SDG 118 [CD 1] Cantates pour la

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SDG 118 [CD 1] Cantates pour la
SDG 118 [CD 1]
Cantates pour la Quinquagésime
King's College Chapel, Cambridge
Ce concert était à maints égards important. Premièrement, il comportait deux
œuvres « test » que Bach fit entendre lorsqu'il se présenta au poste de cantor de
Saint-Thomas de Leipzig, les Cantates BWV 22 et BWV 23, conçues pour être
exécutées lors d'un même office, avant et après le sermon, le 7 février 1723.
Ensuite, la Quinquagésime étant le dernier dimanche avant le Carême, il s'agissait
donc de la dernière occasion pour les Leipzigois d'entendre de la musique à l'église
avant le traditionnel tempus clausum, lequel durerait jusqu'aux vêpres du vendredi
saint : Bach semblait bien décidé à les laisser avec une musique – quatre cantates
– qu'ils ne pourraient oublier facilement. Enfin, la Quinquagésime tombait en 2000
le 5 mars : trente-six ans plus tôt jour pour jour, alors que j'étais encore étudiant, je
dirigeais pour la première fois les Vêpres de la Vierge (1610) de Monteverdi dans la
chapelle du King's College. Le Monteverdi Choir était né ce soir-là. J'étais heureux
de revenir au King's College pour cet anniversaire et de pouvoir inviter les chœurs
d'autres colleges, parmi lesquels j'avais recruté les Monteverdians de la première
heure, à se joindre à nous pour entonner les chorals en début de concert.
L'incomparable alchimie gothique de la King's Chapel semblait agir sur la musique,
même si, comme toujours, il nous fallait être sur nos gardes en raison de la
« queue » insidieuse de sa longue acoustique, capable de réduire en bouillie
l'interprétation la plus vigoureuse.
L'Évangile de Luc pour la Quinquagésime relate deux épisodes distincts : Jésus
évoque devant ses disciples sa Passion à venir et comment il a rendu la vue, près
de Jéricho, à un aveugle qui mendiait. Bach traite le premier épisode dans Jesus
nahm zu sich die Zwölfe (« Jésus prit avec lui les Douze »), BWV 22, œuvre qui,
à en juger par la partition autographe, semble avoir été composée très rapidement
à Leipzig même ; puis le second dans Du wahrer Gott und Davids Sohn (« Toi,
vrai Dieu et Fils de David »), BWV 23, dont certains signes laissent supposer
qu'elle fut écrite à l'avance, à Cöthen. Renfermant différents rythmes de danse, la
Cantate BWV 22 rend hommage dans son dernier mouvement – choral en forme
de moto perpetuo à l'élégante progression – au style de Johann Kuhnau, précédent
Cantor de Saint-Thomas. Elle s'ouvre sur un arioso fluide pour ténor (faisant office
d'évangéliste) et basse (dans le rôle de la vox Christi) avec hautbois et cordes,
avant de basculer dans un chœur fugué et ombrageux mettant en relief
l'incompréhension des disciples à travers ces paroles mémorables : « or ils ne
comprirent aucune de ces choses et ne surent davantage ce qui avait été dit ». On
pourrait y voir une prophétie pleine d'ironie quant à la manière dont le nouveau
public de Bach réagirait, vingt-six années durant, devant le flot de ses créations –
en l'absence, il est vrai, de tout signe tangible d'appréciation : pas plus
d'enthousiasme débridé ou de profonde compréhension que de mécontentement
affiché. Leur font suite deux airs inspirés de la danse : tout d'abord, mêlant réflexion
et affliction, une gigue à 9/8 pour alto avec hautbois obligé (n°2), dans laquelle le
croyant implore de pouvoir accompagner le Sauveur dans son voyage spirituel vers
Jérusalem ; puis un passepied pour ténor et cordes (n°4), prière dans laquelle sont
invoqués courage et aide pour trouver la force de résister à la chair. La cantate se
referme sur un choral piacevole reposant sur une basse « marchante » symbolisant
la pérégrination des disciples vers l'accomplissement – rien ici qui puisse éveiller le
soupçon ou faire froncer le moindre sourcil parmi l'assemblée des fidèles. Comparé
à quelques unes des fleurs de rhétorique ou à l'imagerie parfois peu appétissante
auxquelles Bach devait recourir durant la première année de sa charge, ce livret
paraît d'une aussi rafraîchissante droiture que bien agencé – peut-être un « texte
obligé » que ses examinateurs cléricaux lui avaient imposé ?
