeus Mozart est devenu une musique p h a r e
dans tous les esprits, par son histoire mais aussi par les sentiments q u’elle inspire. U ne
musique dramatique, déchirante qui a été parfois même qualifiée comme écrite « de l a
main-même de Dieu » .
Et la profondeur et la douleur du r e q u i e m révèlent que l’attitude de Mozart face à la
mort ne fut pas forcément toujours aussi entière et d é t e r m i n é e que dans sa lettre à s o n
père où il la décrit comme « véritable amie de l’ h o m m e » .
Et si les légendes continuent à survivre malgré tout dans les esprits, c’est peut-être b i e n
parce que cette musique est trop chargée en émotions pour q u’il n ’y ait pas eu d e r r i è r e
l’esprit de Mozart un esprit tourmenté par la maladie et la souffrance.
Hélas sa mort nous empêche d’avoir une idée sûre d e ce q u’il pensait réellement.
Le requiem de Mozart a marqué définitivement l’histoire de la musique, et reste l’une d e s
premières r e p r é s e n t a t i o ns, en musique, des sentiments qui accompagnent l’apparition d e
la mort.
3.2 Requiem de Giuseppe Verdi :
La Messa Da R e q u i e m de Verdi est très certainement le plus théâtral, au sens noble d u
terme, des requiems. Par sa forme grandiose, sa durée aussi, il est l’un des rares exemples
d’une interprétation « opératique » d’un texte lit u r g i q u e .
Au centre de l’œuvre se trouve le « Libera me », clé de voûte pour la compréhension d e
la composition. En effet, c’est de là q u’est partie toute la composition du r e q u i e m .
À la mort du compositeur italien Rossini, un immense p r é p a r a t i f fut mis en place pour l u i
rendre hommage, le jour a nniversaire de sa disparition : il s’agissait de composer u n
requiem en treize parties, attribuées à treize compositeurs italiens différents. La d e r n i è r e ,
le « Libera me », fut confiée à Verdi.
Mais le projet n ’aboutit jamais pour des complications administratives ridicules. Ce n ’est
que très récemment que des experts se sont attelés à la tâche de réunir les treize
partitions.
Toujours est-il que Verdi se retrouva avec ce morceau esseulé.
Il pensa p r o b a b lement très vite à la composition d’un requiem entier à partir du « L i b e r a
me ».
La mort du poète et écrivain Manzoni, le 22 mai 1873, provoqua définitivement s o n
engagement.
Ce héros de la c u l t u re italienne tenait une place très importante dans l’estime de Verdi,
et sa perte fut un événement douloureux pour le compositeur.
C’est donc une sorte de double destinée qui attendait le requiem, un hommage à Rossini
puis à Manzoni.
Verdi entreprit donc la composition du requiem, en donnant une place très i m p o r t a n te à
la séquence du Dies Irae, en y introduisant le thème r é c u r r ent du jugement dernier (Dies
Irae chapitre 4.1).
Le « Libera me » reprenant les thèmes du « Requiem » et du « Dies Irae », il est
l’accomplissement final de l’œuvre mais aussi le départ de la composition. Verdi réussit
ici une figure splendide dans la structure de l’œuvre.
Une fois la composition achevée, Verdi rencontra certaines difficultés pour la célébration
qui devait avoir lieu à Milan : les textes de L’Introït, du Kyrie et de la séquence n ’étaient
pas conformes aux rites propres à l’église milanaise. D’autre part, il dut obtenir u n e
autorisation spéciale pour que les femmes puissent chanter dans l’église (elles durent s e
vêtir de noir et porter le voile).
L’œuvre reçut dès les premières exécutions un accueil triomphal, et le c o m p o s i t e u r
entreprit une sorte de « tournée » en Europe (Paris, Londres, etc...).
Cependant la grande question, qui reste d’ailleurs toujours d’actualité, est de savoir si la
religiosité d’une messe des morts avait été respectée.
La dualité de l’œuvre, messe des morts et opéra, était évidente, et la signification ellemême d’un requiem fut remise en cause.
Car si la partition avait été écrite pour l’anniversaire de la mort de Manzoni, le style e t
l’ampleur de la musique étaient si proches de l’opéra que tout le « respect » d’un c a d r e
religieux prédéfini fut é b r a n l é .
Mais la grande particularité d e ce requiem, comparé aux autres, est la rupture a v ec l e
traditionnel équilibre entre le « Requiem », prière, supplication des hommes vers Dieu,
et le « Dies i r a e », ordre de Dieu sur les hommes. Car Verdi a clairement mis en v a l e u r
l’élément du jugement dernier, donnant l’impression d’un combat terrible entre l’ h o m m e
et la mort, bien plus q u’un souhait de repos et de calme face à celle-ci.
La fin du « Libera m e »1 est très explicite, lorsque dans les dernières mesures, la s o p r a n o
épuisée, lasse, avec le chœur, chante un dernier « libera me » suspendu dans le temps e t
l’espace, comme si cela représentait l’appel d’un ê t r e désespérément prisonnier de s o n
propre d e stin, impuissant face à la m o r t .
1
MD III, piste 5
Aujourd’hui, le requiem de Verdi souffre souvent de mauvaises interprétations musicales,
qui ne laissent transparaître que l’aspect violent et grandiose de l’œuvre, en effaçant
ainsi toutes les subtilités, les atmosphères et climats différents de c e t t e m u s i q u e .
Mais c’est bien par ce contraste si « brutal » entre tranquillité du repos et violence d u
jugement dernier que ce requiem se distingue des autres. Il a parfois même été considéré
comme « le plus bel opéra de V e r d i » .
Chargé de peur et de terreur, Verdi a su marquer l’histoire de la musique par une œ u v r e
certes controversée mais aussi magnifiquement embellie par le lyrisme de l’opéra i n s é r é
si subtilement dans une messe des m o r t s .
