Le salarié, nouvel hybride ?

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Le salarié, nouvel hybride ?
REPÈRES ET TENDANCES
MONDE DU TRAVAIL
Le salarié, nouvel hybride ?
PIERRE-MICHEL MENGER
Directeur de recherche au CNRS et Directeur d’études à l’EHESS
L
Le salariat – qui représente aujourd’hui 90 % des
emplois – a considérablement changé de figure
ces dernières années, avec le développement du
temps partiel et la multiplication des emplois précaires ou d’insertion.
Mais il ne s’agit plus seulement, comme par le
passé, d’adapter le volume de main-d’œuvre à la
conjoncture ou de lutter contre le chômage. Les
nouvelles formes atypiques de salariat, caractérisées par des statuts divers, évolutifs et souvent
hybrides, constituent l’une des données de base
de la flexibilité que pratiquent aujourd’hui les
chefs d’entreprise, soucieux de s’adapter à un
environnement mouvant et concurrentiel.
Dans cette configuration d’un autre type, l’autonomie, la responsabilité et la « compétence » en
général acquièrent désormais une valeur supérieure à celle de la « qualification » de départ.
Et la frontière s’estompe de plus en plus entre
salariat et travail indépendant.
L
’image du salariat s’est profondément transformée ces dernières années sous l’influence de
deux facteurs concomitants :
l’extension du temps partiel et le
développement de ce que la statistique publique nomme pudiquement les « formes particulières
d’emploi » – CDD, travail intéri-
maire, contrats d’apprentissage,
stages de formation professionnelle rémunérés, contrats aidés
mis en place par les dispositifs pour
l’emploi…
En même temps, le taux de l’emploi salarié n’a cessé de progresser,
pour avoisiner en cette fin de siècle
les 90 %. Aujourd’hui, quelque
10 % d’actifs salariés travaillent
sous un statut particulier, 15 %
même si l’on inclut les emplois non
statutaires de la fonction publique
(auxiliaires, vacataires, contractuels). L’emploi à temps partiel
concerne un actif sur six et 40 %
des actifs ainsi employés déclarent
subir cette situation et vouloir travailler davantage, contre 30 % au
début de la décennie.
UNE VARIABLE
D’AJUSTEMENT
CONJONCTUREL
I
l était naguère courant de considérer le recours à des formes
« atypiques » d’emploi comme une
variable d’ajustement conjoncturel
corrélée aux phases des cycles
économiques : les périodes de reprise économique se signalent et
s’annoncent (c’est l’un de leurs
« indicateurs avancés ») par un recours accru à l’intérim, puis par
un taux élevé de recrutement sur
CDD, avant que se consolident les
embauches sur contrats durables.
Symétriquement, la périphérie des
emplois précaires qui faisait ceinture autour du noyau dur des emplois stables (ceux des insiders de
l’entreprise) apparaissait la première frappée par les retournements de conjoncture.
De leur côté, les dispositifs de lutte
contre le chômage, en se multi-
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REPÈRES ET TENDANCES
pliant jusqu’à perdre parfois lisibiréaction aux « incertitudes »
lité et efficacité, ont continûment
croissantes de l’environnement.
favorisé la croissance des formes
particulières d’emploi. Ils ont légiLES DIPLÔMES
timé une nouvelle conception du
NE PROTÈGENT PLUS
travail comme forme subventiones emplois atypiques se diffunée d’insertion ou de réinsertion.
sent dans tout l’espace des
Le travail le moins qualifié, tout
qualifications. Si les formes les
particulièrement, pouvait être acmoins stabilisées d’emploi salarié
quis progressivement par les ensont majoritairement arrimées aux
treprises sous des espèces de plus
qualifications les plus
en plus variées, et
faibles, la population
pour des durées de
L’argumentaire
concernée par les
plus en plus morceCDD est devenue de
lables, par substitu- principal de
plus en plus hétérotion avec les for- la nouvelle flexibilité
gène : au milieu de la
mules contractuelles
devient, dans
décennie déjà, 39 %
classiques.
