l`image médiatisée - Université d`Avignon
Transcription
l`image médiatisée - Université d`Avignon
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES ____________________ L’IMAGE MÉDIATISÉE DE L’APPROCHE SÉMIOTIQUE DES IMAGES À L’ARCHÉOLOGIE DE L’IMAGE COMME PRODUCTION SYMBOLIQUE Volume I Thèse de Doctorat d’État ès Lettres et Sciences Humaines Présentée et soutenue publiquement par Jean DAVALLON Le 1er février 1990 devant un jury composé de Messieurs Louis MARIN, Directeur d’Étude à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Directeur de recherche Bernard SCHIELE, Professeur à l’Université du Québec à Montréal Christian METZ, Directeur d’Étude à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Jacques LEENHARDT, Maître de Conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Jean-Claude SAGNE, Professeur à l’Université Lumière-Lyon 2 Jean-François TÊTU, Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon L’IMAGE MÉDIATISÉE De l’approche sémiotique des images a l’archéologie de l’image comme production symbolique Volume I © Jean Davallon. Version 2, 2006 Cette version reprend l’intégralité du contenu de la version initiale de la thèse. Mais pour des raisons techniques, la police et la typographie ont dû être modifiées. Par voie de conséquence, l’ensemble de la pagination a changé. À Françoise Miroirs d’argent, miroirs masqués, miroirs fardés ; Vieux miroir d’acajou, captieux crépuscule Dont le sang vaporeux enveloppe et module Des regards regardants, mais aussi regardés, Multipliant la vie à la façon de l’acte Génital, fous du même, esclaves du Pareil, Je les vois infinis, sans pitié, sans sommeil, Exécuteurs testamentaires d’un vieux pacte. Jorge Luis BORGES, « Miroirs » Œuvre poétique 1925-1965, pp. 129-130 Mais sous l’obscure croisée, devant le pan de mur d’en face, lorsque tu n’avais pu ressusciter l’éblouissement perdu, alors, ouvrant le Livre, tu promenais un doigt usé entre les prophéties, puis le regard fixé sur le large, tu attendais l’instant du départ, le lever du grand vent qui te descellerait d’un coup, comme un typhon, divisant les nuées devant l’attente de tes yeux. St JOHN PERSE « Le livre », Éloges Œuvres complètes, p. 20 AVANT PROPOS En son dessein le plus général, le projet de cette thèse proposait une contribution à une théorie des systèmes signifiants en tant qu’ils sont des pratiques sociales. Il s’organisait autour d’une proposition centrale : les systèmes signifiants sont spécifiés et déterminés par la formation sociale à laquelle ils appartiennent, dans leurs caractéristiques de processus et de dispositifs sémiotiques, mais aussi, en retour, dans leur fonction d’opérateurs sociaux. Cette proposition se démarquait du postulat selon lequel les systèmes signifiants sont des « effets » — ou des « reflets », comme cela se disait à une certaine époque — d’un fonctionnement social qui serait plus profond, plus fondamental, plus déterminant et, d’une certaine manière, plus « vrai ». Le déplacement de point de vue proposé revenait, en réalité, à considérer les systèmes signifiants comme des pratiques signifiantes. En nous appuyant sur des travaux antérieurs portant sur le système publicitaire, le type de pratique signifiante retenu pour étude était les langages de masse contemporains1. En effet, à l’analyse, le système publicitaire apparaissait comme pivot entre les langages de masse et les systèmes représentatifs de l’âge classique tels que Louis Marin les a repérés et définis2. D’une part il 1. Jean DAVALLON, Le sujet de la publicité : Analyse des rapports entre texte et image dans l’annonce publicitaire, Thèse de troisième cycle, Paris : ÉCOLE des Hautes Études en Sciences Sociales : Paris X Nanterre, 1978. Pour un résumé de la problématique : « À propos du sujet de la publicité et de la publicité du sujet », Espaces et sociétés (38-39), juill.-déc. 1981, pp. 29-35. 2. Louis MARIN, Détruire la peinture, Paris : Ed. Galilée (coll. « Écritures/figures »), 1977 et « Les sciences humaines et l’œuvre d’art », in : Encyclopædia Universalis, vol 17. Paris : Encyclopædia Universalis, 1980. Avant-Propos XVII contribue à modéliser les premiers3 et d’autre part, il possède des caractéristiques comparables à celles des seconds. L’objectif déclaré était de faire apparaître, par une exploration des similitudes et des transformations entre ces langages de masse et les systèmes représentatifs, les procédures par lesquelles s’instituent — c’est-àdire se disséminent et se réinstaurent — pouvoir, code et sujet à travers la représentation de leurs rapports. Le centre de l’analyse était donc cette « représentation » qui s’effectue à la faveur d’une mise en réserve de la force relevant du politique, d’une mise en signe d’un monde et d’une mise en jeu du sujet au moyen de sa mobilisation par l’agencement de la matière sensible du média ; agencement qui signifie l’existence d’une mise en forme de cette matière sensible selon un ordre (des codes) et la production de dispositifs opératoires (objets culturels, discours, appareils, situations instituées, etc.). De ce point de vue, si l’on pouvait considérer les langages de masse comme un « mode de représentation » à la fois distinct de celui des systèmes représentatifs et comparables à lui, encore restait-il à en faire l’archéologie afin de mettre au jour les similitudes et les transformations. Ouvrir une telle archéologie de la représentation était donc le travail de la thèse. *** Si l’axe du projet fut maintenu, le déroulement du travail nous conduisit vers la recherche de plus de précision. Dans le champ très large des langages de masse comme mode de représentation fut ainsi prélevé un objet d’étude plus homogène bien que répondant parfaitement à la problématique initiale : les images. Ce choix eut trois effets sur le déroulement de la recherche, contribuant ainsi à donner sa forme à cette thèse. Le premier de ces effets s’est traduit par une focalisation de la vaste question du rapport entre sujet, pouvoir et codes (de la représentation) sur la question de la signification. Comment la production du sens, rendue possible par la mise en forme de la matière, en arrive-t-elle à pouvoir mobiliser le sujet et à servir d’instrument de pouvoir ? Poser cette question revenait à se demander quelle était en fait la place de la production du sens (de la signification) dans l’institution du sujet et dans celle du pouvoir ; ou, pour être plus précis la place de l’opérativité de cette production. Le second effet fut l’apparition de la nécessité de questionner la sémiotique des images. Nécessité qui tenait moins à l’impossibilité où se trouvait cette discipline de répondre à la question de l’opérativité de la production du sens — impossibilité qui, somme toute, peut tout à fait se comprendre et être recevable —, qu’au fait même qu’elle se structurait autour de cette question. Même si un tel examen critique de la sémiotique des images n’était pas prévu au départ, il s’avérait indispensable si nous voulions encore traiter notre question de l’opérativité de la production du sens dans l’image. Car il est apparu qu’il fallait prendre en 3. Jean BAUDRILLARD a présenté une synthèse de la question dans « Langages de masse », in : Encyclopædia Universalis, vol 17. Voir aussi Henri-Pierre JEUDY, La publicité et son enjeu social, Paris : Presses Universitaires de France, 1977. XVIII AVANT-PROPOS compte que la sémiotique des images se construisait plus autour de ce qu’elle ne pouvait définir qu’autour de ce qu’elle pouvait formaliser. Le troisième effet a découlé de cet examen critique. Le cadre d’approche était, au départ, prioritairement de facture sociologique. Il s’agissait de peser le poids du social sur la production de la signification et, inversement, d’appréhender la fonction des dispositifs producteurs de sens (= les pratiques signifiantes) sur l’institution du social. Or, les résultats de l’examen critique de la sémiotique nous amenèrent à mettre l’accent sur ce qui était « entre » le social et le sémiotique : sur l’instauration, d’une part des espaces sociaux dans lesquels s’insèrent les images et, d’autre part des cadres mentaux qui modélisent le rapport des sujets sociaux à ces mêmes images. C’est ainsi qu’au-delà de la question initiale, fort générale, du fonctionnement des langages de masse, a émergé peu à peu un cadre problématique et théorique à partir duquel penser l’image, et selon lequel la dimension sémiotique de cette dernière se définissait dans un rapport d’intériorité-extériorité aux espaces sociaux qui prenaient en charge sa socialisation et aux cadres mentaux inscrits à travers elle. Inutile de dire que nous n’aurions pu faire ce travail sans l’aide de conseils, de remarques et de critiques. Notre reconnaissance va tout particulièrement à Louis Marin dont la pensée nous a servi de point de départ ; dont les analyses et la méthodologie ont défini le cadre de ce travail ; dont les remarques et les conseils nous ont permis de nous tracer un chemin dans un sujet qui a demandé, comme nous venons de l’expliquer, à être reconstruit et recadré ; dont la patience n’a eu d’égale que la confiance qu’il nous a faite tout au long des multiples pérégrinations qui ont marqué le développement de la recherche. Nous sommes reconnaissants aussi à Philippe Dujardin, Dominique Poulot, Bernard Schiele des conversations et discussions sur les aspects politologiques, historiques et psychosociologiques des sujets traités ; à Jacques Michel et à Thierry Mesny qui, en plus de leurs remarques sur les aspects philosophiques et sémiotiques, ont accepté de relire certaines parties du manuscrit, à Judith Goldstein qui nous a fait découvrir le travail de Thomas Crow ; et surtout, à Françoise Cousin Davallon pour son attention critique, sa relecture du manuscrit et sa patience pendant les longs mois de vacances passés à rédiger. Je remercie aussi Christian Carrier et Christian Bernard pour le séjour de travail qu’ils m’ont organisé à la Villa Arson ; ainsi que tous les collègues de travail de l’Université Claude Bernard, et spécialement Michel Odin, (IUT-Gestion des Entreprises et des Administrations) pour leur bienveillante compréhension. SOMMAIRE VOLUME I INTRODUCTION ....................................................................................................................................1 Section A. Entre sémiotique et sociologie : la question de la spécificité de l’image ...........................................................................................................................................3 Section B. Pour penser la dialectique des produits et des pratiques ......................................................17 PREMIÈRE PARTIE : UN LANGAGE PAR DÉFAUT Critique de la sémiotique des images INTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE .....................................................................................31 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION ........................................37 Section A. Typologie des conceptions de l’analogie ..............................................................................49 Section B. Enquête archéologique sur le statut de l’analogie................................................................67 Section C. Éléments pour une critique de l’analogie ...........................................................................79 CHAPITRE II : ENTRE SIGNE ET TEXTE .........................................................................................97 Section A. Stratégies autour du signe d’image ................................................................................. 