Prix des matières premières: risques et couverture

Transcription

Prix des matières premières: risques et couverture
Thème du mois
Prix des matières premières: risques et couverture
La volatilité croissante des prix
des matières premières, ces dernières années, ainsi que les augmentations de coûts et les incertitudes dans la planification qui
en ont résulté, ont fait que la gestion active des risques liés aux
matières premières a fortement
gagné en importance au sein des
directions d’entreprise. L’article
ci-contre examine quelques questions cruciales. Tous les risques et
paramètres essentiels ont-ils été
identifiés? Comment chiffrer a
priori et a posteriori les risques,
autrement dit les effets des fluctuations de prix sur les recettes?
La stratégie et le pilotage en matière de risque sont-ils compatibles avec le modèle d’affaires et
le profil de risque définis par
l’entreprise?
Pas de changement en vue quant
à la volatilité des marchés
rendront plus difficile pour tous, surtout
pour les acheteurs.
2008 a été une année de crise et le prix du
Brent a pratiquement atteint 150 USD le baril avant de retomber peu après en dessous
de 40 USD; au début mai 2010, il est remonté
à quelque 80 USD. Cette évolution est typique de l’ensemble du marché des matières
premières: pendant la même période, les prix
du cuivre ont fluctué de plus de 50%; ceux de
l’aluminium, du plomb, du nickel, du zinc et
de l’étain ont connu des soubresauts analogues, tout comme ceux de biens agricoles
tels le coton, le blé et le soja.
Le marché des matières premières est
considéré à divers titres comme très intéressant par les différents acteurs financiers:
− les gros consommateurs de matières
premières (entreprises industrielles ou
fournisseurs de services logistiques) se
couvrent systématiquement contre les
fluctuations de prix;
− les gérants de fortune prévoient une forte
hausse des rendements du fait de la raréfaction constante des ressources;
− les courtiers profitent d’une volatilité parfois considérable pour tenter de réaliser
des gains d’importance identique.
La gestion des risques dans les
entreprises
Dans une entreprise, contrôler les finances est une tâche inaliénable du conseil d’administration. Depuis 2008, le rapport d’activité doit s’accompagner d’indications sur
l’évaluation des risques. Cela signifie qu’une
entreprise dépendant de matières premières
doit piloter le risque encouru sous une forme
ou sous une autre. Pour cela, il faut commencer par recenser et évaluer systématiquement
les risques financiers, qui comprennent non
seulement le crédit et les liquidités, mais
aussi le risque de marché, dans lequel figure
les matières premières.
Les entreprises connaissent-elles leurs
risques?
Les projets d’infrastructure et de construction financés avec les milliards engagés par
les pays industrialisés ou émergents, comme
la Chine et l’Inde, pour relancer l’économie
ont dopé la demande en matières premières.
À moyen terme, rien ne changera par rapport
à aujourd’hui; bien au contraire, la raréfaction croissante des ressources et le fait que
plusieurs matières premières doivent être
importées de régions politiquement instables
ajouteront à la complexité du marché et le
Chiffrer correctement ces risques fait partie d’une stratégie réussie de couverture. La
méthode idéale est une mesure, exprimée en
unités monétaires, qui permet de comparer
le risque encouru et le rendement escompté,
en n’oubliant pas les risques de crédit et de
paiement. Cette quantification servira de
base aux décisions ultérieures en matière de
couverture. On constate en effet régulièrement que, malgré des besoins identiques en
matières premières, les entreprises s’en tirent
plus ou moins bien face aux fortes fluctuations des prix. À part une stratégie heureuse,
un élément essentiel de succès est un système
efficace de contrôle des risques. Il faut, en
premier lieu, identifier les domaines risqués
pour l’entreprise et l’importance de sa dépendance vis-à-vis des matières premières.
Marc D. Grüter
Chef Financial
Risk Management,
KPMG Suisse
Thomas Küng
Directeur, Financial
Risk Management,
KPMG Suisse
Marcus Hofstätter
Manager, Financial
Risk Management,
KPMG Suisse
8 La Vie économique Revue de politique économique 11-2010
Thème du mois
Graphique 1
nce
lla
ei
1.
