Stupeur et tremblements, Amélie Nothomb

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Stupeur et tremblements, Amélie Nothomb
Stupeur et tremblements, Amélie Nothomb
Etude de la rencontre entre Amélie et Fubuki
(p. 13 : « Mademoiselle Mori ? » à p. 15 : « dominer le monde »)
Questions
1. Quelles qualités physiques et morales la narratrice prête-t-elle à Fubuki ?
2. Quelle attitude la narratrice adopte-t-elle face à sa supérieure ? Quelles émotions
éprouve-t-elle ?
3. Quels sentiments éprouve-t-elle par rapport à sa fonction dans l’entreprise ? Comment
cette attitude est-elle mise en relief dans le texte ?
4. Montrez que l’ironie est présente dans ce passage.
Etude méthodique du texte selon les axes définis par les questions
1.
Qualités physiques de Fubuki selon la narratrice :
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singularité de Fubuki par rapport au « type » japonais = personnage hors du
commun, d’où personnalité hors du commun également « Mlle Mori mesurait au
moins un mètre quatre-vingts, taille que peu d’hommes japonais atteignent » (13) ;
« stupéfiante exception de sa taille » (15).
cette caractéristique est soulignée comme un trait extraordinaire par la
narratrice dans les lignes qui précèdent : « fille haute et longue comme un arc »
(12) ; « toujours […] je revois l’arc nippon, plus grand qu’un homme. […] je repense
à Fubuki, plus grande qu’un homme » (13) insistance par la répétition de la
même formule, assimilation de Fubuki à l’arc nippon.
supériorité par rapport aux hommes, posée d’emblée comme quelqu’un
d’exceptionnel (surtout par rapport aux portraits masculins faits jusqu’alors : cf.
Saito et Omochi) : « destiné à dominer le monde » (15).
beauté de Fubuki soulignée par la narratrice, d’abord la silhouette avec deux
adjectifs mélioratifs : « svelte et gracieuse » féminité malgré sa grandeur,
élégance d’autant plus marquée qu’elle doit se soumettre à un code de conduite
japonais qui impose une « raideur » (13).
beauté de son visage : « splendeur de son visage » terme très fort pour mettre
en relief de nouveau le caractère hors du commun de la personne et de son visage
en particulier
détails du visage explorés plus loin alors que la fulgurance de la rencontre est
passée et qu’Amélie prend le temps d’observer Fubuki à son bureau : « elle avait le
plus beau nez du monde, le nez japonais, ce nez inimitable, aux narines délicates
et reconnaissables entre mille » (14) après l’avoir exclue de la masse des
japonais par sa taille, elle l’inclut dans ce peuple de nouveau par ce qu’il a de plus
beau selon la narratrice : la finesse, la délicatesse du nez.
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référence littéraire à un auteur japonais Junichiro Tanizaki (né en 1886 à Tokyo –
mort à Yugarawa en 1965), écrivain japonais influencé par le réalisme occidental,
qui retrouva les formes d’expression traditionnelles dans des romans qui mêlent
érotisme et fascination de la mort : La Confession impudique, 1956 ; Journal d’un
vieux fou, 1961) « teint à la fois blanc et mat » : cf. référence au maquillage de
la geisha, femme cultivée et lettrée, symbole de la beauté japonaise + « œillet du
vieux Japon, symbole de la noble fille du temps jadis » référence culturelle
pour mettre en exergue la beauté, la noblesse de Fubuki (couleur rouge de
l’œillet, référence au maquillage des lèvres de la geisha, rouge soutenu).
« perfection de la beauté nippone » : Fubuki rassemble tous les critères
nécessaires à faire ressortir son exceptionnelle beauté aux yeux de la narratrice
exceptée sa taille mais cela la rend exceptionnelle d’une autre manière, unique.
Qualités morales de Fubuki selon la narratrice :
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Fubuki semble vouloir faire preuve d’une certaine sympathie ou familiarité avec
Amélie en lui demandant de l’appeler par son prénom : « Appelez-moi Fubuki » (13)
cela semble d’autant plus important que ce sont les premières paroles qu’elles
échangent toutes les deux et celles prononcées auparavant par les autres
personnages étaient négatives (cf. Saito).
