L`EXTINCTION DU CONTRAT POUR IMPOSSIBILITE D`EXECUTION
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L`EXTINCTION DU CONTRAT POUR IMPOSSIBILITE D`EXECUTION
L’EXTINCTION DU CONTRAT POUR IMPOSSIBILITE D’EXECUTION (EN DROIT TUNISIEN) Mohamed MAHFOUDH Maître-assistant à la Faculté de Droit de Sfax. La relation entre la normativité et l’impossibilité est plus qu’intime. La première vise à réguler ; elle le fait en édictant des comportements à suivre ou à ne pas suivre, souvent en termes de droits et de devoirs. La deuxième conduit à la neutralisation de ces données, à délier quelqu’un de ses engagements. Le terme normativité a été utilisée à dessein. Il englobe les règles religieuses, morales, juridiques. Les unes et les autres peuvent connaître, en effet, l’impact de l’impossibilité1. C’est, bien entendu, le domaine juridique qui nous rassemble aujourd’hui. Et, c’est l’impossibilité pouvant l’affecter qui sera au centre de nos préoccupations. Mais, le juridique connaît des domaines bien vastes. D’où, la nécessité de limiter les contours de nos investi-gations. Car, et c’est un lieu commun de le rappeler, l’impossibilité 1 Il est prévu dans le Coran que « Dieu ne fait endurer à une âme que ce qu’elle supporte ». La séquence qui considère, à n’en pas douter, l’impossibilité, autorise les croyants, sinon à échapper à l’effet de certains préceptes religieux, du moins à en atténuer la force, en ce qui les concerne. 167 bilité intéresse aussi bien le passé du droit 2 que son présent ; et, de nos jours, aussi bien les matières de droit public3 que celles de droit privé4. Presque aucune discipline n’est prémunie de son intervention. Dans le droit de la famille, l’épouse dont le mari est dans l’impossibilité de subvenir à ses besoins peut demander le divorce 2 Dans le code d’Hammourabi, l’article 143 prévoit que, si un homme (un cultivateur) a un champ et que le Dieu des intempéries ou les inondations ont détruit les récoltes qui s’y trouvent, il ne sera pas tenu, pour l’année en question, de restituer les semences qu’il a empruntées, ni les intérêts que celles-ci auraient dû produire (Sur le Code Hammourabi, voir : K. HAMMAOUI, L’interaction dans le bassin méditerranéen –ouvrage en langue arabe- Ed. Baiçan, Beyrouth, Liban, 1996) ; L’adage Ad impossibilium nemo tenetur donne lieu en droit romain à la règle Nulla impossibilium obligatio est (J. CARBONNIER, Droit civil, t. 4, Les obligations, Ed. PUF, Collec. Thémis-Droit privé, 16ème éd., 1992, n° 162) ; La règle sera reprise par l’ancien droit français. Elle y donne lieu a l’adage qu’ « A l’impossible nul n’est tenu » (H. ROLAND et L. BOYER, Adages du droit français, 3ème éd. Litec, 1992, pp. 24 et ss.) ; En droit musulman, il est possible de rattacher à l’impossibilité la formule Laïça fi’l imkan, abda’a mimma kan. 3 Le droit constitutionnel tunisien considère l’impossibilité. Cette considération résulte des articles 23 et 39 de la Constitution du 1er juin 1959. Le premier dispose qu’ “En cas d’impossibilité de procéder dans les délais prescrits aux élections, pour cause de guerre ou de péril imminent, le mandat de la chambre des députés est prorogé par une loi jusqu’à ce qu’il soit possible de procéder aux élections”; le second dispose “En cas d’impossibilité de procéder en temps utile aux élections (du Président de la République) pour cause de guerre ou de péril imminent, le mandat du Président est prorogé par une loi jusqu’à ce qu’il soit possible de procéder aux élections”. Dans les deux cas, l’impossibilité visée, n’est pas celle de la présente 4 étude et dont l’effet essentiel est surtout d’exonérer d’une obligation juridique. La notion d’impossibilité intéresse aussi les disciplines empruntant à l’une et à l’autre des deux matières. On en a une application avec la théorie de l’infraction impossible. (Sur cette notion d’infraction impossible, ses variantes, les positions doctrinales à son égard et l’état de la jurisprudence en ce qui la concerne, voir: R. MERLE et A. VITU, Traité de droit criminel, Problèmes généraux de la science criminelle. Droit pénal général, ةd. Cujas, 6ème éd., 1984, n° 478 à 483). 