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Les Cahiers de la Mémoire contemporaine Bijdragen tot de eigentijdse Herinnering En couverture : Pensionnaires de la ferme-école de la Communauté israélite de Bruxelles, installée dans le domaine de La Ramée à Bomal (1941-1943). Les élèves y sont préparés aux travaux agricoles dans la perspective d'une émigration vers la Palestine, alors sous mandat britannique. © Fondation Auschwitz, Bruxelles. Op de omslag : Leerlingen van een tuinbouwschool van de Israëlitische Gemeente van Brussel op het domein van La Ramée in Bomal (1941-1943). De leerlingen krijgen er een landbouwkundige opleiding in het vooruitzicht van een eventuele migratie naar Palestina, toen onder Brits mandaat. © Auschwitz Stichting, Brussel. Police – Font: Bodoni MT ◊ Couverture – Omslag : David Hernardin Éditeur responsable – Verantwoordelijke uitgever : Albert Mingelgrün, Avenue Depagelaan 3, 1000 Bruxelles-Brussel Cahiers de la Mémoire contemporaine Bijdragen tot de eigentijdse Herinnering 5 2003-2004 Fondation de la Mémoire Contemporaine Stichting voor de Eigentijdse Herinnering Avenue Antoine Depagelaan 3 1000 Bruxelles - Brussel Fondation de la Mémoire contemporaine / Stichting voor de eigentijdse Herinnering Établissement d’utilité publique reconnu par arrêté royal du 20 octobre 1994 (M.B. 7/XII/1994) Instelling van openbaar nut erkend bij koninklijk besluit van 20 oktober 1994 (B.S. 7/XII/1994) Avec le soutien du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et de la Conference on Jewish Material Claims Against Germany, Inc. Met de steun van de Overheid van het Brusselse Gewest en de Conference on Jewish Material Claims Against Germany Siège administratif / Administratieve zetel : av. Antoine Depagelaan 3, 1000 Bruxelles / Brussel Tel. : +32 (0)2 / 648 78 73 • Fax. : +32 (0)2 / 644 65 95 Banque / Bank : ING IBAN: BE22 3101 5125 7947 BIC: BBRUBEBB 310-1512579-47 http://www.fmc-seh.be – E-mail : [email protected] Remerciements - Dankbetuigingen La Fondation de la Mémoire contemporaine tient à remercier vivement pour leur aide : La Région de Bruxelles-Capitale ; l’Office régional bruxellois de l’Emploi ; the Conference on Jewish Material Claims Against Germany, Inc. ; le Service public fédéral Sécurité sociale, Ministère des Affaires sociales, Service des victimes de la guerre De Stichting voor Eigentijdse Herinnering wenst voor hun gewaardeerde hulp van harte te bedanken : Het Brussels Hoofdstedelijk Gewest ; de Brusselse Gewestelijke Dienst voor Arbeidsbemiddeling ; the Conference on Jewish Material Claims Against Germany, Inc. ; de Federale Overheidsdienst Sociale Zekerheid, Ministerie van Sociale Zaken, Dienst Oorlogsslachtoffers ainsi que /zowel als : Madame Ruth Kouperman Mesdames / De Dames : Veerle Vanden Daelen, Sophie Vandepontseele, Jeanne Vercheval Messieurs / De Heren : Cdt. Philippe Connart, David Guilardian, Marcel Jacobs, Henri Orfinger, Jean-Pierre Vander Borgh, Milou Rikir et pour la réalisation pratique de ces Cahiers : en voor de praktische verwezenlijking van deze Bijdragen : Monsieur / De Heer David Hernardin Sommaire – Inhoudstafel Avant-propos ........................................................................ 9 Voorwoord ........................................................................... 11 La Seconde Guerre mondiale et la Shoah De Tweede Wereldoorlog en de Shoah L’Hospice de Scheut (1942-1944) Thierry Delplancq et Catherine Massange............................. 13 Les survivants juifs d’Auschwitz : une mémoire en devenir Laurence Schram ................................................................. 35 Pedagogie van de herinnering : de Holocaust in de jeugdliteratuur vandaag Katrien Vloeberghs .............................................................. 63 Relations Belgique – Palestine / Terre sainte Betrekkingen België – Palestina / Heilig Land Betrekkingen tussen de Nederlanden en het Heilig Land in de Middeleeuwen en de Nieuwe Tijd Fernand Vanhemelryck........................................................ 83 Un observatoire pour la montée de l’antisémitisme racial : les récits de pèlerinages en Terre sainte Pierre Sauvage s.j............................................................... 107 Le pavillon palestinien à l’exposition internationale de Bruxelles 1935 : une expression de l’activisme sioniste dans l’entre-deux-guerres Stéphane Kubicki............................................................... 125 Kafka face au « Gelobte Land » Albert Mingelgrün.............................................................. 141 7 Biographies – Biografieën Joseph De Lange Elisabeth Wulliger ............................................................. 159 Carl Einstein à Bruxelles : de l’art nègre à la révolution Roland Baumann............................................................... 175 Régine Karlin-Orfinger Jacqueline Wiener-Henrion..................................………… 187 Patrimoine – Erfdeel Les mappoth de la communauté juive d’Arlon : un patrimoine textile méconnu Philippe Pierret ................................................................. 201 Le chanteur et la statue, 1935, de Felix Nussbaum Zahava Seewald ................................................................. 225 La Fondation de la Mémoire contemporaine De Stichting voor de Eigentijdse Herinnering Pour une géographie de la vie juive en Belgique : le projet « Lieux de mémoire » de la Fondation de la Mémoire contemporaine Jacques Déom et Jean-Philippe Schreiber .......................... 231 Notes de lecture – Lectuurnota’s Les années volées d’Herman Nowak Jacques Déom.................................................................... 243 Willy Berler au milieu des ténèbres Jacques Déom.................................................................... 251 Les auteurs – De auteurs.............................................. 263 8 Avant-propos Albert Mingelgrün Président de la Fondation Cette cinquième livraison de nos Cahiers propose un nouvel ensemble d’analyses et de considérations s’articulant autour des préoccupations essentielles d’une « fondation » dévolue à la « mémoire » juive en Belgique et dont l’un des projets importants se trouve, fort opportunément, détaillé à la fin du présent numéro. Préoccupations liées d’abord à la Shoah au travers d’évocations in situ et des retombées de celles-ci : de l’Hospice de Scheut à une pédagogie de la mémoire ; rappel de l’entreprise sioniste dans notre pays ensuite, du Moyen Âge à l’un de ses avatars à Bruxelles en 1935, entreprise qu’éclaire en contrepoint la situation d’un Franz Kafka au début du XXe siècle ; appareil critique, enfin, offrant des développements d’ordre biographique, patrimonial et bibliographique. Oserais-je conclure en disant qu’une fois de plus la Fondation de la Mémoire contemporaine a pris ses responsabilités dans le domaine qui est le sien ? Je souhaite indiquer ici que la présente publication n’aurait pas été possible sans la générosité active de madame Ruth Kouperman. Qu’elle en soit vivement remerciée. 9 Voorwoord Albert Mingelgrün Voorzitter van de Stichting Deze vijfde editie van onze Bijdragen biedt een nieuw geheel van analyses en beschouwingen omtrent de essentiële bezorgdheden van een « stichting » die zich wijdt aan het jodendom in België en waarvan een van de belangrijkste projecten in detail beschreven wordt in onderhavige publicatie. In eerste instantie wordt de Shoah behandeld : van het home van Scheut tot een pedagogie van de herinnering ; vervolgens wordt aandacht besteed aan de geschiedenis van het zionisme in ons land, van de Middeleeuwen tot in Brussel anno 1935, waarvan de inzet duidelijk wordt met de situatie van een Franz Kafka in het begin van de 20ste eeuw ; om dan te eindigen met biografische, patrimoniale en bibliografische beschouwingen. Laat mij hierbij stellen dat de Stichting voor eigentijdse Herinnering nogmaals haar verantwoordelijkheden heeft opgenomen. Ik zou verder nog graag onderstrepen dat deze publicatie niet mogelijk was geweest zonder de vrijgevigheid van mevrouw Ruth Kouperman. Waarvoor hartelijk dank. 11 L'Hospice de Scheut (1943-1944) Thierry Delplancq et Catherine Massange « Mise au travail ». Telle est la raison qu’invoque officiellement la convocation que reçoivent nombre de Juifs au cours de l’été 1942 les sommant de se présenter à la caserne Dossin à Malines. D’emblée, le fait qu’enfants et vieillards ne soient pas épargnés ne peut manquer d’attirer l’attention de certains. La méfiance va dès lors croissant, en même temps que se multiplient les passages dans la clandestinité1. Pour l'autorité occupante, le fait que de plus en plus de persécutés se cachent constitue un échec. Elle veut les identifier, les séparer de la population non juive, les garder sous son contrôle. Toute une série de mesures vise donc à les enfermer dans une forme de “ghetto social” et à les priver de moyens d'existence. Elle veut aussi atténuer les réactions possibles des autorités belges en dissimulant méthodiquement les véritables ressorts de sa politique. Elle prendra en conséquence des mesures qui peuvent sembler rassurantes, acceptant, encourageant même, la création de homes juifs pour enfants et pour personnes âgées. Pour isoler les Juifs des non-Juifs, elle va utiliser des organismes qu'elle a mis en place, comme l'Association des Juifs en Belgique (AJB) et la Commission d’Assistance publique du Grand-Bruxelles2. L'AJB est créée par l'occupant fin 1941. L'autorité allemande veut que toute la charge des Juifs indigents repose sur les Juifs eux-mêmes. Une des tâches explicitement assignées à l'AJB est l'aide sociale. Celleci doit s'adresser à des enfants, des personnes âgées et des malades, qui de plus en plus restent seuls du fait de la déportation de leurs proches. L'aide concerne aussi ceux que l'occupant prive d’une quelconque En 1942, près de 650 Juifs nés avant 1875 sont déportés (Mémorial de la déportation des Juifs de Belgique, présenté par S. Klarsfeld et M. Steinberg, Bruxelles - New York, 1982, pp. 59-65). 2 Sur l'Association des Juifs en Belgique (AJB), voir J.-Ph. Schreiber – R. Van Doorslaer (éd.), Les curateurs du ghetto, l’Association des Juifs en Belgique sous l’occupation nazie, Bruxelles, 2004. Catherine Massange y étudie l'aide sociale octroyée par l'AJB. 1 13 source de revenus. Engagée dans une logique de présence et de moindre mal, l’AJB va gérer des homes d'enfants et de personnes âgées. Si elle crée un premier home d'enfants à Wezembeek en septembre 1942, elle développera en fait son réseau à partir de l'été 1943. Elle exprime souvent sa volonté de créer des homes pour les personnes âgées. Elle chapeaute la Maison de Retraite de la rue de la Glacière (l'actuel Heureux Séjour) à Saint-Gilles et ouvre, à l'été 1943, un home à Auderghem, avenue Van Horenbeeck3. De plus en plus, confortée en cela par l'occupant, l'AJB voit dans l'existence de ses homes une condition de la libération des enfants et des personnes âgées de Malines. Elle met en place un Service d'Interventions qui essaie d'obtenir la libération de certains Juifs, enfants et personnes âgées principalement, du « SS-Sammellager Mecheln » (la caserne Dossin à Malines), leur évitant ainsi la déportation vers Auschwitz. Cependant ses homes d’enfants sont surchargés et lorsque des personnes âgées sont elles aussi libérées de Malines, l'AJB ne sait comment les prendre en charge. Le home de la rue de la Glacière, même après des travaux d'agrandissement entrepris d'urgence, n'a pas de capacités d'accueil suffisantes ; il peut héberger environ 70 personnes. Le nouveau home d'Auderghem s'avèrera également vite trop petit4. L'autorité occupante constate d'autre part que des Juifs âgés vivent dans les hospices des Commissions d'Assistance publique (CAP), que des Juifs malades sont soignés dans leurs hôpitaux et sanatoriums, que des Juifs indigents sont quotidiennement aidés. Elle sait également, au moins depuis le mois d’octobre 1942, que des Juifs tentent de lui 3 Service des Victimes de la Guerre (SVG), procès-verbal du Comité local de Bruxelles de l'AJB, 14 juillet 1943 ; Centre d'Études Guerre et Sociétés contemporaines (CEGES), AB207, Journal de guerre de S. Van den Berg, 8 février 1944, p. 140 ; Musée juif de la Déportation et de la Résistance (MJDR), fonds AJB, Commission sociale. Finances, « Assistance sociale ». Rapport du mois de mai 1944 » et « Assistance sociale. Rapport du mois de juin 1944 » ; Th. Gergely, « La bienfaisance à Bruxelles, hier et de nos jours », dans La Grande Synagogue de Bruxelles. Contributions à l'histoire des Juifs de Bruxelles, 1878-1978, Bruxelles, 1978, p. 149 ; J.-Ph. Schreiber, Politique et religion. Le Consistoire Central Israélite de Belgique au XIXe siècle, Bruxelles, 1995, p. 269 et note 59 ; C. Massange, « La création de la Centrale d'Œuvres sociales juives ou comment animer une conscience sociale », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 4, 2002, pp. 177-179 ; M. Steinberg, Un pays occupé et ses Juifs. La Belgique entre France et Pays-Bas, Gerpinnes, 1999, pp. 134-136. 4 SVG, procès-verbaux des réunions du Comité directeur et du Comité local de Bruxelles, 19431944. 14 échapper en se faisant hospitaliser5. Dans sa volonté de séparer et de contrôler, l'occupant va donc chercher à obtenir la collaboration des CAP. La CAP du Grand-Bruxelles L’arrêté du Secrétaire général aux Affaires intérieures Gérard Romsée, en date du 24 septembre 1942, va créer le Grand-Bruxelles et signifier la dissolution des CAP locales 6 . Le 13 novembre a eu lieu l’installation du Conseil de l’Aide sociale de la CAP du GrandBruxelles. Arthur Bacq, choisi pour assumer les charges d’échevin des Œuvres sociales et de l’Assistance publique de la nouvelle agglomération, est appelé à sa présidence. Licencié en sciences commerciales, catholique, cet ancien combattant et invalide de la guerre 14-18 a été directeur de l’Office du Travail de Charleroi de 1934 jusqu’au 31 mars 1942. Il a collaboré à la création du Grand-Charleroi ainsi que du Grand-La Louvière et est également membre de la Communauté culturelle wallonne7. En juillet 1943, Chaïm Perelman, délégué de l'AJB pour les contacts avec l'Assistance publique, attend la libération prochaine d'une quarantaine de personnes âgées de Malines8. Le home d'Auderghem n'est pas prêt et n'a pas de lits en suffisance. Demandant de la literie à prêter à la CAP du Grand-Bruxelles, Perelman insiste sur le caractère provisoire du prêt et « sur le fait que, si l'Association juive Voir à ce sujet l’étude sur l’AJB mentionnée à la note 2. On verra notamment à son sujet L. Roppe, « Romsée », dans Nationaal Biografisch Woordenboek, Bruxelles, t.IX, 1981, col. 637-646. 7 On consultera notamment, à propos de la Communauté culturelle wallonne, E. Verhoeyen, La Belgique occupée. De l’an 40 à la Libération, Bruxelles, 1994, pp. 77-79, 293-297. Archives du Centre public d’Action sociale de Bruxelles (ACPASB), Rapport annuel de la Commission d’Assistance Publique de Bruxelles pour 1942, s.d., p. 4 ; ACPASB, Conseil de l’Aide sociale (CAS), séance du 13 novembre 1942 ; « Le Grand-Bruxelles est créé », dans Le Pays réel, 27/9/1942, p. 1 ; F. Maerten, Du murmure au grondement. La résistance politique et idéologique dans la province de Hainaut pendant la Seconde Guerre mondiale (mai 1940-septembre 1944), Mons, 1999, vol. I, p. 90 ; N. Wouters, « Groot-Brussel tijdens WO II (1940-1944) », dans E. Witte, A. Alen, H. Dumont, P. Vandernoot, R. De Groof (éd.), De Brusselse negentien gemeenten en het Brussels model, Gand, 2003, p. 69. 8 Nous renvoyons à son sujet à J.-Ph. Schreiber, « Perelman, Chaïm », dans J.-Ph. Schreiber (dir.), Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique, Bruxelles, 2002, pp. 271-274. 5 6 15 n'avait pas accepté la charge de l'entretien des intéressés, ceux-ci auraient été renvoyés à Bruxelles et auraient dû être admis dans des hospices »9. Il montre ainsi qu'en cas de défaillance de l'AJB, l'Assistance publique peut rester une source d'aide pour les Juifs. Devant le refus de la CAP, l'AJB lui demande de l'aider à héberger ces personnes dans une institution qui dépend d'elle. Il n'est alors pas explicitement question d'un hospice géré directement par la CAP pour les libérés de Malines. Le 11 août, Louis Rosenfeld, responsable des relations avec l'occupant au sein du Service Interventions de l'AJB, rend compte au Comité local de Bruxelles de son dernier entretien avec le délégué du Sicherheitsdienst (SD), lequel lui a déclaré notamment que les personnes âgées libérées doivent être hébergées dans une maison de retraite dépendant de l'AJB. Cette dernière se plaint cependant de plus en plus de son épuisement financier. Outre ses difficultés à aménager le home d'Auderghem, elle essaie de sauver à la fois vieillards et enfants et s'occupe également de l'ouverture de nouveaux homes pour les plus jeunes10. La création du home de Scheut Répondant, semble-t-il, dès le mois de mai 1943 à de premières instructions verbales de l’occupant, la CAP du Grand-Bruxelles examine les possibilités de créer un « établissement spécial pour hospitaliser les vieillards, malades, orphelins et enfants abandonnés d’origine juive »11. Le 27 du même mois, elle propose un ancien hospice situé rue de l’Orphelinat à Anderlecht. Ce bâtiment, datant du XIXe siècle, appartenait à la société anonyme du Foyer anderlechtois à la veille de la guerre et comptait plus de 50 appartements. Face à ses besoins en locaux, la CAP l'avait dès lors pris en location en vue d’y établir un hospice de vieillards sous la dénomination d’Hospice Joseph Van Hellemont. En cours d’aménagement, le bâtiment est vide et disponible au ACPASB, fonds Grand-Bruxelles (GB), n° 53, rapport à la CAP, 15 juillet 1943. SVG, Procès-verbal de la réunion du Comité local de Bruxelles de l'AJB, 11 août 1943 ; F. Caestecker, « Rosenfeld, Louis », dans J.-Ph. Schreiber (dir.), Dictionnaire…, p. 295. 11 ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet au docteur Hördemann, 27 mai 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet à l’Oberfeldkommandantur, 27 janvier 1943. 9 10 16 moment où, par la dissolution de la CAP d’Anderlecht, il passe dans le patrimoine de celle du Grand-Bruxelles12. Le 3 août 1943, l'occupant ordonne à la CAP d'aménager l'immeuble pour la fin du mois. Afin d’éviter la promiscuité future avec la population juive qui y sera hébergée, on prévoit immédiatement le déménagement de la Consultation des Nourrissons d’Anderlecht ainsi que de la petite école installées dans des locaux annexes. Arthur Bacq ne semble pas marquer explicitement d'opposition aux instructions allemandes. Estimant que les Juifs « encombrent » les institutions de soins de Bruxelles où, selon lui, ils arrivent de plus en plus nombreux, il veut surtout que cela coûte le moins possible à la CAP13. Diverses négociations pour l'aménagement de l'hospice ont lieu. Alors que les autorités allemandes avaient tout d'abord laissé entendre qu'elles supporteraient tous les frais, il apparaît désormais que la CAP devra s'engager financièrement. L'échevin des Finances envisage l'éventualité de remboursements après la guerre comme « dépense de réquisition d'occupation ». Il est déjà décidé que la « Communauté juive » fournira une grande part des lits, des meubles, des poêles, de la vaisselle… Des frais seront par ailleurs récupérés auprès des communes d'origine des pensionnaires, selon la règle du domicile de secours. Les pensionnaires valides apporteront leur aide. Alors qu’en théorie, il revient à l'AJB d’organiser ce type de services, l'Oberfeldkommandantur 672 écrit à Bacq que l'As- 12 Joseph Van Hellemont, alors bourgmestre faisant fonction d'Anderlecht et président du Foyer anderlechtois, avait lui-même suggéré de faire usage de ce bâtiment. La dénomination « Hospice J. Van Hellemont » est agréée par le conseil communal et le conseil de l'aide sociale de la CAP. L'immeuble est loué pour une première période de 9 ans avec un loyer annuel de 36.000 francs belges (CPAS d’Anderlecht, CPASA – CAS d'Anderlecht, séances des 28 août et 25 septembre 1942 ; ACPASB, GB 53, lettre de la CAP d'Anderlecht à l'échevin de l'Hygiène de la Ville de Bruxelles, 18 décembre 1942 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet au docteur Hördemann, 27 mai 1943 ; E. Hardy, « La vie dans le Home J. Van Hellemont », dans Anderlechtensia, décembre 1998, pp. 5-12. 13 ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq à la Crèche et à la Goutte de Lait royales d'Anderlecht, 10 août 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq à l'échevin de l'Instruction publique, 14 août 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq au président de la Consultation des Nourrissons d’Anderlecht, 10 août 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq à l'échevin des Finances et du Contrôle, 14 août 1943. 17 sistance publique doit continuer à s'occuper des Juifs, car l'AJB ne s'avère pas en mesure de se charger de toute l'assistance sociale juive14. Exclusivement réservé aux Israélites, le bâtiment rassemblera « les vieillards juifs, pensionnaires des établissements de l’administration, ainsi que les personnes ayant dépassé l’âge de 60 ans dont l’admission serait requise ; les enfants juifs [résidant] à la Section des Enfants assistés et éventuellement dans les orphelinats, ainsi que ceux [tombant], par après, à charge de l’Assistance publique ; les malades et tuberculeux juifs notamment [ceux] traités dans les établissements de l’Administration ». Alors que l’ordonnance allemande du 28 octobre 1940 exclut les Israélites des fonctions publiques, le personnel employé sera juif (à l’exception du directeur ainsi que de la concierge) et, choisi parmi les pensionnaires, prioritairement interne. Si un recrutement externe s’avère nécessaire, il concernera uniquement les Juifs belges. Il est prévu, pour le personnel externe, une rémunération de 500 francs par mois (auxquels s’ajoute la nourriture) pour les fonctions dirigeantes et de 200 francs pour les emplois subalternes. Les pensionnaires fourniront de leur côté des prestations gratuites. Les membres du personnel sont munis d'une carte de légitimation spéciale signée par le SD. Toute sortie est conditionnée au respect du port de l’étoile et du couvre-feu à 20 heures15. Ces points sont notamment abordés au cours d’une réunion qui rassemble, le 30 août 1943, Joseph Van Dam, le représentant de la CAP, Louis Rosenfeld et le Hauptsturmführer Erdmann. Il est alors question que Scheut abrite des Juifs libérés de Malines à l'instar des homes de l'AJB. Van Dam note dans son compte rendu : « En ce moment, il semblerait qu'à Malines ne se trouvent pas des personnes susceptibles d'être admises à l'hospice. Pourtant un ACPASB, GB 53, lettre de l’échevin des Finances et du Contrôle à A. Bacq, 18 août 1943 ; ACPASB, GB 53, rapport du secrétaire général, 31 août 1943 ; ACPASB, GB 53, correspondance entre A. Bacq et le docteur Hördemann, 5 et 17 juillet 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq à l'Échevin des Réquisitions, 7 août 1943 ; ACPASB, GB 53, « Mesures arrêtées à la séance du 15 août 1943 concernant l'aménagement du home de la rue de l'Orphelinat », 15 août 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de l'Oberfeldkommandantur 672 à A. Bacq, 27 août 1943. 15 ACPASB, GB 53, rapport du secrétaire général, 31 août 1943 ; ACPASB, GB 53, minute d’une réponse de la CAP au Hauptsturmführer Erdmann, 6.9.1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de Ch. Perelman et L. Feiertag à M. Desmet, 20 août 1943 ; Th. Delplancq, « Des paroles et des actes. L’administration bruxelloise et le registre des Juifs, 1940-1941 », dans Cahiers d’Histoire du Temps présent, n° 12, 2003, pp. 170-174. 14 18 examen de la situation se fera incessamment et la CAP sera tenue au courant pour prendre les mesures nécessaires. »16 Au début du mois d'octobre 1943, les autorités allemandes ordonnent également à la CAP d'installer un hôpital pour les malades juifs dans une aile de l'orphelinat situé au n° 102 de la chaussée de Boondael à Ixelles. Désormais, tout malade juif devra y être transféré. Francken, le directeur de l'hospice Van Aa, en assure provisoirement la direction dès son entrée en fonction, le 2 novembre 194317. Les pensionnaires Dans la nuit du 3 au 4 septembre se déroulent, à Anvers et à Bruxelles, les “rafles de Belges”, qui avaient pu jusqu’alors se croire protégés par leur nationalité. Elles provoquent des protestations de la part de certaines autorités belges18. Après ces protestations et les interventions de l'AJB pour délivrer de Malines enfants et personnes âgées, l'autorité occupante libère notamment des vieillards. Il faut qu'un home les accueille : Scheut est prêt. Des Juifs âgés, arrêtés à Bruxelles et à Anvers pendant ces rafles, y sont donc envoyés. Un des responsables de l'AJB, Salomon Van den Berg, note dans son Journal de Guerre, à la date du 7 septembre 1943 : « L'après-midi j'ai assisté à la nouvelle maison de retraite d'Anderlecht à l'arrivée des vieillards rentrant de Malines. Spectacle désolant de voir des personnes des premières familles de Bruxelles et d'Anvers, dépouillées de tous leurs meubles, linge et autres objets comme des malheureux. »19 Il cite notamment Alice de Bauer-Lambert, âgée de 93 ans. Celle-ci sera rejointe par son fils, le banquier Robert de Bauer, et par sa fille Jeanne May-de Bauer. Cette dernière avait été extrêmement active dans l'aide aux malades juifs démunis avant d'être arrêtée. Dans ses « Souvenirs ACPASB, GB 53, compte rendu de l'entrevue du 30 août 1943. ACPASB, GB 68, lettre de A. Bacq et M. Desmet au docteur J. André, 30.11.43 ; CPASB, GB 68, rapport de P. Commane, 6 octobre 1943 ; ACPASB, GB 68, lettre de A. Bacq et M. Desmet au docteur André, 29 octobre 1943 ; ACPASB, GB 68, lettre de J. André à A. Bacq, 25 novembre 1943 ; ACPASB, GB 68, lettre de la CAP au directeur de l'hospice Van Aa, fin octobre 1943. 18 M. Steinberg, L'étoile et le fusil, III, La traque des juifs 1942-1944, vol. 2, p. 226 et suiv.; Mémorial de la déportation..., pp. 32-33. 19 CEGES, AB207, Journal de guerre de S. Van den Berg, 7 septembre 1943, p. 115. 16 17 19 de guerre », l’ancienne directrice du Home de Wezembeek, Marie Albert, se rappelait Alice de Bauer comme « une nonagénaire hébergée rue de l'Orphelinat à la suite d'une rafle et à qui la reine Elisabeth fit porter un fauteuil confortable »20. Le 7 septembre, 43 personnes entrent à Scheut. Le 15 septembre 1943, Louis Rosenfeld informe le comité local de Bruxelles de l’AJB de ce que le délégué du SD lui a annoncé l'arrivée de 88 vieillards. Le 16 septembre, c’est au tour de 95 personnes, parmi lesquelles un grand nombre d’Anversois, d’intégrer le bâtiment. L'image de ces Juifs de grande notoriété ainsi arrêtés et placés à Scheut impressionna ceux qui croyaient encore que certains pouvaient rester à l'abri des persécutions21. Les pensionnaires entrés en septembre seront surtout de nationalité belge : sur les 210 entrées de septembre, on compte 103 Belges, 49 apatrides (souvent originaires du Reich), 44 Polonais, 10 Néerlandais… La proportion de Belges diminue ensuite : sur les 186 entrées entre octobre et décembre 1943, il y a 79 apatrides, 57 Polonais, 14 Néerlandais, 14 Belges. Les autres nationalités sont très diverses : Roumains, Tchèques, Turcs, Hongrois, Luxembourgeois, Français, Grecs, Russes… Apatrides, Belges et Polonais formeront aussi la majorité du personnel22. Responsable des demandes de libération de Malines, l'AJB se charge de transférer les pensionnaires à Scheut. La CAP s'occupe quant à elle de la gestion interne de l'hospice23. Fin août 1943, Chaïm Perelman est désigné par l'AJB comme agent de liaison. Au mois de décembre, il est chargé des questions d'ordre général et une assistante sociale de l'AJB, Luce Polak, reprend le rôle de déléguée auprès de Scheut. Raymond Wolff est de son côté choisi pour assurer la liaison avec l'hôpital juif SVG, fiche de Jeanne de Bauer ; Home Van Hellemont, registre des entrées ; Marie BlumAlbert, Le récif de l'espoir, Bruxelles, 1997, p. 85 ; J.-Ph. Schreiber, « Bauer, Raphaël von », dans J.-Ph. Schreiber (éd.), Dictionnaire…, pp. 43-44. 21 Home Van Hellemont, registre des entrées ; SVG, Procès-verbal de la réunion du Comité local de Bruxelles, 15 septembre 1943 ; M. Steinberg, L'étoile et le fusil, III, vol. 2, p. 230. 22 ACPASB, GB 53, lettre de J. Van Dam à A. Bacq, 29 septembre 1943 ; Home Van Hellemont, registre des entrées. 23 ACPASB, GB 53, lettre de S. Van den Berg et M. Blum à A. Bacq, 26 novembre 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de S. Van den Berg et L. Feiertag à M. Desmet, 26 août 1943. 20 20 d'Ixelles. La CAP est par ailleurs aussi en contact avec Felix Meyer, un Juif allemand dont les démarches sont mal acceptées par l'AJB. Celuici sert de temps à autre d'intermédiaire entre la CAP et les autorités allemandes, auprès desquelles il est bien introduit24. L'AJB est également autorisée par la CAP à envoyer un délégué pour venir collecter des cotisations dans l'hospice. Ayant proposé que les cotisations des pensionnaires soient transmises au home, l'AJB accorde 5.000 frs par mois au Comité d'Entraide de Scheut dont s'occupe Jeanne May-de Bauer, devenue économe bénévole du Home 25 . Elle fournira aussi « cinq camions de meubles »26. Les Juifs arrêtés et envoyés à Scheut ne sont pas nécessairement passés par Malines. Certains viennent des SD de Bruxelles et d’Anvers, de la prison d'Anvers ou encore de leur domicile « par ordre du SD ». Par ailleurs, leur arrivée n’est pas systématiquement synonyme d’arrestation préalable. L'autorité militaire allemande exige en effet également que les Juifs des institutions de la CAP soient transférés « dans les établissements spécialement aménagés pour eux » pour fin octobre 1943. On constate ainsi à partir de ce moment l’arrivée de pensionnaires de l’hospice Sainte-Gertrude, de l’hospice de l’Infirmerie (rue du Canal), de l’hospice Névraumont de Saint-Josse-ten-Noode ou encore de la maison de retraite de la rue de la Glacière. Quelques-uns viennent du sanatorium d'Alsemberg, également dépendant de la CAP, en mars 1944. Enfin, d'autres se présentent « de leur plein gré » pour y solliciter leur admission. Pratiquement tous les pensionnaires étaient auparavant domiciliés à Bruxelles ou à Anvers27. ACPASB, GB 68, correspondance entre Francken et la CAP, 24 décembre 1943 et 5 janvier 1944 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet à l’AJB, 10 décembre 1943 ; CPASB, GB 53, lettre de M. Desmet et A. Bacq à l'AJB, 28 décembre 1943 ; CPASB, GB 53, lettre de F. Meyer à A. Bacq, 4 décembre 1943 ; SVG, TR 151.489 R 497, « Rapport d'une enquête faite les 4 et 9 septembre 1958 par Monsieur Dumonceau de Bergendal ». 25 ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq à l'AJB, 16 décembre 1943 ; SVG, procès-verbal des réunions communes du Comité directeur et du Comité local de Bruxelles de l'AJB, 8 décembre 1943 et 8 mars 1944. 26 Notons que l’AJB paiera une partie de l'installation électrique du home de la rue Victor Rauter, annexe de Scheut (ACPASB, GB 53, lettre du Comité local de Bruxelles de l'AJB à J. Van Dam, 28 octobre 1943 ; SVG, procès-verbal des réunions communes du Comité directeur et du Comité local de Bruxelles de l'AJB, 12 janvier et 8 mars 1944). 27 ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq au directeur de l'hospice Sainte-Gertrude, 15 octobre 1943 ; ACPASB, GB 53, note de A. Bacq, 5 octobre 1943 ; ACPASB, GB 42, « Relevé des pensionnaires 24 21 Il est fort probable que les pensionnaires ne sortaient guère de l’établissement. Si ceci ne leur était pas interdit, il était par contre clairement établi qu’il n’était « pas désirable qu'ils le fassent sans nécessité »28. Ainsi, en octobre 1943, il semble que les pensionnaires pouvaient prendre un bain hebdomadaire aux bains-douches de la rue de la Clé à Bruxelles. Fin 1943, deux sorties par semaine leur étaient permises29. Si la “protection” accordée aux pensionnaires et aux membres du personnel est relative (ainsi, un pensionnaire est signalé comme « déporté » en mars 1944 et un commis externe détenteur d'une carte de légitimation est envoyé à Malines en avril 1944), le nombre de personnes qui se sont “enfuies” est minime. On signale un couple « repris » par le SD quelques jours après son entrée en février 194430. Le personnel Le personnel est engagé et rémunéré par la CAP sur proposition du directeur de l'hospice. Tout engagement de personnel peut être refusé par l'autorité occupante31. Obtenir un tel emploi pouvait être perçu comme une protection même si, comme toute protection accordée par les autorités occupantes, celle-ci pouvait s'avérer bien illusoire. Appartenir au personnel d’un home tel que celui de Scheut, c’est également disposer d’une source de revenus, fût-elle modeste. C’est, pour les internes, bénéficier de la nourriture et du logement, ce qui est de nature à atténuer la terrible précarité où se débattent alors nombre de Juifs. En septembre 1943 sont engagés cinq membres externes du personnel (citons, au titre d’adjoint au directeur bénévole, l’homme d'affaires, phijuifs hospitalisés dans les établissements de l'administration situés dans l'agglomération », s.d. [septembre-octobre 1943] ; SVG, TR 153.109 R 497, « Rapport d'une enquête faite le 30 janvier 1959 par Monsieur Dumonceau de Bergendal à l'Assistance Publique d'Anderlecht » ; Home Van Hellemont, registre des entrées. 28 ACPASB, GB 53, «Mesures arrêtées à la séance du 15 août 1943 concernant l’aménagement du home de la rue de l’Orphelinat». 29 ACPASB, GB 53, lettre de J. de Man à A. Bacq, 1er octobre 43 ; ACPASB, GB 53, lettre de Felix Meyer à A. Bacq, 4 décembre 1943. 30 Home Van Hellemont, registre des entrées ; ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à A. Bacq, 6 juin 1944 ; ACPASB, GB 53, lettre de J. de Man à A. Bacq, 1er octobre 1943. 31 ACPASB, GB 53, lettre de la CAP à F. Erdmann, 6 septembre 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet à J. Van Dam, 8 novembre 1943. 22 lanthrope et résistant David Ferdman), ainsi que dix internes non pensionnaires (dont 6 filles de cuisine-nettoyeuses)32. Au nombre des médecins employés dès le mois de septembre, on recense le généraliste Salvator Van Wien, l’urologue Georges Wiener et l’ophtalmologue Abraham Brandès, tous trois de nationalité belge. Ceux-ci rejoignent le laryngologue apatride Otto Goldschmidt, entré à Scheut le 31 août 1943 et y décédé en mai 194533. Le personnel compte en mars 1944 une cinquantaine de personnes parmi lesquelles des pensionnaires « rendant des services » avec ou sans gratification, des travailleurs internes et des travailleurs externes rémunérés. À la même époque, 450 pensionnaires sont hébergés à Scheut34. En 1943, la CAP dépensera un peu plus de 530.000 francs pour l'hospice. Elle compte en recettes un peu plus de 254.000 francs au titre de « remboursement des frais d'entretien des pensionnaires n'ayant pas leur domicile de secours à Bruxelles » (payés donc par les CAP des communes d'origine) et un peu plus de 55.000 frs pour « remboursement de frais d'entretien de pensionnaires non indigents »35. Une partie des avoirs des pensionnaires de Scheut peut être à leur disposition parce qu'il s'agit de leur « entretien dans un home (hospice de vieillards, orphelinat) ou dans un établissement hospitalier ». Les pensionnaires « non indigents » payent et génèrent donc des recettes. Ainsi, à titre d’exemple, les recettes émanant des pensionnaires « non indigents » se montent à 90.000 francs en juin 1944. En comparaison, au home de l'AJB d'Auderghem, les pensionnaires sont souvent payants et ce qu'ils apportent couvre plus de 80 % des dépenses. Il n’y a que quelques « gratuits » alors que plus de la moitié des pensionnaires 32 On consultera à son sujet J.-Ph. Schreiber, E. Wulliger, « Ferdman, David », dans J.-Ph. Schreiber (éd.), Dictionnaire…, pp. 105-106. 33 ACPASB, GB 53, rapport de P. Commane, 6 octobre 1943 ; Home Van Hellemont, registre des entrées ; CEGES, AB207, Journal de guerre de S. Van den Berg, 25 août 1943, pp. 110-111. 34 ACPASB, GB 53, rapport de L. Lalemand à la CAP, 8 mars 1944 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet à L. Lalemand, 22 mars 1944 ; ACPASB, GB 68, lettre de A. Bacq et M. Desmet à l’Oberfeldkommandantur 672, 8 février 1944. 35 ACPASB, Rapport annuel de la Commission d'Assistance publique de Bruxelles pour 1943, s.d., p. 4. 23 payent au-delà de 1.000 francs par mois36. Salomon Van den Berg décrit Auderghem comme un home « plus intime » que celui de Scheut, « où on dit que c'est moins bien »37. Un témoignage dépeint un triste tableau du quotidien des pensionnaires aux débuts de l’hospice : « À part une grande table en bois blanc et des bancs dans le réfectoire, il ne s’y trouve aucun meuble. Pendant la journée, les vieillards en sont réduits à s’appuyer contre les bancs de fenêtre ou à s’asseoir à même le sol ; ils y sont abandonnés à eux-mêmes. Le gardien est un israélite. Il ne faut pas songer à s’échapper de crainte des représailles contre ceux qui resteraient, notamment les impotents. Pour l’instant, ils peuvent recevoir pendant la journée des visites, et de nombreux amis aryens ne manquent pas de venir réconforter ces malheureux par leurs visites et de leur apporter qui des aliments, qui un fauteuil ou des couvertures »38. D’autres sources font état par la suite de l'existence d'un fumoir et d'une bibliothèque, de l’organisation, « avec l'aide précieuse de pensionnaires cultivés », de cours de langues ou encore de concerts. Ainsi, fin décembre 1943, un concert, organisé par le Comité d’entraide est donné dans la bibliothèque et ce, sans aucun frais pour la CAP puisque tous les musiciens sont des pensionnaires39. Le premier directeur est Joseph Marie Julien Van Dam. Né à Anderlecht le 28 juin 1892, il entre au service des Hospices civils le 15 juillet 1912. Sa dernière promotion date du 30 novembre 1928. Désigné comme receveur de la CAP d'Anderlecht, il prête serment le 12 avril 192940. Il est initialement prévu qu'il assume la direction du Home de Scheut comme fonction complémentaire sans rémunération supplémentaire. Il quittera Scheut en décembre 1943 pour assurer le poste de trésorier de la 14e division de secours. Personnel et pensionnaires lui témoigneront leur reconnaissance par une lettre et une pétition adres36 ACPASB, GB 53, lettre du Militärbefehlshaber in Belgien und Nordfrankreich, gruppe XII, à la CAP, 10 octobre 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à A. Bacq, 17 juin 1944 ; MJDR, fonds AJB, Commission sociale. Finances, « Assistance sociale. Rapport du mois de mai 1944 ». 37 CEGES, AB207, Journal de guerre de S. Van den Berg, 2 octobre 1943, pp. 121-122. 38 CEGES, AA 120-B64-farde I, Ministère de la Justice. Commission des crimes de guerre – Persécution antisémitique en Belgique. 39 SVG, procès-verbal de la réunion du Comité local de Bruxelles de l'AJB, 15 septembre 1943 ; ACPASB, GB 42, lettre de L. Lalemand à la CAP, 21 décembre 1943. 40 CPASA, CAS de la CAP d'Anderlecht, séances des 12 avril 1929, 22 mai 1942 et 21 mars 1952 ; CPASA, Bureau permanent de la CAP d'Anderlecht, séance du 3 mai 1929. 24 sée à la CAP pour qu'il garde ses fonctions. Il demandera lui-même à rester à ce poste et semble avoir eu un réel souci du bien-être relatif de ses pensionnaires41. L' « Hospice Auxiliaire de Bruxelles (home pour Israélites) » Louis Lalemand succédera à Van Dam jusqu'à la Libération. Né à Bruxelles le 24 avril 1889, il entre au service de la comptabilité de la CAP de Bruxelles en 1911. Il passe ensuite par l'hospice des enfants assistés (1916) avant d'être désigné pour travailler au magasin central (1918) puis comme inspecteur des pauvres (1919). Lalemand devient alors successivement contrôleur adjoint au contrôle des matières (1927), chef de bureau à l'hôpital Saint-Jean (1931) et chef de division au service de l'approvisionnement (1939) et au magasin central (1943). De janvier à septembre 1940, il assure par ailleurs la direction de l'hôpital Saint-Pierre. On lui prête des qualités d’intelligence, de réflexion, d’adaptation et de débrouillardise42. Ayant succédé à Joseph Van Dam au poste de directeur de l'hospice de Scheut, il écrira avoir été à l'origine de la nouvelle dénomination de l'établissement, à savoir « Hospice Auxiliaire de Bruxelles (home pour Israélites) »43. L'appellation n'est pas anodine : elle signifie que Scheut fait partie intégrante des institutions publiques hospitalières bruxelloises. Louis Lalemand rappelle encore le caractère public de l’hospice en permettant les visites à Scheut du rabbin Salomon Ullmann44. Il les justifie en stipulant que « la visite d'un ministre d'un culte reconnu est généralement autorisée suivant les ACPASB, GB 53, lettre de M. Desmet et J. Delmartino à J. Van Dam, 25 août 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet à J. Van Dam, 7 décembre 1943 ; ACPASB, GB 53, pétition du 3 novembre 1943 ; ACPASB, GB 53, lettre de J. Van Dam à A. Bacq, 26 novembre 1943. 42 Louis Lalemand devient secrétaire général adjoint le 1er juin 1948 et conserve cette fonction jusqu'à sa mise à la pension en 1954. Il est titulaire de plusieurs distinctions honorifiques : chevalier de l'Ordre de Léopold II (1926), médaille civique de 1ère classe (1937) et chevalier de l'Ordre de la Couronne (1939). Il meurt à Bruxelles le 30 août 1983 (ACPASB, Dossiers du Personnel, Adm 70). 43 ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet à L. Lalemand, 7 décembre 1943 ; SVG, TR 241.905 R 497, lettre de L. Lalemand à la Commission de la Reconnaissance nationale, 13 août 1948. 44 J.-Ph. Schreiber, « Ullmann, Salomon », dans J.-Ph. Schreiber (dir), Dictionnaire…, pp. 343344. 41 25 instructions en vigueur dans nos hôpitaux » et que « partout ailleurs, le ministre du culte fait le tour des salles ». Il écrira en 1948 : « En acceptant la direction, j'avais bien spécifié que j'entendais y appliquer le règlement général de tous nos hospices de vieillards ; je ne voulais pas jouer le rôle de geôlier. Tant au point de vue moral qu'au point de vue matériel, je m'efforçais d'adoucir leur sort et de leur permettre de vivre en toute dignité »45. Les fonds du Comité d'entraide permettent d'améliorer l'alimentation et de fournir du linge dont, selon L. Lalemand, de nombreux pensionnaires semblent avoir été démunis : « Il y avait un gros pourcentage de malheureux dénués souvent du strict nécessaire en vêtements, linge et chaussures ». La cuisine populaire de l'AJB fournit également, à ses frais, des repas préparés rituellement46. De nouvelles structures apparaissent progressivement. Ainsi, en janvier 1944, une section pour les « incurables », est installée à Scheut dans le bâtiment contigu où était installée l'école. Les médecins Van Wien, Wiener et Brandès sont à cette occasion consultés pour l'aménagement de la section. Au mois de juin, près de 50 personnes y sont soignées ; des poêles ont été enlevés pour ajouter des lits. Au printemps 1944 s'ouvre au n° 4 de la rue Victor Rauter à Anderlecht un home destiné aux couples âgés en relative bonne santé. L'immeuble appartient à un propriétaire privé et des travaux d'aménagement ont dû être effectués. Ce « Home pour ménages juifs », considéré comme une annexe de l'Hospice auxiliaire, est aussi placé sous la direction de Louis Lalemand. Il est cependant dirigé par Maurice Heiber, qui a le titre de « directeur-adjoint bénévole ». Juif actif à la fois à l'AJB et au Comité de Défense des Juifs, organisation de résistance civile, Maurice Heiber a été libéré de Malines pour occuper ce poste. Le home abrite une qua- ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à A. Bacq, 16 décembre 1943 ; SVG, TR 241.905 R 497, lettre de Lalemand à la Commission de la Reconnaissance nationale, 13 août 1948. 46 ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à la CAP, 18 janvier 1944 ; ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à A. Bacq, s.d. [vers décembre 1943] ; lettre de A. Bacq et M. Desmet à L. Lalemand, 3 février 1944 ; SVG, TR 241.905 R 497, lettre de L. Lalemand à la Commission de la Reconnaissance nationale, 13 août 1948. 45 26 rantaine de personnes en mars 1944 et 125 personnes en juin 1944. Entre 15 et 20 personnes y travaillent47. La Libération Juin 1944. La Libération approche. À cette époque, environ 490 personnes vivent à Scheut et environ 130 rue Rauter. Louis Lalemand écrit : « Nous atteignons vraiment l'extrême limite des possibilités d'hébergement et je ne vois pas où je pourrais encore mettre des lits supplémentaires sans courir des risques sérieux du point de vue sanitaire qui a été satisfaisant jusqu'à ce jour ». Il fait remarquer que si d'autres établissements peuvent examiner le nombre de places vacantes avant toute admission, ce n'est pas le cas de Scheut, accueillant des personnes qui ont été arrêtées. Lalemand constate qu'il n'est en rien prévenu de l'arrivée de nouveaux pensionnaires : « Mercredi passé, dans la soirée, j'ai reçu en une fois 15 personnes et j'ai bien dû les héberger… comme j'ai pu. » Alors que l'AJB et Felix Meyer cherchent de leur côté un autre bâtiment disponible, Lalemand propose d'utiliser l'orphelinat de la rue Médori, dépendant également de la CAP, en cas de départ des enfants à la campagne. Les admissions à Scheut ne s'arrêtent pas pour autant dans les semaines suivantes48. L'anxiété augmente parmi les Juifs. Les homes regroupant des Juifs comme les homes de l'AJB pour enfants ou pour vieillards ainsi que les établissements pour Juifs de la CAP se révèlent être des cibles faciles pour l’occupant. Salomon Van den Berg écrit dans son Journal de guerre à la date du 25 août 1944, en évoquant les homes de l'AJB : « De plus en plus il paraît qu'ils ne [les] laisseront pas exister à condition d'avoir le temps de les prendre »49. SVG, TR 241.905 R 497, lettre de L. Lalemand à la Commission de la Reconnaissance nationale, 13 août 1948; ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à A. Bacq, s.d. et 17 juin 1944; ACPASB, GB 42, lettre de L. Lalemand à la CAP, 25 février 1944; ACPASB, GB 42, rapports du Service Contentieux, 31 janvier et 3 février 1944 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq et M. Desmet à L. Lalemand, 9 février 1944 ; J.-Ph. Scheiber, « Heiber, Mojzesz », dans J.-Ph. Schreiber (éd.), Dictionnaire…, pp. 155-156 ; ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à A. Bacq, 6 juin 1944 ; ACPASB, GB 42, lettre de L. Lalemand à la CAP, 7 mars 1944. 48 ACPASB, GB 53, lettre de L. Lalemand à A. Bacq, 17 juin 1944. 49 CEGES, AB207, Journal de guerre de S. Van den Berg, 25 août 1944, pp. 168-169. 47 27 Trois jours plus tard, le 28 août 1944, Van den Berg, représentant l'AJB, demande à Arthur Bacq de reprendre la direction effective des homes de vieillards de la rue de la Glacière et de l'avenue Jean Van Horenbeeck. Ce même jour, Bacq écrit (sans doute au secrétaire général du ministère de l'Intérieur) que lorsque l'hospice de Scheut et l'hôpital israélite avaient été créés, « il avait été entendu que le fait d’habiter dans un de nos établissements devait constituer une sauvegarde pour les Israélites. À l’heure actuelle j’apprends que certains services veulent liquider ces homes. La CAP aurait dans ces conditions joué un rôle odieux en permettant le rassemblement dans ces établissements d’un grand nombre d’israélites qu’on pourrait cueillir en une fois. Aujourd’hui j’apprends que les membres du Comité de l’Association juive ont disparu abandonnant en quelque sorte deux homes pour vieillards que l’association gérait elle-même, l’un situé rue de la Glacière, l’autre à Auderghem. J’ai donné instructions à mes services de les prendre en charge à partir de demain matin. » Il avance également que la CAP est disposée à prendre en charge les homes d'enfants50. Le lendemain, Lalemand va visiter les deux homes en question : il y a 84 pensionnaires à Auderghem et 87 rue de la Glacière51. Un écriteau est immédiatement placé devant ces homes mentionnant « CAP Bruxelles hospice auxiliaire, n°… », comme si cela suffisait à terme à les protéger. Quelques pensionnaires de Scheut partent « sans laisser d'adresse » fin août. Cependant, même s'ils ont peur de la menace que représente une prochaine rafle, la plupart des pensionnaires ne peuvent envisager de quitter l'hospice : ils n'ont alors sans doute plus de familiers proches susceptibles de les cacher. Trouver une cachette est très difficile. Tout un réseau de résistance s'est organisé pour sauver les enfants juifs, mais faire passer dans la clandestinité des personnes âgées est encore plus complexe et ne peut se faire dans l'urgence. Les occupants partiront sans rien tenter, semble-t-il, contre les pensionnaires de Scheut. Ces derniers seront sauvés. C'est bien sûr cette image-là qui restera imprégnée dans les mémoires... sans que les perACPASB, GB 53, lettre de S. Van den Berg à A. Bacq, 29 août 1944 ; ACPASB, GB 53, lettre de A. Bacq à « Monsieur le Secrétaire Général », 28 août 1944. 51 ACPASB, GB 53, rapport de L. Lalemand à la CAP, 31 août 1944. 50 28 sonnes concernées n'aient été nécessairement informées du contexte dans lequel elles vivaient alors52. L'Assistance publique d'Anderlecht et celle de Bruxelles reprennent leurs droits après la Libération. Le 13 septembre 1944, les nouveaux responsables de la CAP de Bruxelles confirment à Louis Lalemand que « la prise en charge des homes de vieillards israélites 35 rue de la Glacière et 147 avenue Van Horenbeeck, par une réunion de personnes sans qualité ni pouvoir est nulle et non avenue »53. La maison de retraite retrouvera l'autonomie qu'elle avait avant la guerre. Les homes d'Auderghem deviendront des homes de l'Aide aux Israélites Victimes de la Guerre, organisme chargé de travailler à la reconstruction juive en Belgique. Le home de Scheut est quant à lui géré « à titre temporaire et précaire » par Joseph Van Dam à partir du 15 septembre 1944. En sa séance du 20 octobre 1944, le Conseil de l'Aide sociale de la CAP d’Anderlecht décide d'annoncer la vacance de l'emploi de directeur. Le home est progressivement abandonné par les Juifs qui y habitaient, lesquels seront remplacés par d'autres pensionnaires à partir du mois de décembre. Ayant repris la dénomination de « Home Van Hellemont », il dépend aujourd'hui du Centre public d'Action sociale d'Anderlecht54. Beaucoup de Juifs hébergés à Scheut ont pu rentrer chez eux après la Libération. D'autres ont été placés dans des homes juifs à Bruxelles ou à Anvers. Quelques-uns ont rejoint leur famille à l'étranger. Certains retrouveront peu à peu des membres de leur famille, leur maison, leur situation sociale. Pour beaucoup, ce ne fut pas le cas : leurs enfants, leurs petits-enfants ont été déportés et la plupart ne reviendront pas. Ils ont le plus souvent perdu leurs biens et n'ont plus l'âge de travailler ni la force nécessaire qui leur permettraient d'améliorer leur situation matérielle et morale. Ils se retrouvent seuls dans un pays où ils ne sont souvent pas nés et dont ils ne maîtrisent pas nécessairement les langues véhiculaires. Ils ont donc été sauvés mais, pour beaucoup, la fin de vie sera une tragédie silencieuse55. Voir à ce sujet C. Massange, Bâtir le lendemain. L'Aide aux Israélites Victimes de la Guerre et le Service Social Juif de 1944 à nos jours, Bruxelles, 2002. 53 ACPASB, GB 53, lettre de la CAP à L. Lalemand. 54 Home Van Hellemont, registre des entrées; CPASA, CAS de la CAP d'Anderlecht, séances des 15, 22 septembre et 20 octobre 1944. 55 Voir à ce sujet C. Massange, op. cit. 52 29 Quelques témoignages de reconnaissance sont apparus après la guerre. Louis Lalemand rapportera en 1948 les propos de Jeanne Mayde Bauer tenus peu après la Libération : « Vous vous êtes révélé profondément humain et compatissant. Organisateur avisé, administrateur vigilant, vous nous avez rendu agréable l'existence à Scheut qui, sous une direction moins généreuse, eût été odieuse ». Il attestera de son côté avoir été « largement récompensé de ce [qu'il a] pu faire pour tenter de sauvegarder la dignité et la vie d'êtres humains stupidement et cruellement persécutés »56. Au mois d'avril 1945, une « commission de philanthropes israélites » proposera à la CAP d'apposer une plaque commémorative à l'hospice Van Hellemont. Celle-ci, portant le texte « Hommage de reconnaissance 1940-1944. À l'Assistance Publique d'Anderlecht : pour avoir sauvé de la déportation et de la mort les Israélites hébergés dans cet établissement pendant l'occupation ennemie », sera inaugurée le 14 octobre 194557. L’ancien président de la CAP, Arthur Bacq, prendra quant à lui place sur le banc des accusés dans le cadre du procès du GrandBruxelles. Le comparant à un « véritable négrier », on lui reprochera son zèle intempestif dans le recrutement de main-d'oeuvre pour l'ennemi alors qu'il était directeur de l'Arbeitsamt de Charleroi. Parmi les autres chefs d'accusation, on citera également son travail de propagande, sa participation au collège du Grand-Bruxelles, sa collaboration à la création du Grand-Charleroi et du Grand-La Louvière, ainsi que son action dans la Communauté culturelle wallonne et dans les Grandes Conférences européennes. Un seul élément semble faire office de circonstance atténuante : les grands services qu'il aurait rendus aux Juifs. Les témoins, parmi lesquels le docteur Wiener et Chaïm Perelman semblent unanimes. Son sort est cependant scellé. Arthur Bacq sera condamné à mort par le Conseil de Guerre de Bruxelles le 16 mai 1946 et fusillé à Charleroi le 14 juin 194858. SVG, TR 241.905 R 497, lettre de Lalemand à la Commission de la Reconnaissance nationale, 13 août 1948. 57 CPASA, CAS de la CAP d'Anderlecht, séance du 13 avril 1945 ; Ofipresse, 22, 5 octobre 1945. 58 F. Maerten, op. cit., vol. I, p. 90 ; « Les conseils de guerre. Le Grand-Bruxelles », dans Le Soir, 20 mars 1946, p. 2, et 27 mars 1946, p. 2 ; « Le procès du Grand-Bruxelles », dans Le Peuple, 27 mars 1946, p. 3 ; « L'épilogue du procès du Grand-Bruxelles », dans Le Soir, 18 mai 1946, p. 2 ; 56 30 On pourra, en guise de conclusion, se poser la question de l'attitude de la CAP du Grand-Bruxelles dans l'affaire du home de Scheut. L'occupant, en jouant les cartes de l'AJB d'une part et de l'institution publique de l'autre, va “ratisser” plus largement dans le domaine des hospices et s'assurer un contrôle plus strict des vieillards. En se lançant dans ce projet, sur une première requête orale, la CAP se place-t-elle dans une pure logique d'exécution des ordres allemands ? Elle s'éloigne en tous cas de la politique d'exécution passive en participant activement au processus d'isolement des Juifs. Par ailleurs, la justification d'Arthur Bacq, au mois d'août 1944, est-elle de mise ? Elle-même création de l'occupant, la CAP se trouve-t-elle véritablement devant un choix cornélien : se plier aux injonctions allemandes et mettre les Juifs en péril pour pouvoir leur apporter une aide voire une protection ? Quel que soit son positionnement, les autorités allemandes, ce faisant, affineront le rassemblement, renforceront leur contrôle et se déchargeront de l'hébergement de ceux qu'elles ont provisoirement décidé de ne pas déporter. « Le procès du Grand-Bruxelles », dans Le Peuple, 11 mars 1946, p. 3; « Les conseils de guerre. Le Grand-Bruxelles », dans Le Soir, 5 mars 1946, p. 2. 31 Dans le jardin du Home de Scheut pendant l’occupation. Cliché dû à l’obligeance du Cercle d’Archéologie, Folklore et Histoire d’Anderlecht. © MJB 32 Le bâtiment du Home de Scheut pendant l’occupation. Cliché dû à l’obligeance du Cercle d’Archéologie, Folklore et Histoire d’Anderlecht. © MJB 33 Le bâtiment du Home Van Hellemont, en travaux, actuellement. © FMC 34 Les survivants juifs d’Auschwitz : une mémoire en devenir Laurence Schram Lorsqu’on évoque la mémoire des survivants juifs d’Auschwitz, la question centrale est de définir cette mémoire, ses contours et son contenu. S’agit-il de la mémoire de la persécution et de la déportation des Juifs ou de la mémoire de l’extermination ? Une mémoire propre à l’extermination des Juifs peut-elle exister sans témoins ? Les chambres à gaz ou les Einsatzgruppen ne laissèrent quasiment pas de survivants juifs et on ne peut supposer que les auteurs de ces crimes deviendront les porteurs de cette mémoire de mort. La mémoire de la Shoah ne peut donc être limitée à ces deux pôles que sont les centres de mise à mort et les Kommandos mobiles de tuerie. Dès lors, une distorsion se crée entre le discours mémoriel et l’histoire. L’histoire ne peut se contenter de la mémoire comme vecteur, puisque l’essentiel de l’extermination, fait historique, en est gommé, tandis qu’une multitude d’autres thèmes l’illustrent, la font évoluer et la dénaturent inévitablement. Parmi ces thèmes, celui du ghetto occupe une place fondamentale dans cette mémoire, surtout en Israël et aux États-Unis, occultant parlà même généralement les deux structures principales de la destruction des Juifs. Le ghetto fournit l’image prégnante de la Shoah dans la mémoire. Dans les esprits, il résume à lui seul toute l’extermination des Juifs, et ce depuis le procès de Nuremberg. Au cours de ce procès, dont la grille de lecture de l’histoire est la notion juridique de crimes contre l’humanité, le sort spécifique des Juifs n’apparaît pas en tant que tel. Le génocide n’est pas compris comme un phénomène intégral : il est divisé et ses différentes tranches, parmi lesquelles les ghettos occupent une place importante, sont diluées dans tous les autres massacres et exactions commises sur d’autres populations ou groupes. Au départ, il ne s’agissait pas encore d’une volonté de minimiser ou de nier le sort spécifique réservé aux Juifs par le IIIe Reich. Tout simplement, cette spécificité n’avait pas encore émergé. Sa prise de conscience ne se fera qu’à partir du procès Eichmann, qualifié par certains de « Nuremberg 35 du peuple juif ». La mémoire collective du génocide s’articule donc autour de la représentation du ghetto, mais pas n’importe quelle représentation du ghetto. C’est le symbole de Varsovie, des partisans et des combattants du ghetto, le ghetto des héros, pas celui des martyrs. Le ghetto de la gloire et non celui de la honte. La mémoire génocidaire a donc opéré un glissement des Einsatzgruppen et des centres de mise à mort vers le ghetto. De la même manière, lorsqu’on parle de « survivants », on inclut sous ce vocable bien plus que les très rares survivants laissés derrière eux par les escadrons de la mort et les réchappés des Sonderkommandos, qui sont réellement les témoins oculaires directs du génocide. On regroupe également sous ce terme de « survivants », selon des conceptions plus ou moins restrictives, les rapatriés juifs des camps de concentration, les enfants cachés, les Juifs qui ont eu la chance de pouvoir se réfugier dans des pays où les nazis n’avaient pas de prise sur eux. Certains englobent même dans ce terme tout membre d’une communauté juive vivant dans le monde entre 1939 et 1945. Les témoins, les survivants L’étude préliminaire à cet article, circonscrite au cadre belge, a pour postulat de base qu’étaient considérés comme « survivants du génocide » les seuls rapatriés juifs d’Auschwitz-Birkenau, c’est-à-dire ceux qui, après avoir subi la sélection sur la rampe, avaient été considérés par les SS et leurs auxiliaires comme aptes à travailler dans l’enceinte du camp de concentration, dignes de devenir les forçats du Reich 1 . L’étape de la sélection, au moment où ils y sont soumis, n’a pas encore, dans leur conscience, sa signification de mort. Elle ne prend son plein sens pour ces rescapés qu’une fois qu’ils sont versés au sein de la société concentrationnaire, en contact avec la masse grise et anonyme des détenus internés avant eux. Au fil du temps, les rapatriés juifs d’Auschwitz-Birkenau se sont présentés et définis comme survivants, et donc témoins, du génocide. Pourtant, ceux-ci ne sont pas directement les témoins du gazage. Ils 1 Cette étude a porté sur un échantillon d’environ 200 des 1.207 rapatriés juifs d’AuschwitzBirkenau, ayant été déportés de Malines, soit 1/6 de cette population. 36 n’ont pas vu leurs parents, leurs enfants, les gens qui les accompagnaient disparaître dans les chambres à gaz. Ils forment un groupe de détenus ayant survécu au système d'internement nazi, des prisonniers des camps, au même titre que tous les autres détenus des KZ (camps de concentration). Ayant vécu une expérience concentrationnaire, ils sont porteurs d'une mémoire concentrationnaire. Mais même cette mémoire les distingue des autres détenus des camps. En effet, la situation des Juifs au sein de ce système était encore plus critique que celle des détenus non juifs. Ils composaient la couche hiérarchique la plus basse et la plus misérable dans les camps. Ainsi que le constate Léon Poliakov, « le sort des Juifs n'était pas seulement aggravé par l'effet d'une ambiance générale ; sur trois points précis, ils étaient défavorisés par rapport à leurs codétenus “aryens” : ils ne pouvaient recevoir de colis, ils avaient bien moins de possibilités de parvenir aux positions privilégiées, et ils étaient soumis à des sélections périodiques. »2 Lorsqu’ils prennent la parole, lorsqu’ils témoignent, les survivants juifs d’Auschwitz évoquent bien naturellement leur expérience propre, leur survie dans les conditions extrêmes de l’univers concentrationnaire. L’évocation des proches assassinés dans les chambres à gaz n’émerge que superficiellement, marginalement. Différentes hypothèses tentent d’expliquer cela. La première est que les survivants ne peuvent pas décrire cette mise à mort, puisqu’ils n’en furent pas les témoins oculaires directs. Hormis la constatation que telle ou telle personne de leur cercle familier n’est plus, ils ne peuvent rien en dire de plus. Une deuxième explication peut être envisagée. Lorsque le chercheur porte son intérêt sur ces morts, les survivants se voient dépossédés de l’importance accordée à leur propre vécu. Ils ne se trouvent plus au centre de l’investigation. Cette situation réveille en eux un sentiment de malaise, de culpabilité. Un des traumatismes présents dans chacun de leurs témoignages pourrait se résumer par cette question lancinante : « Pourquoi suis-je revenu ? Pourquoi pas l’autre ? » L’interviewer, en tentant de faire parler le survivant de ses morts, lui pose en quelque sorte la même question : « Qu’avez-vous fait pour revenir ? Pourquoi d’autres sont-ils morts ? » M. G. Morelli met ce sentiment de 2 L. Poliakov, Bréviaire de la Haine – Le IIIe Reich et les Juifs, Paris, 1993, p. 250. 37 honte d'avoir survécu en évidence, comparant même le témoin à un « nécrophore » : « D'ailleurs, le rescapé a honte de son récit : il a honte de sa vie. Il lui semble qu'il a volé sa vie à tous ceux qui ne sont pas rentrés, et qu'il profite de leur mort. Car seuls les morts sont les vrais témoins des camps de concentration. »3 On peut enfin considérer que s’ajoute encore à ce sentiment de honte et de culpabilité la suspicion qui a pesé sur les rapatriés juifs. Dès leur retour, les survivants ressentent, que ce soit justifié ou non, que ceux qu’ils côtoient les soupçonnent d’avoir survécu au dépens d’autrui, même de s’être mal conduits au camp, d’avoir fait partie des Kapos. Herman Langbein, lui-même prisonnier politique autrichien à Dachau et Auschwitz, insiste sur les analyses suivantes : « Le psychanalyste Erich Gumbel, qui a réuni de nombreux témoignages en Israël sur le sentiment de culpabilité chez les anciens détenus, dit qu'ils se sentent traqués : ils ne comprennent pas comment ils ont pu survivre au camp, alors que tant d'autres y sont morts. Il ajoute qu'il est très difficile de les aider. Ernst Papanek écrit : « Derrière les questions les plus innocentes, ils entendent la voix du juge qui interroge : “Pourquoi as-tu survécu alors que les autres mouraient ? Qu'as-tu fait ? Que sais-tu ?” Et, à l'arrière-plan, lancinant, ce leitmotiv : “Qui as-tu trahi ?” »4 C’est probablement en raison de ces traumatismes que, lorsque le survivant juif d'Auschwitz évoque ceux qui, lors de la sélection, ont été envoyés dans l’autre file, celle des inaptes, des vieillards, des femmes et des enfants, il effectue, inconsciemment, une assimilation de son destin de détenu du KZ à celui de ces victimes mortes par gazage. Quand il s'exprime à propos de ces malheureux, il utilise le pronom « nous ». Et il est évident que, s'il avait appartenu à ce collectif, il ne serait plus en mesure de s'exprimer, il aurait, lui aussi, été gommé de l'histoire. En aucun cas, il ne peut témoigner de cet événement génocidaire, parce qu’il n'a pu observer lui-même ce phénomène. D’un point de vue historique strict, il n’est pas un témoin du génocide. Primo Levi, rescapé d’Auschwitz devenu écrivain, avait très bien compris cela. Dans son second ouvrage, il écrivait : « Je le répète, nous, les survivants, nous ne 3 4 M. G. Morelli, Terre de détresse, Paris, 1947, p. 18. H. Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz, Paris, 1975, p. 457. 