« voix douce et pleine d’intelligence », « montrait des dossiers, m’expliquait de
quoi il s’agissait, elle souriait » (13) Fubuki s’avère sympathique et attentive à
la narratrice ; contrairement aux autres personnes rencontrées jusqu’alors, elle
tente d’être compréhensive avec Amélie, de l’intégrer au système de l’entreprise
+ attitude agréable et non autoritaire contrairement au comportement de Saito
soulignée par le verbe « inviter » : « elle m’invita à lire les documents qu’elle avait
préparés sur mon bureau qui faisait face au sien » (14).
terme fort employé par Amélie pour qualifier la relation qu’elle entretient avec
Fubuki « son amitié » (15) après quelques jours seulement passés dans
l’entreprise, ce mot peut paraître abusif mais la narratrice se raccroche à tout ce
qui peut lui paraître moins glacial que l’atmosphère générale et accorde une
importance démesurée à des gestes de courtoisie anodine, peut-être se fait-elle
d’ores et déjà des idées fausses sur ce personnage…
2. Attitude et émotions de la narratrice face à Fubuki :
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fascination de la narratrice pour sa supérieure : « pétrifiait » (13) incapable de
parler ; « je n’écoutais plus ce qu’elle me disait » (13) ; « elle me parlait,
j’entendais le son de sa voix […]. Je ne m’apercevais pas que je ne l’écoutais pas »
(13) elle est captivée par son physique et c’est la seule chose qui l’intéresse,
elle ne porte aucun intérêt à ce qui devrait retenir toute son attention : les
propos professionnels de sa supérieure. (cf. attitude identique d’Amélie par
rapport à la présentation de Saito, elle semble peu intéressée par le contenu des
propos de ses employeurs et par la politique de l’entreprise). D’ores et déjà,
l’intérêt de leur relation est pour la narratrice hors du microcosme de
l’entreprise.
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elle observe attentivement Fubuki à son insu : « ses paupières baissées sur ses
chiffres l’empêchaient de voir que je l’étudiais » (14) champ lexical de la vue
développé dans ce passage « spectacle ; captivant ; paupières ; voir ; regarder ».
Amélie est subjuguée par Fubuki : « le spectacle de son visage était captivant »
(14) elle ne peut pas s’en détacher ; cela semble plus fort qu’elle, elle ne peut
pas résister et reste dans un état de contemplation, comme si une force
irrésistible l’attirait + « j’étais enchantée de ma collègue » (15) adjectif
« enchantée » pas utilisé au hasard par l’auteur : exprime la puissance de ce
sentiment, comme si elle était le jouet d’un charme, d’un pouvoir magique (cf.
caractère exceptionnel de Fubuki mis en avant précédemment).
3. Sentiments de la narratrice par rapport à sa fonction dans l’entreprise :
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détachement, désintérêt pour tout ce qui concerne l’entreprise et le travail
proprement dit : la narratrice ne porte aucune attention à ce qui est relatif aux
dossiers « elle me montrait des dossiers […] je ne l’écoutais pas » (13) + elle
souligne discrètement l’opposition entre son comportement et celui de Fubuki
face au travail : « Elle s’assit et commença à travailler. Je feuilletai docilement
les paperasses qu’elle m’avait données à méditer. Il s’agissait de règlements,
d’énumérations. » (14) immédiateté avec laquelle Fubuki se met au travail, de
manière consciencieuse, concentrée : « ses paupières baissées sur ses chiffres »
(14). Par opposition, termes choisis par l’auteur révèlent son manque d’intérêt
pour ce travail : « feuilletai » attitude désinvolte face à ces documents, elle ne
fait que les survoler car ils ne présentent aucun intérêt + « paperasses » : terme
péjoratif.
incompréhension par rapport à ce que l’on attend d’elle : « je ne comprenais
toujours pas quel était mon rôle dans cette entreprise ; cela m’indifférait.
Monsieur Saito semblait me trouver consternante ; cela m’indifférait plus
encore » (15) parallélisme dans la construction des phrases, cataphore (=
répétition d’une expression similaire à la fin d’une phrase) qui insiste sur le verbe
choisi : « indifférer ». Evolution dans son attitude par rapport aux premières
pages du roman dans lesquelles elle se préoccupait de la mauvaise impression
produite dès son arrivée dans la firme Yumimoto.
impression mise en relief par les centres d’intérêt qui sont les siens dans
l’entreprise, l’unique centre d’intérêt qu’elle y trouve et qui rend son travail
supportable et plus : « J’avais eu l’impression de passer une excellente journée.
