La réception de l‟œuvre de Harry Martinson en
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La réception de l‟œuvre de Harry Martinson en
La réception de l‟œuvre de Harry Martinson en France de 1974 à 2009 Semir Susic Uppsats på Franska Kandidatuppsats 15 hp HT 2009 Directeur de mémoire : Sylviane Robardey-Eppstein Rapporteur : Jennie Järlborn La réception de l‟œuvre de Harry Martinson en France de 1974 à 2009 Semir Susic English title: The reception of Harry Martinson in France between 1974 and 2009 Abstract The aim of this study is to examine the reception in France of the Swedish writer Harry Martinson and his work between 1974 and 2009. The method of this study is based on reader response theory inspired by among others Joseph Jurt and Hans Robert Jauss. The essay examines certain cultural and historical differences between Sweden and France and especially in the treatment of the concept of “proletarian literature” in an attempt to answer the following questions: How have the works of Harry Martinson been received in France? Is the reception unanimous or divided? Why has he been received this way? Since this field is completely unexplored, it has been necessary to make a first survey and enter the subject on a basic level. The study has however permitted us to draw some general conclusions. In this study we have found that Martinson does not meet the “horizon of expectation” of the French critics who do not have sufficient knowledge of the Swedish historical context. The discussion on Martinson is therefore much divided and ambiguous. The study shows that Martinson is often read as a left-wing writer who belongs to the genre of proletarian/autodidactic literature. This label however, strongly imposed by the editor, causes a lot of confusion and difficulty for the critics in their articles and hence for the public in general. Essential subjects and aspects of his authorship that are necessary for the understanding of his works are neglected. He is hence only known in rather small circles in France. Keywords Literary reception, Harry Martinson, Nordic literature, Foreign literature, Sweden, France, Stig Dagerman, proletarian working class literature, autodidact, history of literature. 1 2 Table des matières 1 Introduction ................................................................................................................. 5 1.1 Introduction générale............................................................................................ 5 1.2 Le cadre théorique, la méthode et le corpus ......................................................... 6 2 La littérature prolétarienne suédoise et son rapport avec Harry Martinson ................ 8 2.1 Les notions d‟« autodidacte » et de « prolétaire »................................................ 8 2.2 L‟histoire de la littérature prolétarienne ............................................................... 9 2.3 Harry Martinson et son rayonnement en Suède ................................................. 11 3 La réception en France .............................................................................................. 12 3.1 Martinson dans les manuels littéraires français .................................................. 14 3.2 Martinson dans les revues et les journaux français ............................................ 16 3.2.1 Comparaisons avec d‟autres auteurs ........................................................... 18 3.2.2 Le traitement de la notion de « littérature prolétarienne » .......................... 21 3.2.3 L‟exotisme nordique ................................................................................... 23 3.2.4 Aniara : une critique atypique pour une œuvre atypique ............................ 25 3.2.5 Bilan préliminaire ........................................................................................ 25 3.3 Brève comparaison avec la réception de Stig Dagerman en France .................. 25 4 Conclusion ................................................................................................................. 26 Appendice ....................................................................................................................... 28 Bibliographie .................................................................................................................. 41 3 1 Introduction 1.1 Introduction générale Qu‟est ce qui fait qu‟un auteur a du succès à l‟étranger ? Quels sont les critères ? C‟est une question très complexe qui n‟a pas de réponse claire et directe mais qui, si on l‟aborde, éclaire des échanges culturels très intéressants. En Suède, Harry Martinson est considéré comme l‟un des auteurs les plus importants du XXe siècle. Ses œuvres ont été regardées comme novatrices et pionnières. Il a été comparé à D. H. Lawrence et a même été considéré comme un auteur appartenant à la grande littérature mondiale1. Ses thèmes sont tantôt régionaux, tantôt universels ; ayant vécu une vie de marin pendant sept ans à partir de l‟âge de seize ans, c‟était un écrivain du « mouvement ». Il prônait un nomadisme mondial : la rencontre avec l’autre donne la tolérance et la compréhension pour aboutir à une paix de l‟âme et un esprit pacifique. Après ses voyages, Martinson possédait une expérience unique et avec une sensibilité rare il l‟a transformée en poésie. Son premier recueil de poèmes Vaisseau fantôme2 paru en 1929 montre un jeune poète qui cherche sa langue, qui se cherche lui-même et qui recherche la paix de l‟esprit. Ces thèmes de mouvement, surtout, lient Harry Martinson à un contexte beaucoup plus large que celui du seul contexte suédois. Cependant, à l‟étranger, il reste peu connu et la recherche sur la diffusion de ses œuvres à l‟étranger est quasiment inexistante. En 1974, Martinson a reçu le prix Nobel. Selon le manuel littéraire de Göran Hägg Den svenska litteraturhistorien, l‟attribution du Prix Nobel à Eyvind Johnson et Harry Martinson fut très critiquée. L‟auteur Sven Delblanc a donné son avis dans le journal du soir Expressen ; l‟affaire était très gênante et un grand ricanement sonnait à travers le monde (Hägg 1999 : 506). La décision du comité du prix fut très critiquée mais les deux auteurs furent jugés d‟une manière encore plus sévère puisqu‟ils auraient pu empêcher la décision, en tant que membres de l‟Académie. Étant un esprit sensible, Martinson a 1 Göran Hägg le compare à D. H. Lawrence dans Den svenska litteraturhistorien (1996 : 506-515). Ensuite, Kjell Espmark, ancien professeur à l‟Université de Stockholm, auteur et membre de l‟Académie suédoise, affirme dans son livre Harry Martinson – Mästaren que les meilleurs ouvrages de Martinson appartiennent à la grande littérature mondiale. (2005 :192) Staffan Söderblom, s‟est également beaucoup intéressé à Martinson. 2 L‟ouvrage n‟est pas traduit, c‟est notre traduction. Le titre suédois est Spökskepp. 5 beaucoup souffert en recevant cette critique. Quatre ans plus tard, dévoré par une maladie et par cette critique, il s‟est suicidé dans un hôpital à Stockholm (Hägg 1999 : 514). Dans ce mémoire, nous tenterons de soulever et d‟interroger historiquement la réception des œuvres de Harry Martinson en France et de montrer la problématique de cette diffusion. Pourquoi a-t-il été reçu de telle où telle manière ? Quelles peuvent en être les raisons historico-littéraires, sociales ou autres ? Vu le cadre restreint de ce travail, nous ne pourrons qu‟effleurer ces questions, notre priorité étant surtout d‟éclairer la relation entre les ouvrages de Martinson et leur diffusion et réception en France. 1.2 Le cadre théorique, la méthode et le corpus Les études sur la réception se divisent grosso modo en deux branches. La branche qui étudie le lecteur virtuel, à laquelle appartiennent entre autres Umberto Eco et Wolfgang Iser, et celle qui s‟intéresse au lecteur réel. Cette deuxième branche sera notre point de départ dans ce mémoire. Elle a été developpée, entre autres, par Joseph Jurt et Hans Robert Jauss3. Qu‟est-ce que donc qu‟un lecteur réel auquel s‟intéresse cette branche ? Dans le contexte de la réception cette notion designe très souvent un texte journalistique dont l‟auteur est réel (évidemment), connu et à travers lequel il s‟exprime à propos, par exemple, d‟une œuvre littéraire. Le fait que le lecteur est connu ouvre la possibilité d‟étudier ses réactions à partir d‟un contexte, par exemple culturel ou social. Une notion clé dans le domaine de la réception est celle de l‟« horizon d‟attente ». Elle a été développée par Hans Robert Jauss d‟après la formule de Hans-Georg Gadamer et consiste dans les représentations qu‟utilise le lecteur réel pour interprèter et comprendre, par exemple, une œuvre littéraire. Selon Jauss, l‟horizon d‟attente peut se définir ainsi : le système de références objectivement formulables qui, pour chaque oeuvre au moment où elle apparaît résulte de trois facteurs principaux : l'expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d‟œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne. (Jauss 1990 : 54) 3 Jurt (1980) : La réception de la littérature par la critique journalistique et Jauss (1978) : Pour une esthétique de la réception. 6 L‟horizon d‟attente est donc central puisqu‟il dirige l‟interprétation et la compréhension du lecteur. Nous nous inspirons de la théorie de la réception critique (le lecteur réel) et de la notion « d‟horizon d‟attente ». Le cadre restreint nous oblige avant tout à une méthode et une enquête qui permettront un premier déboisement sur ce qui existe, enquête à partir de laquelle il sera permis de tirer quelques questions générales. Notre méthode consistera avant tout dans l‟étude des manuels littéraires et des articles journalistiques français traitant de Harry Martinson. Quelles sont les réactions sur son œuvre ? Y a-t-il des réactions homogènes/hétérogènes ? Y a-t-il une explication pour ces réactions ? Pour aborder ces questions il nous faudra le contexte historique et surtout socioculturel, c‟est pourquoi une grande partie de notre mémoire sera consacrée à cet aspect. Nous avons l‟ambition d‟esquisser historiquement la diffusion des textes de Martinson en France en français. Enfin, nous allons nous servir d‟une thèse parue en 2008 : La Mythification d’un écrivain étranger : La réception de l’œuvre de Stig Dagerman en France et en Italie par Karin Dahl, pour faire une brève comparaison. Dagerman est lui aussi Suédois et de la même époque (1923-1954). Une comparaison peut approfondir notre étude et nous aider à répondre aux questions que nous avons posées. Notre corpus, à partir duquel nous faisons l‟analyse centrale, comprend deux manuels littéraires, le plus ancien date de 1974 et le plus récent de 1996, quinze articles dans des revues et journaux français, le plus ancien date de 2001 et le plus récent de 2009. Il faut ajouter que tous ces articles sont d‟une manière ou d‟une autre liés à l‟édition (Aniara et Il faut partir) et à la réédition (Même les orties fleurissent et La Société des vagabonds) des ouvrages de Martinson chez Agone. Il faut aussi ajouter que ces articles ont été trouvés à travers Agone et nous ne pouvons pas dire si les éditeurs ont ou pas exclu ceux qui n‟ont pas été en leur faveur, ou qui n‟ont pas été interprétés de la manière qu‟ils voulaient. Nous n‟en savons rien mais nous sommes pourtant concients de ce problème. Cependant, il n‟est pas très probable qu‟Agone ait supprimé quelque chose. La délimitation temporelle de notre étude est donc 1974-2009. Notre méthode pose cependant quelques problèmes dont nous sommes concient. D‟abord, la différence entre un article journalistique et un article dans un manuel littéraire. Le premier vise à inscrire le sujet dans un contexte actuel alors que le dernier a pour but de l‟inscrire dans un contexte historique. Le premier est également plus ouvert à la subjectivité et il est sous-entendu que le journaliste donne son avis sur une œuvre littéraire alors qu‟un historien doit rester plus neutre. Cela n‟est pas forcément toujours vrai mais c‟est en tout cas la norme. Pourtant, notre méthode présume que les manuels 7 jouent un rôle actif en tant que fondateurs de « l‟horizon d‟attente » et c‟est pourquoi une telle analyse sert à approfondir l‟étude des articles journalistiques. Ensuite, il y a l‟aspect temporel. Notre corpus concerne des textes à partir de 1974 jusqu‟à 2009 alors que la première traduction de Martinson date de 1938. Notre étude concerne donc seulement une moitié de la réception, la moitié la plus récente. Dans ce cas, c‟est l‟accessibilité du corpus qui a déterminé la période étudiée. Finalement, nous voulons souligner qu‟il y a sans doute plus de textes sur l‟œuvre de Martinson entre 1974 et 2009 que ceux que nous avons employés dans notre corpus Ŕ nous ne prétendons pas à l‟exhaustivité, mais notre corpus est suffisamment fourni pour pouvoir être considéré comme représentatif de cette période. Nous allons commencer par le contexte suédois : les notions d‟ « autodidacte » et de « prolétaire », qui sont primordiales ici, comme on le verra ; ensuite nous esquisserons l‟histoire de la littérature prolétarienne surtout en Suède mais aussi, brièvement, en France. Nous donnerons également une petite présentation du rayonnement de l‟œuvre de Martinson en Suède avant de passer à l‟analyse des textes, puis à la comparaison avec la réception de Stig Dagerman et finalement à la conclusion. 2 La littérature prolétarienne suédoise et son rapport avec Harry Martinson 2.1 Les notions d‟« autodidacte » et de « prolétaire » En parlant de Martinson, il est inévitable de tomber sur les notions d‟autodidacte et de prolétaire. Alors qu‟est ce que cela veut dire « autodidacte » et « prolétaire » ? Il est nécessaire d‟aborder ces notions dans ce mémoire, surtout les différentes manières dont elles sont utilisées en France et en Suède, pour comprendre le contexte biographique de Harry Martinson qui est fortement lié à ses ouvrages et leurs thèmes. Selon Le Robert Micro (2006), le mot prolétaire veut dire : 1. Dans l‟Antiquité : Personne dont la seule fortune est constituée par les enfants qu‟elle peut avoir. Aujourd‟hui : Ouvrier, paysan, employé qui ne vit que de son salaire. Contr. Capitaliste ; bourgeois / 2. Salarié aux revenues modestes. 8 Dans son livre Histoire des littératures scandinaves de 1996, Régis Boyer affirme qu‟il y a une différence du sens des mots, en français prolétaire et en suédois proletär. En français, la notion est plutôt péjorative, liée à une idéologie politique alors qu‟en Suède, cette notion, explique-t-il, a été proposée par Bengt Lidfors en 1906 pour remplacer le terme arbetarskald Ŕ poète ouvrier où écrivain travailleur (Boyer 1996 : 283). Lidfors entendait par le mot proletärer (des prolétaires) des auteurs qui se sont libérés de leur classe sociale par leur œuvre littéraire. Boyer propose un autre terme pour faire passer la signification du suédois vers le français, notamment la notion d‟autodidacte « qui leur conviendrait mieux » affirme-t-il (Boyer 1996 : 284). Philippe Bouquet, l‟un des chaînons les plus importants de l‟échange entre littérature française et suédoise, a consacré un ouvrage entier à cette littérature où il aborde ce sujet très minutieusement. Dans son livre, Spaden och pennan: den svenska proletärromanen 4, il présente le développement de la littérature prolétarienne : un phénomène très particulier et unique pour la Suède, affirme-t-il. Il explique aussi, à propos de la notion de prolétaire qu‟un auteur prolétarien est quelqu‟un qui n‟a pas honte de son passé et ses origines sociaux, quelqu‟un qui cherche à rester fidèle à ses racines et à sa classe sociale. Il cherche à peindre leur condition de vie et leur lutte pour survivre au quotidien5 (Bouquet 1990 : 14). Nous verrons que cette dimension est fortement présente dans la réception critique en France, et nous tenterons de montrer comment les critiques français l‟abordent et la mettent en avant dans leurs jugements sur l‟œuvre de Martinson. 