Philippe Breton et Serge Proulx Généalogie des théories modernes
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Philippe Breton et Serge Proulx Généalogie des théories modernes
Philippe Breton et Serge Proulx Généalogie des théories modernes de la communication Paris – Montréal, La Découverte – Boréal, 2002 pages : 115 à 132 Introduction aux théories et aux pratiques de la communication Chapitre 6 Généalogie des théories modernes de la communication Établir une généalogie des théories modernes de la communication n’est pas chose aisée. À quand remonte-t-on et queues théories inclut-on? Nul doute que les recherches en sciences humaines qui s’orientent, dès la fin de la Première Guerre mondiale, et surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale, vers les phénomènes d’influence, de propagande et de persuasion, ont un rôle important à jouer dans la constitution ultérieure du champ des « sciences de la communication ». Mais, comme nous l’avons vu, celles-ci se nourrissent également de l’héritage de la cybernétique et de la théorie de l’information, plus proche du monde des sciences exactes et des sciences de l’ingénieur. La cybernétique ne saurait constituer en elle-même une butée dans le temps, puisqu’elle s’inspire à la fois dune tradition « technologique » qui a notamment produit, dès l’Antiquité, la notion de « feed-back » et d’une réflexion, plus récente, car liée au XIXe siècle, sur la notion de « réseau ». À cela, il faut ajouter le renouveau des recherches sur l’analyse du langage, la sémiologie, la « nouvelle rhétorique », qui s’inspirent en droite ligne, comme d’ailleurs en partie les recherches en sciences humaines sur l’influence et l’effet des médias, de la rhétorique ancienne, celle d’Aristote notamment. Il faudrait distinguer ensuite, comme nous l’avons fait dans l’introduction, entre les théories « techniques », qui sont donc une réflexion sur la mise en oeuvre des techniques de communication, notamment dans le but d’en accroître l’efficacité, et les théories « sociales », qui sont le lieu de recherches et de réflexions sur l’objet « communication » dans toute sa dimension humaine. On verra que dans ce domaine, il revient parfois aux philosophes (comme Aristote on Chaïm Perelman) de produire des théories techniques et aux ingénieurs (comme Saint-Simon ou Norbert Wiener) de produire des théories sociales. L’objet de ce chapitre est de démêler les éléments de cette généalogie, sans prétention à une exhaustivité absolue, dans un domaine de recherche, l’histoire des théories de la communication, qui est encore largement en friche. On trouvera plusieurs approches de cette question chez Judith Lazar (1992), Alex Mucchielli (1995), dans les ouvrages que ces deux auteurs consacrent aux « sciences de la communication » ou encore dans l’ouvrage d’Armand et Michèle Mattelart (1995). Mais les approches sont souvent partielles, n’englobant pas par exemple l’apport de la nouvelle rhétorique. Dans l’ensemble, en nombre de recherches produites, en investissements financiers et humains, en volume de publications, ce sont les travaux des sciences humaines consacrés à la communication qui sont les plus importants. Ils sont pour l’essentiel localisés en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada). Ils courent tout au long du siècle et marquent le champ d’une empreinte forte. Ensuite viennent les travaux issus du continent cybernétique, eux aussi américains au départ, dont l’influence est importante quoique, pour une part, sur un terrain essentiellement idéologique. Enfin viennent les travaux influencés par la rhétorique, ancienne et contemporaine, qui sont au cœur de nombreuses pratiques de communication actuelles. Beaucoup de ces travaux sont européens. Le schéma qui suit tente de reconstituer visuellement les grandes lignes de cette généalogie qui conduit aux sciences de la communication. Les trois grandes parties de ce chapitre reconstituent, dans l’ordre chronologique, l’histoire de ces trois piliers de ce domaine que sont la rhétorique, la cybernétique et les sciences humaines appliquées à la communication. L’empire rhétorique Le philosophe et juriste belge Chaïm Perelman d’abord, Roland Barthes ensuite, en France, inaugurent chacun à leur façon dans les années 1950 et 1960, la « nouvelle rhétorique ». Constituant indispensable de la société de consommation, la publicité s’impose et impose des modes de vie. Au cœur du dispositif publicitaire on trouve une capacité sans cesse accrue à manipuler des signes et à utiliser les vieilles recettes de 1’« art du convaincre » telles qu’elles ont été transmises par la tradition rhétorique mais souvent sans la réflexion critique qui les accompagnait toujours. On redécouvre alors, à travers un article fameux de Barthes dans la revue Communications, que la culture classique n’avait pas disparu et avait trouvé des prolongements inédits au sein de la modernité en même temps que ce que l’on croyait nouveau avait nourri