101 Section B. Penser la signification dans l’image................................................................................. 125 Section C. Les unités de signification comme unités textuelles .......................................................... 149 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT ..........................................................................167 Section A. L’exclusion du sujet...................................................................................................... 169 Section B. Un retour du regardant ?............................................................................................... 181 Section C. Les stratégies de l’énonciation ........................................................................................ 201 Section D. Au-delà de la question du sujet ..................................................................................... 219 CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE .......................................................................................233 Sommaire XXI DEUXIÈME PARTIE : MUTATION DES ESPACES SOCIAUX DE L’IMAGE ET STRATÉGIES POLITIQUES AU XVIIIe SIÈCLE Investigations sur la médiatisation imagée INTRODUCTION DE LA DEUXIÈME PARTIE .................................................................................243 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART .....................................251 Section A. L’obstacle de la définition des médias .............................................................................259 Section B. Penser le travail social des médias ...................................................................................273 Section C. L’espace social de l’œuvre d’art .......................................................................................295 VOLUME II CHAPITRE V : L’IMAGE, OPÉRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE ......................................331 Section A. La médiation juridico-politique......................................................................................337 Section B. L’espace social dans le tableau ........................................................................................359 Section C. Les fêtes révolutionnaires, un média à l’essai...................................................................381 CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE ......................................................................................403 TROISIÈME PARTIE : ENTRE PRÉSENCE ET COMMUNICATION Archéologie de l’image médiatisée INTRODUCTION DE LA TROISIÈME PARTIE .................................................................................407 CHAPITRE VI : L’IMAGE DANS L’ÉCONOMIE DES LANGAGES .................................................417 Section A. L’économie de la représentation chez Rousseau...............................................................421 Section B. Les langues entre peinture et écriture ...............................................................................445 Section C. L’analyse de la représentation.........................................................................................471 CHAPITRE VII : REPRÉSENTATION ET OSTENSION ..................................................................499 Section A. La peinture, production symbolique................................................................................507 Section B. L’envers de la représentation...........................................................................................549 Section C. Ostension et médiatisation imagée...................................................................................581 CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE ......................................................................................605 LISTE DES OUVRAGES CONSULTES ..................................................................................615 TABLE DES MATIÈRES..............................................................................................................689 INTRODUCTION Il s’agit […] d’élaborer ses instruments [i.e. d’une science de l’art] méthodologiques et conceptuels en mesurant le retentissement théorique propre aux chevauchements, recoupements ou superpositions des sciences particulières en vue de définir de façon cohérente et intrinsèque l’objet complexe qui résulte de ces opérations et qui ne saurait être donné immédiatement et primitivement, sauf dans les illusions et les méconnaissances de l’idéologie. Il s’agit en bref de constituer une science de l’interdisciplinarité quant à un domaine particulier d’objet. […] Dès lors, une science de l’art possible travaillera au niveau d’une sémiotique de l’œuvre d’art pour conceptualiser la constitution latente et progressive des objets symboliques, des systèmes signifiants dans la pratique du sens. Mais elle travaillera aussi au niveau d’une sémiologie de l’art entendue comme la théorie de cette sémiotique, théorie de ce discours sur l’art qui formulerait dans des modèles de plus en plus abstraits et formels les structures de la fonction symbolique en général. Louis MARIN « Les sciences humaines et l’œuvre d’art », Encyclopædia universalis, vol. 17, p. 139 et 152. 2 INTRODUCTION Images photographiques, électroniques, peintes ou imprimées ; images enregistrées ou synthétiques, mathématiques, graphiques ou réalistes ; abstraites ou figuratives, fixes ou animées, grandes ou petites, colorées ou monochromes ; mentales, réelles ou imaginaires ; exposées, conservées ou bien éphémères ; images sacrées, esthétiques ou maudites ; images informatives, religieuses, conceptuelles ou érotiques… Dans notre société les images sont innombrables ; leurs emplois hétéroclites ; divers leurs statuts. Et leur variété s’annonce pour bientôt infinie. Tel Protée, l’image, dès que l’on essaie de la saisir, se transforme en toute sorte d’objets merveilleux. Aussi, les tentatives de classifications des « images », qu’elles s’appuient sur des critères techniques de production ou les caractéristiques des supports (image peinte, photographiques, électronique, etc.), semblent, malgré la séduction qu’elles exercent toujours, vouées à n’embrasser que diversité et métamorphoses. Malgré des débuts souvent prometteurs, elles s’achèvent la plupart du temps sur le mode des inventaires de cette fabuleuse encyclopédie chinoise chère à J.-L. Borges. Pourtant, quels que soient les déboires de ces essais de classifications savantes, chacun continue à parler des « images ». Et l’on pourrait dire, si nous n’avions la crainte de paraître abuser de la tautologie, que le sens commun continue malgré tout de désigner les images pour ce qu’elles sont ; à savoir : des images. Quelle signification accorder à cette divergence d’attitude entre pratiques savantes et pratiques du sens commun ? Comment ces pratiques peuvent-elles nous permettre de fonder l’image comme objet d’analyse scientifiquement recevable ? SECTION A ENTRE SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE : LA QUESTION DE LA SPÉCIFICITÉ DE L’IMAGE L’approche sémiotique et l’approche sociologique définissent le champ d’une analyse de l’opérativité sociale de l’image. Elles permettent de faire le point sur les paradoxes de l’image, dont la spécificité est reconnue mais dont la définition est incertaine. L’enjeu est la définition de l’image comme objet de connaissance recevable. § 1. Taxinomies savantes, sens commun et approche sémiotique Partir de la spécificité de l’image comme une pré-notion Remarquons qu’un dénominateur commun sous-tend les différences d’attitude entre pratiques savantes et pratiques du sens commun. Et, ce dénominateur n’est autre que le postulat de la spécificité de l’image. En effet, c’est la façon d’envisager — et surtout d’aborder — cette spécificité qui oppose classifications savantes et pratiques du sens commun. Les tentatives de classifications admettent la plupart du temps ce postulat sans chercher à l’examiner plus avant, ni a fortiori à le traiter sémiotiquement ; elles reprennent au contraire les découpages usuels entre les différents types d’images ainsi que les caractéristiques attribuées à ces dernières par le sens commun ; elles cherchent surtout à ordonner ces « types » et ces « caractéristiques », à les rationaliser, à faire apparaître des cohérences là où le fonctionnement social courant se contente d’intuitions ; ou plutôt, d’évidences. Le résultat en est que la spécificité de l’image est invoquée — ou à l’inverse, révoquée — avant d’avoir été scientifiquement examinée. La « spécificité de l’image » reste de l’ordre d’une pré-notion importée depuis la pratique courante ; non un fait construit par l’analyse. Mais il existe entre classifications savantes et pratiques courantes une différence radicale de finalité et par conséquent, d’attitude. Le sens commun s’appuie sur la règle