2.2 L‟histoire de la littérature prolétarienne L„ouvrage de Bouquet présente le contexte historique dans lequel parurent les œuvres de Martinson. La naissance de la littérature prolétarienne prend forme en 1885. Dans la première génération il y avait Henrik Menander (1853-1917) qui a écrit la chanson « Arbetets söner »6, devenue un hymne socialiste, Maria Sandel (1870-1927), Karl 4 Le titre original est « La bêche et la plume. L‟aventure du roman prolétarien suédois ». Nous avons pourtant employé la traduction suédoise de Jan Stolpe. Il aurait été mieux d‟employer la version originale mais elle ne nous a pas été accessible dans le temps de cette étude. Le livre de Bouquet a été écrit en français pour les Français mais il a connu très peu de succès en France. 5 Bouquet se demande : un auteur prolétarien, qui a ses racines dans les classes basses et qui décrit ces milieux et ces personnes qui y vivent, écrit-il pour eux ? Cela illustre la complexité de la notion et le paradoxe de ce « genre ». 6 Cela veut dire : Les fils du travail, notre traduction. 9 Östman (1876-1953) et Hinke Bergegren (1861-1936) qui a écrit l‟un des premiers romans prolétariens « Strejkbrytaren »7 en 1907 (Bouquet 1990 : 31-35). Cependant, ces auteurs sont préhistoriques en comparaison, ils constituent seulement la base alors que les véritables protagonistes sont Vilhelm Moberg (1898-1973), Eyvind Johnson (1900-1976), Ivar Lo-Johansson (1901-1990) et Harry Martinson (1904-1978). Parmi ces quatre auteurs, Johnson et Martinson sont moins prolétariens que Moberg et Lo-Johansson explique Bouquet (Ibid. : 52sq). La percée de cette littérature eut lieu dans les années 1910. L‟un des écrivains les plus importants était Gustav Hedenvind-Eriksson. C‟est grâce à la politique de scolarisation populaire, appelée en suédois « folkhögskola », que ce fils d‟agriculteur a pu avoir accès au monde savant (Bouquet 1990 : 37sq). La « folkhögskola » est une forme d‟éducation ouverte à tous et qui vise à éduquer le grand public. À l‟époque, pour un fils d‟agriculteur ou d‟ouvrier la « folkhögskola » était souvent la seule manière d‟avoir une éducation quelle qu‟elle soit. Bouquet présente les changements sociaux comme l‟élément le plus important : suffrage universel, le parlementarisme, la journée de travail fut déterminée à huit heures et la pension de retraite fut publique. (Bouquet 1990 : 16sq) Les conditions sociales et le développement rapide en ce qui concerne l‟éducation populaire sont décrits comme les raisons les plus importantes du développement de la littérature prolétarienne. Bouquet mentionne aussi la structure de la langue suédoise qui permet une flexibilité par rapport au français (Bouquet 1990 : 17sq). Boyer donne à peu près les mêmes raisons pour ce développement que Bouquet : la démocratisation de la société scandinave et la « folkhögskola », qui était responsable de la formation de tous ces écrivains, écrit Boyer : « Aucun, en effet, n‟est passé par le lycée et l‟Université, ils sortaient de milieux trop pauvres pour cela. » Il affirme aussi que sans ce contexte social « on risque de les [les écrivains prolétaires] défigurer » (Boyer 1996 : 285). La difficulté à décrire la notion de « prolétaire » est de nouveau claire si l‟on donne cet exemple ; Bouquet affirme que Martinson était moins prolétaire que Lo-Johansson et Vilhelm Moberg alors que Göran Hägg soutient qu‟il est l‟auteur le plus prolétaire de tous. Il semble que Bouquet s‟exprime sur les thèmes et sur le choix du sujet littéraire alors que Hägg affirme que c‟était l‟enfance de Martinson la plus malheureuse ; il est 7 Notre traduction : Le Briseur de grève. 10 donc le plus prolétaire, selon lui. Avec cette comparaison, il est évident qu‟il y a une différence importante en ce qui concerne la signification et l‟utilisation de la notion. En France, il existe quelques œuvres sur la littérature prolétarienne, parmi lesquelles Histoire de la littérature prolétarienne en France, écrite par Michel Ragon en 1974. Pourtant, ce type de littérature n‟est pas du tout aussi répandu et développé en France, où ailleurs, comme en Suède, selon Bouquet (Bouquet 1990 : 13)8. On voit donc que Martinson est indissociable de cette notion de littérature prolétarienne/autodidacte, aussi bien par rapport à des critères biographiques que par rapport à des critères thématiques. Ce contexte est essentiel pour la compréhension de l‟œuvre de Martinson. Le meilleur exemple se trouve sans doute dans Même les orties fleurissent, une œuvre fortement biographique, et Le Chemin de Klockrike9. Dans le premier, l‟école constitue un refuge pour le jeune protagoniste et dans le deuxième nous trouvons une résistance à la réduction de l‟homme imposée par la société moderne. 2.3 Harry Martinson et son rayonnement en Suède En Suède, c‟est sans doute Aniara l‟œuvre le plus connue de Martinson, suivie par Vägen till Klockrike, Nässlorna blomma et Vägen ut10. Martinson fait souvent partie de la lecture obligatoire dans les écoles suédoises. La Société littéraire de Harry Martinson joue un rôle principal en ce qui concerne l‟accessibilité de ses œuvres. Un des écrivains suédois inspirés par Martinson est Björn Larsson, professeur de français à Lund qui à écrit de nombreux essais sur Martinson. Larsson a également connu un succès significatif chez le public français en tant qu‟écrivain. De plus, c‟est Larsson qui a traduit Aniara en collaboration avec Philippe Bouquet en 2004. Dans son livre La Sagesse de la mer : du Cap de la Colère au Bout du monde paru chez Grasset en 2002, Larsson se sert des nombreuses citations de Martinson : notamment de ses ouvrages Voyages sans but et Cap Adieu. Ce livre de Larsson, comme plusieurs autres, a été bien reçu en France. L‟étude de la réception de Björn Larsson aurait sans doute été utilisable pour l‟objectif de ce mémoire. Cependant, le cadre ne nous permet pas d‟aborder ce sujet. 8 Un autre paradoxe que donne Bouquet c‟est que la littérature ne peut jamais être caractérisée comme prolétarienne puisqu‟écrire n‟est pas un acte prolétarien. 9 Voir dates de publication plus bas. 10 Aniara, Le chemin de Klockrike, Même les orties fleurissent et Il faut partir. 11 Il ne fait pas de doute que Martinson fait partie des écrivains de référence en Suède11 ; il interpelle l‟imaginaire collectif en tant que figure décisive d‟une littérature prolétarienne/autodidacte. Bien que l‟attribution du prix Nobel ait été très critiquée, Martinson a entériné sa place au panthéon des « grands écrivains » suédois. Il convient donc maintenant d‟essayer de comprendre les conditions de la diffusion de son œuvre en France et d‟évaluer à travers l‟étude de sa réception l‟impact de cet auteur dans le champ littéraire français. 3 La réception en France Les œuvres concernées par notre étude ont été publiées chez la maison d‟édition Agone, située à Marseille, dans sa série Marginales. Cette maison d‟édition a été fondée par Samuel et Héléna Autexier qui sont frère et sœur, enfants de cultivateurs et moitié suédois par leur mère12. Entre 2001 et 2004 ils ont publié quatre œuvres de Martinson. Sur le site web d‟Agone, on trouve des articles concernant leur publication de l‟œuvre de Martinson13. Six œuvres de Martinson ont été traduites au total depuis 1938, ce sont les suivantes : 1932 Resor utan mål, Stockholm Bonnier : Voyages sans but, 1938, 1974, 1991 trad. E. Avenard, Paris Stock Le cabinet cosmopolite. 1935 Nässlorna blomma, Stockholm Bonnier : Les orties fleurissent, 1978, trad. Bjurström et Queval, Paris Stock. Même les orties fleurissent, 2001 même trad. Marseille Agone Marginales. 1936 Vägen ut, Stockholm Bonnier : Il faut partir, 2002, trad. Philippe Bouquet, Marseille Agone Marginales. 1948 Vägen till Klockrike, Stockholm Bonnier : Le chemin de Klockrike, 1951, trad. Denise et Pierre Naert, Paris. La société des vagabonds 2004, trad. Par 11 D‟autres qui se sont intéressés à Martinson ou s‟en sont inspirés : Kjell Espmark, Sonja Erfurth, Ingvar Holm et Johan Lundberg. 12 Libération 10/01/2002, « Tous les Martin du monde », article par Claire Devarieux, voir l‟appendice. 13 http://atheles.org/agone/. 12 Denise et Pierre Naert, traduction revue par Philippe Bouquet, Marseille Agone Marginales. 1956 Aniara, Stockholm Bonnier : Aniara, 2004, trad. Philippe Bouquet et Björn Larsson, Marseille Agone Marginales. 1964 Tre knivar från Wei, Stockholm Bonnier : Trois couteaux de Wei, 1964 trad, Jacques Robnard, Paris. Paru aussi en 1975, même traducteur, Paris, P.J. Oswald. Voyages sans but a donc été réédité deux fois, trois éditions au total. Comment interprèter cela ? L‟ouvrage a sans doute connu un succès de vente puisque c‟est souvent le cas quand une œuvre est rééditée. Ensuite, il y a Les orties fleurissent sorti chez Agone sous le titre Même les orties fleurissent. Pourtant, c‟est la même traduction de fait par Jean-Queval et C. G. Bjurström (1919-2001) en 1978. Ce dernier a d‟ailleurs traduit plusieurs grands auteurs français vers le suédois, entre autres Michel Foucault, Louis-Ferdinand Céline et Claude Simon. Il faut partir est paru pour la première fois en 2002, l‟œuvre n‟a pas connu du succès en France. Le Chemin de Klockrike est paru en 1951 la première fois et l‟œuvre a été rééditée en 2004. Les traducteurs sont les mêmes sauf que la réédition a été revue par Philippe Bouquet. La traduction d‟Aniara est pourtant « nouvelle ». Il paraît bizzare que ce chef-d‟œuvre soit traduit aussi tard mais c‟est sans doute à cause de la forme poétique qui est très difficile à rendre. Pourtant, Björn Larsson et Philippe Bouquet ont eu l‟oreille fine paraît-il. Finalement, il y a Trois couteaux de Wei, pièce de théâtre qui a connu au total deux éditions. La première mise en scène a été assurée par Ingmar Bergman au théâtre national de Dramaten à Stockholm en 196414. Il est évident que toutes ces traductions inscrivent Martinson dans un contexte français et nous allons dans la suite essayer de montrer de quelle manière. 14 Nous ne savons pas si la pièce a été montée en France. 13 3.1 Martinson dans les manuels littéraires français Les manuels français sur la littérature scandinave que nous avons employés sont celui de Henrik Schück : Histoire de la littérature suédoise paru en 192315, celui de Frédéric Durand : Les littératures scandinaves paru en 1974 et celui de Régis Boyer Histoire des littératures scandinaves (1996). Le manuel littéraire de Frédéric Durand parle très brièvement de Martinson : Harry Martinson (1904- ) a mené la rude existence du marin embarqué à fond de cale pour des « voyages sans but » qui lui a valu d‟être surnommé le « soutier cosmique ». Sa poésie, influencée par le surréalisme, excelle à évoquer aussi bien la vie des hommes de la mer que celle des travailleurs de la terre, cette « vie nue » qui est notre seul bien : il la célèbre avec une sensualité chaleureuse du « primitivisme ». Ses grands romans des années 1935 et 1936 Moisson d’orties (Nässlorna blomma) et Le Chemin vers le haut16 (Vägen ut) retracent avec sensibilité son enfance et son adolescence d‟orphelin autodidacte, et sont des chefs-d‟œuvre de ce genre difficile. (Durand 1974 : 103) Durand propose que sa poésie est influencée par le surréalisme mais il n‟explique pas sur quoi cet argument est basé. L‟ambition de ce manuel ne semble pas particulièrement élevée, il consiste en 128 pages et sert plutôt à une vue très générale. Pourtant, on peut remarquer qu‟il n‟utilise pas le mot « prolétaire » ; il empoie « orphelin autodidacte ». Un manuel littéraire plus récent, celui de Régis Boyer (1996), offre une présentation plus ornée et plus admirative en face de Martinson. Elle dit que « … sa poésie vaut pour des images vraiment neuves, tout à fait inattendues, fruits d‟un génie essentiellement visuel, sans négliger pour autant une musicalité extrêmement subtile […] » Parfois, ce style admiratif est un peu amusant. C‟est également ici que nous rencontrons, pour la première fois dans le corpus, la notion du « nomadisme mondial », une notion créée par Martinson et qui selon Boyer « consiste, d‟abord, à chanter la beauté du monde en tous lieux où l‟on peut la saisir. De la sorte, dans un grand mouvement de tendresse ou de compassion à l‟égard de tout ce qui est humain, […] » (Boyer 1996 : 290sq). Boyer affirme qu‟il s‟agit d‟une philosophie du mouvement, de la connaissance du monde, un 15 Le premier ouvrage de Martinson en Suède fut publié en 1929 et il ne figure pas dans cet ouvrage. Schück était en plus membre de l‟Académie suédoise et son point de vue est plutôt suédois. Le titre de son manuel est Histoire de la littérature prolétarienne. 16 Ces deux ouvrages n‟étaient pas traduits à l‟époque. Ils ont été traduits en 2001 Ŕ Même les orties fleurissent – et en 2002 Ŕ Il faut partir. 14 dépassement de nos frontières mentales et un élargissement de nos vues. Cela donne naissance à la tolérence (Boyer : Ibid.). En ce qui concerne la langue, Boyer voit dans Martinson un rénovateur de la langue suédoise. « Sa langue est peut-être le plus remarquable de cette généreuse inspiration : il a poussé fort loin le jeu sur les ressources du langage, pratiquant avec une virtuosité rare la technique des associations […] ». Boyer voit aussi dans Martinson « un humanisme intempérant » (Boyer : Ibid.). Boyer s‟intéresse aussi dans son étude aux œuvres non traduites comme le recueil de poèmes Passad paru en 1945 (en français : Alizés), où le poète critique « les sottises de notre monde actuel affamé de la violence et de sensationnel […] » Boyer s‟exprime également sur le recueil de poèmes (non traduit) de Cikada paru en 1953 (en français : Cigales) en donnant un exemple sur un « syncrétisme intéressant » : De l‟intérieur de chacun, il faut que sorte un jour un monde de plénitude, où l‟oreille se réconcilie avec l‟œil, où l‟esprit se réconcilie avec le sexe, où toutes les choses fleurissent deux à deux dans le déferlement des alizés. (Boyer 1996 : 290sq) En ce qui concerne Le Chemin de Klockrike17 il le trouve plus accessible et considère que le personnage principal de Bolle est de ceux qui restent en mémoire. « Voyons en lui aussi la profession de foi en l‟homme de son créateur qui se refuse à ne pas essayer de chercher la vérité et la bonté jusque derrière le mal » (Boyer 1996 : 291). Ensuite, Boyer mentionne brièvement Trois couteaux de Wei Ŕ œuvre dans laquelle nous est suggérée une « synthèse d‟humanisme traditionnel et de culture “naturelle” » Ŕ avant de passer à Aniara : Le sommet en est sans doute la fusée Aniara (1956), qui devait prendre valeur presque immédiatement prophétique puisque ce vaisseau spatial qui emporte quelques humains dans l‟espace préfigure nos réalisations techniques les plus audacieuses. Poème pessimiste. D‟ailleurs, Aniara et son équipage connaîtront un sort tragique, la leçon étant qu‟il faut se méfier des techniques ultra-modernes, sinon du modernisme en général. Cela n‟ôte rien au caractère central de cette inspiration, qui est la générosité, combiné à la somptuosité du langage qui fait de Martinson un des maîtres du suédois, comparable sur ce point à un Strindberg. (Boyer 1996 : 290) 17 Vägen till Klockrike : dont une nouvelle traduction est parue en 2004 sous le titre La Société des vagabonds chez Agone Marginales. 15 Le chapitre sur Martinson est un véritable hommage. Boyer ne cache pas son admiration pour l‟œuvre de Martinson. Malheureusement, dans la partie qui concerne directement Martinson, Boyer n‟inscrit pas ses oeuvres dans le contexte social et historique. Il mentionne brièvement l‟enfance et la jeunesse de Martinson mais il ne fait guère une liaison sérieuse entre la vie de l‟auteur, ses ouvrages et l‟histoire sociale suédoise. La notion « de la littérature prolétarienne » n‟est pas présente ici non plus. Pas une seule fois. Pour conclure, les manuels rendent compte d‟une vision d‟ordre plutôt esthétique : on s‟intéresse au style, à la poétique et la force imaginative de Martinson. 