la littérature
des salariés en CDD
étaient bacheliers,
Sans avoir perdu sa managériale,
contre 25 % cinq ans
pertinence, cette
la capacité de réaction
plus tôt1. La fragilisaanalyse de la défortion des emplois de
mation de l’emploi, aux « incertitudes »
qualification élevée,
sous la double pous- croissantes
mesurée par les taux
sée des gestions
de l’environnement
de chômage, de reconjoncturelles de la
cours à l’interim et
main-d’œuvre et de
de CDD des cadres, reste plus
l’élargissement des dispositifs pumarginale que celle des emplois
blics de lutte anti-chômage, ne dépeu qualifiés, devenus massivement
crit plus qu’un des niveaux de la
précaires. Mais elle signale une
transformation de l’emploi dans
érosion continue de l’invulnérabiles nouvelles stratégies de gestion
lité autrefois offerte par les dide la ressource travail et de plus
plômes – et le phénomène de la
grande flexibilité d’organisation.
dévaluation des titres scolaires
n’explique pas à lui seul cette
Certes, les taux de recours à l’inbaisse de rendement professionnel
térim et au CDD peuvent varier
de la formation initiale. Au milieu
avec la conjoncture, comme on le
de 1999, selon l’Unedic, le travail
voit dans la phase actuelle de forte
intérimaire concernait pour 77 %
reprise de l’activité économique.
des emplois d’ouvriers et pour 5 %
Mais ce sont des variations qui ne
seulement des cadres et des profont que moduler ce qui demeure
fessions intermédiaires, mais la
la progression de ces formes d’emprogression récente de l’intérim
ploi.
dans cette dernière catégorie, très
minoritairement concernée jusUne banalisation des formes atyqu’ici, est deux fois plus rapide…
piques de salariat s’est opérée, et
les caractéristiques de cette banaL’atypie salariale est devenue par
lisation sont lourdes d’enseigneailleurs une variable d’ajustement
ments et de défis. Notons au pasqui diffuse ses effets sur tout le
sage que c’est aussi la corrélation
cycle de vie de la main-d’œuvre. Le
même entre ajustement des coûts
CDD représente moins que jamais
de main-d’œuvre et cycles éconoune simple porte d’entrée dans
miques qui s’efface quand l’argul’emploi stable, dans la première
mentaire principal de la nouvelle
partie de la vie active : seul un tiflexibilité devient, dans la littératulaire sur quatre d’un CDD a
ture managériale, la capacité de
L
1
Brigitte Belloc,
Christine
Lagarenne,
« Emplois
temporaires et
emplois aidés »,
Données Sociales,
INSEE, 1996.
2
Patrick Werquin,
« 1986-1996 :
dix ans
d’intervention
publique sur
le marché
du travail
des jeunes »,
Economie et
Statistique, 1997,
n° 304-305.
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MONDE DU TRAVAIL
moins de 25 ans. Les politiques
d’aide à l’insertion professionnelle
des jeunes ont, de leur côté, provoqué une véritable segmentation
des parcours d’insertion. Certes, la
transition entre formation et emploi s’est allongée pour tous, faisant jouer aux emplois atypiques
un rôle de tri probatoire des candidats à une embauche consolidée.
Mais les emplois aidés ont aussi
souvent constitué un marché secondaire subventionné d’emplois
de mauvaise qualité, mal rémunérés, instables et peu ou pas formateurs. Leur accumulation conduit à
des parcours chaotiques et longs
entre formules diverses d’aides et
chômage, hors de tout horizon
d’insertion proprement dite 2 : la
transition vers l’emploi classique
se distend à mesure que le labyrinthe du parcours, auto-alimenté
par les dispositifs ciblés, allonge le
temps de la précarité qui marque
et déqualifie.
A l’autre bout du cycle de vie professionnelle, les solutions de préretraite progressive, de retraite
anticipée, de dispense de recherche d’emploi pour des chômeurs de plus de 55 ans ont introduit des dégradés continus vers
la cessation d’activité à des périodes plus précoces, et ont légitimé une gestion des effectifs par
l’ajustement des âges de fin d’activité.
