maud baise bois

Transcription

maud baise bois
Lundi 3 février 2006 – Emerainville – repris le 6 mars 2006 à Emerainville
CHAPITRE III
La BUTTE
Je fixais ce voilage qui, comme la veille s’agitait sous un vent léger, j’attendais Vévé,
j’attendais le sommeil, j’attendais mon rêve. La patience m’avait quitté et l’excitation
avait pris sa place. Je me posais la question, comment peut-on s’endormir comme
ça en claquant dans les doigts. J’avais relevé l’oreiller contre la tête de lit je m’étais
assise et croisé les bras en serrant contre ma poitrine les deux cahiers. Je sais ce
n’était pas une position facile pour s’endormir, mais pour attendre oui. Puis
doucement j’ai glissé en ces pensées. Je revoyais Maud courir comme une gamine
dans ce sentier tortueux, j’imaginais la flamme du bougeoir des autrefois promener
sa lueur dans la galerie du monde des secrets, je revoyais Jeannette, elle avait rosi,
quand Maud lui avait parlé de la galerie. Je revoyais la face blême d’Éléonore dans
l’embrasure de la porte de cet étage. Cette galerie des secrets en possédait bien au
moins un, pour créer tant de comportement bizarre, mais lequel. Je me revoyais
escalader les meubles les cahiers coincés dans la ceinture de mon jean, et le visage
de Maud quand elle m’avait dit de les garder. Des images et des voix tout cela
passait dans ma tête.
« Ophélie je suis là ! »
Je me suis redressée d’un bond. Vévé était debout devant la fenêtre qui battait ses
rideaux. Je me suis retournée et je me suis vue en train de dormir. J’étais à nouveau
éveillée dans mon rêve :
« Salut Vévé !
T’as l’air en forme pour un fantôme de ton âge ! »
« Ophélie pas un fantôme, une âme errante !
Rentre-toi ça dans la tête !
Et je ne suis pas si vieux que ça, puisque je suis mort à 21 ans ! »
« Je plaisante !
Et où sont Olivier et Clément ! »
« Comme depuis des années au pré vert des douze croix !
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Viens, ils t’attendent !
Mais la prochaine fois éveille ton rêve près des croix blanches !
Cela sera plus facile et ça gagne du temps ! »
Je sortis des draps :
« Ben, Ophélie tu couches tout habillée maintenant »
« Et oui Vévé !
Comme tu dis !
Cela est plus facile et ça gagne du temps ! »
J’enfilais mon blouson, je me mis de dos et sans qu’il me voie j’ai roulé les cahiers et
je les ai glissés dans ma poche intérieure, c’était un peu gênant, mais cela allait
encore. Quand je me retournais, il regardait le chemin des airs que nous allions
prendre.
*******
J’avais si souvent pensé frôler le ciel sur les ondes du vent, que d’être cet enfant
oiseau, ne me troublait nullement. La féerie de l’imaginaire, Théo m’y avait mené si
souvent dans ses contes. Toute petite, il me disait, avant de me conter son histoire,
que les nuages descendaient me chercher dans mon lit pour être avec lui dans son
monde, et sur ce tapis de brume il m’insufflait ses récits bien étranges où se
mêlaient des monstres et des anges, puis juste avant que je ne ferme les yeux, il
me murmurait à l’oreille avant de m’embrasser :
« Le nuage va fondre en flocon de neige en te déposant dans ton rêve
Dors ma petite fille !
Dors petite Ophélie ! »
Alors, errer dans les ondes du ciel derrière Vévé, n’avait plus rien de magique pour
moi, tout simplement la réalité du monde s’évanouissait de ma présence, et je vivais
pleinement dans mon rêve.
*******
Sur le banc, dans l’ombre de la nuit où la lune palissait un nuage, Olivier et Clément
étaient là. Ils se levèrent d’un ensemble parfait comme s’ils recevaient une
princesse, je m’attendais presque au baise-main, mais ils inclinèrent simplement leur
tête:
« Bonjour les fantômes ! »
Maboule avait le sens de l’humour un peu poussiéreux :
« Pourquoi fantômes ! »
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Clément avait souri :
« Pour t’embêter gros nigaud !
Tu vois pas qu’elle rigole ! »
Mais Olivier avait croisé ses bras et prit l’air sérieux :
« Âmes errantes !
C’est la voix qui nous l’a dit !
On n’est pas des fantômes Ophélie, nous on ne fait pas peur !
Hein, Vévé ! »
Vévé avait ce sourire qui sûrement ne s’était pas glissé sur son visage depuis
longtemps :
« Je crois que notre Ophélie à l’esprit espiègle !
L’art de la taquinerie doit venir de son père !
Vous savez ce grand écrivain que tout le monde connaît sauf nous ! »
Clément secoua la tête :
« Ouais ! Ouais ! L’écrivain ! Ce grand écrivain !
Il doit en faire du pognon ton père ! »
Bien sûr j’ai haussé les épaules, mais plaisanterie pour plaisanterie nous étions à
égalité.
Je pris les choses en main avec autorité :
« Asseyez-vous sur le banc ! »
Il me regardèrent tout surpris de tant de caractère :
« Allez ! Allez !
Il n’y a pas de temps à perdre ! »
Comme de grands enfants ils m’écoutèrent, moi je me posais face à eux dans
l’herbe, c’est vrai, un peu fraîche. Je sortais de la poche de mon blouson, les deux
cahiers et les agitais comme une grande nouvelle. À voir leur étonnement, je
compris qu’ils n’y voyaient rien d’extraordinaire, alors je leur racontais ma journée. À
cet instant leur visage commençait à s’éveiller :
Les cyprès balançaient lentement leur cime et le vent sifflotait, entre leurs branches,
une mélodie qui accompagnait mes paroles. J’ai conté cette douce folie d’enfance
qui avait envahi Maud, sa course dans les bois, son rire et sa peine quand elle m’a
dévoilé le secret qu’elle gardait en elle depuis des années. Son départ de la
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Gentilhommière, ses souvenirs, ses jeux d’enfants et ces fleurs qu’elle venait
déposer avec ses amis.