38 sommes pas les vrais témoins. »5 Il expliquait, quelques phrases plus loin, que « ceux qui l’ont fait, [qui ont touché le fond], […] ne sont pas revenus pour raconter, ou sont devenus muets, mais ce sont eux, ces “musulmans”, ces engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. Eux sont la règle, nous l’exception. »6 Dès lors, il faut se demander pourquoi les historiens font appel aux témoins juifs pour rendre compte de « la destruction des Juifs d'Europe »6. C'est ici qu'émerge la différence fondamentale entre les rescapés juifs d'Auschwitz et les autres prisonniers concentrationnaires. Les premiers peuvent témoigner du génocide, non parce qu'ils ont été détenus à Auschwitz, non en narrant ce qu'ils ont subi là-bas, mais parce qu'un vide les entoure dès leur rapatriement. Dans presque tous les cas, les membres de leur famille, leurs amis, leurs proches ont disparu dans les chambres à gaz. Une coupe sombre s’est produite dans leur entourage. Le non-retour de leur entourage est la première connaissance directe qu'ils ont du génocide. C'est au travers de l'évocation de l'absence de ses proches que le témoignage du survivant juif d'Auschwitz devient spécifique et s'éloigne du récit classique des autres prisonniers concentrationnaires. Les rescapés juifs d'Auschwitz ont pris conscience, par cette absence, qu’ils avaient participé d’un destin singulier. Les nazis avaient planifié pour eux une destinée particulière, unique, appliquée à eux seuls, la « Solution finale de la question juive », l’extermination totale du judaïsme. Dans son discours à Posen, le 6 octobre 1943, c’està-dire à un moment ou plus des deux tiers de la population juive d’Europe a déjà disparu, Heinrich Himmler dresse en quelque sorte le bilan de ce que ses hommes ont accompli et s’explique sur le sort des Juifs : « La question suivante nous a été posée : “Que fait-on des femmes et des enfants ?” Je me suis décidé et j’ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais pas le droit d’exterminer les hommes – dites, si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer – et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descen- 5 6 P. Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, 1985, p. 82. Selon l'expression utilisée par R. Hilberg, La destruction des Juifs d'Europe, Paris, 1985. 39 dants. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre. »7 Himmler expose ainsi ce qui différencie les Juifs des autres victimes du nazisme : tous les Juifs doivent être éliminés, y compris les femmes et les enfants. Loin de nous l’idée de créer une sordide rivalité dans la souffrance entre les survivants juifs et les survivants non juifs des camps de concentration. Il s’agit simplement ici de relever un traumatisme supplémentaire propre aux Juifs : la perte de leur conjoint et de leurs enfants. Le déporté politique ou résistant qui rentrait du camp retrouvait généralement sa famille au complet. Le rescapé juif ne retrouvait, quant à lui, ce noyau familial qu’exceptionnellement. Une douleur supplémentaire s’ajoutait à celles qui étaient déjà les siennes. Il comprenait que son histoire n’était pas tout à fait similaire à celles des autres concentrationnaires. Dès son internement, il savait déjà que dans le cas, bien improbable, où il reviendrait vivant, il reviendrait seul d’Auschwitz. Il survivrait peut-être à l’enfer concentrationnaire, et il survivrait seul. Ses mots ne pouvaient exprimer que difficilement cet état de fait. Le faux silence et l'indicible Et pourtant, dès leur retour, les déportés ont parlé, ou du moins ils ont essayé de relater ce qu’ils avaient vécu. Mais ceux qu’ils côtoyaient n'étaient pas préparés à les entendre. Selon la thèse d'Annette Wieviorka à propos du silence, « la prise de conscience d'un fait par l'opinion publique ne dépend aucunement de la connaissance de ce fait, mais de la rencontre entre une volonté de le faire savoir et la réceptivité de cette même opinion publique »8. C'est donc le règne du silence qui a prévalu. Se taire ne fut pas une attitude volontaire. Elle a pour beaucoup été motivée par les circonstances de l'accueil. Qu'est-ce que le rapatrié d'Auschwitz pouvait encore raconter du camp devant une 7 Discours prononcé devant les Reichsleiter et les Gauleiter à Posen, le 6 octobre 1943, cité dans H. Himmler, Discours secrets, Paris, 1978, p. 168. 8 A.Wieviorka, Déportation et génocide, Paris, 1992, p. 88. 40 femme qui se plaignait d'avoir dû marcher pour trouver du beurre !9 Olga Wormser-Migot, dans un ouvrage relatant les rapatriements, relève cette « réclame insolite »10 dans un journal belge qui permet de dresser un curieux parallèle avec le thème de la nourriture, en particulier du beurre : « Victoire ! Ce mot magique termine une page glorieuse de notre histoire. Il met un terme aux souffrances, aux privations, remplissant le cœur de chacun de joie et d’espérance. La victoire qui engendre la paix et l’abondance nous amènera bientôt la délicieuse margarine Solo, dont nous avons été privés si longtemps. »11 Au sortir de l’occupation allemande, la population belge était marquée par le rationnement, le manque de nourriture et la faim. Elle était à mille lieues d’imaginer les situations de vie extrêmes auxquelles les déportés avaient été confrontés au cours de leur détention dans les camps de concentration, les évacuations et les marches de la mort. Les soldats alliés, les “libérateurs” des camps eux-mêmes ne semblaient pas avoir été préparés à la libération des KZ. Ils ne s’attendaient visiblement pas au spectacle de mort et de puanteur qu’ils allaient découvrir à Auschwitz, Bergen-Belsen, Buchenwald, Dachau… Le climat dans lequel s’effectuait le retour des déportés constituait le premier frein à leur parole. Une parole particulièrement rare parmi les survivants juifs. D’abord parce qu’au moment de leur retour, ils se sont trouvés noyés au milieu de la masse des rapatriés non juifs revenant de tous les autres camps de concentration ou autres lieux de détention. Sur environ 47.000 prisonniers politiques et résistants en Belgique, les Juifs rapatriés d’Auschwitz n'étaient que 1.19411. Vu leur faible nombre, leurs récits de déportés raciaux semblent avoir été submergés par ceux des autres, d'autant plus que les résistants ou les prisonniers politiques avaient « fait quelque chose », ils s'étaient battus contre la « barbarie hitlérienne ». Les déportés raciaux, eux, avaient été déportés pour ce 9 Interview de Mozes Sendyk, cité dans L. Schram, La mémoire des rescapés juifs d'Auschwitz – Annexe, mémoire de licence inédit, Université libre de Bruxelles, 1992-1993, p. 173, question n° 110. 10 O. Wormser-Migot, Quand les alliés ouvrirent les portes, Paris, 1965, pp. 274-275. 11 Le dénombrement des rapatriés non juifs (prisonniers politiques ou résistants) des camps de concentration n'a pas encore été effectué pour la Belgique. Le chiffre cité a été fourni par le fichier général du Service des Victimes de la Guerre. Il porte sur les personnes ayant obtenu le titre de prisonnier politique ou au moins le bénéfice du statut de PP, liste arrêtée au 20 décembre 1984. 41 qu’ils étaient. Ils étaient considérés comme des “moutons qui s’étaient laissés conduire à l’abattoir”. Et même lorsque certains acceptaient de les écouter (et ces derniers étaient vraisemblablement mieux disposés vis-à-vis des récits des “héros” que de ceux des “moutons”), l’attitude qu’ils adoptaient devant la parole du survivant constituait très certainement un second frein : le doute, l’incrédulité, le soupçon, en tous les cas une inadaptation à entendre ce type de récits, une impossibilité de s’imaginer ce vécu-là. Et encore sous-jacente, cette question : « Pourquoi es-tu encore en vie ? Pourquoi toi, et non l’autre ? » Olga Wormser-Migot relève également cette inadaptation entre le rapatrié et son auditoire : « Hommes ou femmes, émaciés ou gonflés d’œdème, ils arborent tous la même rudesse agressive, haussant les épaules devant nos questions stupides. Ils figurent vraiment “Lazare parmi nous” et, dès ces premiers contacts, nous savons que leur expérience est incommunicable, et que leur survie ne les en a pas guéris. »12 Dès le rapatriement, l’accent était mis sur l’incommunicabilité du vécu des survivants des camps. Le temps passant, la crainte de parler était née : les autres pouvaient-ils réellement comprendre, ou même croire ? L'indicible l'était vraiment, nul récit, nul mot ne pouvant rendre compte de « la limite de la survie »13. Les conditions de leur détention et leur survie à Auschwitz étaient indescriptibles parce que jamais les mots ne pourraient rendre compte de l'extrême, parce que « le déporté est porteur d'une mémoire d'horreur »14. Parallèlement, l’auditoire n’était pas préparé à assimiler ces récits incroyables et macabres. Lorsque le survivant voudra parler, et il le voudra parce qu'il ne peut oublier, la communication sera impossible : ce qu'il a subi est au-delà des mots. Une question se pose alors sur le contenu de cette notion d'indicible. Que recouvre-t-elle réellement ? Est-ce la profondeur inénarrable d'une souffrance physique et morale ou est-ce l'ampleur de la déshumanisation, de sa propre déchéance que l’on ne peut dire ? Les conventions sociales en vigueur dans le monde d'où le survivant revient sont aux antipodes de celles de la société dans laquelle il re12 O. Wormser-Migot, op. cit., p. 145. G. Namer, Mémoire et société, Paris, 1987, p. 141. 14 A. Wieviorka, op. cit., p. 88. 13 42 tourne. Il est donc impossible de raconter les actes, moralement condamnables ici, qui assuraient la survie là-bas, à Auschwitz. Le vol est l'exemple qui s'impose. Le survivant se plaindra toujours des autres détenus qui lui volaient son pain, sa gamelle, ses chaussures... Il n'avouera jamais s'être rendu lui-même coupable d'une telle « organisation »15. L'absence de solidarité entre les détenus est également un aspect qui est souvent occulté dans les témoignages. Il apparaît que l'indicible recouvre bien cette déchéance personnelle qui rapproche l'être humain d'un état sauvage, dans lequel ses seules préoccupations sont manger, boire, dormir, en d'autres mots : survivre. La définition de l'indicible est d'ailleurs la suivante : « Qu'on ne peut exprimer ; indescriptible ; extraordinaire »16. Rien n'est dit ici des motifs pour lesquels narrer son expérience concentrationnaire relève de l'indicible. Une autre forme d’indicible est reliée au sentiment de culpabilité du rapatrié, tel qu’il a déjà été abordé plus haut. Coupable et honteux d'avoir survécu, le rescapé juif ne parvient pas à comprendre comment il a réussi à revenir, à s'en sortir, alors qu'il sait que tant d'autres ont succombé, soit gazés après la sélection sur la rampe de Birkenau, soit exténués par la vie de forçat qu'ils menaient au camp, au sein duquel des sélections régulières avaient également lieu. Une mémoire douloureuse prend alors forme. Dans son esprit, la perte de ses proches pèse sur lui comme un reproche. Il survit non seulement dans l'ombre de son entourage, mais aussi dans celle de ceux qui sont peut-être morts à sa place, ou à cause de lui. Car, ainsi que l'exprime Primo Levi, celui qui a survécu n'est pas un « Häftling17 ordinaire, végétant dans un Kommando ordinaire et se contentant de la ration normale »18. Inconsciemment, cette vérité entre dans le domaine de l'indicible, elle est absente de la mémoire collective, ce qui ne signifie pas qu'elle est oubliée par le témoin19. Pour ce dernier, la chance à la15 « Organiser » est le terme utilisé dans le camp pour désigner le vol ou l'appropriation de biens. Ce vocable fait aujourd'hui partie intégrante de la mémoire collective de la déportation. 16 Le petit Larousse illustré, Paris, 1992, p. 532. 17 « Häftling » est le nom donné aux détenus des camps de concentration nazis. 18 P. Levi, Si c'est un homme, Paris, 1987, p. 116. 19 Voir à ce sujet F. Robert, Questions aux sources des Temps présents dans Questions à l'histoire des temps présents, sous la dir. d’A. Chauveau et P. Têtart, Bruxelles, 1992, p. 119. 43 quelle il attribuait sa survie jusque-là se transforme en hasard. La mémoire ne consiste finalement qu'en une reconstruction a posteriori du vécu opérée par un groupe ou un individu. La mémoire fluide Quand on parle de mémoire, il faut garder à l'esprit qu'on se trouve devant un phénomène mouvant. Son contenu reflète l'esprit du temps dans lequel il se forme. La mémoire des survivants intègre des paramètres propres au contexte qui a vu son développement. Elle est donc difficile à cerner. Si le vécu du témoin est immuable, la façon pour lui de le concevoir, et donc d'en parler, elle, varie. Le contenu de son témoignage est souple, il s'adapte à son présent et en intègre certains paramètres marquants. Cette adaptation est cependant difficile à démontrer, car on dispose de peu de témoignages d'un même rescapé, fournis à des périodes différentes. On peut pourtant délimiter des périodes marquées par des contextes différents et donc des attitudes variables, qu’on retrouve tant du côté des survivants d’Auschwitz considérés individuellement qu’au sein des associations et amicales qui les regroupent. Depuis le rapatriement jusqu'à la fin des années 50, le procès de Nuremberg définit ce que recouvre la barbarie nazie, le crime contre l’humanité. Le génocide est découpé en divers événements, dont l'exemple du ghetto, en particulier celui de Varsovie, et de BergenBelsen, présenté comme le lieu de l’extermination des Juifs. L’extermination des Juifs, séparée de son contexte, est découpée en différents chapitres noyés dans l'énumération des atrocités qui ont été commises. La définition du crime contre l’humanité ne permet pas de différencier un massacre qui a pour but de faire disparaître un groupe en partie ou une extermination qui vise à faire disparaître le groupe dans sa totalité. Cette confusion ne fut pas volontaire. L'image qui a plané sur l'ensemble de ce procès fut celle de Buchenwald ou de Bergen-Belsen. Ces deux camps nazis ont été érigés en symbole dans la mémoire collective de l’univers concentrationnaire, y compris parmi les rapatriés juifs. Les images horribles de ces « camps de la mort » ont tellement marqué l'opinion publique que nul, dans ce contexte, ne fut apte à relativiser ces images, encore moins à démystifier ces symboles. 44 Rappelons-nous ces documents insupportables où des amas de corps décharnés pourrissent à ciel ouvert, où des charniers entiers sont ensevelis par des bulldozers, où des détenus à bout de force et cachectiques sont exposés au voyeurisme des photographes et cameramen alliés. Ce sont ces images fortes dont tout le monde s'est souvenu. Il est vrai que la libération d'Auschwitz était passée inaperçue, parce que bien antérieure à la victoire et à la capitulation allemande. En janvier 1945, lorsque les troupes soviétiques arrivent à Auschwitz-Birkenau, l’Allemagne nazie n’est pas encore vaincue. La découverte du centre de mise à mort par les armées soviétiques s’inscrivait au rang des nonévénements. Dès lors, les camps de Buchenwald et de Bergen-Belsen, qui ont acquis le statut de symbole, ont occulté la signification d'Auschwitz. Dans l’immédiat après-guerre, l’enjeu de la reconnaissance d’un statut de victime se fait jour. Le texte de loi qui régit la situation des déportés a été élaboré dans les années qui suivirent immédiatement les rapatriements. Cette loi fut adoptée le 26 février 1947 et parut au Moniteur belge le 16 mars suivant. Elle traduit le contexte de la reconnaissance nationale des faits de résistance. Cette disposition légale s'applique dès lors sans distinction à tous les résistants ou prisonniers politiques. Comme en France, les victimes de la déportation raciale avaient été oubliées. La Belgique s'est trouvée dans l'obligation de gérer le problème du retour des déportés au mieux de ses capacités, ce qui ne signifie pas qu'elle n'ait pas privilégié certaines préoccupations aux dépens d'autres : rendre justice à ceux qui avaient résisté héroïquement plutôt que s'intéresser de près à la mince catégorie des déportés “raciaux”. C’est ainsi que, sans le vouloir, on introduit une distinction là où il n’y aurait pas dû en avoir une. Il faut, pour s’en apercevoir, examiner de plus près ce texte de loi. Le qualificatif « politique » a été accolé au vocable « prisonnier ». Dès lors, conformément à cette loi, avaient droit au titre de « prisonnier politique » tous ceux qui pouvaient prouver qu’ils avaient exercé une « activité patriotique désintéressée » dirigée contre l'occupant ou ceux qui avaient servi ses vues. La notion de « résistance » était, par essence, incluse dans cette définition. Aucune disposition légale n'avait été prévue pour les Juifs de la déportation raciale, qui s’étaient présentés à Malines après avoir reçu leur convocation, qui avaient été pris 45 dans leur lit lors d'une rafle ou encore qui avaient été piégés par la police SS dans les bureaux de ravitaillement d'Anvers, bref, qui n’avaient pas été déportés parce qu’ils avaient fait quelque chose. Leur cas particulier était occulté. En principe, le droit au titre de prisonnier politique ne revenait qu'à ceux, Belges ou non, qui avaient exercé une activité patriotique pendant la guerre. Au passage, il faut rappeler que certains déportés juifs ont bénéficié de « témoignages de complaisance » apportés par quelques résistants, agissant dans un contexte de lutte entre les divers mouvements de résistance, chacun tendant à obtenir un maximum de membres reconnus. Cependant, on peut s’interroger sur l'efficacité de ce genre de technique lors d'une procédure aussi fouillée que celle qui devait amener les commissions à trancher sur le droit au titre de prisonnier politique. Seuls 10 % des survivants juifs sur lesquels l’étude a porté se sont vu reconnaître le titre de prisonnier politique. D'après les informations contenues dans les dossiers de reconnaissance des rescapés juifs à qui le droit à ce titre a été reconnu, ils avaient tous entretenu à des degrés divers une activité de résistance qui comportait des risques pour leur sécurité20. La plupart d'entre eux étaient légalement affiliés à des mouvements de résistance (Front de l’Indépendance, Armée belge des Partisans...). Les autres étaient parfois passés par diverses prisons, s'étaient occupés de faux papiers, de presse clandestine ou avaient détenu des armes. Donc, en ce qui concerne le titre de prisonnier politique, il faut combattre l'idée selon laquelle les commissions auraient généreusement distribué ce titre aux Juifs déportés pour des motifs raciaux. Accorder le droit à ce titre à 10 % des détenus juifs ne dévoile en rien une telle “magnanimité” de la part des autorités, d’autant plus que dans certains cas, le titre a été refusé, et ce malgré une activité résistante, sous prétexte qu’elle avait consisté dans le sauvetage de Juifs étrangers, et donc n’était pas une action “patriotique” suffisante21. Le bénéfice du statut de prisonnier politique, quant à lui, relevait d'un élargissement des conditions d'octroi du titre. Il était attribué 20 Ces dossiers sont d’une part les dossiers SDR (Service de Documentation et de Recherche), d’autre part les dossiers “Statuts”, constitués par l’Administration des Victimes de la Guerre, dont l’appellation est aujourd’hui Service des Victimes de la Guerre. 21 MSP – Service des Victimes de la Guerre, Dossiers SDR et Statut de Ventura Amram. 46 quasi automatiquement à tout déporté juif de nationalité belge, par naturalisation ou par naissance, qui en faisait la demande endéans les délais de clôture des dossiers-statut, qu'il ait posé ou non des actes de résistance22. Le bénéfice du statut de prisonnier politique propose donc une version « fleurs sans les honneurs »23 de ce même titre. Ce qui revient à dire que tout Juif étranger non naturalisé et ne pouvant se prévaloir d'une « activité patriotique désintéressée » sous l'occupation se voyait systématiquement refuser ces avantages. Le refus de la reconnaissance officielle des victimes de la guerre pouvait entraîner un sentiment de rejet et de reniement de leurs souffrances, ainsi que la privation des avantages matériels inclus dans cette reconnaissance. Les survivants juifs étaient laissés-pour-compte. Dans la question de l’octroi des titres de prisonnier politique, l’attitude de la Belgique d'après-guerre découlait des rapports tronqués qu'elle entretenait avec son passé. L'État belge refusait en effet d'assumer les torts des inciviques belges et des Belges qui avaient participé à des arrestations ou déportations de Juifs. Ces inciviques, dans cette lecture du passé belge, étaient considérés comme indignes d’être belges. Ils étaient présentés comme des dévoyés moraux. La Belgique se dégageait ainsi de ses responsabilités dans l’histoire de l’Occupation. Dans le même temps que les lois régissant les titre et bénéfice du statut de prisonnier politique s’élaborent, les premières associations et amicales regroupant les anciens déportés se créent. Parmi ces nombreux groupements, on retrouve l’« Amicale des Ex-Prisonniers politiques d’Auschwitz-Birkenau – Camps et Prisons de Silésie », créée dans l’immédiat après-guerre24. C’est bien l’aspect de la déportation politique qui prévaut à la naissance de cette association de fait, réunissant des anciens détenus d’Auschwitz, ce qui est paradoxal, car la tota22 Ce constat est issu d’une étude systématique de 600 dossiers-statut de déportés juifs de Belgique rapatriés après 1945. 23 La formule est issue d’une conversation qui a suivi l’interview d’Izak Gliksman par Laurence Schram. 24 Voir à ce sujet J. Grégoire, Le fonds d’archives de l’Amicale des ex-prisonniers politiques d’Auschwitz-Birkenau, camps et prisons de Silésie dans Histoire et mémoire des crimes et génocides nazis, Actes VIII du Colloque international de novembre 1992, Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, n° 54, Éditions du Centre d’études et de documentation, Bruxelles, janvier-mars 1997, pp. 49-52. 47 lité des déportés de Belgique à Auschwitz le furent pour des motifs raciaux, au départ du « SS-Sammellager für Juden Mechelen ». La différence entre les camps de concentration, tels que Bergen-Belsen, Dachau ou Buchenwald et les centres de mise à mort n'avait pas encore été comprise25. Il a fallu que des décennies s'écoulent avant que la nature complexe d'Auschwitz se décante dans les esprits. En effet, Auschwitz pose un problème de conceptualisation. Auschwitz-Birkenau est un camp mixte, c'est-à-dire qu'il est à la fois un camp de concentration classique et un centre de mise à mort immédiate. Pour une mémoire collective marquée par l'imagerie des « camps de la mort », établir cette nuance était impossible. Dans un tel contexte, un second enjeu de la mémoire des déportés apparaissait : une course, en quelque sorte, était lancée entre ceux qui avaient souffert. Chacun tentait de s'attribuer la plus grande souffrance, chaque rapatrié avait été interné dans le camp le plus dur, le plus terrible, chaque survivant avait vu les chambres à gaz, chacun possédait la sienne. Les nazis avaient gazé à Buchenwald et à Bergen-Belsen. Paradoxalement, cette même période correspond au début de la Guerre froide et l'opinion publique des États occidentaux n'aime pas entendre parler de la barbarie hitlérienne. Aussi, la règle qui sera imposée aux survivants est le silence. Il faut stigmatiser l'image du Goulag, pour mieux desservir les adversaires communistes que l'on craint, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'État. Insister sur le stalinisme et ses crimes devait obligatoirement passer par la minimisation de la barbarie hitlérienne. De la seconde moitié des années 50 à la fin des années 70, grâce au détonateur que fut le procès d'Eichmann en 1961, le souvenir du génocide apparaît timidement. C'est l'ère des procès des responsables allemands du génocide. On prenait enfin conscience de la singularité du destin réservé aux Juifs par le régime hitlérien, l’élimination systématique des femmes et des enfants juifs. Ces cibles qui présentaient un degré de dangerosité moindre que des résistants avaient paradoxalement moins de chance de survivre que ces derniers. Ces procès, et sur25 Les centres de mise à mort sont au nombre de 6 : Belzec, Birkenau, Chelmno, Majdanek, Sobibor et Treblinka. Ces structures étaient pourvues d’installations de gazage qui fonctionnaient de manière intensive dans le but presque exclusif d’éliminer les populations juives. 48 tout leur impact médiatique, sont des générateurs de mémoire. En cette période, la Guerre froide connaît un dégel. Le nazisme et ses crimes peuvent à nouveau être abordés. Tant la République fédérale allemande que le nouvel État d’Israël avaient besoin de juger les criminels nazis, afin d’asseoir leur légitimité. De nombreux procès vont avoir lieu, dans les années 60, dans la foulée du procès Eichmann : le procès de membres du personnel du centre de mise à mort de Treblinka à Düsseldorf, le procès de membres du personnel d’Auschwitz à Francfort, le procès des responsables de la question juive aux Pays-Bas à Munich. La République fédérale allemande (RFA) devait en outre agir vite, puisque, dès 1964, si un débat n’avait débouché sur la modification de la loi, il n’aurait plus été possible de poursuivre les crimes contre l’humanité pour cause de prescription. L’Union des Déportés juifs de Belgique fut fondée en 1956, au début de cette période. Son appellation indique d’emblée son caractère de « déportation raciale ». Cette création constituait une réaction au malaise qu’avaient éprouvé les déportés juifs devant les associations de résistants et de prisonniers politiques, parmi lesquels ils n’avaient pas leur place, quand ils n’étaient pas purement et simplement refusés. Cette Union est devenue, dès sa naissance, le représentant officiel des victimes juives vis-à-vis des autorités allemandes, notamment dans le cadre de la Wiedergutmachung. Elle assiste ses membres dans leurs démarches officielles, elle organise commémorations et journées de pèlerinage à la caserne Dossin. L’Union des Déportés juifs de Belgique et Ayants-droit a œuvré, cinq années durant, pour que le procès d’Ernst Ehlers et Kurt Asche, les chefs chargés de la déportation et de l'élimination des Juifs de Belgique, puisse avoir lieu. En 1980, peu après le suicide d’Ehlers, le procès de Kiel s’ouvrait et cette association y tint un rôle fondamental. Cet événement eut un impact non négligeable, en Belgique, sur le plan de la connaissance historique, permettant de mettre en lumière, entre autre, le rôle de Kurt Asche. Depuis la fin des années 70, l'émergence timide fait place au brouhaha. Les affaires se succèdent, les monuments aux victimes du génocide s'érigent... Le négationnisme mettait le souvenir en danger. Il fallait donner à la mémoire une dimension plus historique, un contenu incontestable. La communauté juive prenait enfin conscience de l'importance de l'enjeu. Une course aux témoignages était entamée. 49 Celle-ci se poursuit encore aujourd'hui, alors que l'extrême droite semble reprendre une vigueur toute particulière. Les amicales et associations allaient orienter leur action vers la transmission de la mémoire et la pédagogie et non plus uniquement vers des activités commémoratives. L’éducation et la conscientisation des générations futures devenaient des buts prioritaires. Ainsi, les voyages éducatifs vers Auschwitz sont organisés, dès 1978 par l’Amicale des Ex-Prisonniers politiques d’Auschwitz-Birkenau – Camps et Prisons de Silésie, pour la première fois en 1985 par l’Union des Déportés juifs de Belgique, qui disposait de moins de moyens. Les élèves visitent depuis lors Auschwitz-Birkenau en compagnie d’anciens détenus. D’un point de vue pédagogique, on peut s’interroger sur l’efficacité des actions pédagogiques des survivants et de leurs associations. D’abord parce qu’il ne reste rien à voir des installations de gazage à Birkenau. Les rares ruines ne parlent pas. Ensuite, parce que l’émotion que le témoin suscite auprès de son public étouffe très souvent une réflexion plus profonde sur l’histoire. Le jeune quitte ce type de voyage en retenant ce qui l’a le plus ému dans le récit de la vie du témoin. En outre, l’évocation d’Auschwitz-Birkenau par le survivant, et cela est bien normal et bien compréhensible, passe par son expérience propre, à moins qu'il ne se soit mué en historien pour l'occasion. Il dit son histoire, il ne dit pas l’histoire. Dès lors, la rencontre entre les témoins et les historiens peut donner le jour à des rapports tendus, voire orageux. Le témoin, fort de son vécu, prétend que seul celui qui a connu une expérience similaire peut comprendre et donc étudier la signification d'Auschwitz. L'historien, qui lui n'a généralement pas ce passé à son actif, tente de dégager l’universalité de l’événement et, de là, de cerner la réalité génocidaire, tout en s’efforçant de conserver un certain recul, de ne pas laisser ses émotions ou ses jugements de valeur prendre le dessus sur la réflexion. En conclusion de ces considérations relatives à la mémoire des déportés, il faut garder à l’esprit que le contenu du témoignage, la manière de témoigner, l’interprétation de certains faits a posteriori ne sont pas fixés une fois pour toutes. Ils évoluent avec le témoin, avec son temps, avec les événements qui font ou ont fait l’actualité. La mémoire est donc fluide et mouvante, toujours en interaction avec l’univers dans lequel évolue celui qui en est le porteur. Cependant, dans les té50 moignages livrés par d’anciens déportés, ce sont toujours les mêmes thèmes qui reviennent : la faim, les mauvais traitements, le manque cruel d’hygiène, le travail qui tue… Contre toute attente, ces témoignages présentent tous une grande uniformité. Et comme il a déjà été souligné plus haut, ils reflètent une histoire, celle d’un survivant, ils ne reflètent pas l’histoire de la destruction des Juifs d’Europe. Par contre, l’approche statistique, très souvent mal vue par les survivants des camps de concentration, permet quant à elle de dégager, au-delà des particularités de chaque vécu, l’image du groupe des rapatriés. Cette méthode d'analyse présente l'avantage de faire ressortir certaines caractéristiques, des lignes de forces et des corrélations entre divers paramètres que l'étude des seuls témoignages ne permet de dégager que peu, voire pas du tout. C'est aussi l'avis de Michael Pollak, pour qui l'approche statistique constitue une « mise à plat sociographique » qui « peut donc nous informer sur la réalité concentrationnaire »26. La statistique permet de saisir l’événement colossal qui se produit à l’arrivée de chaque convoi, la sélection, expression du génocide. L’approche statistique révèle que la mémoire des rapatriés n’est pas celle des déportés les plus nombreux, ceux qui arrivèrent à Auschwitz en été 1942. Les rapatriés les plus nombreux de la déportation de Malines à Auschwitz faisaient partie des quatre convois de 1944, alors que ces transports comptaient un effectif très faible (approximativement 9 % de tous les déportés juifs raciaux de Belgique). Ces survivants vont prendre la parole et parler au nom de tous les rapatriés juifs d’Auschwitz. Or, plus des deux-tiers des déportés avaient quitté Malines d’août à octobre 1942 et les survivants de cette première période de déportation ne représentent guère plus d'un tiers de l'ensemble des rapatriés. La proportion de ces convois est donc inversée. Par conséquent, la mémoire qui se formera ne sera pas celle de tous les déportés, mais bel et bien celle des survivants de 1943 et surtout 1944, des survivants qui témoignent d’un autre temps de la déportation. Pour approcher la grande déportation raciale de 1942, celle dont presque plus personne ne peut témoigner, une étude statistique s’avère fondamentale, surtout depuis la publication des Sterbebücher von Au26 M. Pollak, L'expérience concentrationnaire, Paris, 1990, p. 195. 51 schwitz27. Une analyse de cette source permet d’améliorer nos connaissances historiques, de compléter les archives du Service des Victimes de la Guerre, qui s’est livré dès le départ à un travail de recherche, d’identification et de dénombrement tout à fait exceptionnel, et enfin faire l’histoire de la mort concentrationnaire. Les Sterbebücher s’avèrent donc indispensables pour l’approche de la vie et la mort concentrationnaire des déportés de 1942, période qu’ils couvrent de manière quasi complète. Cependant, il faudra garder à l'esprit que toutes les conclusions tirées de l'analyse d’un échantillon sont plus ou moins biaisées par rapport aux conclusions extraites d'une analyse de la population totale. Il subsistera toujours une marge d'erreur. L’analyse qui va suivre a été effectuée à partir d’un sixième du nombre total de rapatriés juifs, ce qui correspond à moins d’1 % de la totalité de la population juive déportée pour des motifs raciaux. Critères de survie et de sélection D’après les témoignages et le discours mémoriel, peu de temps après son internement à Auschwitz, le détenu juif, réduit à survivre au jour le jour, perdait tout espoir d'en sortir vivant. Il avait assisté à la sélection dès son arrivée, il en comprenait la signification dès ses premiers contacts avec les autres détenus, il apprenait ainsi le sort réservé à ceux qui l'accompagnaient dans ce voyage. Comme il a été déjà souligné plus haut, les déportés juifs étaient relégués à l'échelon le plus bas de la hiérarchie concentrationnaire, dans des conditions tellement extrêmes que leur hypothétique survie était en grande partie déterminée par les capacités d'adaptation propres à chacun, leurs aptitudes à intégrer rapidement les valeurs inversées de la vie concentrationnaire. Parce que l'univers concentrationnaire doit se comprendre comme une société retranchée sur elle-même, qui possède ses propres lois, ses propres règles et où les normes en application seraient en quelque sorte les négatifs des normes habituelles. Les détenus devaient percevoir au plus vite que les comportements qui, à l'extérieur du camp, étaient considérés comme positifs pouvaient dans ce contexte les mener à leur perte. 27 Sterbebücher von Auschwitz, 3 volumes édités par le Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Munich, 1995. 52 Pour tenter de survivre, les Häftlinge devaient inévitablement recourir à des attitudes ou des actes qui les auraient stigmatisés dans la société à laquelle ils avaient été arrachés. Plus simplement, ce qui est bon pour eux dans le monde extérieur peut équivaloir à une condamnation à mort dans l'univers concentrationnaire et, inversement, ce qui est mauvais ou mal dans la société qu'ils avaient quittée pouvait être salutaire dans le camp. Dans un tel contexte, différents critères vont, non pas déterminer la survie, mais tout de même l’influencer. Le premier critère qui influe sur la survie des détenus est, bien évidemment, le moment de la déportation, et donc la durée de l'internement en milieu concentrationnaire. Dans le cas belge, plus des deux tiers des déportés raciaux l’ont été en 1942. Près de 17.000 Juifs avaient été déportés de septembre à octobre 1942, par 17 convois qui quittèrent la caserne Dossin à Malines. Pourtant, de cette masse de déportés, on ne dénombre guère que 380 survivants, soit moins d’un tiers des rapatriés. Les trois premiers mois de la déportation sont caractérisés par des sélections sévères qui réduisent les effectifs de ces 17 convois de 60 % en moyenne. Dès lors, seuls 40 % des déportés échappent momentanément à la mort. Au sein de ce groupe, le cas des “Koseliens” mérite une attention particulière. Pour certains de ces convois28, les hommes âgés de 15 à 50 ans étaient sommés de descendre des wagons et, sans passer par Auschwitz-Birkenau, ils étaient dirigés, au départ de Kosel, vers des « Judenzwangsarbeitslager »29 tels qu'Annaberg, Blechhammer, Gogolin... Certes, ils échappaient ainsi à la sélection et à la mise à mort immédiate, mais pour être internés dans des camps de travail où les conditions de détention et le travail en plein air les soumettaient à dure épreuve. Cette particularité eut des conséquences directes sur la sélection à l’arrivée de ces trains à Auschwitz. En effet, la sélection masculine a été beaucoup plus draconienne que pour les autres transports, ce qui est évident, puisque les hommes valides n’étaient plus censés être à bord de ces trains. Ceci, à première vue, ne 28 Il s’agit des convois VI (29 août 1942), VII, VIII, IX (1, 10 et 12 septembre 1942), XII et XIII (10 octobre 1942). Voir à ce sujet : S. Klarsfeld et M. Steinberg, Mémorial de la déportation des Juifs de Belgique, édité par l’Union des Déportés juifs en Belgique – Fils et Filles de la déportation, Bruxelles, 1992, chapitres intitulés : « Historique de la déportation » et « Statistique de la déportation et de l’extermination des Juifs en Belgique ». 29 Camps de travail forcé pour Juifs. 53 concerne pas les femmes. Mais en y regardant de plus près, on remarque que ce sont des convois pour lesquels, exceptionnellement, les femmes étaient à chaque fois plus nombreuses à être immatriculées à Auschwitz-Birkenau que les hommes. Une fois passée la sélection, les déportés jugés aptes au sein de ces convois devaient survivre à près de trois ans dans divers camps et Kommandos et tenir bon aux rudes conditions de vie qui y prévalaient. À cet égard, Léon Poliakov, se basant sur Het Dodenboek van Auschwitz30, souligne que « c'est à trois mois en moyenne que l'on peut évaluer approximativement le temps qui leur restait à vivre ; durée, du reste, variable selon les époques (c'est au début des exterminations massives, en 1942, qu'elle a été la plus courte ; ainsi, elle ne fut que de six semaines pour les premiers convois de Hollandais). » 31 Le même constat s’impose pour ces 17 premiers convois de Belgique : la durée moyenne de survie de ces convois est de 44 jours32. L’été 1942 est marqué par le déclenchement d’une épidémie de typhus à Auschwitz. Danuta Czech relève que, le 10 juillet 1942, 149 décès sont enregistrés, dont la plupart causés par le typhus exanthématique. À cette date, Rudolf Höss, commandant du camp, intervient une première fois et limite la liberté des SS et de leur famille en raison de cette épidémie33. Le 23 juillet, il ordonne la quarantaine absolue du camp34. Claudine Cardon-Hamet, étudiant dans le détail la vie et la mort concentrationnaire d’un convoi d’otages de France, met en évidence l’existence de journées particulièrement meurtrières pour la population du camp, journées qui correspondent à des sélections internes au camp ainsi qu’à 30 Het Dodenboek van Auschwitz, ’s Gravenhage, 1947. L. Poliakov, op.cit., p. 250. 32 Cette moyenne a été établie sur base du recoupement effectué par l’auteur entre les 6 volumes de la Liste alphabétique des personnes arrêtées par l'autorité occupante en tant qu'israélite ou tzigane et déportées par les convois partis du camp de rassemblement de Malines entre le 4 août 1942 et le 31 juillet 1944, publiées par l’Administration des Victimes de la Guerre, impression revue et corrigée, Bruxelles, 1971, et les Sterbebücher von Auschwitz, 3 volumes édités par le Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, München, 1995. 33 D. Czech, Kalendarium der Ereignisse im Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau – 1939-1945, Reinberg bei Hamburg, 1989, p. 246. 34 Ibid., pp. 254-255. 31 54 des opérations de désinfection, en particulier entre le 10 et le 31 août35. Dans cette période, sur cinq convois, seuls 2.018 numéros de matricule sont attribués à des déportés juifs de Belgique. Rien qu’au cours de ces semaines restantes d’août, 213 détenus vont périr. Le taux de mortalité concentrationnaire est ici légèrement supérieur à 10 %. Le mois de septembre sera, quant à lui, deux fois plus meurtrier : 418 décès sont enregistrés au sein des déportés juifs de Belgique des convois I à XI. Ces détenus meurent en moyenne au bout du 30e jour. Août à octobre 1942 Mortalité journalière à Auschwitz de déportés juifs de Belgique 40 35 Nombre de décès 30 25 20 15 10 5 Dates 0 ct -o 26 ct -o 20 ct -o 14 t oc 8t oc 2- t p -se 26 t p -se 20 t p -se 14 pt se 8pt se 2- ût o -a 27 ût o -a 21 ût o -a 12 En octobre, il semble qu’il y ait une petite amélioration, puisque le nombre de décès tombe à 245 et que la période de vie moyenne s’allonge de 10 jours. Cette situation semble prévaloir jusqu’à la fin de l’année 1942. Pour l’année 1943, les informations sont moins complè- 35 C. Cardon-Hamet, Les “45.000” – Mille otages pour Auschwitz - Le convoi du 6 juillet 1942, Paris, 1997, pp. 255-258. 55 tes, mais il semble que les décès surviennent au bout d’une période de 96 jours, soit environ trois mois. En plus de faire face à une situation désastreuse en 1942, les Juifs doivent également survivre aux mauvais traitements et au sadisme des gardiens et des Kapos. Cette situation est, entre autres auteurs, également mise en évidence par Claudine Cardon-Hamet dans le chapitre qu’elle consacre aux Juifs à Auschwitz et à Birkenau36. Un second paramètre qui a modelé le profil du groupe des survivants est le sexe. 49 % des déportés juifs de Malines étaient des femmes. Or ces dernières ne forment que 38 % de la population des rapatriés. Pourtant, selon Olga Wormser-Migot, « asservies aux mêmes travaux, aux mêmes horaires, au même régime d'exploitation sur tous les plans, les femmes, dans l'ensemble, ont mieux résisté que les hommes ».37 Dès lors, on peut s’interroger sur le fait qu’elles soient si peu présentes dans les rangs des survivants. Leur nombre est d’ailleurs excessivement bas pour les 17 convois de 1942. Elles ne sont que 10 rapatriées. L’explication réside ici encore dans la sélection à l’arrivée, les déportées juives étaient plus vouées à la mort immédiate que les hommes. La moitié des 12.706 hommes juifs déportés de Belgique étaient admis dans le camp, tandis que moins d’un quart des 12.200 femmes se sont vu attribuer un numéro de matricule. Lors de la sélection, les femmes âgées ainsi que celles accompagnées d'enfants ou de nourrissons étaient immédiatement dirigées vers les chambres à gaz. Ensuite, les autres étaient parquées dans le camp de Birkenau, dans des conditions d’hébergement bien pires que celles auxquelles les hommes du Stammlager (camp principal) étaient soumis. Dans ses mémoires, Rudolf Höss évoque ces conditions de vie particulières : « Pour les femmes tout était plus dur, plus accablant ; les conditions générales de vie dans leur camp étaient plus mauvaises. Elles étaient encore plus entassées et les conditions d'hygiène et sanitaires étaient sensiblement plus mauvaises. »38 Le Musée d’Auschwitz complète cette citation par un portrait éloquent du camp des femmes : « Elles y habitaient dans les baraques en 36 C. Cardon-Hamet, op. cit., chapitre intitulé « Les Juifs rapidement décimés », pp. 252-254. O. Wormser-Migot, Le retour des déportés, Bruxelles, 1985, p. XIX. 38 R. Höss, Mémoires, dans Auschwitz vu par les SS, Musée d'État d'Auschwitz-Birkenau, Auschwitz, 3e édition, 1994, p. 56. 37 56 briques, où il y avait des grabats qui jouaient le rôle de lits. Les grabats étaient à trois étages. Dans chacun, environ 8 prisonnières dormaient sur une poignée de paille pourrie. En principe, chaque baraque était prévue pour 550 personnes, puis pour 744, et en réalité il y avait 1.000 femmes. Comme Birkenau était situé sur un terrain argileux et comme son climat était la plupart du temps humide, la plus grande partie de l'année le camp était plongé dans la boue, qui pénétrait littéralement dans les baraques et inondait les grabats du premier niveau. Dans la première période de son existence, le camp de Birkenau n'avait pas de canalisations et les prisonnières manquaient d'eau. Les femmes vivaient dans d'horribles conditions sanitaires, ce qui provoquait de nombreuses épidémies de typhus et de maladies de peau. À la suite de nombreuses sélections, qui avaient lieu aussi bien dans les baraques d'habitation que dans celles de l'infirmerie du camp, on dirigeait les prisonnières malades et affaiblies vers les chambres à gaz. »39 On peut déduire de ces éléments que la mortalité à Birkenau était plus forte qu'à Auschwitz-I. Les détenues juives voyaient donc leurs chances de survie très diminuées d’abord par la sélection, ensuite par la situation épouvantable qu’elles connaissaient à Birkenau, aggravée encore par les épidémies, les mauvais traitements et les sélections régulières à l’intérieur de leur camp. Le docteur Johann Paul Kremer nous renseigne dans son journal, témoignage d’époque, sur l’une de ces sélections : « 5 septembre 1942 – Aujourd’hui, à midi, j’étais présent à une action spéciale au camp des femmes (Muselmänner) : le comble de l’horreur. »40 Un docteur en médecine, professeur d’anatomie de surcroît, qui avait « eu souvent affaire avec les cadavres », ne pouvait comparer le spectacle de ces femmes “musulmanes” « avec quoi que ce soit ». Thilo, autre médecin à Auschwitz-Birkenau, avait employé l’expression « anus mundi » pour désigner cette scène de femmes cachectiques implorant qu’on leur laisse la vie. Kremer ajoute : « Je ne pouvais imaginer rien de plus horrible et de plus abominable. » 41 L'âge de l'individu lors de sa déportation avait aussi une influence sur sa survie. La sélection à Birkenau s'opérait sur l'apparence des 39 Ibid., p. 56, note en bas de page n° 85. J. P. Kremer, Journal, Ibid., p. 163. 41 Auschwitz vu par les SS, Musée d'État d'Auschwitz-Birkenau, Auschwitz, 3e édition, 1994. 40 57 nouveaux arrivants : l'âge qu'on pouvait leur donner, leur aspect physique... Ceci ne signifie pas que tous les individus qui paraissaient âgés de 15 à 50 ans et aptes au travail échappaient au gazage. Un quota de sélection devait également être respecté, quota qui a varié au cours du temps, suivant les tensions entre les SS de la Solution finale et le Wirtschaftsverwaltungshauptamt (WVHA), office économique visant à la rentabilisation du travail concentrationnaire. Wolfgang Sofsky tente de le découvrir et pour l’année 1943, par exemple, il obtient un quota de 55 % des nouveaux arrivants envoyés irrémédiablement à la chambre à gaz, sans égard pour les personnes solides et fortes qui se trouvaient parmi eux42. Le but principal de la déportation à Auschwitz n'était-il pas l'accomplissement de la « Solution finale » ? Les nécessités économiques ne pesaient pas suffisamment lourd face à la politique d'extermination menée par le Reich. L’analyse statistique met en lumière que la classe d'âge qui a le mieux résisté à la vie concentrationnaire à Auschwitz est celle des déportés qui avaient entre 32 et 38 ans lors de leur déportation, qui étaient en plein dans la force de l'âge et déjà pourvus d'une expérience notable de la vie. Il semble que les plus jeunes aient été handicapés par leur âge, et ce malgré des capacités d'adaptation qui étaient plus grandes. Claudine Cardon-Hamet établit le même constat pour le convoi des “45.000” : « S’agissant des “45.000”, la tranche d’âge la mieux représentée est celle des rescapés qui avaient de 30 à 34 ans au 6 juillet 1942, dont le taux de survie est double de celui de la moyenne du convoi. Car ils cumulaient les avantages de la jeunesse avec l’expérience et l’endurance acquise et, bien souvent aussi, la compétence professionnelle qui permit à une partie d’entre eux de se maintenir dans leurs ateliers. »43 Pour survivre, il fallait donc conjuguer la résistance physique avec la capacité d’adaptation. Les déportés qui étaient sélectionnés pour le travail étaient projetés dans le processus de déshumanisation le plus profond qu'on puisse concevoir. Dès l'arrivée au camp, les étapes successives en étaient : le dépouillement des objets propres à l'interné, objets de valeur intrinsèque ou sentimentale, ce qui signifiait la rupture de tout lien avec son passé ; le 42 43 W. Sofsky, L’organisation de la terreur, Paris, 1995, pp. 314-315. C. Cardon-Hamet, op. cit., p. 290. 58 déshabillage public et la tonte, perte de sa personnalité et humiliation suprême, signe d'une impuissance totale ; l'immatriculation, ravalement de l'homme libre au rang du bétail, perte de son identité individuelle ; le port de l'uniforme, mutation de l'individu en forçat. À la suite de cet enchaînement d'humiliations, les déportés juifs devenaient des Häftlinge sans nom, qui pénétraient de plain-pied dans le monde concentrationnaire, le monde de l'extermination par le travail. Une fois la sélection passée et l'entrée dans l'univers concentrationnaire opérée, le métier fournissait parfois une chance supplémentaire de survivre. Contrairement à ce que certains disent, le métier n'a pas été un critère de sélection sur la rampe d'Auschwitz-Birkenau. Rappelons que ce tri se faisait sur base de critères purement physiques. Rien d'autre ne retenait l'attention des responsables des sélections que l'aspect extérieur des nouveaux arrivants. Ils envoyaient dans la première file les enfants, les vieillards, les femmes enceintes, les handicapés, tous ceux qui n'avaient pas l'air assez bons pour travailler... Les autres devenaient leurs esclaves. Cependant, la connaissance d'une profession nécessaire au bon fonctionnement du système pouvait éventuellement permettre à certains détenus d'améliorer leur situation en se rendant utiles, et donc d'accroître leur chance de survie. Les métiers requis par l'intendance du camp exigeaient un savoir-faire technique ou manuel spécifique. Par exemple les cordonniers, les chirurgiens, les électriciens, les plombiers, les maçons ou encore les mineurs pouvaient parvenir à tirer profit de leur expérience. Mais il faut encore pondérer ceci par les possibilités de trouver un appui extérieur et les atouts psychologiques propres à chaque individu. Léon Poliakov souligne cette possibilité tout en insistant sur le fait que « l’immense majorité, travaillant dans les mines, dans les fabriques ou dans les chantiers à ciel ouvert, en proie à toutes les privations et à toutes les détresses, s’engageaient presque inévitablement sur la route de cette déchéance, de cette agonie physique et morale, qui s’amorçait dès le premier et terrible choc de la “réception” ». 44 Peu de survivants ont effectivement pu profiter de cette opportunité, compte tenu du fait que les emplois spécialisés étaient généralement occupés par du personnel nullement qualifié. Le critère de la profession peut également influer négativement sur la sur44 L. Poliakov, op. cit., p. 250. 59 vie des femmes, puisque beaucoup d’entre elles étaient sans profession ou ménagères. Enfin, pour terminer, mentionnons encore quelques critères qui ont joué de manière moins décisive. La connaissance du polonais et/ou de l'allemand, les deux langues véhiculaires au sein du camp, les langues dans lesquelles le commandement s'exerçait, devait dans une certaine mesure constituer un atout pour le déporté juif. Ce facteur est généralement avancé pour expliquer pourquoi les Juifs séfarades, qui parlaient le judéo-espagnol mais ignoraient ces deux langues, périssaient aussi rapidement à Auschwitz. Le fait d'entrer dans le camp en compagnie d'un membre de sa famille, d'un ami ou d'une connaissance pouvait, dans un tel contexte, permettre de garder le moral, de cultiver son désir de survie, de conserver un lien humain avec autrui et, dans la mesure du possible, de créer une relative solidarité. En dernier ressort, lorsque les rescapés juifs d'Auschwitz s'expriment sur l'élément auquel ils doivent leur survie, ils évoquent invariablement la chance et le hasard. Ce thème est récurrent dans leurs témoignages et il a pris une place toute particulière dans la mémoire collective issue de la déportation. En conclusion, cet article a tenté de faire le point sur les facteurs qui pouvaient influencer la survie à Auschwitz et la reprise d'une vie affective, culturelle, sociale après le rapatriement. L’approche statistique a permis de mettre en évidence des tendances générales, des lignes de forces derrière lesquelles une multiplicité de survies et de retours à la vie se dissimulent. Bien que les expériences des survivants ne soient pas interchangeables, il existe un fond commun à la mémoire de tous ceux qui ont vécu Auschwitz. Qui l'ont vécu et qui le vivent probablement encore… Car on est en droit de se demander si le survivant en sort jamais... Mais cette question-là fait déjà, elle aussi, partie de la mémoire. Aussi lorsque certains prétendent qu'Auschwitz ne constitue qu'une parenthèse dans la vie des survivants, on ne peut que s'insurger contre ce jugement. Auschwitz, loin de n'être qu'un épisode, représente leur vie. Tout ce qui l'a précédé n'existe plus et tout ce qui l'a suivi est bâti sur la mémoire de l'existence concentrationnaire, à laquelle ils ont survécu. À ce titre, une survivante fit cette remarque judicieuse : « Parfois, j'ai l'impression, je vais vous dire franchement, que je suis 60 née à Auschwitz, que ma vie a commencé dans les camps, que tout ce qui s'est passé avant, ce n'était pas au sujet de ma vie. Je dois faire un effort pour me dire que, quand même, j'ai eu des parents, que j'ai eu une vie normale. »45 Ce sentiment n'est peut-être pas aussi fort chez les autres rescapés, mais il nous permet une fois de plus de retrouver un point commun chez ceux-ci. Auschwitz les a définitivement marqués, leur donnant l'impression d'avoir survécu à un destin particulier parce qu'ils étaient juifs. Ce qu'ils avaient vécu leur semble indescriptible, parce que ce qui nous apparaît ici comme une déchéance représentait pour eux un geste quotidien de survie dans des conditions extrêmes. L'indicible est basé sur le fait que l'expérience est individuelle. C'est une façon pour les survivants d'essayer de rendre un témoignage tout en échappant au jugement d'une personne n'ayant jamais connu d'autre système de références que le nôtre et à qui il dénie le droit de comprendre. C’est également le travail de l’historien, du chercheur, de l’interviewer, que de s’intéresser aux anciens déportés en tant qu’individus, personnes à part entière, êtres humains, de leur rappeler qu’ils ne sont pas seulement des rescapés, qu’ils existaient avant leur déportation, qu’ils existent encore aujourd’hui, au-delà de ce vécu particulier. 45 Interview de Marta Bindiger par Laurence Schram, le 16 août 1993. 61 Pedagogie van de herinnering : de Holocaust in de jeugdliteratuur vandaag Katrien Vloeberghs « De kinder- en jeugdliteratuur is een literatuur die de donkere bladzijden uit de geschiedenis telkens opnieuw uitspaart. »1 Zo luidt in 1996 nog de scherpe kritiek van Zohar Shavit, een prominente jeugdliteratuurdeskundige en critica van jeugdboeken in verband met de Tweede Wereldoorlog. Dit is op het eerste gezicht een stuitende uitspraak : tientallen recente publicaties, vooral uit Nederland, Duitsland, Israël en de Verenigde Staten brengen de donkere bladzijden van de Tweede Wereldoorlog voor een jong doelpubliek ter sprake. Vóór 1970 bleef de Holocaust inderdaad – op enkele veelbetekenende uitzonderingen na – een taboegebied in het jeugdliteraire landschap. Maar in de loop van de voorbije dertig jaar ontwikkelde zich een uitgebreide verzameling oorlogsliteratuur. Pieken zijn er te vinden in de tweede helft van de jaren 80 en rond 1995 (naar aanleiding van de herdenking van 50 jaar na de Holocaust). In Duitsland alleen al werden in de negentiger jaren maar liefst zesendertig niet-vertaalde en voor het eerst uitgegeven werken rond deze problematiek gepubliceerd 2 . Er lijken in het jeugdliteraire landschap dus weinig themata te zijn die zo frequent worden aangeboord als de Holocaust, het nationaalsocialisme en de rassenhaat in het Derde Rijk. Vanuit een pedagogische en humanistische impuls 1 Z. Shavit, Aus Kindermund : Historisches Bewusstsein und nationaler Diskurs in Deutschland nach 1945 in Neue Sammlung 36 (1996), 3. Heft, pp. 355-374, hier p. 372 (mijn vertaling, KV). 2 Voor verhelderend cijfermateriaal, cf. M. Dahrendorf, Die Darstellung des Holocaust im Kinderund Jugendbuch der Bundesrepublik in M. Dahrendorf (red.), Die Darstellung des Holocaust in der Kinder- und Jugendliteratur, Juventa (= Beiträge Jugendliteratur und Medien, Beiheft 10), 1999, pp. 16-29 ; cf. eveneens de uitstekende standaardwerken : M. Heyl, Erziehung nach Auschwitz, eine Bestandsaufnahme: Deutschland, Niederlande, Israel, USA, Hamburg, 1997, pp. 182-187 ; I. Abram en M. Heyl, Thema Holocaust – Ein Buch für die Schule, Reinbek bei Hamburg, 1996. 63 bestaat er immers – en volledig terecht en begrijpelijk – een sterke drang om de gruwel te herinneren, om de naakte feiten mee te delen, om via getuigenissen te waarschuwen. Tegelijkertijd echter is er geen enkele andere literatuur die zich a priori zo sterk verzet tegen deze thematiek dan precies literatuur voor kinderen en zelfs voor jongeren. Vanuit haar eigen principes en vanuit de historisch gegroeide functies en conventies passen kinder- en jeugdliteratuur en Auschwitz niet bij elkaar. Dat ze toch vaak samen gebracht worden, wat op zich alleen maar kan aangemoedigd worden, heeft specifieke gevolgen voor deze literatuur en voor de beeldvorming van de Holocaust. Auschwitz staat in de realiteit en op een overdrachtelijk, metaforisch niveau voor radicale vernietiging, voor een onherstelbare breuk in de historische ervaring, voor totale ondergang, voor de mensheid die in barbarij vervalt. De traditionele jeugdliteratuur kent echter heel andere principes, en de lezer ervan heeft dan ook lijnrecht tegenovergestelde verwachtingen. Ook al behandelt een jeugdboek maatschappelijke en psychologische problemen, toch is er onderhuids of in de ontknoping zeer vaak sprake van een constructieve en hoopgevende boodschap van verzoening, groei en bouwen aan de toekomst, het geloof in de verbeterbaarheid en omkeerbaarheid van het slechte in de mens. Hoe kan dan een jeugdboek geschreven worden over Auschwitz ? Hoe zijn deze twee verschillende kaders met elkaar samen te brengen, samen te denken ? De manier waarop kinderliteratuur en de Tweede Wereldoorlog – en dan meer specifiek de Holocaust – zich verhouden, wordt gekenmerkt door een paradox die in deze tekst aan de hand van concrete voorbeelden zal worden zichtbaar gemaakt. De representatie van de Holocaust in de kinderliteratuur van de voorbije dertig jaar is niet op dezelfde manier te behandelen en te beoordelen als in de volwassenenliteratuur. De grensbepalingen van de jeugdliteraire traditie hebben geleid tot het ontstaan van een specifiek Holocaust-discours in de kinderliteratuur. Enkele vragen om in gedachten te houden tijdens de analyse van de hier vermelde kinderen jeugdboeken over de Holocaust waren : Welke functies schrijven deze boeken zichzelf toe ? Welke specifieke kenmerken kunnen in deze literatuur voor kinderen en jongeren ontdekt worden ? Wat vertelt deze eigenheid van het Holocaust-discours ons dan tenslotte over de eigenheid, de wetten en vrijheden, de grenzen en mogelijkheden van 64 kinderliteratuur ? In een eerste stap wordt nagegaan welke de motivaties en verantwoordingen zijn om de ervaring van de Holocaust door te geven aan volgende generaties, en welke specifieke, zij het niet altijd onproblematische eigenschappen het Holocaust-vertoog voor kinderen hier vertoont. Vervolgens wordt dieper ingegaan op de handelingsschema’s die steeds terugkeren in de verzameling kinder- en jeugdboeken over dit thema, om tenslotte te reflecteren over de impact van de Holocaust en de Tweede Wereldoorlog op het beeld van het kind, en hoe dit tot uiting komt in de boeken zelf, opvallend vaak in scènes waar spel of speelgoed een centrale rol speelt. « Omdat het niet voorbij is » : pedagogie van de herinnering Omdat het aantal medewetenden en overlevenden van 1940-1945 kleiner wordt en daarmee de mogelijkheid van rechtstreekse getuigen voorgoed verloren gaat, is het noodzakelijk geworden na te denken over de concrete vormgeving van het herinneren, van wat vaak met een Engelse term “remembrance” en (eerder collectief georiënteerde) “commemoration” wordt genoemd. Bovendien moeten we ook rekening houden met de situatie van het doelpubliek. In het historisch bewustzijn van kinderen en jongeren verschijnt zelfs het nabije verleden als een verre en reeds lang achterhaalde periode. Daarom is en blijft informatieverstrekking een cruciale functie van jeugdliteratuur over de Holocaust. Anders dan in het volwassen circuit geldt dit opnieuw en onverminderd voor elke generatie lezers. Hierdoor krijgt het vaak gehoorde kritische argument van oververzadiging met betrekking tot deze thematiek in het jeugdliteraire aanbod een vreemde bijsmaak. Omwille van het sterk informatieve karakter lopen geschiedschrijving met objectiviteit als streefdoel enerzijds en bij uitstek subjectieve (al dan niet fictionele) “getuigenis” anderzijds in dit medium sterker in elkaar over dan dat het geval is in het volwassen discours. Het merendeel van de romans reflecteert expliciet over zijn eigen bestaansreden, vaak in de vorm van een voor- of nawoord door de auteur. Tegenover het hoe en het waarom van actualisering van het verleden in een nieuw verhaal nemen jeugdboeken een ambivalente houding aan. Hoe willen we de lessen van het verleden dienstbaar 65 maken aan de toekomst ? Willen we dat überhaupt – en is er met betrekking tot deze zwarte bladzijden uit de geschiedenis wel sprake van “lessen” ? De verschillende standpunten weerspiegelen een belangrijke discussie binnen Holocaust studies. Enerzijds is er een reeks jeugdboeken – meestal voor jonge tieners – die zich beperkt tot het herinneren van wat er is gebeurd : de Holocaust wordt gerespecteerd als een eenmalige en met geen andere vorm van geweld te vergelijken gebeurtenis. De inzet van het werk bestaat dan uit het zuivere herinneren en proberen verklaren van het verleden, zoals het hoofdpersonage Marisa zich op het einde van de recent verschenen roman Bij de vijand thuis voorneemt : « Ik zal deze tijden bestuderen. Ik zal dit verhaal vertellen. Ik zal waarschijnlijk nooit begrijpen hoe het kon gebeuren. Maar ik zal het proberen. » 3 Kinder- en jeugdliteratuur over het nationaalsocialisme en de Holocaust verstaat zich – net zoals volwassenenliteratuur met dat thema – in de eerste plaats als een wapen tegen het verleidelijke vergeten, « om het te bewaren, hoe graag ik het ook zou vergeten » 4 . Als een wapen ook tegen het negationisme, zoals Miep Diekmann na het vertellen van de lotgevallen van de Tsjechische dichteres Dagmar Hilarová in Teresin stelt : « Dagmar Hilarová is een van degenen, die het overleefden. Haar jeugdgedichten ontkrachten ook nu na ruim dertig jaar [Ik heb geen naam verscheen voor het eerst in 1980] de leugens van diegenen, die beweren dat de Duitse nazi’s er nooit uitroeiings- en concentratiekampen op na hebben gehouden. »5 Anderzijds wordt in een ander deel van de verzameling jeugdboeken over dit thema een inspanning geleverd om de ervaringen van het verleden net wél te koppelen aan de verschrikkingen en de oorlogswaanzin van het heden. Op een exemplarische manier gebeurt dit in de proloog van Ida Vos’ eerste Holocaustroman, Wie niet weg is, wordt gezien : « Iedere keer, als ik in de krant of op de tv kinderen zie die moeten lijden onder het geweld, denk ik : “Ja, zo was het. Ik herken hun gezichten. Ik herken hun ogen, ik herken hun angst.” Omdat het niet voorbij is, omdat in vele delen van de wereld kinderen 3 C. Matas, Bij de vijand thuis, Kampen, p. 143. Ibid., p. 142. 5 D. Hilarová en M. Diekmann, Ik heb geen naam, Amsterdam, 1990 (1980), p. 132. 4 66 worden vervolgd, gemarteld en gedood. »6 Met de analogisering van de Holocaust gisteren en de vijandigheid tegenover buitenlanders of het oorlogsgeweld vandaag is echter niet zonder meer in te stemmen. Het is weliswaar zinvol om lezers te tonen, waarin actuele fenomenen verworteld zijn en op welke manier het verleden niet voorbij gaat. Deze houding kan in sommige gevallen leiden tot een dubieuze en onkritische gelijkschakeling van de genocide vijftig jaar geleden met zeer uiteenlopende vormen van geweld, zoals in volgend citaat erg duidelijk wordt : « Dit verhaal speelt zich af in Frankrijk in 1944, tijdens de Tweede Wereldoorlog, maar de gebeurtenissen die worden beschreven, zouden overal kunnen plaatsvinden waar oorlog heerst »7, zo begint Anke de Vries De rode handschoen, en schrijft vervolgens : « Zo gaat het in alle oorlogen. Zo ging het in Mirac. »8 Ook het motto van de onverwoestbare onderwijsklassieker met betrekking tot de Holocaust, het in 1961 voor het eerst uitgegeven Duitse boek Damals war es Friedrich (in het Nederlands vertaald als Hij was mijn buurjongen), maakt het problematische karakter van dergelijke, wellicht goedbedoelde actualisering zichtbaar : « Damals waren es die Juden. Heute sind es dort die Schwarzen, hier die Studenten… Morgen werden es vielleicht die Weissen, die Christen oder die Beamten sein… » 9 Deze quasi willekeurige opsomming van mogelijke slachtoffers van discriminatie wil op de absurditeit van uitsluitingsmechanismen wijzen. Tegelijkertijd loert hier een gevaar achter de hoek. Want ontkent de auteur door zijn uitspraak niet de bijzonderheid van de feiten uit de geschiedenis, de eigenheid van de setting waarin de Holocaust ontstond, de eeuwenlange traditie van Europees antisemitisme en de specifieke elementen van de nationaalsocialistische ideologie ? In het politieke en wetenschappelijke discours over Holocaust neemt de filosofische vraag naar de natuur en de mogelijkheidsvoorwaarden van menselijk kwaad, van de ontmenselijkte vernie6 I. Vos, Wie niet weg is wordt gezien, Amsterdam, 2001, p. 7. A. de Vries, De rode handschoen, Rotterdam, 2000, p. 5. 