sociale selon laquelle la définition d’une pré-notion comme celle d’« image » peut toujours être requise. Pour le courant, hormis la nécessité d’interaction entre locuteurs, elle n’est pas énon- 4 INTRODUCTION cée explicitement. Elle reste au contraire dans le domaine de l’implicite 1. Rien de tel dans le cas des classifications savantes qui se voient inévitablement et principiellement contraintes d’expliciter les caractéristiques qu’elles considèrent comme pertinentes pour différencier les images (prises dans leur ensemble) des autres objets culturels ainsi que les différents types d’images entre eux. Il leur faut énoncer critères et définitions. On comprend donc pourquoi ces tentatives de classification savante, admettant la spécificité de l’image comme allant de soi, se trouvent mises en demeure de fonder explicitement et scientifiquement les implicites du sens commun. Paradoxes et contradictions qui en découlent expliquent aussi leurs déboires : tout se passe comme si elles avaient à faire preuve de l’existence d’une nature spécifique de l’image ; ou, pour parler comme le philosophe, à faire preuve d’une « essence » de l’Image dont les images concrètes ne seraient en somme que la manifestation partielle, diverse et imparfaite. Faut-il donc abandonner pour autant toute référence à une spécificité de l’image ? La sémiotique peut-elle aider à définir cette spécificité ? Propositions sémiotiques sur la spécificité de l’image Qu’en est-il, sémiotiquement parlant, de la spécificité des images ? Quels enseignements tirer de notre fréquentation de la sémiotique des images ? Trois principaux, semble-til. Tout d’abord, du point de vue de la définition de l’image, il est important de conserver à l’esprit que tout n’est pas sémiotique dans l’image. Cette dernière n’est pas d’abord, avant tout et toujours un objet sémiotique. En tant qu’objet (photographie, tableau, illustration, etc.), elle n’est pas orientée a priori et obligatoirement vers une fonction sémiotique et communicationnelle comme peuvent l’être les mots, les phrases ou le texte littéraire. Christian Metz faisait remarquer dans son introduction au numéro de Communications sur l’analyse des images : « Tout n’est pas iconique dans l’icône et il y a de l’iconique hors d’elle » et en appelait donc à une certaine prudence, car « pour la recherche sémiologique, les découpages les plus importants ne coïncident pas forcément avec les unités d’intention sociale consciente (= genres), ni avec des unités technico-sensorielles […] »2. 1 Pierre ACHARD, « Mémoire et production discursive du sens », p. 235-241 in : ACHARD, Pierre, GRUENAIS, Max-Peter ; JAULIN, Dolorès, Histoire et linguistique, Actes de la table ronde « Langage et société », Paris 28-30 avril 1983, Paris : Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme. 2. Christian METZ, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications, 15, 1970, p. 1-10, repris p. 151162, dans Essais sur la signification au cinéma, t. 2, Paris : Klincksieck (coll. « Esthétique », 14), 1972. Voir pour plus de détails Langage et cinéma, Paris : Larousse (coll. « L »), 1971, [Cité d’après rééd. Paris : Éd. Albatros, 1977], pp. 182-183. SECTION A – ENTRE SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE 5 Ensuite, second enseignement, l’approche et la conception que l’on se fait des images changent selon les modèles et les capacités de la théorie sémiotique. Ainsi, le regard (sémiotique, s’entend) porté sur la photographie s’est modifié lorsque l’on a moins mis l’accent sur la ressemblance que sur l’énonciation, puis sur la fonction indicielle. En ce sens-là, la remarque de Christian Metz citée à l’instant doit être prise au pied de la lettre et doit être complétée : tout n’est pas iconique dans l’icône, pour la bonne raison qu’il apparaît aujourd’hui que l’iconisme n’est peut-être pas l’unique critère à retenir pour la définition de l’image. Pendant longtemps, la référence de la sémiotique à la linguistique amenait à opposer le linguistique et l’iconique comme deux mondes, deux domaines antagoniques. À la limite, chacun de ces deux mondes demandait une sémiotique spécifique ; la difficulté résidait dans le fait que la sémiotique de l’image — sorte de « sémiotique de l’iconisme » — était toujours référée à la sémiotique de la langue et en même temps posée comme son envers. Sa construction s’apparentait alors à la quadrature du cercle. Dès lors que l’on raisonne en termes de fonctions sémiotiques, ce ne sont plus des domaines d’étude qui s’opposent, mais des fonctionnements que l’on différencie. Et c’est à partir de cette distinction entre domaines et fonctionnements que nous reviendrons un peu plus loin sur l’approche barthésienne des images. Car il y avait dans cette approche, nous le verrons, une intuition de la dynamique des fonctionnements, alors même que la théorie qui lui servait de référence — à savoir, pour l’essentiel, la théorie saussurienne du signe — se fondait sur une taxinomie comportant autant de domaines que de systèmes de signes ; le principal de ces domaines restant celui de la langue. Enfin, troisième enseignement de notre fréquentation de la sémiotique des images : la nécessité de relativiser l’opposition proposée par Christian Metz (toujours dans le passage cité) entre les découpages sémiotiques d’une part et, d’autre part, les genres (unités d’intention consciente) ou les unités technico-sensorielles (correspondant aux canaux). Cette relativisation est tout à fait indispensable lorsque l’on raisonne en termes d’unités. Il convient de se rappeler que les unités sémiotiques sont des constructions de l’analyste et non la réalité des choses, sous peine de s’exposer aux mésaventures de ces classifications savantes qui risquent de prendre les découpages spontanés pour des catégories scientifiques. Mais dès lors que l’on raisonne en termes de fonctions et de fonctionnement, il en va tout autrement ; car les unités ne constituent plus la base de la construction scientifique ; ce sont plutôt des processus (nous verrons que c’est l’intérêt de la définition des signes chez Charles S. Peirce). Dès lors, les découpages spontanés, s’ils ne sont pas à reprendre tels quels, restent tout de même à analyser. Et, à notre sens, c’est ce que fait précisément Christian Metz dans Langage et cinéma par exemple, lorsqu’il reprend les acceptions courantes du terme « cinéma » ou « film » afin de définir une spécificité du fonctionnement sémiotique de l’un, puis de l’autre. Or, qu’observe-t-on alors ? Que cette spécificité est rapportée d’une part à la matière de l’expression et d’autre part au jeu entre système codique et système textuel. Autrement dit, 6 INTRODUCTION c’est bien un fonctionnement et un processus producteur de signifiance (et non seulement producteur d’effets de sens, c’est-à-dire producteur d’une mise en relation de deux plans) qui apparaît ainsi à l’analyse comme distinguant le cinéma d’autres médias. À ce niveau-là, nous dirons que l’analyse sémiotique vient non pas justifier (ce qui ne voudrait rien dire) mais éclairer, expliquer les découpages opérés par le sens commun, c’està-dire les découpages sociaux et les découpages techniques, présents à un moment donné dans une société, reconnus et dits comme tels. C’est en ce sens que la sémiotique peut analyser « de l’intérieur » la spécificité d’un ensemble social et technologique tel que les images. Mais il existe une autre voie pour l’approche de la spécificité de l’image, non exclusive de la première mais qui la recoupe plutôt et la complète. Elle saisit la spécificité de l’image non plus de « l’intérieur », mais au contraire de « l’extérieur » en cherchant à étudier ce que le terme de spécificité recouvre de fait. § 2. L’image comme ensemble technologique et social : une approche sociologique de l’image L’image, du côté du sens commun et du sens pratique La voie qui tente de saisir la question de la spécificité de l’image de l’extérieur prend son point initial dans ce constat : il est indispensable de prendre acte du fait que les sujets sociaux « reconnaissent » les images comme telles. Car il existe bien une spécificité de l’image reconnue dans la pratique sociale et qui, de surcroît, n’est pas dépourvue d’opérativité. L’oublier serait, selon l’expression de Marx rappelée par Pierre Bourdieu, « prendre les choses de la logique pour la logique des choses ». La spécificité de l’image est bien une catégorie opératoire de la « sémiotique spontanée » des sujets sociaux : ces derniers fabriquent des « images » qu’ils reconnaissent comme telles et nomment comme telles ; qu’ils différencient, par exemple, aussi bien du discours linguistique que des constructions architecturales ; dont ils savent identifier les usages comme les techniques de fabrication. Il faut se demander en effet si la difficulté que nous avons à ordonner les « critères » de reconnaissance « employés » par les sujets sociaux en des grilles structurales (les guillemets sont là pour indiquer que ces opérations ne sont pas forcément conscientes ni intentionnelles pour le sujet opérateur), ne tient pas à ce que nous assimilons la logique qui régit les comportements des dits sujets avec la logique des modèles que nous construisons pour en rendre compte. En d’autres termes : si nous ne procédons pas comme s’il convenait de recenser des grilles conscientes et systématiques que l’on pense être celles-là mêmes que les sujets sociaux utilisent dans la pratique courante pour « déduire », « calculer » — consciemment et SECTION A – ENTRE SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE 7 logiquement — l’appartenance de ce qu’ils ont sous les yeux à la catégorie des images. Or, nous allons le voir, dans la pratique, les sujets sociaux ne procèdent pas à partir de grilles conscientes et systématiques. Le risque est alors d’être déçus de ne pouvoir arriver à mettre au jour de telles grilles. En réalité, animés d’une légitime (mais excessive) prudence, nous rejetons jusqu’à l’idée d’une possible spécificité de l’image, nous interdisant par là même d’envisager la reconnaissance des images pour ce qu’elle est : une donnée appartenant à ce que le sociologue définit comme le sens pratique. S’engager sur cette seconde voie d’analyse de la spécificité de l’image nécessiterait au contraire de mener