Travail, Division du travail et société sans classes

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Travail, Division du travail et société sans classes
Travail, Division du travail et société sans classes
L’idéologie du « travail » source de l’oppression des peuples :
Il a toujours paru naturel aux « honnêtes gens » d’avoir des esclaves.
L’accession à un certain niveau de culture implique l’existence de domestiques et de
travailleurs qui dispensent les êtres civilisés des tâches matérielles. Les bourgeois,
grands ou petits raisonnent volontiers comme Aristote qui justifiait l’esclavage par le
fait qu’il donnait aux philosophes le loisir de philosopher. La division du travail à
l’intérieur d’organisations partielles (entreprises) ou globale (marché ou plan) paraît
naturelle. Et la structure sociale de classes qui en résulte le paraît aussi, parce qu’elle a
toujours existé et parce qu’elle est considérée comme conforme aux besoins de
l’économie. Or il s’agit là d’une illusion dangereuse, fondée sur l’acceptation d’une
servitude qui est indigne d’êtres civilisés.
Il est vrai que l’histoire de l’humanité est pour l’essentiel celle de sociétés à
deux classes dans lesquelles la majorité de la population obéissait à une minorité
dominante. La distinction des maîtres et des esclaves, des seigneurs et des serfs, des
bourgeois et du prolétariat, des « honnêtes gens » et de la « populace », des lettrés et
des illettrés, a toujours existé jusqu’à une date récente, qui a vu apparaître une
troisième classe sous l’appellation de « classe moyenne. » Mais en dépit de cette
transformation, ce que Kenneth Galbraith appelle la « classe inférieure structurelle »
subsiste, même dans les sociétés les plus avancées, et son existence paraît toujours
indispensable au fonctionnement de l’économie.
Les conservateurs et les privilégiés trouvent donc naturel d’avoir des
domestiques et des « travailleurs » à leur service. Mais le romantisme de la gauche
marxiste à l’égard du « prolétariat », classe vertueuse porteuse de la révolution, vient
confirmer l’idée fausse selon laquelle la division actuelle du travail dans la société
moderne est une nécessité économique contre laquelle il serait utopique de vouloir
s’élever. L’existence d’emplois simples ne demandant pas beaucoup d’efforts
intellectuels pour ceux qui n’ont pas les moyens de faire des travaux plus sophistiqués
serait d’ailleurs la seule réponse rationnelle au problème du chômage.
Cette croyance est confortée par le prestige dont est entouré le mot même de
« travail. » Chacun doit « gagner sa vie » : Toute activité productrice est légitime et a
sa noblesse. L’adage selon lequel « Il n’y a pas de sot métier » résume l’idéologie
conservatrice qui maintient les peuples dans l’obéissance. Il est trop évident au
contraire qu’il existe une masse d’emplois abrutissants et mal payés, et que c’est une
pure escroquerie intellectuelle que de leur donner le même nom de « travail » qu’aux
emplois nobles, intéressants et bien rémunérés. Ces derniers sont, en fait, des « jeux »,
alors que les autres relèvent plutôt des « travaux forcés » infligés aux délinquants.
La vision de l’organisation économique ressemble beaucoup à celle de
l’organisation militaire selon laquelle l’obéissance, magnifiée sous le nom de
« discipline », serait « la force principale des armées ». Ce que Soros appelle le
« fondamentalisme de marché » date d’Adam Smith et de son admiration pour la
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division du travail en opérations faciles pour ceux qui sont ainsi transformés en
machines. La conception bourgeoise et mercantile de la société ne cherche pas le
bonheur des hommes dans un travail digne d’eux. Elle est au service du profit, soit de
l’enrichissement de quelques-uns aux dépens de la servitude imposée aux
« travailleurs. » C’est la même logique que celle des batailles qui apportent la gloire
aux généraux, au prix du sang des fantassins. Les « cultures d’asservissement » ont
ainsi dominé l’histoire. Les chances d’en sortir paraissent encore minces aux meilleurs
esprits.
Le travail n’est toujours pas une fin en soi.
Et pourtant l’histoire montre que le travail a été d’abord un jeu. Aux temps
préhistoriques la chasse et la cueillette étaient des jeux, même si leur enjeu était vital.