Maboule, tout hébété :
« Les fleurs !
Les fleurs sur ta tombe Vévé !
On se demandait bien qui pouvait les déposer vu que Vévé n’a pas de nom, donc
pas de famille ! »
L’esprit embrouillé d’Olivier avait vu clair. Intrigué qu’il ait vu les fleurs mais pas les
enfants, j’ai regardé Vévé :
« Mais vous n’avez jamais vu Florian, Marjolaine et Maud ? »
Vévé paraissait toujours à mille lieues de nous, pourtant il m’avait écouté, je crois
qu’il voyageait lui aussi dans les autrefois mais à la recherche d’un souvenir, il
soupira :
« Ben si tu nous dis qu’ils venaient à la nuit tombante, nous ne pouvions pas les
voir !
Nous errons après minuit et encore quand la voix nous invite !
Nous devons éviter d’effrayer les êtres vivants !
Tu comprends ? »
Clément avait précisé le propos de Vévé :
« Nous sommes hors de la réalité de la vie humaine, aucun être ne peut nous parler
ni nous entendre. La seule possibilité, c’est d’être invité dans un rêve qui est l’irréel
de cette vie humaine.
C’est la voix qui nous l’a dit ! »
Je me tournais de nouveau vers Vévé :
« Mais Maud a rêvé de toi Vévé !
Elle me l’a dit ! »
Cette âme ténébreuse rechercha comme un souvenir de son errance :
« Oui c’est vrai, je me souviens d’être entré dans le rêve d’une petite fille, il y a
longtemps, mais quand je l’ai appelé, elle s’est effrayée et s’est réveillée ! »
Il resta un instant muet d’une interrogation, puis :
« Alors cette petite fille c’était Maud, ta maman ! »
Cela aurait pu être un moment émouvant si Clément n’avait pas rajouté :
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« Oui ! Maud !
Maud la célèbre décoratrice que tout le monde connaît à Paris ! »
Maboule rajouta :
« Et qui doit se faire un tas de pognon ! »
Qui n’aurait pas haussé les épaules à Clément et à Olivier. Bien moi j’ai fait comme
si je n’avais rien entendu. Vévé soucieux d’un regret :
« Ophélie !
Ta maman n’a pas cru en son rêve et elle m’a effacé d’une frayeur !
Jamais je ne pus lui parler !
Elle n’est pas comme toi qui crois en ton rêve ! »
J’ai mis un instant pour répondre, je compris pourquoi Maud n’était pas comme moi
à cette époque. Alors je leur ai dis tout haut :
« C’est vrai !
Maud n’avait pas encore rencontré Théo !
Sinon elle aurait cru en son rêve ! »
Trois têtes hochèrent, me donnant leur assentiment. Pourtant eux, ils ne
connaissaient pas Théo !
Je repris le récit de cette journée. Quand j’eus évoqué la galerie, que Maud et ses
amis avaient baptisé « La galerie du monde des secrets » et de la chambre aux
colossales armoires, cela a réveillé un souvenir à Clément :
« Attends un peu Ophélie !
Tu parles d’une pièce qui se trouve à l’étage de la Gentilhommière !
Et dans cette pièce il y avait deux grandes armoires ! Il n’y avait pas un lit aussi ! »
Je confirmais :
« Ben oui ! je l’ai vu ce lit, un lit d’enfant ! »
« T’es bien sûre que c’était un lit d’enfant ?
Ou tu veux dire un lit pour une personne ! »
Vévé qui s’interrogeait sur la question de Clément :
« Mais où tu veux en venir avec ta question ! »
Clément un peu excité :
« Je crois qu’Ophélie parle de la chambre où tu étais ! »
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Clément me reposa la question :
« C’était un petit lit ou un grand lit pour une seule grande personne ? »
« Ben oui !
Un lit à une place !
Un lit normal quoi ! Mais pour une grande place ! »
Vévé, tout dans l’incompréhension :
« Ça mène ou tout ça ! »
« Attends Vévé laisse Ophélie continuer !
Je te dirais après ! »
J’avais regardé Clément avec des yeux étranges qui naviguaient dans l’interrogation,
Maboule fit comme moi fronça les sourcils, pencha sa tête pour mieux voir Clément
à défaut de comprendre. Celui-ci me fit signe de continuer avec empressement.
Alors je débitais la suite de ma journée, pour en terminer avec les cahiers et leur
lecture à la tombée de la nuit devant la croix de Vévé.
Quand je fis silence, ce fût comme si un vol d’oiseaux, venant des nues, arrivait en
planant cherchant une branche pour y poser leur esprit. Puis sortant d’un songe
Vévé n’avait ressenti dans mon récit que la beauté du cœur de ces enfants :
« Comme ça ils ont lu une histoire, pendant plusieurs soirs !
Comme ça ils m’ont déposé des fleurs ! »
Bien sûr nous avons vu ces fleurs !
Mais malheureusement je n’ai jamais entendu cette histoire !
Si gentille soit-elle, ce n’était pas la mienne ! »
« Pas si sûr !
Pas si sûr Vévé ! »
Clément m’avait laissé aller jusqu’au bout de mon récit, pour confirmer une
impression :
« Il se peut que cela ne soit pas ton histoire !