168 (article 39 du CSP 5) 6. Dans le droit des biens, la chose qui ne peut être partagée, sera vendue et c’est sa valeur qui sera distribuée sur les co-indivisaires. En droit commercial, la mésintelligence entre associés peut être un cas de demander et d’obtenir la dissolution de la société. En toute hypothèse, la partie qui ne peut prouver son droit peut être autorisé à le faire en invoquant l’impossibilité morale dans laquelle elle s’est trouvée de préconstituer un écrit ou matérielle de prouver par un écrit pré-constitué 7. On en arrive, avec les exemples puisés dans le droits des sociétés et de la preuve, au domaine des obligations et, plus particulièrement, à celui du contrat 8. Mais, là encore, il y a nécessité de délimiter. Car, l’impossibilité peut intervenir, soit en tant qu’obstacle à la formation de ce dernier, soit en tant que frein à son exécution. La différence entre les deux situations est de taille. La première entraîne la nullité du contrat, serait-elle relevée plus tard. On avance, pour en saisir les variantes, des 5 6 7 8 L’article 39 du CSP dispose : « Le mari indigent ne doit pas d’aliments. Cependant, si à l’expiration d’un délai de deux mois accordé par le juge, il ne peut exécuter cette obligation, le juge prononcera le divorce… » ; Sur d’autres aspects de l’impossibilité dans le droit de la famille, voir : P. REYNAUD, « Réflexions sur la légitimation par autorité de justice », D. 1974, 167. On en a une application jurisprudentielle dans la matière de l’adoption. Il a été jugé en effet que l’impossibilité pour une fille tunisienne d’acquérir la qualité de fille adoptive en Libye (du fait de l’ignorance par le droit libyen de l’institution de l’adoption), autorise la première à agir pour la rétractation du jugement de son adoption par une femme libyenne, rendu par les juridictions tunisiennes (Tribunal de 1ère instance de Tunis, n° 3917, en date du 19 novembre 1991, RJL 1992, n° 10, p. 131). Ph. MALINVAUD, « L’impossibilité de la preuve par écrit », JCP 1972, Doctrine 2468. Le contrat est généralement défini, suite à l’article 1101 du code civil français comme « la convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose » (En ce sens : S. PORCHY-SIMON, Droit civil, 2ème année, Les obligations, Ed. Dalloz, Collec. Hyper Cours, année 2000, n° 27). Mais, cette définition s’applique mal aux contrats unilatéraux. Peut-être devrait-on définir le contrat comme l’accord de volonté par lequel une ou plusieurs partie accepte(nt) l’engagement productifs d’effets juridiques et qui émane de l’une ou de plusieurs autre(s) partie (s). Le Professeur J. Ghestin définit d’ailleurs le contrat comme « un accord de volontés qui sont exprimées en vue de produire des effets de droit et auquel le droit objectif fait produire de tels effets » (J. GHESTIN, Traité de droit civil, La formation du contrat, LGDJ 1993, n° 8). 169 exemples du genre : toucher le ciel du doigt9 ; s’engager à fabriquer une machine à voyager dans le temps 10 … La deuxième sorte d’impossibilité affecte l’exécution du dit contrat. C’est elle que les organisateurs de ce colloque ont dû prendre en vue. C’est bien elle en effet qui peut constituer un cas d’extinction du contrat. Mais, peut-être faut-il remarquer, dès l’abord, que l’impossibilité n’a pas à avoir un effet extinctif à l’égard de toutes les obligations contractuelles11. Et, s’il est logique de l’appliquer pour les obligations de donner ou de faire, on ne voit pas comment elle pouvait toucher les obligations de ne pas faire, à moins d’intervenir, en l’occurrence, comme une justification pour la partie qui s’en prévaut. Reste les deux autres catégories d’obligations : celles de donner et celle de faire 12. L’étude de leur extinction pour cause d’impossibilité nous semble utile, à plus d’un titre. D’abord, au plan de la théorie. Car, force est de rappeler que malgré son importance, le droit tunisien n’a pas donné une définition générale de l’impossibilité. C’est tout au plus si l’on dispose de quelques éléments pour le faire. L’on peut, en effet, 9 10 11 12 J. FLOUR et J.-L. AUBERT, L’acte juridique, Collec. U-Armand Colin, 1981. J.