pendant des siècles la culture. Déjà Perelman, dans son traité de l’argumentation avait proposé une redécouverte et une actualisation des principes rhétoriques aristotéliciens. Cette redécouverte de la rhétorique, après un oubli de quelques décennies et sa disparition pure et simple des programmes d’enseignement, au moins dans les pays latins, a ravivé à sa manière un intérêt pour le langage et surtout sa fonction de communication. Avec les recherches sur la persuasion et la communication de masse, puis celles sur la théorie de l’information et les phénomènes de communication cybernétiques, la « nouvelle rhétorique » constitue un des trois fondements de la pensée actuelle de la communication. Démocratie et rhétorique II n’est pas inutile de rappeler dans quelles circonstances se met en place ce que Roland Barthes appelle l’« empire rhétorique » (1970). Ce sont les Grecs qui inventent les grandes techniques qui constituent les fondements de la rhétorique, la techné rétoriké ou art de convaincre. Ils en furent également les premiers théoriciens. Ces techniques avaient, notamment à Athènes, un usage essentiellement juridique, dans le cadre des plaidoiries de procès, mais aussi un usage politique, à l’Agora, et enfin un usage symbolique, puisque le discours dit « épidictique », l’éloge funèbre par exemple, permettait de transmettre les valeurs propres à la cité. La révolution des esprits, qui s’opère entre le VIIIe et le VIIe siècle en Grèce et notamment à Athènes, et qui conduira à la révolution démocratique, se traduit donc immédiatement par une extraordinaire prééminence de la parole sur tons les autres instruments de pouvoir. La parole devient « l’outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l’Etat, le moyen de commandement et de domination sur autrui » (Vernant, p. 44, 1962). De nouvelles institutions se mettent en place, notamment une nouvelle forme de justice. « Ces procès étaient d’un type nouveau; ils mobilisaient de grands jurys populaires, devant lesquels, pour convaincre, il fallait être "éloquent". Cette éloquence, participant à la fois de la démocratie et de la démagogie, du judiciaire et du politique, se constitua rapidement en objet d’enseignement » (Barthes, p. 175). Mais il fallut attendre Rome, et les institutions de la République, pour que la rhétorique joue à plein son rôle de technique de communication et qu’elle se développe dans toute son ampleur. Rome, du moins la Rome républicaine, jusqu’au Ier siècle avant J.-C., est, pratiquement au sens moderne, une « société de communication », qui attache une extraordinaire importance à la parole et au débat public. La théorie rhétorique y est une théorie vivante, plurielle, tout entière accolée à la culture générale et à la culture politique d’une époque qui place le discours pour convaincre au centre de tout (Achard, 1994) et fait de l’orateur le véritable héros moderne, dont le modèle restera Cicéron, à la fois avocat, tribun, homme politique, exemple de vertu. L’enseignement, par exemple, y est à base de culture générale. L’élève, sous la direction d’un maître qui montrait l’exemple et payait de sa personne, devait faire deux types d’exercices, des narrations (résumé et analyse d’événements historiques ou d’actualité, organisés on non selon des canevas types) et des déclamations, discours construits sur des cas hypothétiques. Ainsi l’élève, loin de recevoir un savoir abstrait, apprenait à communiquer. Sa culture était une culture de communication et elle le préparait à ses futures responsabilités de citoyen. Dans ce sens, « informer » un élève était tout autant lui donner un enseignement que lui apprendre à s’en servir. La naissance de la théorie rhétorique Comment est née la rhétorique? Il semble que l’on puisse localiser avec précision en Sicile, au Ve siècle avant J.-C., la naissance de la rhétorique, à la fois comme réflexion sur le discours dont le but est de convaincre, et comme enseignement des techniques de persuasion. Barthes souligne à cette occasion que c’est pour « défendre son bien » que l’on a commence à « réf1échir sur le langage ». Vers 485 avant J.-C., deux tyrans siciliens, Gelon et Hiéron, avaient dépossédé de leurs propriétés les habitants de Syracuse afin de lotir les mercenaires qu’ils avaient employés. Lorsqu’ils furent renversés par un soulèvement démocratique et que l’on voulut revenir la situation antérieure, il y eut des procès innombrables pour que chaque famille puisse récupérer ses biens. Les nombreuses plaidoiries qui suivirent donnèrent naissance à un enseignement spécifique, donné par les premiers rhéteurs connus, Corax et Thisias. La rhétorique semble bien avoir été le fruit, dans un contexte de bouleversement social, d’une volonté de retour à l’équilibre excluant l’usage de la force en promouvant la parole. Comme le montre bien Jacqueline de Romilly (2000), les grandes tragédies grecques, comme les œuvres d’Eschyle, racontent ce passage de la violence récurrente à une