3.3 Requiem d’Antonin Dvorak :
La raison qui poussa Dvorak à entreprendre la composition d’un requiem r e s t e
aujourd’hui encore très floue. Néanmoins, il est certain que les responsables du festival
de Birmingham en Grande-Bretagne ont tout de suite négocié avec le c o m p o s i t e u r
l’exécution de cette œ u v r e .
Avec le Stabat Mater, le requiem fait partie des œuvres chorales les moins méconnues d u
compositeur. Car aujourd’hui sa musique est souvent éclipsée par la symphonie d u
nouveau monde qui ne laisse voir q u’une partie du talent de Dvorak.
La caractéristique de son requiem est l’absence quasi totale de la douleur dans l a
musique, ce qui montre bien que le compositeur n’était en proie à aucune souffrance à
l’époque de la composition.
Pour ce qui est de la d o u leur, il faudrait se référer au Stabat Mater qu’il écrivit alors qu’il
venait de perdre coup sur coup sa fille et son fils. Le requiem est en effet dans la m ê m e
lignée que cette œuvre, destinée bien plus au concert qu’à la liturgie.
Mais on est en droit de se demander si le requiem n’est pas en quelque sorte la suite d u
Stabat Mater.
Il serait alors une sorte d’accomplissement, un point final au deuil de ses deux e n f a n t s
tragiquement d i s p a r u s .
À l’arrivée, cela a donné une pièce dans laquelle l’intensité tragique, et la dramaturgie e s t
magnifiquement exprimée par une orchestration subtilement arrangée. On y reconnaît l e
style « tchèque » de la musique, comme chez Smetana ou Janacek.
Le requiem reçut d’ailleurs à sa création un immense succès.
Même s’il est difficile d’entrer dans les pensées profondes du compositeur, certains
éléments récurrents permettent de structurer l’œuvre, comme celui qui apparaît dans l e
premier et le dernier m o u v e m e n t .
Le requiem se termine sur ce motif inquiétant et sombre, laissant l’auditeur s u s p e n d u
dans un climat d’angoisse qui permet de dire que le compositeur n ’était peut-être p a s
entièrement réconcilié avec la mort.
3.4 Requiem de Gabriel Fauré :
« Un requiem doux comme moi-même, confiait Fauré, un requiem dont on a dit qu’il
n’exprimait pas l’effroi de la mort. Mais c’est ainsi que je sens la mort, comme u n e
délivrance heureuse, une aspiration au bonheur de l’au-delà, plutôt que comme u n
passage d o u l o u r e u x . »
Fauré était une personne très peu croyante, alors que pouvait donc bien représenter c e
« bonheur de l’au-delà » ? Peut-être est-ce simplement celui d’être délivré des poids, d e s
souffrances de la vie.
Il écrivit son requiem entre l’été 1887 et le début de 1888, après voir perdu coup s u r
coup son père et sa mère.
La caractéristique de ce requiem est son absence totale de théâtralité. On l’a d’ailleurs
très souvent opposé à celui de Verdi.
Toute l’œuvre est t r a v e r sée par un calme apparent, une sorte de quiétude face à la mort,
malgré quelques passages plus impressionnant comme le grand crescendo de l ’ « A g n u s
Dei » 1, ou encore le rappel du jugement dernier dans le « Libera m e » .
Cependant, cette beauté, cette paix apparente, imperturbable ne sont r é e l l e m e n t
défendables que dans le dernier mouvement, « In P a r a d i s u m » .
Le reste de l’œuvre, en dehors des passages calmes et célestes, a une allure beaucoup p l u s
dépressive et douloureuse, même s’il n’y a aucune expression explicite de la souffrance.
En acceptant cela, on pourrait alors voir la fin du requiem après le « Libera m e » .
L’ « In Paradisum » serait alors la pure représentation du Paradis, un paradis t h é â t r a l ,
un idéal réservé aux élus.
Alors qu’en est-il du reste des « d é f u n t s » . . .
On peut se risquer à l’affirmer, le requiem de Fauré peut être vu comme une pièce
intimement désespérée et pleine de tristesse.
1
MD VI, piste 5
La souffrance et les larmes sont exprimées dans le calme, avec des airs d’une légèreté
magnifique, et une instrumentation relativement limitée, mais cela ne réduit pas p o u r
autant l’intensité de la douleur.
Le grand talent de Fauré a été d’exprimer ici des sentiments très forts avec « peu d e
choses ». En négligeant volontairement presque toute la partie du « Dies Irae », il a
réussi à donner une image sombre et même sinistre de la mort, peut-être libératrice, m a i s
jamais effrayante et théâtrale.
4.1 Dies Irae :
« Dies irae, dies illa
Solvet saeclum in favilla,
Teste David cum Sibylla.
Quantus tremor est futurus
Quando judex est venturus
Cuncta stricte discussurus ! »
« Jour de colère que ce jour-là,
Où le monde sera réduit en cendres,
Selon les oracles de David et de la Sibylle.
Quelle terreur nous saisira,
Lorsque le juge v i e n d r a
Pour nous examiner r i g o u r e u s e m e n t ! »
Dans les requiems, ce passage évoque celui du jugement dernier, de l’apocalypse. Le j o u r
où la colère de Dieu s’abattra sur les hommes et le monde, où toutes les âmes s e r o n t
jugées.
Croyants ou non, la peur de la mort est présente dans l’esprit des hommes depuis la n u i t
des temps. Cette peur peut être pour soi-même, sa propre existence, mais aussi pour celle
des autres. L’angoisse de perdre quelqu’un, que la mort nous enlève un être c h e r .