Les jours qui suivirent confirmèrent cette impression. […] Son amitié me
paraissait une raison plus que suffisante pour passer dix heures par jour au sein
de la compagnie Yumimoto » (15). Disproportion, décalage entre les motivations de
la narratrice et ce qu’elles devraient être.
4. Présence de l’ironie dans ce passage :
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Bilan :
référence historique et humoristique au nez de Cléopâtre : « Si Cléopâtre avait
eu ce nez, la géographie de la planète en eût pris un sacré coup » (14) décalage
par rapport au contexte de l’entreprise japonaise.
compétences linguistiques et professionnelles - en général – de la narratrice peu
mises à profit, elle le prend avec humour et distance, regard ironique qui apparaît
à travers la figure de style choisie = antiphrase (phrase qui exprime le contraire
de ce qu’elle prétend traduire) « le soir, il eût fallu être mesquine pour songer
qu’aucune des compétences pour lesquelles on m’avait engagée ne m’avait servi »
(14) elle écrit le contraire de ce qu’elle pense.
« Après tout, ce que j’avais voulu, c’était travailler dans une entreprise japonaise.
J’y étais. » (14) elle ne tire aucun profit personnel de ce travail de même que
l’entreprise ne tire aucun profit de ses compétences personnelles. Constat
d’échec transformé en constat de réussite dans la mesure où elle réduit ses
objectifs à sa présence au sein d’une entreprise japonaise.
cette rencontre entre Fubuki et la narratrice est construite sur le modèle de la
rencontre amoureuse classique en littérature (fascination de l’amoureux(se) pour
l’être aimé, mise en avant de ses qualités physiques et morales, rencontre
foudroyante…) mais elle est détournée et présentée de manière ironique : contexte
de l’entreprise japonaise ; rencontre entre deux femmes ; rencontre à mettre en
perspective avec la suite de l’œuvre (véritable nature des sentiments de Fubuki à
l’égard de la narratrice).
Prolongements : tout au long du roman, les sentiments amoureux de la narratrice pour sa
supérieure s’accentuent malgré les brimades successives dont elle est la victime. Elle
voue un véritable culte à la beauté de sa tortionnaire : cf. pages 59, 60, 72, 75, 79 &
84 (fantasmes d’Amélie), 107, 115, 116 (délire passionnel d’Amélie envers Fubuki), 117,
128, 130, 144, 159 (renversement des valeurs, comparable à celui qu’elle effectue
lorsqu’elle est nommée à l’entretien des toilettes, cf. p. 136), 185. Au fur et à mesure
que l’on progresse dans le roman, on peut constater que l’admiration d’Amélie pour sa
supérieure ne cesse de croître alors même que les humiliations augmentent : sorte de
masochisme de la part de la narratrice, sentiment amoureux plus fort que tout le
reste.
Yasmine RENAULT
[email protected]
Stupeur et tremblements, Amélie Nothomb
Etude de la confrontation entre Amélie et Fubuki
(p. 53 : « Mademoiselle Mori » à p. 57 : « Je n’avais pas d’estime pour vous. »)
Questions :
1. Quel est l’intérêt de la forme dialoguée de ce passage ?
2. Quelles différences et oppositions notez-vous entre l’attitude des deux femmes l’une par
rapport à l’autre ? entre leurs sentiments réciproques ?
Introduction : après la première rencontre entre ces deux personnages féminins, construite sur
le modèle de la rencontre amoureuse, on assiste ici un passage dialogué au cours duquel
les deux femmes s’affrontent.
1.
Forme dialoguée :
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extrait introduit par un passage narratif : « Mademoiselle Mori accueillit ma
proposition […]. Nous nous y installâmes. » sorte de mise en scène, comme une
didascalie qui annoncerait une scène de théâtre proprement dite, une
confrontation entre les deux personnages (cf. Les Combustibles, 1994 ; pièce de
théâtre, l’auteur a déjà pratiqué cette forme d’écriture).
alternance régulière des répliques de l’un et l’autre personnage, de longueur quasi
identique ; répliques assez brèves ce qui donne implicitement un rythme rapide à
l’échange verbal. Succession sans temps mort des répliques qui s’enchaînent et qui
démontrent la capacité de répartie des deux femmes joute verbale.
interruption du dialogue par des phrases narratives qui traduisent les sentiments
de la narratrice : irruption de ces commentaires dans le dialogue qui fait revivre
la scène « en direct » : « elle proférait ces phrases horribles avec un calme
ingénu et affable » (54) ; « j’eus le tort de sortir une réplique efficace » (54) ;
« je l’avais certainement vexée […] » (55).