Dès le début de l’histoire connue, la guerre, la conquête et le butin plus l’esclavage
étaient aussi des jeux, mais réservés aux dirigeants. Dès que la vie économique s’est
organisée, la division du travail est apparue, et l’aspect ludique de la production a été
réservé à ceux qui la dirigeaient. C’est l’organisation elle-même qui a été le meilleur
support de l’oppression. Simone Weil a parfaitement mis en lumière ce phénomène
dans son essai sur « oppression et liberté. » :
« Dès lors, écrit-elle, que la société est divisée en hommes qui ordonnent et en
hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir,
et la lutte pour la subsistance n’intervient guère que comme un facteur, à vrai dire
indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle l’existence sociale est
déterminée par les rapports entre l’homme et la nature établis par la production reste
bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent
être considérés d’abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de
subsistance constituant simplement une donnée de ce problème ».
Des efforts incontestablement méritoires pour humaniser la situation ainsi
créée ont été faits et ont été partiellement couronnés de succès. Des réglementations
ont été adoptées qui ont rendu l’esclavage plus doux pour les esclaves. Les luttes
syndicales ont obtenu la réduction de la durée du travail, des congés payés, la
protection sociale contre le chômage et la maladie, l’institution de retraites. Les
emplois pénibles et abrutissants ont ainsi été rendus plus acceptables. Par ailleurs la
sophistication des processus de production a accru le nombre d’emplois de cadres
qualifiés exigeant un certain niveau d’éducation et d’initiative et a ainsi contribué à
l’acceptation du système. L’accroissement de la productivité par la robotisation a, par
ailleurs, réduit le nombre d’emplois abrutissants. D’autres tentatives, notamment celles
tendant à associer les travailleurs à la conception et à la gestion des entreprises ont été
moins efficaces : l’idée « d’autogestion » n’a pas réussi à s’imposer. Au contraire la
soumission absolue à la concurrence et aux marchés a entraîné, dans le capitalisme
financier actuel, le phénomène des suppressions d’emplois massives décidées
arbitrairement sans la moindre consultation des intéressés.
Aucune réponse fondamentale n’a finalement été apportée au problème posé
par la division du travail et par la lutte pour le pouvoir qui en est le résultat. Le travail
n’a jamais été considéré comme une fin en soi dans ce que l’on appelle justement la
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« société de consommation. » La question est de savoir s’il peut en aller autrement,
c’est-à-dire si le travail peut tenir une place satisfaisante dans la définition de la finalité
de la société.
Travail et finalité de la société.
Il suffit d’analyser objectivement le fonctionnement de notre société pour
acquérir la conviction qu’elle pourrait être organisée autrement. Nous vivons dans une
société de spécialistes. Les structures sociales sont conçues pour satisfaire ce qui est
considéré comme les besoins fondamentaux des « consommateurs. » Les économistes
appellent cela « la demande. » Les services publics répondent aux besoins qui ne
peuvent être commercialisés. D’innombrables entreprises, petites ou grandes se
chargent de tout le reste. Elles ont besoin de main-d’œuvre de tous types : ingénieurs,
cadres, juristes, spécialistes de la publicité, communicateurs, comptables, financiers,
ouvriers et employés qualifiés et non qualifiés. Le système éducatif – et notamment
l’enseignement supérieur est essentiellement conçu pour former à tous ces emplois. La
finalité est le profit et la conquête des marchés, c’est à dire le jeu du pouvoir,
notamment à travers l’accroissement de la productivité pour réduire les prix de revient.
Dans son livre sur le « supercapitalisme », Robert Reich a bien montré que le système
ainsi conçu est soutenu par chacun de nous dans la mesure où nous faisons
inconsciemment passer nos intérêts de consommateurs et d’investisseurs avant l’intérêt
général. Les grandes entreprises sont toutes puissantes parce que nous aimons que les
prix de vente soient bas et parce que nos fonds de pension et les fonds de placement
exigent des dividendes élevés. C’est pourquoi le « pouvoir économique », détenu par
les héritiers des grandes fortunes, gouverne le monde de façon irresponsable et avec
notre accord, l’accord des classes moyennes qui croient à leur enrichissement et celui
des travailleurs parce qu’ils n’ont pas une conscience claire de leur servitude.