3.2 Martinson dans les revues et les journaux français Les journalistes qui ont écrit les articles que nous étudions plus bas ont chacun une connaissance et une expérience spécifique de la Suède (la culture, l‟histoire, le climat, etc.) qui jouent un rôle crucial dans la manière dont ils interprètent un texte de Martinson. Ils ont différents horizons d‟attente. Leurs réactions sont donc conditionnées par ce qu‟ils attendent du texte au niveau du style, du contenu etc. Ils vont forcément s‟arrêter à ce qui correspond à leur représentation ou à quelque chose qui leur est initialement connue. Il est impossible de concrètiser toutes les connaissances et toutes les expériences de chaque journaliste/lecteur réel. Pourtant, les manuels littéraires constituent des documents concrets qui servent à élargir l‟horizon d‟attente et approfondir la compréhension d‟un texte et qui peuvent nous mettre sur le bon chemin pour comprendre les représentations/l‟horizon d‟attente. Il est pertinent de poser la question suivante : quels sont les journaux, les hebdomadaires et autres publications journalistiques ayant fait la critique des ouvrages de Martinson. Quelle est l‟orientation et l‟importance de chacun de ces journaux/revues etc., et quel est leur lectorat ? D‟abord, Cahier critique de poésie, révèle déjà par son titre le type de publication. Selon leur site web18, c‟est un semestriel qui chronique toute l‟actualité dans le domaine de la poésie et qui traite de la poésie classique, de la poésie française et de la poésie traduite. Chaque numéro compte environ 250-300 pages. Comme la plupart des revues sur la poésie, Cahier critique de poésie connaît sans doute une diffusion modeste. Ensuite, il y a Galaxies, une revue sur la science-fiction19 qui n‟a pas connu une réputation importante. Europe est une revue littéraire érudite, elle a été 18 19 http://www.ccp-cahier-critique-de-poesie.com/, (2010-01-05). http://fr.wikipedia.org/wiki/Galaxies, (2010-01-05). 16 fondée en 1923 et elle a publié plus de 950 numéros20. L‟histoire de cette revue est impressionnante mais la diffusion en France reste modérée. La Polygraphe est une revue assez éclectique qui mélange la poésie, le dessin et la fiction21. Ensuite, il y a la revue Silence qui a été publiée depuis 1982, une revue rebelle qui « se veut un lien entre toutes celles et ceux qui pensent qu'aujourd'hui il est possible de vivre autrement sans accepter ce que les médias et le pouvoir nous présentent comme une fatalité »22. Elle s‟oriente donc vers ceux qui résistent aux structures de la société moderne. « Elle est aussi une des principales polarités du mouvement pour la décroissance »23. C‟est également une revue qui se bat pour la question écologique24. La diffusion de cette revue orientée à contre-courant n‟est pas importante. Ensuite, il y a Article XI, qui est fortement orientée vers le développement durable, encore une revue écologiste militante25. Gavroche est une revue trimestrielle d‟histoire populaire. Le premier numéro est sorti en 198126, encore une revue donc avec une orientation et un lectorat très délimité. La revue suivante, Carnet des périphéries, ou simplement Périphéries est une revue culturelle qui a environ 4000 abonnées par courriel27. Ce n‟est pas clair s‟il y a une version imprimée. Ensuite, il y a Télérama qui est un magazine culturel ; parmi les publications étudiées ci-dessus elle est la plus importante. Le magazine présente des livres, des films et des événements culturels et les programmes de radio et de télévision28 ; c‟est surtout cet aspect qui lui assure un lectorat plus large. Il est orienté modestement vers la gauche. Le Journal du mardi est une revue obscure dont il n‟y a pas beaucoup de traces sur le web. Nous sommes obligé de conseiller Wikipédia ou il est écrit que c‟est « un journal hebdomadaire progressiste belge, qui se situe dans une ligne rédactionnelle démocratique et indépendante »29. PAGE est une revue dans laquelle des libraires donnent des conseils sur des bons livres30. Les Nouvelles du Nord, créé par les éditions de l‟Élan, est une publication semestrielle consacrée au cinéma et à 20 http://www.europe-revue.info/, (2010-01-05). http://www.lactmem.com/medias/polygraphe/polygraphe.html, (2010-01-05). 22 http://www.revuesilence.net/, (2010-01-05). 23 http://www.decroissance.info/La-revue-Silence, (2010-01-05). 24 http://www.revuesilence.net/plateforme.html, (2010-01-05). 25 http://www.article11.info/spip/spip.php?article551, (2010-01-05). 26 http://www.gavroche.info/index.php/liste-de-diffusion, (2010-01-05). 27 http://www.peripheries.net/, (2010-01-05). 28 http://www.telerama.fr/, (2010-01-05). 29 http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Journal_du_mardi (2010-01-05) Il faut dire que cette revue est employée de façon accessoire puisqu‟elle est belge et que nous avons délimité notre sujet à la réception en France. 30 http://www.sauramps.com/spip.php?rubrique1969, (2010-01-05). 21 17 la littérature nordique31. L‟autre exception avec Télérama, est le journal Libération, qui est connu dans la France entière. Libération est également orienté à gauche. Pour conclure, la plupart des publications ci-dessus connaissent une diffusion très modeste et un lectorat très spécialisé ; le cadre dans lequel Martinson est étudié est évidemment la littérature et la poésie, mais aussi dans un contexte politique : l‟écologie et le développement durable, contre la société conforme capitaliste et même dans un cadre de science-fiction pour le cas spécifique d‟Aniara. D‟autres sont plutôt orientées vers la culture en général mais la plupart semblent être des revues qui ont un lectorat très ciblé et restreint. Les deux grandes exceptions sont Télérama et Libération et dans une certaine mesure, Europe, qui est bien connue des universitaires et des intellectuels. On peut constater que les œuvres de Martinson sont souvent employées comme un outil pour certaines revues pour renforcer leur identité et leur orientation. Il est effectivement symptomatique que seul un grand quotidien soit présent dans cette liste. Faut-il en déduire que l‟intérêt pour Martinson est limité aux gauchistes et aux écologistes militants comme l‟indique cette vue d‟ensemble ? Ce cloisonnement aurait-il des répercussions sur ses chances d‟être connu par le grand public ? Avec cette présentation, il sera plus facile de déchiffrer les articles plus bas. Nous allons commencer par les comparaisons que font les journalistes entre Martinson et d‟autres auteurs. 3.2.1 Comparaisons avec d‟autres auteurs Un auteur qui est inconnu du grand public est souvent comparé avec d‟autres auteurs plus connus. Tel est le cas de Harry Martinson dans les revues et les journaux de notre corpus. D‟abord, cela sert à établir un horizon d‟attente et des représentations, donc à donner un contexte pour que le futur lecteur de Martinson, (très souvent, les articles veulent transmettre l‟envie de lire Martinson) puisse mieux comprendre le texte. On se demande donc quels sont les représentations et le contexte que présentent ces articles à propos de Martinson. Premièrement, nous pouvons constater que les critiques emploient cette méthode comparative assez souvent. Deuxièmement, les comparaisons sont nombreuses et très hétérogènes. En ce qui concerne les articles sur La Société des vagabonds, Martinson est comparé à Jack London (1876-1916) (appendice 6), un auteur américain qui lui aussi a vécu une vie de vagabond et qui a transformé ses aventures du monde entier en littérature. Lui aussi critiquait la société et il est dit qu‟il a été influencé 31 http://www.lmda.net/mat/MAT00553.html, (2010-01-05). 18 par Marx et Nietzsche (Focus : uppslagsbok 1970). À travers cette comparaison, on comprend quelle est l‟image de Martinson que le journaliste veut transmettre : un vagabond gauchiste très singulier. Ensuite, il est aussi comparé à Jack Kerouac (1922-1969), encore un auteur américain (appendice 6)32. Ses livres sont souvent marqués par le mouvement, le voyage et une perte d‟orientation ou plutôt la recherche d‟une orientation existentielle (Focus : uppslagsbok 1970). Pourtant, l‟article (app. 6) dit que dans le livre de Martinson il n‟y a pas la pose de voyageur comme c‟est souvent le cas chez Kerouac. Ensuite, l‟on trouve des comparaisons à Henry Thoreau (1817-1862) (app. 6), encore une fois un auteur et philosophe américain qui critiquait la société et qui a vécu longtemps dans une cabane dans la forêt, un auteur qui cherchait une vie plus simple, plus proche de la nature et qui était contre le matérialisme et l‟abondance de la société dans laquelle il a vécu. Nous avons donc, jusqu‟ici trois auteurs américains. L‟image de Martinson qui vient de ces comparaisons est qu‟il était un aventurier, que son livre traite du thème du mouvement, qu‟il cherchait une vie plus simple et qu‟il critiquait la société moderne. L‟article dans Le Journal du mardi (app. 11) sans véritablement établir une comparaison, fait une allusion à Maxime Gorki (1869-1936) en ajoutant que c‟est mieux que du Gorki. Cet auteur russe a lui aussi vécu une vie de vagabond, il était obligé de gagner sa vie dès l‟âge de 9 ans et comme Martinson il était autodidacte. Ses livres sont souvent autobiographiques. Il était un auteur prolétarien qui a critiqué le régime soviétique, mais qui avait un certain pouvoir dans l‟union, et qui a fondé les principes pour un réalisme social dans la littérature. L‟allusion à Gorki met Martinson dans un contexte fort prolétarien. Pourtant, Martinson ne s‟est pas engagé dans la vie politique de la même manière mais il est vrai qu‟il y a une ressemblance. Martinson, orphelin pauvre, est devenu membre de l‟Académie suédoise par exemple. Dans les articles concernant Aniara Martinson est comparé à Ray Bradbury (1920- ), auteur américain, rénovateur du genre de science-fiction. Ensuite avec George Orwell (1903-1950) et Aldous Huxley (1894-1963) : deux auteurs anglais (ce sont probablement les plus connus des auteurs comparés) (app. 15). Leurs ouvrages les plus connus sont sans doute les dystopies canoniques 1984 (sortie en 1949) et Le Meilleur des mondes (1932). Il y a un pessimisme dans leurs œuvres auquel le critique veut faire 32 Désormais nous employons l‟abréviation app. pour appendice suivie par le numéro de l‟article. 19 référence. Comme c‟est le cas pour Aniara, ce sont deux œuvres qui présentent une vision de l‟avenir très sombre si la société ne change pas de chemin. Martinson est également comparé à Carl Sandburg (1878-1967) et Walt Whitman (1819-1892) (app14). Sandburg était un auteur américain d‟origine suédoise par ses grands-parents. Sa poésie est orientée vers un public populaire et ses poèmes sont marqués par la simplicité. Il expérimentait souvent avec la forme dans ses poèmes. Walt Whitman était lui aussi Américain, il est sans doute une des poètes américains les plus connus au monde. Dans sa poésie on trouve les thèmes de collectivité et de fraternité démocratique. Ses expérimentations avec la forme ont beaucoup influencé le modernisme poétique. Martinson est aussi comparé avec Lewis Carroll (1832-1898) (app. 14), l‟auteur d’Alice au pays de merveilles. C‟est surtout la langue dans Aniara qui est comparée à l‟œuvre de Carroll. Pourtant, la comparaison est très brève et semble plutôt relever d‟un sentiment d‟impuissance à décrire le style de Martinson à cause de l‟originalité d‟Aniara. Deux autres écrivains auxquels Martinson est comparé sont (app. 13) Karl Kraus (1874-1936), écrivain autrichien, critique de la société contemporaine, et A. E. van Vogt (1912-2000) : un écrivain canadien de science fiction. Ils sont sans doute connus dans des cercles moins grands et pas du grand public. La comparaison est donnée dans Galaxies qui est une revue spécialisée dans la science fiction. L‟image qui paraît à partir de ces comparaisons est celle d‟un auteur influencé par des auteurs américains surtout. Pour le grand public français il est sans doute difficile de retrouver quelque chose de familier dans ces comparaisons et Martinson risque facilement d‟être ainsi rejeté comme un auteur pour les intellectuels de gauche. Pour ceux qui connaissent tous ces auteurs Martinson devient un auteur aventurier, un vagabond singulier, un gauchiste, un pessimiste, un écrivain qui cherchait une vie plus simple et plus proche de la nature. L‟horizon d‟attente et les représentations auquels ces articles donnent naissance sont très ambiguës. L‟image de Martinson est très complexe puisqu‟il y a tellement d‟écrivains différents et ils sont presque tous américains ou anglais. Il n‟y a donc pas une description qui est facile à retenir : une comparaison standard, et c‟est pourquoi la compréhension de Martinson demande beaucoup plus 20 d‟effort puisque les stéréotypes du Nord33 ne sont pas applicables comme c‟était le cas dans la réception de Stig Dagerman. « Le courant » de la littérature prolétarienne est pourtant un thème plus nordique et exotique mais comment est-il présenté dans les articles ? 3.2.2 Le traitement de la notion de « littérature prolétarienne » Il y avait une diversité profonde en ce qui concerne les comparaisons avec des autres auteurs mais sur ce point il y a une voix unanime. Il est mentionné environ dix fois, dans presque tous les articles, que Martinson appartenait à la littérature prolétarienne. Martinson est un écrivain prolétarien. Compte tenu des orientations des revues et journaux dans lesquels paraissent ces articles ce n‟est pas étonnant. L‟article sur La Société des vagabonds dans Article XI (app. 6) constate que le roman prolétarien n‟a jamais eu bonne presse. Selon eux, le roman est un récit anti-capitaliste qui dresse un portrait négatif de la société. Ensuite, la notion de littérature « prolétarienne » figure d‟une manière plus ou moins développée. Certains interprètent La Société des vagabonds et la notion de la littérature « prolétarienne » comme « le symbole du refus d‟un certain ordre social » (app. 9). Ils voient dans cette notion un « combat pour l‟homme contre la course au matérialisme » (app. 9). D‟autres utilisent la notion plus prudemment en affirmant que « le terme a quelque chose de bien trop massif pour désigner une œuvre aussi peu doctrinaire, aussi rétive à tout manichéisme, et dont la virtuosité philosophique ne verse jamais dans l‟anecdote édifiante » (app. 10). Dans Le Journal du Mardi, (app. 11), il est écrit « Les “ vagabonds du travail “ de Martinson sont plus chouettes que bien d‟autres héros de gauche parce qu‟ils “ refusent simplement les directives, ce goût de la torture qui est inséparable de l‟obligation de travailler” ». En ce qui concerne Même les orties fleurissent et la notion de « prolétaire », un article affirme que « [b]ien sûr, il s‟agit là de la littérature prolétarienne, et de la meilleure, comme l‟exprime fort bien Philippe Geneste dans une pertinente et trop courte postface au premier tome » (app. 7). Dans Nouvelles du Nord (app. 4) il est dit que « [t]oute la grande force de la littérature prolétarienne suédoise est là, dans la richesse et la subtilité des analyses, dans l‟absence totale de manichéisme 33 Les stéréotypes du Nord sont traités par Karin Dahl. Notre manière de les décrire dans ce contexte est l‟image d‟un écrivain malheureux et solitaire dans un pays froid et sombre qui cherche au fond de son âme pour trouver la réponse à la question existentielle etc. Il y a aussi un exotisme dans ce mythe, un pays lointain et complètement différent par rapport à la France. 21 réducteur ». Selon cet article, la littérature prolétarienne est synonyme de réalisme social, ce qui est rare et qui est plutôt proche de l‟interprétation suèdoise de la notion. Même les orties fleurissent est mis en opposition avec les œuvres de Selma Lagerlöf qui romantise la vie à la campagne. Un autre article décrit la littérature prolétarienne comme un courant des années trente appelé aussi autodidacte (app. 3). L‟analyse dans Europe qui est aussi la plus érudite et la plus approfondie, affirme l‟appartenance à la littérature prolétarienne suédoise mais ajoute en même temps que l‟ouvrage appartient à un contexte beaucoup plus vaste que celui de ce seul « courant ». Le prix Nobel me semble tout à fait justifié dans la mesure où l‟intérêt artistique et, si l‟on veut, l‟intérêt social de ces pages méritent l‟attention de tous les publics et dépassent la simple qualification entomologique. (Gamarra, Europe, 06/07/2004) Pour conclure, il est vrai que la notion de « prolétaire » revient très souvent mais la manière de la traiter est fort variée. Ensuite, il n‟y a jamais une définition distincte ou une bonne explication de ce qu‟est « la littérature prolétarienne » et puisque « ce courant » est quasi-non-existant en France, comment les non-spécialistes peuvent-ils alors comprendre ces articles et ce qu‟ils disent à propos de Martinson ? La connaissance de Martinson devient ainsi plus réduite et enfermée. Selon les articles sur ce thème, Martinson est un auteur anticapitaliste, à la limite anarchiste et il y a presque quelque chose de menaçant dans la description notamment parce que la notion de « littérature prolétarienne » n‟est pas expliquée. Du coup, le lecteur risque facilement de se représenter Martinson comme un auteur d‟extrême-gauche. 