La Cantate BWV 23 est autrement plus solennelle : elle fut écrite pour être jouée
après le sermon et la distribution de la communion. On y perçoit un sentiment
propre à la musique de la Passion, et son mouvement de conclusion, adaptation de
l'Agnus Dei allemand, semble de fait avoir été plaqué sur une cantate préexistante
après l'arrivée de Bach à Leipzig et en vue de son audition (il avait précédemment
appartenu à une Passion de Weimar aujourd'hui perdue et devait être recyclé lors
de la reprise précipitée de sa Passion selon saint Jean en 1725). La cantate met en
exergue la façon dont Jésus recherche activement malades et handicapés – donc
des parias de la société – afin de les soigner. Le mouvement d'ouverture de Bach
est un lent duo en ut mineur pour soprano et alto accompagnés de deux hautbois
obbligati (il y a deux aveugles dans le récit de saint Matthieu, 20, 30-34). Il s'agit
d'une longue aria en forme de poignant appel, au plus profond de la misère, à la
compassion, la texture chambriste se révélant caractéristique chez Bach de sa
période de Cöthen – ornée et dense, d'une écoute guère aisée pour les juges
tatillons de Bach. Un accompagnato pour ténor et cordes s'ensuit, le
hautbois/premier violon jouant l'Agnus Dei luthérien privé de son texte. À l'origine,
cette cantate se refermait sur un chœur cadencé en forme de rondo, Aller Augen
warten, Herr, auf dich (« Tous ont les yeux sur toi, Seigneur », n°3), dans lequel la
prière des aveugles, confiée dès lors aux voix solistes du ténor et de la basse, est
entrecoupée par la septuple intervention du texte repris du Psaume 145, le tout sur
une basse dessinant les contours de l'incise mélodique d'introduction de l'Agnus
Dei, désormais en sol mineur. Le fait que Bach ait décidé d'adjoindre cet Agnus Dei
repris d'une Passion antérieure sous forme de choral lent et pour l'essentiel
homophonique traduit sans doute une intention stratégique : il pouvait ainsi, séance
tenante, faire état devant ses futurs employeurs de l'envergure de sa maîtrise
stylistique et exégétique.
Un article de presse, signé de l'« envoyé spécial » du Relationscourier de
Hambourg, s'en fit l'écho : « Dimanche dernier, dans la matinée, le Capellmeister
attitré du prince de Cöthen, M. Bach, a donné ici même, en l'église Saint-Thomas,
une audition pour le poste toujours vacant de Cantor, et la musique qu'il offrit en
cette occasion fut hautement louée par tous ceux qui s'entendent à juger de telles
choses. » Comme on aimerait apprendre de « ceux qui s'entendent à juger de telles
choses » s'ils répondirent de façon plus favorable à la Cantate BWV 22, plus
conventionnelle (utilitaire, même) et se souvenant de Kuhnau, ou bien à la BWV 23,
plus ingénieuse et sophistiquée, avec son texte poétique dans le style de
Neumeister initialement réparti, telle une sonate italienne, sur trois mouvements
dictés par les exigences et la structure musicales plus que par le texte.
Si les examinateurs de Bach avaient encore des doutes quant à la complexité de
sa musique ou sur le bien-fondé de l'accusation la prétendant « emphatique et
confuse » (selon la formule demeurée fameuse de J.A. Scheibe), que durent-ils
penser des deux cantates plus tardives composées pour ce même dimanche, deux
et six ans plus tard respectivement, en 1725 (BWV 127) et 1729 (BWV 159) ? Ce
que Laurence Dreyfus appelle « l'indomptable esprit inventif » de Bach devait le
conduire, au cours des quelques années qui suivirent – ainsi que nous le
découvrons à chaque nouvelle livraison de cantates hebdomadaires –, à produire
une série d'œuvres dont chacune témoigne d'une intelligence musicale d'une
colossale fertilité ainsi que d'une imagination et d'une capacité d'invention
prodigieuses, toutes qualités soumises à une maîtrise technique sans égale des
différentes composantes, la musique pouvant dans le même temps faire appel aux
sens et nourrir l'esprit.
