Corée : réflexions sur une exposition
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Corée : réflexions sur une exposition
Daniel Bouchez Corée : réflexions sur une exposition In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 82, 1995. pp. 312-314. Citer ce document / Cite this document : Bouchez Daniel. Corée : réflexions sur une exposition. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 82, 1995. pp. 312-314. doi : 10.3406/befeo.1995.2312 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1995_num_82_1_2312 312 L'Asie aujourd'hui DANIEL PERRET Controverse sur le niveau culturel des indigènes de la préhistoire Les préhistoriens locaux remettent en cause l'idée qui serait répandue en Occident d'un lien entre le degré de sophistication des objets travaillés et le niveau culturel de leurs auteurs. S'il est indéniable que les pierres taillées européennes sont plus sophistiquées que les choppers de Malaisie, la raison est à chercher avant tout dans un environnement différent. Dans les zones tropicales, des besoins différents entraîneraient la création d'industries lithiques adaptées au milieu, différentes des industries lithiques européennes. Ainsi, il y a environ 30000 ans, les habitants de Kota Tampan (province de Perak) faisaient des outils efficaces et adaptés à leur milieu. Une vision eurocentrique de la périodisation de la préhistoire En Malaisie, les changements climatiques ont été beaucoup moins importants qu'en Europe. Les modifications sensibles ont surtout concerné le niveau des mers. Cette sta bilité des conditions climatiques rend inadéquate, en Asie du Sud-Est, l'utilisation du terme 'mésolithique' qui, en Europe, indique la période d'adaptation à de nouvelles conditions climatiques. Pour conclure sur ces deux forums marqués par la revendication d'un monde malais comme racine de sa propre histoire, il convient de les replacer dans un contexte plus large. Cette volonté d'ancrage sur ce qui serait un vieux fonds culturel autochtone est certainement révélatrice d'une crise identitaire qui frappe les Malais à un moment où le pays connaît de profonds bouleversements économiques et sociaux. Cette affirmation d'une spécificité est peut-être aussi à mettre en rapport avec le rôle phare que souhaite jouer la Malaisie dans l'ASEAN au début du troisième millénaire. Daniel PERRET COREE Réflexions sur une exposition. Inaugurée le 1er décembre 1994 à Seoul, dans l'enceinte du palais Kyôngbok, une exposition sur les vestiges de la civilisation du royaume de Koguryô (Ier siècle av. J.-C. - VIIe siècle apr. J.-C.) a connu un immense succès populaire et a dû être prolon gée de deux semaines, jusqu'au 16 avril. Pour beaucoup de Coréens, cela semble une découverte, presqu'un choc, qui réveille en eux des sentiments mêlés et rarement ex primés. Ces restes, disséminés à travers la Corée du Nord et la Mandchourie orientale, n'étaient certes pas tout à fait inconnus, mais avant la seconde guerre mondiale, c'était sous la direction de savants japonais qu'avaient été opérés explorations et relevés, plus d'ailleurs en Corée du Nord qu'en Mandchourie. Il y avait eu ensuite la division du Réflexions sur une exposition 313 pays, puis la guerre de 1950-53 et la fermeture de la Chine. Dans les années 60, les a rchéologues du Nord ont publié des travaux, dont l'intérêt fut reconnu alors par leurs collègues du Sud. Ces derniers n'ont toujours pas accès aux vestiges situés en Corée du Nord. Mais, pour ce qui est de la partie de Koguryô devenue territoire chinois, plus étendue à elle seule que toute la péninsule, ils peuvent, depuis quelques années, s'y rendre à peu près librement et découvrir de visu ce qu'ils ne connaissaient que par quelques travaux partiels et déjà bien anciens. L'exposition, patronnée et financée par les radio et télévision officielles (Korea Broadcasting System, KBS), vise manifestement un public très large et le succès rem porté s'explique en partie par la volonté des organisateurs de se mettre à la portée des moins instruits. Effectivement, c'est la foule des petites gens qui s'y presse. Les photos sont bonnes, les explications claires, les termes techniques traduits en vocabulaire coréen de tous les jours. L'essentiel de l'exposition est en deux parties, auxquelles on a ajouté en appendice des éléments pris dans les collections existantes. Dans la première, sont ex posées, dans l'ordre chronologique, les photographies, grandeur nature ou à peu près, des fresques qui ornent une douzaine de tombes réparties autour de ce qui fut, pendant cinq siècles jusqu'en 427, la capitale de Koguryô, Kungnae, aujourd'hui Jian (coréen: Chiban), sur la rive droite du Yalu. Une tombe, la cinquième de Wukui (coréen : Ohoe) est reproduite en fac-similé carton. Scènes de chasse, de danse, de jeux, processions rituelles, motifs religieux, vêtements, tout cela est très parlant et fournit à l'imagination assez de matériaux pour reconstituer sans trop de peine ce que dut être la vie de ce peuple. Les explications relèvent la part, grandissant avec le temps, de la symbolique bouddhique. Elles n'omettent pas de faire