pacification de la société, toute relative d’ailleurs. Les premiers pas de la rhétorique Corax fut probablement le premier théoricien de la parole, en même temps que l’un des premiers « professeurs » de rhétorique. Il rédige alors un manuel, perdu depuis, qui va se transmettre et servir de base à tons les rhéteurs qui suivront. Corax y proposait un ensemble de techniques qui permettent d’argumenter d’une manière plus efficace devant les tribunaux. II s’agit probablement du premier « manuel de communication » connu. La rhétorique naît donc à la fois dans un contexte judiciaire et au cœur d’une réflexion théorique sur les méthodes qui permettent de systématiser l’efficacité de la parole. Les procédés que Corax a mis au point sont essentiellement de deux ordres. D’abord, tout discours, s’il veut être convaincant, doit être organisé. Corax invente l’ordre du discours rhétorique, avec comme objectif la maîtrise de la situation oratoire : Il chercha, nous dit un texte ancien, à calmer par des paroles insinuantes et flatteuses l’agitation de l’assemblée; c’est ce qu’il nomma l’exorde; après avoir obtenu l’attention, il exposa le sujet de la délibération; passa ensuite à la discussion, l’entremêla de digressions, qui confirmaient ses preuves; enfin, dans la récapitulation ou conclusion, il résuma ses motifs, et réunit toutes ses forces pour entraîner un auditoire déjà ébranlé » (Benoît, p. 14, 1983). Ces quatre parties : l’exorde, la présentation des faits, la discussion et, pour conclure, la péroraison, constitueront après Corax une des normes centrales du discours rhétorique. Cette technique de prise de parole constituera la base future de toute exposition réfléchie des arguments. Tout discours doit commencer par une adresse au juge, l’« exorde », destinée à préparer le public et à le sensibiliser aux arguments qui allaient suivre, et devait être clos par une « péroraison » qui frappait l’esprit des participants. Entre ces deux parties du discours, les faits étaient d’abord exposés dans une « narration », puis discutés dans une partie nommée « confirmation ». La « narration », qui implique de présenter certains faits « comme ils sont », est sans doute l’ancêtre de la description. Corax ne se contente pas de proposer un plan, il systématise des modes de raisonnements argumentatifs types. Il invente le tout premier d’entre eux, le « corax », qui consiste à soutenir qu’une personne n’a pas pu commettre un acte car elle était trop visiblement en position de le faire. On voit que cette première rhétorique se préoccupe surtout d’efficacité, d’abord judiciaire, ensuite politique. La question est alors de savoir ce qui est jugé convaincant par un tel public (celui des citoyens grecs, puis, plus tard, romains). De nombreuses discussions, mettant aux prises les philosophes de l’époque, vont tourner autour de cette question, toujours actuelle (voir par exemple, Desbordes, 1996). Suffit-il, pour qu’il soit convaincant, qu’un discours soit bien ordonné, bien scandé, utilise des formules poétiques et bien tournées, comme ceux de Gorgias, que Platon critiquera pour cela? Faut-il, pour convaincre, faire appel principalement aux sentiments, aux passions, comme le soutient Trasymaque qui compose dans ce sens un « manuel de pathétique »? Faut-il soutenir, comme Isocrate, que l’apprentissage mécanique des lieux et la grandiloquence sont à rejeter et que la rhétorique n’est acceptable qu’au service de causes honnêtes et nobles ? Faut-il rejeter ces méthodes, comme le souhaite Socrate, si elles n’ont pas d’abord pour but la recherche de la vérité? L’apport d‘Aristote L’un des élèves de Platon, Aristote (384-322 avant J.-C.), qui sera aussi précepteur d’Alexandre le Grand, définira la rhétorique non plus comme un pur outil de pouvoir par la persuasion, mais comme l’art de « découvrir tout ce qu’un cas donné comporte de persuasif ». La rhétorique d’Aristote se présente comme une pratique très souple, qui tient compte des circonstances. Ce qui compte avant tout chez un orateur, c’est sa capacité à faire face en toute occasion et à adapter son discours au contexte. La rhétorique d’Aristote propose d’appuyer l’exercice de la parole sur une théorie du raisonnement, plutôt que sur une pratique des passions: les « technologues », nous dit-il, consacrent la majeure partie de leurs traités aux questions extérieures à ce qui en est le sujet en utilisant, pour émouvoir le juge, « la suspicion, la pitié, la colère et autres passions de l’âme » [Rhétorique, Livre I, 1, 1354a], sans recourir à des « preuves techniques ». Si on généralisait la règle introduite dans quelques cités, à savoir l’interdiction de « plaider en dehors de la cause », alors les technologues, qui n’utilisent que des moyens « extra techniques » « n’auraient plus rien à dire ». La théorie aristotélicienne définit la rhétorique non pas simplement comme l’art de persuader, mais comme « la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader » [Rhétorique, Livre