LA MONTÉE
DES « DEMI-CHÔMEURS »
E
nfin, une évolution moins visible, mais dont l’importance
ne doit pas être sous-estimée,
touche à l’articulation entre la fragmentation de l’activité individuelle
dans le passage récurrent par des
emplois instables ou des contrats
brefs, et l’indemnisation par l’assurance-chômage des périodes
d’inactivité « interstitielle ». L’évolution récente des statistiques sur
le chômage révèle l’imbrication de
plus en plus forte entre activité
partielle et indemnisation du
LE SALARIÉ, NOUVEL HYBRIDE ?
temps non travaillé. En 1998, une
moyenne de près de 482 000 demandeurs d’emploi inscrits à
l’ANPE et recherchant un CDI à
temps plein avaient travaillé, au
cours du mois considéré, plus de
78 heures et moins de 136 heures
(limite supérieure de la compatibilité entre statut de demandeur
d’emploi indemnisable par l’assurance-chômage et d’actif occupé) ;
ils étaient près de 111 000 parmi
ceux recherchant un CDI à temps
partiel : ces valeurs sont en augmentation rapide depuis le début
de la décennie.
sitifs d’assurance est mieux établie. Du moins tant qu’un tel report du financement d’une partie
importante du coût social de la
flexibilité sur l’assurance mutualiste du risque de travail n’est pas
pénalisée par une législation spécifique.
l Du côté de l’offre, le comportement de cumul ne se compare certes pas aux formes stratégiques de gestion imbriquée du
travail et du chômage indemnisé
qui assurent la viabilité sociale de
l’emploi intermittent dans les secteurs du théâtre, du
cinéma et de l’audioUne recherche ré- Les Etats-Unis ont
visuel, où la nature
cente 3 a montré que
l’intensité de cette inventé un dispositif
du travail par « propratique de cumul de cumul entre
jets » légitime le red’états était maxi- indemnisation
cours au CDD et
male au bout d’un an
l’assimilation de l’acde chômage consé- du chômage et travail
tif à employeurs mulcutif à la fin d’un à temps partiel,
tiples à un salarié 5.
CDD. Ce mécanisme dont la réglementation Mais il consti-tue,
n’est en rien propre
autant
qu’une
à la France. Depuis et la gestion
contrepartie recherlongtemps, les Etats- sont décentralisées
chée par les traUnis ont inventé un
vailleurs à leur prédispositif de cumul entre indemnicarisation, une forme d’assurance,
sation du chômage et travail à
activée par les partenaires sociaux,
temps partiel, dont la réglementacontre les risques de dégradation
tion et la gestion sont décentralide l’employabilité provoqués par
sées : une étude précise de son
l’allongement du chômage ou l’alfonctionnement 4 indique que les
ternance plus fréquente entre trachances de sortie du chômage vers
vail et inactivité.
un emploi à temps plein ou à temps
partiel sont sensibles aux variaAlain Supiot 6 a brillamment soulitions du plafonnement des gains isgné le paradoxe d’une extension
sus d’une activité réduite et cumudu salariat procédant par « englolés avec le maintien en situation de
bement » d’un nombre croissant
chômeur indemnisé.
de situations particulières : l’émiettement des cadres juridiques de la
relation de travail survient à l’apoUNE DOUBLE
gée d’un salariat dont le droit est
EXPLICATION
devenu plus complexe, et dans
’explication du développement
certains cas illisible, pour épouser
de telles pratiques est double :
une diversité élargie de formules
contractuelles d’emploi.
l La demande de travail,
ajustée par les entreprises à leurs
UN DÉFI POUR LE DROIT
politiques de plus grande flexiDU TRAVAIL
bilité de la main-d’œuvre, s’exprime sans doute d’autant plus
articulariser la gestion des sidirectement en contrats courts
tuations individuelles de traque l’imbrication avec des dispovail, les niveaux de couverture par
L
P
assurance, les droits de tirage sur
la politique publique ou partenariale de lutte contre le chômage,
l’étendue et les transitions de l’activité professionnelle, au long du
cycle de vie, entre un nombre accru d’états (insertion, emploi, formation, congé parental, reconversion, chômage, préretraite…), c’est
alors décomposer le travail en
une configuration élargie de paramètres et les carrières professionnelles en des combinaisons plus
nombreuses d’états : le défi auquel
sont confrontés le droit et l’organisation du travail est évidemment
de relier les formes de juste-àtemps et de sur-mesure contractuelles qui émergent de ces configurations à un horizon long dans
lequel l’individu au travail peut
être assuré de ne pas subir de manière chaotique un report sans
mesure des risques d’emploi, au
moment même où ses investissements dans le développement
continu des compétences doivent
être démultipliés.
