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MÉDIAS
par MOGNISS H. ABDALLAH,
AGENCE IM’MÉDIA
La sociologie est-elle un sport
de combat médiatique ?
Des médias à l’immédiat
d’un débat en banlieue,
le sociologue Pierre Bourdieu
se révèle, parfois touchant
d’autocritique, parfois enferré
dans sa position de dominant.
Comment dire une pensée,
sans que la posture du discours
ne la distorde ? Une question
au cœur du documentaire
de Pierre Carles,
La sociologie est un sport
de combat(1).
1)- Productions/éditions
Montparnasse (diffusion
Seuil), 2001, 2h20.
2)- Pierre Bourdieu,
Sur la télévision, suivi de
L’emprise du journalisme,
éditions Liber-raisons d’agir,
Paris, 1996.
Médias
Le sociologue Pierre Bourdieu est mort le 23 janvier 2002. Le
concert d’hommages posthumes qui lui a été rendu contraste avec
les virulentes controverses qui ont entouré cet intellectuel critique
et engagé auprès du mouvement social, notamment depuis les
grèves des cheminots en novembre-décembre 1995. La couverture
de cette grève par la télévision, et en particulier cet instant où un
journaliste-vedette reproche à un gréviste transi de froid devant
son brasero d’être un nanti, a provoqué chez Bourdieu un déclic :
il se lance dans une campagne de critique radicale des “conditions
de production” des médias, de la “circulation circulaire” de l’information et de sa “violence symbolique”. Il interpelle les gens des
médias sur le mode “qui êtes-vous, d’où parlez-vous ?”, en rappelant sans cesse que “les classes dominées ne parlent pas, elles sont
parlées, dominées jusque dans la production de leur image
sociale, de leur identité sociale. Elles sont exposées à devenir
étrangères à elles-mêmes”(2).
Le 23 janvier 1996, Bourdieu participe à Arrêt sur image, l’émission de décryptage des médias de Daniel Schneidermann sur la
Cinquième. Mais cette expérience tourne au fiasco, ce qui l’amène
à conclure : “La télévision ne peut pas critiquer la télévision [...]
parce qu’elle utilise les mêmes dispositifs.” Le 15 mai de la même
année, Paris Première diffuse en deux parties de cinquante
minutes une conférence exposant ses thèses sur la télévision. La
chaîne du câble a accédé à ses conditions : il plaque ainsi le format
de sa discipline sur l’émission, ce qui donne un très mauvais résultat… télévisuel. Il donne l’impression de confondre cours magistral par visioconférence – pratique à laquelle il est par ailleurs
rompu dans le cadre d’interventions internationales avec ses auditoires américains – et communication télévisuelle. Il laisse même
penser qu’il méconnaît l’objet de son étude, la télévision.
Pierre Carles, documentariste iconoclaste qui a étudié Bourdieu à
la faculté et a fait un début de carrière à la télévision avant de
remettre en cause lui aussi les connivences entre les journalistes et
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le pouvoir dominant dans Pas vu, pas pris, essaie dans un premier temps
d’obtenir un temps d’antenne assez long “en direct du cœur du système”,
de façon à ce que le sociologue ne soit pas inaudible. Peine perdue. Il se
décide alors à réaliser un film, suivant Bourdieu à la trace pendant près de
trois ans. Pour filmer La sociologie est un sport de
“C’est pas Dieu, c’est Bourdieu !”, combat, Pierre Carles a changé son fusil d’épaule.
lance un jeune avant de se livrer à
Il ne cherche plus à piéger son personnage, il l’acune très longue tirade sur le bradage compagne “au travail” : à Millau pour le rassemblement de soutien à José Bové, au bureau, au
des banlieues, désert culturel sans espoir.
comité de rédaction avec ses collègues des éditions Liber-raisons d’agir, etc. Il ne fait pas mystère de son adhésion au travail du sociologue. “Lui étudie les mécanismes de domination. Je me suis
rendu compte que je pouvais les rendre visibles”, déclare Pierre Carles à
Libération le 30 avril 2001. Le documentariste rejette donc d’emblée la posture objectiviste qui prétend livrer le pour et le contre. En revanche, son
parti pris évolue avec une aisance et une sensation de liberté par rapport
aux pesanteurs de la discipline auxquelles l’image de Bourdieu et de ses
travaux renvoient habituellement. La souplesse dans la manière de filmer
des questions ardues y est sans doute pour beaucoup, mais pas seulement.
En effet, le personnage même du sociologue devient attachant : il n’est plus
figé dans ses certitudes, il doute, hésite, reconnaît ne rien comprendre au
contenu d’une lettre du “poète” Jean-Luc Godard…
Le contraire du mandarin inaccessible
Ses digressions, de précision en précision, montrent une pensée en
constante évolution, le contraire d’un dogme absolu sans retour. Certes, il
reste le maître, mais même lorsqu’il prodigue ses conseils à ses disciples,
il semble s’adresser une autocritique implicite. La scène où il prévient Loïc
Wacquant, spécialiste de la politique sécuritaire du modèle “libéral-pénal”
américain, contre les “lourdeurs sociologiques” est de ce point de vue
géniale. Quand Bourdieu dit, “bon ça va, on a compris ; pas la peine d’en
rajouter”, on croit rêver ! Les conseils qu’il prodigue à propos du processus d’écriture, dont la fragilité est connue de tous les scribes petits ou
grands, est touchante, émouvante. Ainsi, lorsque Bourdieu demande sans
cesse “quelle heure est-il ?”, ou conseille de noter le soir la transition qui
permet de reprendre le fil des idées de la rédaction du lendemain, il paraît
sincèrement le contraire du mandarin inaccessible. Finalement, il nous
ressemble.