I, 2, 1355b], dans la perspective, bien sûr, de mettre concrètement cette faculté en œuvre dans toutes les situations où elle est requise pour convaincre. Avec Aristote, la rhétorique est enfin passée du statut de technique empirique à celui d’une technique formalisée, justiciable d’une théorie, tout en étant toujours guidée par les nécessités de son application pratique, dans une société qui fait une large place à la « culture du convaincre » parce qu’elle est, fondamentalement, démocratique. Barthes rapproche la problématique et le découpage des trois tomes de la Rhétorique d’Aristote des conceptions modernes de la communication. Il y a effectivement un Livre I qui est consacré à l’émetteur du message (conception des arguments), un Livre II, au récepteur du message (parce qu’il traite des émotions et des arguments en tant qu’ils sont reçus) et un Livre III au message lui-même (l’analyse des figures et de l’ordre des parties du discours). Aristote a en effet conçu un art nouveau de la communication quotidienne et de la prise de parole en public, une technique à mi-chemin entre le cynisme relativiste des sophistes et l’indifférence sociale des philosophes platoniciens. La rhétorique se déploie à partir d’Aristote, dans les œuvres majeures de Cicéron, de l’auteur anonyme de l’Ad Herennius, de Quintillien et du Grec Hermogène. Pour longtemps, les normes de la pensée et des pratiques argumentatives se trouveront fixées à travers les quatre manuels rédigés par ces auteurs entre le Ier siècle avant et le IIIe siècle après J.-C.: le De oratore de Cicéron, l’Ad Herennius, d’un auteur anonyme (après avoir longtemps été attribuée à Cicéron), l’institution oratoire de Quintillien, et le cours de rhétorique d’Hermogène, en partie disparu, considéré par Françoise Desbordes comme la « dernière grande contribution à la théorie rhétorique » (1996, p. 108) jusqu’au renouveau contemporain (voir Breton et Gauthier, 2000). Le déclin de la rhétorique L’importance de la théorie argumentative va décroître au sein de la rhétorique, au fur et à mesure, paradoxalement, que celle-ci va voir son rôle s’accroître et devenir finalement le contenu de tout enseignement (on pourra se reporter, pour toutes ces questions, a l’ouvrage de Michel Meyer, Histoire de la rhétorique, des Grecs à nos jours, 1999). Lorsque la rhétorique, au XIXe siècle, verra son influence décroître à son tour, pour finir par être exclue des programmes scolaires, sa disparition entraînera avec elle, pour un temps, la disparition de toute théorie de l’argumentation. Le mouvement de ce déclin de la rhétorique en tant qu’« art de convaincre » est double. Il est d’abord interne : au sein de la rhétorique, les deux phases que sont la disposition et l’élocution vont progressivement prendre une place croissante au sein d’un domaine nouveau : l’expression littéraire. Il est ensuite externe : l’argumentation va se voir substituer la démonstration rationnelle, notamment à partir de Descartes, privant ainsi la rhétorique de toute cette partie essentielle qu’est la théorie de l’invention. Au XIXe siècle, l’histoire littéraire et l’enseignement des sciences se partagent les dépouilles d’une rhétorique plusieurs fois vidées de son sens premier. II n’y aura plus, dès lors, ni au lycée, ni à l’université, d’enseignement ayant pour objet la théorie, encore moins la pratique de l’argumentation. La classe de rhétorique disparaît de l’organisation scolaire en France en 1902, en même temps que les programmes sont purgés de toute référence à la rhétorique. Au Québec, la classe de rhétorique est abolie en même temps que le cours classique en 1968. Cependant, des cours de speech communication et aujourd’hui de critical thinking n’ont jamais cessé d’être donnés aux EtatsUnis. Les pères jésuites ont maintenu un enseignement du débat et de l’argumentation. Le renouveau contemporain Le domaine, clairement déconsidéré parce que réduit à un « art du bien dire » très formel, assimilé à une glose stérile ou à des discours pompeux (d’où la péjoration du terme « rhétorique » et de quelques éléments de son lexique, comme « péroraison »), reste globalement en friche tout au long du XXe siècle. Le renouveau, on l’a vu, viendra dans les années 1950 de ce que Chaïm Perelman appellera la « nouvelle rhétorique ». Philosophe et juriste, professeur à l’Université de Bruxelles, Chaïm Perelman (1912-1984), publie, en 1958, puis en 1970, en collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca, (1958, 1970) un Traité de l’argumentation qui connaîtra plusieurs éditions et de nombreuses traductions. La « nouvelle rhétorique » (sous-titre de son ouvrage) renoue, en l’actualisant, avec la tradition rhétorique aristotélicienne. Elle s’inscrit dans une rupture avec la logique démonstrative et l’évidence cartésienne, pour ouvrir l’espace d’une logique argumentative non formelle. Chaïm Perelman, nous l’avons vu dans le chapitre consacré à la communication argumentative, définit ainsi