gouache:Argus n∞35

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gouache:Argus n∞35
N° 39 - Novembre 2010
SEMESTRIEL
L’actualité des fonds de commerce
TRIBUNE LIBRE
Réparations à la charge du locataire
Articles 605 et 606 : la fin du dogme
LES BAUX TRIPLE NET FACE
AU DÉFI DE L’OBLIGATION DE DÉLIVRANCE DU
BAILLEUR
Jusque-là, les choses étaient entendues : par convention, les locataires des centres commerciaux acceptaient de
payer les grosses réparations visées aux articles 605 et 606 du code civil (clos et couvert) et les charges d’entretien du bâtiment (art. 1754). La Cour de cassation revient pourtant sur ce dogme et remet le curseur au point de
départ. Une bonne nouvelle pour les preneurs qui trouvent là un avantage dont la liberté contractuelle les avait
privés. Des jurisprudences pas si récentes, mais cependant très claires, qui risquent de conduire à réviser la
manière dont le coût du mall devra être réparti à l’avenir.
Par Me Jean-Baptiste Gouache, avocat à la cour
L
es baux désignés sous le vocable «triple net»
assurent aux propriétaires bailleurs des centres
commerciaux une rentabilité nette de toutes charges
d’exploitation, d’entretien et de réparation des sites.
Ils ont été des moteurs de l’investissement dans les
nouveaux projets, garantissant les rendements des
actifs, sous réserve, à terme, du succès du centre
commercial auprès du public. Il y est en effet stipulé
que le locataire assume la prise en charge, outre des
coûts de fonctionnement (charges privatives et communes), de toutes réparations, y compris celles
visées à l’article 606 du code civil, ainsi que de
toutes taxes afférentes aux locaux.
Cette pratique est rendue possible parce que les dispositions d’ordre public relatives au statut des baux
commerciaux (article L. 145-1 et suivants du code
de commerce) sont silencieuses quant à la répartition
des charges d’entretien et de réparation des locaux
entre le propriétaire et le locataire. Aussi les parties
à un bail commercial, pour un local situé dans un
centre commercial – et fréquemment pour les
meilleurs emplacements numéro un, font elles traditionnellement application des dispositions supplétives du code civil, telle que celles prévues aux
articles 605 et 606 (grosse réparations dites «clos et
le couvert») ou encore celles visées à l’article 1754
du code civil (charges d’entretien).
En pratique, les bailleurs institutionnels, soucieux de
garantir une exploitation optimale de leurs actifs, ont
mis en place des conventions opérant un transfert
intégral au preneur des charges d’entretien et de
réparation (grosses réparations de l’article 606). De
telles conventions n’ont guère découragé les
enseignes à conclure ces baux, notamment parce que
les centres commerciaux sont capables de leur assurer le plus souvent un flux de clientèle exceptionnel,
dans un contexte de concurrence accrue sur les
meilleurs emplacements commerciaux au cours des
années 1990 et 2000.
Si ces baux confèrent aux investisseurs propriétaires
une sécurité financière remarquable et ont assuré
jusqu’alors un taux de rentabilité des centres commerciaux appréciable au regard d’autres actifs
immobiliers, les baux «triple nets» s’avèrent relativement lourds pour le preneur qui doit seul assumer
le transfert de toutes charges. A cet égard, s’il peut
raisonnablement provisionner des charges prévisibles et régulières (dépenses de fonctionnement et
d’entretien courant, taxes foncières et assimilées), le
preneur peut être confronté à des difficultés lorsqu’il
doit engager des dépenses substantielles à l’occasion
de travaux de mises aux normes ou de gros œuvre
préservant ou revalorisant le patrimoine du bailleur.
La tentation du locataire est alors grande de tenter de
solliciter du juge la prise en charge par le bailleur de
ces dépenses, en invoquant les dispositions de l’article 1719 du code civil, relatives à son obligation de
délivrance conforme. Jusque dans les années 2007 à
2008, la jurisprudence tendait à affirmer sans équivoque le caractère supplétif de l’ensemble des dispositions du code civil, en considérant que si les travaux de mises aux normes des locaux pris à bail
incombent au propriétaire bailleur, le contrat de bail
pouvait valablement y déroger.
