En quête de respect, le crack à New York (1995) par Philippe
Transcription
En quête de respect, le crack à New York (1995) par Philippe
En quête de respect, le crack à New York (1995) par Philippe Bourgois Introduction : En pleine épidémie de crack au cours des années 80, Philippe Bourgois s’installe dans un quartier portoricain de New York ( East Harlem), l’un des plus pauvres et des plus dévastés par le chaos social. Il y vit pendant 5 ans, passe des centaines de nuits dans la rue et dans les cracks houses à observer des revendeurs consommateurs et à enregistrer le récit de leur vie. Il fait donc une analyse des dynamiques de résistance et d’intériorisation de l’oppression sociale mais aussi de la violence dans ce quartier et de la complexité des « cultures de la rue ». La raison pour laquelle Philippe Bourgois s’était tourné vers East Harlem était d’étudier la pauvreté et la ségrégation ethnique dans l’une des villes les plus chères du monde et développer une analyse sur la « culture de la rue ». Or l’auteur a été témoin de la naissance et du développement fulgurant du marché du crack dans le quartier où il s’était installé. Son analyse s’est donc recentrée sur ce sujet. Le crack est un composé friable de cocaïne et de bicarbonate de soude transformé en boulettes fumables. Le but de l’analyse de Bourgois est de comprendre les dynamiques profondes de la marginalisation sociale et de l’exclusion dont la toxicomanie dans les quartiers pauvres n’est qu’un symptôme. I) L’économie clandestine et le monde de la drogue dans les milieux populaires ; la quête d’informations a) Constats majeurs Certaines informations sur ce quartier d’East Harlem ne furent pas difficiles à collecter. Tout d’abord, la population est issue de l’immigration massive de Portoricains après la seconde guerre mondiale qui est très pauvre et peu qualifiée. Les portoricains à East Harlem représentent 52% de la population contre 12% dans tout New York, le reste étant en majorité des afro américains. Il y a donc une majorité de portoricains avec une quasi absence de blancs. A tel point qu’un blanc est soit un policier en civil, soit un drogué qui vient se réapprovisionner. On constate également un fort taux de chômage avec uniquement 48% des hommes et 35% des femmes de plus de 16 ans qui ont un emploi. La conséquence logique de ces chiffres est que 40% des habitants du quartier vivent sous le seuil de pauvreté contre 16% pour la ville de New York. Et 62% de la population du quartier perçoit moins du double du revenu en question. On assiste alors à une marginalisation des habitants de ce quartier déjà géographiquement isolés. Le chômage en étant une explication mais également les différences culturelles qui créent des problèmes d’adaptation et d’intégration. L’auteur parle de « réseau complexe et conflictuel de croyances, de symboles, de modes d’interaction, de valeurs et idéologies émergeant en opposition à l’exclusion suscitée par la société dominante ». Philippe Bourgois appellera cela la « culture de la rue de l’inner city ». Paradoxalement, certains éléments de cette culture de la rue ont été repris par la société dominante comme par exemple le style vestimentaire, la musique ou le langage (un mot comme « cool »). Inversement, la culture de la rue ne peut s’empêcher de reprendre certains éléments de la culture de la société dominante qui sont intériorisés tels que les habitudes de la société de consommation. b) Le boom du trafic de drogue La question qui intrigue le sociologue est qu’avec tout ce qui a été présenté, à savoir le fort taux de chômage et de pauvreté, on devrait s’attendre à voir une population en train de mourir de faim et luttant pour survivre. Or, il constate que bien que les gens aient du mal à se nourrir correctement, ils sont bien habillés et en relative bonne santé alors qu’à peine plus d’une famille sur trois bénéficie de l’aide sociale. L’explication est le développement d’activités parallèles comme étant une stratégie alternative de production de revenus. On pourrait les diviser en deux catégories. La première serait celle des activités légales mais effectuées au noir telles que la garde d’enfants, le ménage, la couture, les travaux dans le bâtiment. La seconde serait donc les activités illégales telles le vol, la prostitution et surtout le trafic de drogue. Effectivement, la drogue dès les années 80 représente un secteur florissant dont la vente au détail de crack et bientôt d’héroïne, de cocaïne et de marijuana engrangerait des milliards de dollars. L’aspect important à souligner est que n’importe qui dans le quartier pouvait s’estimer