l’argumentation comme l’étude des « techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment ». Ses travaux ont influencé de nombreuses recherches actuelles dans le champ de I’argumentation, dont il incarne une tendance majeure. Certains (Lempereur, 1990) parlent à cette occasion, de l’« éco1e de Bruxelles ». Pour être complet, ce panorama des théories rhétoriques doit mentionner tout le courant de recherche inspiré de la philosophie anglo-saxonne (XX siècle), marqué par des auteurs comme Stephen Toulmin. La rhétorique se présente ainsi, tout au long de sa longue histoire, qui se poursuit aujourd’hui, comme la matrice première, et peut-être principale, de notre culture de la communication. C’est elle qui porte en effet à la fois les techniques et les théories qui ordonnent les genres de la communication (expression, argumentation, information). L’information descriptive naîtra en partie en son sein, même si elle doit à d’autres champs son renouveau contemporain, par exemple les sciences descriptives de l’époque moderne et la cybernétique de l’époque contemporaine. La reconnaissance de ce caractère matriciel de la rhétorique (sur les rapports entre rhétorique et communication, voir Bautier, 1994) est peut-être une des conditions pour inscrire les sciences de l’information et de la communication dans la longue perspective historique qui lui donne tout son sens. La rhétorique n’est-elle pas globalement, comme le soutient d’ailleurs Georges Gusdorf, la « matrice des sciences humaines » ? Les philosophies de la communication La « nouvelle rhétorique » n’est pas la seule héritière des recherches sur le langage qu’inaugure l’ancienne rhétorique. Il faut compter également sur l’apport de la tradition philosophique et notamment le tournant vers le langage (qu’Habermas appelle le « tournant de la communication ») que celle-ci inaugure avec Guillaume de Humboldt. Scion Gilles Coutlée, l’intérêt pour la philosophie du langage de Guillaume de Humboldt connaît aujourd’hui une véritable renaissance. Le paradigme humboldtien conteste le paradigme instrumental de la communication où l’on retrouve, pour l’essentiel, les différentes théories de l’information et la sémiologie. La communication n’est d’abord ni un transfert d’informations ni un outil ni un ensemble de signes. Elle est, pour reprendre une expression kantienne, un transcendantal. À la fois une condition de possibilité de la pensée et la possibilité qu’il y ait un monde au sens phénoménologique du terme. Depuis, les différentes « philosophies de la communication » participent, à des degrés divers, de l’héritage humboldtien. Toujours selon Gilles Coutlée, on peut repérer deux lignées principales qui en sont issues. L’une, prenant sa source dans les analyses logiques du langage chez Frege, passe par le Wittgenstein des Investigations philosophiques et mène aux travaux de Peter Winch, à la pragmatique et à la philosophie du langage anglo-saxonne. L’autre partant de Husserl, de ses analyses des relations entre conscience et monde via le processus de donation de sens, passe par Heidegger et son tournant de l’Etre, qui peut mieux se saisir comme tournant du langage. La pensée humboldtienne s’intéresse donc peu, contrairement aux approches traditionnelles en communication, aux médias ainsi qu’à leurs effets, aux techniques ou au signe, dont elle conteste d’ailleurs radicalement la métaphysique sous-jacente (voir Coutlée, à paraître, 2003). En ce sens, il y aurait peut-être une compactibilité plus grande avec les recherches actuelles sur la nouvelle rhétorique. Le continent cybernétique Un nouveau champ du savoir, presque entièrement consacré à la communication, va émerger dans les années 1940, parallèlement a la vague d’inventions et de perfectionnements des techniques de traitement de l’information qui caractérisa cette période. La « cybernétique », ou, comme la présenta son fondateur, le mathématicien américain Norbert Wiener, l’étude « du contrôle et des communications », prit corps en effet entre 1942 et 1948. Le destin de cette « science » nouvelle est peu commun. Elle constitue pourtant la matrice de tout un pan de la réflexion contemporaine sur la part informationnelle des phénomènes de communication. En effet, l’emploi du terme « communication » par la cybernétique en fait un quasi-équivalent de la notion d’ »information », qui voit ainsi son sens très largement étendu. Le rôle nouveau de la cybernétique Dans un premier temps, les grandes notions de la cybernétique sont accueillies avec enthousiasme par la communauté scientifique et son audience gagne des cercles de plus en plus larges incluant, pour certains travaux, le grand public. La cybernétique joue également un grand rôle dans la genèse de l’ordinateur en 1945 (l’Américain John von Neumann, l’inventeur de cette nouvelle machine, participait activement aux réunions qui rassemblaient les premiers cybernéticiens). Puis, en partie victime de ses propres excès, le domaine pullulait