I
e
ion
cat
ifi ge
nt ura
de mes
t
4.
Su
rv
Cycle de la gestion des risques liés aux matières
premières
Gestion des risques
liés aux matières
premières
r
St
at
lo
ge
ég
Pi
ie
3.
ta
2.
Source: KPMG / La Vie économique
On déterminera et on simulera ensuite les
quantités, le calendrier et les effets financiers
sur le résultat au moyen d’analyses des coûts
et de corrélation, ainsi que de scénarios et de
tests de résistance. L’étape suivante consiste à
définir le moment de l’exposition au risque
pour déterminer son véritable horizon1. Un
exemple simple montre les effets que peut
avoir un seul poste lié aux matières premières: si la part du nickel dans le volume
des achats est de 20% et que son prix augmente de 30%, comme en 2010, le coût total
des achats croîtra de 6%.
La dernière crise économique a également
attiré l’attention sur le risque de défaillance
du partenaire. Il s’agit du cas où, après
conclusion puis au cours d’un contrat, une
partie ne peut honorer ses obligations de
fourniture, de réception ou de futur paiement. Lorsqu’un fournisseur fait défaut, les
entreprises doivent fréquemment acheter
leurs matières premières sur le marché, au
prix fort. Les risques d’achat s’accroissent encore du fait que l’acquisition et la couverture
de matières premières sont en général exprimées en devises étrangères; il faut donc éventuellement aussi couvrir le risque de change.
Réflexions sur la stratégie managériale
1 Ce faisant, on tiendra toujours compte de la distinction
entre horizon comptable (de la facturation au paiement)
et horizon économique (du calcul des prix au paiement
par exemple).
Comme les fluctuations des prix resteront certainement extrêmes, les entreprises
grosses consommatrices de matières premières devraient s’assurer qu’elles disposent de
systèmes de couverture, fondés sur une stratégie bien définie: cela garantit non seulement leur survie et leur compétitivité, mais
aussi la fiabilité de leur planification.
L’affinité de l’entreprise aux risques
constitue un paramètre décisif, lorsqu’il s’agit
de choisir une stratégie destinée à les gérer et
9 La Vie économique Revue de politique économique 11-2010
de prendre des mesures visant à réduire ceux
qui touchent aux matières premières. Pour
les industries, ce sont donc le modèle d’affaires particulier et l’attitude du conseil d’administration et de la direction qui dictent
cette affinité. Un facteur déterminant est la
résistance au risque, qui se mesure par la capacité de venir à bout de résultats volatils.
Pour cela, il faut impérativement prendre en
compte les effets éventuels sur les flux de trésorerie. Le risque lui-même suscite trois attitudes:
− la neutralité: l’entreprise n’attribue que
peu d’importance aux écarts éventuels par
rapport à la moyenne de rendement
escomptée;
− l’aversion: l’entreprise pratique une gestion anticipatrice pour couvrir les risques
reconnus le plus tôt possible et de façon
complète; elle renonce, en même temps, à
profiter des chances éventuelles d’améliorer ses résultats;
− l’attrait (ou goût du risque): l’entreprises
est disposée à prendre des risques si le
management y voit une chance d’améliorer ses résultats.
La stratégie de couverture des risques liés
aux matières premières devrait donc toujours
être considérée dans un contexte plus général
spécifique à l’entreprise. Il paraît également
crucial de suivre systématiquement les effets
des variations sur le marché des matières
premières (contrôle des risques) pour détecter à l’avance, grâce à des systèmes d’alerte,
les variations qui affectent les paramètres
susceptibles de faire flamber les prix, et d’en
déduire les mesures stratégiques requises.
Ces paramètres sont avant tout les cycles économiques, les changements politiques dans
les régions de provenance des matières premières et dans leur politique d’extraction, ou
encore le gonflement des stocks.
D’une façon générale, nous constatons
que, dans beaucoup d’entreprises, les dispositifs de pilotage ne répondent pas encore
suffisamment à ces exigences pour garantir
une gestion efficace, systématique et anticipatrice des risques liés aux matières premières. Une amélioration en ce sens irait
également dans l’intérêt des actionnaires et
des partenaires.
