Le salarié, nouvel hybride ?
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REPÈRES ET TENDANCES MONDE DU TRAVAIL Le salarié, nouvel hybride ? PIERRE-MICHEL MENGER Directeur de recherche au CNRS et Directeur d’études à l’EHESS L Le salariat – qui représente aujourd’hui 90 % des emplois – a considérablement changé de figure ces dernières années, avec le développement du temps partiel et la multiplication des emplois précaires ou d’insertion. Mais il ne s’agit plus seulement, comme par le passé, d’adapter le volume de main-d’œuvre à la conjoncture ou de lutter contre le chômage. Les nouvelles formes atypiques de salariat, caractérisées par des statuts divers, évolutifs et souvent hybrides, constituent l’une des données de base de la flexibilité que pratiquent aujourd’hui les chefs d’entreprise, soucieux de s’adapter à un environnement mouvant et concurrentiel. Dans cette configuration d’un autre type, l’autonomie, la responsabilité et la « compétence » en général acquièrent désormais une valeur supérieure à celle de la « qualification » de départ. Et la frontière s’estompe de plus en plus entre salariat et travail indépendant. L ’image du salariat s’est profondément transformée ces dernières années sous l’influence de deux facteurs concomitants : l’extension du temps partiel et le développement de ce que la statistique publique nomme pudiquement les « formes particulières d’emploi » – CDD, travail intéri- maire, contrats d’apprentissage, stages de formation professionnelle rémunérés, contrats aidés mis en place par les dispositifs pour l’emploi… En même temps, le taux de l’emploi salarié n’a cessé de progresser, pour avoisiner en cette fin de siècle les 90 %. Aujourd’hui, quelque 10 % d’actifs salariés travaillent sous un statut particulier, 15 % même si l’on inclut les emplois non statutaires de la fonction publique (auxiliaires, vacataires, contractuels). L’emploi à temps partiel concerne un actif sur six et 40 % des actifs ainsi employés déclarent subir cette situation et vouloir travailler davantage, contre 30 % au début de la décennie. UNE VARIABLE D’AJUSTEMENT CONJONCTUREL I l était naguère courant de considérer le recours à des formes « atypiques » d’emploi comme une variable d’ajustement conjoncturel corrélée aux phases des cycles économiques : les périodes de reprise économique se signalent et s’annoncent (c’est l’un de leurs « indicateurs avancés ») par un recours accru à l’intérim, puis par un taux élevé de recrutement sur CDD, avant que se consolident les embauches sur contrats durables. Symétriquement, la périphérie des emplois précaires qui faisait ceinture autour du noyau dur des emplois stables (ceux des insiders de l’entreprise) apparaissait la première frappée par les retournements de conjoncture. De leur côté, les dispositifs de lutte contre le chômage, en se multi- Sociétal N° 27 Décembre 1999 31 REPÈRES ET TENDANCES pliant jusqu’à perdre parfois lisibiréaction aux « incertitudes » lité et efficacité, ont continûment croissantes de l’environnement. favorisé la croissance des formes particulières d’emploi. Ils ont légiLES DIPLÔMES timé une nouvelle conception du NE PROTÈGENT PLUS travail comme forme subventiones emplois atypiques se diffunée d’insertion ou de réinsertion. sent dans tout l’espace des Le travail le moins qualifié, tout qualifications. Si les formes les particulièrement, pouvait être acmoins stabilisées d’emploi salarié quis progressivement par les ensont majoritairement arrimées aux treprises sous des espèces de plus qualifications les plus en plus variées, et faibles, la population pour des durées de L’argumentaire concernée par les plus en plus morceCDD est devenue de lables, par substitu- principal de plus en plus hétérotion avec les for- la nouvelle flexibilité gène : au milieu de la mules contractuelles devient, dans décennie déjà, 39 % classiques. la littérature des salariés en CDD étaient bacheliers, Sans avoir perdu sa managériale, contre 25 % cinq ans pertinence, cette la capacité de réaction plus tôt1. La fragilisaanalyse de la défortion des emplois de mation de l’emploi, aux « incertitudes » qualification élevée, sous la double pous- croissantes mesurée par les taux sée des gestions de l’environnement de chômage, de reconjoncturelles de la cours à l’interim et main-d’œuvre et de de CDD des cadres, reste plus l’élargissement des dispositifs pumarginale que celle des emplois blics de lutte anti-chômage, ne dépeu qualifiés, devenus massivement crit plus qu’un des niveaux de la précaires. Mais elle signale une transformation de l’emploi dans érosion continue de l’invulnérabiles nouvelles stratégies de gestion lité autrefois offerte par les dide la ressource travail et de plus plômes – et le phénomène de la grande flexibilité d’organisation. dévaluation des titres scolaires n’explique pas à lui seul cette Certes, les taux de recours à l’inbaisse de rendement professionnel térim et au CDD peuvent varier de la formation initiale. Au milieu avec la conjoncture, comme on le de 1999, selon l’Unedic, le travail voit dans la phase actuelle de forte intérimaire concernait pour 77 % reprise de l’activité économique. des emplois d’ouvriers et pour 5 % Mais ce sont des variations qui ne seulement des cadres et des profont que moduler ce qui demeure fessions intermédiaires, mais la la progression de ces formes d’emprogression récente de l’intérim ploi. dans cette dernière catégorie, très minoritairement concernée jusUne banalisation des formes atyqu’ici, est deux fois plus rapide… piques de salariat s’est opérée, et les caractéristiques de cette banaL’atypie salariale est devenue par lisation sont lourdes d’enseigneailleurs une variable d’ajustement ments et de défis. Notons au pasqui diffuse ses effets sur tout le sage que c’est aussi la corrélation cycle de vie de la main-d’œuvre. Le même entre ajustement des coûts CDD représente moins que jamais de main-d’œuvre et cycles éconoune simple porte d’entrée dans miques qui s’efface quand l’argul’emploi stable, dans la première mentaire principal de la nouvelle partie de la vie active : seul un tiflexibilité devient, dans la littératulaire sur quatre d’un CDD a ture managériale, la capacité de L 1 Brigitte Belloc, Christine Lagarenne, « Emplois temporaires et emplois aidés », Données Sociales, INSEE, 1996. 2 Patrick Werquin, « 1986-1996 : dix ans d’intervention publique sur le marché du travail des jeunes », Economie et Statistique, 1997, n° 304-305. Sociétal N° 27 Décembre 1999 32 MONDE DU TRAVAIL moins de 25 ans. Les politiques d’aide à l’insertion professionnelle des jeunes ont, de leur côté, provoqué une véritable segmentation des parcours d’insertion. Certes, la transition entre formation et emploi s’est allongée pour tous, faisant jouer aux emplois atypiques un rôle de tri probatoire des candidats à une embauche consolidée. Mais les emplois aidés ont aussi souvent constitué un marché secondaire subventionné d’emplois de mauvaise qualité, mal rémunérés, instables et peu ou pas formateurs. Leur accumulation conduit à des parcours chaotiques et longs entre formules diverses d’aides et chômage, hors de tout horizon d’insertion proprement dite 2 : la transition vers l’emploi classique se distend à mesure que le labyrinthe du parcours, auto-alimenté par les dispositifs ciblés, allonge le temps de la précarité qui marque et déqualifie. A l’autre bout du cycle de vie professionnelle, les solutions de préretraite progressive, de retraite anticipée, de dispense de recherche d’emploi pour des chômeurs de plus de 55 ans ont introduit des dégradés continus vers la cessation d’activité à des périodes plus précoces, et ont légitimé une gestion des effectifs par l’ajustement des âges de fin d’activité. LA MONTÉE DES « DEMI-CHÔMEURS » E nfin, une évolution moins visible, mais dont l’importance ne doit pas être sous-estimée, touche à l’articulation entre la fragmentation de l’activité individuelle dans le passage récurrent par des emplois instables ou des contrats brefs, et l’indemnisation par l’assurance-chômage des périodes d’inactivité « interstitielle ». L’évolution récente des statistiques sur le chômage révèle l’imbrication de plus en plus forte entre activité partielle et indemnisation du LE