Nous vivons de ce fait dans un système totalement irrationnel : il n’est conçu ni
pour répondre à des besoins clairement définis ni pour résoudre des problèmes
clairement identifiés. Dire que la « main invisible » du marché répond à tous nos
problèmes est simplement absurde, sauf si l’on considère que la seule finalité de la
société consiste à produire des biens matériels pour la partie de la population qui a les
moyens de les acheter et à enrichir les entrepreneurs capables de les produire. La
division du travail entre dirigeants et exécutants s’accompagne du mépris des
exécutants considérés comme des « ressources humaines » au même titre que les
matières premières sont des ressources matérielles. Les structures de production, i.e.
les entreprises sont fondées sur le régime dictatorial des « managers » auxquels est
accordé un prestige immérité, aux dépens des créateurs et des personnalités éminentes
par leur savoir ou leur sagesse. Le pouvoir économique, et à travers lui, le pouvoir
politique, est ainsi exercé par une catégorie sociale dont le seul intérêt est l’argent. Ce
système se complète par le maintien d’une partie importante de la population dans une
situation d’absence de travail que quelques mesures de protection sociale et
notamment les allocations de chômage ne rendent pas plus acceptable. Cette
conception mercantiliste et bourgeoise ignore tous les autres problèmes et en
particulier celui qui consisterait à assurer à tous les individus un emploi offrant un
travail intelligent, satisfaisant et correctement rémunéré.
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En réalité le travail est au centre de nos vies. Il est la condition de notre
existence. S’il n’a pas de sens, nos vies non plus. Il devrait donc être intelligent,
créatif, offrir un objectif de réalisation personnelle, c’est-à-dire à la fois une
« carrière », qui offre un progrès satisfaisant au cours d’une vie, et l’acquisition d’une
« culture » qui satisfasse les besoins intellectuels et sentimentaux. Il ne devrait pas être
subordonné à la satisfaction des consommateurs et aux jeux de conquête du pouvoir et
d’accaparement de la richesse par les dirigeants. La société devrait être conçue de
manière à offrir à tous ses membres une activité intelligente et créatrice, et qui fasse
sens.
Concevoir une société pour laquelle la finalité ne serait pas seulement la
satisfaction de la demande solvable, mais inclurait aussi l’anoblissement du travail et
la création d’activités tendant au développement de l’être humain n’est certainement
pas un exercice facile. Mais il n’est pas impossible d’imaginer le type de structures qui
permettraient de la construire. Ces structures devraient assurer du travail à tous et
rendre intelligibles et « faisant sens » toutes les formes de travail.
Modification indispensable du « contexte » i.e. des systèmes éducatifs
Assurer du travail à tous veut dire par exemple que c’est toute la législation sur
le chômage qu’il faut complètement reconsidérer. Rendre intelligibles toutes les
formes de travail c’est par ailleurs réexaminer les structures du mode de production.
Entreprendre une telle révolution enfin exige que soit pris en compte tout le contexte
du travail, et en particulier la nature du système éducatif. Il s’agit de passer d’une
culture axée sur la production matérielle à une culture de formation d’êtres humains.
C’est pourquoi il est rationnel de commencer par le « contexte » et notamment
par les systèmes éducatifs. Le sujet de l’éducation est traité de façon plus complète
dans le chapitre qui lui est consacré mais il est nécessaire d’en résumer ici l’essentiel,
en raison de ses relations étroites avec la conception du travail. Former des hommes et
non pas seulement des spécialistes implique de donner une place beaucoup plus grande
à ce que l’on peut appeler la « culture générale », en l’adaptant au surplus aux goûts et
aux capacités de chacun. Les systèmes éducatifs actuels dans les pays développés sont
fondés sur le mépris des êtres humains : ils sont destinés à former des outils de
production, non des esprits cultivés. La part faite à la culture générale est la plus
réduite possible et se limite, dans l’enseignement secondaire, à quelques leçons de
littérature, d’histoire, et à quelques vues sommaires sur les sciences. Elle ne comprend
pratiquement rien sur le fonctionnement des institutions, sur la médecine, sur le droit,
sur l’économie, sur les finances, sur les arts, sur les cultures étrangères à la sienne
propre. L’enseignement supérieur est intégralement spécialisé. Tout est conçu en
quelque sorte pour soutenir la hiérarchie de l’argent, qui met à sa tête les « héritiers »,
et qui dispose d’armées disciplinées de producteurs de biens matériels et de profit. Et
la lutte pour le pouvoir entre les maîtres du monde use de ces armées dans le mépris
total des intérêts et des besoins des officiers et des soldats.
C’est la raison pour laquelle les travailleurs, quel que soit leur niveau dans la
hiérarchie ne sont pas armés pour défendre leur propre dignité. Si on les prive de
travail, ils doivent accepter comme une charité providentielle de la part d’un État,
justement appelé « État-providence », de recevoir une allocation de chômage et de
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rester inactifs. Si les dirigeants de l’entreprise dans laquelle ils travaillent sont en train
de faire faillite, ils n’ont aucun moyen de faire entendre leur voix sur les méthodes de
gestion. Ils ne sont pas armés pour discuter d’égal à égal avec les « patrons » et
limitent en général leurs revendications au niveau des salaires, quand la conjoncture le
leur permet. Tout le système syndical est ainsi fondé sur l’acceptation par ceux qui
travaillent de leur condition de « salariés », structurellement inférieurs en tant
qu’individus aux capitalistes qui les dirigent.