Les visions chrétiennes de ce jour ultime sont t e r r i f i a n t e s :
« Les sept anges qui tenaient les sept trompettes se préparèrent à en sonner. Le p r e m i e r
fit sonner sa trompette : grêle et feu mêlés de sang tombèrent sur la terre : le tiers de la
terre flamba, le tiers des arbres flamba, et toute végétation verdoyante flamba. Le
deuxième ange fit sonner sa trompette : on eût dit qu’une grande montagne e m b r a s é e
était précipitée dans la mer. Le tiers de la mer devint du sang. Le tiers des créatures
vivant dans la mer périt, et le tiers des navires fut détruit. Le troisième ange fit sonner sa
trompette : et, du ciel, un astre immense tomba, brûlant comme une torche. (...)
Le quatrième ange fit sonner sa trompette : le tiers du soleil, le tiers de la lune et le tiers
des étoiles furent frappés. (...) Et j’entendis un aigle qui volait au zénith proclamer d ’ u n e
voix forte : Malheur ! Malheur ! Malheur aux habitants de la t e r r e . » 1
On constate ici qu’il n’y a aucune pitié à espérer de ce jour. Seront jugés absolument t o u s
les hommes :
« Alors je vis un grand trône blanc et celui qui y siégeait : devant sa face la terre et le
ciel s’enfuirent sans laisser de traces. Et je vis les morts, les grands et les petits, d e b o u t
devant le trône, et des livres furent ouverts. Un autre livre fut ouvert : le livre de vie, e t
les morts furent jugés selon l e u rs œuvres, d’après ce qui était écrit dans les livres. (...) Et
quiconque ne fut pas trouvé inscrit dans le livre de vie fut précipité dans l’étang d e
feu. » 2
La promesse de ce jour terrifiant n’a pu qu’effrayer et rendre l’homme encore soucieux à
l’idée de sa propre m o r t .
1
2
La Bible, Apocalypse 8, 9.
La Bible, Apocalypse 20.
On remarque que, dans ces deux extraits, la trompette est un élément important. On p e u t
d’ailleurs voir sur le haut de cette peinture de Jérôme Bosh, quatre anges munis de leurs
trompettes annonçant le jugement dernier. Le Christ au centre, et en dessous le m o n d e
dévasté, devenu une véritable annexe des Enfers.
Dans un requiem, le Dies Irae va jusqu’au Lacrymosa. Considérons
première p a r t i e :
tout d’abord s a
Chez Mozart1 , cette partie donne clairement l’impression d’un combat, d’une g u e r r e
même dans laquelle s’affrontent le chœur et les choristes, ainsi que l’orchestre.
Dès les premières mesures, les trompettes sont présentes, et avertissent de l’arrivée d u
jugement dernier. Les éléments se succèdent très rapidement, on ressent p r of o n d é m e n t
l’angoisse de la personne qui ne sait où regarder, qui ne peut pas fuir devant son juge, e t
qui pourtant cherche à le faire.
1
MD I, piste 3
Plus on avance vers la fin du morceau, plus les coups d’archets et de timbales
s’accentuent. Et même si le tempo ne change pas, on a le sentiment que tout s’accélère d e
plus en plus jusqu’à ce que les basses brisent cette fuite interminable dans l e u r
« quantus tremor est futurus » pour engager le combat contre les autres choristes q u i
leur répondent, d’une voix angoissée qu’accentuent les cordes. Puis ces d e r n i è r e s
s’unissent au chœur dans une dernière ligne droite.
Une course désespérée pour échapper au jugement, à la mort peut-être aussi. Mais
soudain tout s’arrête sur deux accords qui y mettent un terme et laisse l’auditeur
paralysé de se voir passer ainsi de tant de vitesse et d’angoisse à ce silence subit.
Chez Verdi 1 , le Dies Irae est absolument
« violent » parmi tous les requiems.
monumental
et peut-être
même
le p l u s
Ce morceau est rythmé par des timbales presque assourdissantes et qui nous lance a u
visage une vision dramatique de ce jugement dernier. Pour avoir écouté cette œuvre e n
concert, j’ai eu le sentiment en entendant ces timbales que c’était Dieu lui-même q u i
1
MD II, piste 2
frappait aux portes de la cathédrale de Lausanne. Si j’emploie le terme de violence p o u r
qualifier ce passage, c’est parce qu’il est réellement agressif et que chaque note n o u s
transperce littéralement. On peut justifier ce terme par l’impression de « coups de f e u »
que donne le morceau. Mais après le chœur et l’orchestre s’éteignent progressivement
pour prendre une allure plus mystérieuse et plus angoissante, pour d i s p a r a î t r e
complètement et laisser place à des trompettes venues de nulle part, qui dans la p l u p a r t
des concerts sont placées à différents endroits de la salle, ce qui rend ce motif e n c o r e
plus désorientant. Ces trompettes rappellent celles du jugement dernier, de l’image cidessus. C’est une montée progressive, dans laquelle on sent la pression augmenter d e
mesure en mesure pour revenir finalement à une atmosphère violente et terrifiante q u i
conduit au « Tuba M i r u m »2 .
Plus tard, dans le « Liber S c r i p t u s »3 , ce thème est repris une seconde fois. Alors que l a
mezzo s’est tue, l’orchestre et le chœur entament un passage calme et pourtant si l o u r d ,
et l’on sent parfaitement la menace qui pèse : le calme avant la t e m p ê t e .
Dans le « Confutatis »4 , le thème est repris une nouvelle fois, mais avec un c h a n g e m e n t ,
une rupture qu’il est facile de repérer, et qui atteint son paroxysme sur un a c c o r d
terrifiant.
