Mathématiques ou mathématique?

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Mathématiques ou mathématique?
M a t h é m a t i q u e s ou mathématique?
Michel Lyons
conseiller pédagogique en mathématique...(s?)
Selon le Dictionnaire de mathématiques élémentaires^,
le terme « mathématique » remonte au XIII' siècle et il fut
employé, au singulier comme au pluriel, jusqu'au XVIIP
siècle. Par la suite, l'usage conserva le pluriel pour ne réserver la forme du singulier qu'au discours didactique (selon le Dictionnaire Robert).
La forme du singulier doit sa réactivation plutôt récente à l'apparition de la théorie des ensembles et à la naissance de la « métamathématique », deux épisodes complexes ayant jailli de la crise des fondements mathématiques
du XIX^ siècle. La théorie des ensembles vint concrétiser
le rêve de Georg Cantor (1845-1918), et de plusieurs de
ses prédécesseurs^, d'unifier les mathématiques afin d'en
faire une science deductive pure où l'intuition serait écartée au profit d'un ensemble restreint d'axiomes formalisés
ensuite entièrement soumis à des règles strictes de démonstration :
Hilbert régla alors la question des contradictions :
les axiomes d'une théorie mathématique ne sont
plus des vérités, évidentes ou non, mais des relations que l'on considère comme « vraies » en se
souciant uniquement de la compatibilité des axiomes entre eux. Les mathématiques deviennent alors
la science des systèmes formels, traitant d'objets
abstraits. Les formalistes refusent de se poser les
. questions d'« existence ». Ils se bornent à manipuler des règles et des propositions qui ne soient
pas contradictoires.^
Vu sous cet angle, chaque branche des mathématiques
devient axiomatisable en termes d'ensembles, d'éléments
et d'opérations aujourd'hui développées dans l'algèbre de
Boole (union, intersection, etc.) et dans la théorie des espaces vectoriels. On désigne parfois les outils de base de
cette théorie par les expressions « langage unificateur » ou
« concepts unificateurs » . Ce n'est cependant qu'au XX'
siècle que la théorie de Cantor fit l'unanimité, principalement grâce aux remarquables travaux de Bertrand Russell
et Alfred North Whitehead dans l'œuvre-culte Principia
mathematica (1910-1913), sans oublier les travaux du
groupe Bourbaki qui publia une « somme » de la culture
mathématique : Éléments de mathématique (1930).
Pour sa part, la métamathématique élevait d'un cran la
réflexion en s'intéressant à certaines propriétés des théories mathématiques déjà formalisées (complétude,
décidabilité, non-contradiction, etc.).
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Il est donc essentiel de faire clairement ressortir la
dualité mathématiques/mathématique et ce qui les distingue, puisque l'une ET l'autre (les autres ?) existent bel et
bien :
LES mathématiques réfèrent à une discipline intéressée aux nombres, aux figures de l'espace, aux propositions (tous les hommes sont mortels, Socrate est un
homme...), au concept de hasard,... ainsi qu'aux opérations
et aux relations qui s'y rapportent. Chaque étude engendre
ainsi et respectivement : l'arithmétique, la géométrie, la
logique (donc, Socrate est mortel!), le calcul des probabilités'' ... Chaque branche des mathématiques puise d'abord
son existence dans la compréhension et le traitement du
réel. Ceci n'interdit en rien de percevoir et d'étudier les
liens qui unissent ces branches entre elles, faisant ainsi
ressortir des généralisations chères à LÀ mathématique.
Les définitions suivantes du terme « mathématiques » cernent assez bien la situation :
n. f. pl. Disciplines étudiant, par le moyen du raisonnement déductif, les propriétés d'êtres (nombres, figures géométriques, fonctions, espaces, etc.)
ainsi que les relations qui s'établissent entre eux.^
n. f. (Empl. cour, au plur.) Ensemble des opérations logiques que l'homme applique aux
concepts de nombre, de forme et d'ensemble.®
LA mathématique, conformément à la vision de David Hilbert (1862-1943), se désintéresse totalement du réel
en éliminant la contribution de l'intuition, elle-même tirée
de l'expérience de phénomènes concrets^ . Elle devient
une science unifiée, entièrement déductive et d'une nature essentiellement formelle et axiomatisée. Les définitions suivantes cernent assez bien la situation :
n. f. sing. Ensemble des disciplines mathématiques
envisagées comme constituant un tout organique.^
La mathématique (mot singulier qu'on préfère
aujourd'hui à celui de mathématiques) est une
science abstraite, à caractère essentiellement
déductif, qui se construit par le seul raisonnement.'
La vraie question n'est donc pas de savoir s'il faut dire
LA mathématique ou LES mathématiques, mais bien de
se demander :
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De quoi est-il question dans le programme de
formation ?
désigner l'histoire DES mathématiques. Cette dernière expression inclut la première. Pas l'inverse!
Au primaire, poser la question, c'est y répondre!
D'ailleurs, dans le Dictionnaire de mathématiques élémentaires'°, ouvrage de référence éminemment incontournable dans toute la Francophonie, l'emploi du pluriel est systématique et omniprésent (on trouve quelques fois l'expression « LE mathématique », mais dans un tout autre
contexte). Cela est également et généralement le cas dans
la très grande majorité des ouvrages et des articles traitant
de l'enseignement primaire dans le monde francophone.