d’aventuriers intellectuels en tous genres - et en partie victime de son succès et des espoirs trop forts qu’elle avait suscités, la cybernétique voit son étoile décliner dans les années 1960, surtout après la mort de son fondateur en 1964. Mais sa capacité d’influence intellectuelle ne cessa pas pour autant. Elle prit simplement une forme plus souterraine, sans perdre de sa force. Les idées de Wiener, notamment sur le rôle que la communication et les « machines à penser » devraient jouer dans la société, influencèrent profondément la génération qui fit ses premières armes dans les années 1970. Le contexte culturel dans lequel la micro-informatique prit son essor, puis tous les thèmes de la « société de l’information » furent largement nourris, parfois en référence directe, souvent sans le savoir, par les idées que Norbert Wiener avait semées. Dans le même temps, le courant d’idées qui, via Gregory Bateson, devait donner naissance au champ d’étude de la communication interpersonnelle, autour des recherches conduites à Palo Alto, en Californie par exemple (voir Winkin, 2000), puise largement dans la matrice cybernétique. De nombreux chercheurs de toutes les branches du savoir, aussi bien en sciences exactes qu’en sciences humaines, furent directement influences par les grandes notions de la cybernétique. Le mot même de « communication », sans prendre un sens fondamentalement différent, fut cependant chargé, après son passage par la cybernétique, d’un poids nouveau et d’une quantité de significations qu’il n’avait pas jusqu’en 1948, date à laquelle Wiener le popularisa. Si nous parlons tant aujourd’hui de communication, c’est notamment grâce à (ou à cause de) la cybernétique. Si le mot semble parfois recouvrir un ensemble de significations assez disparates, c’est aussi à la cybernétique que nous le devons : la promotion qu’elle fit de cette nouvelle notion ne s’accompagna pas d’une définition précise ou univoque de son sens. Peut-être fallait-il une notion malléable pour que son succès fut aussi général. Cette imprécision initiale du mot « communication » fut à l’image du flou qui entoura rapidement les frontières exactes de la cybernétique. Les grandes notions de la cybernétique La production intense d’idées et de techniques qu’avait permise la collaboration active entre les scientifiques et les institutions militaires pendant la guerre avait fait naître des problèmes originaux, qui furent l’occasion de rencontres fécondes entre chercheurs appartenant à des domaines complètement différents. Sans la guerre et l’immense impulsion qu’elle donna à la recherche appliquée, ces rencontres n’auraient peut-être jamais eu lieu. Les grandes questions débattues par le réseau des premiers cybernéticiens avant la lettre avaient comme pivot central l’analogie qui semblait exister entre certains dispositifs automatiques que mathématiciens et ingénieurs venaient de mettre au point pour des applications militaires, et les modèles explicatifs de certains comportements humains que neurophysiologistes et médecins commençaient à dégager de leurs observations. La comparaison possible entre l’homme et la machine, à condition qu’on l’établisse du point de vue de l’information, paraissait ouvrir un nouveau champ scientifique, à la fois mystérieux et bien plus vaste peut-être, dans les possibilités qu’il offrait, que tout ce que la science avait produit jusqu’alors. Pour beaucoup de ces chercheurs, l’enjeu n’était rien moins qu’une nouvelle révolution scientifique. Sous l’effet de l’effort de guerre, les techniques avaient en effet beaucoup progressé, notamment les machines qui traitaient de F information on utilisaient des dispositifs informationnels. Norbert Wiener imagina notamment un système complet de DCA intégrant un radar et un calculateur. Pour la première fois une machine anticipait sur les réactions humaines que son action provoquait. Pour la première fois aussi sans doute, une communication étroite s’établissait entre une machine et un humain, chacun cherchant à prévoir le comportement de l’autre et ajustant le sien en conséquence. L’idée de « feed-back » (rétroaction) était née sous sa forme moderne. En tant que dispositif matériel, le feed-back est connu depuis l’Antiquité, où il constitue la partie « informationnelle » des horloges à eau, les clepsydres, inventées à Alexandrie au IIIe siècle avant J.