22 3.2.3 L‟exotisme nordique34 Libération, en tant que journal général d‟information fait référence aux autres écrivains suédois, entre autres à Stig Dagerman. Ce sont des poètes. Ce sont les aînés chéris de Stig Dagerman, les ancêtres de Göran Tunström et de Torgny Lindgren qui peupleront leurs livres de bougres illuminés. « La Suède est un des pays les plus bizarres et les plus mélancoliques de la terre », écrit Martinson, bien résolu à dépouiller la littérature de sa gangue romantique, mais si drôlement délicat que la beauté perdure. (Claire Devarieux Libération, 10/01/2002) En faisant référence à Stig Dagerman, l‟article cherche à faire allusion à l‟exotisme nordique, et de s‟en servir pour rendre Martinson plus accessible au lecteur. La comparaison à ces auteurs est une manière de simplifier la discussion sur Martinson. L‟article fait également référence au mythe du Nord en donnant une citation de Martinson qui emploie les mots bizarre et mélancolique pour décrire la Suède. L‟article dans Europe (app. 14) donne une image plus nuancée. Les auteurs suédois liés à Martinson sont ici Josef Kjellgren, Artur Lundkvist, Gustav Sandgren et Erik Asklund : les participants de 5 unga (trad. 5 jeunes). C‟était une anthologie importante dans la littérature suédoise, un ouvrage de pionnier en ce qui concerne la littérature ouvrière35. Libération et Europe sont deux publications tout à fait différentes. Libération en tant que journal de grande diffusion simplifie la discussion alors que Europe offre une discussion plus érudite et intellectuelle. Le degré d‟exotisme est donc fort varié. Ensuite, presque toutes les revues mentionnent le prix Nobel mais aucune ne mentionne la critique que cette attribution a connue. À peu près toutes mentionnent la nationalité de Martinson mais très peu parlent de sa vie de vagabond en bateau partout dans le monde. Il est systématiquement lié au contexte suédois par la littérature prolétarienne et sa philosophie de « nomadisme mondial » passe quasi-inaperçue. Elle est mentionnée une fois dans La Polygraphe, une des revues les plus éclectiques de notre corpus. 34 La définition du mot exotique : « Qui n‟appartient pas aux civilisations de l‟Occident ; qui est apporté de pays lointains (Le Robert Micro : 2006 : exotique). 35 On peut employer « littérature prolétarienne » et « autodidacte » également mais dans ce cas nous préférons « littérature ouvrière » qui nous semble la notion la plus neutre. 23 Dans plusieurs articles, on fait des allusions aux représentations stéréotypées de la Suède. Un article parle des allumettes et de la dynamite suédoise pour passer à la poésie en affirmant que la Suède « nous propose aussi des poètes qui font feu et flamme ». Paradoxalement, c‟est l‟article dans Europe (app. 14) traité ci-dessus. Selon un autre article, à propos de Même les orties fleurissent, Martinson peint « un monde arriéré, dont il tente de nous montrer la tristesse, l‟existence limitée à la stricte survie » (app. 2). Dans le même article, le journaliste donne une description exotique, c‟est le « genre de roman qui redonne foi, quand nous avons envie de changer d‟air, envie de lire autre chose que l‟anglais traduit, envie qu‟on nous raconte le monde autrement. » (App. 2). L‟article de Libération commence en faisant allusion à la saga « Il était une fois, en Suède, deux frères et une sœur, Olav, Wilgot et Hanna, qui riaient comme trois bons gros géants… » (App. 3). L‟exotisme est présent mais parfois les références sont très forcées, pour saisir l‟attention du lecteur les critiques emploient des références très stéréotypées. Pourtant, il y a un grand problème, c‟est que cela n‟est pas un fil conducteur suffisant pour parler de Martinson, et ainsi, s‟installe un flou réducteur ; les articles ne parviennent pas à saisir le fond des choses avec ces seules références, puisque Martinson ne peut pas être inscrit dans ce modèle. Cette ambiguïté dans le portrait qui est fait de l‟auteur et dans l‟approche de ses textes donne naissance à une grande confusion. La raison en est que les critiques ignorent le côté transnational des textes de Martinson. Au lieu de s‟appuyer sur le thème du « nomadisme mondial » les articles s‟appuient sur la littérature prolétarienne suédoise, guidés par les pré- et postfaces. De plus, les articles ne vont pas jusqu‟au bout, ils n‟expliquent pas suffisamment le contexte suédois et ils ne problématisent pas la notion de prolétaire, une notion extrêmement complexe et ambiguë comme nous l‟avons montré ci-dessus (voir 2.1 et 2.2). En Suède, Martinson est surtout connu comme autodidacte ; la notion de prolétaire est très rarement employée. Cependant, en France c‟est le contraire. Il semble que le fait qu‟il soit décrit comme auteur prolétarien enferme et tue la compréhension de Martinson et la transmission de cette compréhension aux lecteurs de ces articles. Même les critiques ne semblent pas savoir comment se comporter face à cette notion, ils ne la développent jamais. Certains articles sont évidemment marqués par les préfaces ou les postfaces qui imposent cette lecture. Il semble que la maison d‟édition a jouée un rôle important en ce qui concerne l‟attribuation de l‟épithète « écrivain prolétarien », on ne la trouve pas dans les manuels. On a l‟impression que les auteurs des articles se sentent obligés de se 24 positionner face à cette notion fort imposée par les pré- et postfaces, ce qui rend leurs articles très ambigus. 3.2.4 Aniara : une critique atypique pour une œuvre atypique Aniara est sans doute l‟œuvre la plus originale de Martinson. Sa première traduction est parue en 2004. La postface d‟Aniara écrite par Ylva Lindberg et Samuel Autexier inscrit l‟ouvrage et l‟auteur dans un contexte prolétaire et collectif. Assez éloigné de l‟esthétique et des problématiques prolétariennes, ce poème est pourtant traversé par la question sociale : le seul sujet qui habite Aniara est collectif, c‟est le groupe social confronté au drame d‟une survie isolée de la communauté humaine, réduit à un quotidien d‟oubli bercé par un perpétuel divertissement. (Martinson 2004 : 142) Pourtant, dans les articles sur Aniara, le mot « prolétaire » est beaucoup moins fréquent et la notion de « nomadisme mondial » paraît pour la première fois. C‟est peut-être Aniara qui va démarrer une meilleure compréhension de la vue d‟ensemble des textes de Martinson et qui va élargir la cellule étroite dans laquelle est enfermée la notion de « la littérature prolétarienne ». Pourtant, chaque journal met l‟accent sur un thème différent correspondant à son lectorat mais la critique est en revanche très positive. 3.2.5 Bilan préliminaire Six œuvres de Martinson ont donc été traduites depuis 1938, ce qui n‟est pas beaucoup en comparaison avec sa production entière mais il s‟agit tout de même de presque toutes ses œuvres importantes en prose. Dans les manuels littéraires la notion de « littérature prolétarienne » ne figure pas. Pourtant les critiques, presque tous, emploient cette notion mais d‟une manière très ambiguë et variée. Les comparaisons avec d‟autres auteurs sont également très variées. Il y a souvent un conflit entre l‟image de Martinson comme un auteur régional et celle d‟un auteur plus universel. Pour conclure la critique est très hétérogène, fort variée et il y a une confusion profonde causée par la notion d‟« écrivain prolétaire », imposée par la maison d‟édition. 3.3 Brève comparaison avec la réception de Stig Dagerman en France Si la critique de Martinson a été très hétérogène, celle de Stig Dagerman a été très homogène. Dans presque tous les articles du corpus de la thèse de Dahl on insiste sur le 25 fait que Stig Dagerman était un écrivain suèdois malheureux qui s‟est suicidé. La thèse de Dahl illustre très bien comment Dagerman, ou plutôt le mythe de Dagerman a plu aux français, la critique au moins. Il a été comparé avec Arthur Rimbaud. On comprend ici que les ouvrages de Dagerman sont allés au devant de « l‟horizon d‟attente » de certains lecteurs français. Dahl montre à travers le manuel littéraire de Xavier Marmier de 1839 : Histoire de la littérature en Danemark et en Suède Ŕ un des premiers manuels sur la littérature suèdoise/scandinave Ŕ comment dès lors la représentation de la Suède a été colorée par l‟exotisme. Dahl donne dans son abstract trois raisons principales pour le succès de Dagerman en France, d‟abord la mythification, ensuite la manière dont Dagerman a été introduit en France et finalement certaines qualités dans les textes de Dagerman. Si la mythification était centrale dans le cas de Dagerman, pour Martinson c‟était l‟appartenance à la littérature prolétarienne. Cependant, puisque cette notion est tellement ambiguë et inconnue en France, les journalistes n‟ont pas su, semble-t-il, comment se comporter devant cette notion chargée de tellement de connotations, politiques surtout. Aucun des articles ne décrit le contexte historique de la Suède, ni le developpement social qui explique le développement d‟une telle littérature. Aucun ne présente la place de Martinson un peu à part par rapport aux autres auteurs prolétaires tels que Moberg, Lo-Johansson et Eyvind Johnsson. Les articles dans notre corpus essaient souvent de mythifier Martinson mais cela est le plus souvent raté. Ensuite, la lecture de Martinson est entravée par l‟imposition de la notion de « littérature prolétarienne ». 4 Conclusion D‟abord, nous pouvons constater qu‟il y a une grande différence de l‟emploi des notions « prolétaire », « littérature prolétarienne » et « écrivain prolétarien ». La notion est marquée par une ambiguïté profonde. Cette confusion ne se trouve pas seulement au niveu national (entre la France et la Suède) mais au niveau individuel. Il y a tellement de manière de l‟interprèter : réalisme social, propagande de gauche et littérature rebelle sont quelques exemples. Ensuite, la compréhension de Martinson en France devient floue à cause des différences historiques. La Suède a connu un développement très différent par rapport à 26 la France dans le domaine littéraire. Le contexte suédois, notamment le développement de la littérature ouvrière/prolétarienne, est très important pour comprendre Martinson mais ce côté est négligé dans la réception en France. À sa place, on emploi l‟exotisme nordique mais cela n‟est pas suffisant et constitue un argument trop faible pour rendre compte de Martinson. Les manuels littéraires discutent le style de Martinson alors que les articles dans des revues et journaux s‟occupent du côté social et sous-entendu politique. L‟image que transmettent les articles sur les ouvrages de Martinson est celle d‟un auteur de gauche, un vagabond singulier, à la limite un auteur anarchiste. Pourtant, le niveau est très varié. Certains articles sont écrits dans une veine populaire à vocation vulgarisatrice alors que d‟autres sont très érudits et spécialisés. Désaccord, c‟est sans doute le mot qui convient le plus pour décrire la réception de Martinson. Une majorité traite de la notion « prolétaire » mais là aussi il y a un désaccord et une ambiguïté autour de la notion et de Martinson en tant que prolétaire. « Le genre » auquel appartiennent les œuvres de Martinson est très peu connu en France. « L‟expérience préalable » est quasi-inexistante et c‟est pourquoi la critique tend le bras vers quelque chose de plus connu du public : l‟exotisme nordique. La critique ne prend pas en charge le développement et le fond social de la Suède qui sont indispensables lorsque l‟on aborde Martinson, surtout devant un public peu conscientisé. L‟ « horizon d‟attente » pour les œuvres de Martinson est très vague et les références nécessaires sont manquantes. C‟est pourquoi Martinson, bien qu‟il ait des qualités qui dépassent les frontières suédoises, n‟arrive pas à percer les frontières culturelles de la France. Ce domaine intéressant est ouvert à plus de recherche. Il y aurait de nombreuses façons d‟approfondir notre étude. D‟abord, il existe des publications intéressantes qui n‟ont pu prendre place dans le cadre de ce mémoire : La littérature à la place des yeux: Jean Giono & Harry Martinson : écrivains du peuple, écrivains contre la guerre (2006), sorti chez Forcalquier: Marginales. Ensuite, le livre de Björn Larsson La sagesse de la mer/ du cap de la Colère au Bout du monde (2002) sorti chez Grasset qui a beaucoup de références à Martinson mériterait d‟être analysé dans notre perspective. Larsson s‟est beaucoup inspiré de Martinson dans sa production et il aurait été très intéressant d‟étudier sa réception. De plus, il serait sans doute très fructueux d‟interviewer certains protagonistes dans ce domaine comme Samuel et Héléna Autexier, Philippe Bouquet et Björn Larsson pour en savoir plus sur l‟élément moteur de ce développement. L‟ouvrage de Michel Ragon pourrait en outre servir à approfondir 27 la comparaison des développements de la « littérature prolétarienne » en France et en Suède. Le premier ouvrage de Martinson fut traduit en 1938. C‟était Voyages sans but, paru chez Stock. Il a été réédité deux fois et l‟on peut en déduire qu‟il fut un succès de librairie. La réception entre 1938 et 1974 demeure une grande inconnue et mériterait une attention toute particulière. En effet, elle permettrait de mieux cerner les réactions face aux premières œuvres traduites, du vivant de Martinson et avant l‟attribution du prix Nobel. Il s‟agirait en effet d‟interroger l‟incidence éventuelle de cette première réception sur la suivante, sans perdre de vue le contexte politique et social d‟une période plus troublée. Appendice Les articles du corpus http://atheles.org/trouver?main=recherche&ref_editeur=1&cherche=martinson&go=Che rcher (Sur Même les orties fleurissent) 1. Lucien Seroux Gavroche, n°127, 01-02/2003 Suédois, Harry Martinson (1904-1978), a reçu le prix Nobel de littérature en 1974. Rien ne le prédestinait à ce destin. Son père, puis sa mère ayant abandonné leurs sept enfants, il devient pupille de la commune en 1910. Dès lors commence la triste vie de valet de ferme, ballotté de place en place, fuguant parfois. Corvéable, le garçon ne sombre pas dans la résignation. Il a un dessein (pas un rêve) : prendre la mer vers l‟Amérique. « Naturellement, il ne se passait jamais rien. Si, il se passait le travail, la routine, le manque d‟amour, et Martin se croyait toujours le centre du monde. Son apitoiement sur lui-même devint son pire tyran… ». Pour ne pas se complaire sans (sic) le misérabilisme et la sensiblerie, l‟écrivain parle à distance. Il nous raconte sa jeunesse à travers celle de Martin. C‟est ce qui donne son originalité à ce récit en deux volets, écrit en pleine maturité (publié en 1935 et 1936). Il ne s‟agit plus de souvenirs d‟enfance mais d‟un roman. Son dessein, un goût immodéré pour la lecture, une curiosité avide et une lucidité rare vont lui permettre d‟échapper à sa condition de domestique. C‟est le parcours d‟un homme en devenir, d‟un gosse se forgeant une conscience, qui nous est magistralement conté, avec une grande pureté de style, une sensibilité rare, des images et des métaphores d‟une grande beauté. Bien sûr, il s‟agit là de littérature prolétarienne, et de la meilleure, comme l‟exprime fort bien Philippe Geneste dans une pertinente et trop courte postface au premier tome. 28 2. PAGE, 03/04/2002 Le Suédois Martinson est un de ces prix Nobel de littérature qui ont été traduits en leur temps, et puis qu‟on a oubliés. Il a été couronné en 1974, et il est mort quatre ans plus tard. Il est né en 1904, le paysage de son autobiographie est donc daté des années 1910. C‟est le fin fond de la Suède qu‟il peint, un monde arriéré, dont il tente de nous montrer la tristesse, l‟existence limitée à la stricte survie. Mais Martinson est trop poète pour ne pas hisser vers la lumière cette humanité acculturée enfoui (sic), dans la misère et la nuit des temps. Voilà un petit garçon placé dans une ferme à l‟âge de 6 ans. Son père est mort, sa mère est partie, les frères et soeurs ont des destins divers. Le petit Martinson, rebaptisé ici Martin, se bat avec la solitude absolue, les cauchemars, le manque d‟amour. Nous le suivrons ainsi jusqu‟à l‟âge de 12 ans, lorsque ses fugues à répétition l‟auront conduit dans un hospice. Seule l‟école lui est un paradis aisé à fréquenter. Comment le pauvre Martin accéda à la connaissance et vit son horizon s‟élargir, à défaut de se dégager, telle est l‟aventure relatée dans ce livre. Le genre de roman qui redonne foi, quand nous avons envie de changer d‟air, envie de lire autre chose que de l‟anglais traduit, envie qu‟on nous raconte le monde autrement. 