capable de profiter de ce marché florissant, en commençant par des médecins qui vendent leurs prescriptions à des drogués jusqu’à une mère de famille et ses filles qui fabriquent des ampoules de drogue dans leur appartement. Dans ce contexte là, pourquoi un jeune se fatiguerait à prendre le métro pour gagner le salaire minimum ? Surtout que bien que ceux qui soient mêlés au trafic de drogue ne sont qu’une minorité, ils donnent le ton de la vie à East Harlem et influence très fortement la « culture de la rue » que décrivait P.Bourgois. La majorité de la population qui respecte la loi a perdu tout contrôle sur son quartier. Il y a d’ailleurs dans le quartier un taux d’homicide extrêmement important et c’est la zone la plus meurtrière de New York mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, le quartier n’est pas si dangereux pour ceux qui ne se mêlent pas à l’économie clandestine. Le sociologue en conclut donc que bien que cette « culture de la rue » en quelque sorte né dans le monde de la drogue et de la violence soit le résultat d’une volonté de rejeter le racisme et l’assujettissement dont la population de East Harlem est victime, cette culture ne fait que dégrader et détruire ceux qui en sont les créateurs. L’intérêt du texte est de comprendre comment P.Brougois en est arrivé à collecter toutes ces informations sur ce monde assez fermé qu’est celui du trafic de drogue et l’interprétation qu’il en fait. La technique qu’il adopte est celle de l’observation participante et est défini par Alain Touraine comme étant « la compréhension de l’autre dans le partage d’une condition commune ». En effet, l’observation participante consiste à étudier une société en partageant son mode de vie, en se faisant accepter par ses membres et en participant aux activités des groupes et à leurs enjeux. L’auteur pense d’ailleurs qu’il faut avoir établi des relations de longue haleine, fondée sur la confiance avant de se risquer à poser des questions personnelles si on veut avoir une réponse satisfaisante. II) La méthode employée Dans un second temps, Bourgois détaille et explique les choix qu’il a fait quant à la méthode employée pour mener son enquête. Ainsi, il pose deux critiques plus ou moins inhérentes à la recherche ethnologique : Le premier est ce qu’il nomme l’enjeux de le représentation. Il s’agit là de l’image que les individus se font à priori des autres cultures, individus. Aux Etats-Unis, il existe notamment un fort discours d’infériorisation de cette population du Barrio et un polarisation autour des notions de races et de valeurs individuelles. La perception négative du pauvre portoricain l’emporte sur les faits cependant pour Bourgois il ne s’agit pas dans son enquête de supprimer le discours d’infériorisation et de rendre acceptable la pauvreté mais de présenter les faits bruts tels qu’il les a vécus. Dans un second temps, il expose une critique des méthodes traditionnelles employées dans ce genre d’études. Ainsi, il explique que les sondages et autres données statistiques se révèlent la plupart du temps biaisées (notamment dans l’étude de ce type de population marginalisée qui n’a aucune confiance dans la population dite « dominante »). Il dénonce une incapacité à transmettre et comptabiliser les individus dont la vie dépend de l’économie clandestine et cela est dû aux relations négatives qu’il y a entre les marginaux et la société dominante. Il n’y a pas de confiance donc les individus ne dévoilent pas la vérité sur leurs activités. Bourgois renforce cet argument et le justifie en montrant que si des « honnêtes gens » mentent sur leur déclaration fiscale pourquoi ces individus donneraient des informations sur leurs revenus ? Bourgois propose ainsi une solution : la technique ethnologique de l’observation participante. Cette méthode, développée par l’anthropologie culturelle nécessite un travail de longue haleine consistant à vivre parmi la population étudiée pour créer un rapport organique et durable avec les individus étudiés dans le but d’étudier la réalité non biaisée de leur mode de vie. Bourgois a alors passé des nuits dans les rues et les maisons à crack et a participé activement à la vie du dealer (rencontre des familles, participations aux fêtes et aux réunions intimes…). Il s’est intégré au groupe. Bourgois ne cache pas que plusieurs critiques ont été lancées à l’encontre de cette technique ethnographique. Dans les années 80-90, une forte remise en cause de l’autorité ethnographique lancée par le courant postmoderne notamment les déconstructionnistes, dénonce les politiques hiérarchiques de la représentation inhérentes