remarquer, par exemple dans les motifs décor atifs ou le style des arcs et des flèches, les influences extérieures, venues de l'Ouest, dont Koguryô a bénéficié. La seconde partie est, elle aussi, constituée de photographies, prises par le professeur Sô Kil-su, de places fortes de Koguryô en Mandchourie orientale, dans les provinces actuelles de Liaoling et de Jilin. La brochure vendue sur place en recense et localise cent trois, plus la muraille de mille lis, qui s'étendait de la pointe du Liaodong vers le nord-est, jusqu'à l'ouest de Changchun. Une douzaine sont présentées en photo graphies, de formidables forteresses dans des sites imprenables. Les textes d'accompagnement mettent surtout l'accent sur la splendeur et la puissance de cette civilisation, nulle part, nous dit-on, égalée à l'époque. Au spectacle de ces superbes peintures et de ces énormes murailles, le visiteur ne demande qu'à se laisser convaincre. Ils insistent aussi sur l'état d'abandon où se trouvent ces précieux vestiges. Partout où cela a été possible, on nous présente d'ailleurs, à côté de la photo grand format de la fresque ou de la muraille, une autre, plus petite, datant d'avant la guerre mondiale. Le contraste est édifiant en effet. Beaucoup de détails ont disparu à jamais. Les dégradations se poursuivent, comme le montre la comparaison entre d'autres photos prises à quelques années de distance dans les années 80 et 90. On conti nueà changer les noms de lieu évocateurs de l'histoire de Koguryô. L'implication est claire : cette terre, qui fut celle de nos ancêtres, appartient à d'autres, pour qui ces choses n'ont pas la même valeur que pour nous. Ils les laissent quasi à l'abandon, eux qui savent cependant si bien protéger et présenter leurs propres biens culturels. Et, de là, bien des souvenirs remontent à la mémoire. Le royaume de Koguryô, proche de la Chine, le premier des trois royaumes coréens à bénéficier de l'apport de la 314 L'Asie aujourd'hui DANIEL BOUCHEZ civilisation chinoise, le plus puissant, le plus étendu, avait, au VIIe siècle, tenu tête pas moins de soixante-dix ans à la Chine des Sui et des Tang. Mais sa défaite et son annihilation finales ne fut pas le fait des seuls Chinois. Sur son flanc sud, s'était allié à eux contre lui, un autre royaume coréen, Silla, celui justement dont se réclament princ ipalement les Coréens d'aujourd'hui. La Corée a été unifiée par Silla dès 667, enseignet-on. On omet généralement d'ajouter que ce fut au prix de la destruction de Koguryô et de la perte de la majeure partie de son territoire. En Corée du Nord, pour des raisons évidentes, on exploite aujourd'hui cette ambiguïté. On y exalte Koguryô, le royaume du Nord, et on refuse de reconnaître aux Sudistes de Silla le mérite d'avoir unifié la Corée. Au-delà du Yalu, l'héritage de Koguryô fut recueilli par le royaume de Parhae (chinois : Bohai), fondé en 698 et disparu en 926 sous les attaques des Kitan. Dans la péninsule, c'est aussi de Koguryô, dont il prend le nom en abrégé, que se réclame en 918 le fondateur de la dynastie Koryô. Mais les bureaucrates originaires de Silla surent imposer une vision différente. En 1135, il leur fallut toutefois recourir aux armes pour écraser les derniers nostalgiques de Koguryô, qui prônaient une politique extérieure plus agressive vers le nord, voire une reconquête des territoires perdus. Les deux ouvrages fondamentaux sur l'antiquité coréenne, le Samguk sagi (Mémoires historiques des Trois Royaumes, 1145) et le Samguk yusa (Memorabilia des Trois Royaumes, c.1285), sont l'œuvre l'un et l'autre d'hommes de Silla, qui centrèrent leur ouvrage sur leur terre d'origine. Avec eux, c'est la vision d'une Corée réduite à la péninsule qui prévalut et continue de prévaloir. «Dans d'autres pays, on exalte l'histoire nationale. Chez nous, on l'occulte», m'a dit un étudiant rencontré à l'exposition. «Tout cela, au lycée, c'était seulement trois phrases dans notre manuel d'histoire ! ». C'est tout un magma de sentiments enfouis que laisse entrevoir cette exposition de photos de vestiges d'une grande civilisation, que les Coréens revendiquent comme leur, sur une terre qui n'est plus à eux. L'identité coréenne est indiscutable, mais savoir ce qui la fonde est une autre question. Le territoire? Mais lequel? Le sang? L'appartenance à une ethnie-nation ? (Le terme minjok englobe les deux acceptions). La culture? Depuis peu, les historiens coréens ont intégré l'histoire de Parhae (Bohai) dans l'histoire de leur pays. En 1994, à l'université KoryÔ, a eu lieu un symposium sur l'his toire de ce royaume. Très peu de documents écrits subsistent, mais les fouilles autorisées aujourd'hui par les Russes dans leur Province maritime confirment l'étroite parenté des élites de Parhae avec celles de Koguryô. C'est cette proximité culturelle et elle seule qui justifie les recherches actuelles, dit-on à Seoul. Les chercheurs y sont gê nés par l'effet de quelques déclarations intempestives, qui ont éveillé la méfiance de la Chine et provoqué chez elle la décision d'interdire pour l'instant toute recherche sur le royaume de Bohai. Daniel BOUCHEZ