3. Claire Devarieux Libération, 10/01/2002 Tous les Martin du monde Sous le prénom transparent de Martin, l‟enfance autobiographique du Suédois Harry Martinson (19041978). Il était une fois, en Suède, deux frères et une sœur, Olav, Wilgot et Hanna, qui riaient comme trois bons gros géants, car Olav était de retour de l‟autre bout du monde : « À voix basse, ils faisaient surgir le souvenir du fin fond des temps, ensemble ils le faisaient monter jusqu‟au sommet de la pyramide du rire. Hoho, hohoho, ah ! comme c‟était dans ces temps-là ! Même les douleurs. » C‟était en 1894. Seize ans plus tard, personne ne rit plus, Olav qui meurt laisse sa famille en faillite. L‟autobiographie d‟Harry Martinson (1904-1978) ne rit plus non plus. Même les orties fleurissent s‟arrache à la légende, la mère fiche le camp, Inez la sœur aînée meurt aussi. Les quatre enfants qui restent sont mis aux enchères, trois sœurs et le petit frère. Place à Martin, pauvre Martin, pauvre misère. Martin, 7 ans, pupille de la commune, part donc avec son balluchon : « Des âmes charitables lui montrèrent un chemin qui s‟enfonçait dans les bois. » Il va aller de ferme en ferme. Dans la première, il n‟a pas froid ; dans la seconde, il apprend à se tenir. Il n‟y a que du manque d‟amour. Il s‟enfuira à 12 ans de la troisième ferme, et finira son enfance dans un hospice de vieux. La commune donne de l‟argent aux fermiers, en échange de quoi on est nourri, logé, battu. Ces orphelins vont à l‟école comme « les vrais enfants », Martin n‟est pas un âne. Martin : figurine au bout de la plume qui la façonne, la tient à distance, comme font les enfants qui se promènent avec leur double, partenaire invisible inséparable. Harry Martinson a partagé le prix Nobel de littérature en 1974 avec Eyvind Johnson, autre écrivain dit « prolétarien ». Vilhelm Moberg, l‟auteur des Émigrants récemment traduit par les éditions Gaïa, est un troisième larron de ce courant des années trente appelé aussi « autodidacte ». Ce sont des poètes. Ce sont les aînés chéris de Stig Dagerman, les ancêtres de Göran Tunström et de Torgny Lindgren qui peupleront leurs livres de bougres illuminés. « La Suède est un des pays les plus bizarres et les plus mélancoliques de la terre », écrit Martinson, bien résolu à dépouiller la littérature de sa gangue romantique, mais si drôlement délicat que la beauté perdure. De son premier patron, Martin-Martinson dit : « Il avait la chaleur grossière d‟un ours. » Ici, on survit. « Comme il ne se passait jamais rien dans les fermes, il eut tout le loisir d‟observer ce qui ne s‟y passait pas ; la manière dont se présentait l‟absence d‟événements. » Petit paysan déclassé, paysan malgré tout, Martin est mutique comme les autres. Rien à dire à sa sœur Viran quand elle lui fait ses adieux. Rien à dire à sa sœur Hildur, quand ils se retrouvent dans la même ferme. Ils parlent de la pluie et du beau temps, « ils en vinrent aux prunes qui cette année avaient profité de la belle saison. En d‟autres termes, les prunes étaient bonnes, elles poussaient sur les pruniers, elles étaient vraiment bonnes ». Aucune entraide, et une incapacité à évoquer le moindre souvenir. « Parfois Inez lui apparaissait en rêve. Quoique morte, elle était la seule à s‟occuper de lui. » Les étés passent, la conscience de Martin s‟élargit. Il ne dit plus : « Mon père est mort et ma mère est en Carlifonie. (sic) » Il apprend tout ce que Martinson haïra, la haine, la fourberie, l‟apitoiement sur soi, la rêverie stérile. Il souffre tant qu‟une fois il s‟entaille le poignet. Plus tard, ainsi forgé, Martinson 29 deviendra marin. Suite des aventures de Martin dans le second volume de l‟autobiographie, Partir, à paraître en avril chez Marginales. La jeune maison Marginales, militante, « se propose de redonner à la littérature sa place dans la production d‟une pensée émancipée ». Ainsi appelée en hommage à l‟espace de tous les possibles qui encadre les pages, elle a été créée par Héléna et Samuel Autexier, qui sont frère et sœur, engagés dans les métiers du livre, enfants de cultivateurs et moitié suédois par leur mère, originaire de Göteborg. Ils débusquent des titres endormis dans les catalogues. Ainsi ont-ils repris, pour Martinson, la splendide traduction parue en 1978 chez Stock. Ils ont réédité La Fabrique de violence de Jan Guillou. Et exhumé Eyvind Johnson. Ils ont besoin de cent abonnés pour leur revue, dont le premier numéro, consacré aux Paysans, dernier siècle ? , promet des vertes et des pas mûres. 4. Denis Ballu Nouvelles du Nord, 2001 En 1894, Olav Tomasson a passé onze ans loin du pays quand une lettre de sa sœur lui parvient en Tasmanie où il était en train de tondre les moutons. Les parents sont morts et il peut rentrer en Suède toucher sa part d‟héritage. Là, il peut ensuite commencer une vie « consacrée au commerce, à l‟idylle et à la boisson ». « À la lisière des forêts domaniales de Nite, une villa d‟inspecteur des Eaux et Forêts, imposante et informe, jeta les yeux sur lui. Elle était à vendre. » II s‟y établit avec sa femme Betty et y installe une boutique. II se retrouve également rapidement à la tête d‟une famille de six enfants : cinq filles (Inez, Viran, Bodil, Hildur et Iris) et un garçon (Martin). Mais les affaires ne tardent pas à péricliter et sa nouvelle vie finit par peser à Olav qui, un beau matin de l‟automne 1906, s‟éclipse, repartant conduire des tramways à Portland, « une ville lointaine de l‟océan Pacifique ». La boutique fait faillite et ils doivent bientôt revendre leur habitation et s‟établir près d‟une carrière de pierre baptisée du nom évocateur de la Grande Sibérie. Olav rentre deux ans plus tard, mais meurt le 3 décembre 1910. Dès lors, les malheurs vont s‟abattre sur la famille : la mère, perturbée, s‟enfuit jusqu‟en Californie ; la sœur aînée Inez qui s‟occupait des plus petits meurt de la tuberculose. Iris est partie étudier la vannerie en Poméranie et les autres enfants sont alors cédés aux enchères par la Commune à la charge de laquelle ils sont tombés. Martin est séparé de ses sœurs et il va alors se retrouver ballotté de ferme en ferme, d‟abord à Vilnas, puis à Tollene et enfin à Norda. Maltraité, il finit par s‟enfuir de ce dernier endroit. Nous sommes en 1916, il a alors onze ans et demi. Rattrapé, il est confié à Mlle Tyra qui dirige un hospice pour les vieillards. Tout semble s‟arranger pour lui, quand survient une épidémie de typhoïde qui ravage la région et emporte Mlle Tyra. Ma première lecture de ce roman autobiographique de Harry Martinson remontant à plus de vingt ans, je me suis précipité sur sa réédition chez Agone. Et je n‟ai pas été déçu, car c‟est un fort beau récit, juste et pénétrant. Martinson y revient sur son enfance avec tout à la fois une certaine distanciation (il ne parle pas à la première personne, mais évoque le jeune Martin comme un être qui lui serait étranger) et un vécu intérieur extrêmement profond. Peut-être était-il trop difficile de dire « je », l‟émotivité aurait alors submergé la part analytique. Car, et c‟est là une des grandes valeurs de l‟ouvrage, Harry Martinson se livre à une véritable étude de ce que fut ce garçon ballotté de ferme en ferme, au hasard le plus souvent de la cupidité des uns et des autres. II ne veut pas se laisser aller à un sentimentalisme qui ferait facilement pleurer dans les chaumières, mais il ne veut pas non plus taire l‟hideuse réalité. II ne veut pas non plus donner tous les torts aux gens qui accueillirent Martin durant cette période de sa vie ni présenter le garçon pleurnichard qu‟il était alors comme une sorte de victime expiatoire. Et pourtant l‟émotion est toujours présente comme dans l‟épisode des adieux avec Berta quand Martin doit quitter Vilnas. Pas de grands mots, quelques gestes gauches et retenus, et « dans le ciel, les silencieuses fontaines de solitude déversaient sur la forêt et la lande une douce laine de glace. » Toute la grande force de la littérature prolétarienne suédoise est là, dans la richesse et la subtilité des analyses, dans l‟absence totale de manichéisme réducteur. II n‟y a pas d‟autre solution pour s‟en sortir : il faut affronter la réalité, qu‟elle nous soit ou non favorable. Aucune fuite, aucun mensonge, aucun subterfuge ne permettra jamais d‟assumer librement sa propre existence. Une force qui balaie tout esprit bassement revanchard, « même si la haine est si séduisante. Les paroles les plus saisissantes figurent dans son registre. Les sagas islandaises, chargées de la haine secrète du poète, étaient tellement belles. » Mais la littérature ne doit pas l‟emporter sur l‟homme. Aussi la vie à la campagne vue par le romantisme des écrivains bourgeois (type Selma Lagerlof) n‟est pas de mise ici et est même pourfendue : « Dans le livre de lecture, à l‟école, on parlait du charme qu‟il y a à monter sur un tas de foin dans la charrette. Mais cela se passait dans un livre. Dans la réalité, on n‟allait pas loin avec le foin. Le plus court chemin pour porter le foin dans la grange ! Le travail durait sept fois le temps du trajet. Martin détestait ce système. II détestait le toucher chatouilleux du foin sec contre son corps dans la chaleur du soleil. Et jeter le foin dans la charrette, c‟était comme de se battre avec des araignées géantes. II n‟y avait rien dans le monde d‟aussi sec, d‟aussi collant et d‟aussi morne que le foin. » Mais il ne faudrait pourtant pas pour autant croire que l‟écrivain 30 prolétarien est aveugle face la beauté de la nature, seulement sa première préoccupation c‟est l‟être humain. Bien sûr, on peut parler à Martin de « bel automne. Mais comment l‟automne aurait pu être beau pour lui, avec la vie qu‟il menait ? II y a aussi l‟amour qui, à Norda, était absent ; il y a encore le soleil et les fleurs, comme si les hommes n‟entretenaient pas l‟enfer entre eux, malgré le soleil, malgré les fleurs, et comme si leur âme ne succombait pas au froid malgré le soleil. » Un peu d‟affection et un peu de tendresse auraient sans doute permis à Martin d‟apprécier ce bel automne à Norda, mais il n‟en est pas là. II lui reste l‟espoir de temps meilleurs, même s‟ils sont bien hypothétiques (« Un jour nous serons grands. […] On s‟en ira dans le vrai monde, au Minnesota, en Poméranie. Les années passeront vite. Hop et hop et hop là ! »). Comme l‟Olof d‟Eyvind Johnson, il lui reste à dévorer des livres qui, par delà leur valeur littéraire, vont lui permettre d‟envisager une vie différente de celle qu‟il mène actuellement. L‟espoir toujours, même si le pessimisme (le réalisme ?) de Harry Martinson dépasse celui de son jeune alter ego : « Même vécu en compagnie ou en famille, notre destin est solitaire et glacé. » Bref, vous l‟aurez compris, Même les orties fleurissent est un livre à ne pas manquer. (Sur La société des vagabonds) 5. Xavier Rabilloud, Silence, 09/2009 Disons-le d‟emblée, ce roman du suédois Harry Martinson, prix Nobel de littérature en 1974, est un petit bijou. Où l‟on suit les pas de Bolle, artisan cigarier dans la Suède de la fin du 19e siècle, jeté sur les chemins par le nouvel ordre des choses : la société capitaliste. Jeté tout court, aussi, le machinisme en plein essor n‟ayant que faire d‟un savoir-faire qu‟il frappe d‟obsolescence. La société des vagabonds, titre de cette belle édition datée de 2004, n‟est pas ce qu‟un idéalisme romantique y voudrait lire. C‟est d‟abord une société sinon secrète du moins confidentielle, puisqu‟à peine forte de la vingtaine de Frères de la Paresse, rassemblés autour du trimardeur Sandemar dans leur commun “mépris de la réalité opprimante qui leur était imposée, surtout dans ses formes prétendues sociales”. C‟est aussi l‟envers de la société des honnêtes gens sédentaires, la société du travail. Bolle et ses semblables fuient sur les routes “les directives, ce goût de la torture”. “Ce que nous appelons paresse est de leur part une grève purement physiologique dirigée contre le travail obligatoire conçu comme un tourment”. Cette grève, ne nous en déplaise, ne donne nulle “autre liberté que le désir instinctif de se mouvoir sous le soleil, ce besoin que les hommes ont mis en pénitence”. Et l‟écriture de Martinson est toute au service de ce désir : dépouillée du moindre artifice, elle nous plonge dans la texture même du temps qui s‟étire au fil de la marche ; le chatoiement des clairs-obscurs d‟un chemin forestier vient frapper l‟oeil du lecteur, le silence des mots fait place au bruissement des blés, au crissement des cailloux, au bourdonnement des insectes, à la fragrance des fleurs sauvages. Avec une grande économie de moyens littéraires Ŕ oserait-on parler ici de “simplicité volontaire” ? et une mosaïque de rencontres, d‟anecdotes, d‟instants, Martinson brosse une vie humble, que son trajet mène d‟une époque révolue jusqu‟à celle, nouvelle alors, du chômage de masse, “marquant la fin de l‟ère du vagabond professionnel” Ŕ une époque, la nôtre, où les hommes sont saisis de l‟ivresse du temps”. Ce livre nous invite à relâcher cette étreinte, à la renverser, à prendre le temps nousmêmes. “Je suis envoyé pour compter les sauterelles” prétend Bolle. On aurait envie de le croire. 