SALARIÉ, NOUVEL HYBRIDE ? temps non travaillé. En 1998, une moyenne de près de 482 000 demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE et recherchant un CDI à temps plein avaient travaillé, au cours du mois considéré, plus de 78 heures et moins de 136 heures (limite supérieure de la compatibilité entre statut de demandeur d’emploi indemnisable par l’assurance-chômage et d’actif occupé) ; ils étaient près de 111 000 parmi ceux recherchant un CDI à temps partiel : ces valeurs sont en augmentation rapide depuis le début de la décennie. sitifs d’assurance est mieux établie. Du moins tant qu’un tel report du financement d’une partie importante du coût social de la flexibilité sur l’assurance mutualiste du risque de travail n’est pas pénalisée par une législation spécifique. l Du côté de l’offre, le comportement de cumul ne se compare certes pas aux formes stratégiques de gestion imbriquée du travail et du chômage indemnisé qui assurent la viabilité sociale de l’emploi intermittent dans les secteurs du théâtre, du cinéma et de l’audioUne recherche ré- Les Etats-Unis ont visuel, où la nature cente 3 a montré que l’intensité de cette inventé un dispositif du travail par « propratique de cumul de cumul entre jets » légitime le red’états était maxi- indemnisation cours au CDD et male au bout d’un an l’assimilation de l’acde chômage consé- du chômage et travail tif à employeurs mulcutif à la fin d’un à temps partiel, tiples à un salarié 5. CDD. Ce mécanisme dont la réglementation Mais il consti-tue, n’est en rien propre autant qu’une à la France. Depuis et la gestion contrepartie recherlongtemps, les Etats- sont décentralisées chée par les traUnis ont inventé un vailleurs à leur prédispositif de cumul entre indemnicarisation, une forme d’assurance, sation du chômage et travail à activée par les partenaires sociaux, temps partiel, dont la réglementacontre les risques de dégradation tion et la gestion sont décentralide l’employabilité provoqués par sées : une étude précise de son l’allongement du chômage ou l’alfonctionnement 4 indique que les ternance plus fréquente entre trachances de sortie du chômage vers vail et inactivité. un emploi à temps plein ou à temps partiel sont sensibles aux variaAlain Supiot 6 a brillamment soulitions du plafonnement des gains isgné le paradoxe d’une extension sus d’une activité réduite et cumudu salariat procédant par « englolés avec le maintien en situation de bement » d’un nombre croissant chômeur indemnisé. de situations particulières : l’émiettement des cadres juridiques de la relation de travail survient à l’apoUNE DOUBLE gée d’un salariat dont le droit est EXPLICATION devenu plus complexe, et dans ’explication du développement certains cas illisible, pour épouser de telles pratiques est double : une diversité élargie de formules contractuelles d’emploi. l La demande de travail, ajustée par les entreprises à leurs UN DÉFI POUR LE DROIT politiques de plus grande flexiDU TRAVAIL bilité de la main-d’œuvre, s’exprime sans doute d’autant plus articulariser la gestion des sidirectement en contrats courts tuations individuelles de traque l’imbrication avec des dispovail, les niveaux de couverture par L P assurance, les droits de tirage sur la politique publique ou partenariale de lutte contre le chômage, l’étendue et les transitions de l’activité professionnelle, au long du cycle de vie, entre un nombre accru d’états (insertion, emploi, formation, congé parental, reconversion, chômage, préretraite…), c’est alors décomposer le travail en une configuration élargie de paramètres et les carrières professionnelles en des combinaisons plus nombreuses d’états : le défi auquel sont confrontés le droit et l’organisation du travail est évidemment de relier les formes de juste-àtemps et de sur-mesure contractuelles qui émergent de ces configurations à un horizon long dans lequel l’individu au travail peut être assuré de ne pas subir de manière chaotique un report sans mesure des risques d’emploi, au moment même où ses investissements dans le développement continu des compétences doivent être démultipliés. On donne couramment