8 Ibid., p. 6. 9 « Toen waren het de joden. Vandaag zijn het daar de zwarten, hier de studenten… Morgen zullen het misschien de blanken, de christenen of de ambtenaren zijn… », H.-P. Richter, Damals war es Friedrich, München, 1981 (1961), p. 5. 7 67 tigingsmachine en ontmenselijkende vernedering van bij het begin een centrale plaats in. Behalve in enkele recente adolescentenromans waar de Holocaust opvallend niet de enige en soms zelfs niet de belangrijkste verhaaldraad vormt, blijkt er voor deze abstracte beschouwingen nauwelijks ruimte in de jeugdliteratuur10. De vraag naar hoe het zover kon komen, wordt naar de achtergrond verdrukt door de vraag wat is geweest, en hoe de overlevenden uit de reële getuigenissen of de fictionele verhalen met de ervaringen omgaan. Het feit dat het vaak gaat om autobiografische of biografische berichten, en dat dat ook expliciet wordt gezegd op de achterflap, in de proloog of de epiloog, ontneemt de lezer, zo zegt Dagmar Grenz, « die “Beschwichtigung”, […] es handle sich bloss um Fiktionen » 11 . Tegelijkertijd wordt hierdoor ook de band met het heden aangehaald, aangezien de auteur of bijvoorbeeld haar ouders, de gebeurtenissen hebben overleefd om ze te kunnen navertellen. « Wij leven nog » : de bevestiging van continuïteit Hiermee hangt ook de sterke toekomstgerichtheid van verschillende romans samen, en de boodschap van continuïteit ondanks alles. Ida Vos vertelt in het nawoord van Wachten op de brug van Avignon over Sander, die naar Amerika, en Roza, die naar Israël is geëmigreerd en violiste is geworden. Op een sensibele manier wordt aan de lezer hoop meegegeven, en de overtuiging dat ook na deze verschrikking een toekomst mogelijk is. In Anne Isaacs Zolang jij maar bij me bent vervult de epiloog dezelfde functie en verwijst nog eens expliciet naar de historische en biografische authenticiteit van het verhaal dat de lezer zonet heeft gelezen. « Tijdens hun vierjarig verblijf in het vluchtelingenkamp van Bergen-Belsen trouwden beide zusjes. Beiden bevielen van een zoon. De jongetjes werden allebei Samuel genoemd, Cf. A. Provoost, Vallen, Amsterdam, 1998 ; M. Letterie, De schaduw van het verleden, Arnhem, 2001 ; L. Van Tolhuyzen, De uitverkorene, Leuven, 2001. 11 « De (valse) geruststelling, dat het slechts om fictionele verhalen zou gaan », D. Grenz, Kinderund Jugendliteratur und Holocaust. Theoretische und didaktische Überlegungen im Anschluss an die Analyse von zwei erfolgreichen Jugendbüchern in M. Dahrendorf (red.), Die Darstellung des Holocaust in der Kinder- und Jugendliteratur, Juventa (= Beiträge Jugendliteratur und Medien, Beiheft 10), 1999, pp. 111-123, hier p. 120. 10 68 ter herinnering aan de vader van Rachel en Eva. In 1949 emigreerden Rachel en Eva en hun gezinnen naar Alberta, Canada, waar ze hun kinderen grootbrachtten en een nieuw leven opbouwden. Eva en haar man, Morris Koplowicz, wonen daar nu nog. Eva’s zoon Samuel is getrouwd met de schrijfster van dit boek. »12 In het stichten van een familie, en in de symbolische en traditionele naamgeving van de kinderen van de nieuwe generatie worden dood en leven, de tijd voor en de tijd na Auschwitz met elkaar verbonden in een niet te verbreken levenscirkel, en worden de afschuwelijke oorlogservaringen in een “leven na” geïntegreerd. Koka en de doodsviool van Bidshika van André Boesberg is een aangrijpend en poëtisch relaas over het lijden van Rom-zigeuners onder het Hitler-regime. Het eindigt troostend, met het voornemen om de draad weer op te nemen : « “Wij leven nog”, zegt Koka. “Ja, wij leven nog.” Hij loopt langzaam verder, leunend op zijn stok. “We gaan weer trekken” zegt zijn vader, “in het voorjaar, als de winter voorbij is.” Hij kijkt naar de bomen achter de vijver. ‘s Avonds een vuur maken, wat praten, wat eten… wat drinken. » 13 De lente symboliseert het begin van een nieuw leven, de overlevenden schrijven zich met hun wonden en ervaringen opnieuw in in de cyclus van de seizoenen. Nog een ander frappant voorbeeld vinden we in het aangrijpende boek van Miep Diekman en Dagmar Hilarova Ik heb geen naam. Duidelijk niet van plan om veel toegevingen te doen aan de lezer, is dit werk ondanks het feit dat het reeds in 1980 werd gepubliceerd, een concreet verslag van het leven van een jong meisje in Theresienstadt. Op de laatste bladzijde lezen we hoe de protagoniste totaal onverwacht haar jeugdvriend terugziet. « Ik ben weer met beide benen op de grond geland en heb wortel geschoten in de aarde waaruit wij allebei zijn voortgekomen ; waaruit Bubi en ik onze kracht geput hebben en naast elkaar zijn opgegroeid in dezelfde tijd. In dezelfde kuiltjes – de handpalm van de aarde – hebben we samen geknikkerd. Samen hebben we genoten van de veranderingen, die deze aarde van lente tot winter altijd opnieuw doormaakt. Die aarde leeft nog. Alleen 12 13 Anne Isaacs, Zolang jij maar bij me bent, vert. Ellen Josee Westrik, Kampen, p. 180. A. Boesberg, Koka en de doodsviool van Bidshika, Baarn, 1998, p. 191. 69 de huizen, die hier gestaan hebben, zijn van het aardoppervlak weggemaaid. »14 De zoontjes Samuel, de bomen in knop, de veelbetekenende metaforiek van verworteling kunnen op twee mogelijke manieren gelezen worden, die noodzakelijk onverzoenbaar zijn met elkaar, en in hun confrontatie één van de verschijningsvormen van de paradox zichtbaar maken die kinder- en jeugdliteratuur over de Holocaust eigen is. Tegelijkertijd reduceert het kosmische beeld van de zichzelf vernieuwende natuur de geschiedenis tot oppervlakkige veranderingen, veranderingen aan het aardoppervlak ; én herschept de hoop op een nieuwe toekomst en een nieuw leven. In deze nadruk op de continuïteit, op het feit dat het leven verdergaat ondanks alles, vertoont de kinder- en jeugdliteratuur een opvallend verschil met het vertoog over de Holocaust in de literatuur en kunst voor volwassenen, waar Auschwitz vaak, en vooral in de jaren 70 en 80 als een definitieve cesuur, als een niet te overbruggen kloof, als een niet te helen en niet te integreren trauma wordt geconceptualiseerd, en waarbinnen de inspanning om continuïteit te creëren, om de wonde met littekenweefsel te laten genezen – dat weliswaar getuigt van wat is geweest maar toch met de tijd gevoelloos is geworden – kan worden beschouwd als een ontkenning van de absolute impact van dit trauma. Deze eigenschap kan worden verklaard door de specifieke communicatieve situatie van kinder- en jeugdliteratuur : een volwassen generatie spreekt tot de komende generatie, tot de toekomst, en identificeert de figuur van het kind hiermee. Het bestaan van die volgende generatie, en bij uitbreiding ook het bestaan van kinder- en jeugdliteratuur zelf wijst op het potentieel van de toekomst en draagt deze boodschap uit. De botsing tussen enerzijds het onvermogen van de Holocaustoverlevenden om een stap voorbij de verschrikkingen te zetten, en anderzijds de aandrang van de kinderen van deze overlevenden om aan vandaag en vooral aan morgen te denken, veroorzaakt in Jaak Dreesens Zeg me dat het niet zal sneeuwen een conflict tussen een 14 D. Hilarová en M. Diekmann, op. cit., p. 127. 70 moeder en haar zoontje 15 . Het radicale einde laat niet veel illusies bestaan over de mogelijkheid om beide houdingen te verzoenen. In een dialoog waarbij de stem van de moeder in zwarte druk de stem van het kind in rode hoofdletterdruk afwisselt, wordt het conflict ook visueel uitgebeeld. De angst voor haar vaders dood, die de concentratiekampen overleefde, sluit de moeder op in haar herinneringen, en als opvoedende figuur is ze afwezig. Matthijs roept zijn moeder naar het nu en het leven, naar het fluiten van de zwaluwen die de lente aankondigen, naar een warm en veilig samenzijn, en het intense licht van de zon die vuurrood op het water schijnt. « Het ergste zou sneeuw zijn / op de dag van zijn begrafenis. / Zoals toen ze hem kwamen halen. / Hoe hij toen naar ons keek… / Matthijs, Matthijs. / […] Kijk, mama. Zwaluwen / Hoor ze fwietfwietfwieten ! Hoor je dat, mama ? // Wat zeg je, jongen ? Zwaluwen ? / Dan is het nog lang geen winter. / Dan zal het niet sneeuwen. / Er staat nog melk in de koelkast, / en op de radio liggen appels. / En als opa morgen nog gezond is, / gaan we naar zee. // Ja, mama. Naar zee ! Naar zee ! / Daar zijn boten en meeuwen / en als de zon schijnt / Staat het water in vuur en vlam ! / Zul je morgen alsjeblieft / de zee niet vergeten ? / […] Laten we over morgen praten. » In de wanhopige kreet om aandacht, « Je bent mijn mama ! Je moet niet altijd over jouw papa praten », maakt Mathijs het beeld van drie generaties zichtbaar, en drukt zijn verlangen uit dat de eerste generatie, die van opa, die van gisteren, niet langer alle ruimte voor zich inneemt. Een andere vorm om de hoopvolle boodschap van continuïteit uit te drukken, en tegelijk het schrijven over de Holocaust te rechtvaardigen, vinden we in Rachel Hausvaters meeslepend geschreven en krachtige verhaal : Met die jongen dans je niet. « En zelfs al zijn jullie misschien nu dood… ik zal jullie doen verder leven. Bij mij zijn jullie veilig en moeten jullie niet bang zijn. Ik zal jullie verhaal aan iedereen vertellen en daarom zullen jullie altijd blijven leven. »16 In dit citaat wordt zelfs de herinnering aan hen die er niet meer zijn geplaatst in het teken van de toekomst, en het misschien zelfs overmoedige vertrouwen J. Dreesen, Zeg me dat het niet zal sneeuwen, Averbode, 1998. Dit prentenboek heeft geen paginering. 16 R. Hausvater, Met die jongen dans je niet, p. 113 [z.u]. 15 71 in literatuur om de doden een stem en een plaats te geven. Elie Wiesel gebruikt in zijn lof op Roman Vishniacs fotografie, die in de jaren 30 het leven in Oosteuropese shtetlekh vastlegde, precies hetzelfde beeld van de overbrugging van de afgrond door kunst : « So that the victims will not wholly vanish into the abyss – so that they will live on, past torture and past massacre. And he has won the wager : they live still. » 17 Dat er een fundamenteel verschil is tussen deze stillevens, “still living”, de getuigen van een wereld die verdween en de realiteit van de dorpen aan de vooravond van de Tweede Wereldoorlog mag duidelijk zijn, en het is precies deze kloof die ons bewust maakt van hetgeen onherroepelijk verdween ; tussen de herinnering aan de stemmen van het kinderkoor in het ghetto en hun stemmen zelf, toen. De kinderliteratuur balanceert hier op een dunne lijn tussen de verzachting van een massamoord en het zelfkritische bewustzijn dat het hierbij alleen om valse troost kan gaan. Nood aan verfraaiing en hoop : alleen om kinderen te sparen ? De kinder- en jeugdliteratuur over de Holocaust vertoont opvallende gelijkenissen in de plot en de portrettering van de protagonisten. De eigenschappen van deze handelingspatronen, de meest frequente settings van de romans en de algemeen aanwezige strategie van identificatie tussen lezer en hoofdpersoon biedt mogelijk inzicht in de motiveringen om de werkelijkheid te verzachten en te verfraaien. Reflecties over wát er precies verteld wordt van deze periode en hoe het relaas concreet vorm krijgt, vertrekken voor jeugdliteratuur en volwassenenfictie van een ander uitgangspunt. Het merendeel van de traditionele “getuigenisliteratuur” voor volwassenen stelt zich tot doel om fundamenteel ingrijpende en traumatiserende ervaringen zo intens mogelijk weer te geven, om woorden te vinden voor het “onuitsprekelijke” van de misdaden tegen de menselijkheid. Dit brengt 17 « Zodat de slachtoffers niet helemaal in de afgrond zullen verdwijnen – zodat ze zullen verder leven, voorbij foltering en voorbij massamoord. En hij heeft de inzet gewonnen : ze leven nog steeds. » Citaat op de achterflap van : R. Vishniac, Children of a Vanished World, ed. by M. Vishniac Kohn and M. Hartman Flacks, Berkeley, 1999. 72 bij de lezer een onuitwisbare en schokkende leeservaring teweeg, die hem tot onrechtstreekse getuige en drager van een noodzakelijke collectieve herinnering maakt. Om kinderen en jongeren betrokkenheid bij het thema bij te brengen, wordt gezocht naar andere strategieën, zoals Michael Wermke in zijn basiswerk met de woorden van de Israëlische pedagoog Chaim Schatzker stelt : « The problem is how to present the truth without causing dangerous mental consequences – how to impress without traumatizings. »18 De meest frequente setting voor een Holocaust-jeugdboek is – en dat spreekt voor zich – het relaas van een joodse familie, in veruit de meeste gevallen verteld door een kind of een adolescent die tot de vervolgden behoort. De sequenties zijn welbekend : de toenemende antisemitische maatregelen, die bijvoorbeeld in Ida Vos’ Dansen op de brug van Avignon akelig gedetailleerd worden gerepresenteerd als een strop die steeds nauwer wordt aangehaald, om een beeld uit Art Spiegelmans Maus te gebruiken. De ervaringen van onderduikkinderen 19 , de woonomstandigheden na de verdrijving naar het ghetto 20 , beelden van overvolle deportatietreinen, de ondraaglijke vernederingen van de razzia’s en de retoriek van de nazi-propaganda behoren tot de structurerende elementen en scharniermomenten van deze romans. Vlucht voor het oorlogsgeweld 21 , activiteiten in het verzet 22 , of de politieke situatie en de indoctrinatie van de Duitse jongeren23 zijn andere, minder vaak gekozen focuspunten. Meer recent speelt ook de traumatisering van de tweede en zelfs derde generatie een rol in de jeugdliteratuur, zoals in Martine Letteries De schaduw van het verleden, over de gewetensvragen van een jongen die ontdekt dat hij de 18 « Het probleem ligt erin hoe men de waarheid voorstelt zonder mentale gevolgen, hoe men raakt zonder te traumatiseren », Chatzker in M. Wermke, Jugendliteratur über den Holocaust, Göttingen, 1999, p. 116. 19 I. Vos, Wie niet weg is wordt gezien, Amsterdam, 2001 (1981) ; I. Vos, De lachende engel, Amsterdam, 2000 ; A. Thor, Op open water, vert. E. Weehuizen-Deelder, Rotterdam, 2002. 20 K. Stoffels, Mosje en Reizele, Amsterdam-Antwerpen, 1996 ; D.Hilarová en M. Diekmann, op. cit. 21 M. Jacques, Vlucht over de grens, Averbode, 1999. 22 G. Kraa, Mooier dan vrede, Kampen, 2000 ; J. Terlouw, Oorlogswinter, Amsterdam, 1986 (1972) ; A. de Vries, De rode handschoen, Rotterdam, 2000. 23 L. Van Tolhuyzen, op. cit., p. 98. 73 zoon is van een “foute vader” 24 , of in Ida Vos’ De lachende engel, waarin de “oerhollandse” Laurens Beemsterboer ontdekt dat hij eigenlijk een joods onderduikkind is25. Een bijzonder opvallende strategie in de portrettering van de protagonist is zijn of haar grote herkenbaarheid voor de lezer. Onvermoeibaar formuleert de auteur zijn appèl tot onvoorwaardelijke empathie met de kindprotagonisten die steeds slachtoffer zijn van de oorlogswaanzin. Het is opvallend hoe een van de belangrijkste eigenschappen van jeugdliteratuur, namelijk de aanwezigheid van een identificatiefiguur, blijkbaar ook hier tot structurerend principe wordt gemaakt. Kinderen van vervolgde groepen (joden, Roma, homoseksuele jongens, gehandicapte kinderen, psychiatrische patiënten), kinderen uit bezet gebied, maar ook kinderen van nazi’s en kinderen van collaborateurs zijn het object van sympathie en empathie van auteur en lezer. Overeenkomstig het geëmancipeerde kindbeeld dat zich vanaf de jaren zeventig ontwikkelde, zijn jonge mensen in HitlerDuitsland en in de bezette gebieden volgens de bestaande literatuur vaak in staat om in opstand te komen tegen de overtuigingen van het nazi-regime. In tegenstelling tot de gehersenspoelde volwassenen beschikken zij nog wél over een potentieel om kritisch na te denken en onbevooroordeeld te reageren op het appèl van de andere, of die ander nu een Duitser, een joods kind of de zoon van een collaborateur is. Wanneer de enthousiaste Hitlerjongen Friedrich de vernederingen ziet die zijn homoseksuele tentgenoot na de ontdekking van zijn seksuele geaardheid moest ondergaan, wint het appèl van de andere het van elke holle slagzin. « Ludwig droeg een jurk. Rond zijn mond zaten vette vegen lipstick. Sprakeloos staarde ik hem aan. De vlam van de lucifer schroeide mijn vingers. […] De chaos in mijn hersens was totaal. » 26 De hoofdpersoon van Ik heb geen naam beschrijft op exemplarische wijze de alles overstijgende kracht van een verboden jeugdliefde : « Ik begraaf mijn hoofd in zijn jas en het kan me niet schelen dat ik op het bruine uniform van de Hitlerjugend jank, dat ik M. Letterie, De schaduw van het verleden, Arnhem, 2001. I. Vos, De lachende engel, Amsterdam, 2000. 26 L. Van Tolhuyzen, op. cit., p. 57. 24 25 74 mijn tranen met zijn bruine uniformzakdoek droog, dat míjn ster tegen zíjn hakenkruis ligt. »27 In deze scènes wordt een vraag opgeworpen, die niet alleen met betrekking tot het nationaalsocialisme een belangrijke plaats inneemt in de jeugdliteratuur vanaf de jaren 70, de vraag namelijk of kinderen al dan niet voor de daden en overtuigingen van hun ouders kunnen worden verantwoordelijk gesteld. Martine Letterie neemt in De schaduw van het verleden dat zich in 1970 afspeelt maar in 2001 werd gepubliceerd, hierover een duidelijk standpunt in dat ze ook aan de adolescent die dit boek leest, als boodschap wil meegeven. Jongeren « zullen moeten ervaren dat ze verantwoordelijk zijn voor hun eigen leven en hun eigen keuzes en niet voor die van hun ouders »28. De zoon van een hoge NS-functionaris en een coördinator van de propagandadienst neemt in De uitverkorene expliciet afstand van zijn ouders, en Luc van Tolhuyzen spreekt hiermee impliciet een statement uit dat in dezelfde richting wijst als dat van Letterie : « “Het gaat de verkeerde kant op, met bepaalde zaken toch. Vind ik. Ik. Niet mijn ouders.” […] “Ik ben ik, al ben ik de zoon van meneer en mevrouw von Niemandsecke.” » 29 En is de jonge generatie er dan omgekeerd voor verantwoordelijk wanneer jarenlange indoctrinatie ook van hen vurige aanhangers van het nationaalsocialisme maakt ? Inzicht in de eigen verantwoordelijkheid voor je existentiële en ideologische keuzes overtuigt Peter Bartels in De schaduw van het verleden ervan dat zijn “foute” vader wel degelijk schuld treft, zoals we lezen in de volgende sleutelscène van het boek. Peter heeft een dagboek van zijn vader gevonden over de gebeurtenissen die hij als bewaker van het kamp Westerbork meemaakte en beseft dat hij de zoon is van een man die wetens en willens de goed geoliede machine van de Duitsers hielp draaiende houden. In de volgende scène komt het tot een confrontatie tussen vader en zoon, waarbij de laatste weet dat hij moreel superieur is en daardoor niet langer angst heeft voor de tirannieke en agressieve man. « “Ik koos niet voor maatschappelijke verliezers, maar voor winnaars.” Pa stond nu bijna neus aan neus met 27 D. Hilarová en M. Diekmann, op. cit., pp. 9-10. M. Letterie, De schaduw van het verleden, Arnhem, 2001, p. 146. 29 L. Van Tolhuyzen, op. cit., p. 67. 28 75 Peter. Hij keek zijn zoon heel doordringend aan, maar die was niet bang meer. Dat punt was hij nu voorbij. “Voor moordenaars, zul je bedoelen” zei Peter langzaam. Even leekt het alsof zijn vader uit elkaar zou ploffen, maar hij wist zichzelf in de hand te houden. “Dat van die joden was een vergissing, maar verder hadden de nationaalsocialisten goede ideeën. En ik kon er niets aan doen. Ik kon er niet zomaar uitstappen, dan zouden de nazi’s maatregelen hebben genomen tegen mijn familie.” Hij sprak nu langzaam en heel duidelijk. “Een vergissing ?” gilde Peter. “Je bent gek. Zes miljoen mensen vermoorden noem jij een vergissing ? Jij bent nooit van gedachten veranderd en dat is misschien nog wel het allerergste. Jij ziet jezelf als slachtoffer van de geschiedenis, terwijl je er zelf voor gekozen hebt. Je koos niet één keer, maar steeds opnieuw.” Zijn vader draaide zich om en liep de deur uit. »30 Zowel in de opvoering van een groot aantal “helpers” en reddende figuren als in de manier waarop het verhaal afloopt, vinden we strategieën die de werkelijkheid verfraaien. In tegenstelling tot het historische feit dat mensen die de joden geholpen en bijgestaan hebben, uitzonderingen vormden, berichten in verhouding (te) veel jeugdboeken van een vriendschap over culturele en ideologische grenzen heen, een verboden liefde en een solidariteit die standhoudt onder moeilijke omstandigheden. In dat verband spreekt de literatuurkritiek dan ook van het “helperssyndroom”31. Men kan zich afvragen of hierdoor niet een vals beeld wordt geschetst, om het appel aan de burgerzin van de protagonist en dus van de jonge lezer te behouden en de leesbaarheid van het verhaal te garanderen. Af en toe bekruipt je inderdaad de indruk dat nazi’s en collaborateurs die vrijwillig en actief meewerken aan de vernietigingsmachine eerder een uitzondering op de regel vormen, dat dwang en angst voor eigen leven belangrijkere motivaties zijn om zich aan te sluiten bij het nationaalsocialisme dan macht, superioriteit of de fascinatie voor massabijeenkomsten en een retoriek van tomeloos geweld. Is het 30 M. Letterie, op. cit., p. 128. M. Dahrendorf, op. cit., pp. 16-29. « [D]abei spielt das sog. Helfer-Syndrom eine grosse Rolle : Die Juden werden während der Zeit der Verfolgung als nicht alleine stehend dargestellt und erfahren ein hohes Mass an Zuwendung und Beistand durch Deutsche » (p. 28). 31 76 denkbeeld van een persoon die kwaad wil en kwaad doet uit vrije wil, te bedreigend voor de sensibiliteit van kinderen ? Onverzoenbaar met de conventies in kinderliteratuur ? Of moeten we, met Malte Dahrendorf, achter deze literatuurpedagogische verklaringen een minder doorzichtig motief zoeken, een verschijningsvorm van literaire restitutie of “Wiedergutmachung” ?32 Ook wat betreft de afloop van de meeste fictionele of gefictionaliseerde verhalen over de Holocaust wordt de droeve werkelijkheid op een zelfde manier – en vanuit dezelfde mogelijke impulsen – geweld aangedaan. Anders dan in de volwassenenliteratuur het geval is, zal de hoofdpersoon (en vaak zelfs zijn naaste familieleden) in regel de oorlog overleven. Men is van mening dat een relaas waarbij alle personages met wie de lezer zo sterk heeft meegeleefd, verraden en vermoord worden, aan kinderen niet kan worden “aangedaan”. Zelfs in de bewerkingen voor kinderen van het dagboek van Anne Frank wordt de nadruk gelegd op de troostende beschouwing dat Anne doorheen haar dagboek onsterfelijk is geworden, en niet op het feit dat ze werd vermoord door de onmenselijke leefomstandigheden in het kamp. In Anne Isaacs Zolang jij maar bij me bent wordt het de lezer maar al te duidelijk dat Rachel en Eva, twee zusjes in het werkkamp van Theresienstadt, de oorlog bij wijze van spreken wel “moeten” overleven. Rachel is doodziek en ligt de dag dat de geallieerde soldaten arriveren al meer dan een week in comateuze toestand op sterven. Het is tegelijkertijd troostend en ongeloofwaardig dat ze weer helemaal herstelt. Een vaak ingezette strategie is het retrospectieve verhaal dat de overlevering door en dus het overleven van de ik-persoon signaleert. Op een verrassende en aangrijpende manier speelt het jeugdboek Het verborgen dorp een sinister spel met deze conventie : op het einde blijkt dat de protagonist zijn verhaal vanuit een verder onbepaald “hiernamaals” vertelt, zodat de hoop die je als lezer putte uit het feit dat het een ik-relaas betreft en de hoofdpersoon dus zou overleven, onderuit wordt gehaald. Plots en even brutaal als het dodelijke schot op de laatste bladzijde 33 . Om 32 Malte Dahrendorf karakteriseert « die “literarische Wiedergutmachung” [als] ein Grundzug der deutschen KJL zum Holocaust. », in M. Dahrendorf, op. cit., p. 23. 33 R. Langenus, Het verborgen dorp, Leuven, 1999, p. 170. 77 dezelfde reden zijn boeken waarin de hel en de dood van de concentratiekampen worden beschreven, uiterst zeldzaam, al zijn er wel uitzonderingen, meestal autobiografisch geïnspireerde getuigenissen. Rond Gudrun Pausewangs Reise im August, barstte een heftige discussie los over de pedagogische toelaatbaarheid van een werk dat de lezer op de laatste bladzijde nu eens niet het gas uit de douchekranen bespaart… Voor het grootste deel worden de kampen in de boeken geïntegreerd als schrikberichten waarvan de protagonisten zich niet kunnen voorstellen dat ze kloppen, of waarbij ze zich iets heel anders voorstellen. Zo wordt de voorkennis van de lezer op bepaalde momenten uitgespeeld tegen de onwetendheid van de protagonisten : Marisa in Bij de vijand thuis huilt van blijdschap als ze op de laatste bladzijde ontdekt dat haar vriend Sjemoeëel in een “kamp” zit, omdat zij alleen van het bestaan van “werkkampen” afweet : « Hij moest als dwangarbeider zijn binnengekomen. Hij had ze op een of andere manier allemaal om de tuin geleid. » 34 Zoals in de literatuur voor volwassenen is de deportatietrein een veel voorkomend motief, het symbool van afschrikwekkende gruwel en van de brutale en onherroepelijke vernietiging van hoop. Anders dan in deze literatuur wordt de trein in de jeugdliteratuur in veruit de meeste gevallen van buiten waargenomen en zien kind-protagonisten machteloos toe hoe hun familieleden erin gedreven worden, en hoe hij vertrekt en kleiner wordt tot hij als een stipje aan de horizon is en tenslotte helemaal verdwijnt. Wat er daarna gebeurt, blijft onuitgesproken. Wat is het eigenlijke motief voor deze door de jeugdliteratuur zelf opgelegde wetten die een schok of een overbelasting van de lezer heten te vermijden. Een bepaalde mate van voorzichtigheid omwille van de ontwikkelingspsychologische leeftijd van het doelpubliek of omwille van het didactische principe dat de waarheid het best geleidelijk aan en stap per stap wordt zichtbaar gemaakt, is zeker legitiem. Maar moet de literatuurkritiek niet ook rekening houden met een andere mogelijkheid, een motivatie die uit een heel andere impuls voortkomt ? Grenzen die aan de kinderliteratuur in het algemeen worden opgelegd, kunnen ook in werkelijkheid de bescherming van volwassenen dienen, die bepaalde aspecten van de realiteit verdringen en dus de 34 C. Matas, op. cit., p. 142. 78 opgroeiende generatie hier evenmin mee wil confronteren. Volgens jeugdliteratuurdeskundige Dagmar Grenz drijft de thematiek van de Holocaust deze vraagstelling op de spits, omdat de verdringing hier bijzonder sterk geweest is – en is. « Nicht zuletzt können die Grenzen, die der Kinder- und Jugendliteratur gesetzt werden, solche sein, die in Wirklichkeit dem Schutz der Erwachsenen dienen, die bestimmte Aspekte der Realität verdrängen und deswegen auch nicht Heranwachsende damit konfrontieren wollen. Das trifft auf das Thema Holocaust in besonderer Weise, weil hier die Verdrängungen besonders gross sind. » 35 De behoedzaamheid waarmee in de jeugdliteratuur met de gruwel van de Tweede Wereldoorlog wordt omgesprongen, zou kunnen gelezen worden als een spoor van de tientallen jaren durende onwil en angst voor een eerlijke en gedifferentieerde omgang met het recente verleden. Oorlog en kinderspel : aanrennen tegen grenzen Er is tenslotte nog een andere verklaring voor deze specifieke kenmerken van een groot aantal romans mogelijk. De traditionele conventies over jeugdliteratuur en de educatieve opvattingen over de eigenheid van het kind zijn zeer moeilijk met de gruwel van de Tweede Wereldoorlog in overeenstemming te brengen ; “het kind” en “Auschwitz” staan in een complexe relatie tot elkaar. Wat heeft de thematisering van de Holocaust voor de evolutie van de kinder- en jeugdliteratuur, en voor de veranderende blik naar het kind betekend ? Vooral vanaf de jaren 80 heeft het schrijven over de ervaringen in de Tweede Wereldoorlog de mogelijkheidsvoorwaarden van kinder- en jeugdliteratuur ingrijpend beïnvloed. De grenzen van het mogelijke en onmogelijke werden verder weg geduwd, en verschillende scènes uit de recente Holocaustromans raken aan het bevattingsvermogen en de draagkracht van vele (niet alleen jonge) lezers. De thematisering van deze periode uit de geschiedenis en van misdaden zoals genocide, is een van de factoren die de opvatting over kind zijn beïnvloedt. Verhalen over kinderen als de meest weerloze 35 D. Grenz, Kinder- und Jugendliteratur und Holocaust. Theoretische und didaktische Überlegungen im Anschluss an die Analyse von zwei erfolgreichen Jugendbüchern in M. Dahrendorf (red.), op. cit., pp. 111-123, hier p. 117. 79 slachtoffers van vervolging of van nationaalsocialistische indoctrinatie verscherpen en radicaliseren namelijk onvermijdelijk de aanklacht tegen de oorlogswaanzin. Vaak heeft de hoofdpersoon uit de verhalen over een vervolgde familie een jonger zusje of broertje dat door onbegrip de absurditeit van de situatie voelbaar maakt. Tegelijkertijd en in een omgekeerde beweging betekenen deze verhalen het failliet, de radicale ontkenning van het beeld van het onschuldige kind : de oorlog neemt de protagonisten de mogelijkheid af om te spelen, te dromen, zich te gedragen zoals van een kind wordt verwacht. In Ik heb geen naam formuleert de protagoniste deze ervaring als volgt : « Allebei voelen we dat er op dit ogenblik iets gebeurt. Van de ene op de andere seconde zijn we volwassen. »36 Marisa beseft dat het onderduiken haar eerlijkheid en onschuld – karakterkenmerken die normaal in verband worden gebracht met kinderlijkheid – tot gevaarlijke eigenschappen maken. Noodgedwongen gaat ze zich manipulatief en cynisch gedragen : « Ik deed voortdurend alsof ik iemand was die ik niet was en hoe meer ik daarmee bezig was, hoe meer ik mezelf haatte. »37 De impact van oorlog op een kind stelt de eigenschappen die wij spontaan met kindzijn associëren – onschuld, nieuwsgierigheid, levenslust – in vraag. De aanwezigheid van elementen die met kind en kindertijd in verband worden gebracht, zoals bijvoorbeeld speelgoed, doet de schrille tinten van de oorlog en de gruwel nog beter uit de verf komen. Tegelijk ook wordt de genadeloze absurditeit van het nazi-systeem in beeld gebracht. In de metafoor van het spel worden verschillende dimensies van de relatie tussen oorlog en de onschuld van het kind verenigd, maar niet op een harmonieuze manier. Deze spanning schenkt de bijzondere kracht aan de titel van één van de meest ingrijpende Holocaust-boeken voor kinderen, Als Hitler das rosa Kaninchen stahl. De Poolse kinderen van een nazi-officier in Bij de vijand thuis spelen vol overgave het spel “Joden eruit !”, een soort van ganzenbord-spel, met één hoofdspelregel : « Wie het meeste joden kan wegjagen, heeft gewonnen. » 38 Onschuld van een jonge, geïndoctrineerde generatie ? Of een oefening in de wreedheid zoals de 36 D. Hilarová en M. Diekmann, op. cit., p. 10. C. Matas, op. cit., p. 90. 38 C. Matas, op. cit., p. 79. 37 80 oudste zoon van de familie doet vermoeden, wanneer hij ervan droomt razzia’s te houden, net als zijn vader, later, als hij groot is ? Roza en haar jongere zusje Silvie in Dansen op de brug van Avignon van Ida Vos ondervragen elkaar elke avond in de unheimlich speelse vorm van een soort quiz over “jaartallen”39. Tijdens deze momenten voelt de lezer een beklemmende mengeling van ernst bij de zusjes, een verlangen naar spel, een poging om de akelige wereld en de onbegrijpelijke veranderingen beter beheersbaar te maken, en niet in het minst om afstand te creëren. Roza ondervraagt Silvie : « “En wat staat er bij 15 september 1941 ?” “Joden mogen niet in niet-joodse hotels, schouwburgen en bibliotheken en ook niet in het zwembad. Jammer hè Rosa, dat we niet in het zwembad mogen ? Net nu het zo warm is.” » Silvie’s poging om afstand te creëren door bijvoorbeeld niet in de wij-vorm te praten maar de gedistantieerde, onbepaalde en veralgemenende term “joden” te gebruiken, mislukt. Elke keer opnieuw dringt de werkelijkheid binnen in hun spel, en elke keer proberen ze zich tot de orde te roepen, zich te concentreren op de objectieve en veilige informatie van data en wetten, en hun emotionele betrokkenheid uit te schakelen : « “Doorgaan !”, zegt Rosa streng. “We zijn bezig met jaartallen.”» Hun stemming slaat om van angstige ernst in krampachtige vrolijkheid, en tenslotte in wanhoop : « Silvie rolt uit haar bed. Ze komt met een harde bons op de vloer terecht. Rosa gaat naast haar liggen. Ze huilen van het lachen. […] “Nu nog één hele leuke”, zegt ze. “Echt, een hele leuke. Wat mochten de joden niet toen het 29 mei 1942 was ?” […] “Vissen !”, schreeuwt Silvie. “Schollen, haringen, spieringen. Niet bang meer zijn. Niet bang meer zijn voor joden. Die mogen niks meer. Helemaal, helemaal niks meer.”» De wereld van het speelse kind en de wereld van Auschwitz passen niet bij elkaar. Precies daarom brengen auteurs van kinderliteratuur deze twee elementen telkens weer samen in een niet op te lossen spanningsveld, zoals in een extreem en ongetwijfeld voor discussie vatbaar voorbeeld de misselijkmakende kindertekeningen op de muur van een autopsieruimte voor de slachtoffers van de gehandicaptenpolitiek van de nazi’s in De uitverkorene. « Alle hoofdjes waren 39 I. Vos, Dansen op de brug van Avignon, Amsterdam, 1989, pp. 52-56. 81 ingepakt in dik verband. […] In een enorme glazen kast stonden bokalen. Toen ze dichterbij kwam, zag ze dat er menselijke hersens in zaten. […] Aan de muren hingen prenten met sprookjesfiguren in vrolijke kleuren. Op een van de bedden lag een pop met een guitige uitdrukking op haar poppengezichtje. » 40 In het subgenre van de Holocaustromans worstelt en onderhandelt de jeugdliteratuur met haar eigen conventies die een beperking blijken op te leggen aan de representatie van de Holocaust en die de werken ongewild gevaarlijk dicht bij trivialisering, verfraaiing of mystifiëring van de gebeurtenissen in het Derde Rijk en de Tweede Wereldoorlog kunnen brengen. De jeugdliteratuur zoekt en vindt andere strategieën om de grenzen uit te dagen, niet in het minst om toch te raken aan het uiterste emotionele bevattingsvermogen van de lezer. De wereld van het spelende kind in confrontatie met de wreedheid van het naziregime en de gruwel van de Holocaust veroorzaakt nauwelijks te verdragen wanklanken die de breuk en het trauma in beeld brengen, en bovendien specifiek de onherroepelijke verandering in beeldvorming over kinderen door de gebeurtenissen van de Tweede Wereldoorlog en de Shoah thematiseren. 40 L. Van Tolhuyzen, op. cit., p. 98. Opvallend hier is de gelijkenis met het historisch reële Family Camp in Auschwitz waar een artistiek begaafde gevangene de opdracht kreeg om reuzengroot de figuren uit Sneeuwwitje en de Zeven Dwergen op de muren van de barakken te schilderen. De Franse denker Julia Kristeva thematiseert deze abjecte dissonantie eveneens : « Dans les salles obscures de ce musée qui reste maintenant d’Auschwitz, je vois un tas de chaussures d’enfants, ou quelque chose comme ça que j’ai déjà vu ailleurs, sous un arbre de Noël, par exemple, des poupées je crois. L’abjection du crime nazi touche à son apogée lorsque la mort qui, de toute façon, me tue, se mêle à ce qui, dans mon univers vivant, est censé me sauver de la mort : à l’enfance, à la science, entre autres… » (J. Kristeva, Pouvoirs de l'horreur, Parijs, 1980, p. 12) 82 Betrekkingen tussen de Nederlanden en het Heilig Land in de Middeleeuwen en de Nieuwe Tijd Fernand Vanhemelryck Voor de christenen stelde een heilige plaats alle andere in de schaduw : Jeruzalem. Deze stad heeft van oudsher een bijzondere aantrekkingskracht uitgeoefend. Het evangelie van Lucas verhaalt hoe de ouders van Jezus elk jaar naar Jeruzalem gingen voor het feest van Pasen in het kader van een collectieve pelgrimstocht, die families en kennissen bijeenbracht. Als twaalfjarige jood volbracht Jezus de pelgrimstocht. Na zijn kruisdood bleven de Christenen de plaats van de passie en de verrijzenis van Christus en de andere heilige plaatsen devoot bezoeken en memoreren. Deze eerste pelgrimage verdween echter met de onlusten van de eerste (66-70) en tweede (132-135) joodse opstand. De toestand veranderde in de 4de eeuw. In 313 werd het christendom op grond van het edict van Milaan een geoorloofde godsdienst en onder Theodosius (379-395) groeide het uit tot de officiële godsdienst van het keizerrijk. De plaatsen die herinnerden aan het leven van Christus kregen meer aandacht. De heilige Helena, moeder van Constantijn de Grote, die rond 312 tot het christendom was bekeerd, liet de basilica’s op de Olijfberg te Jeruzalem en op de geboortegrot te Betlehem bouwen. Later werd haar een rol toegekend bij het vinden van het Heilig Kruis1. De vroege middeleeuwen Parallel hiermee werden toen pelgrimstochten naar het Heilig Land georganiseerd. Sinds de vierde eeuw gingen pelgrims, gebruik makend van de vrede die er in het Romeinse rijk heerste, vanuit het Westen het graf van Christus bezoeken. Een itinerarium van Bordeaux naar J. Chelini en H. Branthomme, Les chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours, Parijs, 1982, pp. 54 en volg. Zie ook : P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d'Orient. Histoire et géographie des origines à la conquête arabe, Parijs, 1985. 1 83 Jeruzalem uit die tijd biedt waardevolle inlichtingen over het traject van de via Domitia van Toulouse naar Arles, langs de Rhônevallei tot Valence, en via de vallei van de Durance over de Mont-Genèvre tot Noord-Italië en vandaar over land naar Klein-Azië en het Heilig Land. Ook de volgende eeuwen bleef Jeruzalem de westerse gedachtewereld beheersen en werd het Heilig Land bezocht. Zo bad de Frankische bisschop Arnulf in de tweede helft van de 7de eeuw op de gewijde plaatsen van Jeruzalem, Betlehem en Damascus. In 720 of 721 vertrok de Engelse pelgrim Willibald naar het Heilig land. Een religieuze uit het klooster van Heidenheim nabij Ulm en een anonieme diaken zetten het reisverhaal op schrift2. Vanaf de Karolingische periode werden de moeilijkheden op de weg naar Jeruzalem groter. Ongelovigen bedreigden de pelgrims langs de weg over land en piraten maakten de zeeroutes onveilig. Vanaf de 7de eeuw was het Heilig Land in de handen van de moslims gevallen maar de toegang tot de heilige plaatsen lieten zij min of meer vrij voor wie zich als een vredelievend en gelovig man aandiende. Rond 800 werden de pelgrimsreizen zelfs vrij gemakkelijk. Karel de Grote had goede betrekkingen aangeknoopt met Haroen al Rasjid, de kalief van Bagdad, wiens rechtvaardigheid en ridderlijkheid in de sprookjes van duizend en één nacht geprezen werden. Maar spoedig zouden de moeilijkheden beginnen3. Aan het einde van de 10de eeuw leidde de bekering van de Hongaren tot een veiligere weg over land. Nu kon men via de Donau en de Balkan direct naar Constantinopel en verder reizen. Maar in de 11de eeuw veranderde alles, precies in de eeuw waarin Jeruzalem in de verbeelding en in de spiritualiteit een groeiende betekenis kreeg. Niet alleen legden de gelovigen een verband tussen het hemelse en het aardse Jeruzalem, maar bovendien versterkte de nadering van de verjaardag van Christus’ dood in 1033 voor sommigen de eschatologische betekenis van een reis naar Jeruzalem. Men had de 2 T. Wright (red.), Early travels in Palestine, New-York, 1969, pp. 1 en volg. Zie ook : T. Tobler, Descriptiones Terrae Sanctae ex saeculo VIII, IX, XII et XV, Leipzig, 1874, pp. 1-55 ; pp. 282347 ; Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte XIIe-XVIe siècle, uitg. D. Régnier-Bohler, Parijs, 1997, p. 893 ; D. West, Pilgrims and pilgrimage in the Medieval West, Londen, New-York, 2001, p. 12. 3 J. Lehmann, De kruisvaarders. Avonturiers in de naam van God, Baarn, 1976, p. 18. 84 collectieve verwachting dat het aardse Jeruzalem de plaats van het nieuwe Jeruzalem zou worden. Men kon immers in het laatste bijbelboek, de Apocalyps, lezen dat het uit de hemel zou neerdalen op aarde. Jeruzalem was de belangrijkste plaats op aarde en werd op de oude kaarten en plannen aangeduid als het centrum van de wereld. Bovendien werd aangenomen dat men in haar nabijheid een voorgevoel van het hemels geluk ervoer. Een belangrijk deel van de religieuze vervoering van de pelgrims toen zij naar de heilige plaatsen reisden, hing hiermee samen. Ook de brede beweging van de kerkelijke hervorming, de inspanning tot zuivering van het geloof en de terugkeer naar zijn bronnen verklaren het nieuwe elan dat de pelgrimage naar de heilige stad nam. Belangrijke personages uit het Westen begaven zich enthousiast op weg. De Duitse monnik Lambert van Hersfeld, die dag en nacht bezeten was door de droom van het Beloofde Land, verliet clandestien zijn abdij en trok naar Jeruzalem. Naast enkelingen vertrokken er ook grote groepen naar het Heilig Land. In 1026 leidde Richard van Sint-Vanne met financiële steun van Richard II, hertog van Normandië, een groep pelgrims over land via Hongarije naar Jeruzalem. Zij arriveerden op Palmpasen 1027 en bij het aanschouwen van de stadia van de kruisweg vloeiden hun tranen overvloedig4. In het jaar 1033, de duizendste verjaardag van de passie, noteerde de kroniekschrijver Raoul le Glabre met verbazing dat edelen en armen samen de reis ondernamen, wat voordien nooit gezien werd. « En velen », schrijft hij, « hadden de wens te sterven vooraleer naar hun land terug te keren zodat zij hun vrome onderneming tot een ultieme fase konden brengen »5. Sterven op weg naar de heilige stad betekende immers een garantie voor het eeuwige leven. Rond het midden van de 11de eeuw was de toestand van de christenen in het Heilig Land weer aanzienlijk verbeterd en zelfs gunstiger dan ooit tevoren. De handel met Constantinopel en met de Italiaanse steden bloeide en de Middellandse Zee werd beheerst door 4 A. Vanderjagt, « “Qui désire voir monde” : Bourgondiërs en de Oriënt. De Oriënt droom of dreiging ? » in : Het Oosten in westers perspectief, (red. H. Bakker en M. Gosman), Kampen, 1988, p. 19. 5 R. Oursel, Pèlerins du moyen âge, les hommes, les chemins, les sanctuaires, Parijs, 1978, p. 32. 85 schepen van christelijke reders. Bovendien groeiden de stromen pelgrims, vooral uit Frankrijk en het Westen, gestadig. De situatie werd opnieuw moeilijk toen de Turken zich van grote delen van het Byzantijnse rijk meester maakten en ook de Arabieren terugdrongen. In 1071 veroverde een Turks-Seldjoekse vorst, Atsiz ibn Abak, Jeruzalem zonder slag of stoot en bezette daarop Palestina. De weinige pelgrims die zich toen in het Heilig Land waagden, zetten hun leven op het spel en stonden bloot aan plundering en heffing van hoge tolgelden. In het Westen kon men moeilijk verwerken dat de heilige plaatsen in de handen van de ongelovigen waren gevallen en permanent het gevaar liepen ontheiligd te worden. Voor de middeleeuwer uit het Westen was het Gods wil dat de pelgrims vrije toegang tot de heilige plaatsen kregen en dat het land van de Bijbel en vooral Jeruzalem op de moslims veroverd werd en onder christelijke heerschappij geplaatst. Er zijn een aantal namen bekend van belangrijke personen uit onze gewesten die in de 11de eeuw de reis naar het Heilig Land ondernamen. Zo deed de geestelijke hervormer, Poppo van Deinze, die in 1020 abt van Stavelot-Malmédy zou worden, in het jaar 1000 een pelgrimstocht naar Jeruzalem. Lietbert, bisschop van Kamerijk, volgde zijn voorbeeld. Deze reizen gebeurden over land via Hongarije sinds de heilige koning Stefanus zich tot het christendom had bekeerd. Robrecht de Fries was de eerste Vlaamse graaf die nog voor het ontstaan van de georganiseerde kruisvaarten tijdens de laatste jaren van zijn regering tussen 1086 en 1090, een pelgrimstocht naar het Heilig Land ondernam. Tijdens zijn terugreis in 1089 beloofde hij te Constantinopel aan keizer Alexis 500 Vlaamse ridders naar Constantinopel te zenden voor de strijd tegen de moslims6. De tijd van de kruistochten Vanaf 1095 zou de houding tegenover het Heilig Land spectaculair evolueren. Op 27 november van dat jaar werd te Clermont de kruisvaarder geboren. Paus Urbanus II deed er een oproep om 6 T. Luykx, De graven van Vlaanderen en de kruistochten, Hasselt, 1967, pp. 38-39 ; C. Verlinden, Robert le Frison, comte de Flandre, Antwerpen, Parijs, 1935, pp. 151-166. 86 Jeruzalem te bevrijden. Nog hetzelfde jaar richtte hij een brief tot de Vlaamse graaf, Robrecht II en zijn vazallen om hen dringend aan te sporen op kruistocht te trekken. Robrecht II, gehuwd met Clementina, zuster van de latere paus Calixtus II, zou in 1096 deelnemen aan de eerste kruistocht samen met het Provençaalse leger onder leiding van Raymond van Toulouse en dat van Lotharingen onder het bevel van Godfried van Bouillon. Het leger van Robrecht II telde talrijke belangrijke edellieden uit onze gewesten. Enkele voorbeelden : de broer van Robrecht, Filips, burggraaf van Ieper, Robrecht, voogd van Béthune, Boudewijn, zoon van burggraaf Wenemaar van Gent, Burchard van Komen, Hellinus van Wavrin, Wouter van Nijvel, Wouter van Zottegem, Jan van Haveskerk, Zeger van Kortrijk, Arnulf van Oudenaarde, Raas van Gavere, Albert van Belle, Willem van SintOmaars, Herman van Aire, Wouter, voogd van Sint-Winoksbergen, Godfried, graaf van Cassel, Willem van Hondschoote, Eustachius van Terwaan, Salomo van Maldegem, Diederik van Diksmuide, Daniël van Dendermonde, Eremboud, burggraaf van Brugge, Gervasius van Praet, Gerard van Rijsel7. Ook in het leger van Godfried van Bouillon bevonden zich talrijke ridders uit Neder-Lotharingen, Brabant, Henegouwen en omliggende gebieden. Pas op 2 juni 1099 bereikte Robrecht II met zijn troepen Ramla, waar zij een bisdom stichtten en een garnizoen achterlieten. Godfried van Bouillon van zijn kant stuurde een ruiterijdivisie naar Betlehem. Tussen hun vertrek uit de Nederlanden in augustus en september 1096 en hun aankomst op 7 juni 1099 te Jeruzalem hadden zij Constantinopel bezocht en op 1 juli 1097 een overwinning op de Turken behaald te Doryleum en op 31 december ten zuiden van Antiochië. Op 3 juni 1098 was Antiochië in hun handen gevallen. Begin januari 1099 begon de opmars naar Jeruzalem en op 7 juni arriveerde het leger van de kruisvaarders voor de muren van de heilige stad. Graaf Robrecht II vatte met zijn troepen post ten noorden van de stad, aan de poort van Bab-el-Jadid of Sint-Lazaruspoort 8 . Godfried van Bouillon en Tancred namen de westerse sector tegenover 7 8 T. Luykx, op.cit., p. 46. T. Luykx, op.cit., p. 63. 87 de poort van David en de poort van Jaffa voor hun rekening9. Op 13 juni bestormden de kruisvaarders voor de eerste keer de stad waar Christus gekruisigd werd. Op 15 juni slaagden Godfried van Bouillon, Robrecht van Vlaanderen en Robrecht van Normandië er in hun aanvalstoren tot vlak bij de stadsmuren te rollen en een valbrug neer te laten. Letold en Gilbert uit Doornik uit het leger van de graaf van Vlaanderen, drongen als eersten Jeruzalem binnen. De kruisvaarders achtervolgden de Saracenen tot in de moskee Al Aksa waar er volgens een anoniem kroniekschrijver « een zodanig bloedbad plaatsvond dat de onzen er tot hun enkels in het bloed waadden »10. De joden die in de hoofdsynagoge gevlucht waren, werden ingesloten en de synagoge werd in brand gestoken waardoor allen in de vlammen omkwamen11. Op 15 juli viel de stad in handen van de kruisvaarders en ’s avonds baden Robrecht II en de andere legeraanvoerders op het graf van Christus. De kroniekschrijver Willem van Tyrus schrijft dat zij zich nabij de Heiland in het paradijs waanden : « Zij waren uiterst gelukkig en weenden van vreugde terwijl zij al biddend op het Heilig Graf van de Zaligmaker hun gelofte van kruisvaarder inlosten. »12 Op 22 juli werd Godfried van Bouillon unaniem tot koning van Jeruzalem verkozen maar hij weigerde de kroon. Hij achtte het volgens kroniekschrijvers onaanvaardbaar koning te zijn in een stad waar Christus als koning der joden gekruisigd werd en een doornen kroon had gedragen. Reeds het jaar daarop, op 18 juli 1100, stierf de verdediger (advocatus) van het Heilig Graf aan tyfus te Jeruzalem. Hij werd begraven in de Heilige Grafkerk die de aanleiding tot de kruistocht was geweest. Zijn opvolger was zijn broer Boudewijn, graaf van Edessa, die zich op kerstdag 1100 tot koning van Jeruzalem liet kronen. Bij zijn dood in 1118 volgde zijn neef Boudewijn van Bourg hem op. Hij voerde de titel van Boudewijn II van Jeruzalem 11181121. De kleine christelijke staat Jeruzalem bleef beperkt tot een smalle strook, omsingeld door sterke muzelmaanse vijanden. Daarom werd de verdediging van het koninkrijk voor een stuk overgedragen R. Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, dl. I, Parijs, 1991, p. 153. R. Grousset, op.cit., dl. I, p. 158. 11 J. Lehmann, op.cit., p. 110 ; R. Grousset, op.cit., dl. I, p. 161. 12 T. Luykx, op.cit., pp. 66-67. 9 10 88 aan speciale ridderorden zoals die van de Tempeliers, gesticht in 1119 door onder meer de Vlaming Godfried van Sint-Omaars. Hun hoofdzetel stond te Jeruzalem in de nabijheid van de oude tempel van Salomon, wat hun naam verklaart13. Jeruzalem bleef op de westerlingen en op de mensen uit de Lage Landen een grote aantrekkingskracht uitoefenen. De graaf van Vlaanderen, Diederik van de Elzas, speelde in de 12de eeuw een belangrijke rol in de betrekkingen tussen onze gewesten en het Heilig Land. Viermaal deed hij de reis. Zijn beweegredenen waren niet alleen van religieuze maar ook van familiale aard. Hij was immers in 1134 gehuwd met Sybilla, dochter van koning Fulco van Anjou, zodat hij de schoonzoon werd van de koning van Jeruzalem. Tijdens een eerste reis vocht hij met Vlaamse ridders met succes tegen de Turken die regelmatig het gebied over de Jordaan kwamen plunderen. Hij zou vooral een rol spelen tijdens de Tweede Kruistocht. Op 31 maart 1146 was hij aanwezig te Vézelay waar Bernard van Clairvaux tot een nieuwe kruistocht opriep. In de herfst van hetzelfde jaar ontmoette de befaamde cisterciënzer de Vlaamse graaf in de abdij van Sint-Bertijn te Sint-Omaars waar ongetwijfeld de toestand in het Heilig Land werd besproken. In 1147 verliet de graaf met zijn ridders Vlaanderen om in juni te Metz aan te sluiten bij het Franse leger van Lodewijk VII. Via Worms, Regensburg, Wenen, Belgrado, Sofia en Andrinopolis, bereikten zij Constantinopel. Later scheepten zij in te Adalia en landden te Sint-Simeon, de voorhaven van Antiochië. De bedoeling was de strijd aan te binden met Nur-el-Din, die een bedreiging vormde. De plannen werden echter gewijzigd en na een mislukte aanval op Damascus, waarmee de christenen in het Oosten steeds goede betrekkingen hadden onderhouden, keerde Diederik van de Elzas naar Vlaanderen terug. Bij de afreis in 1149 ontving hij van zijn zwager, Boudewijn III van Jeruzalem, de befaamde relikwie van het Heilig 13 R. Grousset, op.cit., dl. I, pp. 171, 200 ; P. Aubé, Godefroy de Bouillon, Parijs, 1985, pp. 290 en volg. ; J. Richard, Histoire des croisades, Parijs, 1996, p. 80 ; J. Heers, Libérer Jérusalem. La première croisade 1095-1107, Parijs, 1995, pp. 228 en volg. 89 Bloed die hij naar Brugge zou meebrengen waar zij eeuwen gekoesterd werd14. Diederik van de Elzas begaf zich in 1157 opnieuw naar het Heilig Land in de hoop te zegevieren over het rijk van de Zengiden. Het was de bedoeling vanuit Tripoli het gebied van Nur-el-Din aan te vallen. Door de onenigheid onder de Westerse aanvoerders kwam hiervan niets in huis. Diederik van de Elzas verbleef nog een tijdje te Jeruzalem in zijn permanente strijd tegen Nur-el-Din. In 1158 keerde de graaf naar Vlaanderen terug. Zijn echtgenote, Sylilla, bleef achter te Jeruzalem en trok zich terug in het klooster van de heilige Lazarus. In 1164 was Diederik van de Elzas voor de vierde keer in het Heilig Land. In hetzelfde jaar nam hij definitief afscheid van zijn vrouw en keerde naar Vlaanderen terug waar hij in 1168 overleed15. Het hoeft dan ook niet te verwonderen dat zijn zoon Filips van de Elzas als graaf van Vlaanderen eveneens de weg naar het Heilig Land insloeg. In de ridderwereld was de kruisvaartbeweging intussen zo ingeburgerd geraakt dat het voor de westerse ridders bijna een heilige plicht was geworden om minstens eenmaal in hun leven met het zwaard tegen de ongelovigen ten strijde te trekken. Bij het begin van 1177 deed Filips van de Elzas een aantal schenkingen aan kloosters en kerken in Vlaanderen om van de hemel de zegen over zijn tocht te verkrijgen en op 12 juni scheepte hij met een groot gevolg en talrijke Engelse ridders in te Wissant in Frans Vlaanderen. Via de Atlantische oceaan en na een oponthoud in Portugal en op Cyprus, landde de vloot te Akko. Dadelijk spoedde de graaf zich naar zijn neef Boudewijn IV, koning van Jeruzalem die getroffen door melaatsheid, doodziek te bed lag. De bedoelingen van Filips van de Elzas waren weinig edel. Het was zijn intentie voordeel te halen uit de successie van de vorst. Zonder veel succes keerde hij over land via Constantinopel, Tracië, Hongarije en Zuid-Duitsland naar Vlaanderen terug. Op 4 juli 1187 leed het leger van de christenen een zware nederlaag te Hattin. Het bericht verwekte een grote opwinding in het Westen en leidde tot de derde T. Luykx, op.cit., pp. 82 en volg. ; zie ook : J. Cuvelier, Inventaire analytique des archives de la chapelle du St. Sang à Bruges précédé d’une notice historique sur la chapelle, Annales Soc. d’Émulation de Bruges, 1900, pp. 1-153. 15 T. Luykx, op.cit., pp. 96-97 ; R. Grousset, op.cit., dl. II, p. 378. 14 90 kruistocht. Hiervan maakte ook Filips van de Elzas deel uit. Op 4 juli 1190 vertrokken Vlaamse, Franse en Engelse legers vanuit Vézelay. Om ze uit elkaar te kunnen houden droegen de Vlaamse kruisvaarders groene kruisen, de Franse rode en de Engelse witte. De Vlaamse graaf trok over de Alpen en overwinterde in de buurt van Rome. Via Napels bereikte hij Sicilië waar hij met zijn leger de Engelse en Franse troepen van Richard Leeuwenhart en Filips August II vervoegde. Op 20 april legden Filips van de Elzas en de Franse koning aan voor de stad Akko. De graaf werd er ziek en overleed er op 1 juni 119116. Voor de organisatie van de vierde kruistocht speelde de invloed van paus Innocentius III een belangrijke rol. De graaf van Vlaanderen, Boudewijn IX, maakte op 24 februari 1200 in de Sint-Donatiaanskerk te Brugge bekend dat hij een kruistocht zou ondernemen. Talrijke edellieden uit Vlaanderen en Henegouwen volgden zijn voorbeeld. Deze expeditie zou hen via Venetië en de Dalmatische kust (Zara) in Constantinopel brengen. Na moeilijkheden onder de politieke leiders van Constantinopel veroverden de kruisvaarders de stad en op 9 mei 1204 werd de graaf van Vlaanderen en Henegouwen tot keizer van Constantinopel verkozen. Nog geen jaar later (14 april 1205) werd hij in de strijd tegen Grieken en Bulgaren gevangen genomen waarna men niets meer van hem hoorde. Na de verdwijning van Boudewijn werd zijn broer Hendrik van Henegouwen tot keizer uitgeroepen. Twintig jaar later gaf een voormalige eremijt zich in Vlaanderen en Henegouwen uit voor Boudewijn IX. Na zijn ontmaskering liet gravin Johanna van Constantinopel de bedrieger gruwelijk terechtstellen17. Intussen was het enthousiasme voor de kruistochten wegens de talrijke mislukkingen sterk afgenomen. Alleen bij de heilige Lodewijk van Frankrijk, bij zijn moeder, Blanca van Castillië en in Vlaanderen laaide het weer op. De Franse koning belegde op 16 oktober 1245 een vergadering van zijn vazallen waar velen, waaronder de gravin van Vlaanderen en haar twee zonen Willem en Gwijde van Dampierre, het kruis aanvaardden. Het zou nochtans nog tot in 1248 duren vooraleer 16 T. Luykx, op.cit., pp. 107 en volg ; T. Luykx, Johanna van Constantinopel, gravin van Vlaanderen en Henegouwen, Antwerpen, Utrecht, 1946, pp. 212-239. 17 T. Luykx, op.cit.,pp. 121, 138 ; C. Verlinden, Les empereurs belges de Constantinople, Brussel, 1945, pp. 80 en volg. 91 de kruistocht zou vertrekken. In de herfst van hetzelfde jaar vervoegde de Vlaamse graaf de Franse koning op Cyprus. Vandaar werd koers gezet naar Egypte waar de expeditie talloze moeilijkheden ondervond. In Jeruzalem zijn zij niet geraakt en Willem van Dampierre was in de herfst van 1250 terug in Vlaanderen. Enkele maanden later werd hij gedood in een steekspel. Ook zijn broer, Gwijde van Dampierre, zou als vazal van de heilige Lodewijk naar het Oosten trekken in een laatste poging om het Heilig Land van de Saracenen te bevrijden. Op 12 april 1270 verliet hij het kasteel van Male en op 4 juli voeren de kruisvaarders weg uit Aigues-Mortes in de Provence. Via Sardinië bereikten zij Tunis. Toen de heilige Lodewijk te Carthago aan een besmettelijke ziekte overleed, verdween ook het laatste greintje geestdrift. Via Sicilië, Napels, Rome, Florence, Milaan, de Sint-Bernarduspas, Genève, Parijs en Rijsel keerden Gwijde van Dampierre en zijn gezellen terug. Op 31 mei kwamen zij aan op het kasteel van Wijnendale18. Na de kruistochten De kruistochten waren op een jammerlijke mislukking uitgedraaid. Het verlies van Akko, het laatste steunpunt van de kruisvaarders in Palestina in 1291, betekende het voorlopig einde van de pelgrimage. Er kwam zelfs een kerkelijk verbod op de bedevaart op straf van excommunicatie. Een tijdlang was Cyprus het eindpunt op weg naar het tijdelijk onbereikbaar Heilig Graf. Maar Oost en West vonden spoedig een handig modus vivendi. Zowel voor de Turken als de Venetianen en de Genuezen waren de pelgrims immers een interessant cliënteel dat de dukaten royaal liet rollen. Nog in de 14de eeuw werd er veel over de kruistochten gesproken. Deze eeuw wordt wel eens smalend de eeuw van de armchair crusaders genoemd. Hiermee bedoelt men dat er veel gemoraliseer, gepreek en getheoretiseer over de wenselijkheid van een kruistocht was, maar dat er in de praktijk niet veel van in huis kwam19. In de 15de en 16de eeuw bleven het Oosten en het Heilig Land om verschillende redenen intrigeren. Het Oosten bleef een gevaarlijke 18 19 T. Luykx, op.cit., pp. 146 en volg. A. Vanderjagt, op.cit., pp. 23-24. 92 dreiging van een agressief en expansief ervaren islam en een bijbels land met een diepe religieuze dimensie. Vooral de Bourgondische hertog Filips de Goede was nog bezeten van het kruistochtidee, net als zijn zoon Karel de Stoute. De grootse plannen zouden echter nooit uitgevoerd worden. Intussen bleven vele pelgrims naar Jeruzalem reizen. Er bestonden verschillende categorieën. In de eerste plaats waren er de pelgrimsmisdadigers die een boetetocht naar de heilige stad ondernamen wegens een zwaar misdrijf. Hun namen vindt men terug in de “criminele boeken” van de steden, de vonnissenregisters en in de registers van de gerechtsofficieren. Daarnaast deden een aantal edellieden, rijke burgers en belangrijke geestelijken de reis uit vroomheid. Tenslotte stuurden de hertogen van Bourgondië een aantal spionnen uit zoals Ghillebert de Lannoy en Bertrandon de la Broquière, kapitein van het kasteel van Rupelmonde, om militaire en strategische inlichtingen in te winnen over het Heilig Land in het vooruitzicht van een kruistocht die er nooit gekomen is20. Ghillebert de Lannoy, ridder van het Gulden Vlies, werd in 1416 door Jan zonder Vrees tot kapitein van het kasteel van Sluis benoemd. In 1421-1423 en 1446 werd hij belast met zendingen naar het Oosten. Hij was zeker niet het type van de vrome Jeruzalemreiziger maar hij was wel een ervaren diplomaat en een avonturier die het Engelse en Bourgondische hof moest inlichten over de militaire weerbaarheid van het Oosten21. Verscheidene reizigers uit onze gewesten hebben boeiende reisverhalen geschreven over hun belevenissen in Palestina en omliggende streken. Tot de interessantste behoren deze van de Bruggeling Jan Adornes (1470-1471)22, de Brusselse burger Peter de Smet (1505)23, de meier van Bergen Georges Lenguerand (1485-1486)24, 20 Le voyage d’outremer de Bertrandon de la Broquière premier écuyer tranchant et conseiller de Philip le Bon, duc de Bourgogne, uitg. C. Schefer, Parijs, 1892. C. Marinesco, Philippe le Bon, duc de Bourgogne et la croisade (deuxième partie), Bulletin des Études portugaises, 1949, pp. 1-26. 21 Zie hierover meer in : F. Vanhemelryck, Kruis en wassende maan. Pelgrimstochten naar het Heilig Land in de late Middeleeuwen, Leuven, 1994, pp. 35, 229 en volg. 22 J. Heers en G. De Groer, L’itinéraire d’Anselme Adornes en Terre Sainte (1470-1471), Parijs, 1978 ; N. Geirnaert en A. Vandewalle, Adornes en Jeruzalem. Internationaal leven in het 15de- en 16de-eeuwse Brugge, Brugge, 1983. 23 Reyse van Jherusalem beschreven door Peter de Smet, alias van Steebroeck borgher van Brussel anno 1505, Koninklijke Bibliotheek Brussel nr 12.636. Zie hierover : F. Vanhemelryck, Een Brussels 93 de Gentenaar Joos van Ghistele (1482-1483)25, de Ieperse edelman Jan Taccoen van Zillebeke (1514-1515) 26 en de ridder Jan van Berchem (1494) 27 uit Broechem. De procurator van het dominicanenklooster van ’s Hertogenbosch, Jan Want, deed zijn pelgrimstocht in 1519 en tekende zijn interessante belevenissen eveneens op 28 . Jan van Paesschen, theoloog en karmeliet in het klooster van Mechelen, deed de bedevaart in 1527 en schreef zijn Devote maniere om gheestelijck pelgrimage te trecken tot den heylichen lande. Omdat de gewoonte om “geestelijk” op bedevaart te gaan in de 15de en 16de eeuw algemeen verspreid was, hadden de allegorische reisbeschrijvingen ook succes29. Het is echter door de echte reisbeschrijvingen dat het beeld van de pelgrim naar het Heilig Land in de late Middeleeuwen en de Nieuwe Tijd een vaste vorm kreeg. De Bourgondische tijd, de periode van grosso modo 1400 tot 1550, heeft men de eeuw van de Jeruzalemreizigers genoemd30. Deze periode kende een druk en goed georganiseerd religieus toerisme naar Jeruzalem. De reizigers beschikten over reisgidsen waarvan sommige hoog opklommen in de tijd. De pelgrims konden zich deze gidsen aanschaffen voor hun inscheping te Venetië31. De meeste Jeruzalemreizigers uit de Nederlanden reisden eerst naar Venetië, via een van de Alpenpassen. In de dogenstad, waar sommigen zoals de familie Contarini zich op het transporteren van pelgrims hadden toegelegd, namen zij een galei naar het Heilig Land. Enkelen zoals de Bruggelingen, vader en zoon Adornes, deden de overtocht op een koopvaardijschip vanuit Genua. Zeldzame reizigers vertrokken per burger op reis naar het Heilig Land in 1505. De Jeruzalemreiziger in de late Middeleeuwen, in : Reizen en reizigers in Brabant, uitg. F. Vanhemelryck, Brussel, 1993, pp. 57-115. 24 de Godefroy, marquis, Voyage de Georges Languerand mayeur de Mons en Hainaut, à Venise, Rome, Jérusalem, Mont-Sinaï et Le Kayre 1485-1486, Bergen, 1861. 25 R. Bauwens-Préaux, Voyage en Égypte de Joos van Ghistele : 1482-1483, Caïro, 1976. 26Les quatre voyages de de Zillebeke 1500-1515, Stedelijke Bibliotheek Dowaai, 793. 27 De heylige pelgremage ende reyse van Jherusalem ende voorts van Sinter Kathelijnen van Jan van Berchem, Bibliotheek Universiteit Gent nr 1309. 28 B. Wassen, Nederlandse pelgrims naar het Heilig land, Zutphen, 1983, p. 152. 29 Ibid., p. 154. 30 A. Viaene, Informatie voor Jeruzalemvaarders, Vlaamse pelgrimstochten, Brugge, 1982, p. 161. 31 J. Richard, Les récits de voyages et de pèlerinages, Typologie des sources du moyen âge occidental, afl. 38, Turnhout, 1981, p. 18. 94 schip vanuit Nieuwpoort of Antwerpen. In 1511-1512 ondernam Dirk van Pasen met zijn schip Salvator vanuit Antwerpen een eerste reis naar Palestina. Pelgrims werden geronseld via een gedrukte folder opgesteld in het Nederlands, het Latijn en het Frans. Onderweg zouden de drie belangrijkste bedevaartplaatsen Sint-Jacob van Compostela, Rome en Jeruzalem bezocht worden. De onderneming werd gesteund door de Antwerpse stadsmagistraat die kort voor het vertrek een banket aangeboden kreeg op het schip. Van Pasen vertrok eind februari, begin maart 1511 en was terug in maart 1512. Kort na 10 mei vertrok Van Pasen opnieuw vanuit Antwerpen naar Palestina. Hij was terug in mei 1515. Tijdens deze reis liep het schip door een storm zware schade op in de haven van Jaffa waardoor de zeewaardigheid in het gedrang kwam. De voedselvoorraden waren bedorven waarschijnlijk omdat het schip water maakte en bovendien hadden de matrozen de bezittingen van de pelgrims geplunderd. Hierdoor gebeurde de overtocht naar Cyprus en Rhodos in bijzonder hachelijke omstandigheden. Op de koop toe werden de pelgrims te Jaffa gemolesteerd en gedwongen een losgeld van 100 dukaten te betalen. In Messina verlieten een aantal ontevreden pelgrims het schip, namen de boot naar Napels en kwamen over land naar de Nederlanden terug. In mei 1516 was er een nieuwe afvaart met pelgrims vanuit Antwerpen maar na zes mijl varen op zee liep de Salvator op een zandbank en verging. De opvarenden konden zich redden. Van Pasen liet een nieuw schip bouwen, de Salvator II, waarmee hij samen met een groep pelgrims in april 1519 opnieuw naar Palestina vertrok. Op de terugreis verlieten de pelgrims te Venetië het schip en zetten hun tocht verder over land. Van Pasen kon zijn onderneming niet redden. In 1521 werd de Salvator II verbeurd verklaard en verkocht aan een koopman uit Genua32. S. Manhaeghe, op.cit., dl. I, 52 en volg. ; R. Degryse, De Palestinaschepen van Dierick van Paesschen (1511-1521) met een bijvoegsel over de buiskonvooiering in 1521, Mededelingen van de Marine Academie van België, XXIII, 1973-1974-1975, pp. 16-21. 