Sexualités celtiques - Racines et Traditions en Pays d`Europe

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Sexualités celtiques - Racines et Traditions en Pays d`Europe
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Sexualités celtiques
Kevin McCeornnock
Analyse :du livre de Peter CHERICI, Celtic Sexuality. Power, Paradigms
and Passion, Duckworth, London, 1995, ISBN 0-7156-2688-4.
Le livre de Peter Cherici peut paraître étrange de prime abord car il
sollicite les faits dans la perspective d'un pansexualisme et d'un féminisme
qui tient le haut du pavé dans le monde anglo-saxon. La thèse de Cherici
peut se résumer aisément : les Celtes* d'Irlande avaient une sexualité libérée
et naturelle ; les Chrétiens romains, augustiniens, anglo-saxons, catholiques
et puritains, tous confondus, développaient une sexualité répressive et refoulante, corollaire d'un appétit de pouvoir temporel et politique et d'une volonté de mettre les esprits au pas. On a l'impression de découvrir un nouveau
manichéisme. Mais la démarche, même outrée, est tout de même intéressante
à plus d'un titre, car elle laisse entrevoir l'existence de mécanismes de coercition, bien utilisés par les pouvoirs ecclésiastiques jadis, politico-médiatiques aujourd'hui.
Cherici constate que l'Eglise* a toujours fait un usage politique de la
sexualité. Le Bas-Empire était décadent et ne respectait plus les règles strictes d'une sexualité légale et officielle, établie par Auguste (cf. à ce propos le
livre de Pascal Quignard, Sexe et effroi, coll. Folio). La christianisation sous
Constantin et ses successeurs donne à l'Evêque de Rome un pouvoir exorbitant, toutefois rapidement annihilé par les migrations germaniques. Les Germains sont païens* ou disciples d'Arianus et ne reconnaissent pas le pouvoir
du Pape romain. Cherici veut prouver par son ouvrage que les doctrines
chrétiennes sur la sexualité ont été maniées dans des buts politiques bien
précis. Le roi licencieux et peu enclin à écouter les ecclésiastiques était décrié comme immoral et pervers. Le récalcitrant libertaire pouvait être banni
de sa communauté*. Peu d'hommes étaient prêts à accepter une telle punition.
N'ayant jamais été soumise aux aigles romaines, l'Hibernie, l'actuelle
Irlande, ne connaît pas le discrédit qui frappe la sexualité sur le pourtour de
la Méditerranée et en Europe* continentale. Les bardes hiberniens décrivent
leur pays comme une femme, l'identifiant tour à tour à l'une des trois déesses
Banba, Fólta ou Eriù. Cette société agricole a des rituels essentiellement
agraires, des cultes de la fertilité. Les textes bardiques décrivent les hauteurs
de l'Irlande comme des seins de femme et ses vallées comme des vulves. Au-
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tant de comparaisons poétiques et délicieusement grivoises indiquant une
sexualité dépourvue de culpabilité. Les sources nous laissent également entrevoir un système social très différent des codes augustéens réglementant la
sexualité des citoyens de l'Urbs. Auguste impose aux matrones des citoyens
romains une chasteté absolue, où chasteté signifie non virginité mais refus total de tout plaisir sexuel et de tout orgasme, et ne tolère qu'une seule forme
de mariage, la forme patriarcale absolue (cf. Quignard, op. cit.). La fantaisie
sexuelle des hommes et leur goût pour les coïts ou fellations diversifiés, pouvait se satisfaire dans des bordels quasi officiels où servaient des femmes ou
des gitons n'ayant aucun statut de citoyenneté. Précisons que le citoyen romain, pour Auguste, est un acteur sexuel actif et ne peut être souillé par une
quelconque forme de passivité sexuelle, sous peine d'être exclu de son statut,
infamie suprême. Par contraste, écrit Cherici, les systèmes sociaux irlandais
et gallois permettent différentes formes légales de mariage. Certaines unions
non maritales et plus charnelles reçoivent également un statut juridique bien
défini, permettant le déploiement sans heurts de sexualités (hétérosexuelles)
diverses. Les femmes y bénéficient d'une plus grande indépendance que les
matrones romaines (d'Auguste à Constantin).