conjointement et simultanément deux opérations : la première consisterait à rouvrir le dossier des emplois que nous faisons du terme « image » dans notre société ainsi que le dossier des controverses dont ce terme fait l’objet ; la seconde, de rapporter ces emplois aux pratiques sociales qui les sous-tendent. Selon quel schéma l’une et l’autre de ces opérations pourraient-elles être conduites ? L’image sous les mots du sens commun Rouvrir le dossier des emplois du terme « image » dans notre société permettrait de déterminer quelles sont les caractéristiques que l’on reconnaît aux images et qui en font précisément des images. Un bref examen comparé, mené de manière exploratoire, laisse supposer que l’on appelle « image » une mise en forme visive (c’est-à-dire, la mise en forme d’une surface en une unité de vision réelle ou imaginaire). Cette mise en forme est en relation directe avec une donnée extérieure à l’espace où elle opère : l’image venant toujours « à la place » de quelque chose — que ce quelque chose soit une réalité du monde extérieur ou bien un ensemble abstrait comme lorsqu’on parle d’image en mathématique. C’est dire l’importance de la composante psychologique à la fois perceptive cognitive et affective dans ce qui fait la représentation sociale de l’image (c’est-à-dire la « définition » qui a cours dans notre société). Mais c’est dire aussi la dimension sémiotique impartie par notre culture à l’image puisqu’elle la caractérise par une relation de substitution entre l’image concrète — réalité formée, structurée et organisée — et un donné extérieur. En effet, nous savons qu’une des fonctions premières de la signification est, comme le rappelait Émile Benveniste, de faire évoquer une chose par une autre. Cependant, le fonctionnement signifiant de l’image n’est pas considéré comme équivalent à celui du langage (au sens courant du terme). Sur ce point il y a accord du sens commun et du sens savant. À l’inverse, l’image n’est cependant pas considérée comme un pur agencement spatial insignifiant (l’art contemporain qui se réfère à l’image tout en l’excluant constitue en ce sens une limite). L’image serait ainsi située entre ces deux bornes : entre le monde de l’agencement spatial et 8 INTRODUCTION celui de la signification. L’exploration des confins de cette représentation sociale (comme entredeux mondes) est tout à fait intéressante : nous y trouvons la page d’écriture, le drapeau et, en partie, l’architecture (dans sa dimension visive). Soit : un espace dominé par la logique de la langue, un agencement spatial attaché à une totalité de signification (un symbole) et une mise en espace effective qui demande un usage pratique (un parcours) pour que soit saisie la signification. Ce bref examen demanderait évidemment d’être approfondi ; mais dès à présent il nous conduit à prendre au sérieux ce qui est présenté tantôt comme « énigme de l’image », tantôt comme « puissance, magie ou charme des images ». Il faudrait se demander si ces termes ne recouvrent pas un fonctionnement sémiotique dont une des caractéristiques principales serait la proximité avec les mécanismes perceptifs, lesquels — faut-il le rappeler ici — s’appuient et incluent une mise en jeu du corps. Tout se passe comme si l’image était considérée comme étant « déjà » un fait de langage sans appartenir « encore » à la logique consciente du langage. C’est ce fonctionnement sémiotique que l’on désignerait alors sous le terme habituel de persuasion, entendue comme une adhésion intellectuelle ou affective obtenue non par la violence ou par la raison, mais par ce jeu d’entre-deux mondes : entre forme et sens. Force de l’organisation interne de l’objet et effet de langage qui renvoie à une technique du corps3. Seulement, il ne faut pas perdre de vue que l’interrogation que nous venons de formuler sous forme d’hypothèse demanderait à être vérifiée de l’« intérieur » par l’analyse sémiotique. Se souvenir que les caractéristiques de l’image évoquées ne livrent pas une connaissance scientifique de cette dernière, mais renvoient à une connaissance de ce qui rend cohérent la représentation qu’en ont les sujets sociaux dans notre culture. Et surtout ne pas oublier que cette connaissance est résultat d’une analyse et donc une construction de l’analyste. Comme telle, elle effectue donc un tour de force sur la « représentation » sociale qu’elle est censée décrire : elle extrait de la réalité sociale une cohérence a-chronique et consciente en rupture avec la logique pratique de la production et de la réception, par les sujets sociaux, de ces realia que sont les images concrètes ou encore les discours tenus sur ces dernières. De là vient la nécessité de la seconde opération, menée en parallèle avec l’inventaire et l’examen des emplois de l’image dans notre culture. 3. Rappelons à ce propos la définition que Roland Barthes a donné de l’« effet » lorsqu’il a écrit sur la peinture de Twombly : « L’effet n’est pas un « truc » rhétorique : c’est une véritable catégorie de la sensation, définie par le paradoxe : unité indécomposable de l’impression (du « message ») et complexité des causes, des éléments : la généralité n’est pas mystérieuse (entièrement confiée au pouvoir de l’artiste), mais elle est cependant irréductible. C’est un peu comme une autre logique, une sorte de défi porté par le poète (et le peintre) aux règles aristotéliciennes de la structure. ». Roland BARTHES, « Sagesse de l’art », in : Cy Twombly, Paintings and Drawings : 1954-1977, catalogue de l’exposition, New York : Withney Museum of American Art, 10 avr.-10 juin, [Cité d’après L’obvie et l’obtus : Essais critiques III, Paris : Éd. du Seuil (coll. « Tel Quel »), 1982], p. 170. SECTION A – ENTRE SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE 9 La définition de l’image comme représentation sociale Rapporter la question de la spécificité de l’image à la pratique sociale où elle prend sa naissance et étudier la logique de ces pratiques de production et de réception des images au cours desquelles s’opère précisément la reconnaissance des images comme telles constitue ainsi la seconde opération indispensable. Il faut en effet prêter attention à ceci : si la reconnaissance s’opère à la vue d’unités concrètes qui s’offrent à la vue dans leur matérialité et leur totalité singulières (= les images comme realia), et si elle revient dans les faits (pour l’observateur) à poser l’appartenance de ces unités à un ensemble idéal (= l’image comme ensemble de toutes les images passées, présentes ou possibles), nous avons vu qu’elle n’en laissait pas moins « ouverte », floue, imprécise, indéterminée et largement inconsciente la « définition » de l’image4. Même s’il est admis par convention implicite que l’explicitation de cette définition est toujours possible et donc, en droit, toujours exigible, elle n’est que rarement convoquée. S’il arrive qu’une telle définition de l’image vienne à être énoncée, elle reste locale et ponctuelle, et surtout fondamentalement attachée aux circonstances et à la finalité pratique de la situation qui en a commandé l’élaboration et l’énonciation : à des fins de stratégie discursive entre interlocuteurs ou bien dans le but de concevoir un type d’image particulier. Tel sera le cas, par exemple, d’une discussion au cours de laquelle nous parlerons d’hologrammes, cherchant alors à savoir s’il s’agit bien d’images, ou encore d’une argumentation visant à montrer que telle peinture n’est qu’une « image ». La conséquence en est que la définition alors avancée répond d’abord à l’urgence de la situation : il s’agit de « bricoler » au mieux et au plus efficace, en fonction de la conversation ou de l’argumentation ; non pas au regard de critères ou de principes scientifiques abstraits. Et encore s’agit-il là de cas où la définition se doit d’être énoncée, or la plupart du temps nous ne sortons même pas des pratiques de reconnaissance elles-mêmes. Les sujets sociaux produisent et utilisent des images, les fabriquent, les découpent, les assemblent, les diffusent, les inventent ou les achètent, les exposent, les lisent, les apprécient et les évaluent, les commentent, les jettent ou les conservent, et bien d’autres choses encore. Chaque fois ils reconnaissent les images ; mais à chaque fois il s’agit pour eux de répondre aux exigences et à l’urgence de la situation par application de schèmes de perception, d’appréhension et d’action implicites dont certains fragments seulement viendront à être énoncés si besoin est. Ces schèmes, nous explique Pierre Bourdieu, sont constitués historiquement et socialement reconnus, incorporés par le sujet social sous certaines conditions et selon certaines modalités qu’une sociologie de la perception des productions culturelles peut décrire5. 4. Le terme « définition » est à entendre ici comme l’ensemble des caractéristiques qui spécifient l’image comme telle. Il s’agit évidemment d’une définition du sens commun ; d’où les guillemets. 5. Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris : Éd. de Minuit (coll. « Le sens commun »), 1980. 