à ces évolutions une signification principale : le recours à la flexibilité quantitative, qui précarise le travail. Or c’est aussi au nom de la flexibilité, non plus quantitative, mais qualitative cette fois, que le travail salarié a évolué, pour absorber certaines valeurs cardinales du travail indépendant. LES HABITS NEUFS DE L’INDÉPENDANCE F ace à la progression et à la diversification du salariat, le travail indépendant paraît à première vue avoir constitué un pôle déclinant, seulement contaminé en ses marges par l’assimilation de certaines professions indépendantes à des activités salariées : journalistes, artistes, mandataires commerciaux, dirigeants d’entreprise. Dans l’agriculture, le commerce, l’artisanat, les professions libérales, l’« entrepreneuriat industriel » a proportionnellement reculé ces 3 Pierre Granier, Xavier Joutard, « L’activité réduite favorise-t-elle la sortie du chômage ? », Economie et Statistique, 1999, n° 321-322. 4 Brian P. McCall, « Unemployment Insurance Rules, Joblessness, and Part-Time Work », Econometrica, 1996, 64-3. 5 Pierre-Michel Menger, « Les intermittents du spectacle. Croissance de l’emploi et croissance du chômage indemnisé », INSEE Première, février 1997, n° 510. 6 Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994. Sociétal N° 27 Décembre 1999 33 REPÈRES ET TENDANCES MONDE DU TRAVAIL dernières années, principalement sous l’effet de l’érosion continue de la population agricole : il est passé de 15,7 à 12,4 % des actifs entre 1990 et 1998. Cependant, dans l’identification de tude de marché. Les termes de la néo-indépendance avec les cette partition ont, depuis deux mouvements transformateurs de décennies au moins, été fortel’économie, c’est évidemment la ment redistribués. redistribution interne des taux de travail indépendant entre les LA FIGURE Pourtant, les chroniques dites sagrands secteurs de l’économie qui DU PROFESSIONNEL vantes nous annoncent un regain modifie la symbolique traditiones nouvelles formes d’organide l’esprit d’entrepreneur, et elles nelle de l’autonomie statutaire au sation du travail au sein des ennous proposent une tout autre travail et du risque entrepreneutreprises empruntent à la figure image que celle du rial. Le travail indédu « professionnel » nombre des déclin statistiquependant prend noLe travail indépendant valeurs cardinales de l’indépenment enregistré : tamment une part dance : autonomie, initiative, engaelles évoquent no- prend notamment croissante dans le gement, auto-contrôle dans des tamment le goût af- une part croissante secteur tertiaire et équipes restreintes opérant sur fiché pour l’indé dans les secteurs à dans le secteur des projets de brève durée, mise pendance au travail forte teneur d’innoen œuvre de compétences de q u ’ a u r a i e n t n o s tertiaire et dans vation, incarnés par comportement, de savoirs et de jeunes générations, les secteurs les hautes technolosavoir-faire en situation d’apprenavides de prendre les gies ou les services à forte teneur tissage permanent propres à alirisques que nos aînés, nouveaux d’intermémenter l’entreprise par les synerchoyés par l’Etat Pro- d’innovation diation (conseil, ingégies des créativités individuelles vidence, n’auraient nierie financière, inenfin libérées. pas su prendre. formatique, biotechnologies…). Et c’est, plus radicalement encore, la L’individualisation des trajectoires Il est vrai que les territoires clastransformation de l’organisation salariales et des profils de mobisiques de l’indépendance sont audu travail qui redessine les lité au sein de l’entreprise exjourd’hui revisités. L’artisanat et contours de l’indépendance et du prime de manière croissante le son mode d’organisation du travail partage entre salariat et indépenprix attaché à la transmutation ont par exemple inspiré des modance. de la qualification des travailleurs, dèles post-fordistes d’organisation substituables sur des postes qui territorialisée de la production Prendre la mesure des changeleur préexistent, en travailleurs dans une économie des districts ments qui adviennent sur le marpolyvalents, définis par une industriels 