à la démarche anthropologique. Ainsi l’anthropologue à tendance à se focaliser sur des minorités des peuples primaires qui semblent alors « inférieurs » sans s’intéresser à sa propres culture, sa propres société. On étudie plus facilement « l’autre exotique ». De plus, une seconde critique est lancée quant à la production du texte dans ce mode d’étude. En effet, il dénonce le passage d’une expérience à un texte et donc les dangers qui en découlent (interprétation de l’anthropologue, voyeurisme, dynamique négative… Cf paragraphe suivant). Le courant déconstructionniste se focalise dans ses relectures de textes religieux, historiques, sociologiques, sur les postulats qui sont faits, les sous entendus et les omissions et donne une représentation constructive spécifique à contexte donné. Pour Bourgois, la critique de ce courant est hyper instruite ; ils ne s’attaquent pas aux luttes quotidiennes tangibles. Trois critiques sont faites vis-à-vis de étude menée par Bourgois. Dans un premier temps, cette méthode crée des tensions analytiques et politiques car l’anthropologue s’attaque rarement aux sujets tabous. Pourquoi ? Principalement en raison du paradigme fonctionnaliste qui existe c’est-à-dire à l’obligation qu’on les anthropologues à effectuer un classement neutre des communautés. De plus la présence physique et l’implication personnelle du chercheur peuvent entrainer ce qu’on appelle des dynamiques négatives. C’est une autocensure de la part du chercheur qui ne va s’attaquer qu’à des traits pittoresques et ne pas étudier les problèmes dont il sait qu’il ne va pas facilement trouver les réponses. D’un point de vue physique la vie dans ces quartiers peut être éprouvante voir dangereuse. La seconde critique rejoint celle du courant postmoderne et dénonce l’ « anthropologue et l’autre » : l’exotisme à imiter. Bourgois a évité de tomber dans ce piège du voyeurisme et de la célébration du dealer. En effet, l’ethnologue a tendance à trop avoir de sympathie pour la culture ou le peuple qu’il étudie. C’est ce qu’on appelle le relativisme culturel, une culture n’est ni bonne ni mauvaise « elle a une logique interne ». On tente alors de rendre présentable ce qui ne l’est pas (les vulnérables). Cela rejoint la théorie de l’action individuelle aux Etats-Unis avec des préceptes comme « la survis du plus fort » ou « le rejet de la responsabilité sur la victime ». C’est pourquoi l’étude que l’ethnographe va proposer du marginal sera, quoi qu’il en soit, reliée à l’image et le stéréotype qu’on a de ce dernier et viendra le renforcer notamment aux Etats-Unis où il existe un fort déterminisme racial dans les pensées et une culture moralisatrice. Il y a donc une incapacité aux Etats-Unis d’entendre des arguments qui risqueraient une connotation négative du marginal or il s’agit là d’une dimension clé de la recherche sur l’expérience individuelle de l’oppression sociale. Le Barrio et l’expérience portoricaine ont inspiré de nombreux ouvrages dont un célèbre de Lewis sur la vie d’une famille portoricaine. Il y développe une théorie de la culture de la pauvreté avec un accent mis sur la transmission intergénérationnelle de valeurs et de comportements destructeurs. Cependant Bourgois relève qu’il a fait omission de l’effet de la culture et de la structure politico-économique. En effet, il est fait abstraction dans cette étude, de l’exploitation des classes, de la discrimination raciale et sexuelle qui sévissait. Cependant le livre a été un best-seller. Ceci s’explique du fait qu’il était en adéquation avec l’image qu’on se faisait du marginal et du pauvre indigne. L’action individuelle prime mais il n’y a pas d’explication de la structure économique ni de liaison avec l’Histoire. Pour Bourgois, l’exemple doit être placé dans son contexte particulier de relations raciales hostiles. Mais on ne rejette pas la faute sur les bourreaux ou la société qui engendre les souffrances mais sur la victime elle même (expérimentée ici par l’auteur). Il y a donc un problème analytique de fond, et un retour à l’idéologie Marxiste pour éviter d’expliquer la souffrance de l’acte indépendant (et de la responsabilité individuelle) par l’oppression de la structure économique ne saurait totalement satisfaire l’explication de ce phénomène de marginalisation. Il y a une impossibilité de trancher entre primauté de l’action individuelle ou de la structure. Cependant en montrant toute l’horreur sans censurer, l’auteur choisit d’ouvrir le débat même s’il doit pour ça renforcer le cliché négatif des pauvres. Tout dépendra ainsi de l’interprétation que chacun fera de cette étude.