-Cl. MONTANIER, Les sources des obligations, I, Le contrat, Presses Universitaires de Grenoble, 1996, n° 103 ; A bien analyser ces situations, on se rend compte qu’elles relèvent plutôt de l’extravagance.. Un auteur a pu dégager cinq effets de l’impossibilité : la suspension (dans les hypothèses d’impossibilité temporaire telle la maladie du salarié dans le contrat de travail, des travaux empêchant le locataire d’user du local dans les baux) ; la résolution (dans les hypothèses d’impossibilité totale telle une construction interdite par l’autorité administrative) ; la résiliation ou la caducité (dans les contrats à exécution successives, telles les hypothèses où le contrat ne peut être honoré suite à la destruction de la chose) ; la réduction du contrat (à condition toutefois que les obligations soient divisibles, hypothèse de destruction partielle de la chose louée entraînant souvent une diminution du prix) (Sur ces effets, voir : A. BENABENT, Droit civil, Les obligations, 5ème éd., Montchrestien 1995, n° 339 à 342). Un auteur a pu dégager, en plus de cette classification tripartite en obligation de donner, de faire et de ne pas faire, une autre quadripartite ajoutant l’obligation (adoptée en droit romain, semble-t-il) de praestare (Cf. G. PIGNARRE, « A la découverte de l’obligation de praestare. Pour une relecture de quelques articles du code civil », RTD civ (1), janv.-mars 2001). Nous pensons cependant que l’obligation de praestare peut bien entrer parmi les obligations de faire. 170 comprendre -à partir des dispositions usant du concept, ici et là-, que l’impossibilité peut être physique ou juridique. La première résulte de la nature des choses, la seconde, des textes juridiques. Parmi ces derniers, les articles 345 à 349 du COC, figurant sous un chapitre intitulé « De l’impossibilité d’exécution » occupent une place de premier ordre. Il en est de même des autres dispositions relatives à la demeure des cocontractants (art. 268 à 302 du COC) et celles relatives aux risques. Force est de constater, cependant, que dans toutes les dispositions où il est question du concept de l’impossibilité, la notion visée est loin d’être d’une netteté sans faille. Elle souffre des analogies avec d’autres notions pouvant avoir les mêmes effets ou des effets rapprochés. La force majeure en est la plus importante 13. Elle n’est du reste pas la seule. Il en est de même de l’indisponibilité réelle14, de la difficulté d’exécution… Or, malgré les maintes ressemblances qui peuvent les unir, le régime juridique des unes et des autres de ces notions est bien différent. Une étude portant sur l’impossibilité -fut-elle pour cause d’inexécution des obligations contractuelles- est, dès lors, la bienvenue, en droit tunisien tout au moins, qui a besoin d’une théorie générale de l’impossibilité dans le domaine juridique15. A cet intérêt théorique, s’ajoute un autre, d’ordre pratique celui-là. Car, même si l’impossibilité n’est plus, pour notre haute formation de l’ordre judiciaire (les Chambres réunies de notre Cour de cassation), une condition à l’exercice, par le co-contractant insatisfait, de l’action 13 14 15 Un auteur a pu écrire que le dicton français « A l’impossible nul n’est tenu » « trouve un écho juridique dans la notion de force majeure » (A. BENABENT, Droit civil, Les obligations, Ed. Montchrestien, Collec. « Domat-Droit privé », 5ème éd., 1995, n° 331). Sur cette notion, voir : F. TERRE, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Précis Dalloz, 7ème éd., 1999. Voir cependant la tentative à cet effet de S. BEN YOUSSEF, née (BABA), La possibilité de l’objet de l’obligation, Mémoire de DEA de droit privé, Faculté de Tunis I, 1991. 171 en résolution du lien contractuel en application de l’article 273 du COC 16 , la même impossibilité reste utile, compte tenu de ses implications dans les relations contractuelles entre sujets de droit et des difficultés qu’elle est à même de poser pour le juge. Plusieurs questions peuvent alors se poser. Quand peut-il s’agir de situation d’impossibilité ? Si tel est le cas, celle-ci épuise-t-elle tout le litige ? Comment devrait-on les résoudre ? Autant de difficultés qui justifient la présente étude. On essaiera de les reprendre en analysant deux points d’importance : les caractères que doit requérir la situation d’impossibilité d’exécution, d’une part (I) et les implications qu’elle est à même de sécréter, de l’autre (II). I – LES CARACTERES DE L’IMPOSSIBILITE Pour qu’elle puisse entraîner les conséquences qui lui sont 17 généralement reconnues , l’impossibilité doit être, à la fois, excusable (A) et insurmontable (B). A – Le caractère d’"excusabilité" Ce caractère exige de la situation d’impossibilité de ne pas être précédée par un comportement ou une attitude imputable à la partie qui s’en prévaut. On le rencontre dans toutes les situations d’impossibilité18. Ainsi, la