On donne couramment à ces évolutions une signification principale :
le recours à la flexibilité quantitative, qui précarise le travail. Or
c’est aussi au nom de la flexibilité,
non plus quantitative, mais qualitative cette fois, que le travail salarié
a évolué, pour absorber certaines
valeurs cardinales du travail indépendant.
LES HABITS NEUFS
DE L’INDÉPENDANCE
F
ace à la progression et à la diversification du salariat, le travail indépendant paraît à première
vue avoir constitué un pôle déclinant, seulement contaminé en ses
marges par l’assimilation de certaines professions indépendantes à
des activités salariées : journalistes,
artistes, mandataires commerciaux, dirigeants d’entreprise.
Dans l’agriculture, le commerce,
l’artisanat, les professions libérales,
l’« entrepreneuriat industriel » a
proportionnellement reculé ces
3
Pierre Granier,
Xavier Joutard,
« L’activité réduite
favorise-t-elle
la sortie du
chômage ? »,
Economie et
Statistique, 1999,
n° 321-322.
4
Brian P. McCall,
« Unemployment
Insurance Rules,
Joblessness, and
Part-Time Work »,
Econometrica, 1996,
64-3.
5
Pierre-Michel
Menger,
« Les intermittents
du spectacle.
Croissance
de l’emploi
et croissance
du chômage
indemnisé »,
INSEE Première,
février 1997, n° 510.
6
Alain Supiot,
Critique du droit
du travail, Paris, PUF,
1994.
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REPÈRES ET TENDANCES
MONDE DU TRAVAIL
dernières années, principalement
sous l’effet de l’érosion continue de
la population agricole : il est passé
de 15,7 à 12,4 % des actifs entre
1990 et 1998.
Cependant, dans l’identification de
tude de marché. Les termes de
la néo-indépendance avec les
cette partition ont, depuis deux
mouvements transformateurs de
décennies au moins, été fortel’économie, c’est évidemment la
ment redistribués.
redistribution interne des taux de
travail indépendant entre les
LA FIGURE
Pourtant, les chroniques dites sagrands secteurs de l’économie qui
DU PROFESSIONNEL
vantes nous annoncent un regain
modifie la symbolique traditiones nouvelles formes d’organide l’esprit d’entrepreneur, et elles
nelle de l’autonomie statutaire au
sation du travail au sein des ennous proposent une tout autre
travail et du risque entrepreneutreprises empruntent à la figure
image que celle du
rial. Le travail indédu « professionnel » nombre des
déclin statistiquependant prend noLe travail indépendant
valeurs cardinales de l’indépenment enregistré :
tamment une part
dance : autonomie, initiative, engaelles évoquent no- prend notamment
croissante dans le
gement, auto-contrôle dans des
tamment le goût af- une part croissante
secteur tertiaire et
équipes restreintes opérant sur
fiché pour l’indé dans les secteurs à
dans le secteur
des projets de brève durée, mise
pendance au travail
forte teneur d’innoen œuvre de compétences de
q u ’ a u r a i e n t n o s tertiaire et dans
vation, incarnés par
comportement, de savoirs et de
jeunes générations, les secteurs
les hautes technolosavoir-faire en situation d’apprenavides de prendre les
gies ou les services
à forte teneur
tissage permanent propres à alirisques que nos aînés,
nouveaux d’intermémenter l’entreprise par les synerchoyés par l’Etat Pro- d’innovation
diation (conseil, ingégies des créativités individuelles
vidence, n’auraient
nierie financière, inenfin libérées.
pas su prendre.
formatique, biotechnologies…). Et
c’est, plus radicalement encore, la
L’individualisation des trajectoires
Il est vrai que les territoires clastransformation de l’organisation
salariales et des profils de mobisiques de l’indépendance sont audu travail qui redessine les
lité au sein de l’entreprise exjourd’hui revisités. L’artisanat et
contours de l’indépendance et du
prime de manière croissante le
son mode d’organisation du travail
partage entre salariat et indépenprix attaché à la transmutation
ont par exemple inspiré des modance.