7. L’agriculture est auché du travail oblige en effet à somme particularisée de compéjourd’hui moins remarquée pour reconsidérer les termes du partences investies dans des emplois son système de travail indépentage entre salariat et indépendant, dont le volume n’a cessé de variés et dans des dance. Certains se contracter, que pour les formobilités internes principes typiques Aujourd’hui, mules de multiactivité qui y sont plus fréquentes. régissaient l’activité pratiquées depuis longtemps 8. L’inet l’identification au l’autonomie et dustrie de la construction a touAujourd’hui, l’autotravail dans chaque la responsabilité jours inspiré les théoriciens de la nomie et la res sphère : d’un côté, il sont des valeurs flexibilité fonctionnelle de l’organiponsabilité sont des y av a i t d a n s l e sation par projet et de la reconfivaleurs et des dicontrat salarial des et des dimensions de guration rapide des facteurs de mensions de l’engaliens de subordi - l’engagement productif production en environnement innation, un contrôle surtout sollicitées dans gement productif certain : Olivier Marchand, introsurtout sollicitées hiérarchique, une duisant un récent dossier consacré dans les emplois sécurité, un horizon les emplois qualifiés aux indépendants par Economie et qualifiés dont les tralong de carrière ; de Statistique 9, ne souligne-t-il pas vailleurs appartenant au noyau dur l’autre, on trouvait, dans l’exerqu’avec celui des services, le secdes emplois stables de la firme cice d’une profession indépenteur de la construction permet à sont les principaux détenteurs. La dante ou d’une activité entrel’emploi non salarié de résister, et rétribution de ces valeurs, à la mepreneuriale , l’indépendance , d’attirer une population rajeunie sure de ce que les travailleurs l’autonomie responsabilisante et d’employeurs et de travailleurs inont le souci ou le devoir d’engager l’auto-contrôle par les pairs, la dépendants ? dans des comportements de traprise de risque et l’horizon plus vail plus discrétionnaires et plus court lié à la gestion de l’incerti- L 7 Michael J. Piore, Charles F. Sabel, Les chemins de la prospérité, Hachette, 1989. 8 Catherine Benjamin, Emploi et pluriactivité dans les exploitations agricoles, Economica, 1996. 9 Olivier Marchand, « Salariat et non-salariat dans une perspective historique », Economie et Statistique, 1998, n° 319-320. Sociétal N° 27 Décembre 1999 34 LE SALARIÉ, NOUVEL HYBRIDE ? COMPÉTENCE VS. QUALIFICATION : UNE RUSE DE L’HISTOIRE ? « Les syndicats de salariés ont toujours revendiqué une inversion de la méthode de construction des grilles de classification en substituant un classement fondé sur les attributs des travailleurs à celui établi à partir des postes de travail. Paradoxalement, la codification en termes de compétences, impulsée par les directions des entreprises, opère l’inversion souhaitée, mais en changeant simultanément les règles du jeu : négociée à l’échelle des branches professionnelles par les représentants des employeurs et des salariés, la qualification se distingue de la compétence qui est fixée dans l’entreprise au terme d’un face à face entre le salarié et la hiérarchie, au sein d’un champ de possibles circonscrit par le respect de règles et de procédures précédemment construites par les dirigeants d’entreprises et un personnel spécialisé. tionnelle ou qualitative (par exemple la mobilisation par le travailleur d’une gamme étendue de compétences pour maîtriser un ensemble élargi de tâches, dans un contexte dynamique d’apprentissage13). APPARITION DU « TRAVAILLEUR ENTREPRENEUR » I l ne s’agit de rien de moins que de l’invention de la figure du « travailleur entrepreneur », réputé faire son poste plutôt que d’occuper un poste, et construire sa carrière hors des schémas linéaires prévisibles et standardisés De même, l’indétermination attachée à certaines dimensions de la de la firme de type fordiste. Il qualification, telles que l’autonomie, la responsabilité, la nature de pourra aller jusqu’à s’ouvrir un l’activité, se trouve théoriquement levée dans la définition de la horizon externe de mobilité