partie qui, par sa faute, a rendu la preuve par 16 17 18 Même lorsque l’exécution est possible, le créancier peut demander la résolution du contrat (Ch. Réunies, n° 35530 du 29 fév. 1996, Arrêts des Chambres réunies, Année 1995/1996, Ed. Ministère de la Justice, 1996. Voir infra (2ème partie de cette étude). Dans l’hypothèse de l’article 39 du Code de statut personnel, l’épouse qui n’ignorait pas, dès le mariage, la situation matérielle irrémédiable de l’homme qu’elle se propose d’épouser, ne peut obtenir le divorce, à l’encontre de ce dernier (art. 39 du CSP § 2ème) ; l’article 65 du COC dispose dans le même ordre d’idée que « la partie qui savait ou devait savoir, au moment du contrat, que la prestation était impossible, est tenue à des dommages intérêts envers l’autre partie ; vont dans le même sens de l’exigence de l’absence de faute les dispositions des COC traitant des obligations alternatives (158 à 161). 172 écrit impossible ne peut arguer de l’impossibilité en vue d’établir la preuve de sa prétention par d’autres moyens. Il en est de même de la partie qui savait, ou devait savoir, au moment du contrat que l’exécution de la prestation qu’elle s’engage à honorer est, et restera, impossible. Ce caractère d’"excusabilité" qui se rencontre dans la force majeure, aussi19, s’induit pour la situation de l’impossibilité telle que réglementée par les articles 345 et suivants du COC relatifs à l’impossibilité d’exécution 20. Tous font état de l’incompatibilité entre l’impossibilité et la faute de la personne qui l’invoque ; celle-ci excluant celle-là. Ainsi, le fournisseur qui a laissé le bien qu’il s’est engagé à vendre dans un lieu public, sans surveillance, ne peut échapper à ses obligations en invoquant l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de les délivrer. Bien plus, une conception restrictive de l’"excusabilité" assimile à la faute du prétendant à l’impossibilité celui qui a été mis en demeure d’exécuter sa prestation. Or, l’on sait que l’on peut être en demeure soit par l’effet de la loi (celle-ci fixant le délai à l’exécution de l’obligation), soit par l’envoi d’un acte faisant office de mise en demeure 21. Les articles 269 et suivants du COC considèrent au tire de la mise en demeure, l’envoi d’une assignation aussi, fut-elle devant un juge non compétent. Ne peut, en conséquence, prétendre au bénéfice de l’impossibilité le négociant qui, par son retard, s’est placé sous l’égide de textes venant prohiber la commercialisation de l’objet qu’il s’est 19 20 21 En ce sens : A. TUNC, « Force majeure et absence de faute en matière contractuelle » RTD Civ. 1945, pp. 243 et ss. L’article 345 du COC est à ce propos on ne peut plus clair en disposant que : « L’obligation s’éteint lorsque, depuis qu’elle est née, la prestation qui en fait l’objet est devenue impossible naturellement ou juridiquement, sans le fait ou la faute du débiteur et avant qu’il soit en demeure ». Sur la demeure, voir, M. CHEFFAI, La demeure du débiteur dans l’exécution du contrat en droit civil, thèse de doctorat, Tunis 1984. 173 engagé à fournir sous l’empire commercialisation 22. de textes autorisant cette A ce caractère de l’"excusabilité", l’impossibilité exige un autre : l’"insurmontabilité". B – Le caractère d’"insurmontabilité" Important à bien d’égards (a), le caractère de l’"insurmontabilité" imprime à l’impossibilité une appréciation bien particulière (b). a – Importance de l’"insurmontabilité" Le critère de l’insurmontabilité permet de distinguer l’impossibilité d’exécution d’une autre donnée avec laquelle elle risque bien se confondre : la difficulté d’exécution ou « exorbitance » 23. Les deux situations sont pourtant différentes, la première pouvant entraîner l’extinction du contrat ; la seconde ayant des effets, moins radicaux. Il est de fait admis que le délai de grâce ne peut avoir lieu que pour les difficultés d’exécution, non pour impossibilité. Il en est de même de l’imprévision. L’une et l’autre s’accommodent, en tout cas, de la persistance du lien contractuel, contrairement à l’impossibilité qui en implique la disparition. 22 23 La règle est très ancienne. Dans l’article 53 du Code Hammourabi, il est prévu que si un homme a été réticent pour renforcer la digue bordant son champ et qu’il y a eu une cassure de sorte que l’eau a endommagé le champ de son voisin, et homme doit réparation à son voisin en lui devant la récolte que son voisin a perdu. P. PICHONNAZ, Impossibilité et « exorbitance », Etude analytique des obstacles à l’exécution des obligations en droit suisse (art. 119 CO et 79 CVIM), Editions Universitaires Fribourg, Suisse 1997. 