Enfin, dans le « Libera m e »5 , le thème apparaît une dernière fois sous la même f o r m e
que la première fois, mais avec un texte différent, rappel funeste et inéluctable de c e
jugement :
« Dies irae, dies illa, calamitatis et miseriae,
« Ce jour, jour de colère, d e
dies magna et amara v a l d e . »
calamité et de misère, jour grand e t
plein d ’ a m e r t u m e . »
Cette fois le tout est rendu encore plus dramatique à l’aide de la soliste s o p r a n o .
2
MD II, piste 3
MD II, piste 4
4
MD II, piste 9
5
MD III, piste 5
3
Le Dies Irae de Dvorak 1 est peut-être le plus sombre, et le plus terrifiant. Le c o m p o s i t e u r
n’intègre pas d’effets théâtraux, pour livrer un passage bref mais clairement structuré e t
véritablement bouleversant.
Les basses de l’orchestre, ainsi que les timbales gardent des n o t e s très longues et q u a s i
obsessionnelles qui donnent, comme chez Verdi, une impression très guerrière de ce j o u r
de colère. Il est très probable que Dvorak ait été influencé par l’œuvre de s o n
prédécesseur italien. On a l’impression que le chœur est un c h œ u r d’anges qui a n n o n c e
toute la colère et la fureur de leur Dieu. Les cordes ont des motifs rythmiques répétitifs
qui augmentent le sentiment d’angoisse. Comme chez Mozart, ce passage d o n n e
l’impression d’une course qui ne s’arrête pas, interminable, et qui s’éteint elle aussi t r è s
brutalement, pour laisser place à une partie pour trompettes seules2 qui ne peuvent q u e
rappeler le requiem de Verdi.
Mais, comme dans ses autres œuvres, Dvorak garde son style particulier, sa « sensibilité
tchèque », que l’on reconnaît assez facilement, mais que nul autre n’a employé, si c e
n’est peut-être Smetana, tchèque lui aussi.
Après, dans le « Tuba Mirum », le même motif est repris mais cette fois beaucoup p l u s
lent, et avec un nombre d’éléments par instrument multiplié. L’orchestre semble ê t r e
soudain deux fois plus nombreux, et le tempo, légèrement plus lent, amplifie encore l e
sentiment terrifiant qui émane de cette musique. Là le drame est à son comble, et l e
1
2
MD IV, piste 3
MD IV, piste 4
chœur prend une ampleur qui rappelle la toute puissance d e la neuvième symphonie d u
même compositeur.
Car si cette reprise commence en mineur, on assiste à une modulation en majeur et u n e
ouverture incroyable de la musique.
Chez Fauré, le motif du Dies Irae n’apparaît que dans le « Libera M e »1 . Il v i e n t
complètement surprendre l’auditeur, comme un rappel que nul ne peut échapper à l a
mort et son jugement. Cette allusion est désespérée et bouleversante dans ce « L i b e r a
Me » résigné et tout aussi désespéré.
Parmi tous les requiems, le Dies Irae qui m’a le p l us impressionné est celui de Verdi. J e
me souviens du concert qui avait eu lieu dans une cathédrale. L’atmosphère é t a i t
terrifiante, et les coups de timbales donnaient l’impression d’entendre quelqu’un f r a p p e r
de rage aux portes de la cathédrale.
Mais celui que je préfère, et qui m’évoque le plus images, est celui de Dvorak. Il y a cette
impression de galop incessant que donnent les cordes, comme si une armée entière d e
cavaliers attaquait, et aussi le motif des timbales et des contrebasses qui me font penser à
un vol de bombardier durant une g u e r r e .
Ces deux aspects continus tout au long du passage inhibent l’esprit dans un d é s o r d r e
angoissant et laissent une impression d’épouvante et de grandeur g u e r r i è r e
impressionnante.
Les images qui viennent à l’esprit sont cauchemardesques, et les voix du chœur q u i
s’entrecroisent sans cesse accentuent l’aspect dramatique et tourmenté de cette partie.
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MD VI, piste 6
4.2 Confutatis :
« Confutatis maledictis,
Flammis acribus addictis ;
Voca me cum benedictis.
Oro supplex et acclinis,
Cor contritum quasi cinis,
Gere curam mei finis. »
« Et après avoir réprouvé les m a u d i t s ,
Et leur avoir assigné le feu cruel,
Appelez-moi parmi les élus.
Suppliant et prosterné, je vous prie,
Le cœur brisé et comme réduit en c e n d r e s ;
Prenez soin de mon heure d e r n i è r e . »
Dans les requiems, le « confutatis » est une partie toujours très tourmentée, et s o u v e n t
scindée en plusieurs passages bien définis.
Tout d’abord il y a l’effroi toujours présent du jugement dernier, et l’évocation de l a
sentence divine qui sera prononcée contre les « m a u d i t s » : l’Enfer (« réprouvé les
maudits, le feu c r u e l » ) .
Mais après cela, la supplication de ce passage commence. L’homme supplie ici la divinité
de l’épargner, de l’accepter parmi les élus au Paradis.
Cela commence par un simple appel, une requête presque neutre dans le style
(« appelez-moi parmi les é l u s »), mais ensuite tout devient beaucoup plus lourd e t
chargé de douleur. Il s’agit alors d’une requête ultime et désespérée avant la mort.
Chez Mozart1 , la structure est claire : o n a tout d’abord la première p a r t i e, t o u r m e n t é e,
avec uniquement les voix d’hommes, soutenues par un motif répété aux cordes q u i
accentuent l’aspect angoissé de ce passage. Les rythmes et l’instrumentation évoquent u n
style presque martial.
Mais très s u b itement, cette angoisse s’éteint pour laisser place au « voca me » d e s
femmes du chœur, passage angélique mais tout autant chargé de douleur. Les voix s o n t
pratiquement seules, exceptées quelques cordes.