10 INTRODUCTION Or, que nous apprend une telle sociologie à propos de la perception des images ? La réception des images comme pratique sociale Pour la sociologie, on peut dire qu’une image est d’autant plus lisible que l’écart entre ses caractéristiques formelles (auxquelles, nous le verrons plus loin, il faut ajouter celles de la situation de sa réception par le sujet social) et les catégories de pensées (schèmes de perception et d’action incorporés) est moins grand. Ou si l’on préfère : que l’accord, l’adéquation entre le code exigé par l’image (ainsi que la situation de réception) et le code incorporé, intériorisé par le sujet social sont plus grands. Or, ce qui est vrai de la lisibilité et du déchiffrement l’est encore plus de la « rencontre » perceptive et affective entre image et sujet social regardant. L’étude de la perception des œuvres d’art fait apparaître ce phénomène de manière très nette. « Le bien-être que procure la contemplation esthétique, écrivent Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, pourrait résulter de ce que l’œuvre d’art donne une occasion d’accomplir, sous une forme intensifiée par la gratuité, ces actes de compréhension réussis qui font le bonheur comme expérience d’un accord immédiat, préconscient et préréflexif, avec le monde, comme rencontre miraculeuse entre le sens pratique et les significations objectivées. » Relation qui s’établit entre le « corps socialisé » et un « produit social » ; rencontre que les auteurs précisent être au principe de « l’amour de l’art », être à l’origine de l’impression que l’objet fait miraculeusement et immédiatement sens, puisque « […] l’habitus sollicite, interroge, fait parler l’objet qui, de son côté, semble solliciter, appeler, provoquer l’habitus ; c’est ainsi que les projections de savoirs, de souvenirs ou d’images qui […] viennent se fondre avec les propriétés directement perçues, ne peuvent évidemment surgir que parce que, pour un habitus prédisposé, elles semblent magiquement évoquées par ces propriétés (l’effet magique que s’attribue souvent la poésie trouvant son principe dans cette sorte d’accord corporel qui permet aux mots de faire lever des expériences enfouies dans les plis du corps). Bref, si, comme ne cessent de le proclamer les esthètes, l’expérience artistique est affaire de sens et de sentiment, et non de déchiffrement et de raisonnement, c’est que la dialectique entre l’acte constituant et l’objet constitué qui se sollicitent mutuellement se situe effectivement dans l’ordre préconscient et préréflexif des pratiques directement engendrées par la relation essentiellement obscure entre l’habitus et le monde6. » Nous avons cité longuement ce texte de Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut car il répond très directement à la question de la spécificité de l’image telle que nous sommes en train de la problématiser ici. Aussi nous référant à la conception de la réception esthétique de ces auteurs et l’élargissant à notre propos, nous ferons deux remarques. 6. Pierre BOURDIEU, Yvette DELSAUT, « Pour une sociologie de la perception », Actes de la recherche en sciences sociales 40, nov. 1981, pp. 7-8. L’analyse qui suit n’a pas la prétention de présenter dans toute sa complexité la logique de la sociologie de Pierre Bourdieu ; elle vise à mettre au jour, pour la discuter, la conception de la réception et de la production de l’œuvre qui est celle de cette sociologie. L’avantage de cette dernière est en effet qu’elle a développé sa conception de manière suffisamment systématique pour que l’on puisse la discuter et en voir les limites. SECTION A – ENTRE SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE 11 Premièrement, s’intéresser au fait que les sujets sociaux reconnaissent les images comme telles ne consiste nullement à épiloguer sur une tautologie de la logique logique, mais bien à entreprendre l’analyse d’un phénomène proprement social, relevant de la logique des pratiques (du sens commun et du sens pratique), socialement et historiquement produit et reproduit, selon lequel une image paraît (et, éventuellement, est dénommée telle) lorsqu’elle est conforme, dans une situation donnée et pour un sujet social donné, aux schèmes incorporés de perception, d’appréhension et d’action constituant sa représentation sociale. De ce point de vue, la sociologie contribue largement à la compréhension de la question de la spécificité de l’image en décrivant et en expliquant le fonctionnement pratique et social de cette spécificité. En un certain sens, montrant que l’énigme ou la puissance de l’image n’a rien de magique ni de miraculeux, mais relève d’un accord pratique quasi corporel entre ce produit social qu’est une image concrète en situation sociale et un sujet (corps et esprit) socialisé, elle vient compléter et relativiser ce que Roland Barthes appelait « l’effet ». Deuxièmement, s’il existe un tel jeu de renvois entre l’approche sémiotique et l’approche sociologique — ce qui tend à prouver le bien-fondé d’une sociosémiotique de l’image —, encore convient-il d’en penser plus précisément l’articulation. Pour cela, nous nous arrêterons un peu plus en détail sur la manière dont la sociologie peut nous aider à comprendre la fonction et le fonctionnement de l’image. § 3. Intérêt et limite de l’approche sociologique pour l’analyse de la pratique de réception de l’image L’angle d’attaque : la relation entre image concrète et acte de réception La sociologie éclaire les conditions sociales et historiques qui, dans une société donnée, rendent possible — modulent ou interdisent — l’adéquation entre d’un côté les représentations et les schèmes de perception incorporés par certains sujets sociaux (ils constituent leur « compétence ») et de l’autre, les représentations et les schèmes de perception objectivés dans l’œuvre (son organisation formelle et représentative). Ce faisant, elle rappelle déjà combien il serait illusoire de prétendre débusquer l’origine de ces conditions soit dans les seuls sujets, soit dans les seules œuvres ; mais plus positivement, à notre sens, elle a le mérite d’attirer l’attention de qui cherche à étudier la question de la spécificité de l’image dans notre culture sur la dialectique entre objet constitué et acte constituant : en l’occurrence, donc, sur la dialectique entre image concrète et acte de réception ou de production. Ce qui revient à prendre en compte, au-delà de l’image concrète constituée, mais aussi au-delà de la pratique de sa réception et de sa production, les processus, conditions et structures qui en sont le 12 INTRODUCTION principe générateur. Autrement dit, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, à considérer le modus operandi au-delà de l’opus operatum. Cependant, dans de telles conditions, la question de la spécificité de l’image risque purement et simplement d’être dissoute, car au fond elle n’est plus l’objet du débat. Or, si nous regardons en direction non plus de ce que le sociologue nous rappelle ou nous invite à faire, mais de la façon dont lui-même aborde la question de l’image, on s’aperçoit que le modus operandi sous-jacent à la dialectique de l’image concrète et de l’acte de réception ou de production peut faire l’objet de deux approches différentes7. Nous proposons donc d’en présenter rapidement l’examen pour montrer comment la confrontation de ces deux approches fait apparaître en creux un champ qui est précisément le nôtre : celui de la sociosémiotique. La relation image-réception comme adéquation des dispositions et des schèmes objectivés La première approche de ce que l’on pourrait appeler le principe générateur de la dialectique de l’image concrète (= l’objet constitué) et de la pratique de réception et de production (= l’acte constituant) met l’accent sur le processus d’adéquation, de rencontre des dispositions (incorporées) et des formes (comme schèmes objectivés). Adéquation dont le principe est à chercher dans une proximité structurale des conditions de production des dispositions et des conditions qui régissent la situation dans laquelle elles fonctionnent8. Cette approche décrira donc les modulations de cette adéquation à l’intérieur d’un groupe ou d’une société donnés ; elle mettra au jour les divers modes d’ajustement entre les dispositions incorporées et la structure du champ social. En ce cas, les images constitueront une partie de l’ensemble des œuvres culturelles qui, dans la mesure où leurs caractéristiques formelles renvoient à la structure du champ, servent d’opérateurs de classement des sujets sociaux, au sens où ces derniers en les reconnaissant, en les recevant et en les classant se classent euxmêmes. Les images permettent donc au sociologue de mener une analyse des relations existant entre les systèmes de classement des sujets sociaux (le goût) et les positions que ces derniers occupent dans les classements objectifs de leurs conditions d’existence (la classe sociale). 7. L’analyse qui suit n’a pas la prétention de présenter dans toute sa complexité la logique de la sociologie de Pierre Bourdieu ; elle vise à mettre au jour, pour la discuter, la conception de la réception et de la production de l’œuvre qui est celle de cette sociologie. L’avantage de cette dernière est en effet qu’elle a développé sa conception de manière suffisamment systématique pour que l’on puisse la discuter et en voir les limites. 8. « En fait, écrit Pierre Bourdieu, les pratiques ordinaires sont d’autant plus réussies socialement, donc plus inconscientes, que les conditions de production des dispositions dont elles sont le produit sont moins éloignées des conditions dans lesquelles elles fonctionnement : l’ajustement objectif des dispositions et des structures assure une conformité aux exigences et aux urgences objectives qui ne doit rien à la règle et à la conformité consciente à la règle, et une apparence de finalité qui n’implique nullement la position consciente des fins objectivement atteintes. » Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, (1980), p. 245. SECTION A – ENTRE SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE 13 On notera l’aspect déterministe d’une telle approche lorsqu’elle est réduite à elle seule. Étant donné l’automatisme et le bouclage du fonctionnement, n’a-t-on pas l’impression en effet que le sociologue, connaissant la position des sujets et des objets peut en déduire comment et sur quoi porte l’adéquation, comment et sur quoi porte la croyance ? Tel cet horloger qui connaîtrait parfaitement l’art avec lequel ont été fabriquées deux pendules et qui serait ainsi assuré, selon l’exemple que Bourdieu emprunte lui-même à Leibniz, de leur accord. Et l’auteur ne parle-t-il pas d’ailleurs, à propos de l’adéquation des dispositions et des structures objectivées, d’« automatisme spirituel »9? Il est certain qu’à ne considérer que cette première approche, la dialectique de l’objet constitué et de l’acte constituant revient à reproduire — ou plutôt à « réaliser » — l’automatisme du modèle. Elle tient hors de son champ de pertinence les processus de transformation (et surtout leurs conséquences) pouvant survenir tant du côté des schèmes de perception, d’appréhension des images (des catégories et des cadres de pensée et d’action conscients ou non) que du côté de l’organisation interne (formelle et représentative) des images. Dans cette perspective, il ne saurait donc y avoir place pour une quelconque efficacité de l’image comme image ; la question de la spécificité de celle-ci se trouvant évacuée ipso facto, puisque le principe d’intelligibilité des situations particulières (en l’occurrence la situation de réception ou de production) réside dans les processus sociaux généraux. Il s’agit d’une explication, non de la description d’un fonctionnement. Les choses changent lorsque l’on met en parallèle cette première approche avec la seconde qui met l’accent non plus sur les conditions et les implications de l’adéquation mais sur les opérations, les variations et les transformations nécessaires au maintien d’une possible adéquation. La relation comme espace d’une transformation selon la logique des pratiques L’approche des transformations nécessaires au maintien de l’adéquation des dispositions (incorporées) et des formes (comme schèmes objectivés) est celle-là même que l’on trouve développée chez Bourdieu justement à propos de la logique de la pratique et à propos — point important ici — de la perception des œuvres d’art. 9. Un exemple de cette première approche est fourni par le livre de Pierre BOURDIEU sur La distinction : Critique sociale du jugement, Paris : Éd. de Minuit (coll. « Le sens commun »), 1979. Sur la question de « l’automate spirituel » et plus largement sur celle de la proximité structurale des conditions de production des dispositions et de leurs conditions de fonctionnement — point essentiel dans la théorie de l’auteur bien que j’y fasse référence ici de manière rapide et allusive — on se reportera au chap. « Structures, habitus, pratiques » de son livre sur Le sens pratique, (1980). 