procompétence, “un savoir opérationnel validé”, qui est censée englober fessionnelle dans un espace tous les éléments précédemment cités et les mesurer dans une situation donnée ». * continu d’entreprises prêtes à acheter des compétences qu’il peut transférer sans pertes d’une * Lucie Tanguy, « De l’évaluation des postes de travail à celle des qualités des travailleurs », firme à une autre. Cette figure de in A. Supiot (dir.), Le travail en perspectives, LGDJ, 1996. l’indépendance par loyauté affaiblie à l’organisation et par identification renforcée à une communauté de professionnels nomades coopératifs, n’est plus directement individuel et collectif en équipe. Et banalise en somme l’identification l’objet des négociations collectives le glissement progressif d’un du travail complexe avec une qui caractérisaient l’appariement contrôle par les tâches à l’apprétrajectoire de professionnel en entre postes et qualifications, et ciation des compétences introduit état permanent d’apprentissage cette rétribution échappe donc à une diversification des formules dans des contextes des analyses classiques exclusivesalariales selon les d’activité chanment centrées sur le contenu des impératifs propres geants. postes de travail. à c h a q u e Autonomie et organisation produc- individualisation de Le passage de la lotive et à chaque his- l’activité restreignent DIVERSIFICATION toire des relations gique de la qualifiDES FORMULES le champ et le pouvoir sociales dans l’encation à celle de la SALARIALES de la négociation treprise11. compétence, qui insl ne fait guère de doute non plus trumente les policollective, tout que cette autonomie et cet enIl faut rappeler d’un tiques de flexibiligagement de responsabilité sont mot12 l’un des enjeux en accordant davantage sation qualitative de pourtant contrôlés au sein de la majeurs de l’opposi- de reconnaissance l’emploi, peut appafirme, comme le soulignent les anation entre la descrip- à chaque membre raître comme une lystes les plus critiques de l’orgation traditionnelle du ruse de l’histoire nisation néocapitaliste et posttravail et de l’emploi du collectif récente de l’organifordiste du travail qualifié en par les grilles de sation du travail. entreprise10. Mais la graduation de qualification, d’un côté, et une Autonomie et individualisation de ce contrôle ne se laisse plus analydescription par les compél’activité restreignent le champ et ser dans les termes traditionnels. tences d’autre part, où la noule pouvoir de la négociation colL’évaluation se fait aujourd’hui davelle organisation veut voir le creulective, tout en accordant davanvantage sur la base des perforset de l’enrichissement du travail t a g e d e re c o n n a i s s a n c e à mances et des résultats du travail et des vertus de la flexibilité foncchaque membre du collectif, si I 10 Thomas Coutrot, L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ?, La Découverte, 1998. 11 J.L. Beffa, R. Boyer, J.Ph. Touffut, Les relations salariales en France, Notes de la Fondation Saint-Simon, juin 1999. 12 Voir la contribution de O. Galland et P.-M. Menger dans Les professions et leurs analyses sociologiques, Actes du colloque de la Société française de Sociologie, à paraître en 2000. 13 Jean-Claude Tarondeau, La flexibilité dans les entreprises, PUF, 1999. Sociétal N° 27 Décembre 1999 35 REPÈRES ET TENDANCES l’on suit l’analyse de Lucie Tanguy (voir encadré ci-dessus). L’« HYBRIDATION » DES STATUTS D’EMPLOI R elions le contenu et la forme du travail tels qu’ils évoluent actuellement. L’emploi précaire du travailleur non qualifié et la prestation du « professionnel » opérant soit à l’intérieur de la firme, avec une marge d’autonomie importante, soit à l’extérieur de celle-ci, via une relation de prestation commerciale, forment les deux extrémités d’un axe que les politiques de plus grande flexibilité, sous les deux espèces de celle-ci, fonctionnelle et numérique, ont contribué à forger. Il se dispose sur cet axe une variété croissante de formules d’emploi et d’activités combinant, par des graduations finement différenciées, des caractéristiques du salariat