-C. Le thermostat de Cornelius Drebbel, au XVIIe siècle, puis le régulateur à boules de la machine à vapeur de James Walls, au XVIIIC siècle, sont an sens strict des mécanismes de feed-back. II s’agit donc de tout dispositif purement informationnel capable d’ajuster son comportement en fonction de l’analyse qu’il faisait des effets de son action. L’intuition de Wiener, à partir de là, fut que le dispositif de feedback d’une part, était la source de tout comportement intelligent, d’autre part était l’apanage aussi bien des machines évoluées que des êtres vivants. Si cette intuition ne s’est toutefois pas révélée aussi féconde qu’il l’avait imaginé, ell n’en a pas moins attire l’attention sur une classe de problèmes, lies au traitement de l’information, qui n’avait pas été visible jusque-la. Du comportement à la communication Avec le feed-back, dispositif informationnel par excellence, on tenait enfin, du moins Wiener le pensait-il, la localisation et la possibilité de formalisation des phénomènes de « prise de décision », le cœur de toute activité intelligente et organisée. En créant des machines qui avaient une autonomie suffisante pour percevoir et analyser des informations en provenance du monde extérieur et prendre en permanence des décisions afin de remplir un certain but fixé par avance, les techniciens avaient pointé le doigt vers un niveau de réalité qui ne concernait pas uniquement les machines mais aussi le comportement de tout être qui échange des informations, c’est-à-dire qui communique avec son environnement et se détermine en conséquence. Le vaste programme de recherche qui s’ouvrait alors ne concernait pas uniquement les constructeurs de machines mais aussi tous ceux qui, de prés on de loin, avaient pour tâche d’expliquer le comportement humain en termes physiologiques ainsi que dans sa dimension psychologique et sociale. Wiener proposa alors, dans un texte de 1942 rédigé avec un de ses collègues médecins, McCulloch, et un logicien, Pitts, une classification des comportements qui serait indépendante du support physique ou biologique, mais qui en revanche prendrait en compte la nature des échanges avec le milieu extérieur. Tout ‘être’ pouvait ainsi se définir par la nature des échanges d’information qu’il entretenait avec l’environnement. Wiener, en 1942, parlait encore de « comportement », au sens de « comportement d’ échange d’ information ». Le « comportement » était une notion ancienne, développée depuis le début du siècle au sein de la psychologie par l’école behavioriste, dont le credo était le renoncement à toute idée d’une « intériorité » de l’homme au profit d’une « science de l’observable », c’est-à-dire d’une science des comportements de l’homme, en termes d’actions et de réactions. Tout le système de pensée de Wiener s’était organisé autour de i’idée selon laquelle la nature véritable de tout être observable, qu’il appartienne à la famille des êtres vivants, des machines ou de la nature en général, tenait entièrement dans les relations, c’est-à-dire l’échange d’informations, qu’il entretenait en permanence avec les autres entités peuplant son environnement. II y avait là pour Wiener le point de départ d’une véritable révolution intellectuelle et scientifique. La où la science classique s’intéressait au contenu intérieur des phénomènes qu’elle étudiait, la cybernétique proposait une nouvelle sorte de compréhension à partir de l’étude des relations entre les phénomènes. Wiener renonça rapidement à parler de « comportement ». Peut-être ce terme en effet était-il encore trop rattaché à l’idée d’une individualité des phénomènes, alors que Wiener voulait au contraire souligner l’importance décisive de tous les événements qui se passaient entre les êtres. La nouvelle notion de « communication » était née, étroitement liée à la notion d’information. La cybernétique ne servait pas uniquement, pour son inventeur, à décrire un niveau de réalité comme un autre, comme la géologie s’occupe par exemple de la formation de l’écorce terrestre, la médecine, du corps humain et de sa santé, etc. La communication n’était pas un objet de science particulier, elle était le trait commun à toutes les sciences, car elle permettait d’appréhender dans chaque phénomène ce qu’il avait de plus essentiel, ce qui en constituait la nature profonde. Wiener proposa alors une classification des comportements de tous les êtres, que l’on pouvait rencontrer dans la nature, selon la nature des relations que ces êtres entretenaient avec leur environnement. En bas de l’échelle, on trouvera les êtres qui reçoivent de l’information et y réagissent en quelque sorte mécaniquement; ensuite les êtres plus complexes, dotés d’un « but à atteindre », d’une finalité, même simple, comme dans le cas d’un phototropisme pour des organismes vivants sommaires ; puis, les êtres qui s’organisent eux-mêmes en fonction d’un but à atteindre; enfin, ceux qui développent leur action en fonction d’une analyse des conséquences de leur comportement. La naissance de la cybernétique Cette « méthode d’étude comportementale » de la réalité va conduire Wiener à privilégier rapidement la notion de communication, qui sera au centre de son oeuvre à partir de 1947 (voir l’ouvrage Cybernétique et société, 1952). Après cinq années de maturation - à partir de 1942, date à laquelle la méthode comportementale d’étude fut mise au point -, Wiener éprouva le besoin de fédérer le champ nouveau du savoir qu’il avait largement contribué à créer. II fallait pour cela un mot qui put unifier les grandes notions qui n’étaient plus simplement