6. Article XI, 13/09/2008 Harry Martinson : ces célestes clochards qui « font grève pour de bon » « Ma maison ayant brûlé de fond en comble, plus rien ne me cache la vue de la lune qui brille. » (Masahide) Suède, fin du XIXe siècle. Un homme perd son travail, le quitte plutôt, il ne sait pas trop. Bolle n‟est plus tout jeune. A cinquante ans, il a passé l‟essentiel de sa vie à fabriquer des cigares. En orfèvre, en artisan. Soudain, les machines sont arrivées, ses mains n‟ont plus rivalisé. Et puis, la belle Dolly s‟offrait à un autre. Alors l‟air du large s‟est fait entendre, impérieux. Bolle a pris la route, les routes. A rejoint ses frères de chemin, les vagabonds. Et, malgré la pauvreté, malgré le mépris, malgré la police jamais tendre avec ceux de son espèce, malgré les chemins sombres et dangereux, malgré les hivers suédois, il n‟a jamais regretté. La Société des vagabonds est un roman oublié. Que son auteur, Harry Martinson, ait reçu le prix Nobel en 1974 n‟y a rien changé. Le roman prolétaire n‟a jamais eu très bonne presse, de toute manière : trop sombre, trop caricaturé, trop fier. Car c‟est bien d‟un éloge de la fierté dans le dénuement qu‟il s‟agit ici. 31 Le vagabond tel que le décrit Martinson, qui longtemps a expérimenté cette condition, est un homme debout. Certes, il mendie parfois. Il essuie des rebuffades et des humiliations. Mais, au fond, lui seul a su se soustraire au carcan social, affronter une réalité qui ne soit pas préfabriquée. Vagabond chez les hommes mais roi sous les étoiles. Bolle, l‟homme discret, l‟ouvrier effacé, n‟en demande pas plus. Il arpente la Suède, inlassablement, sa liberté en bandoulière, son baluchon vide. Un bonheur à la Thoreau, simple et frugal. Parfois, Bolle souffre. Enormément. De faim, de froid. De devoir mendier pour survivre. De supporter les sermons de ceux qui, secrètement, envient sa liberté et la lui font payer de « tartines de morale ». Heureusement, Bolle a quelques amis. Trimardeurs qui, comme lui, connaissent les chemins suédois par cœur, les fermes à éviter, les villages hostiles, les lieux accueillants Ŕ rares. Le regard des autres, il s‟en accommode. Il sait qu‟on les accable de tous les maux, eux les vagabonds. Les vols, les viols, les meurtres, ils en sont toujours accusés. C‟est comme ça qu‟on leur fait payer leur liberté : « Les vagabonds avaient presque toujours un sentiment de culpabilité. Ils portaient de village en village, comme par défi, le poids de tout le blâme qu‟ils s‟étaient attiré. C‟était comme s‟ils avaient transporté un éléphant à travers tout le pays. » Il y a du Jack London, dans cet écrivain là. Celui des Vagabonds des rails, qui décrit cette fraternité qui n‟a pas de prix, celle des hommes qui ont « pris le dur » et leur rude camaraderie. La fraternité avec ses compagnons de route, avec quelques rares généreux, c‟est la dernière chose qui rattache le vieux Bolle aux formes de vie en société. Il y a du Orwell également, celui de Dans la dèche à Paris et à Londres, quand l‟écrivain anglais pointe cliniquement la manière dont on fait payer aux hommes libres leur pauvreté et dont, par la morale et la religion, on tente de les remettre dans le droit chemin. Une charité vengeresse et des sermons religieux que Bolle doit supporter tout autant. Il y a du Kerouac , aussi celui des Clochards célestes et de Sur la route, mais sans la pose du voyageur, sans l‟attitude. Bolle est loin des pérégrinations furieuses de Kerouac et Cassidy, de leurs hurlements en chemin. Sa route est humble. Le vieux Bolle reste discret, caché. Son bonheur fugace, il ne peut le trouver que dans la solitude. Sa révolte est silencieuse. Au final, sans appeler au meurtre, sans se laisser emporter par sa colère, Martinson livre un des récits anti-capitalistes les plus poignants qu‟il nous ait été donné de lire. Chez lui, les hommes ne prennent pas la route par désir de jouissance, mais par nécessité de liberté, pour fuir l‟injustice sociale et l‟agitation frénétique d‟une époque qui a perdu tout contact avec la nature, avec l‟humain. En refusant un ordre social imposé, en fuyant les normes, il « font grève pour de bon ». Un brûlot digne et magnifique, plus que jamais nécessaire. « Mais il ne regrettait rien. Parfois, et même presque toujours, il arborait ce sentiment de culpabilité, la tête haute, avec une sorte d‟étrange joie d‟Hercule de foire. » 7. HF, Gavroche, 03/04/2005 En Suède, au début du XIXe siècle, l‟industrialisation naissante produit des ravages. Un tiers de la population émigre en Amérique et 60 000 hommes se retrouvent vagabonds sur les routes du pays. Poète et romancier reconnu du courant prolétarien suédois, Harry Martinson (1904-1978) témoigne ici du parcours de ces âmes errantes. Lui-même contraint de gagner sa vie dès l‟age (sic) de 6 ans, il nourrit ces trimardeurs de ses expériences et de sa philosophie. Son héros, Bolle, un petit artisan cigarier au chômage, n‟a pas une conscience bien claire du déterminisme social qui provoque sa déchéance : « Être vagabond, […] c‟est un enfer dans lequel on tombe à cause d‟un faux pas, comme dans celui de l‟alcoolisme. » Loin de tout romantisme, il retrouve instinctivement une forme de survie dans la fuite. Dans la législation de l‟époque, le vagabondage constitue un délit pénal, puni d‟un an de bagne au pénitencier de Berget : « Et quand on avait séjourné à Berget, la dureté elle-même vous semble douce pendant un certain temps, par comparaison. » À demi allégoriques, les personnages incarnent aussi les divers sens donnés à la vie par l‟auteur et ses amis écrivains. Poussière-des-Chemins a la conviction que la société n‟est que ce qu‟elle peut être. Axne s‟imagine que la réalité serait différente si elle tombait entre de bonnes mains et Bolle sait que : « Un monde comme ça, c‟est l‟enfer. Il mérite qu‟on le fuie, qu‟on fasse la sourde oreille, qu‟on refuse de coopérer avec lui et de lui faire cadeau de sa force. » Dégoûtés du 32 travail comme punition et du « culte de la torture qu‟on célèbre en son nom », ces oubliés du capitalisme résistent à leur manière. À l‟exemple du gourou Sandemar, ils font de leur prétendue paresse une protestation. La secte « devait œuvrer en faveur d‟un calme refus d‟obéissance envers les excités de toutes catégories ». Dans ce vaste pays rural aux cent patois, le peuple suédois pratique une relative hospitalité envers les chemineaux. Survivants sur le plan matériel, ceux-ci n‟en sont pas moins détruits par les humiliations, le blâme, et les « tartines de morale » culpabilisantes servies avec le pain offert. Il leur faut aussi endurer la peur qu‟ils éprouvent et celle qu‟ils suscitent : ainsi, « il n‟y a pas de liberté sur les routes, seulement la perpétuelle adaptation à la peur, la sienne et celle des autres. Hors quelques rencontre d‟exception, les rares consolations viennent de la nature qui dit : “Tout et tous ont le droit de jouer dans notre cour. Il n‟y a ni dignes ni indignes. La société, elle, disait : „Seuls les êtres socialement dignes, ceux qui sont bien élevés et qui travaillent ont le droit de jouer dans notre cour.‟” » Dans un style d‟une grande beauté poétique, l‟auteur mêle une analyse fine et profonde de la cruauté sociale et des détresses humaines qui en découlent. Son livre élève un tombeau intemporel à la mémoire des exclus. Hobos d‟aujourd‟hui, érémistes, chômeurs, sans-abri et sans-papiers y retrouveront leurs souffrances et leurs cicatrices. 8. Pierre Gamarra Europe, 06/07/2004 Y a-t-il des chefs-d‟œuvre inconnus ? C‟est une question Ŕ et un jeu Ŕ souvent abordés. Mais faut-il douter ? Le bon sens nous dit qu‟il y a, à coup sûr, des chefs-d‟œuvre inconnus. Et pour bien des raisons, la première étant l‟inexistence pratique de l‟œuvre, c‟est-à-dire, en langage d‟aujourd‟hui, l‟inexistence de sa diffusion. De ce fait, pour un temps ou pour longtemps, le lecteur ne peut rencontrer l‟œuvre et la goûter, si elle le mérite. La diffusion, dont la critique ne parle guère et dont le public connaît peu les modalités, est essentielle dans l‟existence d‟un livre et son financement est à considérer. Autre raison de l‟inexistence : l‟indifférence ou le mépris ou pis encore à l‟égard de telle œuvre, de tel genre, de telle école ou de tel auteur. On peut en venir ici, entre beaucoup d‟exemples, à celui de la littérature ouvrière ou prolétarienne ou même populiste. Il y a bien des nuances et des différences qui séparent ces appellations, bien des aspects qui les rapprochent. Je ne puis que renvoyer ici aux études et réflexions de Marcel Martinet, de Michel Ragon ou de Philippe Bouquet, notamment. Une publication toute récente nous intéresse fort sur cet aspect des lettres : La Société des vagabonds. C‟est un roman de l‟écrivain suédois Harry Martinson (1904-1978), non point ignoré mais fort peu connu chez nous. Il a pourtant reçu en 1974 le prix Nobel de littérature « pour une œuvre dont l‟invention formelle se soumet à une exigence de justice sociale jamais démentie ». La traduction de Denise et Pierre Naert, revue par Philippe Bouquet, me paraît excellente. La postface de Samuel Autexier nous aide beaucoup à replacer ce livre original, très original, dans le contexte de la littérature prolétarienne. Je pense qu‟il est légitime, en fait, de le placer dans le contexte général de la littérature mondiale. Le prix Nobel me semble tout à fait justifié dans la mesure où l‟intérêt artistique et, si l‟on veut, l‟intérêt social de ces pages méritent l‟attention de tous les publics et dépassent la simple qualification entomologique. Harry Martinson met en scène dans La Société des vagabonds ces travailleurs en errance qu‟il connaît bien et qu‟il regarde vivre au cours de leurs métiers ou des intermittences de leurs tâches avec une très lucide sympathie. Il fut lui-même un « vagabond du travail ». Dès les premières pages, une écriture à la fois très simple et très expressive nous retient, non point comme on pourrait le croire par sa naïveté, son inexpérience ou même ses gaucheries mais, au contraire, par une très habile manière de décrire, de faire agir ou parler les multiples protagonistes, de conduire une comparaison ou une métaphore. Tranchons le mot : il y a là un style à la fois caractéristique et d‟une efficace qualité artistique. Évoquant le départ d‟un bateau d‟émigrants, Martinson écrit : « Quand les sirènes retentissent, quand les cloches retentissent pour la troisième fois, tous sortent leurs serpentins… La distance s‟accroît, les serptentins s‟allongent alors que les mouettes tournoient et s‟égosillent. “Rompez donc une bonne fois.” Mais les serpentins sont longs. Ils continuent à se dérouler sur des centaines voire des milliers de pieds, tels d‟étranges cordages de couleur… Le quai agite son mouchoir et s‟éloigne de la terre. Le bateau agite le sien et s‟éloigne vers la mer. » Une autre caractéristique du récit, c‟est qu‟il ne décrit pas seulement des travailleurs dans leurs occupations ou leurs métiers Ŕ à la façon d‟un documentaire littéraire du genre de Marée fraîche de Pierre Hamp Ŕ, mais dans les intervalles de l‟errance, de la quête. À la recherche d‟un patron comme le héros du roman picaresque qui est un mozo de muchos amos, un garçon de beaucoup de maîtres ; à la recherche du quignon quotidien comme le même Lazarillo, ou, plus généralement, du pain intérieur, de la paix de l‟âme, du bonheur peut-être… Ce bonheur, c‟est déjà celui de vivre et d‟errer au sec : 33 « Survint alors la période qui, parmi les vagabonds, fut connue sous le nom de Grande Humidité. Les fenêtres et écluses du ciel s‟ouvrirent largement… Plusieurs années après, où qu‟on aille, le souvenir de la Grande Humidité était toujours vivace. Mais le vagabond avait vu encore plus de pluie que le cultivateur. » Ce bonheur, c‟est encore celui d‟être en paix avec un amour ou un désir de gratitude, celui de ce vagabond qui cueille un bouquet de fleurs sauvages et le jette au hasard par-dessus le mur du cimetière parce qu‟il ne sait pas où sont enterrés des êtres chers. Une autre caractéristique importante de ces récits tient à ce que je qualifierais de constance de dramatisation. Cette errance, ce vagabondage incessant pourraient être statiques, monotones, finalement ennuyeux s‟ils se bornaient à décrire la pauvreté et la souffrance. En fait, les scènes et les épisodes se succèdent et surprennent ou intriguent. Si le style est différent de celui de celui (sic) du roman picaresque classique, beaucoup plus caustique et moqueur, la succession dynamique des aventures y garde la même qualité narrative. Car cette recherche, qui n‟est pas seulement celle du gîte ou du quignon, aboutit à des surprises matérielles, des incidents amicaux ou amoureux, à des surprises psychologiques qui s‟ajoutent au pittoresque des situations ou des surnoms : « Je sais bien qu‟on m‟appelle le Goret Bien Élevé mais je m‟en fiche. La distinction, ça me connaît et je n‟en manque pas… J‟aime les fleurs et il y a beaucoup d‟autres choses que j‟aime. Mais je n‟approfondis pas trop car cela me rendrait seulement malheureux. La beauté brûle. On s‟y brûle… La belle dame brûle. Le beau château brûle. Même les fleurs de la prairie brûlent. » Ainsi, on va s‟apercevoir peu à peu que ces êtres humains à la recherche de la subsistance ou de l‟abri les plus élémentaires ont des préoccupations, des pensées et un langage tout aussi complexes et révélateurs des gens immobiles. N‟oublions pas de remarquer les qualités proprement scandinaves de ces évocations et, sans doute, des sensibilités et des langages des divers personnages. Les vagabonds de Martinson sont suédois comme Lazarillo est espagnol. Harry Martinson parle de ce qu‟il connaît. Orphelin très jeune, il a vécu misérablement avant son départ de Suède en 1920 pour faire mille métiers et naviguer sur toutes les mers du globe. Il revient en Suède en 1929 et se met à écrire. Il écrit abondamment : des poèmes, des récits, des romans. La critique refuse d‟abord ces histoires inhabituelles, cette écriture souvent surprenante. Mais le public achète ses livres. Certains atteindront des tirages de cent mille exemplaires, ce qui est considérable pour la Suède. La Société des vagabonds paraît en 1948 et ce roman semble offrir comme un panorama de son art de conter. Dans sa postface, Samuel Autexier souligne l‟importance origniale de cette attitude du vagabond, « un genre d‟homme qui est appelé paresseux, quand il mène une grève purement physiologique contre le travail obligatoire conçu comme un tourment ». Et il poursuit : « À cette charge contre la morale bourgeoise du travail vient s‟ajouter la destruction du mythe romantique de la liberté du vagabond… La joie de la route ne s‟y manifeste que par bribes, quelques mètres de chemin doré… » Certes, la joie de la route est fort brève dans ces pages. Elle est cependant puissante et on la découvre dans le plaisir de la lumière et de la nature. Elle aide à maintenir dans ces errances une tonicité, un bonheur du regard et de l‟être sans lesquels parfois la solitude ou l‟amertume seraient insupportables. C‟est la vieille conquête de l‟art : une réalité de la joie à partir des faiblesses ou des tourments de la vie. 9. Michel Abescat Télérama, 03-09/07/2004 La marche à suivre « Pourquoi diable prend-on la route, ah ça, ce n‟est pas facile à dire. C‟est bigrement peu confortable et pas commode du tout […] C‟est autre chose, qui fait qu‟on prend la route, mais je ne peux pas te l‟expliquer. » Au nord de la Suède, l‟automne vient de s‟installer. À l‟abri d‟une grange, pour se protéger du vent, Bolle le vagabond tente d‟apaiser les interrogations d‟un jeune homme qui vient tout juste d‟« entrer dans le métier ». Pourquoi diable prend-on la route ? La question court tout au long de ce singulier roman, vous prend pour ne plus vous lâcher, vous bouscule et vous imprègne. Elle enfle de page en page, s‟insinue, sème le doute, provocatrice, profondément subversive. Parce que l‟auteur, le Suédois Harry Martinson (1904-1978), prix Nobel de littérature en 1974, n‟en fait pas simplement la clé du destin de son héros, mais un enjeu essentiel, philosophique et spirituel. Pourquoi donc prend-il la route, Bolle le vagabond ? En février 1898, quand commence le livre, il travaille dans une fabrique de cigares dont les méthodes artisanales Ŕ l‟art des cigariers Ŕ sont peu à peu écrasées par l‟arrivée des techniques industrielles. Bolle refuse ce progrès-là qui l‟obligerait à se soumettre à une machine. Quelques pages plus loin, l‟auteur le retrouve se baignant dans la fraîcheur d‟un 34 lac. Il a tout quitté « pour que la joie d‟exister lui vienne directement du soleil et de la lune ». Pas de romantisme pourtant dans cette défense du vagabondage. Pas d‟idéalisation de la condition du chemineau, aucun hymne à la liberté retrouvée. Au contraire. Martinson brosse le tableau quotidien de ses difficultés, la faim et le froid, la peur qu‟il allume dans le regard des autres, sa propre peur, en retour, qu‟on se trompe sur son compte, qu‟on le soupçonne, de vol, de crime ou de viol, lui, l‟inconnu, le marginal. La crainte aussi des « montés », les gendarmes à cheval, synonymes souvent d‟un séjour au bagne. Des mois à casser des cailloux. Le bonheur, pourtant. Par bribes. « Les raisons d‟arpenter les routes du pays, année après année, se comptaient par milliers », écrit Martinson dont toute l‟œuvre, poèmes et prose, célèbre la vie dans sa simplicité, la beauté du monde et de la nature, l‟inscription de l‟homme dans le cosmos. Et Bolle de chanter l‟irrésistible attrait de la forêt, cette façon de « se dissimuler derrière elle-même », de promettre sans cesse, d‟arbre en arbre, de crête en crête, quelque chose de nouveau, quelque chose de caché. À l‟instar du chemin dont chaque tournant est une invitation à continuer la route. Et Martinson d‟ensemencer les rêves de ses lecteurs avec la simple description d‟« un soir doré au bord du lac Väner ». Mais la route, emblème des vagabonds et des poètes, est aussi pour Martinson, figure éminente de la génération des écrivains « prolétariens », le symbole du refus d‟un certain ordre social. Les hommes qu‟il met en scène « font la grève pour de bon ». La « paresse » qu‟on leur reproche est une « grève dirigée contre le travail obligatoire conçu comme un tourment, contre une hypocrisie qui s‟est donné le nom d‟“honneur du travail” ». La Société des vagabonds, son dernier texte en prose, publié en 1948, est ainsi au cœur de son oeuvre, de son combat pour l‟homme contre la course au matérialisme. Alliant récit documentaire, fiction et puissance poétique, il reste largement à découvrir en France. Sa réédition, après celle de l‟autobiographie de son auteur, est une formidable occasion. 