Puisque la discipline dont il est question dans le programme du primaire concerne très spécifiquement la compréhension et le traitement du réel et puisque l'esprit de ce
programme tourne résolument le dos à toute forme d'approche ensembliste ou de nature purement formelle, il apparaît logique de faire usage d'un discours et de termes
véhiculant précisément ces orientations.
Le Québec semble vouloir maintenir le double usage,
probablement en héritage d'une période pourtant révolue
où, à l'image de la Mère Patrie, nous barbotions dans les
ensembles équipotents dont le cardinal laissait même les
plus dégourdis de nos élèves dans un état palpable de perplexité... Cependant, dans les écrits et dans le discours
québécois, le naturel revient souvent au galop... Ainsi, le
programme du ministère de l'Éducation de 1980, titré sans
équivoque « Mathématique », faisait usage de la forme
plurielle une bonne quinzaine de fois dans les deux pages
du chapitre « Orientations générales »! L'actuelle Commission des programmes d'études n'échappe pas à cet embrouillamini lexicographique. Dans un avis au ministre,
on retrouve en début de texte (observez l'enchevêtrement
du singulier et du pluriel) :
Le domaine de la technologie, des sciences et
des mathématiques
Mathématique : un programme de grande qualité
Le programme de mathématique comporte des exigences élevées pour l'élève au regard de la construction des concepts liés à cette discipline et ceme
bien les apprentissages essentiels du premier cycle. Il est de nature à entraîner un renouvellement
des pratiques d'enseignement propice à l'apprentissage des mathématiques."
Cet avis, par ailleurs fort avisé, ajoute pertinemment que :
En effet, [le programme] implique que le travail
des élèves soit axé sur la résolution de problèmes,
à l'aide de tâches qui ont d'autant plus de sens
qu'elles sont liées à la vie quotidienne, et il suppose des échanges d'idées sur les stratégies utilisées et l'établissement de liens avec les autres disciplines. L'intégration des liens interdisciplinaires
dans les habiletés est d'ailleurs un point fort du
programme.'^
Il est évident que le maintien du vocable au singulier
confine à l'incohérence tant et aussi longtemps qu'on l'associe à un programme de l'enseignement primaire où, de
façon univoque, tous s'entendent pour favoriser une démarche concrète centrée sur le réel. D'ailleurs, on ne peut
absolument pas parler de l'histoire de LA mathématique
(comme le fait l'actuel projet de programme) pour
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Quant au programme du secondaire, il ne restera qu'à
y appliquer la même interrogation, à savoir : de quoi est-il
ici question?
En peu de mots, le simple souci d'utiliser le terme
exact dans un programme d'études nous dicte de faire principalement usage du mot « mathématiques », au pluriel.
Sinon, nous nous exposerions au risque de nous retrouver
en état d'incohérence singulière...
Le 22 septembre 1999.
1. Stella Baruk, Éditions du Seuil, 1992.
2. Pensons surtout à Gauss, Lobatchevski et Riemann qui avaient élaboré des géométries dites « non euclidiennes », mettant ainsi en
évidence les « risques » de fonder une théorie mathématique sur
l'intuition.
3. Larousse Multimédia Encyclopédique, 1996. Les soulignés sont de
moi.
4. À ce propos, j'avoue trouver regrettable qu'on ne retrouve pas cette
classification plutôt limpide dans le projet de programme, par exemple en page 145, à la rubrique « Contexte de réalisation ». L'actuelle énumération « nombre, géométrie, mesure, probabilité et statistique » met en présence des réalités qui se situent à des niveaux
fort différents. Commodément définie comme la science de l'objectivité, la logique est nettement présente en filigrane dans la compétence 3, sans jamais être explicitement nommée. Et, tant qu'à y
être, je trouve l'énoncé « jongler avec les nombres » (page 149)
plutôt incongru et de nature à évoquer des performances plus proches du jeu gratuit (du cirque ?) que de la compréhension du sujet.
11 doit bien exister un verbe plus « casher » dans la banque taxonomique de référence...
5. Dictionnaire encyclopédique Larousse, 1990.
6. Dictionnaire Universel Francophone en Ligne, Éditions Hachette
(www.francophonie.hachette-livre.fr).
7. Cette attitude est fondée sur des préoccupations qui sont, elles, très
concrètes. Pensons, par exemple, à l'énoncé « il n'existe qu'une
seule droite parallèle passant par un point extérieur à une autre
droite ». Cette évidence de la géométrie euclidienne est fausse dans
l'Univers qui est plutôt soumis à la théorie de la Relativité. Hilbert
souhaitait éviter les erreurs de généralisation abusive dans l'élaboration de théories extrêmement subtiles.
8. Larousse Multimédia Encyclopédique, 1996.
9. Dictionnaire Universel Francophone en Ligne, Éditions Hachette
(www.francophonie.hachette-livre.fr).
10. Stella Baruk, Édition du Seuil, 1992.
11. Réactions et commentaires sur le programme de formation de 1 ' école
québécoise (Premier cycle), Commission des programmes d'études, Septembre 1999.
12. Ibid, avec nos soulignés.
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