32 95 Het traject in het Heilig Land De meeste Jeruzalemreizigers vertrokken echter zoals gezegd vanuit Venetië. Na een weinig comfortabele zeereis die nog penibeler kon gemaakt worden door hitte, storm of windstilte bereikten zij via de Dalmatische kust, Dubrovnik, Korfoe, Kreta, Rhodos en Cyprus, uiteindelijk Jaffa. Urenlang tuurden zij op zee naar de einder en wanneer eindelijk het lang verwachte Heilig Land in de verte opdook konden zij hun emoties niet meer bedwingen. Het feit werd luidruchtig gevierd en er werd een Te Deum gezongen. Na lange plichtplegingen die dagen konden aanslepen, mochten de pelgrims aan land gaan. Zij werden te Jaffa ondergebracht in vuile grotten en daar bewaakt door de Moren. Gelukkig werden zij opgevangen door de Franciscanen die de pelgrims bijstonden tijdens de eindeloze formaliteiten. Reeds in 1332 hadden de Franciscanen de Custodia Terrae sanctae gesticht die tegemoet kwam aan de voorwaarden opgelegd door de Mammelukken betreffende het bezoek van de heilige plaatsen en de bedevaarten. Volgens een pauselijk privilege dat de stichting bevestigde, werd de Custodia verantwoordelijk voor de katholieke cultus in de kerken en voor de begeleiding van de pelgrims in het Heilig Land. Zij kregen van de Mammelukken de toelating tot ontscheping van de pelgrims, stippelden trajecten uit langs de belangrijkste heilige plaatsen en zorgden ook voor logies. Met het doel al deze taken te kunnen behartigen onderhielden de priors van het Franciscanenklooster, gevestigd op de Berg Sion, de « bewakers van het Heilig Land », nauwe contacten met de plaatselijke autoriteiten, de Mammelukken van Jeruzalem, Ramla en Gaza33. Onder de begeleiding van Franciscanen en Mammelukken trokken de pelgrims op ezels naar Jeruzalem. Na een overnachting in Ramla bereikten zij de stad die sommigen ervoeren « als een bliksem van licht ». Dadelijk werden zij naar de heilige Grafkerk geleid en vervolgens naar hun logies. De volgende dag begon men met de rondleiding van de Westerlingen. Er werden vast omschreven circuits gevolgd onder leiding van de Franciscanen die als gids fungeerden. Het absoluut F. Vanhemelryck, Kruis en wassende maan, p. 124 ; A. Grabois, Le pèlerin occidental en Terre Sainte au Moyen Age, Parijs, Brussel, 1998, p. 48. 33 96 hoogtepunt vormde het bezoek aan de kerk van het Heilig Graf waar gebeden werd in het heiligdom dat de rots Golgota, de plaats van de kruisiging en het Heilig Graf van de verrezen Christus omvatte. De pelgrims waren vooral om religieuze redenen op pelgrimstocht vertrokken. Daarom vormde hun beleving van Jeruzalem het belangrijkste onderdeel van hun reis. Uit de verhalen blijkt de grote emotie die de heilige plaatsen opwekten. Ook hier lieten de laatmiddeleeuwers hun tranen de vrije loop en kwamen hun emotionele reacties spontaan tot uiting. Jeruzalem en het Heilig Land stonden immers centraal in hun leven en gedachtewereld. Van in hun jeugd werden zij geconfronteerd met het beeld van de heilige stad als centrum van het universum, waar Christus met de verlossing van de mensheid was begonnen. Dank zij de vroegchristelijke overleveringen kregen zij veel informatie over de stad der steden. Zij waren vertrouwd met de Apocalyps van Johannes waarin sprake is van het hemelse of nieuwe Jeruzalem dat op het einde der tijden zou verrijzen en waar God samen met de gelukzaligen zou zetelen. De kerkvaders, de liturgie en de sermoenen hadden het steeds over dit hemels Jeruzalem zodat sommigen het wel eens verward zullen hebben met de reële stad. Verder werd het beeld van de stad ook bepaald door de voorstellingen in de beeldhouw- en de schilderkunst. Ook de pelgrimsgidsen, de reisverhalen en de getuigenissen van Jeruzalemreizigers zorgden voor bijkomende informatie34. De pelgrims bleven gewoonlijk een hele nacht in de Heilige Grafkerk, hoorden er mis en baden er op de heilige plaatsen waar de passie van Christus zich had afgespeeld. Om acht uur ’s morgens openden de Moren de kerkdeuren en bevalen de pelgrims weg te gaan. De meesten kwamen tweemaal terug en de Brusselaar Peter de Smet bracht er zelfs vijf nachten door35. Sommige adellijke pelgrims zoals Jan Taccoen van Zillebeke in de nacht van 22 op 23 december 1514, werden er tot ridder van het Heilig Graf geslagen36. Na het bezoek van de belangrijke heilige plaatsen te Jeruzalem volgens het schema van de Franciscanen, bezochten de pelgrims ook de F. Vanhemelryck, op.cit., pp. 23 en volg. P. de Smet, Reyse van Jerusalem, p. 59. 36 S. Manhaeghe, op.cit., dl. I, p. 34. 34 35 97 omgeving van de heilige stad en Betlehem. Op dit traject reden zij langs het huis van de profeten Elias en Jacob en andere plaatsen die herinnerden aan episodes uit het Eerste en het Tweede Testament. Zij hoorden mis in de geboortegrot37. De tocht naar Jericho en de Jordaan was doorgaans de laatste fase van het bezoek aan het Heilig Land. In sommige perioden was het een gevaarlijke tocht wegens de conflicten tussen Turken en Arabieren. Toen zij de Jordaan bereikten was de zon gewoonlijk nog niet opgekomen. Bij zonsopgang daalden eerst de priesters in processie en luid zingend af naar de oever van de rivier. Zij werden gevolgd door de andere, zingende en biddende pelgrims. Zij baadden in de rivier waar Christus door Johannes werd gedoopt en sommigen dronken van het water. De Jordaan was niet breed, maar wel diep met slechte moerasgrond, zoals de Zenne te Brussel, schreef de Brusselaar Peter de Smet. Sommige ridders traden gekleed in het water in de overtuiging dat die kleren hun tijdens een gevecht geluk zouden bijbrengen. Ook stukken linnen of wol, klokjes en belletjes werden in het water gedompeld. Andere pelgrims vulden vaasjes, flesjes en kruiken met het water38. De meeste reizigers keerden vervolgens terug naar Jaffa waar zij inscheepten voor de terugreis naar huis. Een aantal wenste echter ook de berg Sinaï en het Sint-Catharinaklooster te bezoeken. Met dat doel trokken zij eerst naar Caïro en vandaar dwars door de woestijn naar hun bestemming. Onder meer Anselm Adornes, Jos Van Ghistel en Jan van Berchem deden de vermoeiende en gevaarlijke tocht39. De terugkeer van een Jeruzalemreiziger was in de Nederlanden zoals elders een groot evenement en ging gewoonlijk gepaard met een hartelijke en luisterrijke ontvangst. Toen ridder Lodewijk van Moerkerke in het najaar van 1428 terugkeerde te Nieuwpoort van zijn pelgrimsreizen naar Jeruzalem, Rome en Sint-Jacob van Compostela, kreeg hij van de schepenen van Nieuwpoort een wijnpresent als teken van waardering40. Toen Joos van Ghistel na vier jaar afwezigheid in de Nederlanden terug was, bood het stadsbestuur van Hulst de “grote F. Vanhemelryck, op. cit., p. 153. F. Vanhemelryck, op. cit., pp. 155, 157. 39 Ibid., pp. 213 en volg. 40 A. Viaene, Vlaamse pelgrimstochten, Brugge, 1982, p. 244. 37 38 98 reiziger” een banket aan als eerbetuiging. Jeruzalemreizigers werden na hun terugkeer ook lid van Jeruzalembroederschappen. Deze confrerieën van de zogenaamde palmdragers tijdens de processie op Palmzondag, groepeerden de gewezen bedevaarders naar het Heilig Land. Hun hele leven droegen zij de stempel mee van hun tocht in de voetsporen van Christus. Sommige pelgrims wilden hun verering voor Jeruzalem een concrete gestalte geven in de vorm van een bouwwerk. Na zijn reis naar het Heilig Land in 1471, liet de Brugse handelaar en diplomaat, Anselm Adornes te Brugge de Jeruzalemkerk bouwen naar het voorbeeld van de Heilige Grafkapel te Jeruzalem41. De belangstelling in de volgende eeuwen In de volgende eeuwen bleef het Heilig Land in de belangstelling staan. Vanuit de Nederlanden bleven pelgrims naar Jeruzalem trekken. De boetebedevaarten waren intussen grotendeels in onbruik geraakt. Ook uit deze periode zijn reisverhalen tot ons gekomen. Zo maakte Jean Zuallart, burgemeester van Ath en leraar van Philippe de Mérode, een reis in 1586. In 1587 verscheen zijn reisverhaal in het Italiaans te Rome en pas in 1604 werd zijn Franse vertaling te Antwerpen gedrukt onder de titel Le très dévot voyage de Jérusalem42. Uit de 17de eeuw zijn er nog verschillende reisverhalen van een tocht naar Jeruzalem overgebleven. Zo bijvoorbeeld het verhaal van de enthousiaste rederijker Omer Calle uit Veurne, die vertrok in 1624 en pas in 1634 in zijn stad terugkeerde. Het boek is een mengeling van een reisverslag, bijbelse en apologetische lering en meditatie. In 1630 vertrok jonker Vincent van Stochove uit Brugge voor een reis die hem onder meer in Smyrna, Constantinopel, Anatolië, Aleppo, Damascus, Jeruzalem, Nazareth, Kaïro en de berg Sinaï bracht. Een andere reisverhaal naar Jeruzalem in de 17de eeuw was van de hand van Jan van der Linden uit het klooster van de Cellebroeders te Antwerpen (1633). In deze twee delen tellende beschrijving besteedt hij veel aandacht aan de heilige plaatsen Nazareth, Betlehem en Jeruzalem. Hij citeert uitvoerig lofzangen en gebeden die er verband mee houden. 41 42 Zie hierover : N. Geirnaert en A. Vandewalle (red.), Adornes en Jeruzalem, pp. 51 en volg. M. Catane, Jérusalem à travers trois millénaires, Fribourg, 1984, p. 77. 99 Hij beschrijft tevens hoe bij de terugkeer van de pelgrims, de Jeruzalembroederschap van Brussel hen volgens het toenmalig gebruik met wuivende palmtakken tegemoet kwam43. De minderbroeder Bernardinus Surius, die vanuit het klooster Boetendaal te Brussel in 1644 afreisde naar het Heilig Land en er de functie van overste van het Heilig Graf bekleedde, wijdde eveneens een uitgebreide beschrijving aan zijn reis. Het boek bevat overvloedige, stichtelijke uitweidingen. Meer dan een loutere reisbeschrijving is dit boek een meditatieboek, een apologetisch-godsdienstige onderrichting en een verheerlijking van de Orde der Minderbroeders44. In 1664 vertrok de Franciscaan Antonio Gonzales, geboren te Mechelen, vanuit een klooster in het Rijnland naar het Heilig Land. Tijdens zijn vierjarig verblijf aldaar bekleedde hij er verschillende functies. Hij was onder meer pastoor in een kleine katholieke gemeenschap te Kaïro en probeerde vandaar tevergeefs door te dringen tot in Tunesië en Lybië om daar de christelijke slaven geestelijke bijstand te verlenen. In 1673 werd te Antwerpen zijn Hierusalemsche Reyse gedrukt. Het boek is geïllustreerd met plattegronden en afbeeldingen van typische klederdrachten en afwijkende gewoonten van de volkeren in het Midden-Oosten. Het was ook een apologetisch boek waarin zijn eigen orde sterk werd verheerlijkt als behoeder van de heilige plaatsen en waarin stevig werd uitgehaald naar de “zondige” godsdiensten45. Jeruzalem in de beeldende kunsten Jeruzalem heeft in de loop der eeuwen de kunstenaars van de Lage Landen bij de Zee sterk geïnspireerd. Vooral in de Middeleeuwen sprak de Heilige Stad sterk tot de verbeelding. Met de kruistochten veranderden de verhoudingen tussen Europa en het Heilig land. Wat tot in 1096 een legendarisch en mysterieus land was geweest, werd nu een concreet territorium waarmee rechtstreekse contacten werden 43 Heerlycke en gelukkige reys naer het H. Land en Stadt van Jeruzalem tot stigtinge ende vermaeck van de Jonkheyt, die geerne wat nieuws leezen, B. Wasser, op.cit., pp. 157, 158, 162. 44 Den Godtvruchtighen Pelgrim ofte Jeruzalemsche Reyse, B. Wasser, op.cit., p. 158. 45 B. Wasser, op.cit., p. 159. 100 onderhouden en waarover talloze getuigenissen in het Westen werden afgelegd. Het was nog steeds een verre en mysterieuze wereld maar hij was nu wel bereikbaar, zij het voor weinigen. In deze beperkte bijdrage geven wij slechts enkele voorbeelden van de voorstelling van het Heilig Land op kaarten en schilderijen. Reeds vroeg bestonden er beschrijvingen en kaarten van Jeruzalem en het Heilig Land. Zo is er in Den Haag een kaart van de kruisvaarders van rond 1170 bewaard waarop Jeruzalem en omgeving worden afgebeeld. De stad wordt schematisch voorgesteld in een cirkel verdeeld in vier delen. Het Oosten wordt bovenaan geplaatste en de rots, Al-Aksa, Golgotha en de toren van David zijn duidelijk zichtbaar. Onderaan overwint een kruisvaarder de ongelovigen. Op de zogenaamde “wiel” of OT-kaarten werd Jeruzalem als het middle-punt van de aarde voorgesteld46. De christelijke kaartenmakers beoogden geen exacte weergave van de wereld zoals die gekend was uit reisverhalen of overblijfselen van de antieke kennis. De geografische inhoud was arm maar de symboliek was groot. Op deze kaarten, waaronder deze van Isidorus van Sevilla, werd de bewoonbare wereld voorgesteld als een cirkel, verdeeld door een T-vormig waternet. Op de kaart van Hereford uit de 13de eeuw werd Christus, bijgestaan door engelen, afgebeeld tijdens het Laatste Oordeel. In het midden ligt Jeruzalem, « de navel van de wereld ». In deze kaart werd heel wat informatie van reizigers, wellicht zelfs van kruisvaarders, verwerkt. Er worden zelfs details verstrekt over reisroutes naar het Heilig Land. Uit dezelfde tijd dateert de kaart die zich bevond in de kerk van het Benedictijnenklooster te Ebstorf (Lüneburger Heide) maar in de Tweede Wereldoorlog verloren ging. De aarde is het corpus christi. In het midden van de schijf verschijnt Christus kijkend naar het noorden, temidden van een vierhoekig muurwerk met twaalf torens, waarachter De benaming OT verwijst naar de vorm van de kaarten waarop de aarde wordt afgebeeld als een ronde landmassa helemaal omgeven door water (in de vorm van de letter O). De T wordt gevormd door de drie grote wateren die via het Westen (onderaan) de aarde binnendringen en haar in drie continenten verdelen. En toch was ze rond. Middeleeuws mens- en wereldbeeld, Brussel, 1990, p. 114. 46 101 een blauwe hemel straalt. Dit is andermaal Jeruzalem, het centrum van de wereld47. In de Middeleeuwen lijken alle wegen niet zozeer naar Rome dan wel naar Jeruzalem te leiden. Deze opvatting staat in verband met Ezechiël 5, 5 : « Zo spreekt Jahwe, de heer : “Dit is Jeruzalem : in het midden van de volken had ik het geplaatst en alle landen er omheen gegroepeerd”. » De Heilige Stad werd in de Middeleeuwen dan ook gezien als de plaats waar Gods genade op een bijzondere wijze werkzaam is. Hier werden de cruciale momenten van de geschiedenis gekristalliseerd : ontstaan, verlossing en eindbestemming. In talrijke miniaturen werden verschillende episodes van de kruistochten afgebeeld, zo bijvoorbeeld de belegering van Jeruzalem in 1099, in een 14de eeuws manuscript van de roman van Godfried van Bouillon en Saladin. Bovenop een houten rollende toren werd Godfried van Bouillon afgebeeld samen met boogschutters die de krijgers aanmoedigt. Het betreft natuurlijk een denkbeeldige voorstelling van de muren van Jeruzalem die weinig overeenstemt met de werkelijkheid. Ook in de volgende eeuwen bleven Jeruzalem, het Heilig Land in het algemeen en de Bijbel een belangrijke rol spelen in de kunst. Zowel voor bekende als onbekende kunstenaars waren de bijbelse gebeurtenissen een vruchtbare bron van inspiratie. Afgezien van de grote invloed die de Kerk eeuwenlang op het denken heeft uitgeoefend, kwamen de kunstenaars ook voortdurend onder de indruk van de zeggingskracht van bijbelse verhalen. Talloze episoden uit de Bijbel werden in de loop der eeuwen afgebeeld in de kerken en kathedralen, in miniaturen en op fresco’s, op schilderijen en in de beeldhouwkunst. Voordat de Bijbel voor het gewone volk gemakkelijk beschikbaar was, waren de afbeeldingen van deze verhalen een belangrijk onderdeel in het onderwijs en de prediking van de Kerk. De meeste kunstenaars hadden geen enkel besef hoe het Heilig Land er in werkelijkheid uitzag. Zij plaatsten de bijbelse verhalen in landschappen die zij zelf kenden. E. Van Cauwenberghe, Een lang millenium van stagnatie en verzuiling. Kosmografie tussen Hellenisme en Renaissance in : En toch was ze rond, Brussel, 1990, p. 91 en volg. Zie ook : A. Verrycken, De middeleeuwse wereldverkenning, Leuven-Amersfoort, 1990, pp. 76 en volg. ; G.R. Cone, The Hereford World Map, Londen, 1948 ; W. Rosien, Die EbstorferWeltkarte, Hannover, 1952. 47 102 De personages droegen klederen waarmee zij vertrouwd waren en de fauna en de flora waren deze uit het Westen. De episoden rond het leven en het lijden van Christus werden talloze keren afgebeeld. Zo situeerde Hubert (?) Van Eyck Jeruzalem in zijn werk De drie Maria’s bij het graf in een landschap dat helemaal niets te maken had met de realiteit. Het stadsgezicht toont een vierhoekige constructie waarvan de hoeken met vier torentjes versierd zijn en waarop een massieve toren met een bolvormig kroonstuk geplaatst is. Deze fantasie moest Jeruzalem ten tijde van Christus oproepen. Maar in het verlengde van de hand van de engel kan men de contour van de rotskoepel herkennen 48 . Sommigen menen dat Jan van Eyck in opdracht van Filips de Goede naar het Heilig Land reisde. In 1436 ontving hij « pour aller en certains voyages et loingtains et estranges marches » die wegens het geheim karakter van de reis niet nader werden toegelicht, het dubbele van een jaarvergoeding. Deze opdracht zou in verband gestaan hebben met de kruistochtplannen van Filips de Goede. De wereldkaart die de kunstenaar voor de hertog vervaardigde moest een rol spelen in de expeditie naar het Heilig Land49. Mogelijk werd de afbeelding van de Heilige Grafkerk in het getijdenboek van René van Anjou, aangevuld door Barthélemy van Eyck (1435-1445) gemaakt naar een verloren tekening die Jan van Eyck maakte tijdens zijn missie naar het Heilig Land50. Sommige medewerkers van Jan van Eyck schilderden kruisigingen waarvan de achtergrond herinnert aan gebouwen te Jeruzalem51. Van Jan Provoost en Jan Scorel staat het wel vast dat zij het Heilig Land bezochten. De Kruisiging van Jan Provoost vertoont duidelijk realistische kenmerken van Jeruzalem zoals de Rotskoepel, de Al Aksamoskee en de stadsmuren52. D. Martens, De illusie van het reële, in : De Vlaamse primitieven, Leuven, 1994, p. 263. C. Stroo en M. Smeyers, Hubert en Jan Van Eyck, in: De Vlaamse primitieven, Leuven, 1994, p. 296. 50 M. Smeyers, Vlaamse miniaturen van de 8ste tot het midden van de 16de eeuw. De middeleeuwse wereld op perkament, Leuven, 1998, p. 264. 51 T.-H. Borchert, Inleiding : de invloed van Jan van Eyck en zijn atelier in : De eeuw van Van Eyck 1430-1530, Gent-Amsterdam, 2002, p. 21. 52 T.-H. Borchert, De mobiliteit van kunstenaars. Aspecten van de cultuuroverdracht bij de overgang van de late Middeleeuwen naar de Nieuwe Tijd in : De eeuw van Van Eyck, De Vlaamse primitieven en het Zuiden, Gent-Amsterdam, 2002, p. 38. 48 49 103 Belangrijk zijn de gravures van de Nederlander Reeuwich uit Utrecht. Deze nam deel aan een reis naar Jeruzalem in gezelschap van de kanunnik Bernhard von Breydenbach uit Mainz en talrijke andere belangrijke Duitse pelgrims. Breydenbach schreef er een befaamd reisverhaal over dat door de Nederlandse schilder uitvoerig geïllustreerd werd. Hij schetste en tekende tijdens de reis. Zij vertrokken op 25 april 1483 uit de streek van Mainz, scheepten in te Venetië en bereikten Jaffa op 30 juni. De kunstenaar maakte talrijke etsen tijdens zijn tocht. Hij tekende zowel landschappen als gebouwen en mensen. Heel bekend zijn zijn tekeningen van Jeruzalem en de afbeelding van de Heilige Grafkerk maar ook de schetsten van autochtonen in hun typische klederdrachten zijn bijzonder interessant. Hij tekent bijvoorbeeld de Arabieren, de Grieken, de Syriërs, de orthodoxen en Joodse wisselaars in de stad. Hij is ook bijzonder geïnteresseerd in de diverse alfabetten die hij minutieus optekent zoals het Hebreeuws waarvan hij een transcriptie maakt. Het boek van Breydenbach kende een enorm succes en de uitgaven volgden elkaar snel op. De illustraties van Reeuwich waren hier zeker niet vreemd aan. Reeds in 1488 verscheen er een Vlaamse (Mainz) en Franse (Lyon en Parijs) uitgave. Later volgden Duitse, Spaanse en Poolse uitgaven53. Cornelis de Bruyn, geboren in Den Haag in 1652, reisde in 1698 en 1711 naar het Heilig Land en tekende van op de Olijfberg een prachtig panorama van de stad54. Buiten Reeuwich, Jan Provoost, Jan Scorel, Cornelis de Bruyn, mogelijk Jan van Eyck en een aantal anderen, waren de meeste kunstenaars uit de Nederlanden nooit naar het Heilig Land geweest. Zij beeldden het dan ook niet op een correcte en waarheidsgetrouwe wijze uit. Religieuze thema’s in verband met de streken waar de Heiland had geleefd, komen later nog herhaaldelijk voor in de kunst, ook in de barokperiode, maar ook in deze voorstellingen speelde het imaginaire een hoofdrol. De meeste episoden uit het leven van Christus worden gesitueerd in een imaginair landschap55. De kunstenaars bleven Jeruzalem, Betlehem en andere heilige plaatsen belangrijk vinden M. Catane, op.cit., pp. 59 en volg. Ibid., p. 102. 55 Zie M. J.G., De Jong, Kerstfeest in de Middeleeuwen, Leuven, 2001. 53 54 104 maar hun werken droegen de kenmerken van hun onwetendheid, van hun verbeeldingskracht en van vervormde, overgeleverde voorstellingswijzen. Niet de concrete weergave van de site was voor hen belangrijk, wel de spirituele boodschap. 105 Un observatoire pour la montée de l'antisémitisme racial : les récits de pèlerinages en Terre sainte Pierre Sauvage s. j. Cet article s'inscrit dans la foulée d'un ouvrage écrit en collaboration avec le professeur Guy Jucquois de l'Université catholique de Louvain, qui a comme titre : L'invention de l'antisémitisme racial. L'implication des catholiques français et belges (1850-2000)1. Dans ce livre est proposée l'hypothèse suivante : l'antisémitisme racial serait une attitude substitutive d'un antisémitisme religieux et ethnique (culturel). Je m'explique. Après leur émancipation, les Juifs quittant les ghettos se fondent dans la société occidentale et, par le fait même, ne sont plus reconnaissables par leur religion ou leurs habitudes culturelles. D'où naît une angoisse dans les sociétés occidentales, en majorité de tradition chrétienne, qui elles-mêmes souffrent d'un déficit identitaire, suite aux modifications des sociabilités causées, depuis la fin de l'Ancien Régime, notamment par l'urbanisation et l'industrialisation. Sont alors inventés des marqueurs indélébiles pour identifier les Juifs, la race et le sang, s'inspirant ainsi des matrices épistémiques évolutionnistes et biologiques qui prévalent à ce moment. Se met ainsi en place un processus de “diabolisation” du Juif dans lequel le déficit identitaire se projette sur l'autre qui en est rendu responsable. Ce phénomène explique pourquoi même des Juifs assimilés ont été envoyés dans les camps d'extermination. L'hypothèse a été vérifiée par l'examen d'un ensemble de récits de pèlerinages qui couvrent la période de 1850 à 1940. On a constaté que dans ces ouvrages les pèlerins non seulement parlent des Juifs rencontrés en Terre sainte, notamment au “Mur des Lamentations”, mais qu'ils développent un discours sur l'ensemble de ce peuple. Le centre de l'ouvrage est donc consacré à l'analyse et à l'interprétation d'un corpus de ces récits de pèlerinages dans lesquels se perçoit la montée progres1 Academia-Bruylant, coll. Sciences et Enjeux, Louvain-la-Neuve, 2001, 513 p. 107 sive de l'antisémitisme racial. Pour bien comprendre tous les enjeux de cette analyse, il a paru indispensable de l'encadrer de deux parties. La première consiste à retracer sur la longue durée l'évolution de l'antisémitisme ; dans la seconde, qui s'intitule “Responsabilité et mémoire”, les auteurs entendent répondre aux questions de fond soulevées par l'examen des récits et suivre l'évolution des relations entre Juifs et catholiques depuis la Shoah jusqu'aujourd'hui. Le but de l'article n'est pas de résumer l'ensemble de la démarche suivie et tous les résultats obtenus, mais de montrer en quoi ces récits de pèlerinage sont un lieu de vérification privilégié de la montée de l'antisémitisme racial entre 1850 et 1940. On se limitera ici à l'examen des récits écrits par des pèlerins belges. Avant d'expliquer en quoi ces écrits sont à la fois miroir et vecteur de cette mutation de l'antisémitisme, il est nécessaire, en guise de préliminaire, de donner des informations concernant, d'une part, l'organisation et l'esprit des pèlerinages et, d'autre part, les récits de pèlerinage. Les pèlerinages, organisation et esprit À partir du milieu du XIXe siècle, les catholiques renouent avec la grande tradition des pèlerinages organisés vers la Terre sainte. Au fil du temps, cette organisation se développe et se perfectionne. Pour les catholiques, la Terre sainte est le pèlerinage par excellence, celui qui dépasse tous les autres : c'est là que Jésus-Christ a vécu, est mort et est ressuscité. C'est le berceau de leur religion. Dès 1853, un pèlerinage franco-belge, composé de quarante personnes, part pour la Palestine à l'initiative de la Société de Saint-Vincent de Paul de France, en réponse à un appel de la conférence de Jérusalem en faveur des pauvres chrétiens de cette ville2. L'Œuvre des Pèlerinages en Terre sainte est 2 Cl. Soetens, Les catholiques belges et le rapprochement avec les Églises d'Orient dans la seconde moitié du XIXème siècle dans Revue d'histoire ecclésiastique, t. 66, 1971, p. 86. A.-M. Portmans o.p. écrit que « l'Œuvre des pèlerinages en Terre sainte a été fondée en 1853, pour faciliter la visite des Lieux saints aux catholiques de tous les pays » (Pèlerinage en Terre sainte. Souvenirs et impressions, 1885, p. 288). Ces pèlerinages sont dirigés par un comité dénommé « Œuvre de la rue de Furstenberg ». Cfr. Rapport du baron L. de Hodey sur l'Œuvre des pèlerinages en Terre sainte dans Assemblée générale des catholiques en Belgique. Troisième session à Malines (2-7 septembre 1867), Bruxelles, 1867, p. 62. 108 créée. À partir de cette date, sous la direction des Pères franciscains, qui sont gardiens des Lieux saints3, des caravanes se rendent en Terre sainte deux fois l'an, à Pâques et en août. Parmi les 618 participants qui gagnent la Palestine entre 1853 et 1870, on compte une bonne cinquantaine de Belges. En 1882, les pèlerinages, qui s'essoufflaient depuis la guerre francoprussienne, prennent un nouvel élan : le père François Picard, un assomptionniste, met sur pied les « Pèlerinages populaires de Pénitence » qui, dès la première année, comptent plus d'un millier de pèlerins. Des Belges participent volontiers à ces caravanes. Ce n'est qu'en 1893 qu'ils organisent leur premier pèlerinage national4. Quelques années avant la Première Guerre mondiale, les franciscains de Gand créent le Commissariat de Terre sainte, qui se charge d'organiser les pèlerinages pour lesquels ils reçoivent l'approbation des évêques. En 1898, une autre organisation française voit le jour à l'initiative du chanoine Potard : elle porte le nom de Pèlerinage de Saint Louis. Interrompus durant la première guerre, les pèlerinages vers la Terre sainte reprendront de plus belle après le conflit. L'esprit de pèlerinage peut se définir d'un mot : la croisade. Un rituel inspiré de celui des croisades précède l'embarquement des pèlerins dans le port de Marseille. Durant cette cérémonie, ils reçoivent de l'évêque du lieu la croix potencée qu'ils porteront ostensiblement sur leurs habits5. Ce terme de croisade recouvre deux démarches différentes : sur la terre foulée par le Christ, les pèlerins accomplissent une démarche spirituelle pour nourrir leur foi mais, en même temps, ils entendent mar3 En 1342, le pape fonde la Custodie de Terre sainte, une province essentiellement missionnaire de l'Ordre franciscain. Les franciscains reçoivent comme mission non seulement de conserver par la célébration des offices religieux, les droits des catholiques latins sur les grandes basiliques, mais aussi de récupérer les sanctuaires perdus et de relever les ruines des églises disparues. En outre, ils prennent en charge les pèlerins en les guidant et en les hébergeant. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les franciscains sont les seuls religieux présents en Terre sainte : C. Aerts, o.f.m., Les franciscains au pays de Jésus, Gembloux, 1932, pp. 62-63. 4 « Depuis mon premier voyage en Terre sainte, en 1884, je rêvais de refaire mon pèlerinage et de conduire aux Lieux saints une caravane belge. [...] Ce désir ardent de mon âme s'accomplit en 1893 : je fus chargé de la direction spirituelle de premier essai d'un pèlerinage belge aux Lieux saints » : A.-M. Portmans, En Égypte, Palestine et Grèce. Notes et impressions, Bruxelles-Paris, 1996, p. 1. 5 J. Chelini et H. Branthomme, Les chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours, Paris, 1992, p. 317. 109 quer leur territoire contre les « usurpateurs ». Ce n'est pas par hasard si la fondation de l'Œuvre des Pèlerinages en Terre sainte est encouragée par le pape Pie IX. À ce sujet, un pèlerin belge écrit : « C’est une bonne œuvre que de visiter la Terre sainte. L'influence de la Russie y devient tellement prépondérante que si, de temps en temps, une caravane catholique ne vient pas par sa présence protester contre cet envahissement et montrer à ces peuples impressionnables que l'Europe songe encore à l'Orient, c'en est fait de notre crédit dans ces parages. »6 Lorsque le père Picard crée les « Pèlerinages populaires de Pénitence », qui reçoivent l'appui du pape Léon XIII, l'esprit de croisade reste bien vivant, mais cette fois se produit un amalgame entre spiritualité et patriotisme. Puisque, depuis 1877, la Troisième République pratique une politique de sécularisation systématique et renoue avec la tradition du gallicanisme parlementaire, la démarche spirituelle des pèlerins s'accompagne de prières pour la conversion de la patrie7. L'esprit de croisade est à ce point ancré dans les mentalités des catholiques que, lorsque le chanoine Potard crée sa propre organisation, il l'intitule « Pèlerinages Saint-Louis ». L'organisation belge ne fait pas exception pour unir spiritualité et patriotisme. Lors du pèlerinage de pénitence de 1884, les Belges invitent leurs compagnons à prier pour leur patrie, qui était à la veille d'élections législatives importantes pour le parti catholique. Le père Portmans o.p. justifie ainsi l'organisation de cette cérémonie : « N'estce pas en effet dans nos catholiques provinces, comme dans toute l'Europe, sous des appellations différentes, que se livre le grand combat entre Dieu et Satan, entre l'Église et l'athéisme, entre la cause de la vérité et de la justice et celle du mensonge et de la violence hypocrite ? »8 Durant l'entre-deux-guerres, l'esprit de croisade reste dominant. Mais cette fois, il s'agit de faire valoir les droits de l'Église catholique face au Royaume-Uni qui, depuis 1922, a obtenu le mandat sur la Palestine. Il s'agit de faire pièce aux protestants. En 1932, pour fêter les cinquante ans de leur Œuvre, les Assomptionnistes donnent plus de lustre au 75e 6 H. Ruelens, Journal d'un voyage en Terre sainte, Bruxelles, 1873, p. 6. E. Lacoste, La vie du père François Picard, second supérieur général de la Congrégation des Augustins de l'Assomption, 1er octobre 1831-1er avril 1903, Paris, 1932, pp. 295-296. 8 Pèlerinage en Terre-Sainte. Souvenirs et impressions, Liège-Paris, 1885, pp. 256-257. 7 110 pèlerinage. À cette occasion, ils éditent une brochure dans laquelle, en introduction, ils retracent l'histoire de leur œuvre et rendent un hommage vibrant au père François Picard, en qui ils saluent « le Pierre l'Ermite des croisades modernes aux Lieux saints »9. Dans un « Appel aux Belges », qui figure au début de la brochure éditée en 1930 par le Commissariat de Terre sainte, on peut lire : « Ici plus qu'ailleurs, les morts commandent, les aïeux invisibles mènent leurs descendants au tombeau du Christ. L'âme des trépassés dans ce qu'elle a de meilleur les anime, leur donne pensées et sentiments et fait revivre l'héroïsme et la bravoure de ces nombreux “soldats du Pape” comme Pirenne appelle nos pères, abandonnant leur famille et leur terre, pour aller en foule, riches et pauvres, vénérer le saint Sépulcre. Depuis sept siècles, les enfants de saint François continuent l'œuvre des Croisés, soutenus par les aumônes et les prières des fidèles du monde entier, qui, obéissant à la voix des papes, rappelle le vieux cri : “Dieu le veut !” »10 Trois ans plus tard, le père Beaufays abonde dans le même sens : il qualifie l'Œuvre des Pèlerinages en Terre sainte de « nouvelle croisade » et il rappelle la figure de « Godefroid de Bouillon, le premier roi de Palestine conquise par les Croisés »11. Les récits de pèlerinages, succès et intérêt Le fait que les catholiques renouent avec la grande tradition des pèlerinages provoque une floraison de récits. Les pèlerins sont d'ailleurs encouragés à publier leurs souvenirs et leurs expériences. En 1864, des catholiques belges, réunis en assemblée, prennent comme résolution de « propager les écrits qui sont de nature à encourager les pèlerinages, notamment le Bulletin de l’Œuvre des pèlerinages en Terre sainte et le Bulletin de l'Œuvre des Écoles d'Orient »12. En 1882, aux pèlerins qui viennent d'accomplir le Pèlerinage populaire de Pénitence, le pape Léon XIII s'adresse en ces termes : « Ces flammes de charité que vous avez ressenties aux lieux saints, efforcez-vous de les communiquer aux 9 Année jubilaire. 75e Pèlerinage national en Terre-sainte 10 août-17 septembre 1932, Paris, p. 5. Pèlerinage national belge aux Lieux saints, Commissariat de Terre sainte, Gand, 1930, p. 3. 11 I. Beaufays, Vers Jérusalem, Gembloux, 1933, pp. 10-11. 12 Assemblée générale des catholiques en Belgique. Seconde session 29 août-3 septembre 1864, op.cit., t. I, p. 466. 10 111 autres par la parole et par l'exemple. »13 L'invitation est suivie d'effet. Un abbé, qui a publié ses souvenirs de pèlerinage, fait observer : « Depuis que ce conseil a été donné, les ouvrages se sont multipliés sous toutes les formes. »14 En lui-même, le récit de pèlerinage est une excellente pierre de touche pour se rendre compte de la mentalité des catholiques envers les Juifs. Comme dans tout récit de voyage, le pèlerin communique par la voie de l'écrit son expérience et ses impressions. Mais il ne se contente pas de décrire ce qu'il voit, il livre ses impressions, émet des avis et porte des jugements sur les hommes et sur les choses. Toutefois le pèlerin est un voyageur singulier ; il se déplace pour accomplir une démarche spirituelle et, dans son récit, il tente de restituer le mieux possible ce qu'il a vécu afin que le lecteur partage cette expérience et, au mieux, soit porté à s'embarquer pour la Terre sainte. Son récit est à la fois de purification et d'initiation. C'est animé par cet esprit que le pèlerin livre ses impressions et ses jugements sur les Juifs qu'il a nécessairement rencontrés lors de son périple. Entre 1880 et 1940, les occasions pour les pèlerins de rencontrer les Juifs se multiplient. À partir de 1882, un certain nombre de Juifs fuyant les pogroms en Europe centrale et orientale trouvent refuge en Palestine. C'est le début des grandes aliyot (montées) qui s'amplifieront au cours des années. En 1896, Théodore Herzl, avec la création du sionisme politique, donne une impulsion décisive à ce mouvement de retour. En 1917, la déclaration Balfour accélère définitivement le processus. Avec ces récits, on dispose donc d'un véritable “laboratoire” où se manifestent insensiblement, sous forme d'un adjectif, d'une caractéristique, d'une appréciation morale ou physique, tous les traits qui, à terme, tracent le portrait du Juif tel qu'il est dépeint par l'antisémitisme racial. L'intérêt de ces récits réside précisément dans le fait qu'ils n'ont pas pour objet premier et explicite de porter un jugement sur les Juifs et ainsi d'inculquer au lecteur des modes de pensée antisémite. Ce 13 Phrase citée par V-A. Mourot, La Terre sainte et le pèlerinage de pénitence de 1882. Impressions et souvenirs, Mirecourt, 1882, p. 16. 14 L. Alazard, En Terre sainte. Monographie des saints Lieux ; Souvenirs de pèlerinage, Rodez, 1895, p. 7. 112 n'est pas l'antisémitisme qui rassemble les pèlerins, mais bien le fait d'être de bons catholiques soucieux de faire une forte expérience spirituelle. C'est donc incidemment que ces pèlerins décrivent les Juifs et communiquent leurs impressions et leurs jugements à leur sujet. C'est un témoignage in obliquo. Comme toute source historique, le récit de pèlerinage doit être soumis à la critique. Si la plupart des auteurs affirment que leur désir est de transmettre leurs expériences et leurs impressions, il ne faudrait pas en conclure qu'ils fournissent un récit spontané, dans le sens où les auteurs se contentent de communiquer simplement tout ce qu'ils ont vécu et vu pendant leur séjour. D'une part, le récit comporte une “mise en scène”, ne fût-ce que par le découpage en chapitres, qui est toujours une opération artificielle. C'est donc un récit construit. D'autre part, l'auteur, même s'il prétend le contraire, ne transmet jamais la totalité de son expérience. Il sélectionne nécessairement ses matériaux et, pour opérer ce tri, il utilise une série de critères qui lui sont propres. Il importe également de tenir compte du fait que les auteurs de ces récits peuvent s'inspirer des récits et des guides de Palestine qui sont sur le marché. En ce qui concerne l'objet de notre recherche, nous en avons un bel exemple. Dans leur jugement sur les Juifs, les pèlerins ont été influencés par Liévin de Hamme, un franciscain d'origine belge établi en Palestine depuis 185915 . Ce religieux exerce deux activités complémentaires. D'une part, il guide les pèlerins : il est le délégué du Custode pour diriger les caravanes françaises en Terre sainte ; à partir de 1882, il est choisi par les Assomptionnistes pour les seconder lors des Pèlerinages populaires de Pénitence ; en 1893, il dirige le premier pèlerinage national belge. Il accomplit cette tâche jusqu'en 1897, un an avant sa mort. L'homme est une figure connue et ses services sont appréciés : un pèlerin belge le qualifie « d'ange gardien et de bon génie du 15 Pour la biographie de ce religieux, voir A. Ceyssens, o.f.m, Le frère Liévin de Hamme. Frère mineur de la province de Saint-Joseph de Belgique. Guide officiel des Pèlerins en Terre-Sainte - membre de la Société biblique de Rome - Officier d'Académie de France - Chevalier de l'ordre des Saints Maurice et Lazare, d'Italie, Précédé d'un aperçu historique sur les Franciscains en Terre-Sainte, Gand, 1903. On trouvera une présentation plus complète de la personnalité et de l'activité de ce religieux franciscain dans L'invention de l'antisémitisme racial. L'implication des catholiques français et belges, op.cit., pp. 251-264. 113 pèlerinage »16. D'autre part, le franciscain est l'auteur du premier guide de la Palestine destiné aux pèlerins d'expression française. Publié en 1869, le petit ouvrage s'intitule : Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte. L'opuscule connaît un tel succès qu'il est l'objet de trois éditions (en 1876, en 1887 et en 1897), dont chacune fera l'objet d'une mise à jour. Son succès atteste son influence sur des générations de pèlerins. Ils y puisent non seulement des conseils pour l'itinéraire à suivre et des informations historiques et archéologiques dignes de confiance, mais également ils y trouvent des interprétations des données religieuses et culturelles. Or, dans son guide, le franciscain parle des Juifs à une seule occasion, lors de la visite au “Mur des Lamentations”, qu'il conseille de visiter le vendredi après-midi au moment où les Juifs sont assez nombreux17. On peut constater que, dans son commentaire, le franciscain développe la plupart des stéréotypes religieux concernant les Juifs. En recommandant cette visite, le religieux poursuit un but apologétique : prouver la divinité du christianisme en montrant que les prophéties sont accomplies. Impressions et jugements de pèlerins belges Le corpus de récits qui a été étudié comporte quatre-vingt-quatre récits de pèlerinages, qui couvrent une période qui s'étend de 1854 à 1936. Parmi ceux-ci, quinze récits sont écrits par des Belges18. À l'exception d'un seul, tous (soit neuf) sont des clercs qui en majorité font partie du clergé séculier – on sait que six sont curés de paroisse et deux assurent la fonction de professeurs : l'abbé Léon Courtois et le chanoine Paul Halflants. Parmi les religieux, on compte un dominicain, le père Portmans, deux franciscains, le père Beaufays et le frère Meunier, et un bénédictin qui a le titre d'évêque, Mgr Henri-Laurent Janssens. 16 A.M. Portmans, Pèlerinage en Terre-Sainte. Souvenirs et impressions, Liège-Paris, 1885, p. 22. Guide indicateur des sanctuaires et des lieux historiques de la Terre-Sainte, Louvain, 1876, p. 319. 18 On trouvera la liste complète de ces ouvrages en annexe. 17 114 Permanence des stéréotypes religieux Dans l'examen de ces récits, on retrouve les stéréotypes religieux qu'au cours du temps le christianisme a élaborés à l'égard des Juifs. Ils se rencontrent principalement lors de la visite au “Mur des Lamentations” prévue lors des pèlerinages organisés et recommandée par le guide du frère Liévin de Hamme. La visite au Mur constitue un moment privilégié où les pèlerins expriment ce qu'ils ressentent non seulement envers ces quelques Juifs qu'ils voient, mais envers l'ensemble de ce peuple. Pour qualifier la cérémonie des Juifs qui « pleurent » devant le Mur, la majorité des pèlerins emploient le terme « spectacle », ce qui implique une volonté de prendre distance et de ne pas se mêler de cette cérémonie. Par exemple, le chanoine Hoornaert commente la scène de cette manière : « Aujourd'hui, Vendredi-Saint, allons les [les Juifs] trouver chez eux ; ils nous donneront le spectacle traditionnel de leurs lamentations devant le Mur des Pleurs. »19 Quels sont ces stéréotypes ? Tout d'abord, les pèlerins véhiculent le thème traditionnel de l'expiation du déicide et de l'accomplissement des Écritures. Le même chanoine fait le commentaire suivant : « La mission de juifs est de représenter authentiquement des ancêtres déicides. » C'est ce qui explique qu'au Mur « ils ont l'attitude des condamnés qui expient leurs crimes »20. Un autre pèlerin écrit : « Il m'a toujours paru que dans la lecture des prophètes, lecture parfois difficile, c'est la prédiction des destinées d'Israël, de sa chute profonde et irrémédiable, de sa dispersion dans le monde qui constitue l'essentiel. » Et il ajoute : « Ne voyons nous pas de nos yeux l'accomplissement de cette prédiction ? »21 Après avoir visité le quartier juif de Jérusalem, un pèlerin fait les réflexions suivantes : « Pauvres gens ! Ils vivent au milieu des ruines prédites par leurs prophètes ; ils palpent pour ainsi parler l'accomplissement des prophéties ; ils portent les malédictions qu'ils ont appelées sur eux devant le prétoire de Pilate ; depuis dix-huit siè19 Terre promise et Palestine moderne, Courtrai, 1914, p. 195. Ibid., pp. 194 et 197. 21 Éd. De Gryse, Voyage en Orient, Grèce, Palestine, Égypte, Ypres, 1909, pp. 172-173. 20 115 cles, ils voient les œuvres du Messie resplendir dans le monde ; et cependant ils s'obstinent dans un incroyable entêtement. Leurs yeux sont fermés à la lumière apportée par le Christ, lumière plus éblouissante que le soleil en son midi ; leurs cœurs orgueilleux se raidissent contre toutes les tentatives qu'on fait journellement pour les ramener à la vérité. Triste aveuglement ! Obstination plus triste encore ! Déicide des juifs, voilà ta punition ! Oh que le Ciel a finalement exaucé le terrible souhait des meurtriers de Jésus : “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants !” »22 On retrouve ensuite l'insistance sur la vanité des prières juives. À ce propos, quelques ecclésiastiques accompagnent leurs réflexions d'une certaine commisération : « Les pauvres gens ! [...] Ils s’adressent au mur comme si celui-ci pouvait les comprendre. »23 Un autre insiste sur la sincérité de leur démarche : « Tous [...] laissent tomber de vraies larmes qui arrosent la pierre insensible. »24 Un autre pèlerin insère ses observations dans un contexte historique : « Depuis que l'Islam leur a défendu, sous peine de mort, de pleurer la destruction de leur royaume près de la grande mosquée, ce mur est le refuge de leur douleur. Ils en ont maintenant le culte, et lui offrent, comme à une divinité muette, le sacrifice perpétuel de leurs gestes navrés et de leurs larmes [...]. D'autres, moins passifs, après avoir essuyé leurs larmes contre le granit insensible, comme pour lui reprocher son inaction et réclamer l'accomplissement des textes qu'ils profèrent… »25 Enfin, on retrouve un appel à la conversion. Un abbé rappelle le sens de la prière liturgique du Vendredi saint : « L'Église, chose admirable, a une compassion spéciale pour “les Juifs perfides”. Précisément dans l'office du jour, elle impose une prière touchante pour eux et demande à Dieu, qui n'a pas exclu les déicides de sa miséricorde, la grâce qui les arrachera à leurs ténèbres. »26 Se fondant sur les paroles de l'apôtre Paul, un autre auteur présente la conversion des Juifs comme une certitude à la fin des temps : « L'espérance que les juifs s'obstinent à nourrir encore confirme la prédiction de saint Paul. Ces espérances se réaliseront 22 A. Ruelens, Journal d'un pèlerin en Terre sainte, Malines, 1873, p. 212. Ibid., p. 199. 24 L. Courtois, Jérusalem et les Lieux saints de Palestine. Impressions et souvenirs, Namur, 1901, p. 57. 25 H. Hoornaert, Terre promise et Palestine moderne, Courtrai, 1914, p. 196. 26 Ibid., p. 199. 23 116 quand le peuple juif finira par reconnaître que Jésus est le seul Messie qu'ont attendu leurs pères et que préfigurait le temple de Salomon. »27 Lorsque les pèlerins élargissent leurs réflexions à l'ensemble du peuple juif, apparaissent d'autres stéréotypes traditionnels. Ce peuple qui a traversé les siècles est, malgré lui, porteur d'une double mission : témoigner de la toute-puissance de Dieu et endurer les persécutions et les malheurs, comme conséquences du déicide. Comme Caïn, il est condamné à l'errance. À ce propos un pèlerin écrit en 1896 : « Le peuple juif porte au front le stigmate de la justice divine qui le poursuit dans tous les lieux de son exil, parmi toutes les nations, même en terre musulmane. »28 Face au sionisme Le stéréotype traditionnel de l'errance est ébranlé par le retour important des Juifs en Palestine amorcé à la suite des pogroms en Russie et amplifié lors de la création du sionisme politique par Herzl et surtout par la déclaration Balfour. Durant l'entre-deux-guerres, trois pèlerins belges émettent des opinions défavorables face au sionisme. Dès 1921, Mgr Janssens écrit que « la nouvelle ville juive prend chaque jour plus d'extension du côté Nord-Ouest de Jérusalem. C'est de ce côté-là, sans doute, que se développera la ville, si les tristes projets sionistes, caressés en Angleterre et aux États-Unis, doivent se réaliser. Quod Deus advertat ! »29 Quatre ans plus tard, le chanoine Paul Halflants est encore plus explicite. Il consacre un des appendices de son ouvrage à mettre en lumière ce qu'il appelle « Le danger du sionisme ». Selon lui, « c'est l'idée nationaliste, beaucoup plus que l'utopie de la reconstruction du Temple et du rétablissement de la loi mosaïque, qui hante les cerveaux des ces “Amis de Sion”, dont une bonne partie est gagnée au bolchevisme »30. C'est pourquoi, adressant une sérieuse mise en garde envers l'Angleterre qui a obtenu le mandat sur la Palestine, il écrit : « Certes, il n'est pas facile de gouverner la Palestine, où les plus étran27 H.-L. Janssens, Au pays du Messie, Paris-Bruxelles, 1921, p. 359. A.-M. Portmans, Pèlerinage en Terre sainte. Souvenirs et impressions, Liège, 1896, p. 128. 29 Au pays du Messie, 1921, Paris-Bruelles, p. 118. 30 P. Halflants, Autour de la Méditerranée. Lettres d'un pèlerin de Jérusalem, Paris-Bruxelles, 1925, p. 173. 28 117 ges fanatismes vivent côte à côte, sans s'amalgamer, toujours prêts à en venir aux mains ! Mais le projet d'y établir un État juif, sous prétexte de rendre aux Israélites la terre de leurs ancêtres est, bien même du point de vue purement humain et politique, l'une des plus folles qu'ait pu inspirer le nationalisme. Sans même parler du droit des catholiques, il faut, pour aboutir à une conception pareille, bien peu tenir compte du fanatisme des sectes chrétiennes et des musulmans : se figure-t-on que le Saint Sépulcre et la Mosquée d'Omar seront ainsi abandonnés aux juifs sans coup férir ? Que de tragédies sanglantes l'Angleterre prépare là-bas, si elle persiste à protéger un mouvement sioniste, qui ne peut devenir qu'un nouvel et terrible élément de discorde ! »31 En 1931, un religieux trace un portait peu flatteur des sionistes : « La langue hébraïque, des prophètes et des écrivains sacrés, renaît et avec elle la poussée messianique, plus impérieuse que jamais, car ces sionistes, habillés en scouts comme les ouvriers de nos usines, sont convaincus qu'Israël est un peuple élu, le premier des peuples, que son avenir est radieux. Las d'implorer le ciel et d'attendre sa rosée, ils se tournent farouchement vers la terre et veulent en faire jaillir le paradis perdu. Ils rêvent de richesses, de bien-être, de repos, grâce au collectivisme intégral. Comme les Sadducéens d'autrefois, ils ne croient ni aux esprits, ni à la résurrection, mais s'arrangent avec les maîtres du pays, pour hâter l'accomplissement de leurs vœux et asseoir leur domination universelle... C'est pourquoi “le peuple de la terre”, l'arabe musulman, les hait et les gens pieux d'Israël leur lancent l'anathème : “À moins que le Seigneur bâtisse la demeure, c'est en vain que travaillent les maçons !” »32 Une attention croissante au physique des Juifs Dès la seconde moitié du XIXe siècle, à côté des stéréotypes religieux, apparaissent dans les récits des observations qui touchent le physique des Juifs, principalement celui des hommes adultes. Ayant séjourné à Tibériade, l'abbé Ruelens fait cette constatation : « La plu31 32 Ibid., pp. 177-178. I. Beaufays, Vers Jérusalem, Gembloux, 1931, p. 46. 118 part des habitants que nous rencontrons sont des juifs, au nez caractéristique, à la figure rébarbative. »33 Ayant visité le quartier juif de Jérusalem, il fait observer : « Les juifs sont là entassés au nombre d'environ 7.000 entre le mont Sion et le temple, dans de misérables masures qu'on n'oserait décorer du nom de maisons, vivant Dieu sait comment et de quoi. »34 Tout se passe comme si le “physique repoussant” des Juifs contaminait leur environnement. À partir de la fin du siècle, une évolution se dessine : les remarques se multiplient et prennent davantage et globalement un caractère négatif. C'est l'époque où l'antisémitisme racial arrive à maturité. À propos des Juifs de Jérusalem, un auteur écrit : « On reconnaît les juifs à leur air sordide et blême, à leurs cheveux roulés en tire-bouchons sur les tempes. »35 L'impression du père Portmans, qui a visité le quartier juif, est plus nuancée : « Au milieu de cette foule puante, graisseuse, loqueteuse, à côté de ces enfants à la figure livide et anémiée surgissent des types beaux et impressionnants. Nulle part on ne voit un tel choix de portraits d'Abraham, de Jacob... et aussi de Judas. Voyez ce vieillard à la barbe blanche : quelle intensité d'expression, quel rayonnement de l'âme, quelle fatigue de la vie, et néanmoins quels regards profonds et scrutateurs ! N'est-ce pas le vieux juif de Rembrandt ? Oui, hormis les affreuses mèches sur leurs tempes, qui sont d'importation polonaise. Superbes aussi quelques têtes de femmes et de jeunes filles, vraies Rachel, Judith, Esther. Et aussi quelle gravité, quel air viril, quelle force et quelle douceur chez ces jeunes gens qui n'ont pas, eux, les cheveux en papillotes et qui font rêver du Christ. Ah ! je comprends pourquoi mon ami, le peintre, aimait à errer dans ce quartier aux heures matinales : il y trouvait des modèles pour ses tableaux, et il s'inspirait au contact de ces types expressifs, primitifs, qui sentent la race. »36 33 Journal d'un pèlerin en Terre sainte, Malines, op.cit., p. 375. J. Ruelens, Journal d'un pèlerin en Terre sainte, Malines, 1873. 35 J. Goedert, Un pèlerinage à Jérusalem, Rome et Lourdes, Namur, 1904, p. 42. L'auteur fait allusion aux papillotes, « péot » (littéralement « coins » en hébreu) portées par certains Juifs : « Longues boucles de cheveux que certains juifs ultra-orthodoxes se laissent pousser sur les tempes, conformément à l'injonction biblique : “Vous ne couperez pas en rond les coins de votre tête” (Lévitique, XIX, 27) » (A. Unterman, Dictionnaire du judaïsme. Histoire, mythes et traditions, Paris, 1996, p. 226). 36 Pèlerinage en Terre sainte. Souvenirs et impressions, Liège-Paris, 1885, p. 122. 34 119 En dehors de Jérusalem, des pèlerins ont l'occasion de se rendre en Galilée, où ils visitent la petite ville de Tibériade. Leur jugement n'est pas très favorable. « La Tibériade moderne est une misérable bourgade de près de quatre mille habitants, la plupart juifs. On se fait difficilement une idée de la malpropreté de ce trou, dont les Israélites avaient rêvé de faire une seconde Jérusalem », écrit le Père Portmans37. Un autre pèlerin écrit : « La population est d'environ 6.000 âmes, dont 20 Latins, 250 Grec-Unis, 600 musulmans ; tout le reste est juif, et c'est sans doute à cela qu'on doit attribuer la malpropreté de la ville. Ces gens ont un plus grand soin de leur bourse que de leur personne, de leur maison et de leur ville. »38 Le lien entre la présence de Juifs et la saleté de la ville est encore clairement souligné par deux auteurs : « Tibériade est un vrai fief des juifs. Les 2/3 de la population sont des descendants d'Abraham. Tibériade est la ville le plus sale que nous ayons rencontrée dans tout l'Orient », affirme l'abbé Goedert 39 . Le chanoine Hoornaert ajoute encore d'autres traits dépréciatifs : « L'étalage désuet du dehors promet quelques chose ; l'intérieur ne donne rien et tient du lazaret ou de l'asile de vagabonds. Ni activité, ni vie. Au long de ruelles malpropres, des masures croulantes se soutiennent l'une l'autre, de guingois la plupart, et cela forme une ville sur une bande de terre assez étroite entre le lac et la montagne. Les juifs aiment ce refuge ; il flatte leurs traditions, car après la ruine de Jérusalem, Tibériade s'éleva à la dignité d'une ville sainte et devint un centre d'enseignement rabbinique réputé. Maintenant des juifs, surtout des Polonais, sont envoyés ici par des coreligionnaires qui leur fournissent le nécessaire. Par reconnaissance, ils parlent allemand [...]. Aucune industrie n'est apparente. »40 Au terme de cette analyse, on peut constater que dans tous ces témoignages de pèlerins concernant les Juifs, l'attention aux traits physiques se conjugue progressivement non seulement avec les stéréotypes religieux traditionnels, mais également avec des appréciations négatives relatives aussi bien à l'habillement, à la toilette, à la coiffure et à 37 Ibid., p. 43. A. De Lancker, Lettre sur la Terre-Sainte ou récit d'un voyage en Égypte, en Palestine et dans le Liban, 1890, p. 113. 39 Un pèlerinage à Jérusalem, Arlon, 1904, p. 125. 40 Terre promise et Palestine moderne, Courtrai, 1914, p. 91. 38 120 l'hygiène. On peut affirmer que l'antisémitisme racial n'élimine pas les autres formes d'antisémitisme, qu'il soit religieux ou ethnique ; il les complète en quelque sorte et les compense si ces dernières risquaient de disparaître. Il faut néanmoins reconnaître que, dans les récits que nous avons étudiés, la percée de l'antisémitisme racial ne se perçoit pas de manière aussi évidente que dans les récits de pèlerins français. On peut constater aisément cette différence dans l'ouvrage cité au début de cet article. Cela peut s'expliquer de différentes manières. Une raison superficielle : dans le corpus que nous avons constitué, le nombre des récits écrits par des pèlerins belges est peu élevé par rapport à celui écrits par les français (15/84). Les témoignages sur les Juifs sont donc nécessairement moins abondants. Une autre explication, plus profonde, tient sans doute à la mentalité belge. Habitués depuis longtemps au “compromis”, les Belges, d'une manière générale, n'ont pas tendance, comme dans d'autres pays occidentaux, notamment la France, à radicaliser une situation et donc sont plutôt portés à être plus discrets dans la manifestation de l'antisémitisme racial, même si celui-ci est bien présent41. Ceci peut en partie se comprendre du fait que, à cette époque, en Belgique, la présence juive est beaucoup moins nombreuse qu'en France. En guise de conclusion Malgré les limites du travail, on a pu se rendre compte combien les récits de pèlerinage, qui appartiennent à la littérature de voyage, constituent un observatoire de choix pour suivre l'évolution des mentalités à propos des Juifs. Les résultats ainsi obtenus complètent ou confirment avantageusement ceux recueillis lors de l'examen d'autres types de sources. Je terminerai par une invitation aux chercheurs : exploiter davantage ce champ de recherche que constituent les récits de voyage en privilégiant deux directions. D'une part, élargir le corpus des écrits des pèlerins belges de cette époque et le compléter par une étude des récits 41 On pourra trouver un développement plus ample de cette explication dans L'invention de l'antisémitisme racial. L'implication des catholiques français et belges, notamment dans le chapitre 10, consacré aux “ Spécificités belges”, pp. 157-192. 121 écrits par des simples voyageurs de nationalité belge, afin de comparer leur perception du monde juif en Palestine avec celle des pèlerins. D'autre part, ouvrir d'autres chantiers qui concernent le monde juif en Palestine : par exemple étudier le sionisme (une amorce a été donnée dans cet article) et les relations entre Juifs sionistes et non sionistes et Palestiniens. Je suis convaincu que ces études apporteraient des éclairages dignes d'intérêt. Annexe : récits de pèlerinages étudiés - - - Ignace Beaufays, o.f.m., Vers Jérusalem, Gembloux, Duculot, 1931. Léon Courtois, Abbé. Professeur au Collège Saint-Joseph à Virton, Jérusalem et les Lieux saints de Palestine. Impressions et souvenirs, Namur, Godenne, 1901. Éd. De Gryse, Abbé. Curé-doyen de sainte Catherine à Cuerne, diocèse de Bruges, Lettre sur la Terre sainte ou récit d'un voyage en Egypte, en Palestine et dans le Liban, traduit du flamand avec l'autorisation de l'auteur, Braine-le-Comte, Imprimerie Lelong, 1890. J. Goedert, Abbé. Curé à Fouches, Un pèlerinage à Jérusalem, Rome et Lourdes, nouvelle édition revue et augmentée, Namur, Libraire Picard-Balon, 1904. Id., Ancien curé de Fouches. Retraité à Arlon, Un pèlerinage à Jérusalem, Arlon, Imprimerie de la presse luxembourgeoise, 1920. Paul Halflants, Chanoine. Professeur à la faculté de Philosophie et Lettres de l'Institut Saint-Louis de Bruxelles, Autour de la Méditerranée. Lettres d'un pèlerin de Jérusalem, Paris-Bruxelles, DDB, 1925. Hector Hoornaert, Chanoine, Terre promise et Palestine moderne, Courtrai, Vermaut, 1914. Edmond Jamart, Curé de Baulers, Notes au jour le jour d'un voyage en Terre sainte offertes à ses paroissiens, Nivelles, Havaux-Houdart, 1915. Henri-Laurent Janssens, o.s.b., Évêque titulaire de Bethsaïde, Au pays du Messie, Paris-Bruxelles, DDB, 1921. 122 - - Fulgence Meunier, o.f.m., À Jérusalem par la Croatie, les Balkans, l'Asie Mineure et la Syrie, Liège, 1929. Henri Nicodéme, Abbé, Le pèlerinage en Terre sainte, Luttre, Office international d'Éditions, Alfred Balsacq, 1928. A.-M. Portmans, o.p., Pèlerinage en Terre sainte. Souvenirs et impressions, Liège-Paris, H. Dessain, 1885. Id., En Égypte. Palestine et Grèce. Notes et impressions, Société belge de Librairie, Bruxelles-Paris, Victor Lecoffre, 1896. Auguste Ruelens, Curé de Héverlée-lez-Louvain, Journal d'un pèlerin en Terre sainte, Malines, 1873. Firmin Van den Bosch, Le long de ma route. Égypte-Palestine-Grèce, Bruxelles-Paris, Giraudon, 1924. 123 Le pavillon palestinien à l’Exposition universelle de Bruxelles 1935 : une expression de l’activisme sioniste dans l’entre-deux-guerres Stéphane Kubicki Les expositions universelles ont constitué un formidable outil de vulgarisation des idées et des progrès techniques tout au long de ces deux derniers siècles. Au-delà de cet aspect purement scientifique, elles concentrent de colossaux enjeux économiques pour les nations et les entreprises qui y sont représentées. L’Exposition universelle qui s’est tenue à Bruxelles en 1935 n’échappe pas à cette règle. Avec un total de vingt millions de visiteurs à sa clôture, on comprendra aisément qu’elle ait pu susciter de nombreuses initiatives. Le retentissement généré par une telle manifestation représente une sphère de visibilité appréciable pour tout participant. C’est dans ce cadre que s’inscrit la présence du pavillon palestinien. Durant l’Exposition, vingt-cinq nations ont tenu leur propre pavillon1. Parmi ces pays, seule la Palestine n’était pas indépendante. Nous sommes en 1935, la Palestine est alors sous mandat britannique depuis treize ans. Or, le pavillon palestinien, dénommé Israël en Palestine, ne dépend aucunement de l’administration de la Grande-Bretagne2. La présence d’un pavillon palestinien lors de l’Exposition universelle de Bruxelles 1935 atteste l’opiniâtreté des milieux sionistes belges de l’époque à promouvoir les actions sionistes en Palestine. 1 Vingt-cinq nations disposaient d’un pavillon propre. Trente autres se répartissaient au sein d’un Hall international. Les pays qui possédaient des colonies présentaient des « sections coloniales ». 2 La question s’est posée de savoir si le pavillon d’un pays sous mandat pouvait ou non se présenter de manière autonome. Il apparaît qu’en définitive, le développement du projet a été mené à bien sans concertation avec les Britanniques. Des correspondances entre le Foreign Office et le Ministère des Affaires étrangères l’attestent. Elles proviennent du fonds du Ministère des Affaires économiques – Commissariat général des Expositions universelles, Exposition internationale de Bruxelles 1935, liasse n° 78, Palestine. 125 Description du pavillon La présence de pavillons nationaux répond à une logique de confrontation économique des puissances en présence. Il en va de même pour le pavillon palestinien. À la fois outil de propagande politique et de promotion économique, il constitue la vitrine officielle d’un mouvement et de ses réalisations. Son nom, Israël en Palestine, affiche clairement de quelle idée de la Palestine il est question. Il lève toute ambiguïté quant à ses visées. La description officielle du Livre d’or de l’Exposition présente les objectifs et le contenu du pavillon de la manière suivante 3 : « Ce pavillon Israël Palestine donnait un aperçu de la Palestine juive en construction, montrait toutes ses forces à l’œuvre et permettait, grâce aux tableaux, aux statistiques, aux diagrammes, aux produits exposés, de mesurer l’étendue des réalisations déjà atteintes. Le pavillon fut construit sous les auspices d’un Comité présidé par MM. Alfred Goldschmidt et Numa Torczyner, président de l’Organisation sioniste de Belgique, d’après les plans des architectes De Lange et Blockx. L’aménagement de l’intérieur était confié aux soins de l’architecte palestinien El-Hanani. La salle principale et le hall d’honneur étaient tapissés de diagrammes illustrant le développement de l’établissement des Juifs en Palestine. On y voyait l’accroissement des possessions juives, rachetées morceau par morceau soit par la Keren Kayemeth (le Fonds National) à titre inaliénable du peuple juif, soit par la Palestine Land Development Company (dont le plus grand nombre d’actions appartient à la Keren Kayemeth) ; la croissance de la colonie juive, œuvre de la Keren Hayessod (Fonds de colonisation) qui établit sur cette terre des colons et y construit des villages ; un tableau illustrant la production agricole qui, pour la plupart des produits, augmente d’années en années ; des statistiques relatives à l’émigration, des premiers émigrants isolés, venant terminer leurs jours en Terre Promise, jusqu’à la colonisation organisée actuelle. On y voyait également un tableau montrant le développement de l’industrie… 3 Le Livre d’or de l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles 1935, Bruxelles, 1935, pp. 489-490. 126 […] À côté de Tel-Aviv, la ville surgie en une vingtaine d’années sur une terre en friche, avec ses constructions modernes et saines, des vues représentaient des écoles où la jeune génération grandit, libre et heureuse, sur son sol natal. Des travaux de défrichage, de drainage et d’assèchement des marais […] témoignaient du labeur incessant des pionniers… Un plan en relief de la quatrième Foire de Tel-Aviv (1934) montrait les différents pays qui y ont pris part, entre autres la Belgique avec qui la Palestine entretient d’importantes relations… Enfin, la Palestine Shipping Company Ltd. montrait le premier bateau navigant sous drapeau juif avec un équipage constitué par des Israélites. Dans la deuxième salle, quelques firmes palestiniennes avaient exposé les principaux produits du pays. […] Enfin, dans des vitrines étaient exposés quelques objets d’art : ménorah… Un stand de propagande sioniste documentait les visiteurs désireux de pénétrer plus avant la question de l’État juif en construction. […] Le pavillon de la Palestine érigeait ses murs blancs, percés de baies ogivales, et sa claire coupole, au-dessus des parterres du jardin des dahlias. L’intérieur, très lumineux, était orné avec une élégante sobriété. » D’autres éléments peuvent compléter cette description4. Comme la présentation officielle l’indique, le pavillon se situait à proximité de participations de pays proches géographiquement : l’Iran et l’Égypte. Un jardin, appelé « Jardin de Dahlias », séparait ces pavillons. Pour ce qui est de la physionomie générale du pavillon : son expression architecturale est de style mauresque. C’est un quadrilatère aux murs blancs et coupole d’azur battant le pavillon bleu et blanc à l’étoile de David. Sur le fronton s’inscrit : Eretz Israël. L’intérieur se compose de deux pièces. La première est appelée division d’honneur : c’est la partie officielle. Cette pièce est toute ronde, entourée d’arcs, et surplombée 4 Ces compléments d’informations sont tirés de deux articles de la presse sioniste de l’époque. Tout d’abord, de l’organe officiel de la Keren Hayessod, le Fonds de Colonisation, Réalisation, 2e année, n° 10-11, juillet 1935, pp. 99-100. Ensuite, de Tribune juive, 1ère année, n° 5-6, 27 septembre 1935, p. 77. 