Le mouvement d'introduction de Herr Jesu Christ, wahr' Mensch und Gott
(« Seigneur Jésus-Christ, vrai homme et Dieu »), BWV 127, en est un bel exemple,
élégiaque fantaisie de choral dans laquelle Bach associe l'hymne de Paul Eber de
1562 à une version sans texte de l'Agnus Dei luthérien et, au cas où cela ne
suffirait pas, à plusieurs références, dans la partie de basse continue, au choral de
la Passion Herzlich tut mich verlangen. Rien n'est moins emphatique ou confus
chez Bach que la composition de ce mouvement, d'académique, d'affecté ou de
tendancieux. La façon dont le dualisme Dieu/homme est musicalement présenté
ainsi que la relation individuelle du croyant envers la Croix et la Passion du Christ
sont ici des plus frappantes. Persuadé qu'une telle référence ne pourrait qu'être
perdue pour un public d'aujourd'hui non luthérien, je pris la décision radicale,
ajoutant les paroles allemandes appropriées aux strophes de l'Agnus Dei, de
demander aux Clare & Trinity Choirs de se joindre à nous. Avec des sopranos et
des altos (étudiants) installés de chaque côté du Monteverdi Choir, lui-même
disposé au centre, le mouvement tout entier revendiqua dès lors les proportions
d'un triptyque choral (tel un mini Three Choirs Festival) sonnant de façon vibrante
et saisissante tout en faisant entrevoir comment la Passion selon saint Matthieu
pouvait sonner dans les années 1730, son double chœur se trouvant augmenté
d'un troisième chœur chantant depuis la galerie en « nid d'hirondelle » de SaintThomas. (Pour ceux qui préfèrent entendre leur Bach sans retouches, nous avons
inclus la version originale, enregistrée lors de notre ultime répétition, sous forme de
plage additionnelle.)
Le récitatif de ténor qui s'ensuit relie les pensées individuelles sur la mort à la voie
préparée par l'endurant cheminement de Jésus vers le Golgotha et tient lieu de
pont entre le chœur en fa majeur et l'imposant « air du sommeil » en ut mineur
(n°3). Ce dernier est pour soprano avec hautbois obligé – s'y ajoutent les croches
staccato répétées des deux flûtes à bec ainsi qu'une ligne de basse pizzicato,
seconde occasion cette année de rencontrer chez Bach des cordes pizzicato pour
évoquer les « cloches funèbres » ou glas de la dernière heure. Au cas où certains
auraient dodeliné de la tête durant cet air ravissant et hypnotique, Bach fait appel à
une trompette renforçant le pupitre des cordes au grand complet pour une
évocation monumentale et haute en couleur du Jugement dernier (n°4) en trois
sections alternées : un accompagnato agité d'introduction, dont on ne peut
discerner la tonalité principale, un arioso en sol mineur (« Fürwahr, fürwahr » –
« En vérité ») citant la mélodie de choral sur laquelle la cantate repose, enfin une
section rapide à 6/8, avec cordes tourbillonnantes et fanfares de trompette pour
illustrer l'homme arraché aux liens violents de la mort. Théologiquement et
musicalement, tout ceci est extrêmement complexe, sophistiqué et innovant.
C'est dans la dernière de ces trois sections que Bach cite – ou anticipe – le
spectaculaire double chœur Sind Blitze, sind Donner de la Passion selon saint
Matthieu. Or si le chœur est antérieur à l'air de basse, il en résulte de fantastiques
implications quant à la datation de la Saint Matthieu – laquelle, jusqu'en 1975, était
censée avoir été composée pour le vendredi saint de 1729, la date ayant ensuite
été avancée de deux ans. Bach était-il déjà en train d'écrire la Saint Matthieu en
1724-1725, à l'époque même où il composait son second Jahrgang de cantateschorals ? Si tel est le cas, il se pourrait donc qu'il ait conçu la Saint Matthieu dans
l'esprit d'une « Passion-choral » – on relève d'ailleurs un usage plus intense des
chorals à quatre parties dans la Saint Matthieu que dans la Saint Jean, également
la présence de mouvements de type choral développés pour ouvrir et refermer la
Première Partie. Indépendamment de la date exacte à laquelle il commença la
Saint Matthieu, il semble que les intentions initiales de Bach à Leipzig aient été plus
ambitieuses que ce que les musicologues n'avaient jusqu'à présent imaginé, et que
lors de sa nomination il se soit lui-même assigné la tâche de faire entendre sa
propre musique, le plus souvent nouvellement composée, parfois reprise et
adaptée de ses années de Weimar, à tout le moins pour les deux premiers
Jahrgänge, chaque cycle culminant dans une adaptation de la Passion : source
d'une intense controverse stylistique dans le cas de la Saint Jean en 1724, ouvrant
de nouveaux horizons dans celui de la Saint Matthieu, laquelle lui prit beaucoup
plus de temps que prévu, le contraignant à en différer l'achèvement de deux ans.