Mise en œuvre d’une stratégie
de couverture optimale
Il peut arriver que, pour couvrir une
matière première d’une qualité donnée, il
n’existe pas de contrat standard à la Bourse
correspondante, ou que celui-ci ne présente
qu’une liquidité faible. En tel cas, il faut trouver un substitut, autrement dit un autre type
Thème du mois
Graphique 2
Matières premières: achat à terme et achat d’option de vente
Achat à terme et achat
d’option de vente
Opération de base
Position assurée
400
400
+50
100
200
Prix du marché
300
400
=
-50
100
200
300
Prix du marché
400
300
Prix net final
+
200
0
Couverture
Prix final
300
200
100
200
300
400
Prix du marché
Explication: en cas de chute des prix, l’option est exercée et l’opération
à terme lissée. Gain (option) et perte (terme) s’équilibrent (compte
non tenu des coûts de transaction). La matière première est achetée
au prix du marché (faible). En cas de hausse des prix, l’option échoit.
Grâce à l’opération à terme, la matière première peut être achetée
à un prix (net) constant.
de couverture. Celle-ci ne sera cependant
efficace – tant sur le plan comptable que sur
celui du risque – que si l’évolution du prix de
l’opération de base et celle de la couverture
sont pratiquement identiques. Cela peut être
calculé et prouvé par une analyse de corrélation. Si les opérations de base impliquent une
matière première de qualité variable, une
autre option est de composer des «paniers de
produits» pour obtenir une corrélation aussi
forte que possible entre l’opération de base et
la couverture.
Un exemple tiré de l’industrie chimique illustrera ce principe. Les produits qui en sont
issus, comme l’éthylène, dérivent en majeure
partie du pétrole. Si l’on veut se couvrir
contre le risque de variation du prix de
l’éthylène et qu’il n’existe pas de couverture
en liquide pour l’éthylène, on pourra le faire
par un contrat de couverture en pétrole, pour
autant que l’analyse ait prouvé une corrélation positive entre l’éthylène et le pétrole
(évolution pratiquement identique des prix).
Il existe, toutefois, un risque que la valeur de
base de la matière première et le coût de la
couverture évoluent de façon divergente.
D’une part, une matière première peu liquide
peut connaître une flambée inattendue de
son prix à cause d’un assèchement temporaire du marché; d’autre part – cas extrême
–, l’une des deux positions (éthylène ou pétrole) peut soudain n’être plus du tout disponible. Cela peut, par exemple, arriver quand,
lors de la couverture de produits pétroliers
de raffinage par des contrats en pétrole, la capacité normale d’une raffinerie fait défaut
pendant une période assez longue, à cause
d’un incendie ou pour toute autre raison. La
forte corrélation entre les deux positions
peut ainsi varier temporairement de façon
significative: cela se nomme le risque de
base.
10 La Vie économique Revue de politique économique 11-2010
Source: KPMG / La Vie économique
Même les instruments simples peuvent
être efficaces
Malgré la foule d’instruments complexes
à disposition, il est aussi possible d’obtenir
une couverture efficace avec des produits
simples. La va­riante la plus ordinaire est
l’opération à terme, qui consiste à convenir
d’un prix fixe pour une livraison datée à
l’avance. Dans cette opération, la matière
première est livrée physiquement. Quand
cette dernière est transformée directement,
l’opération à terme est particulièrement indiquée.
Si une livraison physique n’est pas possible ou judicieuse, on peut recourir à une opération à terme dérivée, avec règlement en liquide. Comme dans le cas précédent, cet
instrument de couverture protège contre le
risque de prix. À l’échéance, il n’y a toutefois
pas de livraison physique, mais un règlement
compensatoire résultant de la différence de
prix entre la couverture et le prix du marché
du jour. Selon qu’il soit supérieur ou inférieur au prix fixe convenu, l’entreprise reçoit
ou paie la différence à l’autre partie. En combinant l’opération à terme dérivée avec la
vente ou l’achat d’une matière première au
prix du marché, l’entreprise obtient un prix
Thème du mois
fixe, puisque ceux de la couverture et de
l’opération de base évoluent en sens contraire.