Mais je me souviens d’avoir vu des cahiers près de toi dans ta chambre ! »
Vévé très intrigué :
« Là Clément il faut que tu m’expliques ! »
« Ben pendant que tu avais une chambre pour toi tout seul, nous autres nous étions
serrés comme des moutons au rez-de-chaussée ! »
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« Comme des moutons ! »
Avait répété Olivier en confirmant de la tête :
« Quelques jours plus tard tu as été transporté à l’étage, tu étais le seul blessé à
l’étage où se trouvait l’état major ? Pourquoi, je ne le sais pas ? Les jours ont passé
mais pas la douleur, elle, elle était toujours là, et je voulais te voir, mais personne ne
savait qui je demandais, il me prenait pour un fou. Maboule était près de moi et il
délirait plus qu’il ne causait ! »
« Je délirais ! Normal avec le trou dans ma tête ! »
« Olivier je t’en prie laisse-moi parler ! »
« Pardon Clément !
Je me tais ! »
Clément lui fit un moment les gros yeux, Maboule comme embêté, répéta :
« Je me tais ! Clément je me tais ! »
« Après l’explosion de l’obus sur l’éboulis de la tranchée et mon pied déchiqueté, j’ai
perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi j’étais sur un brancard dans le hall
d’une grande maison, dans le vague de ma vision j’ai aperçu la présence d’Olivier et
de Vévé qui comme moi attendaient allongés par terre entre les bras d’un brancard.
Nous ne savions pas que nous étions à la Gentilhommière. Combien de temps suisje resté dans la souffrance, je ne peux le dire. Plus les jours passaient, j’avais l’esprit
de moins en moins clair, je sentais venir la fin, je présumais que tu étais toujours
entre ces murs. J’ai insisté, crié, j’ai commencé à casser tout ce qui était à ma
portée en fin de compte une infirmière plus gentille que les autres m’a écouté, mais
je ne savais pas ton nom Vévé. La jeune femme est allée consulter le livre des
entrées et, coup de chance, si l’on peut dire, nous n’étions que trois dans
l’ambulance qui nous avait amené du front. Elle me donna les noms celui d’Olivier, le
mien mais pour le troisième elle dit : nom inconnu. Elle me dit aussi que tu avais été
transporté deux jours après notre arrivée à l’étage, mais elle ne savait pas pourquoi.
Quand j’ai demandé à te voir cela m’a été refusé, alors de nouveau j’ai fait des pieds
et des mains et ….. »
Olivier avait pouffé de rire :
« Des pieds et des mains ?
Tu pouvais pas faire des pieds, il t’en restait plus qu’un ! »
« Et tu trouves ça marrant ! »
Olivier se tourna, contînt son rire dans un gonflement de joues, avec lèvres pincées
prêt à exploser. Je dois dire que j’étais dans le même état, un peu gênée, seul Vévé
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tout comme Clément n’avait pu apprécier cette remarque. Clément haussa les
épaules et reprit son explication :
« Même le médecin chef avait refusé, il était évident que je ne pouvais pas bouger
moi-même mais était-ce la seule raison, mystère ?
Quelques jours plus tard mon cas s’était aggravé et j’appris qu’Olivier au petit matin
venait d’en finir avec ses souffrances. Son lit est resté vide et vide mon cœur. Le
temps passa, j’avais dû m’assoupir, je sentis que l’on me remuait. J’ouvris les yeux
et découvris le visage d’une femme, elle était dans mon flou comme une beauté
sortie d’un enfer, comme un ange sorti des flammes. J’ai entendu ses lèvres
murmurées :
« Vous êtes, Clément Lautier ? »
J’ai répondu par un mouvement de tête, puis las j’ai fermé les yeux et j’ai entendu :
« Je vais vous mener vers votre camarade »
Je ne pus lui dire que tu m’étais inconnu. Ami cela me donna une force car j’avais
quelque chose à te dire et elle m’en donnait le moyen.
Cette femme devait avoir un certain pouvoir. Deux infirmiers m’ont allongé dans un
brancard pour monter à l’étage. Sur le palier, ces hommes m’ont placé avec grand
soin dans un fauteuil roulant. J’ai souffert le martyre mais sans me plaindre. Mes
brancardiers sont restés sur le palier. La femme aux longs cheveux châtains a
commencé à rouler le fauteuil. Nous avons avancé dans très un large couloir où une
agitation militaire régnait, j’ai croisé le regard inquisiteur de quelques officiers, qui
ne voyait pas ce que je venais faire à ce niveau, mais la présence de cette femme
les rendait polis et gracieux, ils s’écartèrent nous laissant le passage. Arrivés dans
l’une des chambres tu étais là dans ce lit comme inconscient. La douceur de la voix,
ce chuchotement vers l’infini me fit couler les larmes de désespoir, ces mots étaient
de la glue qui bloquaient mon cœur :
« Votre camarade s’en va faire sa fin ! »
Elle laissa le silence posé son angoisse et ses yeux brillants de larmes :
« Mais il est possible qu’il vous entende.
Je vous laisse ! »
Elle m’abandonna seul en face de ton lit. Tu étais mourant. J’ai voulu prendre ta
main, mais tu étais trop loin. Un énorme pansement te bloquait la tête en arrière.