127 d’une coupole. D’emblée, une pancarte annonce que « ce pavillon n’est pas la participation officielle de la Palestine à l’Exposition. C’est l’entreprise osée d’hommes dévoués et qui, avec l’appui de certains organismes palestiniens, n’a pu être mise sur pied qu’au prix de grands efforts, en dépit de quelles difficultés, avec des moyens de fortune. » Cette première section permet de mettre en relief les progrès réalisés en Palestine au travers des contributions sionistes. Ceci se traduit par la présence sur les murs de nombreux diagrammes, de graphiques et de statistiques vantant l’envolée des échanges commerciaux palestiniens. Ces données chiffrées détaillaient également l’évolution démographique du pays, présentant le nombre et l’origine géographique des nouveaux arrivants. Ces éléments étaient complétés d’une fresque décorative qui représentait les migrations vers la Palestine au cours de l’histoire. Accompagnée de références bibliques, cette fresque englobait l’entièreté de l’histoire du peuple juif, depuis les jours d’Abraham, en passant par le retour d’exil babylonien, le Moyen Âge, les premières tentatives de colonisation du Baron de Rothschild, jusqu’à 1935. Au centre de cette salle, une série de 160 photographies embrassait tous les domaines de la vie en Palestine. Il s’agissait de scènes de vie arabe : marchands, ruelles tortueuses, vues de la vieille ville de Jérusalem, confrontées à la présentation de la moderne Tel-Aviv : maisons modernes, magasins élégants, classe de gymnastique, enfants célébrant Pourim dans les rues, vues de la baie de Haïfa, du port, du Mont Carmel, de son sanatorium, d’autres hôpitaux et de cliniques, de l’université sur le Mont Scopus et de sa bibliothèque. D’autres photos mettent l’accent sur les travaux d’assèchement de marais, la plantation de la forêt Balfour, les campements des nouveaux arrivants, les maisons, étables et champs des colonies, ainsi que les ateliers qui forment les ouvriers qualifiés du pays. Suit une maquette de la Foire du Levant, foire commerciale de Tel-Aviv, et quelques photos de stands présents lors de celle-ci, le Belge notamment. La présence d’entreprises liées au tourisme, diverses compagnies maritimes notamment, complète cet ensemble. À l’entrée de cette première section, deux citations invitaient le visiteur. La première, de Lamartine, était conçue en ces termes : « Un tel pays, repeuplé d’une nation jeune et juive serait encore la terre de promission si la Providence lui rendait son peuple. » La se- 128 conde était de Herzl : « Le jour où la charrue sera conduite par la main ferme du paysan juif, la question juive sera résolue. » À ce hall d’honneur succède une galerie où les commerçants présentent leurs produits au public. Cette seconde salle du pavillon est subdivisée en quatre parties illustrant les industries du pays : l’alimentaire, le vêtement, le bâtiment et l’ameublement. D’un caractère plus pittoresque, certains articles de journaux parlent de souks, cette galerie est composée de comptoirs de commerçants locaux. L’industrie alimentaire affiche huiles, vins, biscuits, chocolat, conserves de fruits et sirops. Un diorama illustre une orangerie et ses productions d’oranges et de pamplemousses. La section vêtement englobait, outre la confection, la soierie, la bonneterie, la dentelle de Nazareth et la maroquinerie. Le secteur du bâtiment montrait briques, marbres, boiseries, carrelages et outils. Enfin, l’ameublement combinait présentation d’intérieurs de maisons et objets décoratifs, savons, tapis, bois sculptés, bijoux ouvragés, incrustation de nacre, articles en métal blanc sortis de l’école professionnelle de Bézalel. On notera l’absence des lettres et de la culture dans ce parcours proposé au visiteur. Enfin, le restaurant Carmel, d’une capacité de 200 places, fait corps avec cet ensemble. Des spécialités culinaires palestiniennes y sont proposées. Aux murs pendent de grandes reproductions photographiques du premier numéro du journal Die Welt et de la Déclaration Balfour. Genèse d’un projet Le texte officiel de présentation du pavillon, tout empreint de l’optimisme de ses concepteurs, affiche les intentions du projet. Il s’agit clairement d’un lieu destiné à mettre en valeur les efforts et réalisations sionistes, tant sous un angle quantitatif que qualitatif. Cette composante militante du projet se complète cependant d’un volet commercial. 129 Le volet commercial Avant tout, une exposition universelle se présente sous la forme d’une vitrine commerciale de premier plan. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater la place majeure occupée par les principaux acteurs des relations économiques entre la Belgique et la Palestine. Pour la période qui précède l’exposition, ces relations se caractérisent par un foisonnement d’initiatives, pas exclusivement menées par des investisseurs sionistes 5 . Ces activités relèvent des secteurs de la banque et de l’industrie. On notera la place de premier rang occupée par deux acteurs : le baron Louis Empain et, surtout, Alfred Goldschmidt. L’implication de ce dernier est au cœur même de la réalisation du pavillon palestinien Israël en Palestine. Il en fut d’ailleurs le coprésident, aux côtés de Numa Torczyner, par ailleurs président de la Fédération sioniste de Belgique. L’activité menée en amont par Alfred Goldschmidt constitue un élément fondamental dans le cheminement qui a abouti à la présence du pavillon. En effet, il apparaît, en tant que Belge, comme une figure incontournable dans les relations commerciales tissées entre les deux pays. Un détour biographique permettra de cerner davantage ce qui a permis l’édification du pavillon. L’industriel Alfred Goldschmidt est alors entre autres co-fondateur avec son frère Victor Goldschmidt des Usines Pipe (Compagnie belge de Construction d’Automobiles), promoteur et président de Fabrimetal, président du Comité national belge pour l’Organisation scientifique du Travail, vice-président du Comité belge des expositions et des Foires. On le voit également membre, vice-président et délégué de la Chambre syndicale de l’Automobile et des industries qui s’y rapportent. Dans ce secteur d’activité, il est administrateur délégué de la société coopérative La construction automobile. À cela s’ajoute sa participation au sein de la Chambre syndicale pour la Protection des Inventions et des Artistes industriels, et des Locomotions aériennes6. 5 Archives du Ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, dossier Palestine : Situation économique 1934-1935-1936, classé n° 2621 bis III. 6 Les données relatives à Alfred Goldschmidt proviennent des archives du Ministère des Affaires étrangères, dossier Palestine 1921-1936, ainsi que de l’Annuaire de la Chambre de Commerce de Bruxelles, du Bulletin officiel hebdomadaire de la Chambre de Commerce de Bruxelles et de 130 Au-delà de ces éléments biographiques parcellaires, l’attention doit être portée sur les activités qu’Alfred Goldschmidt a menées en Palestine. En 1934, il est l’administrateur général de la société L’Industrie belge à l’Étranger. La même année, il finança de ses propres deniers un pavillon belge à la Foire du Levant de Tel-Aviv, une foire commerciale internationale. Cette installation permit la première participation belge à cette foire. De plus, le bâtiment, d’une surface de 500 m2, fut construit en matériaux durs, de manière à être reconverti en vitrine officielle pour les produits belges en Palestine. La Belgique jouissait d’une concession de vingt ans sur le terrain qu’occupait le pavillon7. Cette initiative fut lancée par le Comité belge des Expositions et des Foires, en concertation avec le gouvernement et avec son approbation. De nombreuses correspondances entre le consul en poste à Beyrouth et le ministre des Affaires étrangères font état de l’enthousiasme généré par la réalisation de ce projet, et notamment de la contribution d’Alfred Goldschmidt, via sa société L’Industrie belge à l’Étranger8. En effet, cette Foire, qui se tint à intervalles réguliers depuis 1929, ne cessa de se développer avec une rapidité qui ne put laisser indifférents les acteurs économiques belges. Pour l’exemple, entre 1929 et 1932, le nombre d’entrée passa de 70.000 à 280.000 visiteurs. Le nombre de firmes participantes gonfla de 330 à 1.300. À cela s’ajoutèrent les premières participations nationales, au nombre de neuf en 1932. Pour l’année 1934, les chiffres enflèrent à nouveau : 2.217 firmes, trentedeux pays étrangers et environ 600.000 visiteurs. On mesure rapidement toute la portée d’un tel événement pour les investisseurs. Répondant à l’absence patente des promoteurs belges, l’initiative menée par Alfred Goldschmidt eut également l’avantage de pérenniser les contacts entre les deux pays. Ainsi, entre deux foires, l’espace constituait une exposition permanente de produits belges. Les excellents résultats obtenus par les entrepreneurs belges lors de la Foire de Tel-Aviv ont abouti à l’idée de promouvoir encore davanl’Annuaire mondain ; voir également J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique, Figures du judaïsme belge, XIXe– XXe siècle, Bruxelles, 2002, notice Alfred Édouard Goldschmidt, pp. 131-132. 7 Les données relatives à la Foire du Levant de Tel-Aviv proviennent du fonds du Ministère des Affaires étrangères, dossier Palestine – Situation économique 1934-1935-1936. 8 Ibid. 131 tage les liens commerciaux établis par les deux pays. Dans ce contexte, l’idée émergea de constituer un pavillon palestinien lors de l’Exposition universelle de Bruxelles 1935. En effet, moins d’un mois après la Foire de Tel-Aviv, qui se déroula de fin avril à mai 1934, une lettre adressée par le commissaire général de l’Exposition universelle au ministre des Affaires étrangères pose la question suivante : une nation sous mandat peut-elle prétendre à un pavillon propre ?9 Cette lettre répond à la demande introduite par un groupe de producteurs palestiniens constitué lors de la Foire du Levant de Tel-Aviv, appuyé par un groupe belge. La réponse du ministre fut marquée d’un certain embarras, partagé par les instances britanniques. En définitive, un compromis se dégagea. L’avis sera de permettre une participation palestinienne : son pavillon devant se situer le plus près possible de celui de la puissance mandataire, tout en gardant son indépendance. Suite à cet aval des autorités politiques, traduit par une option accordée le 11 juillet 1934, de nombreux contretemps semblent entacher le bon déroulement des préparatifs. En effet, aucune confirmation n’intervint avant janvier 1935. L’option fut donc levée. Il semble que le projet ait avorté en raison des « lenteurs de la correspondance avec la Palestine » 10 , et ce malgré les entretiens menés par Alfred Goldschmidt. La relance du processus s’effectue début février 1935, c’est-àdire moins de trois mois avant l’inauguration de l’Exposition qui eut lieu le 27 avril. On constate l’enregistrement officiel de la participation palestinienne le 19 mars 1935, reprise sous le nom d’exposant : « Alfred Goldschmidt, Commissaire Général du pavillon de la Palestine à Bruxelles, boulevard du Régent, 26 à Bruxelles »11. Les plans qui accompagnent l’enregistrement datent du 18 février 1935. L’inauguration du pavillon, qui correspond également à son ouverture au public, n’eut lieu que le 26 juin, soit deux mois après le début de l’exposition. Quant à la fin de l’exposition, elle eut lieu le 6 novembre. 9 Lettre datée du 8 juin 1934. Archives du Ministère des Affaires économiques, fonds Exposition universelle de Bruxelles 1935, dossier n° 78, Palestine. 10 D’après une lettre du 27 janvier 1935 du coprésident du pavillon, Numa Torczyner, à l’architecte Joseph De Lange. Fonds Exposition universelle de Bruxelles 1935 S.A., liasse n° 300, Participations étrangères. 11 Ibid., liasse n° 168, Plan des pavillons. 132 Dès lors, le pavillon eut une durée de vie de quatre mois et une dizaine de jours. Comme il a été permis de le constater, le développement du projet palestinien n’est pas allé de soi. Bien que l’idée soit établie dès mai 1934, l’aboutissement n’intervint qu’en mars 1935. Aucun élément convaincant n’a été fourni pour expliquer ce retard. À ce propos, l’indulgence par rapport au dépassement des délais dont a bénéficié le comité organisateur du pavillon peut être expliquée par les liens intimes entretenus par Alfred Goldschmidt avec les membres du Comité exécutif de l’Exposition. En effet, ceux-ci appartenaient également à la Chambre de Commerce de Bruxelles. Les correspondances laissent entendre une certaine familiarité entre les intéressés. Pour clore ce volet commercial, on peut constater que certaines similitudes rapprochent les deux actions menées par Alfred Goldschmidt dans les relations commerciales belgo-palestiniennes. Grâce à son activité industrielle, à sa position au sein de la Chambre de Commerce de Bruxelles et ses liens avec le mouvement sioniste, il prit l’initiative de rapprocher les deux nations. Dans un premier temps, il fit construire à ses frais un stand officiel belge en Palestine. Dans un second temps, il mit sur pied le pavillon palestinien à l’Exposition universelle. Au-delà du renforcement des liens commerciaux, ces deux réalisations permirent de sensibiliser les milieux d’affaires et l’opinion publique à la problématique sioniste. Cette dernière composante occupe une place de choix au sein de la participation palestinienne. Le volet politique La participation palestinienne combinait à la fois enjeux commerciaux et politiques. Pour preuve, le pavillon était sous la férule de deux présidents : Alfred Goldschmidt et Numa Torczyner. Le premier développait l’aspect commercial du projet. Le second défendait les intérêts sionistes qui cautionnaient la démarche. Dans sa composante politique, en effet, le pavillon était l’émanation de trois instances sionistes : la Fédération sioniste de Belgique, l’Agence juive et le Comité Belgique-Palestine. Ces deux premières sont des structures juives. Le Comité Belgique-Palestine compte sionistes juifs et sympathisants à la cause issus du monde politique belge. 133 La Fédération sioniste de Belgique, organisme central présidée par Numa Torczyner, se chargeait d’ordonner les différentes forces sionistes en présence à travers la communauté juive de Belgique. L’activité principale des sionistes était axée sur les collectes pour le Fonds national juif, instance qui permet l’acquisition de terres en Palestine. Des conférences hebdomadaires étaient organisées à Anvers et Bruxelles, afin d’exposer les idées sionistes. On pouvait y relever la présence de personnalités sionistes étrangères. On peut également remarquer les âpres luttes politiques qui étaient menées par les différentes tendances du mouvement. Pourtant, la quasi-totalité des partis sionistes représentés en Belgique était affiliée à la Fédération12. La mission de cette dernière est d’aider pratiquement à la réalisation du programme de Bâle. À cette fin, elle se propose d’organiser et de surveiller le travail sioniste dans le pays ; d’entretenir les relations avec la Direction de l’Organisation sioniste mondiale et les autorités d’Eretz-Israël ; de favoriser la création des institutions ayant pour but le travail en EretzIsraël ; de soutenir des institutions travaillant dans le sens sioniste ; de contribuer aux fonds créés pour l’organisation13. En 1935, la Fédération est présidée par Numa Torczyner, poste qu’il occupa de 1929 à 1940, excepté deux ans. Né à Brody, en Galicie, terre ukrainienne, autrichienne à l’époque, il est décédé à Amsterdam en 1948. Diamantaire et leader sioniste, ce sont là les deux activités principales qui ont occupé sa vie. Après avoir grandi à Vienne, il s’installa à Anvers en 1910. Il retourna en Autriche où il servit dans l’armée durant la guerre. Il fut capturé par les Russes et resta prisonnier en Sibérie jusqu’en 1920. Après son retour en Belgique, il fut élu président de la Fédération sioniste de Belgique en 1923 et de nouveau en 1929. De 1933 à 1940, il fut également à la tête d’un comité d’aide aux réfugiés allemands et fut membre du Consistoire central israélite14. Durant la Seconde Guerre mondiale, il partit pour les États-Unis, où il fonda l’Association du Commerce du Diamant. Il occupa la fonction de pré12 À l’exception du parti révisionniste, branche dite « nationaliste » du sionisme. D’après le Rapport du Comité fédéral à la 15e assemblée générale de la Fédération sioniste de Belgique, du 26/6/1925, CNHEJ, Fonds Trocki, dossier n°1, Fédération sioniste. 14 Pour le contexte général, voir J.-Ph. Schreiber, « L’accueil des réfugiés juifs du Reich en Belgique. Mars 1933 – septembre 1939 : le Comité d’Aide et d’Assistance aux Victimes de l’Antisémitisme en Allemagne », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 3, 2001, pp. 23-71. 13 134 sident de cette association jusqu’à sa mort. Il fut actif au sein du Congrès juif mondial et de l’Organisation sioniste américaine. En 1946, il fut élu au Comité d’Actions sionistes. La deuxième instance sioniste impliquée dans le projet du pavillon est l’Agence juive pour la Palestine. Elle constitue l’exécutif sioniste de l’époque. Créée par la Société des Nations dans le cadre du mandat britannique sur la Palestine, elle constituait le représentant permanent du sionisme auprès de la puissance mandataire de 1939 à 1948. Enfin, le Comité Belgique-Palestine complète ce tableau. Créé en 1928, après une visite de Chaïm Weizmann en Belgique, il fut organisé sous la houlette de Herbert Speyer, professeur à l’Université libre de Bruxelles, sénateur et vice-président de l’Agence juive pour la Belgique, et Jean Fischer, diamantaire anversois et président de la Fédération sioniste de Belgique jusqu’à sa mort en 1929. Ce comité comprenait des professeurs de ladite université, des politiciens de tous bords, dont Adolphe Max, bourgmestre libéral de Bruxelles, et des notables juifs, parmi lesquels Léon Kubowitzki, avocat, actif au sein du Parti ouvrier belge, mais surtout dirigeant sioniste socialiste de premier rang. Comme on peut le constater, un large consensus se dégage autour de ce Comité. Dès lors, il apparaît que les liens avec le monde politique belge existaient bien avant que soit envisagée l’hypothèse d’une participation sioniste à l’Exposition de Bruxelles. Ces réseaux tissés par les milieux sionistes belges avec les milieux politiques ont certainement permis de faciliter la réalisation du pavillon. Un exemple illustre cette hypothèse. Il s’agit d’un bazar-exposition palestinien, qui s’est tenu à Bruxelles les 26, 27 et 28 mars 1932, à l’occasion du trentième anniversaire du Fonds national juif. D’après Gaol, l’organe officiel mensuel du Fonds national juif, des stands ont été érigés afin de présenter les objets offerts gracieusement au profit du Fonds national juif15. Cette initiative fut menée sous le haut patronage d’Adolphe Max, bourgmestre de Bruxelles et membre du comité Belgique-Palestine. En 1935, il sera président du conseil exécutif de l’exposition. 15 Gaol, 4e année, n° 6, mars 1932. Le Fonds national juif, Keren Kayemeth, contribue à l’achat de terres en Palestine. 135 Conclusion Ce bref aperçu de la participation palestinienne lors de l’Exposition universelle de 1935 met en relief une expression de l’activisme sioniste entre les deux guerres. Ce pavillon synthétisait les réalisations juives en Palestine des quinze dernières années. Il répondait à une double signification : s’il incarnait la démonstration vivante de l’intérêt qu’il y avait à nouer entre la Belgique et la Palestine des relations commerciales plus suivies et plus intenses, il constituait d’autre part un espace publicitaire de choix pour diffuser l’idéologie sioniste auprès d’un public de masse. Enfin, la présence de ce pavillon était le fruit de la collaboration d’hommes dévoués à la cause sioniste. Bien que cette initiatice privée reçut le soutien d’instances sionustes officielles belge, elle ne représentait pas une participation officielle de la Palestine. Cet élément peut expliquer la modestie des moyens déployés, mais illustre bien l’engouement de ses concepteurs. 136 Illustration parue dans le Périodique d’informations, n° 3, août 1935 137 Illustrations parues dans Le Livre d’Or de l’Exposition universelle de Bruxelles 1935 138 Illustration parue dans L’Almanach du Soir 1936 139 Le pavillon palestinien à l’Exposition de Bruxelles 1935. Paru dans Réalisation, organe officiel de la Keren Hayessod, en juillet 1935. Le pavillon palestinien. Dessin de l’architecte Joseph De Lange paru dans Gaol, organe officiel du Fonds national juif, en juin 1935 et dans Réalisation , organe officiel de la Keren Hayessod, en avril 1935. 140 Kafka face au « Gelobte Land » Albert Mingelgrün Trois jours après la mort de Kafka survenue le 3 juin 1924, l’hebdomadaire sioniste de Prague, Die Selbstwehr, publie une Gedenkblatt en hommage au disparu, page où se trouvent développées, notamment, des considérations sur ses rapports avec la Judentum. Constatons que sont rassemblés, en la circonstance, quelques éléments constitutifs de l’homme et de l’écrivain : l’allemand de et à Prague, le judaïsme et le sionisme. J’en évoquerai certains aspects dans l’optique de la Terre promise. Prenons garde cependant de souligner qu’à la différence de ses amis et contemporains comme Max Brod, Hugo Bergmann ou Felix Weltsch assumant et endossant ces caractéristiques avec une relative aisance, elles offriront à Kafka l’occasion de nouvelles prises de conscience aiguës de sa fragilité et il ne les explorera qu’avec circonspection. On le verra dès lors – pour paraphraser l’expression pascalienne – plongé dans une situation paradoxale, toucher deux extrémités à la fois : Juif de langue allemande et donc mal perçu à la fois par les Tchèques et les Allemands eux-mêmes, il lui est néanmoins impossible aussi bien de renouer avec ses racines judaïques authentiques que de s’assimiler à la culture occidentale. Il deviendra donc progressivement semblable au personnage qu’il décrit en décembre 1917 : « Er ist ein freier und gesicherter Bürger der Erde, denn er ist an eine Kette gelegt, die lang genug ist, um ihm alle irdischen Räume frei zu geben, und doch nur so lang, daß nichts ihn über die Grenzen der Erde reißen kann. Gleichzeitig aber ist er auch ein freier und gesicherter Bürger des Himmels, denn er ist auch an eine ähnlich berechnete Himmelskette gelegt. Will er nun auf die Erde, drosselt ihn das Halsband des Himmels, will er in den Himmel, jenes der Erde. Und trotzdem hat er alle Möglichkeiten und fühlt es ; ja, er weigert sich sogar, das Ganze auf einen Fehler bei der ersten Fesselung zurückzuführen. » (« Il est un citoyen de la terre libre et assuré, car il est fixé à une chaîne assez longue pour lui donner libre accès à tous les 141 espaces terrestres et néanmoins juste assez longue pour que rien ne puisse l’arracher aux frontières de la terre. Mais simultanément, il est un citoyen du ciel libre et assuré, car il est fixé à une chaîne céleste mesurée de semblable façon. Veut-il dès lors rejoindre la terre, le collier du ciel le retient ; veut-il rejoindre le ciel, c’est celui de la terre. Et pourtant il a toutes les possibilités et le sent ; mais il se refuse même à renvoyer tout cela à une erreur liée au premier enchaînement. »)1 On observera ainsi, au fil du temps, en quête d’un peu de terre ferme, simultanément “promise” et refusée, ses perpétuelles oscillations, tentations et tentatives à partir de ou dans l’une ou l’autre de ces composantes initiales. Celles-ci semblent s’être “précipitées” au sens chimique du terme et, en tout cas, formulées en l’espace de quelques semaines, en octobre-novembre 1911, à travers les écrits personnels, en particulier le Journal. Ainsi le 6 octobre, il note : « Wunsch, ein großes yiddisches Theater zu sehn, da die Aufführung doch vielleicht an dem kleinen Personal und ungenauer Einstudierung leidet. Auch der Wunsch, die yiddische Literatur zu kennen, der offenbar eine ununterbrochene nationale Kampfstellung zugewiesen ist, die jedes Werk bestimmt. Eine Stellung also, die keine Literatur, auch nicht die des unterdrückten Volkes, in dieser durchgängigen Weise hat. Vielleicht geschieht es bei andern Völkern in Kampfzeiten, daß die nationale, kämpferische Literatur hochkommt und andere, ferner stehende Werke durch die Begeisterung der Zuhörer einen in diesem Sinne nationalen Schein bekommen, wie zum Beispiel “Die verkaufte Braut”, hier scheinen aber nur die Werke der ersten Art, und zwar dauernd, zu bestehen. » (« Souhait de voir un grand théâtre yiddish, car la représentation souffre peut-être du petit nombre de l’effectif et de répétitions insuffisantes. Souhait aussi de connaître la littérature yiddish à laquelle est manifestement attribuée une position de combat national ininterrompu qui détermine chaque œuvre. Une position donc qu’aucune littérature, même pas celle d’un peuple opprimé, n’adopte de cette manière obstinée. Peut-être arrive-til chez d’autres peuples, en périodes de combats, que la littérature nationale en action atteigne des sommets et que d’autres œuvres, plus 1 Dans Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande und andere Prosa aus dem Nachlass, Franfurt/Main, 1980, p. 35. Désormais noté I suivi de l’indication de la page. 142 éloignées, prennent en ce sens, en raison de l’enthousiasme des auditeurs, un air national comme, par exemple, La Fiancée vendue. Encore qu’ici, seules semblent se maintenir vraiment durablement les œuvres du premier genre. »)2 Quelques jours plus tard, le 14, au lendemain d’une représentation de Sulamith d’Abraham Goldfaden, il observe : « Am Schluß der Vorstellung erwarten wir noch den Schauspieler Löwy, den ich im Staub bewundern möchte. » (« Au terme de la représentation, nous attendons encore l’acteur Löwy que je voudrais admirer prosterné dans la poussière. », II) La découverte du théâtre yiddish, dont on aura perçu le soulignement exalté 3 , va passionner l’écrivain pendant des années 4 et l’amener à s’intéresser de près au judaïsme oriental, si différent de l’occidental auquel il est censé appartenir. Par ailleurs, dans le contexte du yiddish entendu et écouté au théâtre, voici, tranchant de manière saisissante, comment il analyse, le 24, sa propre expression de l’attachement filial : « Gestern fiel mir ein, daß ich die Mutter nur deshalb nicht immer so geliebt habe, wie sie es verdiente und wie ich es könnte, weil mich die deutsche Sprache daran gehindert hat. Die jüdische Mutter ist keine “Mutter”, die Mutterbezeichnung macht sie ein wenig komisch (nicht sich selbst, weil wir in Deutschland sind), wir geben einer jüdischen Frau den Namen deutsche Mutter, vergessen aber den Widerspruch, der desto schwerer sich ins Gefühl einsenkt. “Mutter” ist für den Juden besonders deutsch, es enthält unbewußt neben dem christlichen Glanz auch christliche Kälte, die mit Mutter benannte jüdische Frau wird daher 2 Dans Tagebücher 1910-1923, 1951. Désormais noté II, la date de rédaction accompagnant toujours la citation. 3 Rapportant, par exemple, le 5 octobre que lui en est venu « ein Zittern über die Wangen » (« un tremblement sur les joues », II). 4 En août 1920, il l’évoque encore pour Milena à l’occasion d’ennuis de santé pour cette dernière : « Ich hatte einmal einen Freund, einen ostjüdischen Schauspieler, der hatte jedes Vierteljahr einige Tage lang entsetzliche Kopfschmerzen, sonst war er ganz gesund, kamen aber diese Tage, dann mußte er sich auf der Gasse an die Häusermauer lehnen und man konnte nichts anderes für ihn tun, als daß man halbstundenlang auf und abging und so auf ihn wartete. » (« J’avais un ami, un acteur, un Juif de l’Est qui, tous les trois mois, quelques jours durant, souffrait d’horribles maux de tête ; à part cela il était tout à fait bien mais lorsque ces jours arrivaient, il devait, en rue, s’appuyer contre les murs des maisons et on ne pouvait rien faire d’autre pour lui que de l’attendre pendant des demi-heures en allant et venant. ») Dans Briefe an Milena, Frankfurt/Main, 1952, p. 169. Désormais noté III suivi de l’indication de la page. 143 nur komisch, sondern fremd. Mama wäre ein besserer Name, wenn man nur hinter ihm nicht “Mutter” sich verstellte. Ich glaube, daß nur noch Erinnerungen an das Getto die jüdische Familie erhalten, denn auch das Wort Vater meint bei weitem den jüdischen Vater nicht. » (« Hier, l’idée m’est venue que la raison pour laquelle je n’ai pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait et comme j’en avais la capacité, c’est que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une Mutter, cette désignation la rend un peu ridicule (pas pour elle-même car nous sommes en Allemagne) ; nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande mais nous oublions la contradiction qui pénètre d’autant plus gravement le sentiment. Mutter est pour les Juifs particulièrement allemand, il contient inconsciemment aussi bien la splendeur que la froideur chrétiennes et le femme juive appelée Mutter en est rendue non seulement ridicule mais étrangère. Maman serait une meilleure dénomination si on ne se représentait pas Mutter derrière elle. Je crois que ce sont seulement les souvenirs du ghetto qui maintiennent la famille juive car le mot Vater ne signifie pas, et de loin, le père juif. », II). Quant au troisième terme, il se dessine, comme en filigrane, avec la présence, à l’un des spectacles de la troupe Löwy, Bar-Kochba du même A. Goldfaden, d’Hugo Bergmann, sioniste de la première heure (Journal, 5 novembre 1911), mais également à travers la lecture de la Geschichte des Judentums d’Heinrich Graetz qu’il lit « gierig und glücklich », (« avidement et avec bonheur », Journal, 1er novembre 1911). Néanmoins, les fondements ainsi posés ne permettront pas – quel que soit le thème abordé – qu’une attitude définitive l’emporte puisqu’on peut lire, par exemple, clôturant la note consacrée à Graetz qui vient d’être citée : « Gegen Schluß ergriff mich aber schon die Unvollkommenheit der ersten Ansiedlungen im neu eroberten Kanaan und die treue Überlieferung der Unvollkommenheit der Volksmänner (Josuas, der Richter, Elias). » (« Mais, vers la fin, me frappa l’imperfection des premières colonies en Canaan nouvellement conquis ainsi que la tradition fidèlement transmise de l’imperfection des chefs du peuple [Josué, le Juge, Elie]. ») On voit en outre, ici, s’inclure dans sa réflexion, de manière complémentaire, des motifs venus de la Bible, pierre de touche non négligeable évidemment dans le cadre du judaïsme… 144 Voici dès lors quelques prolongements et va-et-vient significatifs de fixations et de prises de distance tout au long des mois et des années qui suivent. Alors qu’il a le sentiment de la fragilité du judaïsme occidental : « Als ich heute den Begleiter des Moule zum Nachtisch beten hörte, und die Anwesenden, abgesehn von den beiden Großvätern, die Zeit in vollständigem Unverständnis des Vorgebeteten mit Träumen oder Langeweile verbrachten, sah ich das in einem deutlichen unabsehbaren Übergang begriffene westeuropäische Judentum vor mir, über das sich die zunächst Betroffenen keine Sorgen machen, sondern als richtige Übergangsmenschen das tragen, was ihnen auferlegt ist » (« Lorsqu’aujourd’hui j’ai entendu le compagnon du Moule prier à la fin du repas alors que les personnes présentes, sauf les deux grands-pères, passaient leur temps à rêver et à s’ennuyer, dans une totale incompréhension de la prière récitée, je vis devant moi le judaïsme ouesteuropéen saisi à un moment de transition évidente au terme imprévisible et au sujet duquel ceux qui étaient concernés au premier chef ne se faisaient guère de soucis mais supportaient en authentiques hommes de transition ce qui leur était imposé. », II, 24 décembre 1911), qu’il n’est plus satisfait non plus de l’oriental : « Bei den ersten Stücken konnte ich denken, an ein Judentum geraten zu sein, in dem die Anfänge des meinigen ruhen und die sich zu mir hin entwickeln und dadurch in meinem schwerfälligen Judentum mich aufklären und weiterbringen werden, statt dessen entfernen sie sich, je mehr ich höre, von mir weg » (« À l’occasion des premières pièces, j’ai pu penser être tombé sur un judaïsme dans lequel les éléments primitifs du mien pourraient se reposer, se développer en venant à moi, m’éclairer par là dans mon judaïsme lourdaud et me porter plus loin ; au lieu de cela, plus j’en entends et plus ces éléments s’éloignent de moi. », II, 6 janvier 1912), et cela même si la langue yiddish lui paraît conserver toutes ses vertus à en juger par l’analyse qu’il en fait le 18 février 1912 : Rede über die yiddische Sprache (Discours sur la langue yiddisch, I, pp. 300-309). Le 20 septembre de la même année, dans sa toute première lettre à Felice Bauer, il souhaite la voir « das Versprechen bekräftigen, im nächsten Jahr, eine Palästinareise mit ihm machen » (« confirmer sa 145 promesse, l’année prochaine, d’accomplir avec lui un voyage en Palestine »)5. Cependant, quasiment une année après cette allusion, le 9 septembre 1913, se trouvant par hasard à Vienne, il assiste au XIe Congrès sioniste, ce qui l’entraîne à lui écrire : « Heute früh war ich im Zionistischen Kongreß. Die richtige Anknüpfung fehlt mir. Im einzelnen habe ich sie, über das Ganze hinaus auch, im Eigentlichen aber nicht. » (« Ce matin je me suis rendu au Congrès sioniste. Une prise de contact authentique me fait défaut. J’y arrive dans les détails ainsi qu’au-delà de l’ensemble mais pas dans sa réalité propre. », IV, p. 462). Réaction que confirme, quelques jours plus tard, le 15, une carte postale à Max Brod : « Etwas Nutzloseres als ein solcher Kongreß läßt sich schwer ausdenken. Im Zionistischen Kongreß bin ich wie bei einer gänzlich fremden Veranstaltung dagesessen, allerdings war ich durch manches beengt und zerstreut » 6 (« Quelque chose de plus inutile qu’un tel Congrès se laisse difficilement imaginer. J’ai assisté au Congrès sioniste comme à une manifestation totalement étrangère ; à vrai dire j’étais oppressé et distrait par pas mal de choses. »), renchérissant somme toute sur une notation du Journal : « Zionistischer Kongreß. Der Typus kleiner runder Köpfe, fester Wangen. Der Arbeiterdelegierte aus Palästina, ewiges Geschrei. Tochter Herzls. » (« Congrès sioniste. Le type de petites têtes rondes, avec des joues fermes. Le délégué ouvrier de Palestine, perpétuelles criailleries. La fille de Herzl. », II, 8 septembre 1913). Quelques mois encore et il ira jusqu’à remettre en question son identité juive elle-même, enfouie sous les velléités d’assimilation et impropre à le motiver comme sioniste : « Was habe ich mit Juden gemeinsam ? Ich habe kaum etwas mit mir gemeinsam und sollte mich ganz still, zufrieden damit, daß ich atmen kann, in einen Winkel stellen. » (« Qu’ai-je en commun avec les Juifs ? J’ai à peine quelque chose de commun avec moi-même. Je devrais me mettre dans un coin, tout tranquille et content de pouvoir respirer. », II, 8 janvier 1914). 5 In Briefe an Felice, Frankfurt/Main, 1976, p. 43. Désormais noté IV suivi de l’indication de la page. 6 In Briefe 1902-1924, Frankfurt/Main, 1958, p. 120. Désormais noté V suivi de l’indication de la page. 146 Et de manifester son trouble, amené à se décrire dans une lettre à Grete Bloch, le 11 juin 1914 : « Ein durch seine Lebensumstände und durch seine Natur gänzlich unsocialer Mensch, mit nicht festem augenblicklich schwer zu beurteilendem Gesundheitszustand, durch sein nichtzionisches (ich bewundere den Zionismus und ekle mich vor ihm) und nichtgläubiges Judentum von jeder großen, tragenden Gemeinschaft ausgeschieden. » (« Un homme tout à fait asocial en raison des inconstances de sa vie et à cause de sa nature, avec un état de santé pas très solide et pour l’instant difficile à apprécier, mis à l’écart par son judaïsme non sioniste (j’admire le sionisme et il m’écœure) et non croyant, de toute grande communauté pouvant le prendre en charge. », IV, p. 498)7. Septembre 1915 cristallise à son tour les contrastes. Le 7 voit la publication dans Die Selbstwehr du texte Vor dem Gesetz (Devant la loi), dont le héros, très littéralement, se condamne à rester en lisière. Or on sait que l’entrée dans ladite loi lui était particulièrement réservée : paradoxe donc de faire paraître un tel texte dans une telle revue. À moins qu’il ne s’agisse justement de galvaniser les enthousiasmes… Le 16, il approuve le respect d’un rituel : « Anblick der polnischen Juden, die zum Kol Nidre gehn. Der kleine Junge, der, unter beiden Armen Gebetmäntel, neben seinem Vater herläuft. Selbstmörderisch, nicht in den Tempel zu gehn » (« Spectacle des Juifs polonais qui vont à Kol Nidre. Le petit garçon qui, un châle de prières sous les deux bras, court à côté de son père. Suicidaire de ne pas se rendre au temple. », II), ce qui ne l’empêche pas, le même jour, de parler, à propos d’un livre biblique, « von den ungerechten Richtern » (« des Juges injustes ») ! 7 De tels propos contrastent, de manière révélatrice, avec le destin dévolu à Karl Rossmann, le héros de Der Verschollene (Le Disparu), récit dont la composition s’achève cette année-là. On se souviendra du havre qu’il trouve au Grand Théâtre d’Oklahoma au terme de ses pérégrinations en Amérique : « Für Karl stand […] in dem Plakat eine große Verlockung. “Jeder war willkommen”, hieß es. Jeder, also auch Karl. Alles was er bisher getan hatte, war vergessen, niemand wollte ihm daraus einen Vorwurf machen. Er durfte sich zu einer Arbeit melden, die keine Schande war, zu der man vielmehr öffentlich einladen konnte ! » (« Pour Karl, une grande tentation avait pris place sur l’affiche. “Chacun était le bienvenu” disait-on. Chacun, donc Karl également. Tout ce qu’il avait fait jusqu’ici était oublié, personne ne voulait lui faire de reproche à ce propos. Il avait le droit de se présenter pour un travail qui ne suscitait pas la honte et pour lequel on pouvait engager ouvertement ! ») Dans op. cit., New York, 1983, p. 388. 147 L’année suivante, paraphrasant et commentant plusieurs versets des premiers chapitres de la Genèse, il cite, entre autres, le verset 8 du chapitre III : « Und sie hörten die Stimme Gottes des Herrn, der im Garten ging, da der Tag kühl geworden war. » (« Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui marchait dans le jardin car le jour avait fraîchi. », II, 19 juin 1916). Coïncidence heureuse pour notre propos, je relève que dans une note de sa traduction de la Genèse, pour la Bibliothèque de la Pléiade (1956), Édouard Dhorme indique à propos du verset en question : « Le souffle du jour est la brise qui, en Palestine, vient de la Méditerranée aux approches du soir. » Quant au sionisme, il est à l’arrière-plan des lettres qu’il adresse à Felice quelque trois mois plus tard alors qu’elle enseigne à Berlin au Jüdisches Volksheim qui accueille des enfants de Juifs de l’Est, ce dont Kafka se réjouit, continuant à les préférer à ceux de l’Ouest auxquels il appartient : « Etwas, was dem Wert der Ostjuden ebenbürtig wäre, läßt sich in einem Heim nicht vermitteln, in diesem Punkt versagt in letzter Zeit sogar die blutsnahe Erziehung immer mehr, es sind Dinge, die sich nicht vermitteln, aber vielleicht, das ist die Hoffnung, erwerben, verdienen lassen. » (« Quelque chose qui égalerait la valeur des Juifs de l’Est ne se laisse pas transmettre dans un foyer ; sur ce point, ces derniers temps, même l’éducation proche de notre sang échoue de plus en plus ; ce sont des choses qui ne se transmettent pas mais, peut-être, c’est là l’espoir, des choses qu’il est possible d’acquérir, de mériter. », IV, p. 697). Dans cette optique, le sionisme lui apparaîtra d’ailleurs comme relativement secondaire compte tenu de ce que les Juifs orientaux vont eux-mêmes apporter à l’enrichissement humain des Juifs berlinois ! C’est bien le rapprochement concret qui prime à travers ce qu’il appelle de ses vœux quelques jours plus tard, à savoir « den dunklen Komplex des allgemeinen Judentums […] wirken lassen » (« laisser agir le complexe obscur du judaïsme en général », Lettre du 16 septembre, IV, p. 699). Possibilité unique à ses yeux d’équilibrer et de concilier, pour le bien de tous, les tendances présentes. La fin de l’année 1917 voit le fil biblique du Premier Testament se tisser un peu plus à travers allusions et références touchant à la Genèse et à la figure du Messie. Leur dénominateur commun réside toujours, 148 bien entendu, dans l’idée sans cesse à discuter d’un établissement quelconque pour les Juifs et/ou de sa possibilité même. Ainsi en irait-il des conséquences de la perte de l’Éden, interprétable dans le sens d’une suspension indéfinie du temps et d’un maintien dans les lieux initiaux : « Die Vertreibung aus dem Paradies ist in ihrem Hauptteil ewig. Es ist also zwar die Vertreibung aus dem Paradies endgültig, das Leben in der Welt unausweichlich, die Ewigkeit des Vorganges aber (oder zeitlich ausgedrückt : die ewige Wiederholung des Vorgangs) macht es trotzdem möglich, daß wir nicht nur dauernd im Paradiese bleiben könnten, sondern tatsächlich dort dauernd sind, gleichgültig ob wir es hier wissen oder nicht. » (« Le bannissement du paradis est, dans sa partie principale, éternel : il est aussi avéré que ce bannissement est définitif, que la vie dans le monde est inévitable mais l’éternité du processus (ou, exprimé en termes temporels : la répétition éternelle du processus) rend malgré tout possible que non seulement nous puissions rester au paradis de manière permanente mais qu’en réalité nous y soyons de manière permanente, étant donné qu’il importe que nous le sachions ou non ici. », I, p. 35). Ainsi également de l’action du Messie tout aussi suspensive mais cette fois – comme par définition ! – dans le futur et susceptible de s’adjoindre, par la même occasion, le christianisme : « Der Messias wird kommen, sobald der zügelloseste Individualismus des Glaubens möglich ist –, niemand diese Möglichkeit vernichtet, niemand die Vernichtung duldet, also die Gräber sich öffnen. Das ist vielleicht auch die christliche Lehre. » (« Le Messie viendra aussitôt que l’individualisme le plus effréné de la croyance sera possible – que personne n’anéantira cette possibilité ni que personne ne tolèrera cet anéantissement, donc lorsque les tombes s’ouvriront. C’est peut-être également la doctrine chrétienne. », I, pp. 65-66). D’où encore : « Der Messias wird erst kommen, wenn er nicht mehr nötig sein wird, er wird erst einen Tag nach seiner Ankunft kommen, er wird nicht am letzten Tag kommen, sondern am allerletzten. » (« Le Messie viendra seulement lorsqu’il ne sera plus nécessaire, il viendra seulement un jour après son arrivée, il ne viendra pas au dernier jour mais au tout dernier. », I, p. 67). Remarquons au passage que ces considérations laissent intactes les difficultés de la relation même avec la langue allemande, exprimées ici 149 – à propos d’une traduction de telle ou telle tournure de Max Brod – en réaménageant une image déjà rencontrée : « Ist das nicht Deutsch, das wir von unsern undeutschen Müttern noch im Ohre haben ? » (« N’estce pas là l’allemand de nos mères non allemandes que nous avons encore dans les oreilles ? », V, pp. 178-179). 1918 est à nouveau colorée d’antithèses. D’une part, la méditation relative à l’Éden se poursuit sur un mode relativement optimiste quant au sort des éléments en présence : « Wir wurden aus dem Paradies vertrieben, aber zerstört wurde es nicht. Die Vertreibung aus dem Paradies war in einem Sinne ein Glück, denn wären wir nicht vertrieben worden, hätte das Paradies zerstört werden müssen. » (« Nous avons été expulsés du paradis mais il n’a pas été détruit. L’expulsion du paradis fut en ce sens un bonheur car si nous n’avions pas été expulsés, c’est le paradis qui aurait dû être détruit. », I, p. 75)8. D’autre part, la lecture de Kierkegaard lui fournit l’occasion de porter sur lui-même un jugement sans concession : « Es ist nicht Trägheit, böser Wille, Ungeschichlichkeit – wenn auch von alledem etwas dabei ist, weil “das Ungeziefer aus dem Nichts geboren wird” – welche mir alles mißlingen oder nicht einmal mißlingen lassen : Familienleben, Freundschaft, Ehe, Beruf, Literatur, sondern es ist der Mangel des Bodems, der Luft, des Gebotes. » (« Ce n’est pas indolence, mauvaise volonté, maladresse – même s’il y a un petit quelque chose de tout cela, car “la vermine naît du néant” – qui me font échouer en tout ou pas même échouer : vie de famille, amitié, mariage, profession, littérature, c’est le manque de sol, d’air, de commandement religieux. » , I, p. 89), n’envisageant, au mieux, en ce qui le concerne personnellement, qu’un statut de pure transition : « Ich bin nicht von der allerdings schon schwer sinkenden Hand des Christentums ins Leben geführt worden wie Kierkegaard und habe nicht den letzten Zipfel des davonfliegenden jüdischen Gebetmantels noch gefangen wie die Zionisten. Ich bin Ende oder Anfang. » (« Je n’ai pas été conduit dans la vie, comme Kierkegaard, par la main assurément déjà fort déclinante du christianisme et je n’ai pas attrapé, comme les sionistes, l’extrême bout du châle de 8 On trouve d’autres modulations de cette problématique les 22 et 25 janvier ainsi que le 5 février (II). 150 prières juif en train de s’envoler. Je suis fin ou commencement. », I, Ibid.)9. Cependant, nouveau rebondissement, la même période voit l’élaboration d’un texte-programme dévolu à Die besitzlose Arbeiterschaft (La Communauté des travailleurs sans propriété) comprenant Pflichten (und) Rechte (Devoirs (et) Droits) et impliquant des dispositions qui préfigurent celles des kibboutzim. De 1919 et de Brief an den Vater (la Lettre au père), on ne retiendra que telle allusion au compromis « mit dem Nichts von Judentum, über das Du verfügtest » (« avec l’absence d’existence du judaïsme dont tu disposais », I, p. 144) ou telle formule aggravante suivant laquelle, dans ces conditions, un tel judaïsme « zum Weite-überliefert-werden war es gegenüber dem Kind zu wenig, es vertropfte zur Gänze, während Du es weitergabst » (« pour être transmis, c’était trop peu face à un enfant, il perdait toute substance pendant que tu me le remettais », Ibid., p. 146). Considérations justifiant, si besoin en était encore, la recherche éperdue d’un ailleurs différent… Ses Gespräche mit Kafka (Conversations avec Kafka) telles que rapportées par Gustav Janouch s’étendent, de manière épisodique, sur une période comprise entre mars 1920 et juin 192210. Elles touchent, significativement, aux sujets abordés ici, lesquels se trouvent en quelque sorte relayés par le vif d’un contact humain. Ainsi, en ce qui concerne la Palestine, Kafka déclare à son interlocuteur qu’il a rêvé d’y partir « als Landarbeiter oder Handwerker » (« comme travailleur agricole ou comme artisan ») (Ibid., p. 30), tout en revenant à l’occasion sur le sens d’une telle entreprise pour les Juifs : « Den Juden genügt heute nicht mehr die Geschichte, diese heroische Heimat in der Zeit. Sie sehnen sich nach einem ganz kleinen, gewöhnlichen Heim im Raum. Immer mehr und mehr jüdische junge Leute kehren zurück nach Palästina. Das ist eine Rückkehr zu sich selbst, zu den eigenen Wurzeln, zum Wachstum. Die Heimat Palästina ist für die Juden ein 9 L’importance de Kierkegaard ressort des nombreux aspects de son œuvre abordés à travers le Journal dans le courant de ce mois de février, ainsi que de longues lettres à Max Brod datant du début et de la fin du mois de mars (V, pp. 234 sq. et 237 sq.). 10 Op. cit., Frankfurt/Main, 1981. 151 notwendiges Ziel. Die Tschechoslowakei ist dagegen für den Tschechen ein Ausgangspunkt. » (« L’histoire, cette patrie héroïque située dans le temps ne satisfait plus les Juifs. Ils ont la nostalgie d’une toute petite patrie dans l’espace, comme les autres. Toujours plus de jeunes Juifs retournent en Palestine. C’est un retour sur soi-même, sur ses propres racines, sur sa croissance. Cette patrie palestinienne est pour les Juifs un but nécessaire. La Tchécoslovaquie est, par contre, pour les Tchèques un point de départ. », Ibid., p. 121)11. Et cela d’autant plus qu’il observe : « “Mit dem Zionismus wächst der Antisemitismus” [...] Die Selbstbesinnung der Juden wird als Verneinung der Umwelt empfunden. Dadurch entstehen Minderwertigkeitsgefühle, die man mit Haßausbrüchen leicht zum Abklingen bringt. Natürlich, daß man dadurch für die Dauer gar nichts gewinnen kann. Aber das ist ja die Wurzel jedes Verschuldens des Menschen, daß er an Stelle des anscheinend schwer erreichbaren sittlichen Wertes den verlockens naheliegenden Unwert wählt. » (« En même temps que le sionisme se développe l’antisémitisme. La prise de conscience d’euxmêmes par les Juifs est ressentie comme la négation du reste du monde. C’est pourquoi naissent des sentiments d’infériorité qu’on peut aisément atténuer par des explosions de haine. Naturellement, de cette façon, à la longue on n’y gagne absolument rien. Mais la racine de toute inclination humaine à la faute consiste à choisir, à la place de la 11 Complétant sa pensée peu après : « Der jüdische Nationalismus ist das strenge, von außen erzwungene Zusammenhalten einer Karawane, die durch den Frost einer Wüstennacht zieht. Die Karawane will nichts erobern. Sie will nur zu einem festumfriedeten Daheim gelangen, das den Männern und Frauen der Karawane die Möglichkeit eines frei entfalteten Menschendaseins geben würde. Die jüdische Sehnsucht nach einer Heimstätte ist kein Angriffsnationalismus, der – im Grunde in sich und in der Welt heimatlos – wütend nach fremden Wohnstätten greift, weil er – wieder von Grund aus gesehen – eigentlich einer entwüstung der Welt nicht fähig ist . » (« Le nationalisme juif, c’est la stricte cohésion, imposée de l’intérieur, d’une caravane qui traverse le gel d’une nuit désertique. La caravane ne veut rien conquérir. Elle veut seulement atteindre une demeure bien en paix qui donnerait aux hommes et aux femmes de la caravane la possibilité d’une existence librement épanouie. La nostalgie juive d’une patrie n’est pas un nationalisme agressif qui – dans le fond est sans refuge en lui-même et dans le monde – s’empare avec fureur des pays des autres parce que – considéré de nouveau au plus profond – il serait proprement incapable de faire obstacle au désert. », Ibid., p. 124). 152 valeur morale difficilement accessible, la non-valeur séduisante dans sa proximité. », Ibid., p. 125)12. Autre thème important : le rapport à la langue évoqué très clairement dans ces moments : « Die Sprache ist der tönende Atem der Heimat. Ich – ich bin aber ein schwerer Asthmatiker, da ich weder tschechisch noch hebräisch kann. Beides lerne ich. Das ist aber so, als ob man einem Traum nachlaufen würde. Wie kann man außen etwas finden, das aus dem Innern kommen soll ? » (« La langue est la respiration sonore de la patrie. Quant à moi – je suis lourdement asthmatique puisque je ne connais ni le tchèque ni l’hébreu. Je les apprends tous les deux. Mais c’est comme si on voulait courir derrière un rêve. Comment peut-on trouver dehors quelque chose qui devrait venir de l’intérieur ? », Ibid., p. 156). Le propos cité souligne que le malaise déjà rencontré dans l’appréhension de l’allemand a gagné, oserais-je dire par contagion, d’autres langues dont il est, par ailleurs, et presque nécessairement, proche, ce qui aggrave encore la situation. Au sujet de l’allemand qui cristallise, on le sait, le problème identitaire, il n’y a guère de changement. Deux textes de cette époque l’illustrent remarquablement. Il y a, d’abord, donné à Janouch l’exemple dramatique d’Oskar Baum : « Der Prager jüdische Dichter Oskar Baum hat als kleiner Junge die deutsche Volksschule besucht. Auf dem Heimwege kam es gewöhnlich zu Schlägereien zwischen deutschen und tschechischen Schülern. Bei einer solchen Rauferei wurde Oskar Baum mit einer hölzernen Federbüchse so über die Augen geschlagen, daß sich die Netzhaut vom Hintergrund des Augapfels loslöste und Oskar Baum das Augenlicht verlor. “Der Jude Oskar Baum verlor sein Sehvermögen als Deutscher”, sagte Franz Kafka. “Als etwas, was er eigentlich nie war und was ihm nie zuerkannt 12 Cf. ce qu’il écrit, en novembre 1920, à Milena : « Die ganzen Nachmittage bin ich jetzt auf den Gassen und bade im Judenhaß. “Prasivé plemeno” (räudige Rasse) habe ich jetzt einmal die Juden nennen hören. Ist es nicht das Selbstverständliche, daß man von dort weggeht, wo man so gehaßt wird (Zionismus oder Volksgefühl ist dafür gar nicht nötig) ? Das Heldentum, das darin besteht, doch zu bleiben, ist jenes der Schaben, die auch nicht aus dem Badezimmer auszurotten sind. » (« Tous les après-midi maintenant, je me retrouve dans les rues et je baigne dans la haine des Juifs. J’ai même entendu traiter les Juifs de “Race galeuse”. N’est-il pas incompréhensible en soi que l’on parte d’où l’on est tant haï ? (Sionisme ou sentiment populaire n’y sont pas du tout nécessaires). L’héroïsme consistant à rester quand même est celui des blattes qu’il n’est pas possible d’éliminer de la salle de bains. », III, pp. 240-241). 153 wurde. Vielleicht ist Oskar nur ein trauriges Symbol der sogenannten deutschen Juden in Prag.” » (« Le poète juif pragois Oskar Baum fréquentait comme petit garçon l’école élémentaire allemande. Sur le chemin du retour, il se produisait régulièrement des bagarres entre élèves allemands et tchèques. Au cours d’une de ces mêlées, Oskar Baum fut frappé si fort sur les yeux avec un plumier en bois qu’il s’ensuivit un décollement de la rétine et qu’Oskar Baum perdit la vue. “Le Juif Oskar Baum perdit la vue comme un Allemand”, dit Franz Kafka. “Pour quelque chose dont il ne relevait pas à proprement parler et qui ne lui fut jamais reconnu. Peut-être Oskar n’est-il que le triste symbole de ceux qui à Prague sont désignés comme Juifs allemands.” », Ibid., p. 131). Il y a, ensuite, son propre exemple tel qu’il se donne à lire – sur un ton volontairement retenu et détaché mais d’autant plus douloureux en cela – à travers une lettre à Max Brod. Il se trouve à Merano et alors qu’il vient de s’installer dans la salle à manger de son hôtel : « Nun ging die Sache ihren Gang. Nach den ersten Worten kam hervor, daß ich aus Prag bin ; beide, der General (dem ich gegenüber saß) und der Oberst kannten Prag. Ein Tscheche ? Nein. Erkläre nun in diese treuen deutschen militärischen Augen, was du eigentlich bist. Irgendwer sagt : “Deutschböhme”, ein anderer “Kleinseite”. Dann legt sich das Ganze und man ißt weiter, aber der General mit seinem scharfen, im österreichischen Heer philologisch geschulten Ohr, ist nicht zufrieden, nach dem Essen fängt er wieder den Klang meines Deutsch zu bezweifeln an, vielleicht zweifelt übrigens mehr das Auge als das Ohr. Nun kann ich das mit meinem Judentum zu erklären versuchen. Wissenschaftlich ist er jetzt zwar zufriedengestellt, aber menschlich nicht. » (« Dès lors, l’affaire suivit son cours. Après les premiers mots, il apparut que j’étais de Prague ; les deux, le général (en face de qui j’étais assis) et le colonel connaissaient Prague. Un Tchèque ? Non. Explique maintenant à ces yeux fidèles de militaire allemand ce que tu es vraiment. Quelqu’un dit “Allemand de Bohême”, un autre “Kleinseite” [quartiers majoritairement allemands]. Alors tout se calme et le repas se poursuivit ; mais le général, avec son oreille fine, stylée sur le plan philologique dans l’armée autrichienne, n’est pas satisfait et après le repas, recommence à mettre en doute le timbre de mon allemand ; peut-être, du reste, doute-t-il davantage de 154 l’œil que de l’oreille. Maintenant, je peux essayer d’expliquer cela par mon appartenance juive. Scientifiquement, il est maintenant sans doute satisfait mais humainement, non. », V, pp. 270-271). En 1921, on assiste à une exacerbation des tensions d’appartenance personnelle et de culture. Voici ce qu’il écrit en juin au même Max Brod, analysant les procès et processus qu’il subit, devenu l’objet d’une véritable “déterritorialisation” : « Weg vom Judentum, meist mit unklarer Zustimmung der Väter (diese Unklarheit war das Empörende), wollten die meisten, die deutsch zu schreiben anfingen, sie wollten es, aber mit den Hinterbeinchen klebten sie noch am Judentum des Vaters und mit den Vorderbeinchen fanden sie keinen neuen Boden. Die Verzweiflung darüber war ihre Inspiration. » (« S’éloigner du judaïsme, la plupart du temps avec le consentement vague des pères (ce vague constituant le scandale), c’était ce que voulait la majorité de ceux qui commencèrent à écrire en allemand ; ils le voulaient mais, de leurs pattes de derrière, ils collaient encore au judaïsme du père et avec leurs pattes de devant, il ne trouvèrent pas de nouveau sol. Le désespoir en résultant fut leur inspiration. », V, p. 337). On ne s’étonnera pas, dès lors, de le voir revenir, à ce stade, sur la figure de Moïse. Déjà implicitement présent en 1917 par le biais d’un adjuvant/opposant essentiel : « Der Dornbusch ist der alte WegVersperrer. Er muss Feuer fangen, wenn du weiter willst » (« Le buisson d’épines constitue le vieil empêchement sur le chemin. Il doit prendre feu si tu veux aller plus loin », I, p. 62), il se trouve reconsidéré, cette fois en tant que personnage-éponyme, dans une note du Journal du 19 octobre 1921 qui transforme son action et son existence même en symbole de l’absurde et de l’échec, l’un et l’autre à la fois cruellement banalisés et renforcés par l’analogie proposée in fine : « Die Witterung für Kanaan hat er sein Leben lang ; daß er das Land erst vor seinem Tode sehen sollte, ist unglaubwürdig. Diese letzte Aussicht kann nur den Sinn haben, darzustellen, ein wie unvollkommener Augenblick das menschliche Leben ist, unvollkommen, weil diese Art des Lebens endlos dauern könnte und doch wieder nichts anderes sich ergeben würde als ein Augenblick. Nicht weil sein Leben zu kurz war, kommt Moses nicht nach Kanaan, sondern weil es ein menschliches Leben war. Dieses Ende der fünf Bücher Moses hat eine Ähnlichkeit mit der 155 Schlußszene der “Éducation sentimentale”. » (« Le flair pour Canaan, il l’a sa vie durant ; qu’il doive voir cette terre seulement avant de mourir n’est pas digne de foi. Cette dernière perspective ne peut avoir pour sens que de montrer que la vie humaine est un moment imparfait, et combien imparfait, puisque cette sorte de vie pourrait durer indéfiniment et que rien d’autre qu’un instant n’en découlerait. Ce n’est pas parce que sa vie fut trop courte que Moïse n’atteignit pas Canaan mais parce que ce fut une vie humaine. Cette fin des cinq livres de Moïse présente une similitude avec la dernière scène de L’Éducation sentimentale. », II). Quelques mois plus tard, Kafka adaptera symboliquement à sa propre situation, en en inversant le sens, l’espace-Canaan devenu pleinement représentatif de son destin singulier : « Freilich, es ist wie die umgekehrte Wüstenwanderung mit den fortwährenden Annäherungen an die Wüste und den kindlichen Hoffnungen (besonders hinsichtlich der Frauen) : “ich bleibe doch vielleicht in Kanaan”, und inzwischen bin ich schon längst in der Wüste, und es sind nur Visionen der Verzweiflung, besonders in jenen Zeiten, in denen ich auch dort der Elendeste von allen bin, und Kanaan sich als das einzige Hoffnungsland darstellen muß, denn ein drittes Land gibt es nicht für die Menschen. » (« Assurément, c’est comme si j’effectuais à l’envers la traversée du désert avec des rapprochements constants de celui-ci et des espérances puériles (particulièrement à l’égard des femmes) : “Cependant je resterai peut-être en Canaan”, mais sur ces entrefaites, me voici déjà depuis longtemps dans le désert, et il n’y a que des visions de désespoir, surtout en ces temps dans lesquels je suis le plus misérable de tous, à cet endroit-là aussi et où Canaan doit se présenter comme l’unique terre d’espérance car une troisième terre n’existe pas pour les hommes. », II, 28 janvier 1922). Perspective confirmée ultérieurement, lorsqu’il refuse la moindre responsabilité dans la gestion de la revue Der Jude, arguant « bei dem Mangel jedes festen jüdischen Bodens unter den Füssen » (« du manque de toute terre ferme juive sous ses pieds », V, p. 404, 31 juillet 1922). D’autant que de graves ennuis de santé l’accablent par ailleurs au point de le contraindre à prendre une retraite anticipée… Cependant, et même s’il n’y a pas de relation de cause à effet – Kafka nous ayant habitués à des changements de cap radicaux – on peut 156 penser que la détérioration de son état physique a favorisé une nouvelle inspiration sioniste dans les derniers mois de son existence. Sachant donc que toute réalisation concrète est désormais hors de sa portée, il continuera son apprentissage de l’hébreu13, suivra des cours à l’École supérieure pour la connaissance du judaïsme de Berlin 14 et prendra fait et cause pour le retour en Palestine et à Jérusalem. C’est dans ce contexte qu’il écrivit à sa sœur Valli en novembre 1923 : « Es ist immerhin schon etwas Ungeheures, seine Familie auf den Rücken zu nehmen und durch das Meer nach Palästina zu tragen. Daß so viele es tun von seiner Art, ist kein kleineres Meerwunder als jenes im Schilfmeer. » (« Quoiqu’il en soit, c’est déjà quelque chose de prodigieux de prendre sa famille sur son dos et de la transporter par mer jusqu’en Palestine. Que tant d’êtres de son espèce le fassent n’est pas un moindre miracle que celui de la mer Rouge. », V, p. 463), même s’il ne pouvait déjà plus envisager une telle démarche pour lui-même depuis un certain temps : « Also zurück : es wäre keine Palästinafahrt geworden, sondern im geistigen Sinne etwas wie eine Amerikafahrt eines Kassierers, der viel Geld veruntreut hat, und daß die Fahrt mit Ihnen gemacht worden wäre, hätte die geistige Kriminalität des Falles noch sehr erhöht. Nein, so hätte ich nicht fahren dürfen, selbst wenn ich es hätte können – wiederhole ich. » (« Revenons-y : ce ne serait pas devenu un voyage pour la Palestine mais, au sens spirituel, quelque chose comme le voyage pour l’Amérique d’un caissier qui aurait détourné beaucoup d’argent et si ce voyage s’était fait avec vous, la criminalité spirituelle du cas s’en serait encore trouvée fort accrue. Non je n’aurais pas eu le droit de voyager dans ces conditions même si je l’avais pu – je le répète. », V, pp. 437-438, à Else Bergmann, juillet 13 Cf. notamment sa correspondance de juillet-août 1923, où il parle de ses rencontres avec une jeune fille, Pua Bentovim, venue de Jérusalem à Prague et qui conversait avec lui en hébreu. Voir aussi l’entretien de cette dernière J’étais le professeur d’hébreu de Kafka accordé au journal Libération du 2/3 juillet 1983. 14 Cf. la carte postale adressée à Robert Klopstock, le 19 décembre 1923 : « Die Hochschule für jüdische Wissenschaft ist für mich ein Friedensort in dem wilden Berlin und in den wilden Gegenden des Innern. (Gerade werde ich nach meinem Zustand gefragt und kann vom Kopf nichts sagen, als daß er “löwenmäßig frisiert” ist). » (« L’École supérieure pour la connaissance du judaïsme est pour moi un havre de paix dans ce Berlin inhumain et dans mes propres contrées inhumaines. (Justement on me demande des nouvelles de mon état et, à propos de ma tête, je ne puis que dire qu’elle est coiffée à la lion ».), V, p. 470). 157 1923), ainsi qu’en témoigne encore ce passage d’une lettre à son autre sœur Ottla : « Ich sah, daß, wenn ich irgendwie weiterleben wollte, ich etwas ganz Radikales tun müßte und wollte nach Palästina fahren. Ich wäre ja dazu gewiß nicht imstande gewesen, bin auch ziemlich unvorbereitet in hebräischer und anderer Hinsicht, aber irgendeine Hoffnung mußte ich mir machen. (Hinsichtlich Palästinas wäre hinzuzufügen, daß es auch wegen der Lunge gewählt war und auch wegen der verhältnismäßig billigen Lebenshaltungskosten dort, da ich bei Freunden gelebt hätte). » (« Je m’aperçus que, si je voulais survivre en quelque façon, je devais faire quelque chose de tout à fait radical et je résolus de partir pour la Palestine. Je n’en aurais certainement pas été capable, étant aussi assez mal préparé en hébreu et à d’autres points de vue, mais je devais me donner un espoir quelconque. (En ce qui concerne la Palestine, il conviendrait d’ajouter qu’elle fut aussi choisie à cause de mes poumons et pour, toute proportion gardée, les conditions de vie peu onéreuses puisque j’avais vécu là-bas chez des amis.) »)15 En fait, il se produit ici un nouveau renversement : « Wir graben den Schacht von Babel. » (« Nous creusons le puits de Babel. », I, p. 280). Kafka reste donc partagé, comme s’il s’était voulu jusqu’au bout en conformité avec l’être qu’il décrivait en 1920, soumis à des contradictions aussi insurmontables qu’impossibles à dissocier : « Er hat Durst und ist von der Quelle nur durch ein Gebüsch getrennt. Er ist aber zweigeteilt, ein Teil übersicht das Ganze, sieht, daß er hier steht und die Quelle daneben ist, ein zweiter Teil aber merkt nichts, hat höchstens eine Ahnung dessen, daß der erste Teil alles sieht. Da er aber nichts merkt, kann er nicht trinken. » (« Il a soif et n’est séparé de la source que par un buisson. Mais il est divisé en deux. Une part de lui surplombe tout du regard, voit qu’il est ici et que la source est à côté mais une deuxième part ne remarque rien, elle a tout au plus un pressentiment de ce que la première voit tout. Mais comme elle ne remarque rien, il ne peut pas boire. »)16. 