Ces multiples expressions de la sexualité celtique ont perduré
jusqu'aux premières conquêtes anglaises, sous Henri II Plantagenet (qui débarqua en 1169 avec une armée composée d'une minorité d'Anglais, d'une
majorité de mercenaires flamands et d'Irlandais alliés, issus du Leinster).
Dans un premier temps, le Roi anglais n'exige qu'une soumission formelle et
n'intervient pas dans l'énoncé des lois irlandaises. Le régime de la multiplicité des formes de mariage se maintient et est accepté avec un certain enthousiasme par les Anglo-Saxons, les Normands et les Flamands qui s'installent
en Irlande. Le Pale, région où se concentre la première colonisation, adopte
les mœurs irlandaises, plus libertaires. Plus tard, la sexualité non maritale
s'exprime dans des bordels joyeux, ancêtres des ale-houses ultérieurs, acceptés par tous et rapidement exportés en Angleterre et sur le Continent.
La situation perdurera jusqu'au début du XIVe siècle, où deux paradigmes
sexuels se juxtaposent en Irlande : l'autochtone, plus permissif, et l'AngloSaxon, calqué sur les codes augustéens (pour le mariage des Nobles, copié
sur les règles matrimoniales patriciennes à partir d'Auguste) et sur l'hostilité
chrétienne à toute fantaisie ou plaisir sexuel (Augustin, Jérôme, Origène).
Les choses vont changer en 1317, inaugurant le cycle interminable
des tragédies irlandaises, qui marque encore notre époque. Cette année-là
l'évêque d'Ossory est un frère franciscain, Richard de Ledrede. Il décide que
la sorcellerie* corrompt l'Irlande, s'appuyant sur un synode du Pape avignonnais Jean XXII, instituant l'équivalence entre sorcellerie et hérésie. Richard de Ledrede visera à appliquer les instructions papales.
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Derrière cette démarche inquisitoriale se profile une lutte plus prosaïque, où sorcellerie et hérésie ne sont que prétexte. La papauté s'est affirmée
face aux pouvoirs temporels ; elle va désormais tenter de les exclure. Richard
de Ledrede sera l'instrument de cette politique, et s'opposera aux règles juridiques traditionnelles d'Angleterre et d'Irlande. Les lois civiles anglaises garantissent la protection des individus face à toute persécution ou punition injustes. Cette tradition est un frein à la toute-puissance que veut acquérir la
papauté en Europe. Les codes traditionnels et communautaires sont des
garde-fous, des garanties face à l'arbitraire, des systèmes de lois taillés sur
mesure, conformes à une continuité historique particulière. Tout pouvoir universaliste cherche à abattre de telles particularités juridiques, protectrices des
hommes concrets. En ce sens, l'action de l'évêque franciscain de Ledrede est
paradigmatique. Elle est le modèle de toutes les inquisitions portées par des
idéaux désincarnés ; notre époque n'en est pas exempte.
L'épreuve de force va se jouer entre l'Etat (à l'époque garant des
droits coutumiers et communautaires) et l'Eglise* (incarnant la rigueur universaliste, sourde à toute particularité). Richard de Ledrede arguait qu'il y
avait des forces maléfiques à l'œuvre dans le monde, échappant aux compétences du pouvoir civil. Le pouvoir ecclésiastique doit y suppléer et lutter
contre les reliquats du paganisme* (et du druidisme), contre la sorcellerie et
les hérésies (surtout pélagiennes). Les Franciscains sont mobilisés pour débusquer les indésirables et les ‘non-conformes’. Les premières victimes sont
pour l'essentiel de pauvres diables marginaux, n'appartenant à aucun clan*
bien défini, qui servent d'exemples mais sans grands effets. Quand Richard
de Ledrede s'attaque à une femme noble, ressortissante de l'aristocratie mixte
anglo-irlandaise, Alice Kyteller, et tente de la faire arrêter, il rencontre une
opposition du Chancelier d'Irlande, qui estimait que les accusations portées
contre l'intéressée étaient sans fondements. Alice Kyteller était accusée
d'avoir empoisonné ses trois maris, de concocter des potions maléfiques (en
réalité elle connaissait l'usage et les effets bénéfiques des herbes), d'avoir la
visite nocturne d'un amant démoniaque, un certain Robin mac Art (sans
doute son amant fixe dans la tradition libertaire celtique). Richard de Ledrede conteste la décision du Chancelier. Il persiste dans sa volonté de persécuter Alice Kyteller. Le Chancelier ne capitule pas et fait arrêter l'évêque !