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MD I, piste 7
Puis elles sont interrompues par la violence répétée des voix d’hommes, et r e p r e n n e n t
ensuite la parole pour conduire à la dernière partie de ce « C o n f u t a t i s » .
Ici l’atmosphère calme est pourtant plus lourde q ue jamais. Les voix du chœur cette fois
unies récitent un texte lourd de signification dans des tonalités mineures se succédant les
unes après les autres, chaque fois plus basses.
Une lente et d o u l oureuse descente qui s’éteint finalement, évoquant ici la mort, d ’ a u t a n t
plus que la partie qui va suivre est le « L a c r y m o s a »1 .
Cependant, pour amener à la tonalité du « Lacrymosa », le compositeur a écrit u n
dernier a c cord esseulé et pourtant effrayant, froid comme la mort qui vient de s e
produire.
Chez Verdi 2 , la musique suit aussi comme chez Mozart le sens du texte. Mais ici c’est l a
basse seule qui récite ce passage rendu alors d’autant plus d é c h i r a n t .
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2
MD I, piste 8
MD II, piste 9
La première partie est aussi très t o u r m e n t é e, et rappelle la violence précédente du « D i e s
Irae », et sa menace qui plane toujours. Les deux premières phrases sont lancées par l a
basse, appuyée par l’orchestre,
La deuxième partie, le « Voca Me », est paisible et prudente : une première r e q u ê t e
encore pleine d’espoir.
Dans la troisième partie, la requête se transforme en supplication beaucoup plus l o u r d e
et triste. La mélodie de la basse, bien q u’elle soit en majeur, ne laisse pas pour a u t a n t
l’auditeur tranquille. On sent le danger approcher et l’atmosphère reste très t e n d u e.
Cette structure se r é pète une seconde fois, mais avec plus de passion et de drame.
Pour finir, la basse entame un dernier « Oro Supplex » , cette fois t e r r i b l e m e n t
désespéré, en ralentissant de plus en plus, comme pour retenir l’arrivée brutale de l a
coupure qui va suivre, avec le retour du « Dies I r a e » .
Alors que l’homme espère et cherche à obtenir la grâce de Dieu, il est s u b i t e m e n t
interrompu par la violence et la brutalité du jugement dernier, comme s’il n ’avait p a s
droit à la parole, laissant penser que de toute manière il n’y a plus d’espoir.
Chez Dvorak1 aussi la structure est identique par rapport au sens du texte.
Dans la première partie, les voix du chœur se passent successivement le témoin, e n
commençant par les basses, soutenues par un motif répété aux violons qui r a p p e l l e n t
beaucoup le « Confutatis » de Mozart.
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MD IV, piste 7
Le « Voca Me » commence par une lente descente qui va nous amener à un passage d a n s
lequel le chœur se retrouve complètement seul, ce qui rend la musique très pure et p a r
ailleurs magnifique.
Après cela, c e t t e structure se répète une seconde fois, mais avec beaucoup plus d e
violence et de douleur. Ici ce sont les voix féminines qui débutent cette montée q u i
conduit à nouveau à la descente du « Voca M e » .
Mais ensuite vient la dernière partie, très sombre et pleine d’épouvante malgré s o n
apparente tranquillité. La tension monte de plus en plus pour s’éteindre finalement s u r
un « Gere C u r r a m » tout d’abord sinistre, mais qui va ensuite s’ouvrir sur une f i n
presque heureuse. On pourrait oser p a r ler d’un « happy end » dans ce « C o n f u t a t i s » ,
comme si les prières avaient été exaucées.
Ce qui frappe surtout chez Dvorak dans la structure comme dans la musique, c’est l a
ressemblance avec le « Confutatis » de Mozart : la structure est identique et la manière
dont la musique « interprète » le texte est aussi très semblable. Cependant la g r a n d e
différence se trouve à la fin, car chez Mozart elle reste sombre tandis q u’avec Dvorak, l e
passage se termine presque b i e n .
Personnellement, le « Confutatis » qui me semble le p l us i n t é ressant dans la structure e t
le plus poignant dans la musique est celui de Mozart. Il est très bien délimité d’une p a r t i e
à l’autre. Et chaque partie contient une atmosphère très différente ce qui rend c e t t e
musique d’autant plus surprenante. Le « Voca Me » est d’ailleurs absolument magique.
C’est cette cohabitation entre la violence et la douceur qui rend ce passage si intéressant.
Et il reste bien sûr la transition finale vers le « Lacrymosa » qui est tout aussi fabuleuse.
Ici les mots manquent p r e sque pour décrire la perfection de cet e n c h a î n e m e n t .
4.3 Lacrymosa :
« Lacrymosa dies illa,
Qua resurget ex favilla
Judicandus homo reus.
Huic ergo parce, D e u s ;
Pie Jesu Domine,
Dona eis requiem. A m e n ! »
« Oh ! Jour plein de larmes,
Où l’homme ressuscitera de la poussière,
Cet homme coupable que vous allez j u ger.
Epargnez-le, mon D i e u !
Seigneur, bon Jésus,
Donnez-leur le repos éternel. A m e n !
Si le « Confutatis » est une supplication avant la mort, le « Lacrymosa » représente celle
qui suit ce dernier moment de la vie sur terre. Il ne reste plus que la détresse et l a
douleur causées par la m o r t .
L’être humain est perdu et désespéré face à son destin tragique, ou à celui d’un p r o c h e .
Chacun de nous a connu étant enfant la peur de perdre ses parents, de les v o i r
disparaître. Ou bien encore la peur et la douleur de voir quelqu’un qui nous est c h e r
mourir. Et lorsque ces deux aspects se matérialisent et s’expriment en musique, cela
donne un des passages les plus poignants et les plus significatifs dans un r e q u i e m .