La dernière cantate de ce programme pour la Quinquagésime fut Sehet! Wir gehn
hinauf gen Jerusalem, BWV 159, Stück en cinq mouvements sur un texte de
Picander dont la première audition eut lieu le 27 février 1729. Elle s'ouvre pour ainsi
dire in media res, sur un dialogue entre Jésus (basse solo) proclamant les paroles
de saint Luc (18, 31 – « Voyez ! Nous montons vers Jérusalem ») et l'âme
chrétienne (alto) implorant le Sauveur de se soustraire à son propre destin (« déjà
la Croix est préparée… les fers T'attendent »). L'alto est accompagné par
l'ensemble des cordes, tandis que les paroles de la basse retentissent sur une
basse « marchante » fragmentée s'arrêtant après une chute de septième, comme si
Jésus faisait une pause en chemin et, se tournant vers ses disciples, tentait de les
prévenir des épreuves qui l'attendent et de sa mort. On ressent de nouveau une
immédiate affinité avec la Passion selon saint Matthieu – épanchement de
désolation et de lamentation faisant songer à Marie-Madeleine (« Ach Golgotha,
unsel'ges Golgotha! »), même librettiste, même ton sublimé, même intensité
expressive.
Les similitudes continuent dans le deuxième mouvement, air fluide à 6/8 pour alto
et continuo par-dessus lequel les sopranos chantent la sixième strophe du célèbre
choral de la Passion O Haupt voll Blut und Wunden de Paul Gerhardt (1656). Le
quatrième mouvement s'ouvre sur les paroles « Es ist vollbracht » (« C'est
accompli ») – que Bach ait par deux fois mis ces paroles en musique, d'abord dans
la Passion selon saint Jean puis dans cette cantate, chaque fois de façon tout aussi
mémorable, avec un pathétisme aussi caractéristique qu'écrasant, reste un sujet
d'émerveillement. Dans cette version en si bémol de la cantate, pour hautbois,
cordes et basse solo, le temps semble presque se figer, irradiant une paix
solennelle conquise au prix de la résignation du Christ devant son destin. Ce
pourrait être en partie la fonction de l'exceptionnelle richesse du langage
harmonique de Bach – avec cette manière fréquente d'insister sur le ton de la sousdominante, voire de la sous-dominante de la sous-dominante ! Le choral final
reprend une strophe du poème de Paul Stockmann pour le temps de la passion
Jesu Leiden, Pein und Tod (1633) sur la tendre mélodie de Vulpius, rehaussée
d'harmonies chromatiques merveilleusement éloquentes sur une basse lyrique.
© John Eliot Gardiner, 2006
d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage »
Traduction : Michel Roubinet
SDG 118 [CD 2]
Cantates pour l'Annonciation, les Rameaux et Oculi
Walpole St Peter, Norfolk
Un concert à part – qu'il s'agisse du troisième dimanche de carême (cette année le
26 mars), pour lequel il faut bien se contenter d'une unique cantate, de la quasiconcomitance de la Fête de l'Annonciation (25 mars) ou d'une église de campagne
isolée, peut-être l'un des exemples les plus parfaits de style flamboyant primitif en
Angleterre, tout ce qui touchait à ce concert se révéla singulier, y compris sa
programmation. Il y a exactement deux ans, alors que nous étions les invités du
prince de Galles à Sandringham, nous avons bénéficié d'une visite guidée de ses
églises préférées dans le comté de Norfolk. Celle qui retint le plus mon attention
était Walpole St Peter, « la Reine des Marécages », avec ses délicates arcades en
ogive et ses colonnes élancées, ses bancs fermés de chêne clair et sa chaire
surélevée, sans oublier les stalles du chœur et leur décoration florale
magnifiquement ciselée. Je sentis immédiatement que ce serait le lieu idéal pour ce
programme particulier réunissant trois cantates de carême. Mais comment Son
Altesse Royale le prince de Galles aurait-il pu savoir, lorsqu'il choisit d'être le
sponsor de la Cantate BWV 1, non seulement qu'elle avait été composée pour la
Fête de l'Annonciation mais que lui-même résiderait à Sandringham précisément ce
week-end et demanderait par conséquent à honorer de sa présence notre concert ?