évolution de l’attitude de la narratrice au fur et à mesure que la conversation
progresse : « je commençai d’une voix douce et posée » (53) calme et sérénité
d’Amélie qui ne se résout pas à croire que Fubuki a été capable d’une telle infamie.
Puis difficulté à s’humilier davantage : « sortir une réplique efficace » (54) certaine familiarité du vocabulaire avec le choix du verbe « sortir » qui indique
que cela s’est fait tout seul, presque malgré elle, répartie naturelle. Ensuite,
certain agacement : « je soupirai » (55).
parallèlement, évolution du comportement de Fubuki par rapport à Amélie : elle
aussi passe du calme au début du dialogue à une attitude plus agressive : « calme
ingénu et affable » (54) ; « elle sourit » (55) attitude narquoise ; « elle eut un
petit rire méprisant » (56) ; « elle eut un rire élégant » (57) elle affiche sa
supériorité et sa distance par le changement de ton contenu dans son rire même.
2. Attitude / sentiments des deux femmes l’une par rapport à l’autre :
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différence de registre en ce qui concerne les sentiments des deux femmes.
Amélie se place au niveau de l’affectif, cf. champ lexical de l’amitié : « je pensais
que nous étions amies » (53) ; « amitié » (54) ; « réconciliation » (55) ; « si haute
estime » (57).
Fubuki, elle, se place uniquement sur le registre de relations purement
professionnelles : « j’ai appliqué le règlement » (54) ; « bonnes relations entre
collègues » (54) ; « une faute grave » (54) ; « vous avez brigué une promotion à
laquelle vous n’aviez aucun droit » (56) ; « je suis votre supérieure » (56).
Amélie s’exprime avec sincérité, avec naïveté : « je ne comprends pas » (53) ; « le
règlement est-il plus important pour vous que l’amitié » (54). Elle persiste à croire
qu’il est possible de trouver une solution pour arranger les choses : « vous ne
manquez pas d’humour Fubuki » (54) ; « à votre avis, Fubuki, pourquoi ai-je
demandé à vous parler ? » (55). Elle ne peut accepter de se résigner à l’attitude
glaciale de Fubuki alors qu’elle avait projeté d’autres types de relations entre
elles : « vous êtes intelligente et fine. Pourquoi faites-vous semblant de ne pas
comprendre ? » (55) ; « ma chance ne vous lésait en rien » (56). Toutefois, elle
sait manier l’ironie : « C’est curieux. Je croyais que les Japonais étaient
différents des Chinois. […] La délation n’a pas attendu le communisme pour être
une valeur chinoise. » (54 – 55).
Fubuki est méprisante : « Ne soyez pas prétentieuse. Vous êtes très facile à
cerner. » (56) elle a besoin d’affirmer sa supériorité hiérarchique par rapport
à Amélie ; « croyez-vous que vous soyez en position de me donner des leçons de
morale ? » (55). Sarcastique : « si vous vous excusez, je n’aurai pas de rancune »
(54) elle fait preuve d’une mauvaise foi à toute épreuve en renversant la
situation et en la présentant à son avantage ; « C’est moi qui avais des raisons
d’être indignée par votre attitude » (56). Distante : « amitié est un bien grand
mot » (54). Froide : « Je n’ai rien à nier. J’ai appliqué le règlement » (54).
Jalouse :
« J’ai vingt-neuf ans, vous en avez vingt-deux. […] Et vous, vous
imaginiez que vous alliez obtenir un grade équivalent en quelques semaines ? »
(56). Sadique : « Moi, je ne suis pas déçue. Je n’avais pas d’estime pour vous. »
(57) Fubuki prend plaisir à maltraiter la narratrice, à être cruelle avec elle.
Bilan : la narratrice et Fubuki ont des attitudes radicalement opposées au cours de cet entretien
restitué de manière vivante sous la forme du discours direct. Fubuki adopte un point de vue
exclusivement professionnel et se comporte de manière hautaine et indifférente tandis que
la narratrice se place d’un point de vue affectif. Ses aspirations sont donc condamnées à
être déçues.