de la qualification des travailleurs,
dèles post-fordistes d’organisation
substituables sur des postes qui
territorialisée de la production
Prendre la mesure des changeleur préexistent, en travailleurs
dans une économie des districts
ments qui adviennent sur le marpolyvalents, définis par une
industriels 7. L’agriculture est auché du travail oblige en effet à
somme particularisée de compéjourd’hui moins remarquée pour
reconsidérer les termes du partences investies dans des emplois
son système de travail indépentage entre salariat et indépendant, dont le volume n’a cessé de
variés et dans des
dance. Certains
se contracter, que pour les formobilités internes
principes typiques Aujourd’hui,
mules de multiactivité qui y sont
plus fréquentes.
régissaient l’activité
pratiquées depuis longtemps 8. L’inet l’identification au l’autonomie et
dustrie de la construction a touAujourd’hui, l’autotravail dans chaque la responsabilité
jours inspiré les théoriciens de la
nomie et la res sphère : d’un côté, il sont des valeurs
flexibilité fonctionnelle de l’organiponsabilité sont des
y av a i t d a n s l e
sation par projet et de la reconfivaleurs et des dicontrat salarial des et des dimensions de
guration rapide des facteurs de
mensions de l’engaliens de subordi - l’engagement productif
production en environnement innation, un contrôle surtout sollicitées dans gement productif
certain : Olivier Marchand, introsurtout sollicitées
hiérarchique, une
duisant un récent dossier consacré
dans les emplois
sécurité, un horizon les emplois qualifiés
aux indépendants par Economie et
qualifiés dont les tralong de carrière ; de
Statistique 9, ne souligne-t-il pas
vailleurs appartenant au noyau dur
l’autre, on trouvait, dans l’exerqu’avec celui des services, le secdes emplois stables de la firme
cice d’une profession indépenteur de la construction permet à
sont les principaux détenteurs. La
dante ou d’une activité entrel’emploi non salarié de résister, et
rétribution de ces valeurs, à la mepreneuriale , l’indépendance ,
d’attirer une population rajeunie
sure de ce que les travailleurs
l’autonomie responsabilisante et
d’employeurs et de travailleurs inont le souci ou le devoir d’engager
l’auto-contrôle par les pairs, la
dépendants ?
dans des comportements de traprise de risque et l’horizon plus
vail plus discrétionnaires et plus
court lié à la gestion de l’incerti-
L
7
Michael J. Piore,
Charles F. Sabel,
Les chemins de
la prospérité,
Hachette, 1989.
8
Catherine
Benjamin, Emploi
et pluriactivité
dans les
exploitations
agricoles,
Economica, 1996.
9
Olivier
Marchand,
« Salariat et
non-salariat dans
une perspective
historique »,
Economie et
Statistique, 1998,
n° 319-320.
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34
LE SALARIÉ, NOUVEL HYBRIDE ?
COMPÉTENCE VS. QUALIFICATION :
UNE RUSE DE L’HISTOIRE ?
« Les syndicats de salariés ont toujours revendiqué une inversion de la
méthode de construction des grilles de classification en substituant un
classement fondé sur les attributs des travailleurs à celui établi à partir
des postes de travail.
Paradoxalement, la codification en termes de compétences, impulsée
par les directions des entreprises, opère l’inversion souhaitée, mais en
changeant simultanément les règles du jeu : négociée à l’échelle des
branches professionnelles par les représentants des employeurs et des
salariés, la qualification se distingue de la compétence qui est fixée dans
l’entreprise au terme d’un face à face entre le salarié et la hiérarchie, au
sein d’un champ de possibles circonscrit par le respect de règles et de
procédures précédemment construites par les dirigeants d’entreprises
et un personnel spécialisé.
tionnelle ou qualitative (par
exemple la mobilisation par le travailleur d’une gamme étendue
de compétences pour maîtriser
un ensemble élargi de tâches,
dans un contexte dynamique
d’apprentissage13).