174 Cet exemple classique permet de bien saisir la nuance entre les hypothèses concernées. L’entrepreneur qui s’est engagé à construire un vaste complexe immobilier en un temps record de quelques semaines et qu’il ne peut, de toute évidence honorer, compte tenu de ses possibilités, au demeurant modestes, est dans une situation de difficulté d’exécution, non d’impossibilité 24. Il bénéficiera des délais de grâce, de l’imprévision (pour peu qu’on l’accepte) ; il ne saurait invoquer l’impossibilité 25. Car, celle-ci implique bien l’irrémédia-bilité. Il est vrai que cette dernière dépend largement de l’appréciation qu’on en fait. b – Appréciation de l’impossibilité. Comme en toute matière, il est permis de penser à une double méthode. La première est subjective. Elle prend comme critère l’individu intéressé par la situation d’impossibilité. La seconde est objective. Elle considère les données abstraites. C’est bien entendu cette dernière méthode qui doit l’emporter. Car, la situation d’impossibilité doit s’analyser de la même manière à l’égard de tous. Il est, cependant, permis de se demander si l’on ne doit pas accorder une certaine liberté pour le juge, afin que ce dernier tienne compte des données propres à un système juridique donné. Car, et c’est un lieu commun de le rappeler, que ce qui est impossible en un temps, peut ne plus l’être en un autre et ce qui l’est encore en un lieu peut ne pas ou ne plus l’être en un autre. Il en fut, ainsi, de la transplantation d’organes humains. Naguère impossible, celle-ci ne l’est plus de nos jours, suite à l’évolution scientifique la rendant 24 25 On justifie cette règle par l’idée qu’il n’existe pas de force majeure financière ( Ph. MALAURIE et L. AYNES, Droit civil, Les obligations, 5ème éd., Cujas, n° 829 ). Il en est de même du constructeur qui se heurte à un sous-sol exigeant des fondations plus importantes que prévu, du transporteur qui est contraint par des grèves à recourir à des moyens de transport plus onéreux, du vendeur de marchandises dont le stock brûle ou encore de l’agriculteur qui se heurte à une sécheresse exceptionnelle (Com. 4 janv. 1980, Bull. IV, n° 6). 175 matériellement possible et l’évolution des droits opérant sa légalisation 26. C’est bien entendu par rapport au droit interne que l’impossibilité doit être appréciée. Il en résulte la caducité du contrat, quand possible à une certaine période de son existence, l’obligation est devenue impossible, après. C’est donner un avant goût des difficultés pouvant se rencontrer en la matière. II – LES IMPLICATIONS DE L’IMPOSSIBILITE. Dire qu’en réalisant l’extinction du lien contractuel, l’impossibilité ne produit point de difficultés, vide rapidement la question. Des litiges peuvent quand-même en résulter. Deux séries de règles se proposent de les régir. Les unes procèdent de l’aménagement légal (A) ; les autres, de l’aménagement conventionnel (B). A – L’aménagement légal. Cet aménagement dépend, pour une large part, de la nature même des obligations à fournir (a). Dans les situations où elle est opérante, l’impossibilité se verra régie par les règles des risques (b). a – Nature des obligations. Il est de règle que les choses fongibles ne périssent pas (genera non pereunt)27. La conséquence en sera que le débiteur d’une de choses remplaçables ne saurait arguer de l’impossibilité. Il reste tenu de livrer des produits analogues en quantité et en qualité, les aurait-il perdu par l’effet d’une cause qui ne lui est guère imputable. Le commerçant dont les marchandises ont été endommagées (par le feu ou tout autre 26 27 Loi n° 91-22 du 25 mars 1991, adoptant la transplantation d’organe en Tunisie. J. FLOUR et J.-L. AUBERT, Op. cit., n° 235. 