15 16 In Briefe an Ottla und die Familie, Frankfurt/Main, 1981, pp. 145-146. Cf. « Er », « Lui », in Prosa von Franz Kafka, Frankfurt/Main, 1970, p. 217. 158 Joseph De Lange (1883 – 1948) Elisabeth Wulliger Dans le sillage de ses illustres aînés Victor Horta, Henry Van de Velde, ou encore de confrères comme Antoine Pompe ou Victor Bourgeois, l’architecte Joseph De Lange ne peut être véritablement qualifié de novateur. Pourtant, « s’il ne chercha point à se signaler par des inventions singulières ou des recherches étonnantes, il brilla rapidement par ses connaissances techniques et un style volontairement sobre et dépouillé. Nombre de maisons privées – et il en est d’importantes – attestent de son souci du détail harmonieux, sa préoccupation constante d’unir la pureté de la forme à la disposition pratique des chambres et l’ordonnance savamment calculée des ensembles. Ses confrères estimaient unanimement son adresse. Ils rendaient volontiers hommage à son habileté. »1 Architecte apprécié, amateur d’art – il fut durant vingt-cinq ans secrétaire de l’association artistique anversoise Kunst van Heden –, enseignant, membre éminent et actif de la communauté juive d’Anvers, Joseph De Lange est né en 1883 à Amsterdam de parents hollandais. Il a 13 ans quand sa famille s’installe à Anvers. Il fréquente l’Athénée royal, puis s’inscrit à l’Académie royale des Beaux-Arts de cette même ville et y obtient le diplôme d’architecte. Deux ans plus tard, il épouse Alice Braunschweig, originaire de Bâle, dont il a deux fils. Au début de la Première Guerre mondiale, il se réfugie avec sa famille aux PaysBas, où naîtra d’ailleurs son fils cadet. En 1915, Joseph De Lange publie une monographie, De la reconstruction du Marché aux Souliers, suivie en 1916 de Om Leuven, deux contributions aux projets de reconstruction des quartiers d’Anvers et de Louvain détruits par les bombardements allemands. Il s’y révèle conservateur, mais pragmatique : « Hij nam hierbij een gematigd progressief standpunt in, dat behoud van het aloude stratenplan 1 « In memoriam Joseph De Lange », dans le catalogue Kunst van Heden, Salon Anvers, 1.5 – 23.5.1948, Anvers, 1948, p. 11. 159 propageerde mits pragmatische aanpassingen in overeenstemming met de gewijzigde verkeersituatie, maar wederopbouw in historiserende stijlen kordaat afwees. »2 Ce qui lui vaut de faire partie à son retour du comité anversois pour la description des dommages de guerre, comité présidé par le ministre des Colonies Louis Franck, et dont Joseph De Lange est nommé secrétaire général3. Exerçant avec succès son métier d’architecte, il enseigne parallèlement à l’École de Service social d’Anvers, où il est chargé des cours d’« Esthétique et hygiène dans la construction ; lecture de plans ; construction d’usines ». Au début de la Seconde Guerre mondiale, il gagne dans un premier temps la Côte d’Azur, avant de s’installer à New York, où il séjourne jusqu’à la fin des hostilités. Il s’éteint à Anvers en janvier 1948, à l’âge de 65 ans. L’architecte Joseph De Lange entame sa carrière professionnelle en 1907. Bien introduit tant dans la bourgeoisie juive anversoise que dans les milieux d’affaires et les cercles artistiques de la métropole, il est bientôt sollicité pour de nombreux projets publics et privés, maisons d’habitation et de rapport, usines, immeubles de bureaux, édifices religieux. Il œuvre principalement à Anvers et dans la région anversoise. Bruxelles lui doit le projet de la synagogue orthodoxe, rue de la Clinique à Anderlecht. Membre de plusieurs cercles professionnels et artistiques, Joseph De Lange n’a que vingt-sept ans lorsque l’association Kring voor Bouwkunde publie dans une édition jubilaire 1900-1910 les deux projets de synagogues dont il a eu commande, l’une à Anvers, l’autre à Ostende, ainsi que des reproductions photographiques de maisons de maître dont il est l’auteur. Sont ainsi juxtaposées deux maisons de maître dont les façades sont illustratives de son style, l’une résolument classique, l’autre d’inspiration Art Nouveau sobre, exemple de l’habitation belge moderne construite en matériaux locaux4. 2 J. Braecken, De synagoge van Oostende, dans le catalogue de l’exposition Joodse sporen in Oostende, Ostende, 2000, p. 17. 3 Musée juif de Belgique, dossier personnel Joseph De Lange (renseignements aimablement communiqués par madame Z. Zeewald). 4 Jubelalbum van den Kring voor Bouwkunde 1900-1910, Antwerpen, 1910, pp. 73-77. 160 Kring voor Bouwkunde est un cercle d’idées et de discussions dont Joseph De Lange sera membre dès sa première année d’existence en 1900. On y débat notamment de l’officialisation du diplôme et du statut de l’architecte. Des visites de monuments d’architecture notoires sont organisées dans toute la Belgique. On y découvre un Joseph De Lange parfois facétieux et déjà très actif ; il en a été rapporteur puis secrétaire, et représente l’association lors de congrès internationaux, comme à Vienne en 1909. Il y fera des conférences, notamment sur l’art et l’architecture hébraïques et sur ses séjours à Vienne et aux Pays-Bas 5 . Plus tard, Joseph De Lange rejoint la Koninklijke Maatschappij der Bouwmeesters van Antwerpen. Parmi les édifices privés conçus par Joseph De Lange, le plus remarquable est probablement l’hôtel de maître situé 238-240 rue Lamorinière à Anvers, commande des époux Bamdas. L’immeuble, modifié au gré des époques successives, abrite de nos jours les salles de réception des Salons De Laet. Arnold Bamdas, né à Vilnius en 1872, vécut à Minsk puis, fuyant avec sa famille les pogroms de Russie, s’établit à Anvers en 1888. Négociant en diamants, il est l’un des fondateurs et dirigeants de la Bourse diamantaire anversoise. Très fortuné, il s’implique beaucoup dans la vie communautaire juive de la métropole, dont il soutient activement et généreusement les œuvres sociales et philanthropiques, entre autres Ezra, dont il est l’un des fondateurs et le Centraal Beheer van Joodse Weldadigheid en Maatschappelijk Hulpbetoon (Centrale d’Œuvres juives anversoises), qu’il préside à sa création, de 1920 à 19246. Arnold Bamdas et son épouse Lina, fille du diamantaire Abraham Tolkowsky, commandent à Joseph De Lange le projet d’un hôtel particulier avec un programme précis : l’habitation, spacieuse et confortable, aura une double vocation, à la fois représentative et familiale. Achevé en 1913, l’immeuble est de style éclectique, présentant à la fois des éléments classiques, mauresques et représentatifs de l’Art Nouveau, en ce plus particulièrement le hall d’entrée et la cage 5 Archives Kring voor Bouwkunde, Antwerpen, Joseph De Lange, Archief en Museum voor het Vlaams Cultuurleven, Antwerpen. 6 J.-Ph. Schreiber (éd.), Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXe-XXe siècles, Bruxelles, 2002, notice Arnold Bamdas, p. 40 ; notice Abraham Tolkowsky, p. 338. 161 d’escalier. Pour la somptueuse décoration intérieure, les Bamdas font appel à Henri Verbuecken, peintre et décorateur très en vogue. L’étage noble se compose d’une succession de pièces destinées à recevoir, au gré des circonstances : petit salon russe, salon florentin, salle à manger vénitienne, salle de billard-fumoir à l’orientale. En prolongement de ces pièces de réception s’ajoutait un grand jardin d’hiver, aujourd’hui disparu. L’étage supérieur est occupé par les appartements privés du couple, décorés en style grec classique, et les chambres d’enfants ; les combles sont aménagés pour les domestiques7. De nombreuses personnalités, tant du monde artistique que de la communauté juive, fréquenteront régulièrement les salons de l’hôtel particulier de la rue Lamorinière. En outre, mentionnons encore, toujours à Anvers, quelques immeubles de bureaux, dont les installations de la Amsterdamse Bank et le siège d’une compagnie d’assurances, rue d’Arenberg, des bâtiments rue de Mérode et à l’angle des rues du Pélican et des Fortifications8. Joseph De Lange apporte aussi sa contribution au mouvement social et architectural des cités-jardins, s’insérant ainsi dans le courant d’architecture et de pensée “romantico-rationnel” de l’époque9. Il est l’auteur de la cité-jardin Heldenstad ou Cité des Héros et Invalides de Guerre à Deurne, un ensemble de deux cents habitations de style cottage anglais, flanquées d’un monument dédié au Roi Albert Ier, ensemble édifié en 1926-1927, aujourd’hui détruit. Mais le nom de Joseph De Lange est aussi – et peut-être surtout – attaché à des édifices religieux en Belgique. Il est en effet l’auteur de quatre synagogues : la synagogue d’Ostende (1906-1911), située place Philippe Van Maestricht ; la synagogue portugaise d’Anvers (19101913), Hoveniersstraat ; le projet de la synagogue Romi Goldmuntz (1923-1929), Van den Nestlei à Anvers et la synagogue orthodoxe, rue de la Clinique à Anderlecht. C’est lui aussi qui construit le bain rituel ou mikvah, rue Van Diepenbeeck à Anvers, inauguré début 1939. P. Maclot, « Historiserende en uitheemse neo-interieurs in Hotel Bamdas », dans Monumenten & Landschappen, 10de jrg, 1991, numéro spécial, p. 61. 8 Ministerie van de Vlaamse Gemeenschap. Administratie voor Ruimtelijke Ordening en Leefmilieu. Bestuur Monumenten en Landschappen, Bouwen door de eeuwen heen in Vlaanderen : inventaris van het cultuurbezit in België : architectuur. Deel 3C : Stad Antwerpen, Turnhout, 1989. 9 J. Braecken, De synagoge van Oostende, op. cit., p. 18. 7 162 La synagogue d’Ostende (1906-1911) Devenue sous Léopold II une ville balnéaire élégante et mondaine, Ostende attire en saison de nombreux estivants. En 1904, la communauté israélite d’Ostende compte cent cinquante résidents permanents, dont le nombre s’accroît jusqu’à quelque deux mille deux cents personnes venant de Belgique et de l’étranger en été et particulièrement au moment des grandes fêtes religieuses juives. La synagogue existante ne peut recevoir plus d’une centaine de fidèles. Aussi, en 1906, Joseph De Lange est-il chargé d’un projet pour une nouvelle synagogue sur un terrain concédé par la ville d’Ostende ; elle ne verra cependant pas le jour, par manque de fonds. Après de nombreuses péripéties, la communauté israélite d’Ostende acquiert en 1909 un autre terrain, place Philippe Van Maestricht, pour lequel Joseph De Lange adapte un projet simplifié, qui donnera naissance à la nouvelle synagogue, inaugurée le 29 août 191110. Le tout jeune architecte est fortement influencé par le courant d’architecture de synagogue allemand de l’époque et notamment la synagogue orthodoxe de Francfort. « De Lange ontwikkelde een eigentijdse, serene vormentaal, die in uitgezuiverde vorm teruggreep naar het romaanse stijlidioom. »11 Pouvant accueillir six cents personnes, l’ensemble est de conception sobre. La façade principale en pierre naturelle s’élève en pointe ; elle est percée d’une importante rosace, dont les vitraux représentent le sceau de Salomon. Le portique est supporté par des colonnes. L’intérieur de l’édifice, implanté sur la place Van Maestricht au milieu d’un îlot mitoyen, bénéficie d’un éclairage zénithal généré par une voûte massive, dont les ouvertures sont constituées de vitraux. La synagogue portugaise d’Anvers (1910-1913) La communauté sépharadite d’Anvers compte deux cents membres quand elle est reconnue officiellement, le 7 février 1910. En 1911, les 10 11 D’après J. Braecken, De synagoge van Oostende, op.cit. Ibid., p. 21. 163 familles Benhaïm, Galimidi, Mizrahi, Montias et Salti font don à la communauté d’un terrain situé Hoveniersstraat, au cœur du quartier diamantaire et à proximité de la gare centrale, en vue de la construction d’une nouvelle synagogue12. Haïm Salti, un des fondateurs de la communauté israélite de rite portugais, en sera président dès 1911 ; important donateur, il est également membre du Consistoire central israélite de Belgique et, en 1920, vice-président du Centraal Beheer van Joodse Weldadigheid en Maatschappelijk Hulpbetoon13. La synagogue d’Ostende à peine achevée, Joseph De Lange se voit confier ce nouveau projet. Le 8 mai 1913, la synagogue de rite portugais sera inaugurée. Celle-ci, d’inspiration similaire au temple ostendais, peut recevoir une assemblée de cent cinquante personnes. La façade et le portique en sont cependant plus dépouillés. Les synagogues Van den Nestlei-Oostenstraat à Anvers (19231929) et rue de la Clinique à Bruxelles En 1923, la communauté israélite d’Anvers ouvre aux architectes israélites un concours international restreint pour la construction d’une synagogue. Le premier prix ne sera pas décerné ; Joseph De Lange, deuxième prix ex aequo avec l’architecte français Germain Debré, sera choisi pour son projet de « formes traditionnelles... point d’effets mystiques »14. Pour des raisons financières, le projet ne dépassera pas le stade des fondations et une synagogue provisoire verra le jour en 1929. Un peu plus tard, Joseph De Lange réalisera encore le projet de la synagogue orthodoxe de la rue de la Clinique, achevée en 1933 après de multiples complications financières. D’après J. Braecken, Beth Haknesset, synagogen in België 1865-1914, dans Monumenten & Landschappen, 12/1, janvier-février 1993. 13 J.-Ph. Schreiber (éd.), Dictionnaire biographique…, op.cit., notice Haïm Salti, p. 302. 14 L’Émulation, 43e année, 1923-7, pp. 101-105. 12 164 Les Expositions universelles d’Anvers (1930) et de Bruxelles (1935) Dès la fin du XIXe siècle, les expositions universelles constituent un événement populaire considérable. Elles représentent un support non négligeable de la diffusion des nouvelles inventions, des activités technologiques, industrielles, commerciales et artistiques nationales, coloniales et internationales. L’Exposition universelle d’Anvers s’ouvre le 26 avril 1930, avec pour thème central le centenaire de l’indépendance de la Belgique. À l’instigation de la Société coopérative de la Vieille Belgique, créée pour l’occasion en juillet 1929, Joseph De Lange est chargé avec l’architecte Frank Blockx du projet Oud België, à savoir la construction d’une reproduction réduite du pays en trois dimensions. Le secrétaire de la Société coopérative n’est autre que Willy Konninckx, collègue de Joseph De Lange au sein du groupe Kunst van Heden. La conception et l’exécution de l’ensemble devront être bouclés en moins de sept mois. La gigantesque maquette à l’échelle humaine reproduit, sur une étendue de quatre hectares, une image de la Belgique ancienne, un « continent imaginaire de l’histoire locale, [qui plonge le visiteur dans] un surréalisme réaliste »15. Cette Belgique miniature est mise en scène dans l’intégralité de ses neuf provinces et au fil des siècles ; plus de cent quarante bâtiments fidèlement reconstitués, beffrois, halles, églises gothiques ou baroques, palais rococo, places de marché côtoient villages, paysages, étangs, parcs et jardins de la Flandre à la Wallonie. Des animations régulières ont lieu, toutes festivités issues du folklore belge : cortèges, kermesses ou processions, représentations théâtrales et concerts. D’ailleurs, ces maquettistes prodigieux n’étaient-ils pas déjà des précurseurs ? Comme le souligne Pieter Uyttenhove, « de succesrijke Disneyland-formule was nog niet gekend, maar de aanzet ertoe was aanwezig »16. P. Uyttenhove, « De ruimte en het feest. De moderniteit van Oud Antwerpen en Oud België », dans De Panoramische droom – Antwerpen en de wereldtentoonstellingen 1885, 1894, 1930, Antwerpen, 1993. 16 Ibid. 15 165 Inaugurée cinq ans plus tard, quasiment jour pour jour le 27 avril 1935, l’Exposition universelle de Bruxelles se tient jusqu’au 6 novembre 1935 sur le plateau du Heysel à Laeken. Elle attire près de vingt millions de visiteurs. Les monumentaux Grands Palais, œuvres de l’architecte Joseph Van Neck, en sont l’articulation centrale. Ces édifices destinés à subsister de façon permanente illustrent dans leur hall principal le thème de l’Exposition, le centenaire de l’inauguration du chemin de fer en Belgique et sur le continent. Forts du succès de l’exposition d’Anvers, les organisateurs bruxellois se tournent tout naturellement vers Joseph De Lange et Frank Blockx pour la mise sur pied d’une autre reconstitution historique, le Vieux Bruxelles. La même recette fait merveille et le Vieux Bruxelles constitue l’une des attractions les plus populaires de l’exposition. Par ailleurs, et toujours au sein de l’exposition universelle de 1935, Joseph De Lange est sollicité pour une autre mission : l’édification du pavillon palestinien, dénommé « Israël en Palestine ».17 Il convient de souligner au passage le caractère particulier de cette représentation autonome d’une nation non indépendante, émanation de l’Agence juive pour la Palestine, de la Fédération sioniste de Belgique et du comité Belgique-Palestine. Son comité de participation à l’exposition de 1935 est présidé par Alfred Goldschmidt et Numa Torczyner, président de la Fédération sioniste de Belgique. Ce projet était, sans équivoque, « destiné à servir de vitrine au combat politique du sionisme, tout autant qu’il se devait de montrer les opportunités économiques et commerciales que pouvait représenter la Palestine, mettant en avant les acquis spectaculaires de la colonisation juive, réalisés en quelques décennies, et l’ancrage européen que pouvait signifier la Palestine juive au Proche-Orient »18. 17 Pour ce qui concerne plus particulièrement le pavillon palestinien : S. Kubicki, Le pavillon palestinien à l’Exposition universelle de Bruxelles, 1935. Une expression de l’activisme sioniste dans l’entre-deux-guerres, mémoire de licence en histoire, Université catholique de Louvain, 2000, inédit, pp. 68-69 ; voir aussi la synthèse qu’en propose l’auteur dans les présents Cahiers ; ainsi que J.-Ph. Schreiber, « Bentzel Averbouch (1891-1939) » dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 4, 2002, pp. 43-58. 18 J.-Ph. Schreiber, ibid., p. 50. 166 Dans un article paru en avril 1935 dans la revue Réalisation, organe belge du Keren Hayessod, le militant sioniste Bentzel Averbouch lance un vibrant appel en faveur de la réalisation de ce pavillon : « La participation palestinienne doit constituer la représentation du génie juif aux yeux des trente pays qui participent à cette manifestation grandiose qu’est l’Exposition de Bruxelles 1935. […] L’organisation de la participation palestinienne est une tâche considérable. Elle a besoin du concours éclairé de tous nos amis, sans distinction d’opinions. Elle doit constituer une représentation digne du judaïsme, digne de la Palestine et digne de l’Exposition de Bruxelles 1935. Nous espérons que la chose sera comprise de tous ; que le judaïsme mondial, que le judaïsme palestinien nous apporteront leur appui. Nos amis de Belgique ne doivent épargner aucun effort pour que le pavillon qui s’érige au Heysel atteigne son but. Le talent de M. l’architecte De Lange va réaliser le cadre nécessaire. Les collectivités de la Palestine, les artistes d’Eretz-Israël, les institutions officielles doivent nous faire parvenir tout ce qui doit constituer le décor et le contenu du pavillon. »19 Joseph De Lange se voit donc chargé de la conception du pavillon – en collaboration avec Frank Blockx –, et l’architecte palestinien Arjeh El-Hanani de son aménagement et de sa décoration intérieure. Édifice de style mauresque ponctué d’arcades, « le Pavillon de la Palestine érigeait ses murs blancs, percés de baies ogivales, et sa claire coupole, au-dessus des parterres du jardin des dahlias. L’intérieur, très lumineux, était orné avec une élégante sobriété »20. Il se compose de deux salles, une salle principale et un hall d’honneur. Les baies ogivales de la coupole sont décorées de motifs reproduisant l’étoile de David. Notons que Joseph De Lange est également co-auteur de projets établis pour la partie Old Europe de l’Exposition de New York 1939-1940. 19 Réalisation, organe mensuel du Keren Hayessod, 2e année, n° 9, avril 1935, pp. 85-86, cité dans S. Kubicki, op. cit., p. 69. 20 Le Livre d’Or de l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles de 1935, Bruxelles, s.d., p. 490. 167 Kunst van Heden – L’Art Contemporain Si ses réalisations architecturales apparaissent plutôt classiques, avec des références prudentes aux courants contemporains, Joseph De Lange exprime ouvertement un penchant vers la modernité dans un domaine précis, dont témoigne sa participation au mouvement artistique anversois Kunst van Heden ou l’Art Contemporain 21. Créé en 1905 dans la maison de l’avocat Louis Franck, en réaction contre la trop conservatrice Société pour l’Encouragement des BeauxArts, Kunst van Heden a pour objectif d’assurer le rayonnement de l’art contemporain non seulement en Belgique, mais aussi à l’étranger. Ses membres fondateurs sont un groupe d’intellectuels et d’artistes. Outre Louis Franck figurent ses frères Frans et Charles, Carlito Grisar, Georges Serigiers, Emmanuel de Bom, Pol De Mont et les artistes anversois Richard Baseleer, Victor Hageman, Charles Mertens et Walter Vaes. L’association occupe une position dominante dans la vie artistique d’Anvers entre 1918 et 1939. Ayant interrompu son activité pendant la guerre, elle se maintiendra jusqu’en 1959, mais ne retrouvera plus le même rayonnement. Elle connaîtra des contestations internes face à son attitude jugée par certains trop timorée par rapport à l’avantgarde. Kunst van Heden organise régulièrement des conférences et des expositions à Anvers et en Europe. Elle fait connaître de jeunes artistes ou rend hommage à des artistes plus confirmés, comme James Ensor, Rik Wouters ou les expressionnistes flamands, mais aussi Chagall, Modigliani, Grosz, Kandinski, Klee, Zadkine, Utrillo, Magritte, Delvaux et des artistes japonais ou scandinaves. « L’Art contemporain est le seul salon belge qui ait le souci de réunir régulièrement un ensemble suffisamment représentatif de notre nouvelle peinture. Par là, un intérêt capital s’attache à ses manifestations, car elles nous permettent de sui- Pour Kunst van Heden, il est fait notamment référence à : In dienst van de Kunst – Antwerps mecenaat rond Kunst van Heden, 1905-1959, retrospectieve tentoonstelling, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten van Antwerpen, Anvers, 1991, et plus particulièrement à : M. Browaeys (notices biographiques) et J.-F. Buyck, Verantwoording, p. 7 et sqq. 21 168 vre pas à pas l’évolution de notre art moderne et de lui assigner sa place dans l’ensemble de la peinture universelle. »22 Dans un discours prononcé à Anvers fin mai 1921, Ensor s’exclame : « Vous êtes mes précieux défenseurs et sans vos sympathies d’art, je serais peut-être encore livré aux bêtes savantes ou turlupiné par les diables les plus décomposés. Mes chers amis, je vous dois des moments de bonheur rare : Anvers est pour moi la plus hospitalières des mères, je lève mon verre en son honneur ! »23 De ses études aux Beaux-Arts, Joseph De Lange a tout naturellement gardé des contacts avec les milieux artistiques anversois dont il était proche et notamment avec le peintre et graveur Walter Vaes. Il est aussi l’ami de longue date de Frans Franck, riche fabricant de meubles et l’un des principaux mécènes d’Ensor. Généreux donateur, Frans Franck pèse d’un poids important sur la politique acquisitive du Musée des Beaux-Arts d’Anvers. C’est d’ailleurs à son initiative que sera fondée en 1925 l’association les Amis de l’Art moderne ou Vrienden van de Moderne Kunst, sous la présidence d’Henri Fester, homme d’affaires d’origine allemande, dont la finalité est de favoriser l’acquisition d’œuvres d’art destinées au Musée d’Anvers. Frans Frank a beaucoup œuvré pour la présence d’un pavillon de Kunst van Heden à l’exposition universelle d’Anvers en 1930 et a été l’un des promoteurs de l’Oud België. À partir de 1923, et pendant vingt-cinq ans, Joseph De Lange assure les fonctions de secrétaire de Kunst van Heden. Il succède à Georges Serigiers, Pol De Mont, Jules Schmalzigaug et Louis Bossaert. Il assumera également le secrétariat des Amis de l’Art Moderne. Joseph De Lange ne ménage pas ses efforts, consacrant à l’association, généreusement et parfois sans limite, tout son temps libre. Roger Avermaete le reconnaît : « Si François Franck est la forte personnalité qui fonda “ l’Art Contemporain” et l’anima pendant 26 ans de son enthousiasme, il eut des collaborateurs fidèles, tels le président Georges Serigiers et le secrétaire Bossaert. Il eut aussi des continuateurs qui ont su poursuivre son œuvre : Enrique Mistler, qui préG. Marlier, « L’Art contemporain » dans Sélection, 3 (1923/1924) II, p. 293, cité par M. Browaeys, op. cit., p. 23. 23 Cité par M. Browaeys, op. cit., p. 21. 22 169 side “L’Art Contemporain ” avec une autorité souriante depuis plus de 20 ans ; le regretté Joseph De Lange, qui fut, pendant 25 ans, le plus dévoué des secrétaires... »24 Kunst van Heden apparaît comme organisatrice ou comme invitée à des expositions à l’étranger. Joseph De Lange en est la cheville ouvrière. Ainsi les artistes belges sont-ils représentés à Paris, Zurich, Helsinki, Oslo, Malmö... Des expositions, notamment d’art et d’architecture finlandais, ou encore “Frank Lloyd Wright, architecte à Chicago”, ont lieu à Anvers en 1931, en collaboration avec la Koninklijke Maatschappij der Bouwmeesters van Antwerpen, dont, nous l’avons vu, Joseph De Lange est membre. Après sa mort, ses collègues et amis lui rendent ainsi hommage : « Depuis un quart de siècle qu’il remplissait les fonctions délicates et absorbantes – fonctions qu’il avait acceptées avec empressement, en 1923, d’exercer en remplacement de M. Louis Bossaert –, Joseph De Lange était devenu, en quelque sorte, l’âme agissante et vigilante de notre groupement. Doué d’une puissance de travail peu banale, guidé par un goût sûr et une connaissance étendue des arts, animé par une véritable passion de la Beauté, dont il aimait chercher et découvrir les aspects les plus divers, il consacrait à notre société presque tous ses loisirs. Sincèrement attaché à la défense des maîtres et des artistes que nos prédécesseurs avaient élus parmi les peintres et les sculpteurs les plus en vue de l’école belge contemporaine, il avait hérité de feu son ami François Franck – notre protecteur le plus éminent – la curiosité et l’intérêt le plus désintéressé pour les formes les plus nouvelles de la peinture et de la sculpture. Amoureux de nouveauté, l’on peut dire qu’aucune audace ne le surprit ni ne l’effraya, pourvu qu’elle fut fondée sur l’honnêteté, le respect du métier, le sens aigu des traditions, la volonté sereine de contribuer loyalement à une constante rénovation de l’art. »25 Joseph De Lange était en outre membre du conseil d’administration de l’Académie royale des Beaux-Arts et venait d’être nommé, peu R. Avermaete dans Exposition jubilaire Kunst Van Heden – L’Art Contemporain, 12.6.1955, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten van Antwerpen, Anvers, p. 14. 25 « In memoriam Joseph De Lange » dans le catalogue Kunst van Heden, Salon Anvers, 1.5 – 23.5.1948, Anvers, 1948, p. 11. 24 170 avant sa mort, membre de la Commission de patronage du Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers. Il était également membre de diverses autres associations ou fondations artistiques. La communauté juive Au service de la communauté juive comme jeune architecte, Joseph De Lange participe aussi activement à sa vie institutionnelle. En 1923, il s’occupe des travaux de rénovation de la Villa Altol à Kapellenbos, acquise conjointement un an auparavant par les familles Tolkowski, Elbaum et Bamdas, et donnée au Centraal Beheer van Joodse Weldadigheid en Maatschappelijk Hulpbetoon en souvenir d’Abraham et de Lina Tolkowsky. La villa servira jusqu’en 1965 de lieu de vacances au grand air pour les enfants nécessiteux de la communauté. En 1925, il devient administrateur du Centraal Beheer van Joodse Weldadigheid en Maatschappelijk Hulpbetoon, dont il assurera le secrétariat en 193826. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il occupe les fonctions de secrétaire de la Communauté israélite d’Anvers, dont il deviendra, dans les années 30, vice-président. En 1940, il est président de l’institution, devenue entre-temps Communauté Shomre Hadass d’Anvers, en remplacement de Jules Schnerb, démissionnaire. Il est délégué de cette communauté auprès du Consistoire central israélite de Belgique entre 1933 et 1940. Pour l’année 1939 par exemple, la communauté, tout comme l’organisation caritative, est confrontée aux difficultés de l’heure : antisémitisme, aide aux réfugiés, problèmes liés à la misère et à la pauvreté, création d’un comité de propreté et d’hygiène pour le quartier juif, pour lequel Joseph De Lange œuvre activement. Tous problèmes face auxquels la communauté Shomre Hadass entend apporter un soutien moral, tout en assurant souvent le lien avec la Centrale pour ses interventions financières. Sont abordés aussi la scolarité du samedi des enfants juifs dans les écoles publiques, la gestion des frais de fonctionnement de la synagogue, la résolution des conflits, tant juridiques que 26 A. Katz, 75 jaar Centrale, Armoede en uitsluiting… Een uitdaging, Anvers, 1995. 171 personnels. Joseph De Lange agit souvent comme intermédiaire auprès des autorités communales27. En conclusion, si Joseph De Lange sut très tôt se tailler une position enviable sur le plan professionnel au sein de la communauté juive et de ses couches les plus fortunées, il donna en retour à ses institutions ses compétences, son expérience et une partie de son temps, à une époque où les difficultés allaient croissant. Joseph De Lange (1883-1948) © MJB 27 Voir archives conservées au Consistoire central israélite de Belgique. 172 L’une des créations de Joseph De Lange : la synagogue de la rue de la Clinique à Anderlecht. © FMC 173 Autre édifice religieux signé Joseph De Lange : la synagogue d’Ostende © FMC 174 Carl Einstein à Bruxelles : de l'art nègre à la révolution Roland Baumann « Pour nous, l'œuvre d'art est force vivante et instrument pratique. Considérée comme un phénomène esthétique isolé, elle nous paraît insignifiante et morte. Nous méprisons l'appréciation des œuvres d'art comme des bibelots rares et précieux… Les œuvres d'art nous occupent uniquement dans la mesure où elles contiennent des moyens susceptibles de modifier la réalité, la structure de l'homme et l'aspect du monde. » Carl Einstein, Georges Braque, 1934. Poète et historien d'art lié à l'expressionnisme, Carl Einstein (18851940) “inventa” l'Art africain en écrivant Negerplastik (La sculpture nègre), le premier ouvrage d'ensemble traitant des arts dits primitifs d'un point de vue esthétique1. Cet essai capital, publié en 1915, alors que l'Occident semble perdre le sens de ses propres valeurs dans une lutte fratricide et insensée, approche la sculpture africaine sans préjugé ni point de référence occidental pour la confronter à l'art classique européen et au cubisme. Carl Einstein naît le 26 avril 1885 à Neuwied-sur-le-Rhin (Palatinat rhénan). Ce grand oublié de l'histoire de l'Art n'est pas un parent méconnu d'Albert Einstein2 ! En 1888, son père Daniel devient directeur de l'Institut israélite de Karlsruhe3. Jeune étudiant de philosophie et lettres On trouvera l’essentiel de la bibliographie consacrée à Carl Einstein, ainsi que des informations complémentaires, dans « Bibliographie et notes complémentaires » en fin d’article. 2 Carl Einstein n'est pas le neveu du célèbre physicien, comme l'affirme à tort la légende de sa photo publiée par la revue Match du 16 février 1939, p. 44 ! 3 Daniel Einstein (1844-1899) dirige l'Israelitischen Landesstift zu Karlsruhe, un internat pour les futurs professeurs de religion. Il est aussi le secrétaire du Conseil supérieur des Israélites de Bade (L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d'une pensée moderne, Paris, 2002, pp. 19-31). 1 175 Karl Einstein. Photo parue dans Match du 16 février 1939 176 à l'Université de Berlin, passionné par l'esprit d'avant-garde expressionniste, Carl Einstein voyage souvent à Paris à partir de 1905. Ami du marchand d'art moderne Daniel-Henry Kahnweiler4, il y rencontre alors tous les peintres de l'avant-garde parisienne tels Braque, Gris, Derain et Picasso. Einstein collabore à plusieurs revues expressionnistes, notamment l'hebdomadaire Die Aktion de Franz Pfemfert, dont il épouse la belle-sœur, Maria Ramm, en 19135. Il dédie à Gide son roman “cubiste” : Bebuquin ou les Dilettantes du Miracle. Contrairement à ce que pourrait faire croire sa contribution à la revue pacifiste Die Aktion, Carl Einstein se porte volontaire de guerre en août 1914, enthousiasmé par l'illusion de fraternité sur les champs de bataille et de purification de la situation politique et sociale en Allemagne6. Blessé au combat en novembre 1914, il est muté à Bruxelles au printemps 1916, après une longue hospitalisation, et affecté au Quartier général à la section de l'administration civile allemande chargée des affaires coloniales. Einstein s'y intègre à la Kriegskolonie, la “colonie littéraire” formée par de jeunes intellectuels allemands d'avant-garde affectés à Bruxelles pour s'y occuper de tâches administratives, loin des combats, tels le grand marchand d'art Alfred Flechtheim ou le médecin poète Gottfried Benn. Einstein rencontre le poète Clément Pansaers, un des futurs fondateurs du dadaïsme belge (1919), initié à la littérature allemande par Carl Sternheim et éditeur de la revue expressionniste Résurrection. Selon Jean Laude dans son texte d'introduction à une traduction en français de Negerplastik : « Pendant la guerre, il [Einstein] a accès aux collections du Musée du Congo de Tervueren : il écrit alors Negerplastik. »7 En fait, c'est lors de ses études d'histoire de l'art à Berlin qu'Einstein voit pour la première fois des sculptures africaines au musée d'ethno4 Juif allemand “découvreur” de Picasso et des cubistes, Kahnweiler estimait beaucoup Carl Einstein comme le souligne P. Assouline, L'homme de l'art : D.-H. Kahnweiler (1884-1979), Paris, 1988. 5 Issue d'une famille de la bourgeoisie juive de Starodoub (Russie, gouvernement de Tschernigow), Mariame Ramm étudie à l'Université de Liège avant de rejoindre ses sœurs Nadja et Alexandra (qui épouse Pfemfert) à Berlin, où elle rencontre Einstein. La naissance d'une fille, Nina, le 5 avril 1915, ne consolidera pas cette union éphémère (voir L. Meffre, Carl Einstein 18851940, op.cit.). 6 L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit., p. 52. 7 « L'esthétique de Carl Einstein » dans Médiations 3, automne 1961, pp. 83-91 (citation p. 84). « La sculpture nègre », traduction par J. Matthey-Doret, dans Médiations 3, pp. 92-114. Pour la traduction plus récente par L. Meffre : La sculpture nègre, op.cit. 177 graphie de la ville. Les musées ethnographiques de l'époque rassemblent des objets d'arts primitifs afin de documenter les premiers stades d'une évolution artistique et technique unilatérale qui, selon les schémas racistes alors en vogue dans le monde scientifique occidental, aboutit nécessairement à l'art classique ou au réalisme photographique des peintres pompiers qui dominent l'art officiel. 1907. « Les Demoiselles d'Avignon » révolutionnent la peinture moderne ; une nouvelle vision du monde, radicalement “autre”, naît subitement à Paris, capitale culturelle du monde occidental. Une période capitale de crise et de confrontations culturelles remet en question les vues européo-centristes de l'art fin-de-siècle. Lors de ses fréquents séjours à Paris, Einstein rencontre les peintres de l'avant-garde cubiste et découvre sur le marché de l'art un ensemble de sculptures provenant d'Afrique centrale et occidentale. À la veille du conflit mondial, il rédige Negerplastik, manifeste cubiste et réflexion théorique capitale sur les arts africains, illustré d'une importante iconographie. L'intérêt d'Einstein pour les arts plastiques africains est donc antérieur à son séjour à Bruxelles durant la Grande Guerre, mais ce séjour lui permet de mieux documenter son enthousiasme pour la “sculpture nègre”8. Einstein découvre alors les collections ethnographiques de Tervuren et, à son retour en Allemagne, publiera un second essai sur la sculpture africaine, d'orientation plus ethnographique que Negerplastik9. C’est à Bruxelles qu’il réunit et traduit un recueil de contes africains publié également après la guerre10. 8 Selon J. Maes, « L'ethnologie de l'Afrique Centrale et le musée du Congo Belge » dans Africa-Journal of the International Institute of African Languages and Cultures VII (2), pp. 174-190, les recherches sur l'art africain faites à Tervuren sous l'occupation par les Allemands furent à la base « de la fameuse campagne de Einstein en faveur de l'art nègre » (p. 183). Je n'ai pas trouvé de traces de cette présence scientifique allemande à Tervuren dans les archives du musée d'Afrique centrale. Maes, germanophile notoire (comme le montre sa correspondance avec diverses institutions allemandes en 1940-43), fut condamné comme collaborateur économique à la Libération en 1944. Il privilégie le rôle joué par Einstein dans la réévaluation des arts africains (ex. J. Maes, « Beschouwingen over Negerplastiek » dans Nederlandsch-Indië Oud & Nieuw XI (7), nov. 1926, pp. 194-207). Ces faits, de même que sa fonction de conservateur de la section ethnographique du musée (depuis 1909) et sa germanophilie suggèrent que J. Maes rencontra Einstein lorsque celui-ci visitait Tervuren en 1916-1918. 9 C. Einstein, Afrikanische Plastik. Berlin, 1921, Orbus Pictus Band 7. Traduction française de Th. et R. Burgard, La sculpture africaine, Paris, 1922. 10 C. Einstein, éd. et traducteur, Afrikanische Legenden, Berlin, 1925. Le journal de Th. Sternheim (cité p. 147 par D. Schubert, « Carl Einstein – porträtiert von Benno Elkan », Pantheon XLIII, 1985, 178 Les visites d'Einstein à Tervuren sont évoquées avec toute leur dimension symbolique par Pierre Mertens dans son roman biographique sur Gottfried Benn11. C'est à Tervuren que l'art nègre apparaît à Carl Einstein « dans toute sa sauvage pureté, sa fausse barbarie ». L'Europe s'entre-dévore tandis qu'à Tervuren Einstein s'immerge dans l'univers insolite du Congo et s'y enthousiasme pour la “sculpture nègre”! 12 L'engouement de Carl Einstein pour l'Afrique durant son séjour d'occupant à Bruxelles est transposé en littérature par Carl Sternheim dans son récit Ulrike13. Novembre 1918. L'effondrement militaire allemand et les cris des troupes en révolte arrachent Einstein au rêve solitaire de son “musée imaginaire” des arts africains au musée et à la bibliothèque des colonies pour le lancer au premier rang de la révolution. Enthousiasmé par la révolution russe, il semble avoir cru à l'imminence d'un grand bouleversement social, mais doit vite déchanter. Les dirigeants du Parti ouvrier belge (POB), dont le futur leader communiste Joseph Jacquemotte, refusent toute collaboration avec les soldats révoltés, qui se rendent en corpp. 144-154) rapporte qu'en date du 13 avril 1916 Einstein visite les époux Sternheim et montre ensuite la bibliothèque du Ministère des Colonies à leurs enfants. En 1914, l'administration civile allemande occupa cette bibliothèque, alors située rue de la Pépinière, afin d'utiliser ses importants fonds de documentation dans le cadre de futurs projets d'expansion coloniale en Afrique centrale. Cf. Regards sur la Bibliothèque Africaine. Son Histoire. Son Fonctionnement. Ses collections, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coopération au Développement, 1991, p. 6. 11 P. Mertens, Les éblouissements, Paris, 1987, p. 101 et passim. Les visites d'Einstein au musée sont mentionnées par ses amis allemands à Bruxelles, ainsi Wilhelm Klemm, qui découvre Tervuren en sa compagnie (cf. p. 101 de l'article de K. H. Kiefer « Carl Einstein and the Revolutionary Soldier's Councils in Brussels », dans Rumold et Werckmeister (éd.), The Ideological Crisis of Expressionism : The Literary and Artistic War Colony in Belgium 1914-1918, Columbia, 1990, pp. 97-113). 12 Le musée d'Afrique centrale est le fruit de l'exposition coloniale de 1897 à Tervuren, dont le but était de mieux vendre le message publicitaire de l'État indépendant du Congo en révélant les richesses de la colonie et le savoir-faire artisanal des indigènes. Le succès de cette exposition, montrant pour la première fois en Europe les arts d'Afrique centrale et réalisée dans une mise en scène Art nouveau, poussa Léopold II à faire bâtir un musée permanent du Congo. 13 Carl Sternheim Gesamtwerk : Prosa I, Chronik von des zwanzigsten Jahrunderts Beginn, Berlin, 1964, pp. 139-159. Rédigé en novembre 1916 et paru en 1918, cet essai fait référence à la liaison d'Einstein avec la comtesse prussienne Ana von Hagen, qui fut dès lors sa compagne jusqu'en 1928, en dépit de sa relation avec la fille d'un banquier de Francfort, Tony Simon-Wolfskehl en 1922-1923 et d'autres “aventures” avec Elsa Triolet et la photographe Florence Henri (voir L. Meffre, Carl Einstein 18851940, op.cit., pp. 193-210). 179 tège à la Maison du Peuple avec leurs drapeaux rouges. Interprète du Conseil des Ouvriers et Soldats allemands, que préside le médecin juif Freund, Einstein joue un rôle de premier plan lors des négociations avec les ambassadeurs d'Espagne et des Pays-Bas et les autorités belges du Comité national (dont Émile Francqui) en vue du retrait des troupes d'occupation. Parmi ses interlocuteurs, la “Révolution de Bruxelles” suscite la crainte de débordements. S'ajoutant aux inquiétudes que provoquent alors l'agitation socialiste en Hollande et en Suisse et les mouvements révolutionnaires en Autriche-Hongrie, puis en Allemagne, ces faits semblent marquer l'extension rapide de la contagion bolchevique. Ils pousseront au fameux “coup de Lophem” et son cortège de mesures favorables aux ouvriers. De retour à Berlin lors des événements de la révolution spartakiste, Einstein assiste à l'élimination brutale des révolutionnaires par les corpsfrancs en janvier et mars 1919. Connu de la police comme “agitateur communiste”, dénoncé par la presse d'extrême droite pour son discours aux funérailles de Rosa Luxembourg, il échappe de peu à l'exécution sommaire « pour tentative de fuite » lorsqu'il est arrêté en Bavière en juin 191914. Einstein écrit dans la revue satirique Die Pleite, illustrée par George Grosz, puis édite avec celui-ci l'hebdomadaire Der Blutige Ernst15. Conscient de l'échec du mouvement des Conseils et déçu par la bureaucratisation de l'avant-garde spartakiste, il prend ses distances par rapport au parti communiste allemand et à la révolution soviétique. En 1921, Carl Einstein est l'objet d'attaques antisémites dans la presse conservatrice et poursuivi par la justice allemande pour la virulence des satires antibourgeoises de son drame Die schlimme Botschaft (La mauvaise nouvelle)16. D. Heisserer, « Einsteins Verhaftung. Materialen zum Scheitern eines revolutionären Programms in Berlin und Bayern 1919 » dans Archiv für die Geschichte des Widerstands und der Arbeit 12, 1992, pp. 41-77. 15 Littéralement : « Le sérieux sanglant », référence à la mise au pas sanglante des ouvriers allemands après l'écrasement de l'insurrection spartakiste et les meurtres de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en janvier 1919. Sur cette période “dadaïste” berlinoise, voir M. Dachy, Dada & les dadaïsmes : Rapport sur l'anéantissement de l'ancienne beauté, Paris, 1994 ; H. Bergius (éd.), Dada : Die Berliner Dadaisten und ihre Aktionen, Giessen, 1989 ; R. Meyer (éd.) et al., Dada Global, Zurich, 1994. 16 Pour toute la période du retour de Carl Einstein à Berlin, outre les ouvrages généraux déjà cités, voir B. C. Buenger, « Max Beckmann's Ideologues : Some Forgotten Faces » dans The Art Bulletin LXXI (3), september 1989, pp. 453-479, et D. Schubert, op. cit. 14 180 La république semble fermement installée au pouvoir et, alors que l'Allemagne de Weimar prospère, sauvée par les capitaux américains, Carl Einstein se consacre surtout à la critique d'art. En 1925, à l'occasion du traité de Locarno, il édite avec Paul Westheim l'Europa-Almanach, riche anthologie des meilleurs écrivains et artistes européens d'avantgarde : français et allemands bien sûr, mais aussi anglais, belges, espagnols et russes17. Carl Einstein écrit ensuite L'Art du XXe siècle dans la série la plus renommée d'histoire de l'art des éditions Propylées18. Synthèse remarquable des travaux d'Einstein sur les peintres et sculpteurs d'avant-garde, ce livre de référence sur l'art moderne brille par la poésie de son écriture et sera l'objet de deux rééditions. Véritable somme théorique des arts d'avant-garde, il servira d'index aux esthètes nazis pour monter la fameuse exposition d'« Art dégénéré » à Munich en 193719 ! Carl Einstein vient s'établir à Paris en 1928 pour y animer avec Georges Bataille et Michel Leiris la revue ethnographique et surréaliste Documents20. Il esquisse les principes d'une “ethnologie du Blanc”, qui s'efforce d'appliquer au monde culturel occidental et surtout à l'art moderne les méthodes utilisées par les ethnologues chez les primitifs. Il épouse Lyda Guevrekian en 1932. Évoluant vers le surréalisme, il publie une étude sur Georges Braque et écrit le scénario du film Toni de Jean Renoir (1934)21. Ami des Malraux, il abandonne l'édition et la critique d'art en 1936 pour participer à la guerre d'Espagne comme volontaire dans la colonne du leader anarchiste Buenaventura Durruti, dont il prononce l’éloge funèbre à la radio de la CNT-FAI. Interné dans le camp d'Argelès par les autorités françaises à la victoire de Franco en mars 1939, il est libéré, puis détenu à nouveau, comme beaucoup d'autres émigrés alle17 C. Einstein et P. Westheim (éds), Europa Almamach, Potsdam, 1925 (édition facsimilé publiée par le même éditeur en 1993). 18 C. Einstein, Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. XVI, Berlin, 1926. 2e et 3e éditions remaniées en 1928 et 1931. 19 B. Hinz, Art in the Third Reich, New York, 1979, pp. 24-25. L'architecte Troost, conseiller artistique d'Hitler, utilisa le livre de Carl Einstein pour expliquer les bases marxistes de l'art moderne à Hitler et Goebbels ! 20 Documents - Doctrines. Archéologie. Beaux-Arts. Ethnologie. Revue créée par Einstein avec Bataille, Georges-Henri Rivière et l'aide financière du marchand d'art Georges Wildenstein. Les articles d'Einstein dans Documents ont été rassemblés et annotés par L. Meffre, Carl Einstein : ethnologie de l'art moderne, Marseille, 1993. 21 C. Einstein, Georges Braque. Traduction française de M. E. Zipruth, Paris-Londres-New York, 1934. 181 mands, lors de l'invasion allemande en mai 1940. Carl Einstein se suicide près de Pau le 5 juillet 1940 alors qu'il va être arrêté par les nazis. Porte-parole du cubisme et de l'art nègre, symbolisant tout ce dont les nazis voulaient “purifier” à jamais la culture aryenne, Carl Einstein fut certainement un « passeur d’idées d’une exceptionnelle importance entre la France et l’Allemagne », comme l’affirme Liliane Meffre22. Mais c'est à Bruxelles qu'il se plonge dans l'univers insolite et fascinant des cultures d'Afrique centrale et devient le protagoniste d'un épisode insolite de la fin de la Grande Guerre. Juif laïque, son parcours intellectuel et ses rapports au judaïsme sont caractéristiques de plusieurs générations de Juifs allemands qui, jusqu'à l'avènement du nazisme, s'efforcèrent de trouver des solutions nouvelles au débat permanent entre tradition et modernité qui ne cesse d'animer le judaïsme européen depuis le siècle des Lumières23. Grand oublié de l'histoire des idées occidentales, Carl Einstein nous évoque la vision d'une culture occidentale fondée sur la liberté et le changement, l'ouverture au monde et la confrontation des cultures dans le respect des différences. Bibliographie et remarques Pour la biographie de Carl Einstein : L. Meffre, Carl Einstein 18851940. Itinéraires d'une pensée moderne, Paris, 2002. Les rapports d'Eins22 L. Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit., p. 14. Germaniste et historienne de l'art, spécialiste d’Einstein en France, Liliane Meffre semble faire preuve d'une surprenante méconnaissance de l'histoire du judaïsme européen. En effet, dans l'introduction à sa monographie récente sur Einstein, elle fait bon marché de l’identité juive de son héros : « Carl Einstein naquit Allemand dans une famille juive. Le national-socialisme fit de lui un Juif allemand, d'abord exilé volontaire à Paris dès 1928, puis traqué et acculé au suicide. Si sa judéité devint son destin le 5 juillet 1940 quand il se jeta dans le Gave de Pau pour échapper à la Gestapo, elle n'avait cependant pas déterminé son parcours intellectuel et politique ni surtout orienté ses choix esthétiques dans son œuvre d'écrivain et de théoricien de l'art. » (L Meffre, Carl Einstein 1885-1940, op.cit. p. 9). Or, tant l'analyse des réseaux de sociabilité et d'affinités intellectuelles d'Einstein que ses propres écrits montrent à loisir qu'il ne se départit jamais de son identité juive : il est « juif, parlant allemand », « juif sans dieu », etc. Loin de lui être imposée par les nazis, cette “judéité” fait partie intégrante de toute la vie et de l'œuvre de Carl Einstein. Pour Einstein et la plupart des Juifs allemands avant 1933, judaïsme et germanité étaient indissociables, et cela quelle que soit l'intensité des rapports de chacun de ces Juifs « parlant allemand » à la « tradition juive » (cf. N. T. Gidal, Les Juifs en Allemagne de l'époque romaine à la république de Weimar, Cologne, 1998). 23 182 tein au cubisme et à l'art moderne sont analysés par L. Meffre, Carl Einstein et la problématique des avant-gardes dans les arts plastiques, Berne, 1989. La monographie de S. Penkert, Carl Einstein. Beiträge zu einer Monographie, Göttingen, 1969, incita à la redécouverte d'Einstein en Allemagne. Depuis 1986, à l'initiative de K. H. Kiefer et L. Meffre, les chercheurs allemands et français de la Société-Carl-Einstein ont organisé plusieurs colloques consacrés à l'œuvre d'historien et critique d'art d'Einstein. Ainsi, un colloque Carl Einstein s'est tenu à Bruxelles, au Musée Charlier, du 12 au 14 novembre 1998, à l'occasion du 80e anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale : R. Baumann et H. Roland (éds.), Carl-Einstein-Kolloquium 1998. Carl Einstein à Bruxelles : Dialogues pardessus les frontières, Bayreuther Beiträge zur Litteraturwissenschaft 22, Francfort, 2001. La plupart des manuscrits et documents personnels de l'écrivain sont conservés aux Archives Carl Einstein à Berlin (Akademie der Künste) et ont fait l'objet d'une édition complète : Carl Einstein, Werke, Berlin, 4 volumes parus de 1980 à 1992. À propos de Negerplastik : Carl Einstein, Negerplastik, Leipzig, 1915. Réédition, Munich, 1920. L. Meffre est l'auteur d'une traduction et d'une introduction de Negerplastik, publiée par les éditions L'Harmattan avec le texte allemand et la reproduction des œuvres d'art africain et océanien présentées dans l'édition originale selon l'inventaire établi par E. Bassani et J.-L. Paudrat, Carl Einstein, La sculpture nègre, Paris, 1998. L'étude de M. Leiris, Afrique Noire : la création plastique, parue en 1966 et rééditée avec l'ensemble de ses écrits africanistes (Miroir de l'Afrique, Paris, 1996) souligne l'importance de Negerplastik. Évoquant ce qu'il appelle « la “Crise Nègre” dans le monde occidental », après 1900 « théâtre d'une vraie révolution en matière d'arts plastiques », Leiris cite Apollinaire parmi les premiers auteurs à parler des “fétiches” d'Afrique, pour présenter ensuite le véritable “inventeur” d'une esthétique africaine : « Mais c'est à un autre poète, doublé d'un esthéticien, qu'il revient d'avoir été le premier à traiter de l'art nègre comme d'un grand art, qu'on peut tenir pour exemplaire. En 1915, à Leipzig, paraît la Negerplastik de Carl Einstein, bref ouvrage ethnographiquement des plus flous mais esthétiquement important, car les qualités maîtresses de la sculpture africaine y sont mises en évidence dans la mesure où l'auteur y découvrait des réponses à certains problèmes qui se posaient alors pour les plus sagaces des artistes européens. » (M. Leiris, Miroir de l'Afrique, op.cit., p. 1.144). Sur la 183 signification théorique de cette œuvre, voir aussi les actes du colloque organisé à l'ULB les 13-14 septembre 1984, dont l'article de K. H. Kiefer, « Fonctions de l'art africain dans l'œuvre de Carl Einstein », dans D. Droixhe et K. H. Kiefer (éds.), Images de l'africain de l'antiquité au XXe siècle, Francfort, 1987, pp. 149-176. Sur la longue amitié et les relations épistolaires entre Carl Einstein et Kahnweiler, voir le catalogue de l'exposition Kahnweiler au Musée national d'Art moderne en novembre 1984-janvier 1985, en particulier le texte de L. Meffre, « Daniel-Henry Kahnweiler et Carl Einstein : les affinités électives », dans Daniel-Henry Kahnweiler, marchand - éditeur écrivain, Paris, 1984, pp. 85-92. L. Meffre a également publié la correspondance de ces deux amis de l'art moderne : Carl Einstein – Daniel-Henry Kahnweiler, Correspondance 1921-1939, Marseille, 1993. Carl Einstein, Bebuquin oder die Dilletanten des Wunders, BerlinWilmersdorf, 1912. Ce « roman philosophique » écrit « sans péripéties, sans causalité, sans milieu ni psychologie » (L. Richard, Encyclopédie de l'Expressionnisme, Paris, pp. 139-140) fait scandale lorsqu'il paraît, tout d'abord en feuilleton dans Die Aktion avant d'être édité par Pfemfert sous forme de livre avec une introduction de Franz Blei. Selon Clara Malraux (Le bruit de nos pas, II : Nos vingt ans, Paris, 1966, pp. 53-54), Bebuquin est « l'oeuvre la plus typique de l'expressionnisme allemand ». Des extraits de Bebuquin paraîtront en 1918 dans la revue belge Résurrection de C. Pansaers. S. Wolf est l'auteur de la seule traduction intégrale de ce roman en français (Bébuquin, Paris, 1987). Sur la “Kriegskolonie”, voir H. Roland, La “Colonie” littéraire allemande en Belgique 1914-1918, Collection Archives du Futur, Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles, 2003. Adaptation revue et augmentée d'une thèse de doctorat publiée en langue allemande chez Peter Lang en 1999, cet ouvrage développe les travaux antérieurs sur l'histoire de la “colonie” littéraire allemande en Belgique occupée tels qu'ils étaient formulés dans différentes contributions à la conférence sur l'expressionnisme allemand pendant la guerre tenue à la Northwestern University les 11-13 novembre 1988 : R. Rumold et O. K. Werckmeister (éds), The Ideological Crisis of Expressionism : The Literary and Artistic German War Colony in Belgium 1914-1918, Columbia SC, 1990. Outre Benn, Einstein et Flechtheim, le cercle des amis du dramaturge Carl Sternheim et de sa femme Théa (Löwenstein née Bauer, remariée avec Sternheim en 1907) compre184 nait les romanciers Friedrich Eisenlohr et Otto Flake, l'éditeur Hans von Wedderkop et l'historien d'art Wilhelm Hausenstein. Éditeur de la revue Der Belfried destinée à la propagation du pangermanisme en Flandre, ce dernier écrivit notamment sur la question flamande (W. Hausenstein, « Der soziale Charakter der flämischen Frage und die belgischen Sozialisten », Der Belfried, I (9), mars 1917, pp. 401-416). Les activités de Benn à Bruxelles et sa participation à l'exécution d'Édith Cavell, sont bien connus des lecteurs de Pierre Mertens, Les éblouissements, Paris, 1987. Représentant la galerie Kahnweiler en Allemagne après la guerre, Flechtheim animera la revue d'art Der Querschnitt, dans laquelle paraîtront de nombreux articles d'Einstein. Einstein rédigera également le catalogue de l'exposition d'arts d'Océanie tenue à la galerie Flechtheim de Berlin en 1926. Résurrection fut la première revue de langue française à publier régulièrement des textes expressionnistes. Six numéros parurent de décembre 1917 à mai 1918. Voir H. Roland, La “Colonie” littéraire…, op. cit. Pansaers (1888-1922) était précepteur des enfants Sternheim dans leur villa de “Clairecolline” à La Hulpe. Il participa avec Einstein à la “Révolution de Bruxelles”, puis le visita à Berlin avant de s'associer au mouvement Dada parisien. Sur les rapports de Pansaers avec les Sternheim et le contexte politique des publications de Résurrection, voir aussi l'article plus ancien d'H. Roland, « Résurrection, Clément Pansaers et Carl Sternheim », Les Lettres Romanes, XLVIII (3-4), août-novembre 1994, pp. 259-275. Sur la “découverte” des arts plastiques africains à Paris par les cubistes, les marchands d'art et Einstein, voir dans le catalogue de l'exposition du MOMA l’article de J.-L. Paudrat, « The Arrival of Tribal Objects in the West from Africa » dans W. Rubin (éd.),“Primitivism” in 20th Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern, New York, 1984, vol. 1, pp. 124-175. C'est le sculpteur et marchand d'art juif hongrois Joseph Brummer, ami et marchand du Douanier Rousseau, qui incita Einstein à écrire Negerplastik, en finança la publication et lui fournit la plupart des illustrations. Outre un nombre réduit d'œuvres du Musée de Berlin et du British Museum, la moitié des 95 sculptures reproduites dans Negerplastik étaient passées dans la collection de Brummer qui, depuis 1909, exploitait une galerie d'arts primitifs et de peintres naïfs au boulevard Raspail. C'est également grâce à Brummer qu'Apollinaire collectionna des 185 œuvres d'arts africains. La rédaction de l'essai par Einstein et la sélection des photos par Brummer se firent au début de 1914. La parution de l'ouvrage fut retardée jusqu'en 1915 par le déclenchement du conflit mondial. Brummer devint un des plus grands marchands d'art new-yorkais dans l'entre-deux-guerres (Paudrat, op. cit., pp. 143-151). Sur la “Révolution de novembre 1918 à Bruxelles” et l'évocation du rôle d'Einstein, voir la reconstruction historique détaillée de ces événements par H. Roland, La “colonie” littéraire…, op. cit., pp. 75-100, ainsi que J. Gotovitch, « Révolution à Bruxelles : le Zentral-Soldaten-Rat in Brüssel », dans R. Baumann et H. Roland (éds.), Carl-EinsteinKolloquium 1998, op. cit., pp. 237-257. Voir également les communications de K. Kiefer, dans R. Rumold et O. K. Werckmeister, op. cit., pp. 97-113, et H. Roland, « Materialen zu Carl Einsteins Aufenhalt in Belgien » dans K. H. Kiefer (éd.), Carl-Einstein-Kolloquium 1994, Francfort, 1996, Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, 16, pp. 41-53. Sur les différents épisodes de la “Révolution” vus par les Belges, voir G. Leroy, « La Révolution allemande à Bruxelles et le retour triomphal du roi », Bulletin officiel du Touring Club de Belgique, XX (1), janvier 1919, pp. 10-18 ; L. Sieben, « De novemberdagen van 1918 te Brussel : revolutie en ordehandhaving » dans P. Lefèvre et P. De Gryse (éds.), De Brialmont à l'Union de l'Europe Occidentale : Mélanges d'histoire militaire offerts à A. Duchesne, J. Lorette et J.L. Charles, Bruxelles, Centre d'histoire militaire –Travaux, 22, 1988, pp. 155-175 ; ainsi que J. Gotovitch, Contribution à l'histoire de la presse censurée 1914-1918, mémoire de licence à l'Université libre de Bruxelles, 1960-1961, pp. 149159. L'ouvrage capital sur la chronique quotidienne de l'occupation de Bruxelles : L. Gille, A. Ooms et P. Delandesheere, Cinquante mois d'occupation allemande, vol. 4, Bruxelles, 1919, donne une description haute en couleurs de l'intervention de Carl Einstein dans la réunion du 10 novembre entre Allemands, Belges et neutres, puis le montre annonçant la signature de l'armistice et cherchant à éviter les heurts de la population avec les troupes allemandes incontrôlées le 11 novembre (pp. 401-408). 186 Régine Karlin-Orfinger Jacqueline Wiener-Henrion Régine Karlin naît le 26 mai 1911 à Anvers dans un milieu aisé. Elle est la petite-fille d’Elias Karlin, l’un des fondateurs de l’école Tachkemoni d’Anvers, et la fille de Grégoire Karlin, diamantaire russe immigré, originaire de Moghilev, installé à Anvers au milieu du XIXe siècle1. Ce dernier épouse en 1903 Rose Aschkenazy, originaire de Varsovie. « Mes parents étaient parfaitement intégrés. Mon père était francmaçon. Nous fréquentions tous les milieux. J’ai été à l’école communale, puis à l’athénée d’Anvers pour jeunes filles. Les traditions étaient peu apparentes à la maison, si bien qu’à 18 ans, j’annonçai à mes parents qu’étant athée, je ne tenais plus à respecter aucune obligation religieuse. Cela ne provoqua guère de remous… » Régine Karlin a deux frères : Henri et Maurice, ses aînés respectivement de 7 et 5 ans. Un premier drame la frappe en 1927 : son frère Henri, qui avait mené des études d’ingénieur à l’Université de Liège, se noie dans la Meuse. Il a 22 ans. Études de droit à l’Université libre de Bruxelles terminées, Régine Karlin prête serment au barreau d’Anvers en 1934. Elle devient ainsi l’une des toutes premières femmes dont l’inscription à l’Ordre des Avocats d’Anvers est acceptée. Ce statut à la pointe de l’émancipation féminine au Palais l’amène assez naturellement à créer un mouvement des femmes juristes : « À l’époque, de manière générale, les groupements dont les femmes étaient exclues étaient nombreux. Je le supportais très mal. Je suis d’ailleurs entrée chez les francs-maçons aussitôt que les femmes y furent admises, dans les années trente. » 1 Voir à son propos J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique – Figures du judaïsme belge XIXe – XXe siècles, Bruxelles, 2002, p. 191. 187 Les années sombres Les temps sont à l’intolérance. Dès 1939, la Vlaamsche Conferentie (la Conférence du Jeune Barreau néerlandophone d’Anvers) crée un précédent en excluant les avocats juifs de ses rangs. Néanmoins, lorsque surviennent les ordonnances allemandes du 28 octobre 1940 interdisant aux Juifs de Belgique, à compter du 1er janvier 1941, l’exercice du métier d’avocat, le Conseil de l’Ordre anversois ne suit pas immédiatement la même ligne de conduite. Le malaise est pourtant bien réel car, quelques mois plus tard, le 9 avril 1941, ce même Conseil de l’Ordre décide de convoquer les avocats concernés afin de leur permettre de présenter leur défense2. Jusqu’à cette date – elle a entre-temps épousé Lucien Orfinger, un ingénieur à la Bell Telephone diplômé de l’Université de Liège3 –, Régine Karlin restera donc collaboratrice au cabinet Grijspeerdt, Hebbelynck et Van der Donckt (ce dernier est secrétaire de l’Ordre), où elle a presté son stage. « L’antisémitisme a commencé à me gêner, au barreau d’Anvers, lorsqu’en 1939, la Vlaamsche Conferentie décida d’exclure les avocats juifs, en tout dixsept confrères. Au début, j’ai pris cela avec le sourire. Lorsque les ordonnances allemandes d’octobre 1940 entrèrent en vigueur, je cessai de plaider, mais je continuai à traiter les dossiers dont j’avais la charge, chez mon patron. » Régine Orfinger ne plaide plus, certes, mais lorsqu’elle se présente, le 28 avril 1941, devant le Conseil de l’Ordre afin de « formuler des observations ou présenter [sa] défense […] sur la question de savoir si [elle doit] ou non rester inscrit[e] au Tableau des avocats […] vu le § 1 de l’ordonnance du 28 octobre 1940, qui décide que les Juifs ne peuvent être avocats », elle est la seule des quatre confrères qui ont répondu à 2 Sur l’attitude du barreau d’Anvers : L. Saerens, Vreemdeling in een wereldstad. Een geschiedenis van Antwerpen en zijn joodse bevolking 1980-1944, Tielt, 2000, pp. 576-581 ; J. Verstraete, De jodenverordeningen en de Antwerpse balie, Bruxelles, 2001. 3 Sur Lucien Orfinger : dossier personnel, Service des Victimes de la Guerre, n° 60288 et PP AD 2156 (30522 / AD2156) ; dossier personnel, HRG-A/N Archives (Défense nationale) ; H. Orfinger, Biographie de Lucien Orfinger (1913-1944), 1986, inédit ; J. Gotovitch, Du rouge au tricolore. Les communistes belges de 1939 à 1944, Bruxelles, 1992, p. 552 ; Nouvelle biographie nationale, t. 4, 1997, pp. 285-286 ; J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique…, op. cit., pp. 266-267, notice de L. Orfinger. 