14 INTRODUCTION Le fait que les schèmes de perception soient inconscients et que leur cohérence n’obéisse pas à des intentions apparentes oblige à concevoir la pratique des sujets sociaux sur le mode du bricolage continu. Et c’est à dessein que nous utilisons le terme « bricolage » qu’emploie Claude Lévi-Strauss pour qualifier la pensée mythique. Il faut bien admettre que l’application à l’image des schèmes incorporés n’est pas toujours « réussie », si tant est qu’elle puisse être appréciée selon un principe binaire d’adéquation « réussie » vs « échouée ». Il existe des applications biaises, des transferts de schèmes d’une situation à l’autre ou d’un type d’objet à l’autre : ce qui permet, entre autres, de regarder les nouveaux types d’images à l’aide de schèmes anciens, ou par recours à des schèmes empruntés à d’autres domaines tels que ceux de la littérature, de l’architecture, etc. Il existe des applications paradoxales, lorsque nous utilisons des schèmes dont la logique interne est incompatible avec la situation ou l’objet présent. Il existe probablement des applications réussies par malentendu ; d’autres qui échouent par excès d’adéquation. Il faut donc bien admettre, à l’image de l’ethnologue rencontrant les rites et les principes classificatoires des sociétés exotiques, qu’« il s’agit en fait de restituer la logique floue, souple et partielle de ce système partiellement intégré de schèmes générateurs qui, partiellement mobilisé en fonction de chaque situation particulière, produit en chaque cas, en deçà du discours et du contrôle logique qu’il rend possible, une « définition » pratique de la situation et des fonctions de l’action — presque toujours multiples et imbriquées — et qui engendre, selon une combinatoire à la fois simple et inépuisable, les actions propres à remplir au mieux ces fonctions dans les limites des moyens disponibles10. » Par conséquent, cette cohérence sans intention apparente et cette unité sans principe unificateur immédiatement visible, qui sont caractéristiques des réalités culturelles, ne sauraient découler d’une détermination sociale immédiate, a-chronique et a-spatiale, et en son principe de nature structurale. Elles sont au contraire le produit d’une construction historique mettant en jeu une dialectique des structures incorporées et des structures objectivées comme les « vieilles maisons, selon la belle métaphore de Bourdieu, avec leurs adjonctions successives et tous les objets, partiellement discordants et fondamentalement accordés, qui s’y sont accumulés au cours du temps11. » Dans le champ qui est le nôtre ici, cela signifie que cette dialectique entre l’image, comme objet constitué, et les pratiques de réception et de production ; cette dialectique donc, locale, partielle, soumise aux aléas de la logique pratique, dépendante des images réelles comme des sujets sociaux et de la situation de leur rencontre, est un moment essentiel parce qu’indispensable du processus de reproduction des conditions de possibilité de l’adéquation entre les structures objectivées et les structures incorporées (et, par-delà, du fonctionnement même de la croyance). En d’autres termes, les pratiques de réception et de production des images sont le lieu de la reproduction des schèmes de perception, 10. Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, (1980), p. 435. 11. Ibid. p. 28. SECTION A – ENTRE SÉMIOTIQUE ET SOCIOLOGIE 15 d’appréhension et d’action, sous leur forme incorporée comme sous leur forme objectivée ; — reproduction qui est, nous l’avons dit, ajustement, mais aussi transformation réciproque des schèmes incorporés (la compétence) et des schèmes objectivés (l’organisation des images). Pour reprendre la métaphore des deux horloges de Leibniz : le parfait accord de ces dernières tiendrait non à une quelconque harmonie préétablie mais à leur remise à l’heure mutuelle. Ce qui veut dire que la transformation commande l’adéquation et non l’inverse. Et que, peut-être n’est-il pas inutile de le préciser ici, que ce fonctionnement social des pratiques sociales est en son principe même un fonctionnement de nature sémiotique. On trouve un exemple de cette prééminence de la transformation sur l’adéquation chez Pierre Bourdieu lui-même, lorsqu’il traite du « réalisme » photographique. « Une œuvre, écrit-il à ce propos, apparaît comme « ressemblante » ou « réaliste » lorsque les règles qui définissent les conditions de production coïncident avec la définition en vigueur de la vision objective du monde ou, plus précisément, avec la « vision du monde » du spectateur, c’est-à-dire avec un système de catégories sociales de perception et d’appréciation qui sont elles-mêmes le produit de la fréquentation prolongée de représentations produites selon les mêmes règles. C’est ainsi qu’en conférant à la photographie un brevet de réalisme notre société ne fait rien d’autre que de se confirmer elle-même dans la certitude tautologique qu’une image conforme à sa représentation de l’objectivité est vraiment objective12. » Notons que l’auteur poursuit en précisant que, pour ce faire, il suffit à la société d’oublier que la représentation photographique paraît ressemblante et objective à cause de sa conformité aux lois de la représentation produites et mises en œuvre par la peinture. C’est dire l’importance des pratiques de réception et de production ; c’est dire aussi qu’au sein de ces pratiques coexistent des processus d’adéquation et de transformation ; c’est indiquer enfin et surtout un domaine qui est celui de l’action des produits sur la compétence et, par conséquent, celui de la production de produits susceptibles de reproduire la compétence. Bref, domaine des pratiques et des objets culturels ; domaine, très exactement, de la dialectique des produits et des pratiques. 12. Pierre BOURDIEU, « Sociologie de la perception esthétique », pp. 161-176, in : Les sciences humaines et l’œuvre d’art, Bruxelles : Éd. La Connaissance (coll. « Témoins et témoignages/Actualité »), 1969, p. 174. L’appui théorique de l’analyse énoncée ici par l’auteur se trouve dans la « Postface » à la traduction d’Architecture gothique et pensée scolastique d’Erwin Panofsky (Pierre BOURDIEU, « Postface », pp. 133-167, in : Erwin PANOFSKY, Architecture gothique et pensée scolastique, préc. de L’abbé Suger de Saint-Denis, Trad. et postface par P. Bourdieu Paris : Éd. de Minuit (coll. « Le sens commun »), 1967). Une idée similaire (encore que tournée vers la production plus que vers la réception) est développée par l’anthropologue Clifford GEERTZ, Savoir local, savoir global : Les lieux du savoir, Trad. de l’anglais par D. Paulme. [Local knowledge : Further essays in interpretative anthropology. New York : Basic books, 1983]. Paris : Presses universitaires de France (coll. « Sociologie d’aujourd’hui »), 1986, p. 148, dans « L’art en tant que système culturel » : « L’artiste œuvre avec les capacités de son public — capacités de voir, d’entendre ou de manier, parfois même de goûter et de respirer, avec intelligence. Et bien que les éléments de ces capacités soient en fait innés — en général cela n’aide pas d’être aveugle aux couleurs — ils sont amenés à l’existence véritable par l’expérience de la vie au milieu de certaines sortes d’objets qu’il faut regarder, écouter, manier, au sujet desquels on doit réfléchir, qu’il faut affronter, et auxquels on doit réagir ; des variétés particulières de choux, des sortes particulières de rois. L’art et l’équipement pour le saisir sortent du même atelier. » (nous soulignons). Il faut signaler aussi le livre de référence sur ce sujet dans lequel Michael BAXANDALL, Painting and Experience in fifteenth Century Italy : A primer in social history of pictorial style, Oxford : Oxford University Press, 1972, parle d’« équipement mental » ordonnant l’expérience visuelle des hommes de la Renaissance. 