Je t’ai demandé pardon, pardon pour Olivier et pour moi, pardon d’avoir été lâche,
pardon de ne même pas connaître ton nom, pardon de ne pas savoir qui tu étais,
pardon d’avoir pris ta vie. Tu n’as pas répondu, je ne sais pas si tu m’as entendu, tu
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te mourais et moi je sentais venir ma fin. Seul avec la présence de la mort, je me
suis mis à pleurer. J’ai levé la tête comme pour chercher un dieu. Le plafond était
troué, un reste sûrement d’un ancien bombardement, je voyais la toiture se couvrir
d’une bâche, j’y voyais comme un présage, la mort était venue bien avant nous, elle
avait fait son trou mais un voile nous cachait le ciel, comme s’il nous était interdit. Je
savais alors que tout était fini pour nous. Je t’ai regardé dans une déchéance de
tristesse, Vévé ton souffle était court et ton visage si pâle d’une raideur. Mes yeux se
sont mis à errer comme pour retenir des images ou pour peut-être au contraire les
fuir. Sur une chaise à côté de ton lit faisant office de table de nuit, se trouvaient
divers objets, mais pourquoi deux cahiers, cela semblait étrange dans ton état, tu ne
pouvais plus écrire depuis ton arrivée, pourquoi ces cahiers étaient près de toi,
pourquoi la mère d’Ophélie en parle et ces cahiers que tient Ophélie sont-ils à toi,
oui trop de pourquoi !
Pourquoi seulement deux V sur ta croix, pourquoi, pourquoi,
pourquoi ? »
Clément s’arrêta mais Vévé était perdu et il ne possédait aucune réponse. Les
pourquoi et les pourquoi le suivaient depuis bien des années. Clément avait parlé
dans un envoûtement, puis très las comme s’il parlait dans le vide, il finit le récit de
son souvenir :
La jolie femme, parce qu’elle était jolie est revenue me chercher, je lui ai demandé
avec un dernier espoir :
« Il va vraiment mourir ? »
Elle s’est mise à pleurer et me dit
« Oui ! »
« Madame, dans ces cahiers, y-a-t-il son nom ! »
Comme surprise elle s’essuya les yeux d’un doigt et répondit avec une voix peinée :
« Non ! ces cahiers sont à moi ! »
Elle les prit et les glissa dans le tiroir d’une commode qui se trouvait entre deux
armoires colossales, comme dit Ophélie.
Vévé mourut dans l’après-midi et moi dans la soirée ! Nous étions le 2 novembre 1916 »
Vévé semblait avoir vécu ce jour pour la première fois, il était troublé. Il s’adressa à
Clément :
« Pourquoi depuis tout ce temps tu ne m’en as même pas parlé ? »
« Tu sais bien Vévé que nous évitions de parler de ces jours affreux et sans Ophélie
je n’aurai jamais attaché d’importance à ces cahiers et
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d’ailleurs, quelle importance ils ont ? »
Comme je voyais que ces âmes errantes paraissaient plus errantes que jamais, je
leur proposais :
« Et si je vous en faisais la lecture !
Peut-être que cela rappellera un souvenir à Vévé ! »
Celui-ci n’avait pas l’air convaincu :
« Mais si cette histoire n’est pas la mienne à quoi cela servira ? »
Là il commençait à m’énerver ce fantôme :
« Pourquoi Vévé, t’as autre chose à faire !
Un château à hanter ! »
« Un château à hanter ! »
Répétât à son habitude Maboule qui se mit à rire, Clément le suivit et moi de même.
Alors Vévé quitta son sérieux pour en rire !
Clément avait ce rire retenu, mais qui glissait dans le plaisir :
« Ça fait des années et des années que j’ai pas ri comme ça !
Un château à hanter ! »
Vévé reprit son sérieux puis il me dit :
« Va Ophélie lit donc ton histoire !
Et tant pis si ce n’est pas la mienne, comme j’ai rien à faire pour des années et des
années ! »
Puis il ajouta :
« Et pas de château à hanter !
Alors nous t’écoutons ! »
J’ouvris le cahier qui portait le chiffre un. Sur la couverture de l’autre cahier il n’y
avait rien d’écrit. Je l’avais posé sur mes genoux et avant d’en lire la première ligne,
je les ai regardés l’un après l’autre comme pour marquer un temps solennel. Puis j’ai
commencé le récit.
*******
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Il arpentait hardiment de ses 18 ans, une rue pentue, qui devenait une ruelle aux
pavés boiteux finissant en chemins glissants et débouchant dans une autre ruelle qui
grimpait encore plus raide. Il avait emmené avec lui ce soleil rieur de la Gascogne,
un sac pendait à son dos où s’entassait un pantalon deux chemises, un tricot de
laine, du sous linge. Une mallette de cuir usé, serrée dans une de ses mains, gardait
en sommeil son trésor. La fatigue de ce long voyage se faisait sentir, mais de son
pas conquérant, il découvrait l’Eden, la terre promise des rêveurs. L’enchanteur de
ce lieu était son cousin Ange Bernatoun qui de son courrier dithyrambique avait
convaincu notre gascon de venir sur la butte Montmartre affirmer ses talents. Dans
le train qui l’éloignait de sa terre natale, il avait déplié avec soin et amour, deux
feuillets d’une de ces lettres exubérantes de son cousin. Il en chercha le passage
qu’il savourait avec plaisir :
« Une fois l’Eden déserté, Dieu se demanda comment faire revivre cet espace où
naîtrait l’indépendance de l’esprit et la liberté d’être.
Le seigneur baissa les yeux vers la terre. Il y vit ce mont où les ailes des moulins
tournaient au vent, cela le laissa rêveur. Il se dit : si ce mont m’entraîne dans
l’imaginaire, il est donc source d’inspiration.
Alors il prit son Eden des cieux et y déposa son jardin, il le fit volontairement moins
reluisant car le Maître voulait que la beauté se trouve dans les yeux et l’esprit de
l’imaginaire. Il réfléchit de nouveau et il se dit : « Viendra ici un monde humble,
léger, certain un peu tête en l’air et d’autre l’esprit bourré de fantasmes et
d’extraordinaire. Ces êtres partageront une amitié sincère, un sang de galères qui
les feront frères, car la rivière de l’espoir à sa source dans l’âpre de la vie, dans la
main qui se tend, et dans le verre qui se tend au vin de l’ivresse de l’art »
Puis il ajouta :
« Celui qui n’aura rien partagera tout »
Puis il rassembla ses anges, et leur dit : amenez-moi ici tous les rêveurs du monde,
ils deviendront ces artistes qui recréeront ce nouvel Eden.