Nous nous retrouvâmes le samedi après-midi pour répéter les trois Cantates
(BWV 182, 54 et 1) dans cette église ravissante mais glaciale dont la toiture, tout
comme les champs et les prairies dénudées de cette région de l'East Anglia, était
battue par la pluie. Le soleil fit son apparition le dimanche, offrant un magique « jeu
de lumière sur la pierre et le bois » justifiant les cinq étoiles du guide de Simon
Jenkins England's Thousand Best Churches. Le prince arriva comme prévu et nous
l'accueillîmes avec l'arrangement de God Save the King réalisé pour Drury Lane
par Thomas Arne (1745), non pas joué de manière morose et pondérée, comme
c'est habituellement le cas, mais tel un passepied aérien et enlevé. C'était là un
prélude tout indiqué pour l'élégante Sonata par laquelle Bach fait débuter sa
Cantate Himmelskönig, sei willkommen (« Roi du ciel, sois le bienvenu »),
BWV 182, composée en 1714 alors que dimanche des Rameaux et Fête de
l'Annonciation coïncidaient. Cette Sonata est en fait conçue telle une ouverture à la
française en miniature, avec un dialogue entre violon solo et flûte à bec sur un
accompagnement pizzicato, vague évocation de l'entrée de Jésus dans Jérusalem
à dos d'âne. Avec ce moment magique des cordes faisant entendre pour la
première fois un soufflet dynamique noté arco, on ressent une fois encore ce
« coup de foudre » que Bach dut éprouver lors de sa première prise de contact
avec ses contemporains italiens – Corelli et Vivaldi, entre autres.
Un chant d'esprit madrigalesque pour chœur (n°2) – tout comme, me semble-t-il, ce
recours caractéristique aux concertisten, bientôt rejoints par les ripienisten, lorsque
cordes et flûte à bec font leur entrée – suggère une foule grandissante venue
saluer le Christ en tant que représentant de Dieu sur terre. Il est rare que Bach soit
d'une humeur aussi avenante. Les proportions chambristes de la musique, la gaieté
et la légèreté semblaient en parfaite harmonie avec l'édifice. Il n'y a qu'un seul
récitatif (n°3), d'ailleurs plus proche d'un arioso, ainsi que trois airs successifs et
contrastés puisant leur inspiration dans la Passion annoncée du Christ, basse (n°4)
et ténor (n°6) s'adressant directement au Christ tandis que l'alto (n°5) exhorte tous
les chrétiens à venir à la rencontre du Sauveur – ainsi qu'il est dit dans l'Évangile :
« ils étendirent leurs vêtements sur le chemin » tandis que « d'autres coupaient des
branches d'arbres et en jonchaient le chemin ».
Dans cet air lent à da capo (avec une section B légèrement plus rapide), Bach fait
s'affronter flûte à bec seule et alto solo, de leurs phrases infléchies et descendantes
jaillissant l'image de branches courbées et de la prosternation devant le Sauveur.
Cet air m'apparaît telle une Pietà musicale, Marie, représentée par l'alto, berçant le
Sauveur dans ses bras – on peut d'ailleurs admirer, dans l'angle nord-ouest de
l'église, un exemple rare en Angleterre de Pietà sculptée. L'air de ténor, avec sa
partie de continuo empressée et parfois torturée (ut dièse mineur dans la version
transposée de Leipzig !), suggère un climat relevant déjà du temps de la Passion.
Plusieurs suspensions et reprises annoncent Jésus tombant sous le poids de la
Croix en même temps qu'elles reflètent l'incapacité de ses disciples à le suivre
jusqu'au bout « à travers le bien-être et la souffrance ».
La cantate se referme sur deux chœurs : d'abord une fantaisie de choral en forme
de motet reposant sur la belle mélodie de Vulpius (1609) de l'hymne prescrite pour
le dimanche des Rameaux, puis une sémillante danse-choral qui pourrait tout aussi
bien provenir d'un opéra comique de l'époque (en fait, on imagine même qu'elle ne
serait pas entièrement déplacée à l'Acte I d'Eugène Onéguine de Tchaïkovski).