176 événement qui lui est extérieur), ne saurait, non plus, s’exonérer de leur délivrance en alléguant le fait qu'il n’a pu en trouver d’autres ; il doit les délivrer, quitte en se les procurant sur le marché, voire de chez un concurrent28. La règle peut trouver une assise juridique dans l’article 607 al. 2ème du COC 29. Elle suggère cette norme plus générale que la fongibilité des objets évince l’impossibilité des obligations qui les concerne, sauf dans l’hypothèse où c’est la loi qui adopte l’interdiction de leur commercialisation. En revanche, dans l’hypothèse où l’obligation du débiteur consiste en la délivrance d’un corps certain, l’impossibilité peut produire pleinement ses effets. C’est la règle à appliquer lorsque la disparition affecte tel bien que l’on s’est engagé à fournir… Elle s’induit, pour les obligations de donner, du même article 607 al. 1er. L’aménagement légal laisse une place, à la nature des obligations contractuelles aussi, savoir si elles sont alternatives (le débiteur est tenu d’une prestation ou d’une autre) ou conjonctives (le débiteur est tenu de deux obligations à la fois)30. Dans la première hypothèse, les articles 157 et suivants du COC prévoient les règles suivantes 31. Si les deux obligations deviennent impossibles simultanément, le débiteur est exonéré, à moins qu’il n’assume, par sa faute, les causes de l’impossibilité, auquel cas il sera tenu de réparer, à son co-contractant, le montant de la prestation devenue impossible ou la moitié de chacune 28 29 30 31 Dans le même ordre d’idées, un transporteur dont le camion a été accidenté, doit réaliser le transport quitte en en louant un autre, voire de chez un concurrent. L’article 607 par. 2ème du COC dispose: “Lorsque l’objet de la vente est une chose fongible, le vendeur sera tenu de délivrer une chose semblable en qualité et en quantité à celle qui a fait l’objet du contrat, le tout sauf le droit de l’acheteur à de plus amples dommages si le cas y échoit ”. J. CARBONNIER, Droit civil, t. 4, Les obligations, Thémis, 16è éd., mise à jour 1992, n° 4. Art. 157: “Lorsque l’un des modes d’exécution de l’obligation devient impossible ou illicite, ou l’était déjà dès l’origine de l’obligation, le créancier pourra faire son choix parmi les autres modes d’exécution, ou demander la résolution du contrat”. 177 des prestations impossibles. Si, en revanche, l’impossibilité n’affecte qu’une seule prestation, le créancier aura le choix : ou bien demander l’exécution de la prestation restant possible ou bien résoudre le contrat pour le tout (art. 160 du COC). Dans l’autre hypothèse, celle des obligations conjonctives, l’impossibilité affectant une obligation ne libère point le débiteur qui restera tenu de l’autre. De telles dispositions laissent bien une place aux règles régissant les risques, aussi. b – Les règles des risques. Deux règles régissent la matière. La règle res perit debitori et la règle res perit domino. La première veut que la chose périsse pour le débiteur. On peut la déduire des articles 347 et 348 du COC. L’article 347 dispose en effet, que : « Lorsque l’obligation est éteinte par l’impossibilité de l’exécution, sans la faute du débiteur, les droits et actions relatifs à la chose due qui appartiennent à ce dernier passent au créancier ». Quant à l’article 348, il dispose, dans son alinéa premier, que « Lorsque l’inexécution de l’obligation provient d’une cause indépendante de la volonté des deux contractants, et sans que le débiteur soit en demeure, le débiteur est libéré, mais il n’a plus le droit de demander la prestation qui serait due par l’autre partie ». Et, le même article d’ajouter, dans un alinéa second, que « Si l’autre partie a déjà rempli son obligation, elle a le droit, selon le cas, d’en répéter la totalité, ou une partie comme indue ». Ayant valeur de principe, la règle res perit debitori s’applique pour les contrats portant sur des obligations de faire. Elle s’explique par l’idée que, devenant impossible, la prestation d’un co-contractant prive l’autre de sa cause. C’est bien évidemment au débiteur de l’obligation inexécutée d’en assumer les conséquences. La précision est utile, dans 178 les contrats synallagmatiques où chacune des parties peut être tenue à une prestation 32. La seconde règle, res perit domino, veut que les risques de l’impossibilité soient pour le propriétaire, par le seul fait du consentement 33 . On peut la déduire des dispositions relatives aux contrats spéciaux et a, de ce fait, une valeur spéciale. On en a une application avec l’article 585 du COC disposant que « Dès la perfection du contrat, l’acheteur doit supporter les impôts, contributions et autres charges qui grèvent la chose vendue, s’il n’y a stipulation contraire ; les frais de conservation de la chose sont également à sa charge, ainsi que ceux de perception