C’était sans compter sur les surprises que la jurisprudence peut réserver : une série d’arrêts rendus en
2008 et 2009 tendent à remettre en cause le principe
d’une totale liberté contractuelle dévolue aux parties
pour définir la répartition des charges d’entretien et
de réparation. Le raisonnement désormais suivi par
la Cour de cassation repose sur le principe selon
lequel le bailleur est obligé, par la nature du contrat
de bail et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation
particulière, de délivrer au preneur la chose louée,
qu’il doit entretenir cette chose en état de servir à
l’usage pour lequel elle a été louée et y faire pendant
la durée du bail toutes les réparations nécessaires à
cet effet.
Un premier arrêt de la Cour de cassation en date du
9 juillet 2008 a limité la liberté des parties, en considérant que le bailleur, nonobstant les stipulations du
bail, ne pouvait, en raison de l’obligation de délivrance à laquelle il est tenu, s’exonérer de l’obligation de procéder aux travaux rendus nécessaires par
les vices affectant la structure de l’immeuble. Un
arrêt de principe rendu par la 3e chambre civile de la
Cour de cassation le 20 janvier 2009 est venu
conforter cette nouvelle orientation en sanctionnant
la clause de prise en état des lieux par le locataire,
dans l’état où ils se trouvent, puisque selon la Cour,
une telle clause ne saurait décharger le bailleur de
son obligation de délivrance conforme.
Les juridictions du fond semblent suivre les
inflexions de la Cour de cassation, notamment la
cour d’appel de Paris qui a rendu deux arrêts publiés
en date des 6 et 21 octobre 2009. Dans ce dernier
arrêt, la cour estime que le bailleur ne peut se
décharger de son obligation de délivrance et ne saurait ainsi opposer au preneur la clause selon lequel
ce dernier prenait les lieux en l’état sans pouvoir exiger du bailleur aucuns travaux de quelque nature que
ce soit.
Cette orientation jurisprudentielle récente, pour pouvoir être érigée en principe par la doctrine, doit être
confortée par des décisions futures et précisée dans
sa portée. A cet effet, nul ne peut augurer actuellement si ce principe de délivrance conforme n’engage
le bailleur que lors d’une première délivrance du bail
(ce qui a déjà été jugé dans les arrêts cités ci-dessus)
ou en cours d’exécution du contrat (ce qui reste à
confirmer ou non).
D’une même manière, il est prématuré de tenter de
définir une typologie de travaux devant incomber,
par leur nature même au propriétaire, puisqu’en lien
direct avec l’obligation de délivrance de ce dernier.
A minima, on peut considérer que les travaux portant
sur le gros œuvre, les raccordements des fluides et
les travaux de mise en conformité avec la réglementation relèveraient par nature de l’intervention du
bailleur, puisque ces travaux sont indispensable pour
que le local puisse être exploité conformément à sa
destination.
Une autre inconnue se profile concernant l’adoption
des futures normes réglementaires issues du
Grenelle de l’environnement. La mise en perspective
de cette jurisprudence actuelle avec l’obligation
d’adopter à terme des baux verts, emportant des travaux de mises aux normes particulièrement significatifs, s’avère délicate, compte tenu des économies
d’échelles occasionnées à terme par ces mises aux
normes et de leurs bénéficiaires. L’ensemble des
acteurs des baux commerciaux, bailleurs institutionnels, enseignes, professionnels du droit se doit
d’exercer une veille jurisprudentielle particulièrement aiguisée afin de voir si la tendance amorcée
tend ou non à se confirmer.
Dans cette dernière hypothèse, il est probable que les
propriétaires de centres commerciaux aient à faire
face à un éventuel risque de baisse de rentabilité de
leurs actifs, la rentabilité suffisante des actifs étant
une condition sine qua non du développement des
centre commerciaux. Ils pourraient chercher à
contourner les effets de cette jurisprudence défavorable en recherchant une contrepartie financière aux
coûts de réparation mis à leur charge, comme une
hausse du droit d’entrée sollicité ou de futures augn
mentations de loyers, si le marché le permettait.
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