16 INTRODUCTION SECTION B POUR PENSER LA DIALECTIQUE DES PRODUITS ET DES PRATIQUES Ré-introduire l’opérativité de l’objet culturel Le moment est venu de faire le point sur nos investigations précédentes du côté des deux modes d’approches tels que nous avons pu les dégager de la sociologie des pratiques culturelles. Nous avons vu que dans la première (l’approche en terme d’adéquation), la question de la spécificité de l’image n’avait pas de sens ; dans la seconde cette spécificité (celle de l’image photographique, par exemple) est bien reconnue par l’analyse, mais elle est résolue sur un plan général : le jeu des conditions de production et de réception aboutit à la conformité des représentations objectivées (le réalisme de la photo perçue comme fait d’objectivité) avec les critères de représentation (la représentation de l’objectivité). Il y a donc, dans cette seconde approche, une conception de la transformation qui se résout au bout du compte en ajustement et en adéquation (ce que nous avons appelé plus haut en un « effet de bouclage ») et qui se traduit par une mise entre parenthèses de l’opérativité des produits eux-mêmes. Plus exactement : une forme d’opérativité est bien reconnue (celle d’un apprentissage de la réception), mais cette opérativité n’est pas considérée comme créatrice de culture (au sens anthropologique) ; elle ne semble pas pouvoir modifier le système et briser le cercle de la certitude tautologique. Revenons à l’exemple de la photographie. La technologie propre de la production de la photographie est rabattue sur le modèle perspectif de la peinture. Ce modèle a certainement contribué et à faire voir la photographie comme ressemblante et à produire un appareil adéquat (l’appareil photographique) ainsi que des photographies « réalistes ». Mais, point essentiel, cette approche met horschamp l’impact sémiotique de la technique de reproduction (l’indiciarité) ; voire même, l’impact culturel de la capacité, caractéristique de la photographie, d’une part à reproduire des images par un procédé optico-chimique et d’autre part à les conserver par stabilisation chimique (développement et tirage). Or, c’est justement vers la reconnaissance de l’importance culturelle de ces points que conduit l’évolution de la sémiotique des images. Pour avancer, il nous faut donc critiquer la conception selon laquelle toute réception est soit réussie (par adéquation des structures objectivées et des structures incorporées) soit 18 INTRODUCTION inexistante (voire, désespérée) ; mais critiquer aussi la conception selon laquelle les produits (= objets culturels) sont l’objectivation de structures préexistantes. Pas plus qu’il n’y a de réception seulement univoque, il ne saurait y avoir de production seulement objectivante de structures mentales préalables — fussent-elles socialement produites — : la sémiotique des images a suffisamment montré, par ses essais et ses erreurs, que l’organisation formelle d’une image ne pouvait être réduite à une objectivation de structures préalables — eussent-elles pris la forme et le nom de « codes ». À notre sens, c’est seulement à ce prix qu’il sera possible de penser autrement la production de la structure (qu’elle soit incorporée ou objectivée) ; à ce prix aussi que pourra être défini le domaine d’étude de cette production. § 1. Les limites de la sociologie tracent le champ d’une psychosociosémiotique La réception ou la logique de l’efficacité symbolique Reprenons. D’un côté, la dialectique des images concrètes et des diverses pratiques qui leur sont attachées, qu’elles soient de réception ou de production, est évidemment tournée vers les processus généraux dont elle reçoit ses contraintes et auxquelles elle participe. De l’autre, cette dialectique s’appuie sur les propriétés formelles des images, sur les schèmes de perception, d’appréhension et d’action incorporés, et enfin sur les caractéristiques de la situation à l’intérieur de laquelle ces propriétés et ces schèmes entrent en action. « Elle s’appuie », cela veut dire à la fois que cette dialectique utilise ces propriétés formelles, ces schèmes incorporés et ces caractéristiques situationnelles ; qu’elle les met en œuvre lors de la conjonction (de la rencontre ou de la production) entre une image et un sujet particulier ; et qu’elle les modèle, les ajuste, les transforme historiquement. Cette dialectique se situe donc sur une frontière ; ou, plus précisément, sur une série de frontières dont une nous intéresse plus particulièrement. Il s’agit de la frontière qui se situe entre les processus sociologiques généraux et les processus locaux ; entre un abord synchronique et un abord historique des pratiques. Frontière, au bout du compte, entre des processus sociologiques (et sociohistoriques) et des processus d’ordre sémiotique qui viennent se rencontrer et interagir. Examinons cette frontière en commençant par la pratique de réception. Dans la réception d’une image quelconque interviennent, en arrière fond, indissociablement : d’une part l’appréciation de l’autorité (entendue à la fois comme reconnaissance d’une maîtrise technique et sociale, et d’une légitimité) de celui qui a produit l’image ou qui l’a commandi- SECTION B – POUR PENSER LA DIALECTIQUE DES PRODUITS ET DES PRATIQUES 19 tée ; et d’autre part la mise en œuvre d’une capacité à assurer une « bonne » perception et une « bonne » compréhension de cette image. Voilà pour un premier versant des choses. Mais il en existe un autre qui tient au fait que l’outil premier de cette pratique de réception reste la perception : avant même de représenter le monde ou de dire quelque chose, l’image demande de saisir l’organisation du champ perceptif qu’elle propose. Cette propriété, relevée aussi bien par la sociologie de l’art que reconnue par notre culture comme une des caractéristiques remarquables de l’image, doit faire l’objet d’une attention toute particulière. Car c’est avec elle que nous découvrons l’importance sociale de l’effet : autour d’elle se nouent, au plus près, la mise en jeu du corps, la signifiance et la socialité, de sorte qu’au cours de la réception se mêlent la sollicitation du corps socialisé (avec tout ce que les mécanismes les plus immédiats de la perception comportent de dimension sociale et sémiotique) et la reproduction de la socialisation du corps (l’acquisition de nouvelles façons de « voir », par exemple). En elle, se mêlent le plaisir et l’imposition, le percept et le sens ; bref, en elle, l’effet acquiert une efficacité symbolique1. Tournons-nous du côté de la production pour voir pourquoi l’organisation interne des images peut ainsi solliciter les schèmes perceptifs et posséder une efficacité symbolique. La production ou la logique de l’inscription Plutôt que de parler d’objectivation des schèmes de perception, d’appréhension et d’action dans les images, il nous paraît plus exact de parler d’inscription. Certes, il y a bien mobilisation de tels schèmes par l’instance qui produit l’image concrète, mais il ne s’agit ni d’un stockage, ni d’une simple transcription de ces schèmes. Qu’entendre par « inscription » ? Deux caractéristiques nous paraissent pouvoir la définir. Premièrement, cette inscription est une pratique sociale qui est régie, comme telle, par la logique des pratiques. Avec les conséquences que l’on peut imaginer (après ce que nous avons rappelé concernant cette logique) tant du point de vue de la manière dont ces schèmes seront convoqués que du point de vue des caractéristiques sociologiques de cette logique. En effet, même si celui qui produit l’image possède une idée claire de ce qu’il veut obtenir et des moyens à mettre en œuvre pour l’obtenir, vient toujours le moment de la réalisation de cette idée, de sa production matérielle. C’est évidemment à ce moment-là que les schèmes de perception (qui constituent la compétence du producteur qui « voit » ce qu’il est en train de faire) sont mobilisés pour résoudre des problèmes pratiques d’organisation for- 1. Nous avons abordé de manière pratique ce point dans un article sur « Représenter le Législateur, portrait du Citoyen ou effigie du Héros », Procès : Cahiers d’analyse politique et juridique 11-12, 1er sem. 1983, pp. 125143, et de manière plus théorique dans « Réflexions sur l’efficacité des productions culturelles », Langage et société (24), juin 1983, pp. 37-52. 20 INTRODUCTION melle. Dans cette phase de haut « bricolage », ces schèmes sont appliqués à la volée, directement et de manière largement inconsciente, dans la mise en forme matérielle de l’image. Voilà pourquoi nous employons le terme d’inscription : les schèmes ne sont pas présentés par l’image à la manière d’un contenu qui serait sous une forme, ni même à la manière de règles commandant une opération ; ils le sont dans la forme même. Cela a deux conséquences. En premier, l’organisation formelle est à concevoir comme une véritable « mise en réserve » de la pratique de production (des schèmes et de l’activité de bricolage) en des caractéristiques perceptives proposées au regard de celui qui les regardera. Ce dernier pourra « reconnaître » le monde représenté, « lire » le sens de l’image, et utilisera pour ce faire (s’il possède la compétence) des schèmes de perception appelés par l’organisation formelle, puisque celle-ci est au fond l’objectivation non de schèmes mais d’une pratique, c’est-à-dire de leur immobilisation, de leur spatialisation, de leur transformation en traits de la matière de l’expression. Mais, seconde conséquence, il faut aussitôt ajouter que les schèmes sont incontestablement malmenés — consciemment ou inconsciemment — par la pratique qui les utilise. Dans l’urgence et la nécessité de la situation, ou bien au contraire, de manière tout à fait délibérée, le producteur se livre à ce haut bricolage, tel qu’il était évoqué à l’instant, dont la finalité est avant tout — ne l’oublions pas — la production d’un objet ; c’est la logique de cette production qui commande alors, non le respect ou l’application des schèmes. De ce fait, les schèmes inscrits le sont de manière partielle, erratique, décalée ; tandis que la cohérence d’ensemble est alors assurée par la mise en forme. Cette dernière possède de ce fait une importance primordiale puisque c’est à travers elle que s’opère la mise en système de ce qui s’est trouvé par ailleurs « dé-systématisé », si l’on peut ainsi qualifier le travail que subissent les schèmes et les codes au cours de la production de l’objet. Ce double mouvement de dé-systématisation partielle (des schèmes et codes) et de systématisation (en un objet qui est une unité qui « tient » formellement et sémiotiquement) correspond à ce que l’on appelle traditionnellement la « création »2. Dans de telles conditions, on comprend que la réception soit autre chose que la simple « application » de schèmes préétablis : en effet, ce double mouvement implique, de la part du regardant, un travail — à la fois conscient et inconscient — d’exploration (de l’organisation formelle) et d’interprétation (dans la mesure où cette organisation formelle est reconnue comme représentant des objets du monde ou comme dotée d’une signification). Seconde caractéristique de ce que nous avons appelé « inscription » en l’opposant à « objectivation » : elle est une mise en forme de