des fruits. En outre, la chose vendue est aux risques de l’acheteur, même avant la délivrance, sauf les conventions des parties ». C’est dire que la matière s’accommode de l’aménagement conventionnel, également. B – L’aménagement conventionnel. Les règles précitées ne sont, généralement, que d’ordre supplétif. Les parties peuvent, donc, en prévoir la neutralisation. Après avoir rappelé le phénomène (a) on dira quelques mots sur ses 32 33 L’exemple suivant permettra peut-être de saisir l’importance de la précision. Supposons qu’une agence de voyage organise une croisière dans un pays tiers à telle date de l’année et que, suite à des événements malheureux : naturels (tremblements de terre) ou sociaux (guerre, grèves soutenues…), le projet n’a pu être exécuté. C’est bien entendu l’agence de voyage dont l’obligation est affectée par l’impossibilité qui subit, en application de la règle res perit debitori, les risques du contrat. Et, si elle a reçu des sommes d’argent de ses clients, elle doit donc, les leur restituer. De même si, ayant loué un local pour une exploitation industrielle qui n’a pu être effectuée compte tenu de l’opposition des voisins ou des diverses administrations, l’impossibilité affectant l’obligation du bailleur, c’est à ce dernier d’en assumer les suites. Pour l’application de cette règle par la jurisprudence française, voir arrêt Mécarex, Com. 20 nov. 1979, JCP 1981, II, 19615, note J. GHESTIN. 179 dangers (b). a – Le phénomène Le phénomène des clauses visant à régir l’impossibilité est bien connu. On en a une application en France dans les contrats d’enseignement. Des stipulations peuvent prévoir que l’élève restera tenu des sommes prévues au profit de l’institution d’enseignement alors que l’inexécution de la convention est due à un cas fortuit. On peut aussi l’imaginer dans l’exemple précité de l’agence de voyage, celle-ci prévoyant, dans ses prospectus et écrits que, malgré l’impossibilité pour elle d’exécuter sa prestation, ses co-contractants resteront obligés à lui devoir les sommes prévues, ou qu’elle sera exemptée de les leur restituer, quand bien même ces derniers n’assumeraient aucune responsabilité dans la production des événements rendus impossible l’exécution du projet brigué34. Les stipulations de cet ordre n’affectent pas que les contrats portant sur des obligations de faire, mais mêmes ceux dont les obligations consistent à réaliser le transfert de la propriété. On peut penser que, malgré les clauses de réserve de propriété35, les vendeurs prévoient que les risques de la disparition de la chose transmise, resteront à la charge de l’acheteur. En France, de telles stipulations sont même devenues de style depuis qu’un arrêt Mécarex a fait supporter, dans le silence des parties, la perte de la chose au vendeur par application de la règle précitée, res perit domino. 34 35 Les stipulations de cette nature peuvent être soit directes, soit moins directes (En ce sens : O. TOURNAFOND, « Les clauses abusives relatives à l’exécution du contrat », EJ, n° 7, pp. 129 et ss.). Ph. JESTAZ, « La réserve de propriété ou la vente éclatée », Mél. D. HOLLEAUX, Litec 1990, pp. 227 et ss. 180 Toutes les clauses rappelées sont, a priori, valables 36. Or, cette position peut ne pas prétendre à la systématisation, compte tenu de ses dangers. b – Ses dangers L’on peut être sceptique, à l’égard des clauses par lesquelles les parties visent à éluder les conséquences de l’impossibilité, surtout lorsque celle-ci est imputable au stipulant. Car, le phénomène reste, en dépit des multiples garde-fous visant à le canaliser, bien dangereux 37. Et, il en est ainsi notamment, dans les relations contractuelles où les parties n’ont pas une force économique équivalente. On peut, alors, parvenir à leur limitation par plusieurs moyens. Tout en étant importante, la règle de bonne foi 38 n’est quand-même pas la seule39. S’y ajoutent la théorie de la cause 40, celle de la clause purement potestative 36 37 38 39 40 En ce sens : P. JOURDAIN, « Les clauses relatives à la responsabilité contractuelles en droit français », EJ n° 7, année 2000, pp. 143 et ss., spéc. pp. 145 et ss. ; en droit tunisien, voir à propos des clauses de garanties, N. REKIK, « Réflexions sur la nullité des clauses relatives à la garantie légale des vices cachés et du défaut de qualité dans le contrat de vente », EJ, n° 5, année 1997, pp. 103 et