en gestation, et surtout qui puisse fonctionner comme signe de ralliement de tons ceux qui se reconnaissaient dans ces nouvelles idées. Wiener remarqua que toute la terminologie existante était trop exclusivement marquée soit par un vocabulaire d’ingénieurs, pour tout ce qui concernait les machines, soit par celui des sciences du vivant pour ce qui concernait l’humain. Il fit cette remarque, pertinente à l’époque, scion laquelle il n’y avait pas de terminologie commune à ces deux domaines. Le mot « cybernétique » fut la première tentative dans ce sens, le premier pont jeté entre les disciplines. Wiener indiqua que cybernétique venait du mot grec qui désignait le « pilote » et dont la forme latine dérivée fournissait le mot « gouvernail ». Il aurait pu tout aussi bien ajouter que cette famille de racines étymologiques conduisait également au « gouvernement », comme « forme de pilotage du social ». Le choix de ce terme permit en tout cas de situer un peu plus clairement le nouveau champ de recherche, d’autant qu’il fut popularisé par l’ouvrage que Wiener édita en 1948 mais curieusement, en anglais chez l’éditeur Hermann à Nancy. Ce livre, bien qu’il fut peu lu, sinon par les spécialistes, connut un important succès dans le public qui y eut accès par le biais de la littérature de vulgarisation, très attentive à partir de là à toutes les productions de la cybernétique. Les lecteurs français du journal Le Monde en apprirent la teneur dans le détail, tout au long d’une pleine page du journal dans son numéro date du 28 décembre 1948. La théorie mathématique de la communication de Shannon Qu’est-ce que l’information (ou la communication) cybernétique? C’est d’abord un modèle qui sert à décrire le reel, ensuite une tentative de réduction du réel à ce modèle. Ces deux niveaux de la démarche cybernétique ne sont guère solidaires. La théorie mathématique de l’information, telle qu’elle a été développée par Claude Shannon, permet effectivement, et de façon opérationnelle, de décrire le réel et son comportement dans un certain nombre de cas bien déterminés. Les notions de « feed-back », d’« input », et d’« output » restent précieuses pour décrire certains phénomènes. Cette théorie reste finalement la base la plus sûre pour apprécier l’héritage cybernétique. Rappelons-en les grands traits. La théorie mathématique de la communication de Claude Shannon, appelée souvent « théorie de l’information », est née dans l’immédiat après-guerre, au sein du monde des ingénieurs travaillant notamment dans le domaine de la téléphonie. Elle rend compte des conditions de transport, de codage et de dégradation du signal, notamment en téléphonie et en télécommunications. La théorie de l’information est née dans le contexte de l’extension du réseau téléphonique nord-américain. Claude Shannon imagine des procédures de codages logiques qui permettent à un dispositif récepteur de reconstituer avec exactitude le message que l’émetteur lui a fait parvenir le long d’une voie de communication (une ligne de téléphone par exemple). Le codage permet non seulement d’accroître le nombre de messages par lignes mais également de les protéger contre les dégradations du signal physique, appelées « bruits ». Ces procédures seront utilisées largement, en téléphonie mais aussi en informatique où l’exactitude totale des données est la condition sine qua non du bon fonctionnement des ordinateurs. La théorie de l’information propose une mesure de l’information en termes mathématiques, mais ne s’intéresse absolument pas à la signification des messages transmis, qui reste du domaine de l’interprétation humaine. Une nouvelle métaphore Le schéma de Shannon a servi, au titre de métaphore, à mieux comprendre un certain nombre de phénomènes biologiques. La notion de « code génétique » lui doit beaucoup. Importé dans la psychologie sociale et les sciences de la communication, via la cybernétique, le schéma de Shannon, à défaut de la quantification qu’il permet dans le strict domaine du signal, permet de mieux comprendre tous les aspects strictement informationnels de la communication. En revanche, l’idée selon laquelle le réel se réduirait à l’information n’a donné lieu qu’a des théories somme toute assez fumeuses et, pour la plupart, avortées. Elle a certes inspire, jusqu’à aujourd’hui, un courant de pensée qui voit par exemple dans le réseau de communication Internet, la naissance d’un nouveau monde « virtuel », tout entier « informationnel », dans lequel nous serions invités à basculer toutes nos activités, mais ces lubies utopiques n’influencent guère que ceux qui recherchent le salut dans de nouvelles formes de religiosité (voir Breton, 2000). Toute la difficulté de l’héritage cybernétique est là, dans la distinction nécessaire qu’il faut faire entre l’attention portée à la part informationnelle des phénomènes de communication, qui a permis de nombreux progrès, notamment en informatique, et les extrapolations douteuses qu’il a autorisées.