Mais dit-leur surtout : pas de pommier, que des vignes ou des treilles
seulement ! Ne tentons pas une nouvelle Ève.
Ils sont venus, ils sont là, d’Espagne, d’Italie, de Russie de l’Europe, du monde.
Peut-être avec presque rien dans les poches, mais tout dans le cœur, dans leur tête,
miséreux mais plein d’espérance, certains d’entre eux verront les lumières et
d’autres resteront des ombres qui ne sont que les fleurs d’existence qui se fanent
après avoir laissé leur parfum dans le passé de la vie.
Alors Cagouille, comme eux, tu viendras, tu grimperas les marches, arpenteras les
sentes, les venelles, vers le haut, vers l’espoir, vers la source qui alimentera ton
esprit et versifiera tes pensées !
A toi de devenir une lumière !
Alors Cagouille tu viens ! »
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Ange Bernatoun
Il en souriait encore quand la pensée lui revint en montant quelques marches de
cette butte, terre promise d’Ange. Il était là maintenant. A lui de devenir une
lumière, lui qui n’était pas encore une ombre. Celui qui rêvait dans sa coquille en
était sorti doucement lentement, lui l’escargot, il venait des champs, doucement
lentement, d’où son surnom de « Cagouille » petit gris, qui en bave sur sa feuille
comme le poète.
Donc Cagouille longeait des murs mutilés où la treille verdoyante avait pris le
dessus. Puis il découvrit, sur le versant descendant, des maisonnettes qui
semblaient sortir ci et là de prés sauvages entre des bouquets d’arbres, d’autres
habitacles s’accrochaient à la pente et se paraient de chèvrefeuille aux fleurs
parfumées. Plus haut des excavations semblaient ronger le flan du mont. Il regarda
rêveur les ailes figées d’un moulin perdu dans le ciel. Un vol de tourterelles lui fit
lever la tête vers le haut de la butte. Comme au pays, un modeste clocher tournait
au vent sa girouette, à l’ombre d’un monstre de monument qui avait implanté sa foi
là ou la commune avait voulu planter sa liberté.
Il avait croisé des carriers fourbus qui redescendaient vers les boulevards, la
casquette sur les yeux, la clope à la bouche, le litron dépassant de la musette,
déambulant comme des fantômes. Une fine poussière blanchâtre poudrait les
épaules et glaçait les visages, cette fine poussière de plâtre voilait une misère noire.
Cagouille s’était arrêté pour les voir passer, peur d’être un jour l’un d’eux, d’user ses
mains sur le manche de la pioche, des ampoules qui ne seront pas des lumières.
Dans un soupir de celui qui reprend ses esprits, il détourna sa tête vers le bas
horizon où se couchait Paris. Dans les lumières de sa caboche il se dit :
« J’y suis ! »
Il serra les dents et plissa les yeux, le combat lui semblait inégal, mais son
impudente jeunesse avait les dents pointues d’ambitions. Des gamins aux godillots
sonnant, le bousculèrent et dégringolèrent la pente comme une volée de moineaux.
Ils disparurent entre deux pans de mur qui devait être l’entrée d’une masure ou
celle d’une venelle. Il reprit son pas, tout en lisant encore une fois l’adresse sur un
papier qu’il tenait dans le creux de sa main :
« 20 rue de Ravignan
En haut de la butte ! »
Il le froissa et l’enfouit dans sa poche. Comme une puce sur le dos d’un chien,
Cagouille se trouvait sur le dos de la butte et venait en sucer le sang. Il était là où il
fallait être, parmi l’émergence d’une nouvelle génération où l’art était avant tout l’art
d’être différent de tout. Des fleurs d’esprit poussaient sur la butte, dans les couleurs
et le verbe d’une fleuraison nouvelle. Notre provincial venait y planter sa graine avec
espoir de la voir fleurir.
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Je trouvais une chose étrange, ce qui me troublait : c’était qu’à chaque fois que je
lisais le nom de « Cagouille » celui-ci surmontait une rature. Arrêtant un moment ma
lecture je feuilletais les pages suivantes. Il était évident que ces ratures parfois
inégales cachaient un mot ou plutôt un nom ou un prénom comme cela était le cas
pour le titre du cahier. Je fis part de mon trouble, Clément me répondit que l’auteur
avait voulut changer le nom de son personnage tout simplement, à cela j’avais
répondu :
« On cache un nom sur une croix et on rature un nom ou un prénom sur des
cahiers, moi je trouve cela plutôt bizarre »
Vévé intervint de façon évasive :
« Tu as peut-être raison Ophélie ou Clément à raison !
Mais cela importe peu pour le moment continue ta lecture ! »
J’ai secoué la tête, je n’étais pas tout à fait d’accord, mais je me replongeais dans le
texte :
*******
Le grand peintre de l’éternité avait fait glisser de sa palette son crépuscule blafard.
Laissant les ombres de la nuit s’engouffrer entre les vieilles bâtisses qui se serraient
autour de l’église, rendant lugubres et peu rassurants ces lieux, le gascon était un
peu perdu dans ce dédale de ruelles, de venelles, de sentes, il chercha une âme à
qui demander son chemin.