188 la convocation à déposer une note motivée contestant la décision allemande4. « La question posée au Conseil de l’Ordre est la suivante : les avocats juifs doivent-ils être rayés du Tableau de l’Ordre afin que le Conseil puisse justifier s’être en tous points conformé à l’ordonnance du 28 octobre 1940 de l’autorité compétente. La réponse à cette question est non. L’ordonnance dit expressément qu’à partir du 31 décembre 1940, les Juifs ne pourront plus être avocats, c'est-à-dire qu’ils ne pourront plus exercer la profession d’avocat. En effet, le texte français de l’ordonnance est libellé comme suit : “ni exercer la profession d’avocat”. Le paragraphe 4 de l’ordonnance dispose : “Les Ministères qui sont compétents pour les administrations publiques concernées et pour le surplus, le Ministère de l’Intérieur, sont chargés de l’exécution de cette ordonnance. Le Ministère de l’Intérieur prendra les dispositions exécutoires nécessaires”. Nous remarquons que le Conseil de l’Ordre n’est pas repris dans l’ordonnance comme chargé de l’exécuter. Le Ministère de la Justice, seul compétent, n’a pris aucune mesure pour les avocats et quant aux magistrats qui, en application de l’ordonnance, ne peuvent plus siéger, ils n’ont été privés ni de leur droit au titre ni de leur droit au traitement. » Et de pousuivre : « Je me suis conformée aux obligations qui m’étaient imposées par l’ordonnance : depuis le 31 décembre 1940, je n’exerce plus ma profession. En honneur et conscience, il ne m’a pas paru nécessaire de demander mon omission du Tableau de l’Ordre des avocats puisque je n’exerce aucune activité qui serait incompatible avec le port du titre d’avocat. Je dois, une fois de plus, rappeler que l’ordonnance qui m’enlève le droit de pratiquer ma profession ne se réfère pas au Tableau des avocats. Dans ces conditions, il m’est impossible de demander mon omission du Tableau sans trahir mon serment et mon sentiment de l’honneur. Le Conseil de l’Ordre doit donc décider si je mérite que mon nom soit radié du Tableau. L’exclusion et la radiation sont en effet des peines disciplinaires, qui ne sont possibles que dans des cas graves. Il ne peut être question d’une “radiation administrative”, d’après l’expression employée par Monsieur le Bâtonnier. La jurisprudence est unanime : l’exclusion du Tableau de l’Ordre est une radiation expresse, que ce soit dans le cas d’une peine disciplinaire, ou dans un 4 Voir L. Saerens, Vreemdelingen…, op. cit., pp. 578-579. 189 des cas d’incompatibilité prévus dans l’article 18 du décret du 18 décembre 1810 [...] Les membres du Conseil de discipline doivent, en âme et conscience, décider s’ils trouvent convenable, de leur propre initiative, d’aggraver une situation qui me parait suffisamment pénible. »5 Aucune réponse n’est accordée à cette note mais, en sa séance du 9 juin 1941, le maintien des avocats visés par l’ordonnance est décidé à la majorité par le Conseil de l’Ordre, ce qui provoque de vives protestations non seulement dans la presse d’extrême droite, mais même au sein de la rédaction d’un hebdomadaire d’information juridique censé éloigné de toute politique, Het Juristenblad. Ce journal exige l’exclusion immédiate des avocats juifs et stigmatise l’attitude antinationale des membres du Conseil de l’Ordre. Le 3 juillet 1941, celui-ci tient une nouvelle séance et, à l’unanimité cette fois, décide que les avocats inscrits au registre des Juifs ou appartenant à la communauté juive ou pour lesquels un doute existe quant à leur origine juive, seront exclus du Tableau de l’Ordre et de la liste des stagiaires. Régine Karlin, épouse Orfinger, figure parmi les dix-sept avocats nommément désignés. Quant aux avocats du Conseil de l’Ordre présents lors du vote en faveur de cette décision, on trouve, entre autres, parmi eux Me Van der Donckt, associé au cabinet où collabore Régine Orfinger. « Je continuai à travailler et mon patron me paya de la main à la main… Il y eut une première dénonciation quand j’étais le conseil de la Ville d’Anvers. Quand j’intervins auprès des organisations juives afin qu’elles détruisent les archives me concernant, je me vis opposer un refus : “Comment ! Êtes-vous honteuse d’être juive ?” Ensuite – c’était en mars 1941 – j’ai été invitée à dîner. Le but de cette invitation était bien précis : que je demande mon omission du Tableau de l’Ordre. J’ai évidemment refusé. Je fus alors convoquée à me présenter, le 28 avril, devant le Conseil de l’Ordre, et ce en même temps que trois autres avocats également visés par les ordonnances allemandes, et je déposai une note motivée à laquelle jamais je ne reçus de réponse. En juillet 1941, je fus exclue du barreau et restai à Anvers jusqu’en 1942. » 5 Documents de Régine Orfinger-Karlin concernant les avocats juifs au barreau d’Anvers, « Nota », CEGES, AA 754. Traduit du néerlandais. 190 Malgré la position officielle du barreau anversois, elle décide de persévérer au cabinet Grijspeerdt. Parallèlement, elle participe à l’évacuation d’enfants juifs. Son refus de l’oppression grandissante l’amène dans ce contexte à multiplier les actes périlleux, comme de rencontrer Erich Holm, le chef de la Gestapo anversoise. Elle offre ses services à l’Ezra – une institution juive qui existait déjà avant la Première Guerre mondiale et dont son père assure la vice-présidence depuis 1906 – au sein de laquelle elle aide les réfugiés juifs sans papiers ni autorisation de séjour. Lorsque l’Association des Juifs en Belgique (AJB) s’installe dans les locaux de l’Ezra, Régine Orfinger va, à contre-cœur, leur remettre les clefs de la maison et refuse l’offre qui lui est faite d’y collaborer en ces termes : « Moi, je travaille contre les Allemands et je vous dis m… ! » La lutte clandestine Le mari de Régine, Lucien Orfinger, est un résistant de la première heure. C’est un ami intime de Jean Guillissen, appartenant comme lui à la promotion 1936 de l’École polytechnique de l’Université libre de Bruxelles. Il entre dans la lutte armée clandestine contre l’occupant nazi, au sein de ce qui va vite devenir les Partisans armés, mouvement se structurant sous l’impulsion et le contrôle du Parti communiste. En 1941, il quitte son domicile anversois et, avec son beau-frère Maurice Karlin, s’installe à Bruxelles chez ses propres parents. « Dès les premiers mois de 1941, j’achetai des kilos de chlorate de potassium afin de leur permettre de fabriquer des bombes. Lorsque Lucien partit pour Bruxelles, je continuai à assurer leur approvisionnement et leur apportai, en train, la marchandise. » Lorsque Régine Orfinger arrive à son tour à Bruxelles en mai 1942, elle se voit assigner la fonction de courrier, notamment de Jean Bastien, un dirigeant de la Résistance, qui la connaît du barreau, lorsque avant-guerre elle venait plaider dans la capitale6. Elle livre donc des messages, des armes. Puis c’est le drame : nous sommes en mai 1943. « Notre fils aîné, Henri, avait trois ans, lorsque Lucien, sous une fausse identité, fut ar6 J. Gotovitch, Du rouge…, op. cit., p. 474. 191 rêté. C’était en rue, le 19 ou le 21 mai. Il y avait des explosifs, ainsi qu’un manuel explicatif, sur son vélo. En juillet, pendant son incarcération à Breendonk, il m’a écrit deux lettres. Il y parlait de la joie et de la signification de la vie, car il avait appris que j’attendais notre deuxième enfant. Cette naissance prolongeait, en quelque sorte, son idéal ; il fallait continuer à vivre au moment où on avait peur de la mort… Ces lettres me furent remises par un soldat allemand à qui je donnai un kilo de café, dont coût 1.700 francs, ce qui représentait pour lui plus d’un mois de pécule. Ce soldat se fit prendre et fut envoyé sur le front russe. Quant à mon mari, il se fit battre comme plâtre et eut à subir le cachot. » Une fois la véritable identité de Lucien Orfinger dévoilée sur dénonciation, il est déplacé dans l’enceinte réservée aux Juifs et fusillé comme otage à Breendonk fin février 1944. Convaincue de la responsabilité personnelle de Pierre Nothomb en dépit des dénégations de celui-ci, elle n’est pas intervenue dans son procès après guerre car, « veuve avec deux enfants, [elle avait] d’autres problèmes à régler »7. « C’est par le journal Le Soir que j’ai appris la mort de Lucien. Mon fils cadet n’a jamais connu son père. Jean Fonteyne disait que c’était une joie pour tous les prisonniers, en plus du père, d’apprendre la naissance d’un enfant. » Au péril de sa vie, Régine Orfinger, enceinte, poursuit le combat et cache des armes sous ses rondeurs que dessine la vie naissante. Sous un faux nom, Régine Orfinger accouche en novembre 1943 de son second fils, Pierre, lequel est déclaré sous sa véritable identité. Les infirmiers s’exclament qu’ils n’ont jamais vu d’enfant sans mère, mais de père déclaré. Tant il est vrai que Régine Orfinger est de taille à renverser l’adage « mater semper certa est »… Ensuite, Régine Orfinger déménage dans le Namurois, où elle continue ses activités de résistance sous les ordres d’Émile Altorfer8. Elle sillonne à vélo les routes de campagne, organise sabotages, fabrication de faux papiers et, lorsque Altorfer est à son tour assassiné en juin 1944, 7 8 Ibid., pp. 551-552. Voir notamment Ibid., p. 469. 192 elle reprend la direction du groupe de Namur et continue ses activités de courrier et de sabotage jusqu’à la fin de la guerre9. Les combats d’après-guerre Le 25 septembre 1944, Régine Orfinger reçoit notification d’une décision prise à l’unanimité par le Conseil de l’Ordre des avocats du barreau d’Anvers, aux termes de laquelle celui-ci a décidé la réinscription de tous les avocats juifs d’Anvers survivants exclus en juillet 1941 à leur rang d’ancienneté au Tableau ou à la liste des stagiaires : « Vu la décision du Conseil de l’Ordre du 3 juillet 1941 par laquelle, en application de l’ordonnance du 26 [sic] octobre 1940 émanant du pouvoir occupant, imposée au barreau d’Anvers par l’insistance des autorités allemandes, les confrères israélites ont été omis du Tableau de l’Ordre ou de la liste des stagiaires ; Considérant que cette décision a été imposée au barreau malgré les efforts faits pour tempérer le caractère haïssable de cette mesure ; Considérant que par la libération de la ville, ni les confrères israélites, ni le Conseil ne sont encore sous la contrainte de l’administration militaire allemande ; qu’il convient, donc, comme toute première mesure, de rendre l’entièreté de leurs droits aux confrères qui ont été touchés par l’ordonnance ; Par ces motifs, le Conseil de l’Ordre, à l’unanimité des voix, annule la décision du 3 juillet 1941 ; Exprime sa sympathie aux confrères qui ont été touchés par cette mesure et décide que ceux-ci sont d’office réinscrits soit au Tableau, soit sur la liste des stagiaires sous le numéro qu’ils avaient précédemment10. » Régine Orfinger refuse de donner suite à cette “magnanimité” repentante et s’inscrit au barreau de Bruxelles, dont l’attitude à l’égard tant des autorités occupantes que des ordonnances allemandes 9 Dossier personnel Régine Orfinger, dossier personnel, HRG-A/N Archives (Défense nationale) ; dossier personnel CARCOB, 2438 ; documents Régine Orfinger concernant la Résistance, CEGES, AA 810 ; M. Steinberg, L’étoile et le fusil III. La traque des Juifs, 1942-1944, vol. 2, Bruxelles, 1986, pp. 128 et 155. 10 Beslissing van den Raad der Orde van Advocaten der Balie van Antwerpen in dato 11 september 1944, CEGES, AA 754. Traduit du néerlandais. 193 d’octobre 1940 avait été nettement opposée à celle de son homologue anversois11. La résistance de Régine Orfinger, même si elle avait pris fin avec la guerre, aurait déjà mérité estime et reconnaissance. C’est bien mal la connaître que d’imaginer que le retour de la paix la démobiliserait. En effet, parfaite bilingue – et même polyglotte, puisqu’elle maîtrise l’anglais et le russe, outre le français et le néerlandais –, Régine Orfinger, dans ce Palais de Justice bruxellois qu’elle affectionne, entame une brillante carrière d’avocat empreinte, pour les causes qu’elle estime justes, d’un militantisme dont elle ne se départira jamais. La résistance, pour elle, se décline à l’endroit de tous les racismes, qu’ils visent le Juif, l’Arabe ou le Gitan, et de toutes les inégalités, qu’elles frappent des femmes ou des indigents. Cela commence avec son implication au ministère belge du Rapatriement et, par ailleurs, à l’Aide aux Israélites Victimes de la Guerre (AIVG), devenu aujourd’hui le Service social juif12. Régine Orfinger y apporte son concours en veillant à la récupération des enfants juifs cachés dans des institutions chrétiennes, en plaidant les “réparations” de guerre en faveur des victimes juives de la barbarie nazie ou pour la naturalisation d’enfants juifs étrangers et orphelins13. À l’AIVG, Régine Orfinger travaille avec Karl Zeilinger ainsi qu’avec des assistantes de l’American Jewish Joint Distribution Committee, principal soutien financier de l’institution. Il lui arrive d’estimer qu’il vaudrait mieux, pour certains enfants, rester dans leur famille adoptive. Elle défend corps et âme la position de l’AIVG et permet ainsi à nombre d’orphelins de retrouver un parent ou un environnement juif. Ce travail l’a fort marquée : « Les dossiers des enfants étaient très émouvants. Car on ne jouait pas avec le droit, ce n’étaient 11 Pour l’attitude du barreau de Bruxelles face aux ordonnances allemandes : M. Steinberg, L’étoile et le fusil 1. La question juive 1940-1942, Bruxelles, 1983, pp. 113-116 ; Id., Un pays occupé et ses Juifs. Belgique entre France et Pays-Bas, Bruxelles, 1998 ; J. Wiener-Henrion, Le barreau francophone sous l’occupation nazie, inédit. 12 Sur l’AIVG : C. Massange, Bâtir le lendemain. L’Aide aux Israélites Victimes de la Guerre et le Service Social Juif de 1944 à nos jours, Bruxelles, 2002. 13 Voir V. Vandendaele, « Tot wie behoort de ziel van het kind ? De herintegratie van de kinderen in de joodse gemeenschap na de Tweede Wereldoorlog », dans Cahiers d’histoire du temps présent, n° 13, 2004, à paraître. 194 guère des cas qu’on “résolvait”. C’était avant tout avec nos tripes que nous étions engagés. » Les rescapés des camps sont aussi l’objet de toute son attention. Pour ceux d’entre eux qui ne vivaient pas en Belgique avant la guerre (les “transitaires”), elle s’efforce d’obtenir des conditions de séjour conformes à la loi14. Soutenu financièrement par le Joint et avec l’aide du gouvernement belge, son travail est couronné de nombreux succès. Régine Orfinger s’investit également dans l’UNWRA (en français : Office de secours et de travaux des Nations-Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), puis contribue en 1954, avec Georges Aronstein, Henri Rolin et Jules Wolf, à la refondation de la Ligue belge des Droits de l’Homme15. Elle sera successivement membre de son Comité central, de son Conseil d’administration et, en mars 1996, sa présidente d’honneur. Elle défend aussi inlassablement la cause des femmes. On la voit à la tête des revendications de 1966, lorsqu’elle crée un comité “À travail égal, salaire égal” à l’occasion d’une importante grève des “femmesmachines” de la fabrique nationale d’armes d’Herstal. Aux côtés du docteur Willy Peers (1973), elle milite pour la dépénalisation de l’avortement, ce qui la conduit bien vite à plaider nombre de dossiers liés à cette cause (et notamment dans l’affaire Hubinon). Elle participe aussi, dans les années 80, à la création de la Maison des Femmes. Régine Orfinger collabore longtemps avec son confrère Jules Wolf. Prononçant l’éloge funèbre de ce dernier, en mars 1987, le bâtonnier Wolters cite une lettre adressée par Jules Wolf : « Ma chère Régine […], j’annexe à la présente un article sur la grossesse chez l’homme, ce qui est de nature à éliminer enfin définitivement la discrimination dont je vous ai parlé… » La vocation de résistante de cette grande humaniste ne se limite pas au féminisme : elle plaide souvent pour le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie (MRAX) et, comme l’accès à 14 Sur les réfugiés juifs, voir F. Caestecker, Vluchtelingenbeleid in de naoorlogse periode, Brussel, VUB Press, 1992 ; Id., « Holocaust Survivors in Belgium 1944-1949 – Belgian Refugee Policy and the Tragedy of the Endlösung », dans Tel Aviver Jahrbuch für deutsche Geschichte, XXVII, 1998, pp. 353-381. 15 Sur Georges Aronstein, voir J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique…, op. cit., pp. 33-34 ; sur Jules Wolf, Ibid., p. 365. 195 la justice pour tous fait aussi partie de ses combats, participe à la création du Syndicat des Avocats pour la Démocratie, qui succède à un collectif d’avocats de gauche. En 2000, au crépuscule d’une existence exempte de préjugés ou d’attitudes sectaires qui lui vaut aussi d’être, dans l’ombre, co-auteur d’une loi belge contre le racisme, Régine Orfinger se soucie encore et toujours de l’accueil des réfugiés : « Cela me semble tellement évident qu’un pays riche comme le nôtre doit être le plus hospitalier possible envers les personnes qui souffrent en raison de leurs opinions politiques. Mais qu’importe, finalement, les raisons politiques ou économiques qui les amènent ici : c’est une distinction hypocrite, mal pensée. Notre pays ne fait pas assez pour les réfugiés. Le principe de l’expulsion est honteux, indigne d’une démocratie. Il faut le combattre sans relâche. » Conseillère et avocate consultée régulièrement par le Service social juif, Régine Orfinger n’hésite pas, tout au long de son existence, à se déclarer “antisioniste”, à se lier d’amitié avec des militants palestiniens et à défendre la veuve de Naïm Khader, le représentant en Belgique de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), assassiné le 1er juin 1981. Et jusqu’à l’approche de ses 90 ans, elle participe aux réunions du conseil d’administration de la Ligue des Droits de l’Homme ou préside, de sa voix rocailleuse, la colonne « étrangers » du barreau de Bruxelles. Régine Karlin, épouse Orfinger, s’éteint à Bruxelles le 28 décembre 2002. C’était une femme optimiste de nature : persuadée qu’il y aurait toujours des jeunes pour défendre les idées de liberté et combattre les extrémismes, elle a donné son nom au Prix de la Ligue belge des Droits de l’Homme, dont Nabela Benaïssa, sœur aînée de la petite Loubna assassinée, a été la première bénéficiaire. Un symbole d’infiniment humain… 196 Sources Interviews Entretiens avec l’auteur, avril 1997 ; entretiens avec José Gotovitch, 1973, 1974, CEGES ; André Dartevelle – Henri Orfinger, À mon père résistant – Mémoires de résistance. 1ère partie : Le deuil et la trahison , documentaire RTBF, 1995 ; entretien pour le Centre national des hautes Études juives (CNHEJ), s. d. Divers « Justice et Barbarie 1940-1944 », dans Juger, n° 6-7, 1994, pp. 3741 ; V. Teitelbaum, « Régine Orfinger : la justice et le cœur », dans 50 ans du Service Social Juif, 1994 ; notes manuscrites d’Henri Orfinger datées du 9 décembre 1998 ; Chr. Schoune, « Régine Orfinger : le temps de la nouvelle résistance », dans Le Soir 2000, n° 23, supplément au Soir du 9 juin 1999, p. 4 ; A. Grauwels, « Régine Orfinger, avocate rebelle », dans Points critiques, n° 64, janvier 2001, p. 54 ; G.-H. Beauthier, « Les deuils judiciaires. Régine Orfinger, de toujours », dans Le Journal des Tribunaux, n° 6084, 8 février 2003, p. 122 ; M. Vandemeulebroucke, « Régine Orfinger est décédée », dans Le Soir, 2 janvier 2003, p. 4 ; « Régine Orfinger-Karlin », Éloge des avocats décédés au cours de l’année judiciaire 2002-2003, discours prononcé par le bâtonnier Jean Cruyplants le 17 mars 2004, dans Lettre du Barreau, n° 3, 2004, p. 206. Régine Karlin-Orfinger est notamment l’auteur de – « L’abbé Pierre a-t-il quelque chose à nous apprendre ? », dans La Centrale, n° 12, 1956, p. 4. – « Une affaire Finaly belge », dans La Revue Nouvelle, XXVI-7, 1957, pp. 76-85. 197 L’une des premières femmes inscrites au barreau d’Anvers. © Collection privée 198 Régine Karlin-Orfinger (1911-2002). © Collection privée 199 Une infatigable militante des Droits de l’Homme. © Collection privée 200 Les mappoth de la communauté juive d’Arlon : un patrimoine textile méconnu Philippe Pierret En 1991, Roger Jacob, président de la communauté juive d’Arlon, et Jean-Claude Jacob, ministre officiant, confiaient, en dépôt, au Musée juif de Belgique un lot constitué de quarante-cinq langes de circoncision, communément appelés mappoth. Ces textiles encore méconnus venaient enrichir les collections du Musée, constituant avec le rideau de l’arche sainte – confectionné en 1875-76 par la société de bienfaisance Les Dames Israélites – les quelques rares pièces encore existantes de la communauté juive d’Arlon. L’histoire de la communauté, à la fois urbaine et contadine, proche en bien des aspects des communautés voisines du grand-duché de Luxembourg et de la Moselle française, n’a pas encore à ce jour fait l’objet d’une publication. C’est pourquoi ces langes de circoncision, véritables “documents d’état civil”, suscitent notre intérêt en tant qu’objets cultuels d’une part, mais aussi en tant qu’archives1. Si Jean Stengers et, plus récemment, Jean-Marie Yante ont contribué à nous faire connaître les passages et établissements des Juifs dans le Luxembourg durant la période médiévale, Emile Tandel, Emile Krier, JeanMarie Triffaux, Jean-Philippe Schreiber, nous-même et bien d’autres, ont traité, de manière inégale, différents aspects de la communauté aux XIXe et XXe siècles2. Le mémoire de licence inédit d’Angélique Burnotte, présenté à l’université de Liège sous la direction du professeur Balace, constitue à ce jour l’étude la plus aboutie sur l’histoire de la communauté juive d’Arlon au XIXe siècle. Celle-ci a eu l’occasion de travailler sur un nombre non négligeable de sources, sans pour autant avoir la possibili1 Nous empruntons l’expression « documents d’état civil » à F. Raphaël, R. Weyl, Juifs en Alsace. Culture, société, histoire, Toulouse, 1977, p. 183. 2 Pour plus de facilité, nous renvoyons le lecteur en dernière page à une bibliographie, non exhaustive, sur la communauté juive d’Arlon. 201 té d’épuiser les différents fonds d’archives antérieures et postérieures à l’établissement des services de l’état civil, étant donné les contraintes d’une recherche circonstancielle. C’est pourquoi nombre de sources concernant les années antérieures à l’établissement du “premier” Juif installé à Arlon en 1808 sous le régime français n’ont pas encore été dépouillées ni répertoriées. Pourtant, au sein du dépôt d’archives arlonais, en particulier grâce à l’aide de M. Pierre Hannick, son conservateur, il nous fut permis de découvrir que quelques familles choisirent de résider, dès la fin du XVIIIe siècle, dans les villages situés en périphérie ou dans la région comprise dans le périmètre des trois frontières3. La publication des résultats de l’inventaire du cimetière juif d’Arlon fera donc état, à la fois de la présence juive dans ces différentes localités ignorées jusqu’ici, et aussi des métiers pratiqués dans les villages “satellites” de la ville d’Arlon. Nous pouvons à ce propos insister d’emblée sur la grande diversité des activités professionnelles répertoriées sur un peu plus d’un siècle – pas moins de quarante-cinq métiers ! –, contrairement à la plupart des allégations faites jusqu’à ce jour, cantonnant les Juifs d’Arlon dans le colportage et la vente de bestiaux. Ainsi, à côté des villages bien connus d’Ahus, d’Attert, d’Aubange, de Habay-la-Vieille, de Habay-la-Neuve, de Messancy cités dans la plupart des travaux, devons nous aujourd’hui ajouter ceux de Frassem, d’Heinsch, de Léglise, de Nothomb, de Musson, de Rulles, de Stockem, de Tintigny et bien d’autres qui, dès le début du XIXe siècle, accueillirent des familles juives. La population juive pratiquaient en milieu rural, tout comme leurs voisins, les métiers d’aubergiste, cabaretier, restaurateur, cordonnier, boulanger, boucher, cultivateur ou maçon4. 3 En date du 30 août 1788, Jacop (sic) Bonne, originaire de Waldwisse en Lorraine, souhaite « s’établir avec autant de domestiques que son commerce l’exigera (…) » à Cobreville, près de Bastogne. Cf. AGR, arrondissement de Bastogne. Nous sommes redevable de cette information et de bien d’autres à M. Pierre Hannick, chef de section des Archives générales du Royaume à Arlon. 4 Il semble qu’une étude toponymique des lieux-dits concernant la présence des Juifs dans l’ensemble de la province de Luxembourg n’ait jamais été réalisée. Pourtant les archives communales du village d’Orgéo mentionnent bien, dans un acte notarié, la présence d’un « cimetière des juifs ». À Heinsch, faubourg d’Arlon, il s’agit du « pré aux Juifs » ou « judenvies » en patois local, d’environ trente-six ares, comme nous l’avons trouvé dans un acte de propriété notarié de 202 Pour ce qui concerne les traces matérielles et autres vestiges architecturaux de cette communauté constituée sous le Régime français, il ne nous reste guère plus que la belle synagogue de style mosan, édifiée dans la seconde moitié du XIXe siècle, et un carré juif ancien, enclavé dans le nouveau cimetière communal de la ville, dont la plus ancienne sépulture ne remonte qu’à 18565. Les collections du Musée juif de Belgique recèlent bien quelques photographies et autres documents d’archives, mais en nombre fort restreint. Citons à titre non exhaustif le Règlement de la communauté israélite d’Arlon offert par le Consistoire central israélite de Belgique, la photographie de Jacob Paquin (18841960), marchand de bestiaux, posant vers 1914 devant une de ses bêtes primée, ou encore de la correspondance provenant du ministre officiant Abraham Oungre (Hellimer, 1849 – Paris, 1921) et de son successeur Lucien Behr (Neuwiller, 1869 – 1943), déporté et assassiné à Auschwitz par l’Allemagne nazie6. Des traces de la présence et de la vie juive à Arlon pour la période étudiée sont malgré tout conservées en grande partie dans le dépôt arlonais cité supra, mais aussi dans les archives municipales de la ville d’Arlon. Ces sources feront l’objet d’une description précise dans notre futur rapport d’inventaire, étant donné le caractère inédit de ces informations. Les textiles de circoncision que nous nous proposons d’étudier ici, dont le plus ancien remonte à 1816, constituent aujourd’hui une source d’information prépondérante pour l’étude d’une communauté encore peu connue. Il faut souligner à ce propos que l’onomastique de ces familles juives installées en région de langue germanique se confond aisément avec celle des familles chrétiennes. Ainsi, comme principaux noms de famille portés à Arlon par des familles notre famille. Cf. Acte du notaire Albert Tesch, Arlon, n° 7013, 25.04.1904. Archives privées de la famille Pierret-Muller. 5 Construite en 1865 par par l’architecte de la Province André Jamot, la synagogue a été inaugurée, en grandes pompes le 16.12.1866, par le grand-rabbin de Belgique Élie Aristide Astruc, entouré de nombreux notables de la communauté et de la Ville. Cf. L’Écho du Luxembourg, 16.12.1866. p.1. 6 Abraham Oungre (Hellimer, (Alsace) 1849 – Paris, 1921) fut ministre officiant de la communauté d’Arlon durant quarante-six ans. Professeur à l’École moyenne, aumônier des prisons, sa sépulture, impressionnante par sa taille et la qualité des matériaux, a été érigée par souscription par les membres de la communauté en témoignage de reconnaissance « pour sa science, sa piété et sa dignité », selon les termes mêmes de son épitaphe. 203 chrétiennes et qui se retrouvent dans l’onomastique juive, citons les familles Behr, Block, David, Franck, Fürst, Goetz, Jonas, Joseph, Kahn, Marx, Michel, Samson, Lang, Moïse, Meyer, Philipps, Ruth, Rodesh, Simon, Salmon, Salomon, Schreiber, Straus, Tedesco, Tobias, Wolff. Sans parler des erreurs de graphie qui déforment Barnich en Baruch, Heyman en Heyem, Leroy en Lévy7. Identification des mappoth : l’épigraphie funéraire au regard des archives Les travaux d’inventaire du cimetière juif d’Arlon entrepris au printemps 2002 ont débouché sur une recherche menée dans les registres de l’état civil et dans les différents fonds d’archives provinciales, communales et communautaires8. Ces consultations systématiques des différents fonds nous permettent aujourd’hui d’identifier plus précisément les récipiendaires de ces singuliers textiles cultuels. Après avoir réalisé la collecte des épitaphes, qui s’échelonnent de 1856 à 1918, nous avons procédé à la réconciliation des différents actes de naissance, mariage et décès des différents membres de la communauté arlonaise inhumés dans le “carré juif”. Pour ce qui concerne les inhumations antérieures à l’ouverture du cimetière en 1856, une quarantaine de décès ont pu être répertoriés. Nous savons par ailleurs par un courrier du président de la communauté Lazard Sichel que le lieu de ces inhumations antérieures pourrait être situé dans l’ancien cimetière juif de Luxembourg, et plus anciennement encore (avant 1806) de Freudenbourg (Allemagne), pe- 7 Mentionnons à cet égard que Philippe Kahn, juge au tribunal d’Arlon au XIXe siècle n’est pas d’origine juive comme certains auteurs l’ont affirmé. Philippe est le fils de Michel Kahn et Catherine Kraf , né et et baptisé à Grevenmacher en 1792. Le mot kahn, en allemand, est un synonyme de schiff, petite embarcation légère, ne correspondant pas systématiquement au cohen des régions germanophones. 8 Ces travaux d’inventaire, qui ont en réalité débuté en 1996 par un relevé systématique des sépultures, ont fait l’objet d’un compte rendu succinct dans Philippe Pierret, « Le carré juif d’Arlon du XIXe siècle », dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 3, 2001, pp. 113124. Nous sommes heureux de pouvoir remercier ici madame Françoise Dupuis, ministre chargée de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui nous a permis de reprendre cette mission à Arlon en 2003, en tant que chercheur de l’Institut d’Étude du Judaïsme à Bruxelles. 204 tite bourgade de l’électorat de Trêves, non loin de Saarbourg et à 13 kilomètres environ de Luxembourg9. D’un point de vue chronologique, nous nous trouvons en présence d’un hiatus de taille, peut-être dû aux naissances qui eurent lieu extra muros. Si l’étude des mappoth arlonaises est de loin antérieure à la périodisation du cimetière, la plus ancienne mappah que nous soyons parvenu à identifier étant celle de Hayem Fribourg, né à Arlon le 18 Heshvan 577, l’an 1816 du calendrier civil, nous ne disposons pas jusqu’à ce jour des mappoth de trois enfants nés avant 1816. Sur les quarante-cinq mappoth du dépôt, onze seulement ont donc pu être identifiées et attribuées à des enfants nés à Arlon. C’est en grande partie grâce au recoupement des actes de naissance, de mariage et de sépulture qu’il nous a été donné de connaître l’identité exacte des récipiendaires. Tout comme les manuscrits sur parchemin ou les pierres tombales anciennes, les mappoth méritent d’être considérées à la fois comme des objets d’art et comme de véritables archives, venant enrichir les sources de l’histoire des mentalités. Le lange de circoncision : la mappah ou le Torah-wimpel La mappah a une origine complexe, étant donné ses références à la tradition savante et ses emprunts répétés à l’art populaire, ce qui en fait souvent l’objet le moins connu de la tradition juive. Ainsi faut-il se rappeler que le mot provient du latin et sera utilisé par les auteurs de l’époque comme équivalent de nappe, serviette, ou mouchoir. Le mot apparaît dans la littérature rabbinique tardive et se rapporte alors à différents textiles : étendard ou autre morceau d’étoffe. Ce n’est qu’à partir du XVIe siècle que l’usage de la mappah, comme bande de tissu 9 Lettre de Lazard Sichel au ministre de l’Intérieur du 12.11.1855. AGR Arlon, Liasse « cimetière ». Cette information est reprise dans Émile Ouverleaux, Notes et documents sur les Juifs de Belgique sous l’Ancien Régime, Paris, 1885, p. 22. Sur Frendeunburg et son ancien cimetière, voir Philippe Pierret, Mémoires, mentalités religieuses, art funéraire : la partie juive du cimetière du Dieweg à Bruxelles, (1845-1945), thèse de doctorat, Ve section de l’EPHE, Paris, 2002, t. 1, p. 12, et M., D. Fischer, M. Strehlen, Ein Edler Stein Sei Sein Baldachin. Jüdische Friedhöfe in RheinlandPfalz, s.l., 1996, pp. 217-223. 205 enroulée autour de la Torah pour la maintenir fermée, sera confirmé10. Cette pratique concerne principalement la sphère de culture ashkénaze, en particulier l’Alsace, la Lorraine, l’Allemagne (Torah-wimpel) et l’Europe centrale. La plus ancienne des mappoth est allemande ; elle a été retrouvée à Worms et date de 157011. La mappah est au départ un “ lange” de lin ou de coton sur lequel est déposé l’enfant durant la brith milah, la cérémonie de circoncision. Elle est découpée en plusieurs morceaux et cousu de manière à donner une bande de tissu de 300 cm de long sur 15 cm de large, sur laquelle on fera figurer plus tard la formule hébraïque d’usage. Ces mappoth en lin ou en coton, sont peintes à la main ou brodées par un scribe, le plus souvent embellies de différentes décorations et symboles. De belles lettres carrées hébraïques reprennent un phrasé traditionnel correspondant à la formule de bénédiction prononcée lors de la circoncision. Après le travail du scribe – dont les techniques d’écriture rappellent mutatis mutandis celles des manuscrits enluminés du Moyen Âge –, c’est au sein de la famille que la réalisation des décorations et autres symboles sera assurée par la mère et les sœurs. Les plus anciens langes de circoncision sont brodés manuellement. Il faudra attendre la première moitié du XIXe siècle pour trouver des langes peints à la gouache. Les usages précis de la confection et de la remise de la mappah à la synagogue varient considérablement selon les communautés. Ainsi le minhagbuch de Fulda (XVIIe siècle) nous relate-t-il que c’est après quatre semaines environ que le père, après avoir été appelé à la lecture de la Torah, fait apporter la mappah, qui est déposée sur le pupitre de lecture et constitue le don de l’enfant12. Par contre, dans la région de Francfort-sur-le-Main, quelque cent ans plus tard, la mappah ne “fait son entrée” à la synagogue qu’un an après la naissance. De nos jours, on a l’habitude d’attendre le troisième anniversaire de l’enfant pour qu’il apporte lui-même sa mappah le premier samedi suivant la date anniversaire. 10 L’obligation de tenir les rouleaux de la Torah fermés lorsqu’elle est rangée figure déjà dans le Talmud de Jérusalem aux traités Megila 1, 71d et Eruvin 10, 26b. 11 F. Raphaël, R. Weyl, op. cit., p. 185. 12 F. Raphaël, R. Weyl, op. cit., p. 183. 206 Espaces épigraphiques, généalogiques et artistiques des mappoth Mappah de Hayem Fribourg, Arlon, 1816 Traduction : « [...] fils de Sabetaï Lévi – qu'il vive longtemps ! – né sous une bonne étoile le 7e jour, le Sabbat de sainteté 18 Heschvan 577 du petit comput. Il grandira dans la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions. A(men), s(elah) ». Mappah (n° 00387.04 –MJB) Hayem est né le 9 novembre 1816 à Arlon. Il est fils de Schafften Fribourg, marchand colporteur (1782-1864, originaire de Sierk en Moselle. La mère de Hayem s’appelait Caroline Raphaël, mais apparaît sur d’autres actes et dans l’épitaphe de sa sépulture comme Gothon Mendel (1789-1875), née à Mister (Mertert or Merzig), cercle de Trêves. Heyem, ou Hay(e)m Lévi, comme il signera les actes de mariage et de naissance de ses neveux, fut négociant en grains13. Son épouse Breindele Lévy, née à Waldwisse en 1820, est décédée en 1868, soit trois ans avant lui. Le couple ne semble pas avoir eu d’enfant. 13 Il était le frère aîné de Michel Fribourg (Arlon, 1824 – ibidem, 1900), qui deviendra un prospère négociant en grains, mais aussi le président de la communauté juive d’Arlon de 1878 à sa mort. 207 Bien qu’elle ait été écrite et décorée à l’encre indélébile, la mappah de Hayem est très délavée, comme décolorée par l’effet des rayons du soleil, ce qui nous fait poser la question de l’entreposage de ce lange, qui ne se trouvait probablement pas dans une geniza (remise pour objets du culte) ou dans un grenier, comme c’est le cas des autres textiles de circoncision de la communauté. La technique de l’encre indélébile composée de sulfate de fer, de cuivre et de noix de galle, riche en tanin, est une des plus anciennes techniques d’écriture sur textile, utilisée par ailleurs pour les rouleaux de la Torah14. Malgré son état de dégradation, on peut encore distinguer deux lions rampants portant comme une couronne de la Tora l’acronyme de l’expression – Qu’il vive de bonnes longues années ! – situé entre les mots « Lévi » et « nolad ». Hormis la faute de graphie dans le prénom de Sabetaï, non seulement orthographié selon la prononciation yiddishisante du patois local, mais qui se termine par un hé à la place d’un yod, on note ici nombre d’artifices propres à ce genre épigraphique : rashei tevoth, abréviations pour gain de place, datation selon le calendrier religieux en référence au petit comput et formulation des souhaits émis lors de la cérémonie de circoncision, prononcés par l’assistance après la bénédiction du père15. 14 F. Raphaël, R. Weyl, op. cit., p. 185. « De même qu’il est entré dans l’Alliance, puisse t-il grandir pour la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions, Amen selah ». 15 208 Mappah de Salomon Sichel, Arlon, 1819 Traduction : « Salomon, fils de Haïm, né sous une bonne étoile le dimanche 13 Teveth 579. Que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions ». Mappah (n° 0387.05 – MJB) Né le 9 janvier 1819, Salomon est le fils de Hayem Sichel (1774 1859) et Thérèse Kahn / Cahen (1786-1851), originaire de Freudenburg en Allemagne, petite bourgade de l’électorat de Trêves, non loin de Luxembourg. Salomon ne connut pas une longue existence : il décéda à Arlon le 1er mars 1851, à l’âge de 32 ans. Ce lange de circoncision, délicatement brodé de fils de coton multicolores pour son inscription, est très endommagé. Le lin est, par endroits, criblé de traces de brûlures et d’humidité. Il présente une symbolique et une ornementation de style naïf, mais conformes à la tradition de faire figurer les rouleaux de la Torah et le dais nuptial pour illustrer la formule d’usage : « Que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions ». 209 Mappah de Michel Fribourg, Arlon, 1824 Traduction : « Surnommé Mendele Fribourg / Menahem, fils de Sabetaï Segal d’Arlon, né sous une bonne étoile le premier jour du mois de Teveth 585 du petit comput. Il grandira dans la Torah. Ceci est la Torah que Moïse prescrit aux enfants d’Israël, pour le dais nuptial – Voix d’allégresse et voix de joie, voix du fiancé et voix de la fiancée – et pour les bonnes actions / Fribourg ». Mappah (n° 00387.07 – MJB). Détail 210 Michel est le fils de Schafften Fribourg (1782 – 1864), le doyen de cette famille qui se rendra célèbre en Belgique et à l’étranger dans le commerce de grains. Il est le frère de Hayem, dont la mappah est décrite supra. Le mariage de Michel Fribourg, contracté en 1846 avec Julie Ber, nous apprend que son épouse est née à Haguenau en 1826 et qu’elle est la fille du chantre Théodore Ber, originaire de Toul, et de Sara Ochs. Julie décédera à Arlon en 1898, soit deux ans avant son mari. Ils eurent trois fils et deux filles. Georges (1862-1926) fut avocat, conseiller provincial libéral de la province du Luxembourg, avant de s’établir à Anvers. Paul (1855-1929) demeura négociant à Arlon. Eugène (1851-1920) est le maître-tanneur bien connu des Arlonais16. La mention du lieu de naissance est chose rare dans notre collection arlonaise. En l’occurrence, cette mappah nous confirme avec précision qu’il s’agit de la ville d’Arlon. Son aspect fruste et inachevé, comme l’indiquent l’excès et les taches de peinture, contraste avec le côté traditionnel de l’hébreu carré et de la signature du nom patronymique Fribourg en caractères hébraïques également. Ces mappoth ont parfois été qualifiées de manquées, car peintes ou brodées « maladroitement comme par des enfants »17. Du point de vue iconographique, on notera le poisson servant de hampe à la lettre kuf, ainsi que l’oiseau posé sur le sommet de la même lettre. Le poisson est généralement utilisé comme décoration pour un enfant né durant le mois d’Adar (février – mars), pour son signe zodiacal correspondant. Dans ce cas-ci, il doit plutôt s’agir d’un symbole de vie et de fécondité inspiré de Genèse 48, 16. 16 Voir le chapitre « La Vie arlonaise, Août 1913 » dans J.-M. Triffaux, Arlon à la Belle Époque, 1889-1914, t. 1, Arlon, 1997, p. 94. 17 F. Raphaël, R. Weyl, op. cit., p. 193. Sur quelques membres de la famille Fribourg, voir J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge XIXe-XXe siècle, Bruxelles, 2002, p. 116. 211 Mappah de Joseph Edmond Sichel, Arlon, 1839 Traduction : « Joseph, fils de David – qu'il vive longtemps ! –, né sous une bonne étoile le mercredi 2 Tishri 600. Que Dieu le fasse grandir pour la Torah – F(élicitations). Voici la Torah que Moïse prescrit aux enfants d’Israël – pour le dais nuptial – Voix d’allégresse et voix de joie, voix du fiancé et voix de la fiancée – et pour les bonnes actions. Amen, selah ». Mappah (n° 00387.10-MJB). Détail Joseph Edmond est le fils de David Lazard-Sichel, né à Hüttersdorf en Prusse (1801-1890), et Rosalie Sichel (1807-1867), originaire de Luxembourg. Nous ignorons s’il s’est marié et où il est décédé. Très finement brodée de fils de coton de différentes couleurs, cette mappah comporte de remarquables décorations, comme des motifs floraux ou encore une représentation du dais nuptial arborant un bel épigraphe biblique. La précision de certains détails retient toute notre at212 tention. Ainsi remarque-t-on la présence d’un lustre qui rappelle la lampe de Shabbat, thème familial s’il en est, ici suspendu au plafond de la huppa, schématiquement représentée entre les lettres mem et teth de mazel tov, signifiant « Félicitations ! ». Cet encouragement introduit la formule consacrée, elle-même tirée de Jérémie 7, 34. Contrairement à ce qui est généralement admis, la broderie appartient à une des plus anciennes techniques de confection des mappoth, antérieure de près de deux cents ans à la peinture18. Quant à la récurrente formule conclusive Amen selah, elle rappelle la façon de faire des épitaphes. Présente dès les premiers siècles de notre ère, la signification de ce terme n’est pas claire. Selon le Talmud (Eruvin 54a), le terme selah pourrait être traduit par « à jamais ». Il renvoie à l’eulogie du psalmiste : « Béni soit l’Éternel, le Dieu d’Israël, d’éternité en éternité, et que le peuple tout entier dise : Amen ! Alléluia ! » (Psaumes 106, 48), mais aussi aux lévites s’adressant au peuple entier : « [...] et tout le peuple dira : Amen ! » (12 fois) d’après (Deutéronome 27,14-26). Mappah de Jules Arthur Model, Arlon, 1843 Traduction : « Mardochée, fils de M(onsieur) Salomon, né sous une bonne étoile le mardi 23 Shevath 603 du petit comput. Que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial – voix d’allégresse et voix de joie, voix du fiancé et voix de la fiancée – et pour les bonnes actions. Amen selah. Arthur Joël Model / Jacob fils du haver, lettré dans la Torah, M(onsieur) Mardochée ». 18 P. Hidiroglou, Les rites de naissance dans le judaïsme, Paris, 1997, p. 145. 213 Mappah (n° 00387.11-MJB) Mardochée, dit Jules Arthur, est le fils de Salomon Model de Forbach (1812 – ?) et de Nanette / Minette Sichel (1813 – ?), originaire de Luxembourg. Il eurent deux autres enfants, Lucien (1844-1858) et Alice Florentine (1847 – ?). Il s’agit probablement d’une des mappoth les plus riches en détails ornementaux : motifs floraux et animaliers, visages humains, couronne et drapeaux belges sur le dais nuptial, signe d’allégeance des futurs époux au pays d’accueil. Sa facture très bigarrée souligne l’aspect artisanal et populaire, comme le démontre également la graphie de certaines lettres telles que le shin, dont les extrémités supérieures sont orientées vers la droite et non vers la gauche. Elle est la seule à comporter le prénom et nom de famille suivis de ceux du père. S’agit-il en l’occurence de l’auteur-rédacteur de la mappah ? Mappah de Jules Straus, Arlon, 1852 214 Traduction : « Kipour 613 du petit comput – que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions – Voici la Torah que Moïse prescrit aux enfants d'Israël – Voix d'allégresse et voix de joie, voix du fiancé et voix de la fiancée. » Mappah (n° 00387.16 - MJB) Jules est le petit fils de Moyse Hirsch, né à Mandel (Prusse) en 1790, et d’Elisabeth Cerf, née en 1793 à Lisdorf près de Saarlouis. Ils sont parmi les premiers à se marier à Arlon en 1817 (deuxième mariage recensé après celui de Felix Samuel et Esther Cerf en 1813). Leur premier enfant fut Adèle, née à Arlon en 1819. Le second, Joseph, né en 1824, le père de Jules, qui épousera Esther Jacobs. Le troisième sera Léon, né en 1822. Ensuite, viendra Jacob, né en 1824, et enfin Eve, en 1826. Cette mappah nous montre clairement comment procédait le scribe ou le lettré de la famille pour peindre de belles lettres carrées. En effet, des traces de crayons sous-jacentes sont encore visibles sur le textile, ainsi que toute une phrase qui n’a pas été peinte . On retrouve le motif de la lampe fixée au plafond de la huppa donnant à celle-ci un aspect familial rappelant le shabbat. 215 Mappah d’Alexandre Cerf, Arlon, 1854 Traduction : « Alexandre, fils d'Isaac, né sous une bonne étoile le mercredi 14 Tamouz 614 du petit comput. Que Dieu le fasse grandir pour la Torah – Voici la Torah que Moïse prescrit aux enfants d’Israël – pour le dais nuptial. Félicitations !, et pour les bonnes actions. Amen selah. » Mappah (n° 00387.18-MJB) Alexandre est le fils premier né d’Isaac Cerf, âgé de 26 ans, boucher de son état à Arlon, et de Pauline Israël, 22 ans, ménagère. Marié en 1852, Isaac est né à Buding, bien que ses parents soient déjà domiciliés à Arlon. Ces derniers provenaient comme nombre d’autres familles du village voisin de Metzervisse. Le deuxième enfant de ce couple sera Lazard, né en en 1856, et ensuite Clémence, née en 1856. Il s’agit d’une magnifique mappah, peinte, dont toutes les lettres sont finement détourées en rouge. Des motifs aussi variés que le bouton de rose, la branche de lauriers, viennent enjoliver les lettres hébraïques et le décor général. La très figurative représentation du cerf renvoie bien évidemment au nom de famille Cerf, parfois usité comme prénom – comme son correspondant Hirsch en pays de langue germa216 nique –, qui n’est autre que la traduction calque de Neftali, en référence à Genèse 49, 21 : « Neftali est une biche (ou cerf) qui s’élance ». Mappah d’Eugène Cerf, Arlon, 1854 Traduction : « Joseph, fils d'Abraham, né sous une bonne étoile le lundi 18 Eloul l'an 614 du petit comput. Que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions. Amen selah / du signe de la vierge ». Mappah (n° 00387.17-MJB) 217 Joseph, dit Eugène, est le fils d’Abraham Cerf, boucher (1824 – ?), et d’Henriette Joseph (1832 – ?). Marié en 1853. Issu d’une fratrie de dix enfants : Jérôme est né en 1856, Emile en 1858, Thérèse en 1859, Bertha en 1862, Adrien en 1864, Paul en 1866, Robert en 1868, Sylvain en 1870 et Ida Pauline en 1875. La mortalité infantile est encore bien présente, comme on le voit au sein de cette famille qui perdra Emile à l’âge d’un mois, Adrien à l’âge de deux ans, Robert à l’âge d’un an et demi et Paul à l’age de deux ans. Il ne figure que très rarement une représentation anthropomorphique sur les mappoth arlonaises. L’auteur de celle-ci n’a pas hésité à reproduire une figure typique du folklore local, alsacien ou lorrain en l’occurrence, soit la jeune villageoise en costume traditionnel, un bouquet de fleurs à la main. Dans ce cas précis, la jeune fille est avant tout présente pour rappeler le signe zodiacal de la vierge, conformément au mois de la naissance de l’enfant Joseph Cerf. Mappah de Jules Cerf, Arlon, 1857 Traduction : « Isaac, fils de notre maître R. Menahem, né sous une bonne étoile la veille du Sabbat de sainteté 26 Heschvan 618 – que Dieu le fasse grandir pour la Torah – la Torah de Moïse est vérité – pour le dais nuptial – Voix d'allégresse et voix de joie, voix du fiancé et voix de la fiancée – et pour les bonnes actions. Amen selah / et du signe de la vierge. » 218 Mappah (n° 00387.22-MJB) Jules est le fils de Marc Cerf (1815-1876), né à Lisdorf, et de Touppe Salomon-Isaac (1819 – ?), originaire d’Ennery. Il se sont mariés à Arlon en 1842. De cette union naquirent sept enfants : Salvator en 1843, Coralie en 1845, Léopold en 1847, Gustave en 1849, Ernest en 1851, Jules en 1857 et Camille né 1862. Nous n’avons pas retrouvé trace du décès de Touppe (Taube ?). L’expression simplifiée « La Torah de Moïse est vérité », tirée de Malachie 2, 6, est une variante de la formulation de Deutéronome 4, 44. La mappah est richement colorée et décorée de fleurs, de lauriers, de poissons et des symboliques classiques de la Torah et du dais nuptial. Les lettres lamed sont ornées de drapelets dont les couleurs sont purement décoratives et non en rapport avec le pays de provenance ou d’adoption, comme c’est parfois le cas. La calligraphie des lettres hébraïques est inhabituelle dans le dépôt arlonais, sans que nous puissions en identifier l’auteur. 219 Mappah de Michel Fribourg, Arlon, 1892 Traduction : « Safeti, fils d'Anshel ha-Levi, né sous une bonne étoile le dimanche 23 Heshvan 653 du petit comput. Que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial – Voix d'allégresse et voix de joie, voix du fiancé et voix de la fiancée – pour les bonnes actions. Amen selah. » Mappah (n° 00387.35-MJB) Sabetaï, dit Michel Léopold Jean, est le fils de Paul Fribourg (18551929) et de Thérèse Kahn, née à Luxembourg en 1869, petit-fils de Michel et Julie Ber cités supra. Il fut comme bon nombre de membres de sa famille négociant en grains. Légèrement plus large et plus longue que les autres mappoth du lot, celle-ci a été confectionnée dans un lin satiné lui donnant un aspect brillant. Elle est exceptionnellement bien conservée. La symbolique de l’appartenance aux lévites, adjoints aux prêtres, et tous ceux portant le nom de Levy(i) et de ses dérivés (Veil, Weil), est affirmée par la représentation de l’aiguière servant au lavement des mains des cohanim, avant de bénir le peuple. La représentation de la huppa qui figure sur ce textile est particulièrement réaliste, munie d’un dais de tissu à fran220 ges dont les quatre poteaux porteurs sont semblables à des fuseaux de menuiserie ouvragée. Mappah de Sylvain Meyer, Arlon, 1899 Traduction : « Isaac, fils de Eliézer, né sous une bonne étoile le jour du Sabbat de sainteté 3 Tamouz 659 du petit comput – Que Dieu le fasse grandir pour la Torah, pour le dais nuptial et pour les bonnes actions. Amen selah. Mazel tov – Voix d'allégresse et voix de joie, voix du fiancé et voix de la fiancée. » Mappah (n° 00387.37-MJB) Sylvain est le fils de Lazard Meyer (1864-1935), marchand de chevaux, et de Christine Cerf (1868 – 1933). Il eut trois sœurs et deux frères : Blanche (1898), Edith Thérèse (1900), Julien (1901), Thérèse (1902), Marcelle (1904). Sylvain Meyer est décédé à Arlon en 1957. D’une facture classique, cette mappah a été sobrement écrite. Les lettres peintes en rose sont détourées en bleu. En début d’écriture, on peut lire en français le nom et prénom de l’enfant, ainsi que la ville de naissance. Seuls la Torah et le dais nuptial figurent au répertoire symbolique. On remarque en cette fin du XIXe siècle un certain essoufflement dans la création, une quasi banalité dans la technique de décoration. Les mappoth des années 1920-1930 par contre, seront particulièrement riches en décorations : arbre de vie, pot de fleurs, cigogne, appa221 rition plus régulière du magen-David. Parfois même ce sont des réprésentations inattendues, comme sur ce textile de 1921 où l’auteur n’a pas hésité à représenter l’enfant dans son couffin, suivi des portraits des futurs époux en médaillons. Le concept d’arbre de vie que représente la Torah est souvent figurée par un pot de fleurs ou un arbre, conformément à Deutéronome 33, 4 : « Voici la Torah que Moïse nous a donnée. Héritage de l’Assemblée de Jacob, elle est l’arbre de vie. » Quant à la cigogne et aux autres échassiers de grande taille prêts à s’envoler, ils symbolisent à leur manière, en épousant les hampes et hastes des lettres hébraïques, la croissance de l’enfant dans la Torah. Conclusions Les mappoth, bien que de caractère naïf et champêtre, replacées dans leur contexte historique nous livrent, à l’instar des documents d’archives, des éclairages singuliers sur l’histoire sociale et religieuse de la communauté et de ses avatars, sur un peu plus de cent ans. Gageons que ces trésors de tradition textile retrouveront dans un proche avenir une identité pour chacun d’eux, pour qu’ils puissent dans une perspective plus globale, s’adjoindre à la documentation sur l’histoire sociale et religieuse de la communauté juive d’Arlon des origines à nos jours. À l’instar de Gérard Nahon d’abord, et de Patricia Hidiroglou ensuite, nous devons admettre que ces textiles ne sont pas encore considérés avec autant de respect qu’un manuscrit, un livre de prière ou un objet cultuel, alors que la mappah « dévoile de manière étonnamment sythétique un pan entier de la culture juive ». Enfin, gageons que notre recherche auprès de la Commune d’Arlon pour ce qui concerne les actes de l’état civil de 1901 à nos jours, permettront de compléter cette esquisse biographique, cette fois sur près de deux cents ans, en apportant des détails quant aux activités professionnelles de ces enfants pour la plupart devenus à leur tour parents et grands-parents. 222 Repères bibliographiques Sur la communauté juive d’Arlon J. Duchesne, Quelques notes sur le vieil Arlon, Arlon, 1903. M. Kiesel, Arlon en 1890. La vie en province au seuil de la Belle Époque, Bruxelles, 1967. J. Stengers, Les Juifs dans les Pays-Bas au Moyen Âge, Mémoire in8° de l’Académie Royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, (XLV-2), Bruxelles, Palais des Académies, 1950. J.-M. Yante, « Les Juifs dans le Luxembourg au moyen âge », B.T.I.A.L, t. LXII, 1986, pp. 3-33. —, « Le Luxembourg mosellan. Production et échanges commerciaux. 1200-1560, Bruxelles », dans ARB, 1996, pp. 329-333. —, « Heurs et malheurs des établissements juifs dans le Luxembourg (XIIIe siècle – début XVIe siècle », La présence juive au Luxembourg du Moyen Âge au XXe siècle, édit. L. Moyse et M. Schoentgen, Luxembourg, 2001, pp. 11-20. J.-M. Triffaux, Arlon à la Belle Époque 1889-1914, t. 1, Arlon, 1994, pp. 91-93. —, Arlon 1939-45, Arlon, 2000, pp. 371-390. J.-Ph. Schreiber, Politique et religion. Le Consistoire central israélite de Belgique au XIXe siècle, Bruxelles, 1995, pp. 93-94. —, L’immigration juive en Belgique du Moyen Âge à la Première Guerre mondiale, Bruxelles, 1996, pp. 159-162 A. Burnotte, Histoire de la Communauté juive d’Arlon au XIXe siècle, mémoire de licence inédit, sous la direction du Pr. Balace, Université de Liège, 2001, 124 p. E. Krier, « Les juifs au Grand-Duché au XIXe siècle », dans Le choc des libertés. L’Église en Luxembourg de Pie VII à Léon XIII (18001880), Bastogne, 2001, pp. 119-128. Ph. Pierret, « La communauté juive », dans Luxembourg. Entre mémoire et oubli, dir. C. Kockerols, La Roche-en-Ardenne, 2002, pp. 207-209. —, « Le carré juif d’Arlon du XIXe siècle », Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 3, 2001, pp. 113-124. 223 Sur les mappoth A.Weber, E. Friedlander, F. Armbruster, Mappot... blessed be who comes. The band of Jewish Tradition. Mappot... gesegnet, der da kommt. Das Band jüdischer Tradition, catalogue de l’exposition, Osnabrück, 1997. P. Hidiroglou, Les rites de naissances dans le judaïsme, Paris, 1997. F. Raphaël, R. Weyl, Juifs en Alsace. Culture, société, histoire, Toulouse, 1997. 224 Le chanteur et la statue, 1935, de Felix Nussbaum Zahava Seewald [Le chanteur et la statue], 1935. Signé et daté : « Felix Nusbaum 1935 ». Gouache sur papier, 52 x 62 cm. Collection Musée juif de Belgique, n° inv. 05753. Œuvre acquise en 1995 grâce au legs Bernheim. © MJB Un homme agenouillé chante en plein air dans un espace clos. À côté de lui, un torse féminin antique est représenté de trois quarts. À gauche, un arbre sans feuillage cache partiellement un chien noir. Au fond, 225 un cyprès. Une ouverture de porte surmontée d’un arc en plain cintre se dessine sur la droite. La scène est marquée par un nuage gris1. Le peintre Felix Nussbaum naît à Osnabrück, en Allemagne, le 11 décembre 1904. Prix de Rome en 1932, il fuit le régime nazi trois ans plus tard et s’installe en Belgique avec un permis de séjour de six mois2. Cette toile fut réalisée soit lors de son séjour à Ostende, où il arrive le 2 février 1935, soit à Molenbeek-Saint-Jean (24 rue Jennart), où il s’installe par la suite3. L’œuvre s’apparente davantage à celles réalisées à Bruxelles qu’aux paysages essentiellement marins peints à Ostende. Reste que nous n’avons aucune certitude sur son lieu d’exécution. Elle s’avère par ailleurs très proche d’une autre toile, intitulée Das komische Konzert ou Die klassische Gesangstunde, signée et datée « Felix Nussbaum 1935 », qui fut éditée dans Vooruit en février 19394. Les dimensions et la technique sont quasi identiques et les thèmes iconographiques sont similaires : le chant, le torse antique, la colonne, le mur, le chien, l’arbre sans feuilles, le nuage. La composition en est cependant différente et le traitement se fait moins anecdotique. Ainsi, le thème du chant semble à première vue étrange dans une œuvre réalisée en pleine période d’exil. Dans Das komische Konzert, la scène de chant classique fait manifestement référence, sur le mode ironique, à une tradition bien ancrée dans la bourgeoisie allemande éduquée. Le couple composé du chanteur et de son accompagnatrice s’y trouve en habit de scène, mais placé dans une cour en plein air. L’instrumentiste est assise au piano sur une colonne renversée. Seul public : un caniche noir. Dans la toile de Bruxelles, le chanteur se retrouve par contre seul et agenouillé. Sa mise semble des plus quotidienne. De surcroît, si le thème de la musique est bel et bien présent 1 Œuvre reproduite, sans commentaire, dans K. G. Kaster (éd.), Felix Nussbaum. Art Defamed. Art in Exile. Art in Resistance. A Biography, trad. E. Martin, 1997, p. 168. 2 Voir le certificat d’inscription au registre des étrangers émis le 16 novembre 1935 et prolongé le 8 novembre 1937, Osnabrück, Kulturgeschichtliches Museum. 3 Sur Felix Nussbaum, voir la notice qui lui est consacrée dans J.-Ph. Schreiber, Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique, Bruxelles, 2002, pp. 260-261. 4 Gouache sur papier. 51,5 x 62,5 cm. Jérusalem, Israel Museum. Voir : E. Langui, « Interview op mansarden, Felix Nussbaum, de zachte humor in ballingschap » dans Vooruit, Orgaan der Belgische Werkliedenpartij, 5 février 1939. 226 sous l’espèce du chant, toutes les autres références à cet art ont disparu et le caractère ironique de la scène s’est estompé. On notera que le thème du chant apparaissait déjà dans une toile réalisée aux alentours de 1933 et représentant une mise au tombeau. Non signée, l’œuvre figurait manifestement la destruction par l’Allemagne nazie de l’art, représenté ici par un torse féminin prêt à l’ensevelissement, tandis que des chanteurs entonnent un chant funèbre5. Le chanteur et la statue, réalisé deux ans plus tard, propose une vision à coup sûr plus personnelle, intimement liée à la situation de l’artiste en exil. Le torse féminin pourrait bien incarner l’art classique, qui ne peut plus être d’aucun secours dans la détresse ambiante et n’est d’ailleurs pas tourné vers le chanteur. Le caractère grinçant et moqueur d’antan est nettement moins présent dans cette toile. On observera que le chanteur préfigure aussi certains autoportraits grimaçants réalisés en 1936. Il est important de souligner que, dans l’oeuvre de Nussbaum, les références à l’antiquité sont constantes dès le début des années 30. On les repère, très directes, dans Die schamlose Plastik (1931)6 et dans Antikensaal (1931)7, où la veine classicisante connote l’hypocrisie bourgeoise et relève de l’argumentaire pictural antiacadémique mobilisé dans le cadre du conflit de générations entre peintres « anciens » et « modernes ». Plus spécifiquement, la colonne est déjà présente dans Schwarzer Pudel8, qui date du séjour de l’artiste à Rome (1932-1933), ou dans Narcisse9, également réalisé à Rome. Cependant, après ce pas- 5 Huile sur toile 80,5 x 100 cm. Collection Felix Nussbaum de la Niedersächsische Sparkassenstiftung, Osnabrück, Kulturgeschichtliches Museum. 6 Toile probablement disparue dans l’incendie du studio de l’artiste (voir note 9) et dont il ne subsiste qu’une photo au Kulturgeschichtliches Museum d’Osnabrück. 7 Titré, signé et daté : « Antikensaal Felix Nussbaum 1931 ». Encre sur papier, 26, 5 x 27, 5 cm. Osnabrück, Kulturgeschichtliches Museum . 8 Signé et daté : « Felix Nussbaum 1932 ». Huile sur toile, 45 x 35 cm. Collection Auguste MosesNussbaum et Jakob Moses. 9 Signé et daté : « Felix Nussbaum 1932 ». Huile sur toile, 64 x 51 cm. Collection Felix Nussbaum de la Niedersächsische Sparkassenstiftung, Osnabrück, Kulturgeschichtliches Museum. 227 sage dans la Ville éternelle, les références à l’art antique se réduiront à des citations du chaos qui saisit le monde occidental de l’époque10. Ces éléments architecturaux et artistiques de l’antiquité, références canoniques aux origines grecques de la culture occidentale, acquièrent dans notre toile un pathétique propre, en traduisant l’impuissance de cette tradition à aider au chant – ou à la lamentation – de l’homme agenouillé, auquel l’artiste s’identifie, lui l’exilé sans public ni domicile assignable. Le chien noir – il pourrait s’agir d’un caniche, comme dans la toile similaire intitulée Das komische Konzert ou Die klassische Gesangstunde – incarne souvent dans l’œuvre de Nussbaum l’assurance à la limite de la vanité. Ici, cependant, l’animal est a moitié caché derrière l’arbre. Manière peut-être de traduire symboliquement le coup porté à l’autocomplaisance de l’artiste, qui se retrouve à genoux. Il faut encore souligner l’influence de De Chirico dans le traitement des perspectives, ainsi que dans le caractère désolé du pan de mur ou le dessin de l’ouverture de la porte. Ce qui vaut dénonciation, comme dans la peinture métaphysique, des menaces de l’ère moderne et plus particulièrement de l’isolement dans le déracinement. Le caractère fermé du cadre évoquerait aussi cet enfermement dans l’exil sans échappatoire, très clairement évoqué dans une toile – postérieure – de 1939, Le réfugié, qui présente d’ailleurs cette même configuration de la porte11. L’arbre dénudé est l’un des plus anciens thèmes de l’artiste. Il apparaît entre autres dans Die trostlose Strasse de 192812. Le nuage aussi pesait dans cette même toile, tel un oiseau de mauvais augure qu’on retrouvera dans nombre d’œuvres de Nussbaum. Envisagée dans l’ensemble de l’œuvre, la toile du Musée juif de Belgique à Bruxelles atteste donc la reprise de thèmes iconographiques déjà traités dans plusieurs toiles des époques berlinoise et romaine, tout en introduisant des nouveautés qui caractériseront une série de ta10 L’atelier du peintre à Berlin prend feu en 1932 pendant son séjour à Rome et cent cinquante peintures sont détruites. 11 Signée et datée : « Felix Nussbaum 1939 ». Huile sur contre-plaqué, 50, 5 x 65, 5 cm. Jérusalem, Yad Vashem Museum. 12 Titré et signé au dos : « Die trostlose Strasse Felix Nussbaum, um 1928 ». Huile sur toile, 56 x 43 cm. Collection Jürgen Serke. 228 bleaux réalisés à Bruxelles, notamment cet espace clos en plein air, claire préfiguration de l’Autoportrait avec carte d’identité, œuvre maîtresse réalisée après août 1943, peu avant sa déportation vers Auschwitz le 31 juillet 1944 13. Bibliographie - P. Junk et W. Zimmer, Felix Nussbaum. Leben und Werk, Cologne, 1982. - K. G. Kaster (éd.), Felix Nussbaum. Art Defamed. Art in Exile. Art in Resistance. A Biography, trans. E. Martin, Bramsche, 1997. 13 Signé mais non daté : « Felix Nussbaum, après août 1943 ». Huile sur toile, 56 x 49 cm. Collection Felix Nussbaum de la Niedersächsische Sparkassenstiftung, Osnabrück, Kulturgeschichtliches Museum. 