Yasmine RENAULT
[email protected]
Stupeur et tremblements, Amélie Nothomb
Etude des désillusions d’Amélie
(p. 131 : « Récapitulons » à p. 133 : « tomber plus bas »)
Questions
1.
Montrez que cet extrait prend la forme d’un bilan. Pourquoi la narratrice le fait-elle à ce
moment précis du roman ?
2. Relevez tous les termes péjoratifs employés par la narratrice pour se qualifier. Comment
vit-elle sa nouvelle situation ?
3. Quel ton emploie-t-elle ? Pourquoi ?
4. Dans ce passage, le « je » renvoie-t-il toujours à la même personne ? Justifiez votre
réponse.
Introduction : après avoir été conduite par Fubuki jusqu’aux toilettes du 44ème étage où elle a été
affectée, la narratrice fait un bilan de sa vie, à la lumière de la situation qui est la sienne à
cet instant précis. Elle semble n’avoir connu que des désillusions successives.
1.
Un bilan :
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premier terme utilisé : « récapitulons » (131) impératif présent qui invite le
lecteur à suivre le bilan que la narratrice va dresser. Adresse au lecteur mais
aussi adresse à elle-même, comme exhortation à revenir sur son trajet de vie et à
faire le point.
récit chronologique de sa vie : « petite » (131) ; « adulte » (132) ; « affectation
ultime » (132) + accent mis sur la rapidité des prises de conscience successives il ne lui faut pas longtemps à chaque fois pour s’apercevoir qu’elle s’est
fourvoyée : « très vite » (131) ; « rapidement » (131) ; « pas de frein » (132) ;
« foudroyante » (132).
temps utilisés : système de temps du récit imparfait : « je voulais » (131) ;
« c’était » (132) ; « avait » (132) + passé simple : « je compris » (131) ; « j’eus »
(131) ; « je me résolus » (132), etc. Mais elle emploie également le présent avec
différentes valeurs : présent de l’impératif : « récapitulons » (131) + présent de
l’indicatif : « je me permets » (132) ancré dans la situation d’énonciation,
présent d’énonciation ; l’action se déroule au moment où elle l’envisage. Présent de
vérité générale : « il est permis » (132) ; « on dit » (132) ; « on récure » (133) ;
« on ne doit » (133) valeur de généralité renforcée par la tournure
impersonnelle.
Amélie effectue ce bilan à ce moment précis du roman car elle est tombée au
« plus bas » (133), alors que ses aspirations originelles la menaient au plus haut :
elle « [voulait] devenir Dieu » (131). Passage d’un extrême à l’autre d’où nécessité
de faire un bilan pour voir ce qui s’est produit de l’un à l’autre.
2. Un autoportrait négatif :
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alors qu’elle a des ambitions qui semblent démesurées dés sa toute petite
enfance : « je voulais devenir Dieu » (131), elle adopte très rapidement un profil
plus humble et va de désillusion en désillusion. Cette « chute » (132) ( // avec la
chute d’Adam et Eve ; la chute de l’ange déchu terme fort, référence biblique
même s’il ne s’applique ici qu’à sa vie « sociale » (132). ) + prolongement = lecture
des premières pages de Métaphysique des tubes : elle se vit comme étant Dieu.
decrescendo qui semble ne pas avoir de fin : son seuil d’exigence diminue au fur et
à mesure qu’elle avance dans la vie « je compris que c’était trop demander […]
je serais Jésus » (131) ; « excès d’ambition » (132) ; « moins mégalomane » (132) ;
« trop bien pour moi » (132) ; « foudroyante chute sociale » (132) ; « poste de
rien du tout » (132) ; « rien du tout, c’était encore trop bien pour moi » (132) ;
« nettoyeuse de chiottes » (132). Longue énumération qui insiste sur le caractère
inéluctable de cette chute : « j’aurais dû m’en douter » (132) ; « inexorable »
(132). Rien ne semble pouvoir la stopper. Chute marquée même dans le langage :
registre de vocabulaire très familier voire vulgaire à la fin : « chiottes ».
même si cela n’est pas facile à vivre, cf. emploi de mots comme : « hélas » ,
« malheureusement » , « la stupéfaction passée » (132) dans un premier temps, la
narratrice se débrouille pour tirer profit de la situation et la retourner autant
que faire se peut à son avantage. Elle essaie d’en extraire les points positifs : « la
première chose que je ressentis fut un soulagement étrange. L’avantage […] c’est
que l’on ne doit plus craindre de tomber plus bas » (133) elle n’a plus rien à
craindre, plus rien à perdre.