Le « Confutatis » pourrait être la prière de la personne qui est sur le point de p a r t i r ,
alors que le « Lacrymosa » serait la prière de ceux qui restent vivants sur t e r r e ,
suppliant le Seigneur d’épargner leurs p r o c h e s .
Le texte évoque d’ailleurs bien la tristesse et l’inquiétude de ces personnes restantes.
C’est un « jour plein de larmes », tourmenté par l’angoisse du jugement de Dieu ( « C e t
homme coupable que vous allez juger »), par la détresse et par cette r e q u ê t e :
« Epargnez-le (...) Donnez leur le repos é t e r n e l . » .
Chez Mozart1 , bien que seules les huit premières soient de la main du compositeur, c e
passage reste le plus dramatique de tout son requiem. C’est ici que le drame, l a
pesanteur, la douleur et les larmes se combinent à travers la m u s i q u e .
Tout le morceau se balance dans un rythme à trois temps, soutenu par les cordes a v e c
leur motif répété. Le chœur quant à lui suit de grandes et lentes évolutions vers le h a u t
comme vers le b a s .
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MD I, piste 8
La première est une m o ntée très « légère » et « piquée » au début et donne u n e
impression de douleur froide et tremblante, et qui par la suite s’ouvre complètement e t
devient beaucoup plus « étalée » pour ensuite s’éteindre subitement et revenir à u n e
tension moins g r a n d e .
La deuxième montée est tout aussi impressionnante avec une puissance et une t e n s i o n
dans la musique qui devient lancinante et presque insoutenable. Elle finit aussi
brutalement, mais cette fois-ce pour conduire à un passage plus « heureux », en m a j e u r .
Cependant ce n ’est q u’une brève accalmie et la souffrance, cette fois à son paroxysme,
revient avec un « Dona Eis » du chœur d é c h i r a n t .
Tout cela pour terminer avec une dernière descente terriblement pesante, juste avant l e
« Amen » finale, véritable surprise.
Alors que tant de douleurs et de souffrances ont été exprimées, le « Amen »
immense cri de libération, laissant penser que tous les vœux et les prières
accordés.
Ce passage donne l’impression d’un chœur marchant lentement, se balançant
temps, pleurant la perte d’un proche, et espérant péniblement un miracle. Et c’est
qui se p r o d u i t : on croirait presque que le requiem est t e r m i n é .
est u n
ont é t é
à trois
bien c e
Chez Verdi 1 , le morceau est déjà moins pesant dans l’ampleur de la musique. Mais e n
contrepartie, il inspire un malaise profond, une impression d’être las.
1
MD II, piste 10
Dès le début, la mezzo a la parole et perce le cœur des auditeurs avec une m é l o d i e
attristante, une longue phrase pleine d’amertume. Elle est accompagnée des cordes d e
l’orchestre qui, à contretemps, rythment cette mélodie.
Ensuite, la même phrase est reprise par la basse, mais cette fois le contretemps e s t
effectué par la s o p r a n o .
Le « Huic Ergo » est chanté u n i q u e m e n t par les femmes : une supplication e m p l i e
d’espoir.
Puis le thème est à nouveau r e p r i s, mais par les basses, accompagnées par un o r c h e s t r e
plus présent cette fois-ci. La soprano crée la dissonance dans ce passage déchirant e t
aussi lancinant que chez Mozart .
Plus tard, c’est une montée du chœur sur le « Huic Ergo » qui mène au sommet le p l u s
dramatique de ce « Lacrymosa », survolé par la mezzo.
Après cela, vient une partie beaucoup plus calme et moins tourmentée, qui laisse
l’auditeur reprendre ces e s p r i ts après de pareilles émotions.
Cependant, à la fin, la basse nous livre une dernière descente, suivie du chœur, p o u r
laisser place ensuite a u x cordes seules qui restent, statiques, et nous laissent dans l e
doute, comme si l’on attendait la décision divine.
Heureusement, le compositeur nous livre un « Amen » final rassurant, nous laissant
penser q u’ici aussi les prières de ces personnes attristées ont porté leurs fruits.
Et comme chez Mozart, on croirait q u’il s’agit aussi de la fin du r e q u i e m .
Chez Dvorak1 , l’approche du « Lacrymosa » est sensiblement différente. Le c o m p o s i t e u r
a choisi une orchestration beaucoup plus « agressive » comparé à ses collègues, ce q u i
surprend au tout début du passage.
1
MD IV, piste 8
C’est donc une approche beaucoup plus angoissée et « stressée » du texte.
Le commencement est d’ailleurs explicite : la basse, soutenue par un motif répété e t
saccadé des cordes, chante avec effroi et angoisse, en contraste avec les basses du c h œ u r
qui répètent la même phrase mais d’un ton étrangement calme et plat.
Suit un dialogue entre la basse et l’alto, comme si deux parties polémiquaient entre elles.
Ensuite le tout est répété une deuxième fois mais avec le soliste ténor et les voix d u
chœur qui lui correspondent, ainsi q u’un dialogue avec la soprano.
Après cela va suivre un passage dans lequel les quatre solistes dialoguent seuls, p o u r
arriver à un sommet terrifiant. Alors ils laissent l’orchestre puis le chœur terminer d a n s
une sinistre descente.
Cependant, la fin n ’est pas encore a r r i v é e : le chœur chante quelques « A m e n »
prudemment, pour devenir de plus en plus insistant et arriver à la fin de ce passage q u i
« explose » littéralement.
Une fin qui dans son style si grandiose rappelle celui de la symphonie du n o u v e a u
monde du même compositeur.
Mais malgré cette « explosion », ce « Lacrymosa » se termine d’une manière t r è s
sombre et qui contrairement à Mozart et Verdi, laisse un goût amer et une i n c e r t i t u d e
désagréable, celle de ne pas savoir si les prières auront suscité la pitié divine.