10.Mona Chollet Carnet des périphéries, 06/2004 Dans la Suède de la fin du XIXe siècle, Bolle, artisan cigarier d‟une trentaine d‟années, sensible et d‟esprit farouchement indépendant, voit son métier menacé d‟extinction par l‟invasion des machines à cigarettes. Son savoir-faire devenu inutile, et parce qu‟il ne peut se résoudre à aller lui aussi « prendre place dans le vacarme des usines », il se fait vagabond. Ce sont ses pérégrinations à travers les campagnes et les forêts du pays, ses aventures bizarres, ses rencontres variées, ses expériences cuisantes ou agréables et celles de quelques-uns de ses comparses, ainsi que les enseignements philosophiques qu‟ils en tirent, leur point de vue unique sur l‟humanité, que raconte La Société des vagabonds. Pourquoi fait-on le choix d‟une existence aussi inconfortable ? Harry Martinson, prix Nobel de littérature 1974 et lui-même ancien trimardeur (l‟autre nom des vagabonds), n‟a pas trop de tout un roman pour tenter de répondre à cette question. Sous les pas de ces hommes, écrit-il, « le chemin devient un fleuve de promesses qui s‟engouffre par leurs yeux et ressort par leurs talons, un fleuve de promesses qui est son propre but : l‟accomplissement de soi-même ». Mais cette vie n‟est pas avare en duretés : elle nécessite de renoncer à l‟amour (ou presque) ; elle oblige à vivre sans cesse avec la peur que l‟on inspire, et à subir la réprobation des habitants des maisons chez qui on mendie sa nourriture : « On disait qu‟il y avait soixante mille vagabonds dans le pays et ce chiffre faisait frissonner. Mais soixante mille, ce n‟est pas beaucoup sur une si grande surface. La tartine de morale distribuée avec le pain était en revanche si lourde que, si on avait pu en faire un seul bloc de pierre, elle aurait écrasé un million d‟individus, à la manière d‟une meule gigantesque. » Ils ont pris la route parce que, dans un monde qui marche sur la tête, ils préfèrent marcher sur leurs pieds. Ils refusent de devenir des « soldats de l‟armée du travail » : « Un monde comme ça, c‟est l‟enfer. Il mérite qu‟on le fuie, qu‟on fasse la sourde oreille, qu‟on refuse de coopérer avec lui et de lui faire cadeau de sa force. Supprimez la guerre, le chômage, et délivrez le travail de ce culte de la torture qu‟on célèbre en son nom. » Ce refus chatouille le nerf le plus sensible chez ceux qui restent bien au chaud dans l‟univers social, et les pousse à se révéler. La rage punitive de certains leur fait déployer d‟incroyables raffinements dans la cruauté et l‟inhumanité. Il y a aussi ce paysan avare qui, lorsqu‟on frappe à sa porte, fait mine de s‟affliger en déclarant n‟avoir jamais rencontré un vagabond capable d‟un réel effort : dans leur ardeur à lui démontrer qu‟il a trouvé en eux l‟exception à cette règle, ses visiteurs successifs lui fournissent une main-d‟oeuvre zélée et pratiquement gratuite. Bolle n‟en est que plus heureux et plus reconnaissant envers ce qu‟il appelle le « peuple des fermes clémentes » : « Ils considéraient le travail comme un divertissement légèrement ironique prescrit par les circonstances, la fatalité, la nécessité de manger, etc. Et non comme une entreprise maudite, hypocrite et honorable. » Le bois qu‟il débite joyeusement pour eux dégage en brûlant des parfums délicieux : « Oui, c‟était le bois le plus merveilleux qu‟on puisse rêver. Un bois porte-bonheur dédié au bonheur, dans le bûcher du bonheur. » C‟est peut-être ce qui fait de Bolle un personnage aussi attachant et inoubliable : son refus résolu de tous les tourments dont il est possible de se dispenser. Il a fait le choix de vie qui lui paraissait le 35 plus juste, et il ne se prive pas d‟en savourer les bienfaits : « Parfois Bolle avait l‟impression qu‟il avait pris la route uniquement pour cela, pour que la joie d‟exister lui vienne directement du soleil et de la lune. Ce qui ne lui était jamais arrivé du temps où il était ouvrier du tabac et cigarier à façon. » Mais il assume aussi avec sérénité les désagréments qu‟il implique. Quand il s‟approche des maisons, il risque de tomber sur un chien pas forcément bien disposé à son égard, mais il s‟interdit de s‟en inquiéter : « Y penser sans cesse à l‟avance reviendrait à peupler quotidiennement son imagination de chiens et à faire de son âme un hall désert et sonore qui retentissait d‟aboiements. » Il s‟oblige à chasser de sa mémoire une rencontre particulièrement odieuse et violente : « Mieux valait l‟oublier aussi rapidement que possible, sinon la haine se mettrait de la partie et on attraperait un ulcère à l‟estomac ou d‟autres misères. » Même sa liberté, ce bien auquel il a tout sacrifié, lui est parfois retirée, elle aussi : la loi veut qu‟au bout de trois avertissements pour vagabondage, on soit envoyé casser des cailloux pendant une année. Il fait tout son possible pour éviter ce sort : lorsque, au cours du roman, il chemine entre deux gendarmes montés qu‟il a eu le malheur de croiser sur sa route, et qu‟il attend de passer en bordure d‟un bois pour tenter de leur fausser compagnie, on a le coeur qui bat aussi fort que le sien ; et lorsqu‟il y réussit, et que, déchiré par les ronces, il fuit éperdument à travers les taillis, on ressent aussi violemment que lui, à ce moment, « la grandeur et misère de la liberté ». S‟il est quand même pris et condamné aux travaux forcés, cependant, il fait en sorte de s‟en accommoder, s‟empêchant de compter les heures et les jours et de se laisser ronger par l‟impatience. « Je ne veux pas de ce que les gens appellent la réalité », dit Bolle pour expliquer le genre de vie qu‟il mène. Traversé de bouffées oniriques (ah ! ce « rêve de la tour de bambou »), La Société des vagabonds est un roman obsédé par la dialectique du rêve et de la réalité. « C‟est mon jour de réalité », commente le trimardeur qui décide de s‟approcher d‟une agglomération pour aller mendier. « C‟est mon jour de rêverie », lui répond son compagnon qui s‟en abstient. Harry Martinson a des images d‟une sublime ironie pour commenter les temps nouveaux qui s‟annoncent en cette fin de XIX e siècle livrée à la frénésie de l‟industrialisation et du progrès : « À quelque endroit qu‟une légende tente de renaître, qu‟il s‟agît de Vikings, de fées ou de nymphes, la réalité vous sautait au visage comme les murs ambulants de l‟Inquisition de Tolède et la légende se faisait toute petite, de plus en plus menue, et suppliait la réalité à genoux en disant : Chère et bonne Réalité, je ne le ferai plus. Je promets de rentrer dans un petit livre de contes et d‟y rester. Et je promets de ne plus jamais m‟aventurer au-dehors dans le but d‟exister par moi-même. Et la Réalité sera ma loi. Et la Réalité sera ma loi. Béni soit le nom du Seigneur-Réalité. » Dans la postface, on lit que Martinson fait partie de la « génération des écrivains prolétariens qui ont renouvelé les lettres scandinaves ». Le terme a quelque chose de bien trop massif pour désigner une œuvre aussi peu doctrinaire, aussi rétive à tout manichéisme, et dont la virtuosité philosophique ne verse jamais dans l‟anecdote édifiante. Mais on n‟est pas étonné d‟apprendre que l‟écrivain, dès les années trente, s‟est opposé au « culte du concret » imposé par le « réalisme socialiste ». Il a transposé ces joutes intellectuelles dans le roman, où l‟on voit un vagabond déclarer avec force : « C‟est comme ça qu‟on doit faire ! Il faut dire la vérité telle qu‟elle est, surprendre de façon frappante. Avec des arguments qui ferment la bouche à tous ceux qui dorment. Et contrer et réfréner les possibilités d‟autrui de mentir, à soi-même et aux autres », tandis que ses deux comparses manifestent leur désaccord en secouant la tête d‟un air navré. Bolle ne peut se résoudre à accepter de telles conceptions ; comme s‟il n‟avait jamais oublié ces mots de son ancien associé de la fabrique de cigares, de quelques années son aîné : « La beauté qu‟on ajoute aux choses leur a d‟abord été enlevée. » 11.Noël Godin Le Journal du Mardi, 12/04/2005 Tous les prix Nobel de littérature ne sont pas des cruches. Le poète prolétarien Suédois Harry Martinson (1901-1978) qui le décrocha en 1974 pour « une œuvre dont l’invention formelle se soumet à une exigence de justice sociale jamais démentie » était en tout cas, lui, un « zigue à la coule » comme auraient dit les Pieds Nickelés. Et son autobiographie romancée en trois volets nourrie par son statut d‟enfant abandonné « dans le blé lépreux des marais » devenant un fier trimardeur claquant du bec qu‟aucune bonne âme ne peut asservir avec ses « tartines de morale » souffrirait fort bien d‟être comparée aux chefs-d‟œuvre subversifs de Jack London (j‟ai failli dire de Gorki, mais c‟est mieux que du Gorki). Les « vagabonds du travail » de Martinson sont plus chouettes que bien d‟autres héros de gauche parce qu‟ils « refusent simplement les directives, ce goût de la torture qui est inséparable de l’obligation de travailler ». (Articles sur Aniara) 36 12.Katy Rémy Cahier critique de poésie, 2006 Parmi l‟œuvre (en France méconnue) du prix Nobel H. Martinson, Aniara semble isolée. On pourrait pourtant soutenir qu‟elle est la proue du navire, et la destinée de toute l‟œuvre. « Notre âme est rongée de rêves, sans trêve / nous les frottons l‟un à l‟autre, faute de réalité / et chaque nouvel édifice se mue en échelle / dressée vers le vide aérien rempli de rêves. » Une fusée contenant une portion de l‟humanité se perd dans l‟espace sidéral. Ces hommes ont une langue, une mythologie, une technologie, proches et différentes des nôtres. On retrouve le souffle et l‟inspiration humaniste de Wightman, aussi bien que les thèmes de science-fiction. Novateur, érudit, l‟auteur nous livre le testament d‟une pensée profondément pessimiste. Son seul espoir se fonde dans l‟énergie poétique qui seule semble survivre dans l‟infini après la disparition même de l‟humanité. Ce voyage terminal a inspiré le compositeur K. B. Blomdahl. 13.Olivier Noël Galaxies, 15/07/2005 « Car la crauté de l’espace point ne dépasse celle de l’homme, son digne rival en la matière. La solitude des camps de prisonniers sur terre Autour de l’âme humaine lourdement s’enchâsse, Lorsque les pierres glaciales répondent en silence : Ici règne l’être humain. Ici, c’est Aniara. » « Le xinombrien, la plus riche des langues que nous connaissions, possède trois millions de mlts, mais la galaxie dans laquelle tu plonges le regard renferme plus de quatre-vingt-dix milliards de soleils. Quel cerveau maîtrisera jamais tous les vocables de la langue de Xinombra ? Pas un seul. Alors tu comprends. Et ne comprends pas. » Aniara est un livre vraiment unique. Il s‟agit à ma connaissance, avec L’Opéra de l’espace de Charles Dobzynski (Gallimard, 1963) du seul poème épique de science-fiction qui soit parvenu jusqu‟à nous, écrit de surcroît par un prix Nobel (1974) de littérature, le Suédois Harry Martinson, grand admirateur, nous dit-on, des Chroniques martiennes de Bradbury. Publié en 1956 et composé de cent trois chants élégiaques auxquels les récents attentats islamistes à Londres confèrent une intensité particulière, Aniara, dont une excellente traduction (augmentée d‟une intéressante postface d‟Ylva Lindberg et Samuel Autexier) est disponible chez Agone, conte la dérive spatiale de la « goldonde » Aniara, à bord de laquelle des milliers de déracinés espèrent atterrir un jour sur une quelconque planète d‟exil, et se mirent avec effroi et nostalgie dans leurs souvenirs. Sur Terre, les cités Dorisburg et Xinombra, comme les autres territoires, sont dévastés par les guerres nucléaires. Il semble que les passagers d‟Aniara, guidés par Mima la Consolatrice Ŕ une intelligence artificielle de bord Ŕ, soient les derniers survivants, condamnés à errer dans la nuit céleste, évitant les trous noirs (les « photophages ») et autres corps célestes, jusqu‟à la fin de leurs jours, et jusqu‟à l‟extinction de notre espèce. Pour eux en effet, « une année-lumière est une tombe »… À plusieurs titres, Aniara, que son auteur, chose rare, n‟hésitait pas à présenter comme de la sciencefiction, était une œuvre en avance sur son temps. Écrite à une époque où Van Vogt et Asimov publiaient leurs nouvelles et romans les plus célèbres Ŕ Philip K. Dick, qui avait déjà de nombreuses nouvelles derrière lui, venait de publier ses premiers romans Ŕ, elle délaisse les péripéties du voyage interstellaire pour s‟attacher aux âmes des voyageurs et à notre place dans l‟incommensurable univers. Mima Ŕ « Œil », en japonais Ŕ, le miroir de l‟âme humaine, la conscience artificielle en contact avec la Terre dont « la faculté de communication intellectuelle / et les techniques de transmission sélectives […] / sont trois mille quatre-vingts fois supérieures / à celle de l‟être humain s‟il était lui-même Mima », s‟éteint d‟ellemême, ivre de douleur, après avoir assisté à l‟anéantissement de Dorisburg Ŕ nous sommes dans les années cinquante, évidemment marquées au fer rouge par la Seconde Guerre mondiale et l‟explosion de la bombe atomique sur Hiroshima Ŕ, et son silence souverain n‟est autre, bien sûr, que celui de Dieu : 37 « Enténébrée jusqu‟en ses cellules par la cruauté / dont l‟homme fait preuve en ces temps funestes / elle finit, comme prévu depuis longtemps, / par se disloquer à la manière des mimas. / Le tacis indifférentiel du troisième vèbe / perçoit des milliers de choses que nul œil ne voit. / Désormais, au nom des choses, elle voulait la paix. / Désormais, elle ne voulait plus rien montrer. » Mima, « mimolâtrée » par les habitants de la goldonde, préfigure ainsi, dix ans avant, la Nef du « Programme conscience » de Frank Herbert (Destination : vide, 1966 ; L’Incident Jésus, 1978 ; L’Effet Lazare, 1983 ; Le Facteur ascension, 1988 [1]) Ŕ ce dieu artificiel « vénefré » par les colons de Pandore Ŕ, aussi bien que le célèbre HAL, ordinateur séditieux de 2001, odyssée de l’espace (Arthur C. Clarke, 1968), avec qui, soit dit en passant, Aniara partage son sous-titre… Condamnation de nos crimes, lamentation, requiem Ŕ sans doute Martinson s‟est-il souvenu des Derniers jours de l’humanité de Karl Kraus Ŕ, Aniara célèbre la vie comme création sacrée, divine, mais sans qu‟il soit question de religion Ŕ sinon pour la renier. Dieu, pour Martinson, se confond avec l’Univers Ŕ nous l‟habitons plus qu‟il ne nous habite ; nous n‟en connaissons que d‟infimes fragments : « Aniara, notre vaisseau spatial, se déplace / dans un espace dépourvu de boîte crânienne / et n‟a donc nul besoin de substance cérébrale. / Il se meut dans quelque chose qui existe / Mais n‟a nul besoin de suivre la voie de la pensée : / Un esprit qui est plus que le monde de l‟intellect. / Je dirais même que notre vaisseau traverse / Dieu et la Mort et l‟Enigme sans but ni trajectoire. / Oh, si nous pouvions seulement rejoindre notre base / Maintenant que nous avons découvert ce qu‟est notre vaisseau : / Une bulle minuscule dans le verre de l‟esprit de Dieu. ». Et plus loin : « Le mystère éternel du ciel et de ses étoiles / et le miracle de la mécanique céleste / sont la loi et non pas l‟évangile. / La compassion pousse sur les bases de la vie. » Autrement dit, c‟est la raison, les sentiments, mais aussi l‟humble observation des signes du firmament (d‟où l‟utilisation du mot sanskrit « gopta », qui signifie, nous apprend le glossaire, « occulte »), qui doivent dicter nos actes, non l‟ordre