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INTERVIEW << L’œuvre de Hopper fascine les écrivains et les cinéastes >> Célèbre et pourtant rarement exposée, l’œuvre d’Edward Hopper conjugue les cultures européenne et américaine, comme le montre la rétrospective exceptionnelle du Grand Palais. > INTERVIEW DE DIDIER OTTINGER, DIRECTEUR ADJOINT DU MNAM-CENTRE POMPIDOU, COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION « EDWARD HOPPER » AUX GALERIES NATIONALES DU GRAND PALAIS, PAR GUY BELZANE En quoi est-il un peintre américain ? D. O. C’est une question complexe. À ses débuts, Hopper se souvient de ses origines européennes, principalement françaises (par sa mère et sa grand-mère, il descend d’un migrant du xviie siècle qui n’est autre que le frère du peintre Eustache Le Sueur, membre de l’Académie royale ❯ LA PEINTURE AMÉRICAINE • TDC N O 1043 28 Didier Ottinger. Il s’agissait d’abord de tenter de mettre fin à une double aberration : d’une part, Hopper est l’un des artistes dont les images sont les plus célèbres, mais son nom reste peu connu du grand public ; d’autre part, ses tableaux, énormément diffusés et appréciés à travers la reproduction, n’ont pratiquement jamais été vus en France. Par ailleurs, l’œuvre de Hopper est souvent présentée comme une sorte d’ovni, sans origine ni descendance, d’où la nécessité de la recontextualiser. L’exposition est donc à deux volets : d’abord les années de formation, avec l’entrée dans l’atelier de Robert Henri, la période parisienne, très importante, la production gravée, les aquarelles… Sont ainsi présentés des tableaux de l’Anglais Walter Sickert, du Suisse Félix Vallotton et du Français Albert Marquet, que Hopper a vus à Paris au Salon d’automne de 1906 et qui l’ont profondément marqué, ainsi que des œuvres d’Edgar Degas, qui restera sa référence absolue tout au long de sa vie. Cette première section montre également des images produites par Hopper dans le cadre de son activité d’illustrateur, qu’on a souvent négligée ou méprisée et qui me semble pourtant fondamentale. La seconde partie réunit cinquante-cinq tableaux du peintre (de sa période « classique » qui s’ouvre en 1925 avec House by the Railroad), plus qu’il n’en a jamais été rassemblé. © PRISMA ARCHIVO/LEEMAGE Pouvez-vous présenter cette exposition Edward Hopper ? Edward Hopper, Selfportrait, 1925-1930. Huile sur toile, 63,8 x 51,4 cm. New York, The Whitney Museum of American Art. © DR P R O F I L DIDIER OTTINGER Historien d’art, il est directeur adjoint chargé de la programmation au musée national d’Art moderne, où on lui doit l’organisation et le commissariat d’expositions de grande envergure : « David Hockney : espace/ paysage » en 1999, « Richard Hamilton Marcel Duchamp : eau et gaz à tous les étages » en 2000, « Max Beckmann » en 2002, « Jean Hélion » en 2004-2005, « Le Futurisme à Paris » en 2008, « Dreamlands » en 2010. Il a également assuré la direction de nombreux ouvrages, sur Max Beckmann, Otto Dix, Marcel Duchamp, Philip Guston, Jean Hélion ou encore Francis Picabia. Mais qu’est-ce que cet « art authentiquement américain » auquel appartient malgré tout Hopper ? D. O. Hopper finira par reconnaître que le grand maître absolu, pour lui, ce n’est plus Manet, comme le professait Robert Henri, mais Thomas Eakins. Ce qui se dessine ici, c’est une histoire de l’art américain différente de celle qu’écrit l’Europe, pour qui la modernité américaine naît avec l’exposition Armory Show, histoire flatteuse pour nos ego français dans la mesure où elle fait de l’art américain moderne le surgeon des avant-gardes européennes : Matisse, le Cubisme, le Futurisme… Une autre histoire peut être écrite, celle que le MoMA reconnaît lui-même, en 1929, lorsqu’il consacre l’une de ses premières expositions aux trois « pères » de l’art indépendant américain : Thomas Eakins, Winslow Homer et Albert Ryder. Ce qui fait que Hopper est un artiste profondément américain, c’est son ancrage dans une tradition qui est celle des peintres illustrateurs, même s’il a tendance à dévaloriser – à tort à mon sens – cette part de son activité (qui l’occupe néanmoins SAVOIR ● CUEFF Alain. Edward Hopper : entractes. Paris : Flammarion, 2012. ● DEBECQUE-MICHEL Laurence. Hopper et l’art américain. Paris : Ligeia, 2012. ● OTTINGER Didier, LLORENS Tomás, HANCOCK Caroline. Hopper. Catalogue d’exposition. Paris : RMN/Grand Palais, 2012. ● OTTINGER Didier. Hopper : ombre et lumière du mythe américain. Paris : Gallimard, 2012 (coll. Découvertes). pendant près de vingt-cinq ans). La plupart des membres du « Groupe des Huit » sont des illustrateurs de la presse quotidienne de Philadelphie. Ils se