Personnellement, le « Lacrymosa » qui m’a le plus marqué est celui de Verdi.
Il y a non seulement les envolées lyriques de la soliste soprano, mais aussi l’aspect
dramatique qui ressort beaucoup chez Verdi.
Le drame est à son apogée, et les différents sommets prennent le cœur pour le s e r r e r
d’une musique comme d’une étreinte douloureuse et tremblante. La tristesse d u
compositeur se traduit à chaque note et fait éprouver à l’auditeur des sentiments t r è s
forts.
Et même si l’on reproche souvent à Verdi son côté « faiseur de hits », c’est ici u n e
sensibilité et un génie dans l’instrumentation et la mélodie qui sont traduits dans u n
morceau qui m’a laissé plus d’une fois c o m p l ètement p e r d u et désorienté.
5. Éric Tappy
Biographie :
Éric Tappy, ténor suisse, est né à Lausanne. Il fait ses études au Conservatoire de Genève
avec F. Capri et obtient un 1 e r prix avec distinction en 1958. Il débute sa c a r r i è r e
internationale à Strasbourg en 1959, où il chante le rôle d’Evangéliste dans la passion
selon St Jean de Bach. Dès 1964, il fait ses débuts dans le lyrique à Paris, avec l’opéra
comique, en jouant le rôle de Zoroastre (Rameau), le rôle-titre. Interprète idéal d e s
ouvrages baroques, particulièrement de Monteverdi, il reçoit en 1968 le prix Edison p o u r
son interprétation sur disque du rôle d’Orfeo (dir. Corboz). Dès 1965, il s’impose c o m m e
un des premiers ténors mozartiens. Il chante Ferrando, Belmonte, Ottavio, Tamino, Titio
et Idomeneo sur toutes les plus grandes scènes européennes et dès 1974 à San Franciso e t
Chicago. Cycle Mozart (Ponnelle, Kertesz) à Cologne : Tamino, Ottavio, Belmonte. cycles
Mozart et Monteverdi à Zürich de 1977 à 1981 (Ponnelle, Harnoncourt) : Lucio Silla,
rôle-titre, et Incoronazione di Poppea (Nerone). Il participe à différents festivals
européens, en particulier de 1977 à 1980 au Festival de Salzbourg où il est le Tamino d e
la nouvelle production de la Flûte Enchantée (Ponnelle, Levine) et le Sant’Alessio, rôletitre, de Landi.
Au Grand-Théâtre de Genève, de sa réouverture en 1962 à 1980, il chante dans plus d e
vingt productions, de Mozart à Berg (Alva), des grandes opérettes viennoises, Strauss,
Lehar, aux Offenbach, Chabrier (Lazuli), Loëwe (Higgins), de Glück (Pylade) à Franck
Martin en passant par Rossini (Ramiro), D. Milhaud (Léon), Poulenc (Chevalier de l a
Force), Debussy (Pelléas), Tchaïkovsky (Lensky).
Il chante également dans les festivals « Automne de Varsovie » en 1961 et 1 9 6 3 .
Mais en 1981, Eric Tappy annonce son retrait de la scène. Il crée alors « L’Atelier
d’interprétation vocale et d r a m a t i q u e » de l’opéra de Lyon q u’il dirigera j u s q u’en 1 9 8 9 .
Parallèlement, dès 1984, il est professeur de chant au conservatoire de Genève où il
enseigne la t e c h n i que vocale, l’interprétation et la mise en scène.
En 1994, il sera nommé au grade d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres par l e
Gouvernement français.
Interview :
Reçu chez le chanteur en personne, je me suis retrouvé en face de lui, dans sa salle d e
travail, immense, quelque peu intimidé de me trouver devant q u e l q u’un d’une telle
envergure, mais qui a très vite su me mettre à l’aise et m’a laissé une très grande liberté
dans mes questions.
Éric Tappy a chanté les r e q u i e m s de Verdi et de Mozart, même si celui de Verdi ne faisait
pas directement partie de son répertoire.
Pour le requiem de Verdi, selon lui, le résultat dépend beaucoup de la personne q u i
dirige. Il a entendu une version dirigée par Karayan, presque comme une musique d e
chambre, avec un dramatisme structuré en intérieur, une version intériorisée.
C’est-à-dire q u’il s’agit de ne pas rechercher l’éclat de la musique, mais de se p r é o c c u p e r
d’être très respectueux de l’écriture de Verdi, des rythmes, sans rien rajouter, « en l e
recréant de l’intérieur, comme un secret p e r s o n n e l » .
« Chantez comme si vous chantiez à l’oreille d’un e n f a n t . »
Ici, Éric Tappy se lève et m’invite à venir à côté du piano, pour m’expliquer p l u s
clairement cette différence entre « éclat » de la musique, et intériorisation de l a
musique.
Partition de Verdi à l’appui, il prend l’Ingemisco, chante une version « éclatante », e t
une version « intérieure ». Et c’est là que j’ai réellement compris toute la nuance et l e
changement radical que cela impliquait entre les deux versions.
Je me souvenais alors des opéras, ou messes que j’avais pu voir, et je revoyais d’un c ô t é
ces chanteurs impressionnant par l’ampleur de leur voix, mais qui quelque p a r t
dérangent par l’impression de quelque chose de « surfait » dans leur expression, et d e
l’autre côté ces interprètes plus réservés, mais qui exprime quelque chose de beaucoup
plus intime, de beaucoup plus profond, et donc bien plus « p r e n a n t » .
Mais il est clair que pour obtenir un tel résultat, il faut voir un certain « don d u
dramatisme », la capacité de pouvoir oublier tout le travail technique q u’il y a derrière,
« oublier sa voix pour la mettre au service du texte et de la musique ensembles. »
Je me suis mis alors à m’interroger sur la question de l’interprétation, s’il y avait u n e
différence avec un requiem, si l’interprète ressentait quelque chose de particulier, e t
comment se passe dans ce cas l’interprétation...