La porte d’un estaminet s’ouvrit laissant échapper un filet de lumière, un homme
voûté en sortit et referma la porte, fit quelques pas, s’arrêta, une toux grailleuse
roula dans sa gorge, il en cracha violement la gêne, puis mit les mains dans ses
poches, fit quelques pas s’arrêta de nouveau pour éjecter une nouvelle toux, un
nouveau crachat. Jeune mais déjà vieux, un peu graveleux, son pas traînait l’ivresse
de la journée. Sa veste usée s’effilochait et s’ouvrait sur un maillot de corps
défraîchi. Malgré le temps généreux, une écharpe entourait sa gorge et pendait de
chaque côté de son corps, ses pieds allaient nus dans des sandales.
« Pardon Monsieur !
Pourriez-vous m’indiquer le chemin de la rue Ravignan ? » L’homme releva sa face laiteuse et veinée, toussa, s’essuya la bouche d’un revers de
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manche et l’air inquisiteur s’adressa à notre provincial :
« Toi t’es pas d’ici avec cet accent !
Tu viens de la boue ou du soleil !
T’es d’où petit ? »
Il hésita à répondre, mais se laissa aller :
« Du trou du cul du monde Monsieur ! »
Un fin sourire s’immisça sous les yeux de chat de ce quidam, il s’approcha, posa
presque son nez sur le veston du gascon et renifla :
« Pourtant tu n’en as pas l’odeur ! Et tu vas voir qui Rue Ravignan petit ? »
Provincial mais pas naïf :
« T’es de la police toi ! »
« Ben ! Oui tu vois, je me suis déguisé ! »
L’homme reprit son chemin et sans se retourner :
« Ange Bernatoun celui qui peint du rouge quand c’est bleu et du bleu quand c’est
rouge !
C’est le seul qui a le même accent que toi rue Ravignan !
Tu le trouveras dans la deuxième ruelle à gauche ! »
Du doigt il avait indiqué la direction et il rajouta :
« Tu le salueras de la part de Carcautin ! »
*
Le gascon avait levé le nez et sur le pan d’un mur crayeux, malformé mais lisible le
chiffre « 20 » s’incrustait dans le mou du plâtre. Entre deux maisons tordues, une
porte vermoulue, à moitié dégondée laissait libre une impasse. Il avança dans la
pénombre que combattait une lueur venue du bout de cette venelle. Il s’engagea
entre ces deux murs lézardés. Il pataugea dans un filet d’eau stagnante et odorante
qui brillait d’un reflet de lune. Il passa par-dessus un éboulis de pierres, évita un
enchevêtrement de bois, marcha dans des ordures. Une pensée lui traversa l’esprit :
« Ange n’avait-il pas embelli les choses et les lieux, dans ses courriers ! Dieu avait-il vraiment déposé son jardin ou simplement déversé sa poubelle. »
Il passa devant une fenêtre sans lumière, dont un volet pendouillait. Enfin il aperçut
sur la grisaille de la façade, le noir d’une issue. Une porte était ouverte et semblait
n’avoir jamais été fermée, un couloir s’allongeait dans l’obscurité. Immobile un
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instant comme pour pénétrer ces ténèbres. Il posa sa mallette, et sa main chercha
un éventuel bouton de lumière. Pour lui à Paris cela devait être naturel, mais la fée
électrique n’était pas passée dans cette masure, alors il appela une fois :
« Ange ! »
Deux fois :
« Ange ! »
Puis il s’écria aussi fort qu’il le pouvait. Sans réponse il renouvela :
« Ange ! »
« Tu vas fermer ta gueule ! »
C’était une voix sortie des murs anonymes. Mais notre gascon insista :
« Je cherche Ange Bernatoun ! »
La voix toujours aussi anonyme avait l’accent qui venait de par-dessus les Pyrénées
lui répondit :
« L’Ange il est parti se bourrer la gueule comme tous les soirs ! Et qu’est-ce que tu lui veux à l’Ange ?»
« J’suis son cousin, il m’a dit qu’il pouvait m’héberger ! »
« Ben !
Au premier à gauche c’est toujours ouvert !
Et fait plus chier ton monde ! »
Il s’aventura dans l’espace obscur à tâtons. Le couloir étroit, lui parut long. Il se
dirigeait en glissant sa main libre le long du mur décrépi, enfin son pied buta contre
la première marche d’un escalier. Marche après marche il monta d’un pas compté. À
chaque marche, une interrogation, un sentiment d’inquiétude, une déception
s’amplifiait en lui. L’escalier tournait sur lui-même, il était si étroit que deux
personnes ne devaient pas pouvoir s’y croiser. Sur le palier le bois avait craqué. Une
porte entrouverte laissait paraître une lueur de vie, comme une invitation à entrer. Il
poussa la porte, la clarté de la nuit traversait une fenêtre, un papier journal
remplaçait l’un des carreaux. Un remugle acre le suffoqua. Il laissa tomber sa
mallette et son sac et se dirigea vers la fenêtre en bousculant plusieurs objets sur
son passage. À grande peine il actionna la crémone, la baie céda d’un coup le
rejetant vers l’arrière. Il écarta les battants et posa ses mains sur la rambarde et
comme sorti d’une asphyxie, il emplit ses poumons d’un air frais
Sa tête s’affaissa entre ses épaules sous le poids de sa déception. Accrochant ses
mains fortement au bois de la rambarde, il chercha dans l’errance de sa vision une
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image qui pouvait redonner vie à ses espérances. Au bout de la venelle, le pavé
d’une ruelle brillait sous les lueurs d’un bec de gaz, autour de sa lumière dansaient
des papillons nocturnes. Était-il comme eux, venu de si loin attirer par les lumières
qui brûlent les illusions.