revendiquent de la modernité baudelairienne, et pour Baudelaire le peintre de la vie moderne par excellence, c’est Constantin Guys, qui est justement un illustrateur de journaux et de magazines de l’époque. Dans De la démocratie en Amérique (18351840), Alexis de Tocqueville déclare que le génie littéraire américain ne se manifeste pas dans le roman, comme chez nous en Europe, mais dans le journalisme, car l’artiste américain a le souci démocratique de rendre son message le plus intelligible possible par le plus grand nombre. Il me semble qu’on peut transposer cette analyse de la littérature aux arts visuels et, en ce sens, l’artiste typiquement américain, c’est l’illustrateur. C’est quelque chose dont l’un des auteurs fétiches de Hopper, le philosophe Ralph Waldo Emerson, a parfaitement conscience, lorsqu’il invite les Américains, au milieu du xixe siècle, à inventer un art véritablement américain, en s’émancipant des « muses aristocratiques de l’Europe ». Finalement, quoi qu’en dise Hopper, la résilience de l’imagerie illustrative dans son œuvre peint le rattache à la tradition américaine la plus authentique. Comment a été reçue son œuvre ? D. O. Très bien aux États-Unis, y compris par le bastion formaliste : c’est bien le MoMA qui lui consacre sa première rétrospective en 1933. Ensuite, il navigue un peu d’un camp à l’autre (entre réalistes et modernistes), mais il fait l’objet d’un relatif consensus, au moins de la part de ses pairs. Il est admiré par certains grands formalistes américains comme Mark Rothko. Au moment de l’exposition de 1933, Alfred Barr, le directeur du MoMA, rapproche sa peinture du Cubisme par son caractère géométrique. Un peu plus tard, Lloyd Goodrich, critique puis directeur du Whitney Museum, lui déclare que sa peinture ressemble à celle de Mondrian. Par contre, en France, Hopper reste prisonnier d’un dogmatisme qui associe formes artistiques et valeurs idéologiques, voire politiques : peindre abstrait, ou pour le moins se réclamer du formalisme, serait aller dans le sens du « progrès » donc être du bon côté politique, là où l’attachement au réalisme (ou pour le moins à la figuration) serait l’expression d’un « nostalgisme », d’une pensée « réactionnaire » ! Le succès populaire de l’œuvre de Hopper s’enracine en France par la fascination qu’elle exerce sur les écrivains et les cinéastes. Seuls finalement certains historiens d’art continuent de la mépriser, au motif qu’il s’agirait d’une œuvre « narrative », donc illustrative, anecdotique. Un jugement superficiel, qui néglige le fait pourtant essentiel que les tableaux de Hopper ne racontent rien ; qu’ils ne font que suggérer, appeler la narration. Une nuance considérable en laquelle réside une bonne part de la force « oppositionnelle » des œuvres de Hopper. ● 29 TDC N O 1043 • LA PEINTURE AMÉRICAINE de peinture). Francophile, il parle couramment français, connaît par cœur des poèmes de Rimbaud ou de Verlaine… Et pendant ses années de formation, d’une certaine façon il rêve d’être un peintre… français ! Il se rend à plusieurs reprises à Paris, il peint le Louvre, les quais de la Seine, etc. Or, lorsqu’il rentre aux États-Unis après son dernier séjour en France, en 1910, il arrive dans un contexte nouveau. Car en 1908 a eu lieu une exposition qui a fait l’effet d’un coup de tonnerre et marqué l’avènement d’une peinture indépendante américaine moderne : il s’agit de l’exposition du « Groupe des Huit », fédéré par son ancien professeur de l’école des Beaux-Arts de New York, Robert Henri, à laquelle prennent part un certain nombre d’artistes qu’admire Hopper, comme John Sloan. Ce mouvement, qui sera appelé plus tard l’Ashcan School (l’école de la poubelle), intégrera aussi George Bellows, très proche de Hopper. Celui-ci met cependant un certain temps avant de prendre la mesure de ce bouleversement, et continue durant trois ou quatre ans à exposer des tableaux « français », devenus dépassés, d’autant que, parallèlement, s’intensifie le sentiment nationaliste américain. Ce n’est qu’à partir de 1924, avec sa série d’aquarelles de maisons néovictoriennes réalisée à Gloucester, que Hopper se rallie à un art authentiquement américain, mais qui restera chez lui empreint d’une nostalgie de la grande peinture européenne. Et tout au long de sa vie il fera référence à des tableaux et à des maîtres européens : une toile comme Soir bleu (1913) a été inspirée par l’Atelier de Courbet ; Excursion into Philosophy (1959) se souvient de Rembrandt ; et son dernier tableau, Two Comedians (1965), rappelle Watteau. Ces attaches qui demeurent, et que souvent les Américains ont voulu oublier, sont rappelées dans l’exposition.