Naissance, mort et sunrie des races humaines

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Naissance, mort et sunrie des races humaines
Anthr opologie et Préhistoire, 105, L994, I4g-L46
Naissance,mort et sunrie des raceshumaines
Albert et JaquelineDUCROS
RTsupTTDE LA coMMUNIcATIoN PREsENTEE
AU
coLLoQUE(TOUSPARENTS,
TOUSDIFFERENTS>
pondre qu'à des groupes définis biologiquement,
un dictionnaire usuel, le Petit Robert, utilise
pourtant corrunecritères de définition de la race
aussi bien des caractèresphysiques (première
acception)que psychiqueset culturels provenant
d'un passécorunun (deuxièmeacception).
Les deux expositionsrécentesde Paris et de
Bruxelles .,Tousparents, tous différents>le montrent, la mise en évidencedu polymorphisme génétique au sein de I'espècehumaine conduit à
rejeter I'existencede racesau contenu bien défini
Le contenu anthropologique actuel du mot
et aux limites nettes,et sur le nombre desquelles race trouve
sa source dans la description des
les biologistess'accorderaient.
différents peuples de la terre par les Européens
Cette constatation n'est certes pas nouvelle depuis l'époque médiévale, notamment à partir
€t, depuis quelques décennies,plusieurs cher- des relations de voyages d'exploration. On s'est
- humaine ou
cheurs ont apporté des argumentspour contester d'abord interrogé sur la nafure
des ..sauvages>rencontrés,et si différents
la validité de la notion de race chez I'Homme. On non
dans
leurs
mæurs ou leur aspect extérieur. En
observe cependant une contradiction entre le '1,537,
il
fallut
une bulle papale (SublimisDeus...)
résultat des analyses savantes sur le polymorpour
décréter
qu'ils avaient une âme. Selon le
phisme génétiqueet les conclusionsdu senscomschéma
de
la
description
de la nature hérité du
mun pour qui, d'évidence, la population de la
Moyen-Age,
ces
sauvages
ont été intégrés à "la
terre rassembledes racesdifférentes.En outre, le
chaîne
des
êtres>.
Or,
l'échelle
des êtres était
monde savant lui-même reste partagé. Ainsi le
organisée
hiérarchiquement,
y
compris pour
démontre une récenteenquête menée aux USA:
décrire
la
société
européenn
des
laboureurs
suivant les disciplines - de la psychologieà l'é-.
(sauvages>
aux
monarques
Aussi
les
peuples
thologie -,22 à 73% des scientifiquesinterrogés
admettent qu'<il y a des races biologiques à ont-ils très naturellement trouvé une place sur
cette échelle dont ils représentaientun barreau
I'intérieur de I'espèceHomosapiensr.
inférieur à celui de I'homme civilisé, ce dernier
précédant
les Anges et Dieu. L'idée de hiérarchie,
?
Qu'est-ce-à-dire Ceux qui admettent peu
ou prou I'applicabilité de la notion de race à quelle qu'elle soit, est d'origine anciennedans la
I'Homme sont-ils des savants rétrogrades pensée européenne. L'historien attribue à
conservantdes idées du L9esiècle? Pire, sont-ils William Petty, dans son essai "The Scales of
des racistes, avoués ou non, qui acceptent Creatures>(1.676-t677),la première division de
I'existence de races humaines pour pouvoir I'humanité en différentes sortes (kinds)au lieu de
distinguer une hiérarchie entre elles ? A I'inverse, nations.
I'ambition généreusede saper les fondementsdu
Par la suite, le père de la systématiquebinoracisme conduit-elle des biologistes à nier la
miale,
Charles Linné, dans son ,.Systèmede la
diversité raciale parce qu'elle fournirait des
nature>>,
créeI'ordre des Primateset y introduit le
arguments aux racistes? Ou encore, parlant de
genre
Homo.
Dans la 1Oeédition (L758),à côté des
races,les uns ou les autres désignent-ilsle même
espèces
géographiques
(europeus, asiaticus,
objet ? Il est utile, à ce propos, d'examiner
americanus,
afer)
existent les espèces ferus
corrunent, historiquement, la notion de race hu(sauvage) et monstruosus,auxquelles s'ajoute
maine est née,à vécu et a survécu.