C’est ce que pourrait, et devrait, radicalement transformer une refondation des
systèmes éducatifs, qui seraient conçus pour donner à tous l’accès à une participation à
la définition des objectifs du travail. Les textes sur l’éducation décrivent les profondes
réformes que cette refondation comporterait. Le développement de l’accès à la culture
générale pour tous, en l’adaptant aux capacités intellectuelles et aux goûts de chacun,
est la clef fondamentale du problème. La formation continue, la revalorisation du
travail manuel et son inclusion dans les programmes, l’acquisition de la connaissance
d’au moins une langue étrangère, la possibilité d’acquérir la connaissance approfondie
d’un métier déterminé ou d’une compétence spéciale, parallèlement aux études
générales devraient aussi compléter la révolution qui aboutirait à établir l’égalité des
êtres humains. Cela priverait sans doute tous ceux qui se sentent aujourd’hui
supérieurs aux autres hommes du fait de leur appartenance à une classe mieux éduquée
d’une satisfaction facile autant qu’injustifiée. Mais la disparition de la « culture de
satisfaction » si bien décrite par Galbraith ne serait pas une grande perte.
En revanche une autre culture pourrait se développer dans laquelle la place du
travail intelligent et créatif deviendrait majeure. Il est clair par exemple qu’il
deviendrait possible de donner du travail à tous au lieu de conserver une réserve de
chômeurs inactifs, et d’associer tous les travailleurs à la conception des tâches et à la
gestion des entreprises. Si les « ateliers nationaux » inventés par Louis Blanc en 1 848
pour tenter de donner du travail à tous n’ont pas réussi à atteindre leur objectif c’est
parce que l’ignorance et l’absence de formation des travailleurs ne le permettaient pas,
Si les tentatives « d’autogestion » des entreprises n’ont jamais réussi, c’est aussi pour
les mêmes raisons. Si l’association des travailleurs à la conception et de la direction
des entreprises ne peut être garantie par les contrats de travail, c’est encore en raison
du sentiment de leur infériorité en matière de compétence que ressentent aujourd’hui
les exécutants. Tout cela au contraire devient possible avec un niveau d’éducation plus
élevé et plus général.
Transformation des structures de production pour rendre au travail sa dignité.
En fait une culture du travail devrait comprendre :
 la garantie de l’accès au travail pour tous,
 l’association des travailleurs à la conception et à la gestion des entreprises,
 une réglementation diversifiée selon les types de travail, en particulier celle
concernant les tâches serviles et abrutissantes dont la disparition devrait être
recherchée
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Le tout suppose qu’au lieu de laisser le mode de production diriger l’évolution
des autres structures de la société, c’est la démarche inverse qui devrait être ici
adoptée. Si les objectifs mêmes du mode de production et de distribution sont
d’assurer le bonheur des individus et de donner un sens à leurs activités, il est évident
qu’il faut en finir avec la séparation du travail entre ceux qui ordonnent et ceux qui
exécutent. Il faut donc commencer par établir une réglementation adaptée aux divers
types d’activités indispensables à la satisfaction des besoins. Il faut donc distinguer
entre le travail servile, le travail manuel intelligent et comportant une part d’initiative
et de relation avec l’objectif de production, les tâches intellectuelles, celles de
conception et de direction.
La réglementation du travail servile devrait tendre à en réduire l’ampleur
notamment par la robotisation. C’est pour ces types d’emploi que la réduction de leur
durée hebdomadaire a vraiment un sens. Devrait y être ajoutée la possibilité offerte par
la formation continue d’échapper à ces emplois pour en assumer d’autres plus
satisfaisants. La notion de « carrière » valable pour les emplois considérés comme plus
nobles devrait aussi être offerte à ceux que leur manque d’éducation a contraints de
commencer leur vie professionnelle par des emplois non qualifiés.
