Postface - Asphalte

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Postface - Asphalte
Postface
à l’édition française
En 1993, la favela de Vigário Geral, à Rio de Janeiro, subissait le massacre de vingt et un innocents par des policiers
cagoulés, ces derniers agissant en représailles à l’assassinat
de quatre de leurs collègues par les trafiquants de drogue
locaux. L’année suivante, l’un des reporters parmi les plus
respectés du pays, Zuenir Ventura, mon ex-rédacteur en
chef au Jornal do Brasil, publiait un livre qui devait constituer un tournant du journalisme carioca, Cidade Partida1.
Ventura, alors sexagénaire, avait fréquenté cette communauté de la banlieue de Rio afin de tenter de comprendre la logique de la violence, si tant est qu’il y en ait une.
Son enquête est rapportée dans ce livre-reportage au titre
éloquent, démontrant qu’il existait deux villes séparées : le
1. Littéralement : « ville coupée ». Companhia das Letras, 1994.
morro (les favelas, même lorsqu’elles sont construites en
terrain plat, ce qui est le cas de Vigário Geral) et l’asfalto,
l’asphalte (maisons et immeubles, plus riches et cautionnés
par la puissance publique).
Deux logiques différentes gouvernent ces deux parties
de la cité. Côté asphalte, les gens essaient de vivre comme
si la partie pauvre n’existait pas, bien que cette partie-là se
rappelle constamment à leur bon souvenir en frappant à
leur porte, sous forme d’agressions, de prises d’otages et de
meurtres. Côté morro, les gens essaient de vivre conscients
de l’oppression désormais exercée tantôt par des flics corrompus, tantôt par les trafiquants lourdement armés, en
situation de guerre ou d’alliance, selon les cas.
Aujourd’hui encore, quatre factions criminelles se disputent le territoire des favelas de Rio : le Comando Vermelho
(Commando rouge, cette couleur rappelle les liens entre
leaders historiques et prisonniers politiques durant la dictature militaire, de 1964 à 1985) ; les Amigos dos Amigos
(les Amis de mes amis) ; le Terceiro Comando (le Troisième
Commando) et, plus récemment, les milices constituées par
des policiers qui monnaient leur protection afin de remplacer celle exercée par les trafiquants.
Bien que ces factions soient régulièrement considérées
par la presse comme relevant du « crime organisé », l’organisation en question est tout ce qu’il y a de plus simpliste.
Tout au moins pour ce qui a trait aux trafiquants. Quant aux
milices, celles-ci ont réussi à faire élire leurs représentants
dans les assemblées municipales comme dans celles de
l’État. Chaque faction possède ses chefões (chefs). Même
détenus dans des prisons sous haute surveillance, ceux-ci
réussissent à contrôler le trafic grâce aux téléphones portables qui leur sont fournis de manière illégale.
En général, chaque morro contrôlé par l’une ou l’autre faction du trafic nomme un gerente (gérant), sorte de potentat local qui maintient l’ordre établi en déplaçant le curseur
sur l’échelle de la terreur. Le gerente a autorité sur le lugartenente (lieutenant), une espèce de contremaître. Selon la
taille et l’importance de la communauté, cette dernière
abritera un atelier susceptible d’approvisionner en armes
et munitions d’autres communautés apparentées. L’armeiro
(chargé de l’armement) est un autre poste important car
son titulaire, souvent un ex-militaire, devra veiller sur l’entretien de l’arsenal,
Aux échelons inférieurs de la hiérarchie existent des
soldados (soldats), trafiquants moins importants, directement confrontés à la violence, des olheiros (guetteurs),
généralement des mineurs, qui surveillent les patrouilles
de policiers et sont chargés de donner l’alerte, des aviões
(dealers) chargés de répartir de petites quantités de drogue
dans la ville, sans qu’ils soient nécessairement habitants
du morro.
Depuis la parution de Black Music au Brésil, en 2008,
l’occupation de certaines favelas proches de l’asphalte par
ce qu’il est convenu d’appeler la « bonne police » – par
opposition aux flics corrompus – a été couronnée de succès, et ce de façon pacifique, ce qui laisse espérer qu’une
réconciliation de la ville coupée demeure possible.
Pour l’immense majorité des autres morros, la situation
demeure telle qu’elle vient d’être décrite.
Arthur Dapieve
Rio de Janeiro, août 2011