Une autre possibilité de couverture est
l’option. Dans les méthodes décrites précédemment, le prix est fixé de façon inaltérable. On obtient ainsi une sécurité complète
en termes de planification, mais on renonce
aussi à d’éventuels gains supplémentaires au
cas où l’évolution serait positive. Avec les options, on fixe le prix maximal payé, mais l’entreprise peut profiter de la baisse des prix:
comme l’option n’est pas exercée en cas de
chute des prix, on achètera à meilleur compte
sur le marché. Les options sur les matières
premières ont un inconvénient: la forte
prime qu’il faut verser à l’achat. Par le passé,
les matières premières ont manifesté une
volatilité nettement supérieure à celle des
devises. C’est pour cette raison que les
primes des options destinées à couvrir les
risques liés aux matières premières sont relativement coûteuses.
Une autre solution pour réduire les risques liés aux matières premières est de les répercuter sur les fournisseurs ou les clients par
ce qu’on appelle les facteurs d’ajustement. Il
faut, toutefois, que le procédé soit reconnu
sur le marché concerné. Le point faible de ce
type de stratégie est son application. Elle
n’aura, en effet, de succès que si la concurrence l’autorise par un comportement similaire, qu’elle est acceptée par les acheteurs ou
que le vendeur/acheteur détient un pouvoir
de marché suffisant.
Comment garantir un pilotage
et une surveillance efficaces?
Aussitôt conclues, l’opération de base et
toutes les transactions de couverture doivent
être saisies et évaluées dans un système informatique approprié. Selon l’étendue du risque
et son importance pour l’entreprise, les rapports sur l’évolution des positions des matières premières devraient être remis à la direction si possible tous les mois ou, en tout cas,
trimestriellement. Si une entreprise décide
de miser sur certaines positions commerciales, l’appareil de contrôle devrait les évaluer
quotidiennement. Les particularités du négoce des matières premières et de sa couverture font que les systèmes informatiques ne
sont pas tous capables d’en reproduire complètement et correctement les opérations.
C’est pourquoi il importe de tenir compte à
temps de cet aspect dans les réflexions, particulièrement pour utiliser correctement les
instruments de couverture choisis et être en
accord avec les normes internationales de
présentation des comptes (IAS 39, IFRS 7,
etc.), de même que pour identifier et traiter
11 La Vie économique Revue de politique économique 11-2010
les données du marché destinées à évaluer les
produits dérivés des matières premières ou
les opérations de base sous-jacentes.
Pour éviter les frictions et une gestion
contre-productive des risques liés aux matières premières, il faudra en confier la responsabilité à un seul service. Dans la pratique, c’est la gestion de la trésorerie qui
l’assume la plupart du temps, en liaison
étroite avec le service des achats et la vente.
De cette façon, les contrats d’achat et de
vente de matières premières sont gérés dans
un seul portefeuille central. Cette répartition
des tâches permet aux services de vente de se
concentrer sur l’obtention d’une marge
convenable et à ceux de production sur
l’abaissement des coûts, alors que les risques
de prix sont gérés par un service central.
Conclusion
Les considérations ci-dessus montrent la
grande complexité des risques auxquels sont
exposées les entreprises fortement dépendantes des matières premières. En premier
lieu, il ne s’agit pas de mettre au point la
meilleure couverture possible, mais plutôt de
suivre une stratégie qui corresponde au profil de risque de l’entreprise et qui soit conçue
avec tous ses services. Les effets des mesures
prises sur le risque global et les recettes de
l’entreprise doivent être chiffrés systématiquement pour rester probants vis-à-vis de
tous les actionnaires et partenaires impliqués.
La pratique a montré que les entreprises
continuent à sous-estimer les risques liés aux
matières premières et leur impact sur la rentabilité, parce qu’elles ne disposent souvent
pas d’une expérience suffisante dans le traim
tement de ces questions complexes.