3. Un ton humoristique et ironique :
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formule créée par l’auteur qui donne à ce passage une tonalité humoristique et
ironique alors que le propos est plutôt grave et pourrait prêter à une toute autre
tonalité. Dès le début : « je mis un peu d’eau bénite dans mon vin de messe » (131)
détournement de la formule proverbiale : « mettre de l’eau dans son vin » qui
signifie revoir ses ambitions à la baisse. Adaptation et récréation de la formule
avec le champ lexical de la religion. Aspect irrévérencieux et comique.
tournure propre au langage enfantin : « acceptai de « faire » martyre quand je
serais grande » (132) mise en valeur du verbe choisi par l’emploi de guillemets.
Qui plus est, l’aspect comique de cette phrase tient non seulement à la forme
mais au fond : utilisation du mot « martyre », sens premier = chrétien mis à mort
ou torturé en témoignage de sa foi (cf. champ lexical de la religion qui se
poursuit) ; personne qui a souffert la mort pour sa foi religieuse ou pour une
cause à laquelle elle s’est sacrifiée. Fascination certaine pour la souffrance que
l’on retrouve dans un certain nombre de ses romans : étude de cas au cours
desquels des personnages en font souffrir d’autres (cf. Hygiène de l’assassin ;
Les Catilinaires ; Mercure…) + dans Stupeur et tremblements : attitude de la
narratrice à l’égard de Fubuki alors que cette dernière prend un malin plaisir à
l’humilier.
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différence de registre qui suscite le rire : « s’extasier » (132). Elle provoque ce
rire : « il est permis » (132). Chute vertigineuse résumée dans une formule brève
et évocatrice parce qu’elle réunit des termes qui semblent ne jamais être
destinés à être rassemblés : « parcours inexorable de la divinité aux cabinets »
(132), passage de l’immatériel au concret le plus sordide.
comparaison avec la cantatrice : champ lexical du chant lyrique : « cantatrice ;
soprano ; contralto ; tessiture ; chanter » (132). Le rapprochement entre les deux
statuts de cantatrice et de dame pipi est d’autant plus efficace d’un point de vue
comique qu’il réunit là encore deux mondes, deux univers qui semblent s’opposer :
la beauté de la voix et le rêve qu’elle peut inspirer à la médiocrité et au dégoût.
Parallèle établi entre la chute de la narratrice et les hauteurs de voix évoquées :
de la plus haute (« soprano , Dieu ») à la plus basse (« contralto , madame Pipi »).
NB : majuscule à « Pipi » (132) comme s’il s’agissait d’un patronyme ironie,
mettre de la noblesse dans ce statut.
4. Les diverses identités du « je » :
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le « je » qui s’exprime au début du passage est celui qui révèle les aspirations
enfantines de la narratrice ; emploi de formules propres à l’enfance : « Petite, je
voulais devenir » (131) ; « faire martyre » (132) ; « quand je serais grande » (132).
suite du passage « je » adulte qui vit la situation dans l’entreprise Yumimoto :
« je me résolus à être moins mégalomane et à travailler comme interprète dans
une société japonaise » (132) considérations, objectifs plus « lucides »,
aspirations plus raisonnables. « je reçus mon affectation ultime » (132) ; « je
ressentis […] un soulagement étrange » (133).
« je » d’une nature différente au cœur de l’extrait : « je me permets de souligner
l’extraordinaire tessiture de mes talents » (132) intrusion de l’auteur qui fait
un commentaire personnel sur ce qu’elle est, regard ironique sur elle-même.
L’écrivain prend de la distance par rapport à son personnage même si ce
personnage n’est autre que lui-même.
Bilan : au cours de ce passage, la narratrice revient sur son parcours social en mettant l’accent
sur ses déconvenues successives, sur la chute vertigineuse de ses ambitions. Elle procède à
cet examen rétrospectif avec humour et ironie par rapport aux événements mais aussi par
rapport à elle-même.
Yasmine RENAULT
[email protected]