L'épreuve de force se termine à l'avantage du pouvoir civil traditionnel. Du
moins la première manche.
Richard de Ledrede fait alors cesser tous les offices religieux dans son
diocèse, assurant ainsi sa libération (selon la tactique habituelle de l'Eglise).
Alice Kyteller quitte l'Irlande. L'évêque fait arrêter sa servante celtique Petronilla de Meath. Elle est soumise à la torture et périt sur le bûcher. Elle est
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la seule femme irlandaise à avoir subi ce triste sort. Finalement, les codes irlandais et anglo-saxons, la Brehon Law et l'English Common Law eurent le
dessus, car les successeurs de Richard de Ledrede n'osèrent plus s'opposer
au pouvoir civil. Mais le ton était donné : les codes juridiques irlandais et les
codes traditionnels anglo-saxons sont battus en brèche. On n'ose plus les affirmer avec la même aisance face aux autorités ecclésiastiques. La comparaison est aisée avec la situation actuelle, où les codes nationaux n'osent
plus s'affirmer devant les prêtres laïques des nouveaux universalismes.
En 1366, Edouard III d'Angleterre s'efforce de mettre un terme à la
fascination qu'exerce le droit irlandais (surtout son volet matrimonial) sur ses
sujets anglo-saxons et normands. En faisant accepter par le Parlement de
Londres les Statuts de Kilkenny, interdisant aux Anglo-Irlandais d'adopter
des mœurs et des coutumes celtiques. Ces Statuts interdisent de parler la langue gaélique, de se vêtir à l'irlandaise, de monter les chevaux sans selle (une
coutume irlandaise, pratiquée notamment pour rompre l'hymen des jeunes
filles, frein à leur épanouissement sexuel). Enfin, les Statuts de Kilkenny interdisent les mariages entre Anglo-Saxons-Normands et Irlandais celtes, instituant un apartheid qui existe toujours. Avec Henri VIII et Cromwell, qui
poursuivent l'œuvre du Franciscain de Ledrede mais sous le signe de
l'anglicanisme ou du puritanisme, l'Irlande perd son autonomie, voit ses
droits coutumiers foulés aux pieds. L'Eglise catholique soutient les résistants
irlandais mais par pur calcul : pour prendre une Angleterre désormais antipapiste à revers, lors de l'aventure de l'Armada espagnole ou pour soutenir
les Stuarts avec l'appui français.
Cherici démontre surtout que les doctrines chrétiennes sur la sexualité
ont servi d'instrument pour assurer le pouvoir de l'Eglise ou de l'Etat, quand
celui-ci se transforme en humble serviteur de l'Eglise. Les Catholiques ont
pratiqué cette stratégie. Les Puritains protestants la continuent, comme
l'atteste la ridicule affaire Clinton/Lewinski.
Enfin le livre de Cherici contient également une étude très intéressante
sur l'ascétisme sexuel dans les ordres monastiques, en Egypte sous le BasEmpire, chez Martin de Tours et ses émules. Chericimontre que le monachisme irlandais ne mettait pas tant l'accent sur la macération et l'abstinence
sexuelle mais sur le savoir. De là son succès. Néanmoins, il nous montre
aussi l'ambivalence de figures comme Columcille et Colomban, tiraillées entre un ascétisme pour le bien du savoir profane et un ascétisme comme manifestation d'une hostilité profonde à l'égard de l'immanence et de la nature. »»
Paru dans la revue Antaios, Février, 1999.

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