ss. Spéc. p. 109. Il en est ainsi des dispositions exigeant que les clauses en question figurent sur un écrit avec des caractères apparents, voire trop apparents (P. JOURDAIN, préc.). Voir une application dans Cass. civ. n° 31607 du 20 juin 1994, Bull. des arrêts des la Cour de Cassation, 1994, pp. 456 et ss. Ainsi, a pu être déclarée comme nulle, l’action en résolution intentée par un bailleur à l’encontre du locataire pour non paiement des loyers, parce que la procédure a été engagée contre ledit locataire en un moment où ce dernier était parti en vacances d’été (Civ. 3ème, 16 oct. 1973, Bull. civ. III, n° 529) ; sur la considération de la bonne foi dans les relations contractuelles, voir les rapports des Professeurs : P. JOURDAIN et A. BENABENT, La bonne foi, Travaux de l’Association H. Capitant, Litec 1992. C’est la théorie de la cause qui a été appliquée dans un arrêt Chronopost de la Chambre commerciale de la Cour de cassation française à l’effet de convenir à l’annulation d’une clause élisive de responsabilité insérée dans le contrat par un professionnel de transmission de courrier postal rapide (J.-P. CAHZAL, « Théorie de la cause et justice contractuelle. A propos de l’arrêt Chronopost (Cass. Com., 22 oct. 1996) », JCP n° 29, 1998, pp. 1315 ; Voir aussi, JCP 1997, I, 4025, observ. G. VINEY et JCP 1997, II, 22281, Observ. D. COHEN et Ass. Plén. 30 juin1998, D. 1999, Observ. D. MAZEAUD ; B. FAGES et J. MESTRE, « L’emprise du droit de la concurrence sur le contrat » RTD Com, 1998, pp. 71 et ss. 181 (art. 121 du COC) ainsi que des multiples dispositions législatives 41 se proposant de combattre le phénomène des clauses abusives, du moins dans les contrats passés entre professionnels et consommateurs 42 ou, plus encore, entre parties fortes et parties faibles 43. En tout état de cause, de telles clauses doivent pouvoir être laissées à l’appréciation du juge44. En se préservant la faculté de réviser la clause pénale, l’arrêt de 1994 en Tunisie 45 nous semble pouvoir s’engager dans ce sens 46. C’est d’ailleurs la position du droit français 47, non sans quelques hésitations, il est vrai 48. 41 42 43 44 45 46 47 48 Parmi ces dernières, il est possible de citer l’article 673 du COC pour la vente (N. REKIK, « Réflexions… », préc., p. 109. Surtout par la jurisprudence assimilant le vendeur professionnel à celui qui connaissait le vice ou devait le connaître (Cass. civ. n° 28352 du 16 janv. 1991, Bull. 1991 (partie civile), pp. 169 ; EJ 1995-1996, pp. 89 et ss. Note A. JALLOULI ; Cass. civ. n° 21677 du 10 avr. 1991, Bull. 1991 (partie civile), pp. 224 et ss. ; Cass. civ. n° 25159, du 1er oct. 1991, Bull. 1991 (partie civile), pp. 212 et ss. ; pour l’analyse de cette jurisprudence, voir : N. REKIK, « Les clauses abusives et la protection du consommateur », EJ (préc), pp. 111 et ss.). On en a une application en droit tunisien avec l’arrêt de la 15ème chambre civile de la Cour de cassation (n° 31607 en date du 20 juin 1994 préc.). Dans cette affaire, la Cour de cassation a censuré l’arrêt des juges d’appel donnant effet aux clauses par lesquelles une société de promotion immobilière a exclu sa responsabilité en raison du retard dans la délivrance de l’appartement. La Cour a estimé que l’acheteur (partie faible) n’était pas en mesure de discuter le contrat. Dans l’exemple précité du contrat d’enseignement, ont été attaquées avec succès les stipulations par lesquelles l’établissement d’enseignement privé impose à ses étudiants le paiement de la totalité des frais de scolarité, même en cas d’inexécution du contrat due à un cas fortuit (Civ. 10 fév. 1998, JCP 1998, I, 155, Observ. Ch. JAMIN ; JCP 1998, II, 10124, note G. PAISANT ; D 1998, jurisp. 539, note D. MAZEAUD). Cass. Civ. 42624, du 2 avr. 1994, RTD, 1994, Observ. N. BEN AMMOU. Sur cet arrêt, voir aussi M. BAGBAG, « De la possible réception de la clause pénale par le COC », RTD 1998, pp. 41 et ss. ; F. LOKSAER, « la clause pénale en droit tunisien », EJ, n° 7, pp. 75 et ss. Cette position est, d’abord, l’œuvre de la jurisprudence, depuis un arrêt de la Première chambre civile de la Cour de cassation française du 14 mai 1991, JCP 1991, II, 21763, note G. PAISANT, puis le fait du législateur par une loi du 1er fév. 1995 –art. L. 132-1 nouv. Code de la consommation-. En ce sens, O. TOURNAFOND, « Les clauses abusives relatives à l’inexécution du contrat » préc. 182