Il faut ensuite en finir avec la culture de spécialistes en offrant à tous l’accès à
une participation à la définition des objectifs du travail. Si les expériences
d’autogestion ont jusqu’ici échoué c’est dans la majorité des cas parce que le niveau
d’éducation des exécutants ne leur permettait pas de participer pleinement à la gestion
d’une entreprise de grande dimension. Tout ceci est donc étroitement relié à une
refondation des systèmes éducatifs, et à l’adaptation des conditions de participation
aux types d’entreprises et au niveau de compétence des exécutants. Il faut partir pour
cela de l’analyse des biens produits et des types de travail qu’exigent les diverses
branches de production. La production de matières premières, celle de biens durables
de grande consommation, celle de logements et d’urbanisme, celle de l’information, de
l’éducation et de la culture, celle d’objets artisanaux, la grande distribution de biens de
consommation ne résultent pas des mêmes types d’entreprises ni n’ont recours aux
mêmes talents.
Réglementer l’ensemble de la même manière et tout soumettre aux exigences
des marchés est une absurdité. Si l’on souhaite prendre en considération l’intérêt du
travail, il faut d’abord admettre comme principe fondamental que tout contrat de
travail est par principe un contrat d’association à une entreprise et doit comporter des
procédures de consultation sur les objectifs et sur la politique générale de production.
L’introduction d’une certaine dose de démocratie dans l’entreprise conçue jusqu’ici
comme une dictature est nécessaire et possible, dans la mesure où le contexte actuel est
modifié par la refondation des systèmes éducatifs.
L’élaboration d’un nouveau droit du travail ne se fera pas en un jour. Elle
suppose une prise de conscience de sa possibilité par les travailleurs eux-mêmes et une
progression patiente dans la nouvelle direction. Au nombre des mesures qui pourraient
commencer à orienter l’évolution dans ce sens devraient et pourraient figurer :
1. la création à titre expérimental « d’ateliers nationaux » modernes capables
d’offrir une activité rémunérée adaptée à leurs capacités aux chômeurs. S’il est
un domaine dans lequel, avec quelques notions de bricolage, et sous la direction
d’architectes et contremaîtres compétents, tout être humain peut être employé
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utilement, c’est bien par exemple la construction de logements. Or les besoins en
cette matière sont immenses. Il ne serait donc pas impossible d’ouvrir des
chantiers de petites agglomérations nouvelles oû seraient employés les chômeurs
volontaires à des conditions plus avantageuses que les simples allocations de
chômage. En cas de succès l’expérience pourrait être progressivement étendue à
d’autres secteurs
2. le lancement d’expériences de contrats d’association à la conception et à la
gestion des entreprises dans les diverses branches de production. Des avantages
fiscaux pourraient les encourager, notamment au niveau des entreprises petites et
moyennes. Introduire dans des structures jusqu’ici dictatoriales, une certaine
dose de démocratie n’est pas un exercice impossible. Et la multiplication des
expériences devrait permettre d’élaborer progressivement un droit nouveau. Le
problème des très grandes entreprises resterait plus difficile à traiter, mais vu la
manière peu satisfaisante dont elles sont aujourd’hui gérées et les luttes stériles et
dommageables qu’elles se livrent pour la conquête du pouvoir, il est loin d’être
impossible d’imaginer qu’une réglementation de plus en plus nécessaire de leur
fonctionnement inclue une dose de plus en plus grande de participation des
travailleurs à la définition de leurs politiques de gestion. C’est au pouvoir
politique, c’est-à-dire à la démocratie, de décider de la conception d’ensemble du
mode de production qui satisferait le mieux les besoins des hommes, et non,
comme c’est le cas aujourd’hui, à un pouvoir économique irresponsable
d’imposer les politiques qui plaisent à ses détenteurs. L’ampleur d’un tel
renversement exige des études difficiles et complexes, qui devraient être confiées
à des instituts de recherche spécialisés en ce domaine. La création de tels outils
devrait figurer dans tout programme de revalorisation du travail humain.
Conclusion
Remettre le travail à sa place, qui devrait être la première dans l’organisation
de la société, est une entreprise ambitieuse, longue et difficile, mais elle est à la fois
indispensable et possible. Les quelques mesures et pistes de recherche qui viennent ici
d’être indiquées – robotisation du travail servile, carrières et formation continue pour
les travailleurs assujettis aux taches fatigantes et abrutissantes, « ateliers nationaux »
pour les chômeurs, contrats d’association remplaçant progressivement les contrats de
salaires, remise en question de la structure actuelle du mode de production,
suppression de l’hérédité du « pouvoir économique » - pourraient, croyons-nous,
permettre de s’engager dans cette direction. Elles devraient être complétées par la
réflexion critique et constructive de tous ceux qui se sentent concernés par ce
problème. Elles doivent de toute manière être conçues et appliquées en association
avec la refondation des systèmes éducatifs dont il est traité dans une autre partie de ce
site. L’enjeu est en tout état de cause fondamental : il s’agit de donner un sens à la
liberté.
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