Il se retourna, appuya son dos à la rambarde, il était face à l’antre du fauve. La
luminescence bleutée descendante de l’éther, diffusait sa fadeur dans le milieu de la
pièce. « Taudis » était plutôt le mot qui lui était venu sur le bout des lèvres. Ses
yeux contemplaient l’Eden promis. Sur une table encombrée gisait dans une assiette
le reste d’un repas froid. Le verre, sans éclat, était vide, la bouteille aussi, un
quignon de pain et des miettes attendaient le passage d’un rat. Des feuilles de
journaux piétinés s’étalaient ci et là sur le parquet voulant cacher sûrement des
immondices de souillure ou un bois veiné de crasse. Dans un coin plus sombre, un
lit défait, avait déversé un drap souillé sur le sol. Un évier gouttait son robinet sur
une mélasse de choses incongrues. Entre cet évier de ciment et un mur, s’entassait
un tas d’ordures d’où l’odeur. Plus ses yeux découvraient, plus une angoisse lui
pinçait le cœur, et plus la lassitude le peinait.
Cagouille fit quelques pas. Il décolla une bougie qui avait pris racine sur le bois de la
table, craqua une allumette, leva la lueur à la hauteur de ses yeux et doucement
pivota sur lui-même.
Tout était délabré, sale, graisseux, poisseux. Rien de poétique là dedans, Ève avait
déjà du bouffer la pomme de l’Eden et jeter le trognon comme première ordure.
Une commode et une chaise renversée complétaient le mobilier. Il s’arrêta comme
attirer par l’ombre d’une chose dressée et statique, située dans l’angle près de la
fenêtre, sans en prendre la lumière. Il porta plus haut la bougie et s’approcha.
L’armature de bois était debout face à lui sur la partie supérieure deux bougies
froides attendaient une flamme. Le gascon ranima ses chandeliers primaires, le halo
jaunâtre de lumière descendit sur la toile coincée dans les bras du chevalet. Il
retrouva le sourire en voyant l’œuvre. Il promena la flamme de la bougie afin d’en
découvrir toutes les parcelles de cette création. Plus il voyait, plus il souriait sa
pensée lui disait :
« C’est donc ça ! L’art nouveau !
Les prémices d’un cri qui doit faire fureur !
Le fauve avait mangé les couleurs et les avait crachées sur la toile !
C’est donc ça le fauvisme ! Ange, le Lion !
Tu es peut-être un génie, car cela reste à prouver
Mais plus sûrement tu es un grand dégueulasse ! »
Contre les murs de l’angle s’entassaient des toiles de toutes dimensions, sur un
tabouret une palette, des pinceaux, des brosses, sur le sol d’autres pinceaux des
spatules, une autre palette, des tubes à moitié écrasés, des pots de pâtes sèches,
des chiffons maculés de couleurs délavées. L’anarchie de la nature morte des
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instruments de l’artiste ressemblait à ses tableaux. Le réel se mélangeait à
l’imaginaire, la violence à la passivité, la sobriété à l’ivresse.
Voilà le monde banni dans la fange de la misère, là où l’eau dormante amasse sa
fièvre grouillante de rêve, de cauchemar, de créativité et de gloire. L’esprit n’est
qu’un volcan éteint qui retient en lui sa lave. L’artiste existe par la fêlure de ses
sentiments, c’est un malade qui se soigne par les yeux, et la voix de l’étranger, du
profane, qui aime son oeuvre, par l’admiration et la reconnaissance de ses
congénères.
Les rapins sont des révoltés, des provocateurs, tendres, amoureux, fêlés mais
conscients, humbles, parfois vaniteux, mais indigestes pour la bonne société.
Ils ne sont que des saltimbanques de l’art, artistes des ombres qui existent
simplement par ce qu’ils créent de leur main, de leur écrit. Ils défient ce qui est
beau par ce qui est laid et de ce qui est laid en font l’éclat de leur art.
Le hors du commun, se sont eux, ses migrants de l’esprit qui sont venus prendre
racine sur la butte là où se mêlent les idées, les mots, les couleurs, là où le verbe
résonne dans le verre, là où l’amitié est misère, là où l’espérance croupit, s’étourdit
par l’alcool, là où ils bravent, provoquent, insultent l’obscurantisme du bien pensant.
Avait-il conscience de tout cela notre gascon ? Il regarda sa mallette où
s’entassaient des cahiers d’écolier. Toutes les pages étaient rêveuses, c’était sa
prose, sa poésie, où sa plume avait laissé ses frissons, ses aigreurs et ses amours.
Poésie naïve, poésie d’enfant, mais c’était son or à lui, ses mots, son sang, son âme.
Poète au cœur tendre qui venait de trouver l’aigreur d’une réalité en se posant la
question :
« Comment faire pousser des fleurs dans ce monde de poubelle ? »
Fatigué, las, l’esprit emmêlé, il redressa la chaise y déposa sa mallette, y jeta son
veston et se laissa tomber comme une pierre sur le lit. Il voyagea encore dans les
dédale de la butte avec mélancolie, car c’était son rêve et il était beau. Il ferma les
yeux pour oublier ce gourbi et s’en alla loin de cette poubelle, dans son monde où
les fleurs sont des mots, où les mots sont des rêves »
Dans son monde où les fleurs sont des mots, où les mots sont des rêves.
J’avais répété la phrase sans m’en rendre compte, j’étais dans les pensées de mon
rêve, il faut le faire quand même, être dans les pensées de son rêve.
Vévé me ramena dans mon rêve :
« Ophélie tu sens le jour venir ! »
« Oui, c’est bizarre c’est comme si j’étais fatiguée, comme si j’avais besoin de
dormir, alors que le ciel qui s’éclaircit vient me chercher à l’aube de mon réveil ! »
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« Comme une fraîcheur à l’aube de mon réveil ?