« Non, moi je n ’éprouve rien de plus dans un requiem que dans une autre œ u v r e . . . »
« L’interprète ne doit pas éprouver, il doit faire é p r o u v e r . . . »
Ce sont le compositeur et le texte qui font pleurer, pas l’interprète. Le chanteur d o i t
apprendre à travailler objectivement, sans y mettre forcément des sentiments.
Lorsque l’on parle à un enfant, on parle à un être innocent, n aïf, comme le public. On n e
peut pas lui mentir, il ne comprendra pas, il faut être persuasif, articuler.
« Le grand chanteur est celui qui comprend q u’il s’adresse à l’oreille d e c h a q u e
spectateur. »
Selon lui, on peut avoir une certaine conviction que les sentiments se créent avec l a
musique et le texte, et pas avec les s e n timents q u’on y ajoute.
Pour ce qui est de la question du travail, selon lui, pour un professionnel dans le cas d ’ u n
requiem, les problèmes sont les mêmes q u’ailleurs : être rigoureux avec toutes les
écritures, rester toujours objectif dans l’interprétation.
Après, le grand talent est d’ajouter des couleurs à la voix, à la musique. « La musique e s t
une peinture. » La voix a de multiples possibilités, alors pourquoi tout restreindre à u n e
seule couleur, lorsque l’on peut obtenir un tableau gigantesque.
« La force d’un compositeur : donner un autre nom à la musique... » En la m a r q u a n t
d’une œuvre magnifique, d’un nouveau style, etc...
Mais après, c’est la question du regard qui est venu s’interposer.
« Si tu veux jouer quelque chose de très intériorisé, tu vas regarder le plus loin possible.
Un regard perdu est un regard plongé à l’intérieur de soi- m ê m e . . . »
« Plus on redimensionne l’œuvre dans un cadre plus respectueux et intérieur, plus on v a
vers la grandeur de la mort, dans les requiems... »
C’est sur cette phrase que s’est terminée l’interview.
6. Conclusion :
Au commencement il y avait Dieu, la mort, la peur, la tristesse.
À l’arrivée il y eut les requiems.
En parcourant chaque œuvre, en essayant de m’imprégner de chaque s e n t i m e n t
qu’évoquaient les passages abordés ici, je me suis rendu compte que les points q u i
divergeaient le plus n’étaient pas des passages précis, mais l’entier des requiems.
En comparant les différents « Dies irae », les sentiments et les images qu’évoquait l a
musique n’étaient pas si dissemblables, mais ce que l’on pouvait clairement sentir c o m m e
différence, c’était le personnage, et donc le compositeur qu’il y avait derrière tout cela.
Et c’est une des choses qui m’a le plus intéressé, c’est-à-dire de pouvoir, à partir de la
musique, remonter jusqu’aux sentiments et la personnalité de chaque compositeur.
Et je pense sincèrement que c’est en cela que les requiems ont vraiment ce « q u e l q u e
chose de particulier ». On écrit un concerto pour piano, une messe, un quatuor p a r c e
que l’on est musicien, que l’on a envie de s’exprimer au travers de la m u s i q u e .
Mais un requiem implique des motivations beaucoup plus particulières.
Je ne crois pas que l’on se penche sur la question de la mort, de ce qui peut venir a p r è s ,
sur l’interrogation au sujet du jugement dernier, sans avoir une bonne, voire une t r è s
bonne raison, g r a t u i t e m e n t .
Je me suis rendu compte que si un requiem peut être un « requiem pour u n
compositeur », il est avant tout un requiem pour un être h u m a i n .
Chaque personne se sent en quelque sorte « appelée » par cette musique q u i a é t é
inspirée par des sentiments et des expériences que beaucoup de gens ont un jour
traversés. Les compositeurs, en écrivant une telle musique, se sont penchés sur u n e
question qui poursuit quelque part chaque h o m m e .
Même s’il n’est pas possible de tout comparer, et de tout analyser, car à ce moment-là o n
enlèverait le mystère et le plaisir d’écouter la musique d’une manière sensible e t
personnelle, j’ai trouvé passionnant de découvrir toutes les subtilités de ces œuvres, m a i s
aussi la grandeur qui parfois nous dépasse c o m p l è t e m e n t .
Comme disait André Esparcieux, « il est des sentiments
musique pour les s u g g é r e r » .
si intraduisibles
qu’il faut l a
7. Bibliographie :
Pittion (Paul). – La musique : les musiciens et les œ u v r e s. – Paris : Pierre Bordas et fils,
1989. – 673 p .
Rostand (Claude). – Johannes Brahms. – Paris : Fayard, 2000. – 719 p .
Robbins Landon. – Dictionnaire Mozart. – Paris : JClattès, 1990. – 653p.
Honegger (Marc), Prévost (Paul). – Dictionnaire de la musique vocale, lyrique, religieuse
et profane. – Paris : Larousse, 1 9 9 8 .
8. Discographie :
Requiem
Verdi
Wiener Philharmoniker
Herbert Von Karajan
Deutsche Grammophon 1 9 8 5
Antonin Dvorak, Requiem op. 8 9
Philharmonie tchèque, Prague
Karel Ancerl
Deutsche Grammophon 1 9 9 2
Mozart
Wiener Philharmoniker
Herbert Von Karajan
Deutsche Grammophon 1 9 8 7
Requiem
In Paradisum : Fauré
Requiem
Duruflé :
Orchestra dell’Accademia Nazionale
di Santa Cecilia
Myun-Whun C h u n g
Deutsche Grammophon 1 9 9 8