APPARITION
DU « TRAVAILLEUR
ENTREPRENEUR »
I
l ne s’agit de rien de moins que
de l’invention de la figure du
« travailleur entrepreneur », réputé faire son poste plutôt que
d’occuper un poste, et construire
sa carrière hors des schémas linéaires prévisibles et standardisés
De même, l’indétermination attachée à certaines dimensions de la
de la firme de type fordiste. Il
qualification, telles que l’autonomie, la responsabilité, la nature de
pourra aller jusqu’à s’ouvrir un
l’activité, se trouve théoriquement levée dans la définition de la
horizon externe de mobilité procompétence, “un savoir opérationnel validé”, qui est censée englober
fessionnelle dans un espace
tous les éléments précédemment cités et les mesurer dans une
situation donnée ». *
continu d’entreprises prêtes à
acheter des compétences qu’il
peut transférer sans pertes d’une
* Lucie Tanguy, « De l’évaluation des postes de travail à celle des qualités des travailleurs »,
firme à une autre. Cette figure de
in A. Supiot (dir.), Le travail en perspectives, LGDJ, 1996.
l’indépendance par loyauté affaiblie à l’organisation et par identification renforcée à une communauté de professionnels nomades
coopératifs, n’est plus directement
individuel et collectif en équipe. Et
banalise en somme l’identification
l’objet des négociations collectives
le glissement progressif d’un
du travail complexe avec une
qui caractérisaient l’appariement
contrôle par les tâches à l’apprétrajectoire de professionnel en
entre postes et qualifications, et
ciation des compétences introduit
état permanent d’apprentissage
cette rétribution échappe donc à
une diversification des formules
dans des contextes
des analyses classiques exclusivesalariales selon les
d’activité chanment centrées sur le contenu des
impératifs propres
geants.
postes de travail.
à
c h a q u e Autonomie et
organisation produc- individualisation de
Le passage de la lotive et à chaque his- l’activité restreignent
DIVERSIFICATION
toire
des
relations
gique
de la qualifiDES FORMULES
le champ et le pouvoir
sociales
dans
l’encation
à celle de la
SALARIALES
de la négociation
treprise11.
compétence, qui insl ne fait guère de doute non plus
trumente les policollective, tout
que cette autonomie et cet enIl faut rappeler d’un
tiques de flexibiligagement de responsabilité sont
mot12 l’un des enjeux en accordant davantage sation qualitative de
pourtant contrôlés au sein de la
majeurs de l’opposi- de reconnaissance
l’emploi, peut appafirme, comme le soulignent les anation entre la descrip- à chaque membre
raître comme une
lystes les plus critiques de l’orgation traditionnelle du
ruse de l’histoire
nisation néocapitaliste et posttravail et de l’emploi du collectif
récente de l’organifordiste du travail qualifié en
par les grilles de
sation du travail.
entreprise10. Mais la graduation de
qualification, d’un côté, et une
Autonomie et individualisation de
ce contrôle ne se laisse plus analydescription par les compél’activité restreignent le champ et
ser dans les termes traditionnels.
tences d’autre part, où la noule pouvoir de la négociation colL’évaluation se fait aujourd’hui davelle organisation veut voir le creulective, tout en accordant davanvantage sur la base des perforset de l’enrichissement du travail
t a g e d e re c o n n a i s s a n c e à
mances et des résultats du travail
et des vertus de la flexibilité foncchaque membre du collectif, si
I
10
Thomas Coutrot,
L’entreprise
néo-libérale, nouvelle
utopie capitaliste ?,
La Découverte,
1998.
11
J.L. Beffa, R. Boyer,
J.Ph. Touffut,
Les relations salariales
en France,
Notes de la Fondation
Saint-Simon,
juin 1999.
12
Voir la
contribution
de O. Galland
et P.-M. Menger
dans Les professions
et leurs analyses
sociologiques,
Actes du colloque de
la Société française
de Sociologie,
à paraître en 2000.
13
Jean-Claude
Tarondeau,
La flexibilité dans
les entreprises,
PUF, 1999.
Sociétal
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Décembre
1999
35
REPÈRES ET TENDANCES
l’on suit l’analyse de Lucie Tanguy
(voir encadré ci-dessus).
L’« HYBRIDATION »
DES STATUTS D’EMPLOI
R
elions le contenu et la forme
du travail tels qu’ils évoluent
actuellement.
L’emploi précaire du travailleur
non qualifié et la prestation du
« professionnel » opérant soit à
l’intérieur de la firme, avec une
marge d’autonomie importante,
soit à l’extérieur de celle-ci, via une
relation de prestation commerciale, forment les deux extrémités
d’un axe que les politiques de plus
grande flexibilité, sous les deux espèces de celle-ci, fonctionnelle et
numérique, ont contribué à forger.