229 Pour une géographie de la vie juive en Belgique : le projet « Lieux de mémoire » de la Fondation de la Mémoire contemporaine Jacques Déom et Jean-Philippe Schreiber La Fondation de la Mémoire contemporaine a lancé en 2001 un vaste projet scientifique visant au recensement des lieux de mémoire relatifs à l'histoire et au patrimoine des communautés juives de Belgique, en vue d'en constituer le répertoire systématique. Le relevé de ces lieux matériels de la mémoire juive – bâtiments, monuments, lieux de prière, lieux d'inhumation, locaux d'associations, plaques commémoratives… – devrait, ni plus ni moins, servir à établir la cartographie de la mémoire juive dans notre pays. Un tel instrument de travail, pourtant essentiel, fait en effet cruellement défaut aujourd'hui en Belgique. Si l’on connaît en effet quantité de travaux visant à mieux faire connaître l’histoire, le patrimoine comme la sociologie des Juifs en Belgique, les instruments de travail manquent en la matière. Il existe peu d’inventaires d’archives, de relevés bibliographiques, de répertoires d’institutions, de ressources iconographiques publiées. L’objectif de la vaste enquête entreprise en 2001 vise dès lors à offrir un outil de travail essentiel, point de départ pour nombre de recherches et approche originale en vue de faire connaître un aspect de la présence juive en Belgique au grand public. Sont concernés par cet inventaire tous les lieux situés en Belgique et liés de manière essentielle à un moment de la vie collective des Juifs, qu'il s'avèrent significatifs pour les organisations et institutions juives, disparues ou non, ou pour des groupes de personnes, définis sur base idéologique (locaux de mouvements politiques…), économique (quartiers marqués par l'activité juive…), sociologique (lieux de réunion, de distraction…) ou religieuse (synagogues). S'y retrouvent également des lieux à forte charge historique et mémorielle, théâtres d’événements qui ont touché la communauté juive du pays. S’en trouveraient toutefois exclus, sauf exceptions notables, les endroits dont l'importance n'est liée qu'à l'histoire individuelle. Les sites retenus par l'inventaire 231 projeté devraient permettre l'établissement d'une géographie de la vie juive de notre pays avant, pendant et après la Shoah. Ce recensement des lieux de mémoire du judaïsme belge est mené de manière strictement scientifique, en recourant aux sources d’information les plus larges et les plus fiables. Une base de données a ainsi été constituée depuis deux ans : elle atteste à ce jour de plus de 800 entrées. Cette base de données est fondée sur un dépouillement systématique des archives du judaïsme belge, notamment celles disponibles au Consistoire central israélite de Belgique, à l’Administration des Cultes (Ministère de la Justice), à l’Administration des Victimes de Guerre (Ministère des Affaires sociales), à l'Institut d'Études du Judaïsme (Institut Martin Buber), au Musée juif de Belgique, au Musée juif de la Déportation et de la Résistance à Malines ainsi qu'aux archives de Bruxelles et Anvers. N’ont pas été oubliés les documents rapatriés de Moscou, les archives Trocki conservées au Yivo Institute de New York, etc. Cette recherche utilise également les informations recueillies grâce aux nombreuses interviews réalisées par la Fondation de la Mémoire contemporaine selon la méthodologie rigoureuse qu'elle pratique, ainsi qu'à l'occasion des recherches historiques qu'elle mène. Elle implique un contact épistolaire avec l'ensemble des communes belges susceptibles d'abriter un patrimoine mémoriel significatif lié au judaïsme ou aux Juifs (noms de rue, plaques commémoratives, etc.) et en appelle aux personnes-ressources en mesure de témoigner, de signaler des lieux importants pour la mémoire ou d'en ouvrir l'accès, en particulier les sociétés d'histoire locale. Cet inventaire vise à l'exhaustivité géographique. L'activité des Juifs est loin de s'être limitée à Anvers et à sa région, ou à certains quartiers de Bruxelles. Il importe donc de repérer sur toute l'étendue du territoire national les divers points d'ancrage de cette expérience séculaire et les traces qu'elle a laissées. C'est ainsi que la région bruxelloise, mais aussi par exemple Gand, Liège, Arlon, Ostende, Namur ou Charleroi se devront d'être inclus dans le relevé, tout autant que des localités moins traditionnellement liées à la présence juive. 232 Quels lieux de mémoire ? L'inventaire ne répertorie que des sites caractérisés : – s'y trouv(ai)ent accueillies les institutions religieuses traditionnelles fondamentales du judaïsme, à savoir : les synagogues et les oratoires ; les mikvaoth (bains rituels) ; les cimetières et activités corrélatives (sociétés d'inhumation, entreprises de sculpture funéraire) ; les sièges de beth din (tribunal rabbinique) ; les lieux de shkhita (abattage rituel) ; les commerces d'objets cultuels et de livres religieux, ainsi que d’alimentation kasher (rituellement valide) ; – s'y trouv(ai)ent situées diverses institutions qui structur(ai)ent par ailleurs la vie communautaire juive dans ses multiples dimensions sociales, politiques et culturelles, à savoir : les sièges d'institutions représentatives (Consistoire central israélite de Belgique, Comité de Coordination des Organisations juives de Belgique, etc.) ; les locaux de mouvements politiques ; les locaux de groupes culturels et sportifs ; les locaux de mouvements de jeunesse ; les institutions d'enseignement de tous niveaux et orientations philosophiques ; les bibliothèques ; les services de santé ; les services sociaux ; les homes (pour enfants et pour vieillards) ; les unions diverses (sur base du pays d'origine, de l'expérience du temps de guerre, etc.) ; – s'y trouv(ai)ent situées certaines sociétés commerciales ou financières ou des entreprises industrielles particulièrement remarquables ou d'importance historique ; – il s’agit de rues dont le nom illustre ou pérennise la présence juive dans notre pays ; – ils s’agit de lieux où des événements liés à l’histoire des Juifs et du judaïsme se sont déroulés ; – ils figurent spécifiquement sur la carte de l'entreprise génocidaire nazie au cours de la Seconde Guerre mondiale ou sont voués à la mémoire des victimes de celle-ci et à l'information du public à ce sujet, à savoir : tous les endroits liés à la mise en application de la « solution finale de la question juive » en Belgique, que ce soit de manière planifiée ou occasionnelle et donc, par exemple, les camps d'internement ou prisons, les endroits ayant constitué le cadre de rafles ou d'exactions diverses, mais aussi les lieux marqués par des faits de résistance, armée ou non, les caches, les institutions ayant abrité clandestinement des en233 fants juifs, ainsi que les diverses institutions qui ont permis dans l'immédiat après-guerre la reconstruction de la communauté juive de notre pays ; l'ensemble des monuments et institutions publiques et privées attachées à perpétuer la mémoire du génocide et/ou à en faire l'étude – monuments et plaques commémoratives ; musées ; fondations et centres de recherche ; initiatives pédagogiques. Sur cette base, la recherche effectuée s'efforce d'établir pour chaque site une fiche renseignant sur la nature des lieux, leur identification précise, leur affectation, leur histoire, les sources d'information les concernant (archives et bibliographie). Chaque item du recensement est appuyé par un dossier photographique aussi précis et évocateur que possible. L'inventaire se présente donc sous la forme de fiches structurées comme suit : commune ; adresse précise ; dénomination ; identification et caractérisation des lieux ; dates auxquelles les sources attestent qu'ils sont en service ; remarques ; sources ; iconographie. Le poids de la Shoah La Fondation de la Mémoire contemporaine a spécifiquement vocation à s'intéresser aux différentes dimensions de la mémoire contemporaine du judaïsme belge. Celui-ci est décisivement marqué par l'expérience traumatisante vécue au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les sources et témoignages de nature à éclairer la conscience d'aujourd'hui et de demain sur cette page douloureuse du passé font l’objet de toute l’attention des chercheurs de la Fondation. Cet ensemble de phénomènes sociohistoriques s'inscrit dans un paysage précis que le projet « Lieux de mémoire » entend justement décrire. Il lui faudra donc, à l'évidence, consigner les lieux qui ont vu se dérouler les événements-clés de la « solution finale » dans notre pays. Mais il n'importe pas moins de rappeler ceux que la volonté exterminatrice des nazis a fait disparaître et avec eux la vie qui s'y jouait, ainsi que ceux qu'elle a suscités. Ce faisant, la Fondation se montrera fidèle aux exigences du « devoir de mémoire » qui réside au principe de son éthique. Certes, nombre de ces lieux de mémoire sont d'ores et déjà connus, sinon reconnus. Tout démocrate belge sait désormais la place qu'occupait la Caserne Dossin à Malines dans la trame du projet génocidaire 234 nazi et mesure donc sans difficulté sa signification pour l'histoire de notre pays. Elle est si évidente que l'État belge a cru devoir y installer le Musée de la Déportation et de la Résistance, destiné à éclairer les générations montantes sur cette époque de ténèbres et de meurtre. De même, le Mémorial national aux Martyrs juifs de Belgique, place des Martyrs juifs à Anderlecht (Bruxelles), dont la crypte recèle des tables de granit noir portant les noms de 23.880 hommes, femmes et enfants juifs déportés de Belgique vers les camps de la mort est le haut-lieu officiellement reconnu de la commémoration de la Shoah en Belgique. Mais à côté de ces endroits d'évidente notoriété, il en est un bon nombre qui s'estompent dans les brouillards du passé et courent le risque d'être purement et simplement oubliés. Ainsi, par exemple, les sinistres caves du 347 avenue Louise à Bruxelles, siège de la Gestapo, dont les murs portent gravés les derniers messages pathétiques de victimes de l'ordre noir dans la capitale. D'autres lieux s'avèrent non moins significatifs et chargés d'humanité, sans avoir été jamais portés à la connaissance du public, même informé. C'est que la vie qui s'y est vécue est moins connue, qu’il s’agisse d’oratoires oubliés, de commerces disparus, de locaux d’associations abandonnés dans les tréfonds de la mémoire. La Fondation de la Mémoire contemporaine s'attache par ses recherches à tirer de l'oubli certains aspects de la mémoire juive qui n'avaient pas attiré jusqu'à ce jour l'attention. C'est ainsi, par exemple, qu'ont pu être mis en évidence deux institutions d'enseignement dont le rôle sous l'occupation fut remarquable. Elisabeth Wulliger, collaboratrice de la Fondation, a pu établir suite à des recherches en archives et à diverses rencontres avec d'anciens élèves les lignes directrices de l'histoire de l'Institut Mes Enfants, situé aux actuels numéros 213-215 de l'avenue Brugmann à Ixelles et placé sous la direction de Berthe Vanderstock. Entre 1942 et 1944, une dizaine d'enfants et d'adolescents juifs nés entre 1927 et 1939 y furent accueillis dans le cadre des actions de sauvetage du CDJ (Comité de Défense des Juifs)1. Par ailleurs, une recherche de Barbara Dickschen, chercheuse à la Fondation, portant sur l'enseignement juif pendant l'occupation a 1 E. Wulliger, L’Institut « Mes Enfants » à Ixelles (1920-1945), dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 1, 1999, pp. 151-155. 235 d'ores et déjà permis l'étude de l'école Cymring : de février à juin 1942, sous l'égide de l'AJB (Association des Juifs en Belgique, créée par l'occupant), de jeunes Juives et Juifs ont poursuivi, dans l'illusion de la normalité, un cursus scolaire aussi conforme que possible aux exigences du programme officiel, alors qu’une ordonnance de l’occupant leur fermait la porte de tout autre établissement d’enseignement 2 . L’on peut ainsi signaler comme lieu de mémoire le 19 rue Saint-François à Saint-Josse-ten-Noode (Bruxelles). Il est piquant – et regrettable – de devoir constater que les archives de l'école avaient été détruites quelques mois avant le passage de l'enquêteuse de la Fondation… On ne peut s'empêcher de penser que le repérage du site aurait permis de prévenir cette destruction. Il faut donc rappeler à nos contemporains tous les lieux détruits ou rendus déserts par la volonté nazie d'annihilation, les zones devenues blanches sur la carte du judaïsme belge. Mais il n'est pas moins important d'évoquer ceux que la volonté de vivre des Juifs de Belgique a suscités en réponse à la menace et au désastre. Catherine Massange, chercheuse à la Fondation, a entrepris l'étude de l'Aide aux Israélites Victimes de la Guerre (AIVG), une institution d'aide sociale née au sortir de la guerre pour assurer la réhabilitation des victimes3. La liste, fort détaillée, qu’elle a pu établir des sites où s'est déroulée son action illustre cet aspect de l'inventaire. L’Album de la mémoire juive de Belgique Le projet « Lieux de mémoire » de la Fondation de la Mémoire contemporaine s’articule en réalité en deux phases distinctes, répondant à la double mission qu’elle s’est donnée. La première, entamée en 2001 grâce à l’aide du DESS en gestion culturelle de l’Université libre 2 B. Dickschen, L’illusion d’un printemps. Un historique de l’École moyenne juive de Bruxelles, février-juin 1942, dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 2, 2000, pp. 75-86. 3 C. Massange, De l’Aide aux Israélites Victimes de la Guerre au Service Social Juif. De 1944 à nos jours : 55 ans d’histoire des Juifs en Belgique, dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 1, 1999, pp. 157-167 ; Ead., Bâtir le lendemain. L’Aide aux Israélites Victimes de la Guerre et le Service Social Juif de 1944 à nos jours, Bruxelles, 2002 ; Ead., La création de la Centrale d’Œuvres sociales juives ou comment animer une conscience sociale, dans Les Cahiers de la Mémoire contemporaine, n° 4, 2002, pp. 163-224, et sous forme de plaquette. 236 de Bruxelles, celle de la Communauté française Wallonie-Bruxelles et de la Conference on Jewish Material Claims Against Germany, comprend le travail d’investigation scientifique en tant que tel, comme décrit ci-dessus. Il forme la strate essentielle de la constitution d’une documentation large et solide, non rassemblée à ce jour ou partiellement rassemblée et susceptible d’exploitations multiples. Cette première phase est bien avancée, et se poursuivra dans les années à venir. Dans un deuxième temps, la Fondation de la Mémoire contemporaine s’est attachée à mettre en valeur les données obtenues dans la perspective d’une sensibilisation du grand public aux aspects de la mémoire des Juifs de Belgique, qui fait inséparablement partie de la mémoire nationale. Cette exploitation des matériaux de l’inventaire réalisé devrait prendre, à terme, la forme d’une publication de l'inventaire réalisé et d’un CD-rom invitant à découvrir de manière didactique la composante juive de l'histoire de notre pays. Dans l’intervalle, une exposition thématique a été mise sur pied, qui en valorise les moments les plus significatifs. Inaugurée dans les locaux de l’Université libre de Bruxelles en octobre 2003, cette exposition est intitulée : Une jeunesse d'antan. Album de la mémoire juive de Belgique. Les documents exposés illustrent une partie des résultats d’ores et déjà acquis de la recherche. Ils offrent au visiteur de découvrir, ou de redécouvrir, quelques endroits qui restent inscrits dans les souvenirs de nombre de Juifs de Belgique : écoles et mouvements de jeunesse, caches et homes durant la guerre et l'après-guerre, cadres de travail ou locaux d’activité culturelle, sportive ou politique – dans leur état d’époque comme dans leur aspect ou situation d’aujourd’hui. Cette exposition, dont le propos est d’illustrer par un des aspects étudiés l’énorme chantier de recherche ouvert par le projet « Lieux de mémoire », évoque quelques visages, quelques images, quelques lieux, signes d’une réalité qui reste à explorer, sans jamais prétendre en saisir toute la complexité. A titre d’exemple, les lieux, connus ou moins connus, convoqués pour illustrer la thématique de l’enseignement ou de l’apprentissage sont les suivants : – L’Athénée Maïmonide – École S. B. Bamberger, fondée par le rabbin et enseignant Seligman Beer Bamberger (1918-1993) : l’École israélite de Bruxelles ouvrit en 1947, rue des Patriotes, des sections mater237 nelle et primaire en vue de dispenser un enseignement conforme aux aspirations de la Communauté israélite orthodoxe. En 1954, elle déménagea 65 rue du Canal. Installée enfin au 67 boulevard Poincaré, l’institution s’élargit, à partir de 1959, à l’enseignement secondaire et prit le nom d’Athénée Maïmonide. – Jesode-Hatora – Beth Jacob : créée en 1895 à l’initiative du diamantaire Hersch Krengel, arrivé à Anvers vers 1893, l’école israélite orthodoxe Jesode Hatora était située à la Korte Kievitstraat avant de déménager vers le 16-22 Lange Van Ruusbroeckstraat à Anvers. Elle offrait à plein temps un enseignement de niveaux primaire et secondaire, unissant cours de religion et cours profanes. – Tachkemoni : l’École primaire juive pour garçons située au 313 de la Lange Leemstraat à Anvers vit le jour en 1920. En 1937, l’institution s’ouvrit aux jeunes filles. C’est dans ses locaux que l’École juive d’Anvers s’établit en 1942-1943, avant que l’organisation d’Ordre nouveau De Vlag y installe ses quartiers. Une section secondaire fut inaugurée en 1949. – L’École polytechnique de Gand : dans l’entre-deux-guerres, nombre de jeunes Juifs exclus de l’enseignement supérieur par la politique du numerus clausus que pratiquaient plusieurs États d’Europe orientale vinrent acquérir à l’École polytechnique de Gand, 1 place Joseph Platteau, leur diplôme d’ingénieur. – Yeshivat Etz Haïm – Heide (Kalmthout) : c’est en août 1929 que fut fondée l’Académie talmudique de Heide (Kalmthout). Elle reçut dès 1933 de nombreux étudiants d’Allemagne et de Pologne. Outre les matières religieuses, les élèves y étaient formés aux métiers du diamant. Installée Heidestatiestraat, l’institution entreprit en 1938 la construction d'un bâtiment entre la Leopoldstraat et le chemin de fer. La guerre ruina ce projet. Après le conflit, la Yeshiva s’installa à Kapellen. Depuis 1961, elle a son siège à Wilrijk. – Yiddishe Shule de la Lererke Katz : pendant près de soixante ans, Myriam Lounsky-Kac (1904-1995) fut à Bruxelles la figure de proue de l’enseignement du yiddish, notamment dans le cadre de la Yiddishe Shule, école complémentaire dans la mouvance du Bund (parti marxiste révolutionnaire juif). Elle anima la colonie Les Amis de l'Enfant juif. Bien des jeunes Juifs lui doivent leur initiation à un patrimoine 238 linguistique et culturel frappé de plein fouet par l’histoire et se souviennent avec émotion de cette pédagogue passionnée. – L’école complémentaire de Solidarité Juive : durant l'immédiat après-guerre guerre, Solidarité juive organisa dans ses locaux, qui hébergeaient aussi une cantine, rue des Mécaniciens 35, puis rue de la Victoire 61, une école complémentaire juive où le yiddish était enseigné. – Nos Petits - Les Moineaux : créées au printemps 1942 sous l’impulsion de l'historienne et pédagogue Fela Perelman (1909-1991), les écoles gardiennes « Nos Petits » comprenaient quatre jardins d’enfants : 25 rue du Canon et 30 rue de la Roue à Bruxelles, 173 rue Victor Allard à Uccle et place Séverine à Anderlecht. Elles fermèrent pour la plupart leurs portes en 1943. Le 173 de la rue Victor Allard abrita successivement un jardin d’enfants « Nos Petits », un home de l’Association des Juifs en Belgique (AJB), instaurée par décret de l'occupant allemand le 25 novembre 1941, et un home de l’Aide aux Israélites Victimes de la Guerre (AIVG), principal instrument de la reconstruction de la communauté juive après-guerre. Le home des Moineaux de l’AIVG abrita jusqu’en 1948 une quarantaine d’enfants de 3 à 6 ans. – L’École Cymring : l’école moyenne juive de Bruxelles, mieux connue sous l’appellation d’ « École Cymring », du nom de son directeur Charles Cymring (1920-1944), fonctionna de février à juin 1942, avec le soutien de l’Association des Juifs en Belgique (AJB). Elle visait à répondre aux besoins nés de l'ordonnance allemande du 1er décembre 1941 excluant les élèves juifs non soumis à l'obligation scolaire des établissements d'enseignement non juifs. Le 19-21 de la rue Saint-François à Saint-Josse-ten-Noode abrite aujourd’hui l’école primaire « Les Tournesols ». – La Ramée : en avril 1941, la Communauté israélite de Bruxelles installa une ferme-école dans le domaine de La Ramée à Bomal (Brabant wallon). Dans la perspective d'une émigration vers la Palestine alors sous mandat britannique, les jeunes pensionnaires y étaient préparés aux travaux agricoles sous la houlette, notamment, d’Haroun Tazieff (1914-1988) le futur vulcanologue de réputation mondiale. L’école fonctionnera jusqu’en 1943. – ORT : après la Seconde Guerre mondiale, la section belge de l’ORT, organisation pour l’extension du travail manuel et de 239 l’agriculture parmi les Juifs, eut son siège 78 rue de Trèves à Bruxelles. Elle gérait plusieurs écoles professionnelles, dont un « Centre électrométal » au 67 rue Van Soust à Anderlecht, une école de coupe et couture au 42 boulevard de la Cambre à Ixelles, un atelier à l’École israélite. À Anvers, elle était centralisée au 27 Belgiëlei et mit sur pied des classes entre autres dans les locaux de Tachkemoni et de Jesode Hatora. Un modèle ? Le projet « Lieux de mémoire » vise, on l’a bien vu, deux objectifs : proposer d’une part un outil qui offre une synthèse de l’information de type descriptif apportée par les sources d’archives ; permettre d’autre part à l’utilisateur de consulter aisément, dans une banque de données accessible, des combinaisons d’informations sur base d’une vaste panoplie de critères (région, ville, commune, quartier, rue, appellation, définition, photographie…). Il apparaît là que, nonobstant l’objet même de cet outil, à savoir la mémoire des Juifs et du judaïsme en Belgique aux XIXe et XXe siècles, un tel projet pouvait être appliqué à d’autres type d’études, la méthodologie demeurant pour l’essentiel constante. Ainsi se cristalliserait l’essence même de notre propos, à l’intersection de la mémoire et de l’histoire : donner une vie nouvelle, par procuration, à ce que le temps a enfoui dans l’oubli. 240 L’exposition Une jeunesse d’antan. Album de la mémoire juive de Belgique, organisée dans le cadre du programme de recherche Lieux de mémoire de la FMC, s’est tenue du 13 au 19 octobre 2003 dans le Grand Hall de l’Université libre de Bruxelles. © FMC 241 Notes de lecture Les années volées d’Herman Nowak Jacques Déom Herman Nowak, Cyrille Berger, enfant caché (1942-1944). Un enfant juif et des Justes parmi les Nations, préface d’André Flahaut, Paris-Bruxelles, La Longue Vue, 2000, 232 pages, dont 18 d’illustrations et de documents. C’est sur le tard, alors que la vie professionnelle, ses contraintes et ses tensions, ont laissé la place aux loisirs actifs et au retour sur soi, que les souvenirs peuvent remonter. Et l’homme qui a vécu retrouve au fond de lui, au-delà des années, les angoisses d’une jeunesse traquée, que seules les figures lumineuses de quelques humains d’exception sauvèrent de l’absolu désarroi. Il éprouve l’impérieuse nécessité de dire ce que furent ces moments vécus au bord de l’abîme et de rendre hommage à ceux qui lui permirent d’y échapper. C’est donc le récit d’une jeunesse sous la menace qu’Herman Nowak propose au lecteur dans un témoignage d’une grande clarté, sans prétention autre que de livrer le vécu d’une adolescence en temps d’horreur. Né à Bruxelles en 1928 de parents arrivés de Pologne deux ans plus tôt, Herman Nowak a un frère cadet, Joseph, né en 1935. Le père, Maurice, entretient péniblement sa famille en remettant à neuf des pardessus de seconde main, qu’il revend au “vieux marché” place du Jeu de Balle. Grand fumeur, il finit par en payer le prix. Restée veuve en 1938, sa femme, Chana Krebsman, reçoit pour un temps l’aide de parents anversois. La petite famille est accueillie chez l’oncle Youkele. La guerre la surprend revenue à Bruxelles, où la jeune femme vit difficilement de son travail de couture. Après la panique de mai 1940 et un court exode, la routine reprend. C’est l’année où Herman fait sa bar mitsva à la Grande Synagogue. En dépit des difficultés matérielles et du danger qu’on sent planer, la vie continue sans trop de mal. Il est question que le garçon entre en apprentissage chez un joaillier-orfèvre. 243 Juin 1942 : face à l’évidente montée des périls, on parle d’émigrer en Suisse. Alors que tout est prêt, que l’oncle Youkele, d’ordinaire peu prodigue, a remis à Chana une liasse de dollars, le projet est abandonné, à l’annonce que les gardes-frontière helvétiques refoulent les candidats à l’immigration. Tout s’accélère et les esprits s’affolent : si les examens de fin d’année se déroulent aussi bien que possible pour les 7 élèves juifs de la classe de Herman, ils apprennent bientôt leur exclusion en application d’une ordonnance de l’occupant. À 14 ans et demi, l’étoile sur la poitrine et l’incompréhension au cœur, Herman quitte définitivement l’école. Au lendemain de la rafle d’Anderlecht, sa mère décide de mettre ses enfants en sûreté. C’est l’Œuvre nationale de l’Enfance qu’elle contacte. Parmi les adresses qui lui sont proposées, le home Beau Séjour, château de et à Linden (Louvain), géré par Madeleine Sorel1. Le 14 août 1942, Herman, Joseph et leur mère font connaissance avec les lieux. Herman y devient pensionnaire le jour-même. Une quinzaine plus tard, Madeleine Sorel lui annonce qu’il s’appelle désormais Armand Dumortier et l’envoie chez lui à Bruxelles, avec mission d’informer sa mère qu’elle-même et son petit Joseph pourront eux aussi trouver place au château. De retour à son domicile, il trouve porte close et s’entend dire avec épouvante qu’une semaine auparavant, une rafle a frappé le quartier de la rue du Miroir. Sa mère a eu le temps de confier Joseph à une voisine avant de grimper dans le camion qui l’emmène pour une destination dont elle ne reviendra pas2. C’est l’ONE qui lui apprend que son frère est à l’abri dans un couvent des environs de Louvain. De retour à Linden, Herman s’angoisse pour son avenir : qui règlera sa pension ? Lui qui fait partie des « grands » du home s’offre à rendre les services qu’aurait pu offrir sa 1 Madeleine Sorel – que les enfants appelaient « Mademoiselle maman » – avait précédemment travaillé pour l’Œuvre nationale de l’Enfance (ONE). C’est en 1935 qu’elle met sur pied au château Beau Séjour de Linden près de Louvain, un home pour enfants à problèmes. Elle y accueille dès 1942 des enfants juifs. Si les plus jeunes restent au château, les aînés sont acheminés par les soins de la Résistance vers d’autres caches. Des adultes juifs trouvent également une sauvegarde en étant intégrés au personnel de l’institution, que Madeleine Sorel gère avec l’aide de sa sœur Suzanne et de son frère Manu. Son autre sœur, Lulu, était une résistante de la première heure. 2 Chana Krebsman sera déportée par le VIIIe convoi, qui quitte Malines le 8 septembre 1942, sous le matricule 850. 244 mère. Quelques jours encore et mademoiselle Sorel lui annonce qu’il va pouvoir rendre visite à son cadet. Ce qu’il fait. Depuis son arrivée, le petit est resté obstinément muet. Il ne se déride qu’en revoyant son frère. Désormais, un dimanche sur deux, Herman fera le voyage de Louvain. Il est alors affecté à la cuisine et prend ses quartiers dans les dépendances du château. Il doit couper les ponts avec les autres pensionnaires. Il rend de multiples services, qui vont de la traite des vaches à la fabrication du beurre, de la cueillette des fruits à la cuisson du pain… Pour Jan et Émilie, l’homme à tout faire du château, et sa femme, la cuisinière, un brave couple de Flamands, c’est « un petit citadin venu se refaire une santé à la campagne ». Il se sent vite promu au rang de collaborateur de Suzanne Sorel, sœur de Madeleine, qui a la haute main sur l’économat du château. N’était l’absence des siens, sa situation, toute précaire qu’elle soit, lui paraîtrait, au terme de ces trois premiers mois de clandestinité, fort confortable. La cuisine est un excellent point d’observation des mouvements au château. Ce sont de très jeunes enfants qui arrivent ex abrupto, pour lesquels il faut installer subrepticement des berceaux. Ou un prêtre en soutane qui survient, un bébé sous le bras… Herman rencontre sa cousine Weissberg, qui lui explique qu’elle travaille pour le Comité de Défense des Juifs (CDJ) et vient payer la pension des enfants placés par lui. Il apprend par la même occasion que c’est au père Bruno Reynders qu’il doit d’avoir été reçu à Linden3. Ces révélations accroissent son admiration pour Madeleine Sorel. Il reçoit des papiers d’identité “authentiques” et, du même coup, se trouve rebaptisé Cyrille Berger. On lui offre un Assimil anglais dont il va faire un usage intensif ! Le nombre des pensionnaires du château va croissant, et le travail augmente en proportion. Sans plus d’explications, l’abbé René Ceuppens, lors d’une visite, l’emmène tambour battant « se refaire une santé » chez lui4. Et Cyrille de prendre avec l’abbé le train de… Malines en compagnie de sinistres Sur dom Bruno Reynders (1903-1981), voir Résistance. Père Bruno Reynders, Juste des Nations, Bruxelles, 1993. 4 L’abbé René Ceuppens était secrétaire particulier du cardinal Van Roey, primat de Belgique et archevêque de Malines-Bruxelles. 3 245 individus en long manteau noir. Chez l’abbé, qu’il apprend à connaître et à admirer, il fait la connaissance d’Alex, né à Malmédy et déserteur de la Wehrmacht, de Pol, un étudiant membre de l’Armée secrète, et d’Aïcha, un Basque espagnol. Tous sont très conscients des raisons de leur clandestinité. Trois semaines s’écoulent et, fin juin 1943, Herman regagne Linden et sa cuisine. Il obtient par le père Bruno des nouvelles de ses cousins placés comme pensionnaires au home (sous contrôle de l’AJB) de Wezembeek-Oppem, ainsi que de sa cousine Hélène, libérée de Malines le 26 juin, au terme d’une année d’internement5. L’angoisse grandit sur le sort réservé aux persécutés. Linden reçoit les enfants de Sam Potasznik, un résistant dont la tête est mise à prix et qui sera fusillé le 9 septembre 1943 au Tir national à Schaerbeek. L’ampleur des mouvement au château, qui se produisent désormais pour ainsi dire au grand jour, traduit la gravité de ce qui se passe à l’extérieur et angoisse profondément Herman. Coup sur coup, deux compagnons lui sont adjoints à la cuisine, Simon (Gutman) et Sacha (Hirshowicz), deux anciens des mouvements de jeunesse juifs, avec lesquels il peut entonner des chants d’Oneg Shabbat. À la longue, les travaux de la ferme n’ont plus de secret pour lui. La vie de l’équipe à trois lui donne un tonus fatal à son étude de l’Assimil. Et régulièrement, la belle humeur est brisée par la tragédie : le 24 novembre 1943, le père Bruno amène deux jeunes enfants, seuls rescapés d’une rafle opérée sur dénonciation par la Gestapo dans la grand-rue de Negenmanneken (Zuun) et qui a arraché une vingtaine d’enfants cachés à leur famille d’accueil ; fin janvier, c’est sans doute au Gros Jacques, le Juif délateur unanimement redouté, qu’il échappe lors d’une de ses visites à son frère. En mars 1944, le château est réquisitionné. L’officier allemand venu informer la directrice lui donne un délai de huit jours pour libérer les lieux et ne fait pas mystère d’être informé que des enfants juifs y sont abrités, tout en laissant tomber que « cela n’est pas de son ressort ». De toute urgence, la Résistance est contactée. En deux jours, le déménagement est mis sur pied et un nouveau havre trouvé. Madeleine Sorel transportera ses pénates, et celles de ses protégés, au château de 5 Réarrêtée ultérieurement, Hélène Likower sera finalement déportée par le XXIVe convoi, qui quitte Malines le 4 avril 1944, sous le matricule 200. 246 Boneffe à Branchon. Dans l’immédiat, les convoyeuses du Comité de Défense des Juifs (CDJ) parviennent en quarante-huit heures à mettre à l’abri une cinquantaine d’enfants. Les trois « grands » parviennent à l’abbaye du Mont-César, chez les moines bénédictins et les pères de Sion. De là, Herman est envoyé rejoindre la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) à Banneux-Notre-Dame. Il y séjourne une quinzaine de jours, puis, sur de nouvelles instructions de « Bruno », gagne la place de l’Ange à Namur, adresse d’un certain abbé André…6 Il y retrouve, à deux pas de la Feldkommandantur, près d’une soixantaine de Juifs planqués ! Il va être attaché à un économat en comparaison duquel celui de Linden lui paraît présenter l’abondance du paradis sur terre, et dont toutes les ressources proviennent de la générosité des paroissiens de l’abbé. Les consignes de sécurité sont strictes et chacun se voit signifier un point de chute en cas de besoin. Chaque jour, des gosses terrifiés arrivent et sont intégrés au groupe. Cinq semaines plus tard, un matin d’avril 1944 à 6 heures, la Gestapo sonne. Évacuation générale comme prévu dans les exercices. Herman se rend à l’adresse qui lui a été donnée, d’où, au terme de dizaines de kilomètres à vélo, il parvient avec son compagnon chez le docteur Dubois à Libin (province de Luxembourg), où il séjourne trois semaines (dix jours s’y passent à soigner énergiquement leur gale !). Merveilles gastronomiques et discussion anxieuse sur l’être-juif avec le fils de la maison. Les jours coulent, dans l’attente d’un message qui finit par arriver. Le père Bruno mande : « Mademoiselle Sorel et les enfants ont un réel besoin de vous. Bruno ». Herman prend alors le chemin de Branchon, où la vie reprend comme à Linden. À la mi-août 1944, une colonne blindée SS occupe le château et entend faire main basse sur les provisions. Toutes les ruses de Madeleine Sorel n’y peuvent faire obstacle, pas plus qu’elle ne peut dissimuler aux nazis la présence d’enfants juifs, qui finissent par jouer parmi les blindés et accepter les friandises que leur tendent les bourreaux en déroute, désormais apparemment soucieux de lendemains qui risquent de déchanter… Le matin du quatrième jour, ils ont disparu. Herman voit dans les jours qui suivent défiler sur la route des camions chargés de Avec l’aide du CDJ, l’abbé Joseph André cacha de nombreux enfants juifs dans la région namuroise. Il fut reconnu Juste parmi les Nations en 1968. 6 247 soldats allemands guère plus âgés que lui. Enfin c’est une jeep américaine. Bruxelles est libérée le 4 septembre. Le 24, Herman est rendu à luimême. Un camion militaire le dépose en plein centre de la capitale. C’est alors le retour empressé à ce qui avait été le foyer, pour le retrouver occupé par une inconnue, et le quartier vidé de ses habitants juifs. Et dans le chaos, le mouvement est spontané vers le secourable abbé André : de retour à Namur, Herman Nowak est tout surpris de retrouver sa véritable identité, de s’ébrouer comme d’autres au grand air de la liberté, de voir flotter au domicile de l’abbé, côte à côte avec le drapeau belge, celui frappé de l’étoile de David. Il reprend des fonctions à l’économat. Nombre de Juifs se retrouvent, dont ceux qu’amène l’armée américaine. On célèbre Shabbat, à l’occasion duquel l’abbé ôte le crucifix du mur… Alors qu’Herman s’interroge sur son avenir, la rencontre d’un officier américain en quête d’interprètes en décide pour l’immédiat : il est intégré à la Royal Eagle Tack. L’unité comprend un demi-millier d’hommes, dont une majorité de Juifs. Pendant près d’un an, c’est par ce canal que, grâce à l’entregent de Herman, des « restes de cuisine » seront acheminés vers l’œuvre caritative de l’abbé André. L’offensive de von Rundstedt n’interrompt nullement les opérations. Herman se refuse alors à signer un contrat avec l’armée US sur le départ, qui lui aurait permis de refaire sa vie dans le Nouveau Monde, tant est fort l’espoir de retrouver quand même une mère point encore rentrée… Il ramène enfin à Bruxelles, chez une tante, son frère Joseph, qu’il découvre avec consternation pieux adepte de la Madone… En quelque sorte abandonné par le départ de son unité, il rejoint les homes de l’AIVG7. Linkebeek d’abord, puis très vite Boitsfort. De ce dernier, il garde en mémoire la paix et de la chaleur dont rayonne Alice Goldschmidt. Simultanément, il entre en apprentissage comme tailleur chez un ami de sa famille. Puis il est transféré, avec d’autres “manuels”, à “Molière” (aujourd’hui lycée du même nom) 8 . L’apprenti-tailleur a maintenant 18 ans : conséquence de la réduction des largesses du Joint 7 Sur cette institution essentielle de la reconstruction de la communauté juive après guerre, voir Catherine Massange, Bâtir le lendemain. L’Aide aux israélites victimes de la guerre et le Service social juif de 1944 à nos jours, Bruxelles, 2002. 8 Le Foyer de l’Apprenti, institution dépendant de l’Aide aux Israélites victimes de la Guerre (AIVG), a hébergé en 1946-1947 des jeunes gens en apprentissage. 248 à l’AIVG, il est prié sans ménagement de prendre son destin en main dans les plus brefs délais9. Il trouve finalement à employer ses compétences chez un tailleur connu, Pierre Rob. Herman fréquente alors un mouvement de jeunesse sioniste, le Dror. À 21 ans, il opte pour la nationalité belge : il l’obtient, et avec elle le droit de servir sous les drapeaux… à Cologne. Ce qui suit, c’est la vie redevenue “normale”. Pendant trente-cinq ans, il tiendra une maison de prêt-à-porter. Le témoignage de Herman Nowak se prolonge par des pages bienvenues consacrées à la mémoire revivifiée, à la redécouverte par euxmêmes des enfants cachés. Se trouvent évoqués avec émotion quelques moments forts de ces retrouvailles collectives avec le passé : les rencontres « Hirondelles – Boitsfort », entre ancien(ne)s des deux homes ; la première réunion internationale des enfants cachés à New-York (2627 mai 1991), la reconnaissance officielle de Madeleine Sorel comme Juste parmi les Nations le 4 septembre 1994 à Bruxelles, pour avoir sauvé plus de 80 enfants juifs. Une note de conclusion résume le destin de la famille élargie de l’auteur, dont plusieurs membres sont évoqués au cours du récit. L’ouvrage est un témoignage et se donne pour tel. Il suit au plus près l’expérience de son auteur, sans amplifier la narration à l’aide de données récueillies ultérieurement. Son vibrant hommage à Madeleine Sorel ne l’amène par exemple pas à reconstruire de seconde main ce que fut l’action de celle-ci. De cette simplicité et de cette bonne foi, l’historien lui sait gré : elles renforcent la crédibilité de son récit, tout autant que sa force expressive et laissent à l’analyse critique et à l’utilisation ultérieure du témoignage toutes leurs responsabilités. Elles contribuent en tout cas à une lisibilité qui recommande ce volume à tous les pédagogues. Ils y trouveront une illustration convaincante de ce que fut la vie d’un jeune Juif, dans les circonstances les plus dramatiques. Le ton du livre – qui n’est jamais amer – appelle l’empathie, ce qui ne peut manquer d’en faire, une fois encadré des connaissances historiques de base qui en précisent le contexte, un instrument pédagogique suggestif. Qu’il fasse ressortir sans grandes phrases, mais avec évidence, le rôle décisif de ces non-Juifs, notamment chrétiens, qui rem- 9 L’American Joint Distribution Committee était le principal bailleur de fonds de l’AIVG. 249 plirent exemplairement en temps d’oppression leur devoir d’humanité, ne peut qu’en rehausser l’intérêt à cet égard. 250 Notes de lecture Willy Berler au milieu des ténèbres Jacques Déom Willy Berler, Itinéraire dans les ténèbres. Monowitz, Auschwitz, Gross-Rosen, Buchenwald, récit présenté et annoté par Ruth Fivaz-Silbermann, illustrations, plans et bibliographie, préface de Maxime Steinberg, Paris-Gerpinnes, L’Harmattan-Quorum, 1999, 295 pages. De 1938 au 1er avril 1943, date de son arrestation, Willy Berler a tenu des carnets, « l’épine dorsale de ma mémoire ». Une fois rentré de l’Enfer, il n’a eu de cesse de reconstituer les pages correspondant à ses années de déportation. En 1945, ayant accompli ce travail de fixation de ses souvenirs, il ne trouva personne à qui les transmettre. Il lui faudra un demi-siècle pour que soit livré au public, mis en forme, ce récit de stricte expérience personnelle, entièrement fidèle à ce qu’il a vu et vécu, sans concessions aux rumeurs ou aux informations de seconde main. À cette prise de parole tardive, mais combien éloquente, les instances de sa petite-cousine, la philosophe et historienne Ruth FivazSilbermann, ont largement contribué. Lisons au fil des pages. Willy Berler naît le 11 avril 1918 à Czernowitz, capitale majoritairement peuplée de Juifs de la province de Bucovine, la plus orientale de l’Empire austro-hongrois. Son père appartient à un milieu éclairé de maskilim1 ; il possède des terres et commerce. Avec la dislocation de l’Empire, la ville devient roumaine. Le jeune Willy, citoyen roumain, de culture allemande et d’identité profondément juive, fréquente divers lycées. Il se plonge dans la riche activité culturelle de la minorité juive, s’imprègne de sionisme. Il passe son baccalauréat en 1936. À la Davidia, une organisation de lycéens, il Partisan de l’idéologie de la Haskala, équivalent juif des Lumières françaises ou de l’Aufklärung allemande. 1 251 fait la connaissance du futur poète Paul Celan. Sort enviable de jeune bourgeois, dont il tient néanmoins à s’affranchir : trop de docteurs et d’avocats semblent devoir incarner le summum de la réussite juive. Il passe donc un mois en Palestine se ressourcer au travail de la terre, y retourne, un an durant, suivre les cours de l’école agricole Miqveh Israël. En 1938, il met le cap sur le mirifique Occident, dans l’idée d’y devenir expert-comptable au terme d’études en Angleterre. La contingence voudra qu’il finisse par s’inscrire à l’école de tannerie de Liège (où il s’est installé le 1er janvier 1939), qui offre une formation en chimie, avec la perspective de poursuivre sa formation à Lyon. Le 12 mai 1940, le surlendemain de l’invasion allemande de la Belgique, Willy Berler part en exode avec deux compagnons. Il passe quinze jours à travailler aux vignes dans un mas de l’Hérault. En pleine débâcle française, difficile d’entrer à l’Université de Lyon, déclarée ville ouverte. Après un passage dans un centre pour réfugiés à Marseille, il travaille comme débardeur sur le port, se fait embaucher un temps dans une tannerie, envisage de retourner en Roumanie, regagne finalement la Belgique, où il arrive le 30 octobre, pour « comme tous les Juifs occidentaux, vivre dans une souricière » (p. 50). Un chèque plantureux que son père lui avait fait parvenir, faute de pouvoir lui être remis, a été renvoyé à sa source, et Willy doit vendre son superflu pour vivre. Il obtient son diplôme le 18 décembre 1940. Il joint difficilement les deux bouts en faisant des traductions ou en donnant des cours d’allemand. À qui, en ces temps ambigus, le souhaite. À un résistant comme maître Gourdet, mais aussi à un certain Ernens, représentant de commerce et collaborateur notoire. Et cela sans daigner cacher à ses élèves qu’il est juif. Il emménage avec son amie. Il dévore les livres, ceux qui sont pratiquement utiles – un traité de mécanique par exemple – et d’autres qui, dus aux grands noms des littératures contemporaines allemande et française, permettent l’évasion dans un monde plus humain. Fort de ses faux papiers, qui lui donnent son nom authentique mais le font citoyen helvétique, il refuse de porter l’étoile… Il est cueilli par la Gestapo à sa sortie de la villa d’Ernens – qui l’a donné, ainsi qu’il fut établi à son procès après guerre – à midi le 1er avril 1943. Deux semaines et demi d’incarcération à la Citadelle à Liège. Le 17, suffisamment de Juifs ayant été rassemblés, le groupe est envoyé à la 252 caserne Dossin de Malines. Découverte de la barbarie concentrationnaire. Puis très vite, sous le matricule 1058, déportation par le XXe convoi, qui prend la direction de l’Est le 19 avril 1943. Sur les 1.631 Juifs qu’il transporte à Auschwitz, 150 à peine reviendront. On sait que, dans la nuit du 19 au 20, trois jeunes résistants, Youra Livschitz, Jean Franklemon et Robert Maistriau, s’attaquent au train à la hauteur de Boortmeerbeek et permettent l’évasion d’une quinzaine de déportés du wagon dont ils ouvrent la porte (200 s’échapperont au total du convoi). Les libérateurs ne sont pas arrivés au wagon de Berler, qui ne comprend rien à ce qui se passe. Une tentative d’évasion par une bouche d’aération tourne court pour lui : la vision d’horreur d’un camarade décapité lors d’un saut manqué s’avère dissuasive. Après tout, à son âge, on peut survivre à un camp de travail à l’Est… Quatre jours et trois nuits de voyage. Un étrange quai de gare. Le soulagement d’être seul, sans parents, ni femme, ni enfants. Les déportés sont triés : les jeunes, en bonne forme physique (dont il fait partie), d’un côté ; les femmes, les faibles de l’autre, qui montent dans des camions. Willy Berler est arrivé dans les ténèbres de la planète Auschwitz. Il parcourt à pied les 7 kilomètres qui vont l’amener au plus grand des camps satellites : Buna-Monowitz, l’usine de caoutchouc synthétique dépendant de l’I. G. Farben, où l’on ne doit pas en principe mourir trop vite (délai statistique : de trois à quatre mois). Les esclaves sont tenus d’y être minimalement utiles. Mais très vite, ils apprennent du Lagerältester que « pour sortir d’ici, il n’y a qu’une issue, c’est la cheminée » (p. 76). Tonte, désinfection, douche, tatouage. « Mais mon cerveau n’enregistrait pas normalement ce qui se passait ». Du jour au lendemain, Willy Berler perd son nom : il n’est plus que le Häftling 117.476. Découverte au fil des jours, et des nuits, de l’obscénité absolue, des hommes réduits à une matière brute, de la mort comme passage au détritus qu’on brûle. Au secrétariat du camp, sur « un bon conseil » d’un fonctionnaire qui sait d’expérience qu’un intellectuel s’expose à une haine redoublée dans le système pervers du camp, Berler se fait enregistrer non comme étudiant, mais comme tanneur. Le « bleu » fait l’apprentissage de la vulnérabilité intégrale face à l’humiliation, au qui-vive permanent, à l’arbitraire omniprésent des règlements ineptes et des hiérarchies insaisissables. Initiation à l’existence réduite à la survie au milieu des loups. Faim, fatigue et 253 coups. « Morts ou vivants, nous ne sommes que des Stücke, des pions, des pantins, des corps, pas des hommes » (p. 92). Il est en fin de compte affecté au Holzhof : on y transporte, jusqu’à la mort, des troncs d’arbre. La justification économique de l’entreprise est nulle, son objectif réel est d’avilir et de tuer. Au terme de la première semaine de ce régime, Berler se sent une loque, prêt à consentir à sa fin. Un délai de grâce lui est accordé : une brûlure à la main lui vaut d’être envoyé pour quelques jours à l’hôpital. Il sort de sa torpeur. Il apprend ce qu’il ne faut pas faire pour survivre, du zèle au travail par exemple, et ce qu’il est judicieux de transformer en réflexe : régler soigneusement sa cadence de travail sur l’attention du garde. Sa nouvelle affectation est tout aussi meurtrière dans le principe que la précédente. Chaque matin, il s’étonne d’avoir survécu aux sacs et aux pierres à porter, aux coups à subir. Il s’enfonce lentement. N’empêche ! Les bourreaux tiennent à entretenir l’illusion vis-à-vis de l’extérieur. Comme les autres, il envoie chez les siens une carte postale attestant en langue de bois de sa bonne condition… En fait, il ne se reconnaît plus dans la glace. Vingt-cinq coups de triques plus loin (pour avoir voulu se soustraire au travail « qui rend libre »), il attrape la dysenterie. Réduit à l’état de muselman2, il évite soigneusement cette fois l’hôpital, dont il est sûr de ne pas ressortir. Le dernier soir de juin, d’épuisement, il laisse tomber sa gamelle. Le Blockältester, un politique, découvre alors qu’il est étudiant en chimie. Dix jours plus tard, il est transféré au camp principal, le Stammlager d’Auschwitz. Visite à l’hôpital, où il arrive en piteux état. « Il faut bien comprendre que le médecin SS ne soigne pas ; il décide seulement que le détenu est admis à l’hôpital, ou qu’il est piqué ou gazé, ou alors qu’il est immédiatement affecté au travail » (p. 123). Berler a la chance de se présenter à un moment où les sélections se font plus rares. Son ami Michel Zechel parvient à lui éviter cette dramatique épreuve et lui sauve ainsi la vie. Berler dort, mange, redevient un homme. Il ne peut, vu son statut d’« illégal », refuser d’aider les croque-morts d’Auschwitz, qui initient le néophyte en l’enfermant dans la morgue. Nuit d’horreur dans la maison des morts. Entre les blocs 10 et 11, il assiste, terrorisé, à une exécution collective, illégale même en droit nazi et donc secrète, qui 2 Dans le jargon des camps, détenu parvenu au dernier degré d’épuisement. 254 concluait une parodie de procès. De la fin de juillet à la fin d’octobre 1943, il sera le témoin de plusieurs de ces tueries, invariablement accompagnées d’une consigne de silence absolu. Il échappe à une sélection « sauvage » à l’initiative du SS Oswald Kaduk, un Volksdeutsch aviné. Doit signer à la redoutable Section politique une décharge attestant qu’il a reçu un passeport roumain de l’ambassade roumaine à Berlin (il apprendra après guerre que c’est là la dangereuse issue d’initiatives de son père qui, suite à la carte postale mentionnée plus haut, se démène en Roumanie pour extraire son fils de sa situation). Le 18 octobre, sa présence comme aide-soignant étant devenue trop compromettante, il se fait renvoyer de l’hôpital. Les bonnes relations qu’il garde avec le personnel de celui-ci lui valent les bonnes grâces de son nouveau Kapo : il devient un temps contremaître (Vorarbeiter)… de Tziganes parfaitement réticents au travail. Retour au bas de l’échelle. Il reste à ce poste d’octobre à décembre 1943, survit alors planqué au Kommando de désinfection. Le 31 janvier 1944, il est affecté comme chimiste à l’Institut d’Hygiène de la SS à Rajsko, dirigé par le SS-Hauptsturmführer Bruno Weber, et situé à 5 kilomètres d’Auschwitz. Si le climat y est glacial, il est moins hanté que d’autres Kommandos par les brutes sadiques. « Même au camp, nous menons une vie particulière, beaucoup plus humaine » (p. 170). Dans un laboratoire ultramoderne, on mène censément des recherches, notamment contre le redoutable typhus exanthématique, qui frappe indistinctement victimes et bourreaux. En fait, si le directeur est ambitieux, l’Institut n’est qu’une très confortable planque pour SS. Sa section de biologie déploie une activité trafiquée, mais suffisamment frénétique pour justifier l’existence de l’institution. L’Institut poursuit ainsi simultanément l’examen des jumeaux, vivants ou morts, du docteur Mengele et celui d’un lapereau décédé dans des circonstances non éclaircies… Non loin, les crématoires peinent à réduire en cendres les corps des Juifs de Hongrie. Berler, dont la détention n’a pas amélioré les compétences de chimiste, n’est que trop heureux d’être affecté à la section de sérologie, facette parmi d’autres du trompe-l’œil qu’est l’Institut. Cela dit, « l’honnêteté et la correction sont générales dans notre commando, et le vol y est inconnu, tout comme les coups, les bagarres et le langage ordurier » (p. 184). Et l’Institut dispose d’une bibliothèque avec des livres d’auteurs juifs ! 255 Une nouvelle fois convoqué à la Section politique du camp, Berler est prié de signer un récépissé pour un colis envoyé de Liège (par son amie, comme il l’apprendra après guerre, via un expéditeur allemand qui exige un accusé de réception !). Sa verte réponse aurait dû lui coûter la vie… Son amitié avec Trude Müller, une communiste pragoise agrégée à l’équipe en mars, est épiée par les SS. Pour faire diversion, Berler parvient à se faire affecter au potager que l’Institut vient d’aménager. Aubaine pour qui est passé maître dans l’art d’« organiser »3, et que Berler ne se fait pas faute d’utiliser. Malgré la guerre qui s’annonce perdue pour le Reich et la tension qui s’ensuit parmi les SS, la vie à l’Institut reste humaine, la journée. La brutalité, on la retrouve le soir, au camp. Depuis la fin de l’été, celui-ci subit les bombardements alliés. À l’Est, le front russe se rapproche. L’automne fait place aux froids d’hiver. Dans la nuit du 17 au 18 janvier 1945, le front russe n’étant plus distant que de quelques kilomètres, les SS commencent l’évacuation du camp. « Sur le nombre total des victimes des camps pendant la durée de la guerre, une moitié est morte des suites des marches de la mort et de la famine massive qui sévissait dans les camps à la fin de la guerre », a écrit l’historien Yehuda Bauer. Si d’autres, comme Maurice Goldstein4, se terrent et seront libérés par les Russes dix jours plus tard, Willy Berler est embarqué dans cette « rallonge de l’enfer », mais avec son commando, ce qu’il tient pour une chance. Incertitude maximale quant à l’avenir : les tortionnaires ont brûlé leurs archives ; ils ne laisseront certainement pas survivre les témoins de leurs forfaits. Par 20° sous zéro, la colonne s’étire. Les traînards sont abattus. Dialogue hallucinant de Berler avec un SS originaire, comme lui, de Czernowitz et qui, parlant le yiddish bien mieux que lui, entend bien profiter, le moment venu, de ces compétences linguistiques pour inverser les rôles. Les heures se traînent. À l’aube du 20 janvier, effroi en voyant des cheminées fumantes à l’horizon. Rage aussi. Et intense fierté de s’être refusé, lâchement, à prier Dieu. Puis découverte de locomotives. Le 21, Dans le jargon des camps, « se procurer en fraude », à distinguer soigneusement de « voler ». Devenu un brillant chirurgien, professeur à l’Université libre de Bruxelles, Maurice Goldstein (1922-1996) fut également président du Comité international d’Auschwitz et l’un des fondateurs de la Fondation Auschwitz (Bruxelles). 3 4 256 arrivée à Gross-Rosen. « Je tombe dans l’horreur brute, car le camp est livré aux assassins » (p. 226). C’est le règne de la pègre à triangle vert. Le bétail humain reste assis par terre du matin au soir dans des bâtiments sans fenêtres ni mobilier. On tue à la barre de fer, indistinctement. Un moment de joie : Berler retrouve son ami Michel Zechel. Mais la situation empire de jour en jour. Cohue indescriptible ; on ne peut plus rien « organiser ». Dix jours d’enfer depuis l’arrivée, puis, dans la nuit du 31 janvier au 1er février, nouvelle évacuation . « Violence inouïe » dans les wagons surpeuplés. Aucune nourriture, la neige pour toute boisson, durant six jours et cinq nuits. Et arrivée à Buchenwald. Entre le train et le camp, « c’est ma vraie marche de la mort ; indubitablement une marche à la mort. Je suis arrivé à un état d’abrutissement dont je ne sortirai plus guère » (p. 236). La nouvelle étape est aussi débordée que la précédente. Déréliction. Et puis miracle d’une soupe chaude et consistante, due à la gestion du camp par des politiques. Inspection par les SS et douche. Un lynchage. Si la machine se grippe, elle peut encore laisser mourir les sous-hommes, ne serait-ce que du fait d’un froid intenable. Crise de démence de Berler en découvrant, noyé dans l’eau boueuse, un musicien de Theresienstadt dont il a fait la connaissance la veille et qui est tombé du châlit. Course à tâtons dans le noir et découverte d’une cache chauffée au bâtiment de désinfection. « Je passe toute cette dernière période de ma déportation comme enveloppé dans un brouillard, tellement je suis au bord du néant, par épuisement extrême » (p. 246). Puis c’est le « cloaque final » pour « larves humaines » du Petit camp. Reste un dernier atout : ce billet de 100 dollars que Michel Zechel a réussi à conserver envers et contre tout, et qui achète le retour au Grand camp et la vie pour les deux amis. Le 19 mars, le zombie Berler est affecté à un commando chargé de construire des abris. C’est que les bombardements se multiplient. Le 31 mars, une nouvelle évacuation est en vue. La découverte d’un souterrain conduisant aux cuisines permet la brève extase d’une soupe et de pommes de terre et l’épouvante d’échapper de peu à l’exécution par un SS. Cueillis par la police du camp, qui est aux mains de la Résistance, Michel et Willy empruntent l’identité d’ “aryens” décédés. Quand la Résistance organise l’évacuation des Juifs, manifestement dans l’intention de « sacrifier les Juifs pour sauver les autres dé257 tenus » (p. 264), c’est Jacques Grippa qui sauve ces « Belges » appartenant de droit à son bloc5. Le 11 avril 1945, Willy Berler a 27 ans et les Américains entrent à Buchenwald. Avec son mètre 80, il pèse encore 42 kilos et n’éprouve rien. Les Américains sont horrifiés. « Il y a en quelques jours des centaines et des centaines de morts » (p. 267). Patton visite les lieux et les fait visiter aux notables de Buchenwald… Michel Zechel est parmi les premiers rapatriés6. Willy Berler, pour cause de santé, ne prendra que le 12 mai la route de la Belgique : six jours en wagon à bestiaux pour regagner Liège. Il est enfin libre. Il a la chance de retrouver les siens sains et saufs. Son frère, enrôlé dans la légion tchèque de l’Armée rouge ; ses parents, qui ont pu monnayer leur survie à Czernowitz, puis en Roumanie non passée sous contrôle soviétique. Les deux frères monteront une petite entreprise industrielle. En 1947, Willy Berler épouse Ruth (en résistance Renée Denies, déportée à Birkenau et Bergen-Belsen). On s’est ici permis, pour la commodité du lecteur, de résumer la ligne conductrice du témoignage de Willy Berler. Et d’omettre ce qui en fait en quelque sorte la chair, la densité humaine. C’est que cette partie-là du texte est strictement expressive de l’auteur, de son attitude existentielle, de ses analyses, de ses jugements de valeur. Elle ne peut être découverte que dans sa propre formulation, qui donne tout son prix au témoignage. On n’a pas souligné non plus les évocations parfois détaillées d’autres internés qu’il a rencontrés, et dont il trace des portraits, leur rendant par là-même une humanité que le contexte dans lequel il les a connus niait radicalement. Ainsi par exemple Maurice Goldstein, Robert Mandelbaum7… Contentons-nous dans cette notice d’évoquer deux ordres de réflexion explicitement abordés dans le texte. D’abord quant au statut même du témoin. Le mémorialiste Willy Berler mesure exactement sa responsabilité à cet égard et se garde d’affirmer ce dont il ne saurait parler sans compromettre sa crédibilité. « Ceux qui devraient porter les Jacques Grippa, chef d’état-major des Partisans armés de Belgique, est arrêté et déporté au début 1943. Il sera sous-secrétaire d’État dans le premier gouvernement belge après guerre. 6 Rentré à Liège, il y reprend son métier de dentiste. 7 Devenu biologiste, il a mené ses travaux avec son épouse à l’Université libre de Bruxelles. 5 258 plus lourdes accusations contre ce que le totalitarisme nazi a perpétré ici n’en sont pas revenus. De la réification, ils ont directement glissé au néant, au rien : shoah, dévastation », note-t-il a posteriori (p. 83). Un autre passage (pp. 196-201) abonde dans le même sens. Chaque matin et chaque soir, sur le chemin entre Auschwitz et Rajsko, « nous passons en vue des quatre grandes cheminées du camp de Birkenau, qui a été rebaptisé Auschwitz II. Notre chemin longe par le sud l’énorme camp, et nous voyons parfaitement de hautes flammes s’échapper de ces cheminées, qui fument sans arrêt. De la fin avril jusqu’à l’automne 1944, elles sont en pleine activité. L’odeur aussi est sensible quand on passe : une odeur de chair brûlée. Je sais que ce sont des crématoires, où sont brûlés des hommes et des femmes, mais qui ? Combien ? Je sais parfaitement qu’on gaze et qu’on brûle les musulmans ; et sans doute pas seulement ceux-là, mais aussi des malades qui ne sont pas encore tout à fait au bout du rouleau, et des détenus déclarés indésirables, sans compter les victimes du typhus, de la faim et des brutalités. Mais je vis à Auschwitz, non à Birkenau, et de ce fait je ne peux pas voir – comme les ont vu les membres du commando Canada ou du Sonderkommando – ces convois entiers de Juifs, hommes, femmes, enfants, vieillards qui arrivent en masse tous les jours et sont débarqués sur la nouvelle rampe à l’intérieur du camp et dont la plupart, parfois le convoi entier, sont poussés droit vers leur anéantissement, sans obtenir même l’insigne chance de devenir des esclaves numérotés. Ce n’est que bien plus tard que je saurai qu’on a, pendant ce printemps-là et cet été-là, dans ces crématoires aux cheminées rougeoyantes, gazé massvement des centaines de milliers de Juifs de Hongrie. » Le lecteur ne pourra qu’être par ailleurs attentif à la réflexion sousjacente de Berler sur la question lancinante des raisons de sa survie. Divers passages de son texte suggèrent des réponses. Ainsi la chance a manifestement joué un rôle considérable dans un univers d’arbitraire et d’imprévisibilité (passim). La connaissance de l’allemand (p. 86) est un atout dont nombre d’internés sont privés, et par là même de la possibilité minimale de comprendre immédiatement ce qui est exigé d’eux. Surtout, il y a ce sursaut au fond de l’humain, cette irréductible liberté qui réapparaît, chez Berler, sous forme de refus de prier et, positivement, comme une indestructible identité : « Dans le camp, les Allemands n’ont à aucun moment réussi à détruire, ni même à atteindre, 259 mon identité. Dire que je me suis toujours senti juif veut dire que j’ai toujours fortement ressenti une identité nationale juive (allemande ma langue maternelle, roumains mes papiers, belge ma résidence, mais juif mon peuple), et cela m’a certainement protégé de la décomposition. Ainsi, j’ai pu ne jamais me sentir touché moralement, dans mon identité la plus profonde. » (pp. 189 et 192) S’il livre le récit du témoin Willy Berler, l’ouvrage constitue aussi, en quelque sorte, sur la base d’une histoire personnelle, une introduction à l’hallucinante réalité du génocide dans sa totalité. Ruth Fivaz Silbermann l’a en effet exemplairement annoté pas à pas pour lui assurer une intelligibilité maximale. Les évidences sont pour le témoin de l’ordre du vécu mémoriel. Pour les générations d’après l’horreur, l’approche critique est – et sera de manière croissante – nécessaire. Une trentaine de fiches ont donc été intégrées au texte sous forme d’encadrés, fournissant des notices historiques bibliographiquement irréprochables : elles élucident ces réalités de date, de lieu, de personnes, d’institutions, d’événements – que le témoin, projeté in medias res, ne peut évoquer – c’est son douloureux privilège – que de l’intérieur. Conjuguées à la riche annotation infrapaginale, ainsi qu’aux plans et illustrations également fournis, ces données constituent, en même temps qu’une mise en perspective factuelle du vécu du narrateur dans toute son authenticité humaine, comme une initiation aux diverses dimensions du génocide. Par delà, ce sont les structures du projet d’extermination industrielle du peuple juif qui se profilent. La distance prise par l’historienne, son nécessaire discours en troisième personne, fournit un contrepoint au récit mené à la première. C’est donc un ouvrage très caractéristique et à bien des égards encourageant que cet Itinéraire dans les ténèbres, qui peut réunir sans les confondre les deux registres trop fréquemment antagonistes – ou sentis comme tels – de la mémoire et de l’histoire, de l’immédiateté vécue et de la reconstruction critique. La tension que l’ouvrage établit ainsi entre ces deux visages mutuellement irréductibles de la vérité est riche d’enseignements et donne à penser. Le lecteur d’aujourd’hui, qui se pose avec un effarement que les années n’ont pas entamé, les questions du quoi, du comment et du pourquoi ne manquera pas de trouver dans le va-et-vient qu’instaure ce double registre des éléments de réponse. À lui de tirer de 260 ce dialogue les conclusions que lui permet sa propre aptitude à comprendre. 261 Les auteurs - De auteurs Roland Baumann est docteur en Histoire de l’Art et en Ethnologie. Thierry Delplancq, licencié en Histoire, est archiviste de la commune de La Louvière. Jacques Déom, licencié en Philosophie, licencié en Philologie biblique, est chercheur à la Fondation de la Mémoire contemporaine. Stéphane Kubicki est licencié en Histoire et enseignant. Catherine Massange, licenciée en Histoire, est chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine. Albert Mingelgrün, docteur en Philosophie et Lettres, professeur ordinaire à l'Université libre de Bruxelles, section de Langues et Littératures romanes, est président de la Fondation de la Mémoire contemporaine. Albert Mingelgrün, doctor in de Letteren en Wijsbegeerte, gewoon hoogleraar aan de Université libre de Bruxelles, sectie Romaanse Talen en Literatur, is voorzitter van de Stichting voor de eigentijdse Herinnering. Philippe Pierret, docteur en Histoire des religions et des systèmes de pensée de l’École Pratique des Hautes Études (ephe), Ve Section, à Paris, est conseiller scientifique au Musée juif de Belgique. Pierre Sauvage s.j., docteur en Histoire, est professeur ordinaire, section d’histoire, aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix (Namur). Laurence Schram, licenciée en Sciences politiques, est archiviste et chercheuse au Musée juif de la Déportation et de la Résistance (Malines). 263 Jean-Philippe Schreiber, chercheur qualifié au Fonds national de la Recherche scientifique et professeur à l'Université libre de Bruxelles, est directeur scientifique de la Fondation de la Mémoire contemporaine. Zahava Seewald, licenciée en Histoire de l’Art et Archéologie, est conservatrice au Musée juif de Belgique. Fernand Vanhemelryck is gewoon hoogleraar bij de afdeling geschiedenis aan de Katholieke Universiteit Brussel (KUB) en buitengewoon hoogleraar bij de afdeling geschiedenis aan de Katholieke Universiteit Leuven (KUL). Katrien Vloeberghs, onderzoekster jeugdliteratuur, bereidt een doctoraat voor aan de Universitaire Instelling Antwerpen (UIA). Jacqueline Wiener-Henrion, avocat honoraire, est collaboratrice scientifique à la Fondation de la Mémoire contemporaine. Elisabeth Wulliger, licenciée en Sciences politiques, est collaboratrice scientifique à la Fondation de la Mémoire contemporaine. 264