C’est joli ça ! »
Maboule avait la voix qui se faisait poète dans l’écho de ma phrase. Mais ces mots
étaient-ils vraiment les miens ou ceux d’un rêve qui se faisait mien ?
Clément s’adressa à Vévé :
« Ça te rappelle rien le début de cette histoire ? »
« C’est bizarre, je ressens une mélancolie, comme une errance d’images avec leur
couleur, leur senteur d’été, des ombres de moulins, des ruelles escarpées, des cris
d’enfants, les rumeurs de la grande ville au loin. Il me semble que je dois connaître
Paris, et cette butte, mais c’est peut-être le récit qui me les évoque tout simplement.
Peut-être aussi que j’ai besoin de croire que cette histoire est la mienne. Mais
réellement cela n’éveille en moi aucun véritable souvenir !
Ophélie crois-tu que j’étais ce jeune homme poète, rêveur ? »
« Ben moi je ne sais pas, mais tu me sembles bien un peu rêveur, un peu poète !
Et ta façon de t’exprimer c’est comme une écriture qui cause !
Oui ! En tous les cas, rêveur !
Au moins ça c’est sûr ! »
« Quoi de plus naturel à être rêveur quand on n’a pas d’histoire, on passe son temps
à la chercher ! Regarde-moi bien, est-ce que j’ai la tête d’un poète ? »
« J’vais t’dire une chose Vévé !
Théo lui, a pas du tout la tête d’un poète !
Avec ses cheveux presque blancs pour son âge son allure élégante et soignée de
bisness man
Hé ! Pourtant il l’est !
Tu vois, on ne peut pas se fier à la tête des gens ! »
« Donc j’ai pas la tête d’un rêveur !
Quelle tête tu me donnes alors ! »
« Celle d’un fantôme ! »
Maboule avait ri, Clément sourit, Vévé avait secoué la tête en esquissant un filigrane
de sourire.
« Mais non Vévé, tu as tout du poète !
Tiens écoute :
Le Poète
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Il a les yeux qui naviguent dans le bleu de
l’au-delà. Il est pâle comme une ombre qui
s’éveille derrière son mur de soleil. Sa tristesse
se cache dans un silence de mots sans écho,
aigreur d’une page blanche. Fragile aux
sentiments, son cœur bat d’un sanglot de rose
et se chagrine aux rosées du matin, enfin il
délie sa prose. C’est un petit ru de mots qui
glisse entre les galets où frétille un songe, de
peu de chose.
Le poème s’en va sur le fil de sa plume vers
celle qui coule en ses larmes d’infortune.
Quand sa tête, dans sa main se pose, son
esprit s’en va sur les ondes effleurer ses lèvres.
Sa pensée, son rêve vont fondre ces mots en
sa bouche, comme un goût de miel voulant en
elle troubler d’une émotion son cœur.
Ça c’est tout à fait toi Vévé ! »
Olivier avait les yeux qui jouaient du violon :
« Ben ça c’est beau !
Plus beau que beau !
Mais ça ne ressemble pas trop à Vévé quand même !
Hein Clément ! »
Clément qui se doutait de quelque chose :
« Et de qui c’est cette prose ? »
« Ben de Théo pardi !
Il a appelé ça « La poétesse ! »
Sauf que j’ai remplacé « La poétesse » par « Le poète » et « elle » par « il » cela
valait mieux pour Vévé !
C’est un truc que j’ai appris par cœur, pour épater les mecs et ça marche ! Ils en restent tout con après ça ! »
Ils restèrent eux, tous décontenancés d’un tel jargon. À leur époque les petites filles
ne devaient pas s’exprimer comme cela.
Je m’étais mise à bailler, mais il fallait que je revienne sur ce point qui me troublait :
« Tout de même !
C’est quand même bizarre, ces ratures ! Et si l’on regarde bien ce n’est pas avec la même encre que cela a été fait et les
lettres de Cagouille sont formées de la même manière que les autres »
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Vévé haussa les épaules :
« Des ratures c’est normal dans la première écriture d’un ouvrage il y a toujours des
ratures ! »
« Tiens !
Monsieur sans mémoire sait cela !
Mais là, regarde Vévé!
Mais pourquoi avoir rajouté « Cagouille » comme si une personne voulait cacher un
nom ou un prénom ! »
Clément à qui cela ne paraissait qu’un détail :
« Tout simplement, l’auteur a voulu changer le nom de son personnage !
C’est tout ! »
L’écho se fit par la bouche de Maboule :
« Il a voulu changer le nom de son personnage !
C’est tout ! »
J’insistais :
« Et l’encre qui n’est pas la même ? »
« C’est que bien plus tard il l’a relu avec une autre plume et
un autre encrier c’est tout ! »
Maboule comme fatigué ne répéta que :
« C’est tout ! »
Ma tête commençait à peser d’une lourdeur de sommeil :
« Merci Clément !
Merci Olivier !
J’avais bien compris !
Mais vous n’allez pas me dire comme Théo :
« Si bizarre ne rencontrait pas hasard, il n’y aurait pas d’histoire ! » »
J’avais l’impression que mes yeux se fermaient pour mieux s’ouvrir, je m’en allais
doucement dans la résonance des voix de mes trois fantômes. Heu ….. Je veux dire
de ces trois âmes errantes !
« Ophélie !
Ophélie !
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Ophélie !
Ophélie tu t’éveilles !
Ophélie !
J’avais les yeux qui papillotaient, je me suis étirée, redressée. Les voilages jouaient
avec le doux soleil d’automne, mais la fraîcheur du parc pénétrait la chambre je
frissonnais malgré que je sois tout habillée dans mon lit, oui je frissonnais, mais pas
de froid d’un sentiment des autrefois.

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