Il se dispose sur cet axe une variété
croissante de formules d’emploi et
d’activités combinant, par des graduations finement différenciées,
des caractéristiques du salariat
précarisé et des caractéristiques
de l’indépendance statutaire ou
de la non-subordination dans le
travail :
Sur le versant de la salarisation se situent les travailleurs
qui, pour diminuer les risques de
sous-activité et de chômage prolongé attachés au CDD, contractent avec des entreprises de travail
temporaire, des groupements
d’employeurs, des sociétés de portage, des structures opérant selon
des formules de temps partagé : il
s’agit pour ces actifs de faire gérer
une « indépendance » par fragmentation de leurs prestations auprès de plusieurs employeurs.
l
14
Sébastien Roux,
« La multiactivité
chez les salariés
du secteur
privé »,
INSEE Première,
n° 674, 1999.
Sur le versant de l’indépendance établie ou émergente
se situent les indépendants opérant en « solo » ou en « freelance »,
en groupement, en réseau, en as-
l
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36
MONDE DU TRAVAIL
sociations, en partenariat, en sosans doute celui d’une situation de
ciété, et sous statut exclusif ou mapure concurrence monopolistique
joritaire (quand il y a multiactivité)
entre détenteurs de compétences
de prestataires indépendants, dans
non directement substituables sur
et hors des professions réglemenun marché d’acheteurs de travail
tées (libérales). La multiactivité,
qualifié sensibles à la variété et à la
dont un premier portrait statisdisponibilité à moindre coût des
tique récemment établi par l’INqualités offertes.
SEE 14, montre qu’elle touche
q
u
e
l
q
u
e
UN NOUVEAU PARADOXE
3 % des actifs du privé (contre plus
de 6 % aux Etats-Unis), trouve à
ous sommes alors conduits à
s’alimenter à la double source de
un autre paradoxe. Dans une
la fragmentation du continent salasociété très largement salarisée, la
rial et de la démultiplication des
segmentation de la main-d’œuvre
modes d’organisation de l’indéselon la forme de son emploi est aupendance. L’organisation précise,
jourd’hui plus saillante. Pourtant, jala signification et les effets de cette
mais le tableau des qualités individémultiplication statutaire sont
duelles requises par le travail, mais
encore mal connus, ne serait-ce
aussi celui des arguments de la
que parce que les
satisfaction attencadres législatifs et
due du travail
L’organisation précise,
réglementaires ne
(l’équation de la sécusont que diverse- la signification
rité sans la routine, de
ment stabilisés. Ega- et les effets de
la variété épanouislement parce que
sante sans la subordicette démultiplication
l’évolution des pranation et de l’inditiques engage la co- statutaire sont encore
vidualisation du
opération ou l’inter- mal connus
développement
action stratégique
continu de soi en
entre un nombre
serait la formule auélevé d’acteurs économiques, sojourd’hui encore utopique) n’a paru
ciaux et politiques, dans l’espace
au-tant ordonné à des valeurs qui,
national et, désormais, dans l’esloin de renvoyer à un espace segpace européen.
menté, discontinu, des qualifications
acquises à l’origine de
De la chronique des expériences
la formation et appariées à des
et des évolutions qui sont relatées
postes soigneusement hiérarchisés
et distingués dans des grilles stables,
par la presse et par les premières
enquêtes, on retiendra d’abord
conventionnellement négociées,
que l’accès à ces formules de gesdessinent bien plutôt un espace
tion des risques d’emploi ou des
continu de définition, de mesure
prises de risque entrepreneurial, à
et de différenciation des capacités
travers une telle diversification staindividuelles.
tutaire des formes de l’activité,
C’est aussi que les savoirs, les
concerne initialement ceux dont la
comportements au travail et les
qualification est élevée : il n’est
qualités à engager dans l’acte de traconcevable, en effet, que dans un
vail sont désormais conçus comme
espace où les qualités du travail et
des travailleurs sont suffisamment
des grandeurs évolutives, qu’ils sont
nombreuses, diverses et identitout à la fois la clé des ressources
d’individualisation de l’activité et un
fiables. Le modèle sous-jacent est
instrument qui permet de classer et
de hiérarchiser plus subtilement les
chances d’atteindre à l’état de
« professionnel ». l
N