Homo troglodytes,qui amalgame les descriptions
Depuis son introduction en français, le terme imprécisesde singes anthropoïdes et d'hommes
(race)>a revêfu plusieurs acceptionsqui font qu'il africains albinos. Ainsi, à la période
préreste polysémique de nos jours (engeance, évolutionniste,le rapprochementdes hommes et
famille, sang noble, lignée, comportement des singes d'une part, de différentes catégories
corrunun, subdivision de I'espèce zoologique, d'hommesd'autre patt, qu'ils fussentmonstrueux
etc.). Alors que depuis la fin du 19e siècle, et ou simiesques,ne posepas de problème. En effet,
s'appliquant à I'Homme, il ne devrait corres- toutes les catégories,des plus simples aux plus
t44
Albert et ]aqueline Ducnos
les critères de distinction sont des fréquences
géniques de systèmes bien définis. Il se félicite
même de la concordancedes cinq grands groupes
qu'il identifie avec ceux décrits Par ses
Blumenbach, un "père fondateun de prédécesseursmorphologistes.Bien qu' à partir
I'anthropologie,dans sa thèse De GenerisHumani des arurées60l'applicabilité de la notion de race à
VarietateNatiaa(Lèreédition, t775), introduit une I'Homme soit de plus en plus discutée, certains
classificationraciale en cinq grands groupes dont généticiensréputés, tel Dobzhansky (1966), ou
conune caucasoïdes des anthropologues, tel Garn (1964),soutiennent
des appellations
(Caucasian,en anglais) pour désigner I'homme que la description raciale de la variabilité
blanc européen- ont subsisté.Par la suite, dans humaine est possible, tout en déclarant que le
la deuxièmemoitié du 19esièclesurtout, la réalité nombre de races définissables est affaire de
des races humaines étant admise, il revient à la convention suivant le niveau de finesse
science de les décrire le plus précisément recherché.
possible, tâche que s'assigne une nouvelle
Mais la mise en évidencede systèmesgénétidiscipline en développement, I'anthropologie
physique. D'où la multiplicité des classifications ques de plus en plus nombreux contribue à désubdivisant, en fonction de la variété des montrer le grand polymorphisme des PoPucaractères considérés, les trois grands races lations humaines. Des études, telle celle de
reconnuesdes grandes zones géographiques: en Lewontin (1984) aux USA, montrent que le
Afrique (Négroïdes), en Europe (Caucasoïdes), patrimoine génétique de I'humanité, Pour les
en Asie continentale (Mongoloïdes). C'est le systèmesconnus, est partagé par I'ensembledes
moment d'un large débat sur la réalité même des populations humaines, quelle que soit leur
races, leur fixité ou labilité, leur .,perfectibilité", désignation ..racialeo ou que les différences
les facteurs qui les engendrent, I'adaptation au observées entre populations ne représentent
milieu et I'action des causesextérieuressur leur qu'une part minoritaire de ce patrimoine. Elles
aspect, Ies liens entre caractèresphysiques et soulignent aussi que la variabilité anthropomoraux, I'existencedes races fossiles,les effets logique à I'intérieur d'une population est grande,
des <mélanges>... Débat auquel s'ajoute la alors que la différence moyenne entre deux poquerelle entre monogénistes et polygénistes sur pulations est souvent réduite. Cependant, la
I'origine unique ou multiple du genre humain. constatation que I'humanité présente un contide nuum de variations biologiques sans séparations
Après la parution de <L'origine des espèces...>
tranchéesn'est pas nouvelle. Elle avait été sou(1859),
l'évolutionnisme
de
I'avènement
Darwin
lignée par les anciensclassificateurseux-mêmes,
de
du
concept
I'existence
renforce sans doute
à commencerpar Blumenbach- y compris Pour
<<races
gradualiste
primitivesr. Selon le schéma
la couleur de la peau -. Ainsi, du 18e au 20e
alors
de l'évolution, certains les considèrent
conune des étapes d'une évolution ascendante siècle,I'observationd'un continuum de variation
n'apparaîtpas être un obstacleà la description de
civilisées".
menant aux <(races
catégoriesracialeschez I'Homme.
En 1900, avec la redécouverte des lois de
L'histoire des sciencesnous apprend aussi
Mendel, une nouvelle discipline apparaît. Le
développement de la génétiquedes populations, que les critiques de la notion de race ou les
l'étude des bases théoriques de la diversité, la tenantsde la hiérarchiedes racesappartiennentà
découverte de caractères d'hérédité connue des bords a priori inattendus : ainsi, en France,un
amène une nouvelle approche de la variabilité homme politique qualifié ,..de gaucher, fules
anthropologique. D'une part, les facteurs de Ferry, initiateur des grandes libertés publiques
diversification au sein des espècesnaturellessont (presse, réunion, syndicats), défenseur de
identifiés (mutations, dérive génétique et effet du I'enseignementlaïque et accessibleà tous dès le
fondateur, sélection naturelle, isolement, etc.), plus jeune âge, de I'accèsdes femmes aux études
d'autre part la découverte de systèmessanguins secondaires,a été aussi le moteur de la politique
(tels les groupes ABO, fthésus, etc.) permet une coloniale de la France arguant que les <<races
description qui s'affranchit des caractères supérieures>ont le devoir de civiliser les <<races
morphologiques et de transmission héréditaire inférieureso.En Allemagne, dès le début du 20e
inconnue utilisés par les anciens classificateurs. siècle, les généticiens critiquent I'anthropologie
Mais ceci ne conduit pas à I'abandonde la notion traditionnelle héritée des anatomistes;à la veille
de races humaines. Boyd en est un exemple en de la seconde guerre mondiale, les fondements
1952,pour qui les racespeuvent être considérées de la raciologie sont niés par des scientifiques qui
corune des super populations mendéliennesdont pourtant collaborèrent à la politique nazie, tel
complexes,sont de création divine séparéeet il
n'y pas de relation de parenté, de filiation entre
elles.