impératif d‟un prophète. Martinson s‟en prend également au troupeau bêlant, aux rangs toujours plus serrés, d‟hommes incapables de créer, de penser, d‟élever leur âme au-dessus des contingences matérielles. Les modes se succèdent en un « flot fade d‟un temps écoulant ses miasmes / vers la mort uniquement pour s‟y vider. » Sur le vaisseau, aussi vaste soit-il, les arts et les sciences perdent inéluctablement pied : « Le cerveau paresseux devint son propre fardeau / et les ouvrages des esprits lucides, jamais lus. / tournèrent le dos aux êtres d‟oisiveté perclus / qui ne furent plus agités de pensers nouveaux. » [2] Mais cet arrière-fond moral ne serait rien sans ce curieux travail de la langue admirablement adapté par les traducteurs Philippe Bouquet et Björn Larsson. Néologismes (« transtomie », « tacis du troisième vèbe », « cantorateur »…), emprunts mythologiques détournés, argot poétique (« Viens m‟bercer loyde et fancie, lance-t-elle / go daurme en vancie et rame guène en dondelle / mon déide est gandeur, j‟suis vlamme et gondelle / et vepte en taris, clande en delde et yondelle. », permettent à Martinson, en s‟adressant aux sens plutôt qu‟à l‟intellect, c‟est-à-dire en évitant tout didactisme, de dépeindre l‟avenir cauchemardesque de l‟humanité dont la fuite est totalement vaine : au bout du voyage, il n‟y a rien que le vide, le froid, la mort. « L‟horreur ! L‟horreur ! » comme l‟a si bien dit le Kurtz d‟Au cœur des ténèbres… « Dans notre grand sarcophage désormais enterrés / nous fûmes transportés sur des déserts marins / où la nuit de l‟espace, du jour infiniment séparée, / dressait sur notre tombe une voûte de silence cristallin. » _________________ [1] L’Incident Jésus et L’Effet Lazare furent co-écrits par Frank Herbert et Bill Ransom Ŕ le dernier, Le Facteur ascension, ayant été rédigé par Bill Ransom seul, après la mort d‟Herbert. [2] Ceci rappelle la conclusion de Loterie solaire, premier roman publié (en 1955) de Philip K. Dick : « Ce n‟est pas une poussée aveugle […]. Ce n‟est pas un instinct animal qui nous rend fiévreux et insatisfaits. Je vais vous dire ce que c‟est : c‟est le but le plus élevé de l‟homme Ŕ le besoin de grandir, de progresser… de découvrir de nouvelles choses… d‟avancer, de s‟étendre, d‟atteindre de nouveaux territoires, de nouvelles expériences, de comprendre et de vivre en évoluant. De rejeter la routine et la répétition, de rompre avec la monotonie de l‟habitude, d‟aller de l‟avant. De ne jamais s‟arrêter… » On pense aussi à Philippe Curval, dont l‟œuvre dans son ensemble, des Fleurs de Vénus au récent Blanc comme l’ombre, repose sur ce refus impérieux, quasi pathologique, de la stase Ŕ de la mort… Ŕ, dût-il nous aspirer dans les abîmes les plus noirs. Notons, pour l‟anecdote, que sans avoir lu le poème, Philippe Curval prédisait dans Galaxie (sic) en janvier 1975 que le prix Nobel de Martinson n‟aurait aucun impact sur la SF, « chacun s‟empressant de détourner le sens de cette distinction, soit en prétextant qu‟elle est due, malgré le sujet ingrat, à l‟admirable écriture de Martinson, soit en affirmant qu‟il s‟agit de “politique-fiction” ou d‟une anticipation de nos maux »… Il est toujours dangereux, rappelait Curval à cette occasion, de prononcer le mot science-fiction… 38 14.Charles Dobzynski Europe, 01-02/2005 On a envie parfois de mettre le feu aux poudres. Alors on se sert d‟allumettes. De préférence d‟allumettes suédoises. La dynamite étant réservée à un Suédois explosif qui fut un mécène avisé, Nobel. Mettre le feu aux poudres du champ poétique est parfois nécessaire : on cultive mieux sur des brûlis. La Suède n‟est pas uniquement productrice d‟anguilles fumées ou de bâtonnets flambeurs, elle nous propose aussi des poètes qui font feu et flamme, mais que les modes de l‟Hexagone empêchent parfois d‟être mis en lumière comme ils le méritent. […] Si Baltiques de Tomas Tranströmer est une édition qui séduira un plus vaste public que les précédentes, Aniara d‟Harry Martinson, sous-titré Une odyssée de l’espace, a tout d‟une découverte qui devrait faire sensation. Non pas que l‟auteur soit un inconnu : prix Nobel de littérature en 1974, et membre de l‟Académie suédoise, Harry Martinson, romancier et essayiste (19041978), est un des poètes les plus importants de sa génération. Salué comme un « jeune prince de la poésie suédoise », après des débuts éclatants illustrés par ses deux recueils, Spökskepp (Vaisseau fantôme) et Nomad (Nomade), Martinson fut idolâtré autant par le public suédois populaire que bourgeois, ce qui lui valu pour la conquête de ce dernier le sobriquet de « play-boy des rombières d‟Östermalm ». Influencé par Whitman et Carl Sandburg, il introduisit le milieu ouvrier dans la poésie, sous l‟enseigne du vitalisme. Il fit partie en 1929 du groupe des écrivains attachés à des idées socialistes ou libertaires : Erik Asklund, Josef Kjellgren, Artur Lundkvist et Gustav Sandgren, qui préconisèrent notamment, par un retentissant manifeste, un nouveau regard sur la réalité, une attention enfin portée au monde du travail, jusqu‟alors pratiquement absent de la littérature. Poète célèbre dont les œuvres ont confirmé la vocation prolétarienne, Martinson créa la surprise en 1957 avec la publication d‟Aniara, poème épique de science fiction en 103 chants qui relate l‟équipée d‟un groupe de femmes et d‟hommes, embarqués à bord d‟un vaisseau spatial Aniara, en route Ŕ sans espoir de retour Ŕ vers la constellation de la Lyre. On apprend que le poète fut un fervent lecteur de la sciencefiction américaine, notamment de Van Vogt et de Bradbury. Devançant de quelques années les premières expéditions des astronautes, la fusée littéraire propulsée par Martinson sortait avec fracas de l‟orbite poétique traditionnelle Ŕ bien que la tradition des sagas y fut présente Ŕ puisqu‟il s‟agissait d‟un véritable roman en vers. J‟attendais depuis très longtemps que fut traduite en français cette œuvre que l‟on me signala, après la publication de mon Opéra de l’espace en 1963 comme sa cousine scandinave. À la lecture du texte aujourd‟hui « transposé du suédois » par Philippe Bouquet et Björn Larsson, avec la préface originale de l‟auteur et une postface d‟Ylva Lindberg et Samuel Autexier, je dois convenir que cette comparaison était pour moi trop flatteuse... mais le fait est que, hors ces deux tentatives quasi contemporaines, il n‟existe rien de similaire dans le genre. Aniara est effectivement un roman, et un roman qui se place d‟emblée dans la lignée de H. G. Wells et d‟Orwell plutôt que des conteurs américains. Car il s‟agit, plus encore que de science-fiction (l‟une n‟excluant pas l‟autre), d‟une utopie scientifique et sociale par laquelle se trouve dépeinte la fin et la perte d‟une civilisation technologique ambitieuse incapable d‟éviter le désastre d‟une guerre qui détruit toute une planète. Doué d‟un souffle homérique, Martinson s‟est jeté tout entier dans cette aventure avec sa morale et des idées que l‟on peut contester (le procès quelque peu manichéen du progrès) mais sa sincérité est indéniable : « La légende raconte, écrit son commentateur, qu‟Aniara est née de l‟observation au télescope de la galaxie d‟Andromède une nuit d‟août 1953. Que Martinson, bouleversé par ce qu‟il avait vu, aurait écrit en quatorze jours, dans une sorte de transe, les vingt-neuf premiers chants de cette épopée. » Le résultat est d‟autant plus fascinant que le poète procède ici à un remarquable travail sur le langage : le texte est un geyser de néologismes et de conjectures techniques parfois énigmatiques, comme la Mima (« œil » en japonais, principe de mimésis, à la fois psychique et énergétique, qui anime le vaisseau spatial), la cartothèque ou le cantorateur, la goldonde, le goldondevan et le gopta (ce dernier terme, du sanscrit gopta qui signifie « occulte », désigne la trace d‟ésotérisme qui parcourt le récit). Ce lexique avoue sa filiation lorsqu‟il fait référence au Humpty Dumpty directement venu de l‟autre côté du miroir, et la tentation de prendre pour père et pattern Lewis Carroll est encore plus manifeste lorsque Martinson s‟avise d‟élaborer une sorte d‟idiome du futur où l‟humour suédois s‟apparente au modèle du nonsense anglo-saxon : Viens m’bercer loyde et fancie, lance-t-elle go daurme en vancie et rame guène en dondelle 39 mon déide est gandeur, j’suis vlamme et gondelle et vepte en taris, clande en delde et yondelle Tout n‟est évidemment pas de ce tonneau où fermenta jadis le vin vertigineux de La Chasse au snark et d‟Alice au pays des merveilles : Il était grilheure, les slictueux toves gyraient sur l’alloinde et vriblaient, tout flivoreux allaient les borogoves, les verchons fourgus bourniflaient (1) Pour les passagers, enfermés dans le sarcophage stellaire d‟Aniara, la parade carnavalesque du langage n‟éclipse en rien leur sacrifice. Martinson en résume l‟ambition dévoyée : « Mais il n‟est point de protection contre l‟être humain. » Utopie ou dystopie (la première que l‟on puisse ainsi nommer date du XVIIe siècle, c‟est l‟œuvre de J. A. Komensky, dit Comenius), Aniara réinvente le mythe et le fabuleux comme ressort même du poème. Les traducteurs par moment ont réussi des tours de force, pour ce qui touche à la mise en vers, parfois rimés. La galaxie pivote sur elle-même telle une rose de fumée illuminée et la fumée, ce sont les étoiles. C’est une fumée de soleil. Il faudra désormais inscrire ce livre étonnant sur les tablettes de mémoire de la poésie du XXe siècle. ----------(1) Traduction Henri Parisot. 15.Thierry Gillybœuf La Polygraphe, n°36/38, 2005 Depuis deux ans et grâce à ce quatrième ouvrage, les éditions Agone nous donnent de (re)découvrir un des plus grands écrivains suédois du XXe siècle, Harry Martinson (1904Ŕ1978). Bien qu‟il fasse figure de classique dans son pays et qu‟il ait reçu en 1974 le Prix Nobel de Littérature, qu‟il a partagé avec son compatriote Eyvind Johnson, comme lui « écrivain prolétarien » et membre de l‟Académie suédoise, Martinson est longtemps demeuré méconnu en France, malgré la publication en français de deux de ses livres, dans la foulée de l‟attribution de la fameuse récompense. Ceux qui auront lu les trois premiers volumes publiés par Agone (Même les orties fleurissent, 2002 ; Il faut partir, 2003 et La Société des Vagabonds, 2004) ne laisseront pas d‟être déroutés en se plongeant dans ce « récit passionnant d‟un événement à l‟intérieur duquel réel et irréel se confondent » selon les propres termes de Martinson. Ils ne le seront pas moins que les compatriotes et contemporains de ce dernier pour lesquels il était jusque là l‟auteur de récits de voyages et de poèmes consolateurs. Mais passé la première surprise, on retrouve les constantes de l‟univers martinsonien : une approche à la fois précise et contemplative de l‟univers, un fourmillement d‟images, une langue créatrice pleine de verve et d‟inventions dont les difficultés et les spécificités rendent d‟autant plus méritoire l‟excellente traduction de Philippe Bouquet et Björn Larsson. Aniara n‟en marque pas moins un tournant capital dans l‟œuvre de Martinson. Pour ce « nomade du monde », l‟observation des merveilles qui l‟entourent n‟a cessé de nourrir sa réflexion sur le sens de la vie. Ainsi, sa Société des Vagabonds n‟était pas seulement une galerie de portraits d‟exclus et de marginaux, elle exaltait aussi une vie possible en harmonie avec la nature, dans la droite lignée d‟un Henry David Thoreau. Cependant, cette vision généreuse d‟un « retour aux sources » n‟a pas écarté Martinson des enjeux et combats de son temps. Toute son œuvre a placé l‟homme à la croisée de l‟infiniment petit et de l‟infiniment grand, capable de « saisir la goutte de rosée et de refléter le cosmos », pour reprendre les attendus des jurés du Nobel. Cinq ans après avoir publié La Société des Vagabonds et huit ans après les bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki, Martinson écrit dans une véritable fièvre visionnaire les vingt-neuf premiers chants d‟Aniara qu‟il inclut, sous le titre « Le Chant de Doris et Mima », à la fin de son recueil Cigale (1953). Mais cette description de la destruction nucléaire de la ville de Dorisburg déconcerte dans un premier temps lecteurs et critiques. Il faudra encore trois années à Martinson pour composer les cent trois 40 chants de cette « odyssée de l‟espace ». Ce sous-titre donné à l‟édition française est des plus judicieux. D‟abord parce qu‟il incarne le mélange réussi et unique de deux techniques littéraires que tout oppose : l‟épopée, genre littéraire le plus ancien de l‟humanité dépositaire d‟une tradition millénaire de l‟oralité, et la science-fiction à laquelle Martinson donne ici de véritables lettres de noblesse. Par ailleurs, la Mima, sorte d‟ordinateur capable de ressentir « les choses plus intensément et plus profondément que l‟être humain », préfigure indéniablement le HAL 9000 d‟Arthur C. Clarke dans le célèbre film de Stanley Kubrick. Plus que dans aucun autre de ces livres, Martinson a ici inventé tout un langage, à la manière d‟un Lewis Carroll, qu‟un précieux glossaire en fin de volume nous éclaire. Ainsi, Mima signifie « œil » en japonais, mais ce nom est aussi à rapprocher du géant Mimer de la mythologie nordique, source de « sagesse » et de la mimesis qui, selon Aristote, est la manifestation sensible des caractères cachés de l‟homme. Aniara, mot grec qui signifie « en détresse », est un immense vaisseau spatial emportant vers Mars huit mille hommes évacués après que la Terre est devenue inhabitable. Mais le vaisseau se détourne inexplicablement de sa route et entreprend alors un voyage sans retour dans le froid glacial et insondable de l‟espace, dont Aniara est la chronique. La Mima est au centre de la Goldonde Aniara. Conçue par l‟homme à son image (ô Voltaire) tout autant qu‟inventée par elle-même, elle est une possible représentation de Dieu. Elle incarne aussi la Mémoire (la nostalgie incurable) et l‟Histoire (la culpabilité), puisque c‟est cette sorte de télévision futuriste douée d‟une intelligence artificielle, qui maintient le contact avec Doris, l‟âme de la Terre. Après la destruction de Dorisburg, elle décidera de ne plus rien montrer et donc de mourir. Et les hommes qui ont emporté avec eux toutes leurs contradictions sans parvenir à les résoudre finiront par tomber en cercle près de son tombeau « en humus innocent à jamais métamorphosés / et de l‟aiguillon des étoiles désormais libérés », dans le vaisseau spatial devenu sarcophage de l‟humanité. On peut voir dans cette épopée une allégorie de notre existence, « mince fente de lumière entre deux éternités de ténèbres », comme l‟a dit Nabokov. Mais Aniara s‟inscrit dans la lignée des grandes « dystopies » du XXe siècle Ŕ Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, 1984 de George Orwell ou encore Fahrenheit 451 de Ray Bradbury Ŕ qui décrivent « un monde de cauchemar qui ne doit pas nécessairement arriver mais qui pourrait bien advenir », comme le rappellent Ylva Lindberg et Samuel Autexier dans leur passionnante postface. Le pessimisme patent de ce livre n‟a cependant rien d‟incurable, il se veut une mise en garde et doit au contraire s‟interpréter comme « un hymne à la vie sur Terre ». Toute la modernité d‟_Aniara_ tient à ce que, il y a près d‟un demi-siècle, Harry Martinson, « le poète souriant », a soulevé des questions qui trouvent aujourd‟hui leur résonance et leur inquiétante actualité : le rôle de la société et de la technologie dans le développement de la société et la nécessité impérieuse de prendre soin de notre monde. Aniara, cette « bulle minuscule dans le verre de l‟esprit de Dieu » à bord de laquelle l‟homme se trouve embarqué, est sans nul doute cette Terre « en détresse » dont Harry Martinson, à travers une œuvre rayonnante et généreuse, n‟a eu de cesse de révéler les richesses miraculeuses et fragiles à ses contemporains et aux générations futures. Bibliographie BOUQUET, Philippe. (1990) Spaden och pennan: den svenska proletärromanen. Stockholm : Carlssons. BOYER, Régis. (1996) Histoire des littératures scandinaves. Fayard : Paris. DAHL, Karin. 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