Particulièrement captivante, cette page requiert un équilibre de trapéziste et une
agilité de gymnaste madrigaliste. Dans une église comble d'un public varié – le
prince, son écuyer, son garde du corps ainsi que les comédiens de passage dans
sa résidence, les « pèlerins » venus de Londres et d'Oxford pour Bach, et même un
du Japon –, on percevait avec encore plus de force qu'auparavant ce mystère de
l'interprétation sur le vif de la musique de Bach, inspirant à l'évidence aussi bien les
interprètes que les auditeurs. On pouvait ressentir l'échange vital qui en résultait.
Vint ensuite Widerstehe doch der Sünde (« Résiste au péché »), BWV 54,
cantate offrant à l'alto solo deux airs sollicitant particulièrement son registre grave
(l'idéal pour la stupéfiante Nathalie Stutzman) et peut-être composée la même
année que Himmelskönig pour le troisième dimanche de carême (Oculi), ou un an
plus tard. Elle fait appel à cinq parties de cordes avec altos divisés, le librettiste de
Bach, Georg Christian Lehms, s'étant inspiré de l'Épître de Jacques : « Soumettezvous donc à Dieu ; résistez au diable, et il fuira loin de vous ». Le premier air est
fascinant. À deux reprises en l'espace d'une année, nous entendons Bach
commencer un mouvement par une âpre dissonance – un accord de septième de
dominante sur une pédale de tonique (l'autre exemple se trouve dans la Cantate de
l'Avent BWV 61 Nun komm, der Heiden Heiland). Ce choc délibéré, tactique, a pour
but de convaincre l'auditeur de la nécessité de « résister fermement à tout péché,
sinon son poison se saisira de toi ». Était-ce également pour Bach, se demande-ton, une façon de se présenter lui-même, deux jours après sa nomination au poste
de Concertmeister à la cour de Weimar ? Bach créée un climat d'urgence, de
stoïque résistance envers les puissances séductrices et obstinées du mal. Il s'en
fait l'écho à travers des lignes de violon lyriquement entrelacées, lesquelles se
tordent et s'enroulent – puis vacillent sur une mesure entière, comme suspendues,
avant de retomber, manifestement apaisées, clair symbole du sursis accordé à
quiconque se dresse fermement contre le péché. Une sinistre malédiction (illustrée
par deux nouvelles entrées abruptes des altos sur la même septième de
dominante) attend ceux qui ont perdu la volonté de résister. Et au cas où certains
n'auraient pas prêté attention, Bach maintient tout du long la puissante et opiniâtre
pulsation de l'accord. Sur les trente-deux croches des quatre mesures
d'introduction, quatre seulement sont consonantes, tout le reste n'étant que
dissonances, douze d'entre elles en accords de cinq notes !
Le récitatif qui fait suite arrache les masques du péché, lequel, à y regarder de plus
près, « se révèle n'être qu'une ombre vide ». C'est aussi « une épée acérée qui
nous transperce le corps et l'âme ». Le second air adopte la forme d'une fugue à
quatre parties bâtie sur un insinuant sujet chromatique et un contre-sujet long et
contourné illustrant les perfides entraves du mal. L'œuvre s'arrêtait-elle vraiment là,
ou bien avons-nous perdu en route un choral – et si ce n'est à la toute fin, peut-être,
tel un cantus firmus manquant, sous forme de suscription musicale destinée à la
fugue ? Il me vient à l'esprit que Bach a précisément recours à un tel procédé (sur
les strophes de l'hymne de Paul Gerhardt « Warum sollt ich mich denn grämen »)
dans son motet pour double chœur Fürchte dich nicht, BWV 228, très
probablement composé à la même époque. Les deux fugues s'ouvrent, ce qui ne
laisse d'intriguer, sur une figure descendante chromatique. Plus frappante encore
est la ressemblance du contre-sujet avec le thème du dernier mouvement de la
Cantate Christen, ätzet diesen Tag (« Chrétiens, gravez ce jour »), BWV 63,
composée à Weimar en 1714 et destinée au jour de Noël. Supposons un instant
que la Cantate Widerstehe ait été composée l'année suivante (en l'occurrence,
même le grand Alfred Dürr reste indécis) ; se pourrait-il que Bach ait voulu
réinvoquer l'appel à la grâce du temps de Noël (« Tout-Puissant, regarde avec
bienveillance la ferveur de ces âmes soumises ») dans sa Cantate de carême, afin
d'anéantir la beauté séductrice du péché (« de l'extérieur merveilleuse ») inventée
par le malin ?