précarisé et des caractéristiques de l’indépendance statutaire ou de la non-subordination dans le travail : Sur le versant de la salarisation se situent les travailleurs qui, pour diminuer les risques de sous-activité et de chômage prolongé attachés au CDD, contractent avec des entreprises de travail temporaire, des groupements d’employeurs, des sociétés de portage, des structures opérant selon des formules de temps partagé : il s’agit pour ces actifs de faire gérer une « indépendance » par fragmentation de leurs prestations auprès de plusieurs employeurs. l 14 Sébastien Roux, « La multiactivité chez les salariés du secteur privé », INSEE Première, n° 674, 1999. Sur le versant de l’indépendance établie ou émergente se situent les indépendants opérant en « solo » ou en « freelance », en groupement, en réseau, en as- l Sociétal N° 27 Décembre 1999 36 MONDE DU TRAVAIL sociations, en partenariat, en sosans doute celui d’une situation de ciété, et sous statut exclusif ou mapure concurrence monopolistique joritaire (quand il y a multiactivité) entre détenteurs de compétences de prestataires indépendants, dans non directement substituables sur et hors des professions réglemenun marché d’acheteurs de travail tées (libérales). La multiactivité, qualifié sensibles à la variété et à la dont un premier portrait statisdisponibilité à moindre coût des tique récemment établi par l’INqualités offertes. SEE 14, montre qu’elle touche q u e l q u e UN NOUVEAU PARADOXE 3 % des actifs du privé (contre plus de 6 % aux Etats-Unis), trouve à ous sommes alors conduits à s’alimenter à la double source de un autre paradoxe. Dans une la fragmentation du continent salasociété très largement salarisée, la rial et de la démultiplication des segmentation de la main-d’œuvre modes d’organisation de l’indéselon la forme de son emploi est aupendance. L’organisation précise, jourd’hui plus saillante. Pourtant, jala signification et les effets de cette mais le tableau des qualités individémultiplication statutaire sont duelles requises par le travail, mais encore mal connus, ne serait-ce aussi celui des arguments de la que parce que les satisfaction attencadres législatifs et due du travail L’organisation précise, réglementaires ne (l’équation de la sécusont que diverse- la signification rité sans la routine, de ment stabilisés. Ega- et les effets de la variété épanouislement parce que sante sans la subordicette démultiplication l’évolution des pranation et de l’inditiques engage la co- statutaire sont encore vidualisation du opération ou l’inter- mal connus développement action stratégique continu de soi en entre un nombre serait la formule auélevé d’acteurs économiques, sojourd’hui encore utopique) n’a paru ciaux et politiques, dans l’espace au-tant ordonné à des valeurs qui, national et, désormais, dans l’esloin de renvoyer à un espace segpace européen. menté, discontinu, des qualifications acquises à l’origine de De la chronique des expériences la formation et appariées à des et des évolutions qui sont relatées postes soigneusement hiérarchisés et distingués dans des grilles stables, par la presse et par les premières enquêtes, on retiendra d’abord conventionnellement négociées, que l’accès à ces formules de gesdessinent bien plutôt un espace tion des risques d’emploi ou des continu de définition, de mesure prises de risque entrepreneurial, à et de différenciation des capacités travers une telle diversification staindividuelles. tutaire des formes de l’activité, C’est aussi que les savoirs, les concerne initialement ceux dont la comportements au travail et les qualification est élevée : il n’est qualités à engager dans l’acte de traconcevable, en effet, que dans un vail sont désormais conçus comme espace où les qualités du travail et des travailleurs sont suffisamment des grandeurs évolutives, qu’ils sont nombreuses, diverses et identitout à la fois la clé des ressources d’individualisation de l’activité et un fiables. Le modèle sous-jacent est instrument qui permet de classer et de hiérarchiser plus subtilement les chances d’atteindre à l’état de « professionnel ». l N