Naissance,mort et survie des raceshumaines
1,45
Otto Resche,devenu officier de Ia S.S.
racistesou antiracistes,scientifiques ou profanes.
Cependant, le concept de race humaine reste
prégnant de nos jours conune I'enquête
américaine citée plus haut I'illustre. Sans doute,
la race n'a plus aujourd'hui le caractère
opérationnel en anthropologie physique et en
biologie humaine qu'on lui donnait autrefois, en
fournissant des critères a priori de choix
d'échantillons dans les comparaisons de
populations. Pourtant, la littérature actuelle use
encore souvent de la terminologie de la
taxinomie raciale classique. Un traité de
génétique humaine renonuné, - celui de Vogel
et Motulsky (1986)
considère que .,...la
subdivision en trois racesprincipales,Négroïdes,
Mongoloïdeset Caucasoïdesest incontestée...',
Depuis I'apparition de ses ancêtres, il y
200.000ans peut-être, I'Homosapiens,s'est peu à
peu répandu sur toute la planète. En se
dispersantet en colonisantdes milieux contrastés
de l'écoumène,il a été soumis à des pressionsde
sélection variées et aux divers facteurs de
différenciation génétique. Il est certain gu€,
corune chez toute autre espèce animale
ubiquiste, des phénomènes de raciation se sont
produits en son sein en dépit de la contre-raciation qu'engendrent les migrations et les échanges génétiques inter-populationnels. La diversité
biologique humaine actuelle est le résidu
observable de cette avenfure. Comme I'esprit
humain est enclin à conceptualiserles différences
et à les nommer, il n'est pas surprenant que
malgré le continuum de la variation anthropologique, il ait été amené, à ce propos corune
dans bien d'autres domaines, à réduire la
complexité en un nombre limité de catégories
descriptives malgré le chevauchementde leurs
contours.
Rappelons aussi I'action de I'UNESCO qui,
après la deuxième guerre mondiale, s'est
mobilisée en organisant différentes rencontres de
scientifiques contre I'idée de hiérarchie raciale et
le racisme. Des années 50 aux années 80, ces
experts ont exprimé leurs critiques sur
I'applicabilité de la notion de race à I'homme,
mais non sansquelquescontradictions: maintien
de I'existence àes irois grands races dans les
premières déclarations, voire acceptation par
certains de I'existenced'une diversité .,racialer.
Récemmentencore,en 1993,I'AssociationAméricaine des Anthropologistes, a voulu acfualiser la
déclaration de I'UNESCO sur les aspectsbiologiques de la race. Malgré un accord général sur
I'esprit du texte élaboré, il fut rejeté, ayant
achoppé sur la phrase suivante: <Actuellement,
on admet que le concept de race a peu de valeur
scientifique face aux autres unités d'analyse
biologique et sociale et persiste conune
convention socialefacilitant la discrimination. >
En outre, alors que la situation de I'aprèsguerre avait d'abord conduit penseurset institutions politiques a défendre I'universalisme dans
de nombreux domaines, à I'inverse, de nombreusesrevendicationsidentitaires se sont manifestées depuis sur des critères divers (langues
régionales, cultures, religions, ethnies...). Et,
acfuellement, on observe que des groupes
cherchent à définir leur identité sur des critères
biologiques. Le <mélaninisme>étant un exemple
extrême de ce phénomène, et qui prétend à la supériorité physiologique et intellectuelle des populations mélanodennes conférée par leur
quantité de <neuroméIanine".
Polysémique, le terme race est d'emploi
variable. Au sein du monde scientifique même on
est passédu concept de <<race
pure originelle" à
la notion de population mendélienne acceptable
par les généticiens.La contradiction entre les
conclusions savantes tirées du polymorphisme
démontré des systèmes génétiques et celles du
senscoûunun qui observedes différences raciales
<évidentes> repose aussi sur le fait que les
premières sont tirées de I'analyse de génotypes
invisibles alors que les secondesreposentsur des
caractères phénotypiques externes qui restent
négligés par la biologie moderne tant que leur
basesgénétiquesne sont pas élucidées.
Quant au racisme, les sociologuesont déjà
bien montré qu'il découled'une peur de l'<Autre>
et quelle que soit la nature de la différence
invoquée (l'hétérophobie selon Albert Memmi).
Ainsi, les manifestations de discrimination, d'exclusion,d'esclavage,d'exterminationd'un groupe
par un autre se produisent sans nécessairement
s'appuyer sur des critères raciaux distinctifs. Le
racismen'a pas besoindes racespour exister.Des
exemples proches nous montrent à quelles
actionsde <purification>I'ethnie sert de prétexte.
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2, PlaceJussieu
F-7525t Paris Cedex05 (France)
Manuscrit reçu le 25 mait994