Le point culminant de ce concert était la Cantate de l'Annonciation Wie schön
leuchtet der Morgenstern (« Comme elle resplendit, l'étoile du matin ! »), BWV 1,
entendue pour la première fois à Leipzig en 1725, fête de l'Annonciation et
dimanche des Rameaux coïncidant cette année-là. Il n'est guère besoin de
beaucoup d'imagination pour saisir l'importance de cette double célébration
intervenant vers la fin du carême et de sa période de jeûne, durant laquelle aucune
musique ne pouvait être jouée à l'église. Le second Jahrgang de Bach se refermait
sur cette jubilante cantate de printemps (qui aurait dû être suivie, le vendredi
d'après, de la première audition de la Passion selon saint Matthieu, si celle-ci avait
pu être terminée à temps). Ce fut également la première cantate à être publiée, en
1850, dans le premier des quarante-cinq volumes de l'édition de la BachGesellschaft. On se demande ce que des souscripteurs-compositeurs tels que
Schumann et Brahms durent penser de la manière inventive et magistrale dont
Bach tisse ses textures contrapuntiques autour de l'une des hymnes luthériennes
les plus stimulantes et les plus connues. Opulente, majestueuse et « orientale », la
pâte orchestrale évoque les parfums de la Cantate BWV 65 pour l'Épiphanie Sie
werden aus Saba alle kommen (« Tous ceux de Saba viendront »), que nous
avions donnée à Leipzig quelques mois plus tôt, tant par l'instrumentation – cors,
oboe da caccia et cordes (mais pas de flûte à bec cette fois) – que par le mètre –
un 12/8 solennel pour la fantaisie de choral d'introduction en fa majeur. L'œuvre
s'ouvre sur une représentation intime de l'Annonciation, à un solo de second violon
modéré répondant l'orchestre au complet, auquel font ensuite écho, à la dominante,
d'abord les deux violons puis, par paires, cors, hautbois et violons, conduisant à
une danse toute de spontanéité et on ne peut moins cérémonieuse : une mesure et
demie de danse, puis un déploiement rhapsodique de tout l'orchestre sur une série
frémissante, à la basse, de fa à l'octave, avant que ne retentisse en longues notes
des sopranos et (parfois) du premier cor, l'imposante proclamation de la mélodie de
Nicolai.
Comme dans la Cantate BWV 182, les acclamations de la foule sont enivrantes et
radieuses, notamment au point culminant du mouvement, « haute et infiniment
sublime », mais ici l'accent est mis sur la majesté et l'opulence, ainsi dans la triple
répétition de « reich von Gaben » (« riche de présents »). Il m'a semblé que le
public était suffisamment familiarisé avec la mélodie de l'hymne de Nicolai (connue
en anglais sous le titre « How brightly shines the morning star ») pour que prenne
forme ce « cercle invisible de l'effort humain », selon l'expression de Yo Yo Ma,
lorsque interprètes et auditeurs se trouvent simultanément engagés dans un acte
fédérateur. Ce sentiment, j'eus l'occasion de l'éprouver à nouveau, vingt-quatre
heures plus tard, lors d'un concert de rock au Royal Albert Hall au cours duquel
Sting, en une sorte de litanie, échangea avec son public en adoration des bribes de
chansons connues de tous. C'est dans ce genre de moments, où le lien entre
musiciens et auditeurs est singulièrement fort, que l'on peut avoir une idée de
comment ces cantates durent être reçues lors de leur création à Leipzig – ou du
moins de comment Bach entendait qu'elles le soient.
L'atmosphère festive de cette cantate se poursuit, pleine d'allant sur ses rythmes
de danse : dignes et solennels dans la fantaisie initiale, telle une flamme
frémissante dans le premier air (pour soprano avec oboe da caccia), jubilatoires sur
mètre ternaire dans le deuxième air, richement orné (pour ténor et, comme il sied,
« le timbre des cordes »), et pour finir une engageante harmonisation à quatre voix
sur d'autres strophes de Nicolai, cette fois avec une redoutable partie de dessus
pour le second cor. Il y a là de quoi vous tirer les larmes des yeux, et plus encore si
des rayons de lumière printanière transpercent les limpides verrières de l'église : on
ne saurait mieux suggérer l'apparition de l'« étoile du matin ».
© John Eliot Gardiner, 2006
d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage »
Traduction : Michel Roubinet