Volontairement ou non, la distance critique est incarnée dans le film de
Pierre Carles par les jeunes du Val-Fourré, à Mantes-la-Jolie. Si les groupies
– souvent des femmes d’ailleurs, un paradoxe pour l’auteur de De la domination masculine – boivent les paroles du “mythe vivant” comme du pain
béni, les lascars de banlieue interpellent avec rugosité l’intellectuel lors
d’un déplacement du côté de chez eux, pour un débat sur “l’inégalité face à
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N° 1237 - Mai-juin 2002
l’éducation et la culture”. Une des premières scènes du film commence par
une émission à Radio Droit-de-cité. Les jeunes animateurs de Mantes-laJolie reçoivent le sociologue à l’antenne, en lui affirmant qu’il ne faut “pas
se laisser impressionner par les mots”. Ils enchaînent : “Alors, monsieur
Bourdieu, qu’est-ce que la sociologie ?” Réponse, sur un mode pédagogique
assez décontracté : “Le sociologue essaie d’établir des lois, des régularités,
des manières d’être régulières et d’en définir des principes. Pourquoi des
gens ne font pas n’importe quoi, pourquoi ils font ce qu’ils font, pourquoi
les fils de profs, ils réussissent mieux que les fils d’ouvriers… Bon voilà.”
Sans se démonter, les jeunes – on ne sait pas vraiment s’ils ont enregistré
le sens de la réponse – demandent : “Et les inégalités, monsieur Bourdieu, ça sert à quelque chose ?
– C’est un problème métaphysique sur lequel un sociologue n’a pas à
prendre position. J’écarte cette question. Pour poser les bonnes questions
scientifiques, il faut écarter les questions politiques.”
“Vous ne m’avez rien appris, je suis désolé”
© Gérard Vidal/IM’média.
À la fin du film, une longue séquence de ce même débat révèle l’incrédulité, voire une défiance ouverte, vis-à-vis des sociologues en général, et
d’un Bourdieu personnage médiatique en particulier. Le malaise est perceptible dans la disposition même du public dans la salle. Si les “classes
moyennes” sont sagement installés dans leur fauteuil, quelques grandes
gueules du quartier, debout près des sorties, tentent de monopoliser le
débat. “C’est pas Dieu, c’est Bourdieu !”, lance un jeune avant de se livrer
à une très longue tirade sur le bradage des banlieues, désert culturel sans
espoir. Un autre s’en prend plus directement à Bourdieu : “Pour certains,
nous sommes des boucs émissaires. Pour d’autres, nous sommes des alibis. […] Le sociologue, c’est un psychiatre de banlieue…” Bourdieu,
rétorque : “C’est insultant. […] Il y a des sociologues qui contribuent à
Pierre Bourdieu
aux États-généraux
du mouvement social,
en novembre 1996.
Médias
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3)- Cf. H&M n° 1225,
mai-juin 2000, p. 162.
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fournir des cautions aux politiques. Ce sont des casseurs du métier, des
‘jaunes’, qui peuvent légitimer une certaine révolte générique contre le
discours des sociologues et justifier un certain anti-intellectualisme.
[…] Je sais beaucoup de choses. Je travaille sur le Maghreb depuis 1960,
la plupart d’entre vous n’étaient même pas nés.
J’en profite pour vous parler d’un livre, La Double absence(3), d’Abdelmalek Sayad, un des plus grands sociologues de l’émigration-immigration. Sayad, ce n’était pas un ‘jaune’. Il a fait un travail magnifique, il
savait écouter les gens. Il m’a chargé de finir ce livre, qu’il a écrit pour
des gens comme vous. Il peut, peut-être, permettre à des gens de récupérer la possession de leur propre identité historique, de la souffrance de
leurs parents, de leurs grands-parents, de la souffrance de la langue, de
la naturalisation, la souffrance du naturalisé qui n’en a jamais fini avec
l’origine, le stigmate. Vous ne m’avez rien appris, je suis désolé. J’ai lu
Sayad. Je pourrais vous en apprendre sur vous-mêmes. Je me permets de
vous le dire avec arrogance, je m’en fous.”
Après le débat, Bourdieu et ses interpellateurs scellent la paix des braves
dans la nuit noire autour de quelques grosses vannes sur les “sociologues
de gouttière”, comme s’autodésignent les jeunes. À tout hasard, Bourdieu
leur laisse son adresse au Collège de France. Pourtant, dans ce face-à-face,
le sociologue engagé a semblé mal à l’aise, comme agacé par la contradiction. Il a renvoyé les jeunes à leurs chères études, tout en se repositionnant
en maître détenteur du savoir, une position de dominant qui prétend
connaître l’histoire des jeunes issus de l’immigration mieux qu’ils ne la
connaissent eux-mêmes et qui, à partir de ce postulat, risque fort de parler à leur place.
À défaut de considérer ses contradicteurs indélicats comme des acteurs de
ce fameux “mouvement social” qu’il a tant souhaité, l’habitus du “professionnel de la parole” a repris le dessus, c’est-à-dire les dispositions ou comportements qui marquent l’appartenance à un groupe social déterminé,
selon la définition de Bourdieu lui-même.
Après la disparition du sociologue, le débat sur les processus de reproduction de la domination sous ses différentes formes et sur la transmission du capital culturel continue bien évidemment. La sociologie est un
sport de combat peut lui servir de support très utile. Ultime paradoxe, ce
film fait par un homme d’image n’a toujours pas été diffusé à la télévision.
Qu’à cela ne tienne : après sa sortie dans quelques salles de cinéma, il
vient de sortir vidéocassette… diffusée en librairie, par les éditions du
Seuil.
N° 1237 - Mai-juin 2002