la matière même (espaces, couleurs, formes, traits, etc.). Du côté de la production, il y a par conséquent une sorte d’affrontement avec le matériau pour le former, auquel répondra, lors de la réception, la reconnaissance, la compré- 2. Christian METZ, dans Langage et cinéma, ([1971]1977) a apporté un éclairage sémiotique sur ce double mouvement à propos du cinéma, ce qui l’amène à distinguer deux systèmes : celui des codes et celui du texte. SECTION B – POUR PENSER LA DIALECTIQUE DES PRODUITS ET DES PRATIQUES 21 hension et le déchiffrement qui passeront nécessairement par cette mise en forme. En plus des conséquences du haut bricolage évoquées à l’instant, il faut rappeler que cette mise en forme de la matière ouvre l’image sur l’univers sémiotique : lorsqu’une mise en forme du sens (de type indiciaire, iconique ou symbolique, ou les trois à la fois) lui est associée, l’image devient un ensemble de signification. On peut d’ailleurs se demander comment il pourrait en être autrement : qu’est-ce que serait, socialement et culturellement parlant, une mise en forme de la matière de l’image qui serait littéralement in-signifiante, qui ne posséderait aucun sens ; de quel type d’objet culturel il s’agirait là ; quelle en serait la fonction sociale. C’est dire à quel point le sens, la dimension sociale de la pratique et de l’objet, ainsi que l’organisation formelle de l’objet sont ici intimement liés. Mais c’est dire surtout que l’image, comme objet culturel (peut-être en est-il d’ailleurs de même pour d’autres objets culturels comme les objets architecturaux et à coup sûr pour l’exposition), se trouve au point d’articulation du sens et du social, à cause d’une organisation interne qui résulte d’une pratique sociale de mise en forme (de la mise en forme comme pratique sociale). Issue de la pratique de production, l’image est ainsi l’opus operatum portant cette articulation du sens et du social ; objet de réception, elle est l’opérateur d’une efficacité symbolique, opérateur d’imposition de schèmes sur les sujets sociaux, mais aussi opérateur — sous la forme de l’art — « dans la construction et la déconstruction des systèmes symboliques, à mesure que les individus et les groupes d’individus s’efforcent de donner un sens à la profusion des choses qui leur arrive »3. Opérateur symbolique dont l’analyse de l’actus operandi relèverait précisément de l’approche sociosémiotique. Il nous semble donc, en conclusion de cette discussion sur l’approche sociologique des images comme produits culturels, qu’une des caractéristiques premières de la sociosémiotique des images est de proposer un « retour à l’œuvre ». La spécificité sémiotique de l’image est un fait déjà reconnu par la sémiotique (elle est liée à un type de mise en forme particulière de la matière de l’expression) ; mais l’éclairage nouveau apporté par la sociosé- 3. Clifford GEERTZ, Savoir local, savoir global, ([1976] 1986) p. 149. Nous employons le terme « art » en un sens large pour désigner la dimension socialement dynamique du processus d’inscription tel que je viens de le définir. Cette définition ne me semble pas trahir ce que l’auteur met sous ce terme. Geertz, en effet, qui est un des pionniers de l’anthropologie interprétative et qui propose une analyse symbolique de la culture en recourant au pouvoir analytique des théories sémiotiques pour l’appliquer aux systèmes de signes non dans l’abstrait mais « dans leur habitat naturel », définit ainsi, un peu avant le passage cité, le rôle d’une sémiotique de l’art : « Si nous devons avoir une sémiotique de l’art (aussi bien que tout système de signes qui ne soit pas par axiome contenu en soi), nous allons devoir nous engager dans une sorte d’histoire naturelle des signes et des symboles, une ethnographie des véhicules du sens. De tels signes et symboles, de tels véhicules de sens, jouent un rôle dans la vie d’une société, ou d’une partie de la société, et c’est cela en fait qui leur donne leur vie. Ici aussi, le sens est l’usage, ou plus soigneusement résulte de l’usage, et c’est en retraçant de tels usages de façon aussi exhaustive que nous avons coutume de le faire pour les techniques d’irrigation ou les coutumes du mariage que nous allons être en mesure de trouver quelque chose de général à leur propos. » (Ibid.) Pour replacer l’anthropologie interprétative dans son contexte, on pourra se reporter au livre de George E. MARCUS, Michael M.J. FISCHER, Anthropology as cultural critique : An experimental moment in the human sciences, Chicago & Londres : University Chicago Press, 1986. 22 INTRODUCTION miotique est que l’organisation formelle de l’image est à aborder du point de vue de la dialectique des produits et des pratiques. Dans ce cadre, l’image est à considérer comme une pratique sociale de signification spécifique donnant lieu à des productions symboliques, au côté de productions issues de l’usage de la langue comme la littérature ou la conversation, ou issues d’autres pratiques telles que l’architecture ou les rituels. § 2 Démarche pour une approche de l’image comme production symbolique Le principe d’une investigation archéologique Que signifie ce « retour à l’œuvre » proposé comme fondement d’une approche socio-sémiotique des images ? Suffit-il, dans le cas qui nous occupe, de faire l’histoire des images « objets concrets » pour saisir cette dialectique des produits et des pratiques ? Ce que nous avons dit précédemment montre à l’évidence que non. Et pour deux raisons essentielles. D’une part, comme nous le verrons plus en détail lorsque nous traiterons de la sémiotique des images, une grande part des illusions et des impasses des analyses de l’image tient au fait que l’on fait comme si les images « objets concrets » pouvaient exister en dehors de leur insertion dans une situation matérielle et sociale qui leur donne leur existence même. En dehors de ce que Jacques Perriault appelle judicieusement « la niche écologique » des appareils et machines à communiquer, qui se crée progressivement autour d’elles à travers l’usage qui en est fait. Or la « logique de l’usage » qui préside précisément au destin social d’une innovation de ces machines est souvent en rupture avec la logique technique telle que l’avaient pensée les inventeurs ou les promoteurs de la machine ; elle répond plutôt, ainsi que le montre l’auteur, à une tendance à utiliser la nouvelle machine pour corriger un déséquilibre de la socialité4. C’est là aussi que l’usage se trouve pris dans le jeu des rapports de forces historiques. L’approche utilisée doit donc pouvoir prendre en compte cette dimension du destin social des images. 4. Par exemple la photographie corrige le déséquilibre dû à l’absence, maintenant une présence symbolique. Le développement de l’usage de la lanterne au XIX e permet de répondre à la nécessité de s’informer dans une société industrielle en plein développement. Et d’une manière générale, les machines à communiquer contemporaines corrigent les déséquilibres engendrés par la distance spatiale et temporelle liée à l’organisation de nos sociétés et permettent une recomposition de la socialité, par une gestion technologique de la distance physique et sociale. Jacques PERRIAULT, La logique de l’usage : Essai les machines à communiquer, Préf. de P. Schaefer, Paris : Flammarion, 1989. SECTION B – POUR PENSER LA DIALECTIQUE DES PRODUITS ET DES PRATIQUES 23 D’autre part, raison plus déterminante encore, l’image n’est pas seulement le produit d’une machine à communiquer. Elle est un processus symbolique à l’interface du sujet, du social et du langage. C’est pourquoi elle engage des processus d’identité subjective, de socialisation et de créativité du langage. En psychologie, ce processus identitaire réfère à l’analyse de la construction de la pensée (comment ne pas faire mention ici de la synthèse proposée avec l’épistémologie génétique d’un Piaget par exemple) ou de la personnalité ; mais plus directement, d’un point de vue qui nous intéresse directement pour notre propos, il a été abordé à travers les recherches sur les représentations sociales ou sur le sujet social. Il est bien évidemment central en anthropologie, puisqu’il est au cœur de la construction de la culture. Quant à la sémiotique, elle reconnaît cette dimension dans le processus de créativité de la langue (son renouvellement) mais elle a été conduite à la prendre en compte avec l’approche d’autres pratiques signifiantes que la langue5. Nous avons fait l’hypothèse que l’image pouvait être pensée comme une interface entre ces processus et que c’était cette particularité de l’image qui constituait le fond de son opérativité et qui justifiait, en l’occurrence, le retour à l’œuvre. On comprend dès lors quelle entreprise curieuse serait celle de vouloir écrire l’histoire d’une telle interface. Il nous semble — restons tout de même prudents devant un phénomène aussi flexible et protéen qui peut réserver bien des surprises ! — que seule une histoire, non pas positive de l’évolution des images concrètes, mais archéologique des conditions de possibilité de ces processus — processus dont les images concrètes sont à considérer comme la résultante — peut permettre d’aborder la particularité de l’image et d’en faire un objet de savoir, un construit, pour une socio-sémiotique. Il s’agit donc moins de faire une histoire des interfaces que 5. Pour un aperçu rapide de ce que nous évoquons ici, on pourra se reporter aux ouvrages suivants. Pour la problématique des représentations sociales : Robert M. FARR ; Serge MOSCOVICI (eds), Social representations, Cambridge : Cambridge University Press. 1983 ; Denise JODELET, « Représentation sociale : phénomènes, concept et théorie », pp. 357-378, in : Serge MOSCOVICI (ed), Psychologie sociale, Paris : Presses Universitaires de France (coll. « Fondamental »), 1984 ; et par exemple, Serge MOSCOVICI, La machine à faire des dieux : sociologie et psychologie, Paris : Fayard (coll. L’espace du politique), 1988. Pour celle du sujet social : François JODELET, Naître au langage : Genèse du sémiotique et psychologie, Préf. de J.-T. Desanti, Paris : Klincksieck (coll. « Horizons du langage »), 1979 et Jacqueline BARUS-MICHEL, Le sujet social : Étude de psychologie sociale clinique, Paris : Dunod (coll. « Organisation et sciences humaines »), 1987. Pour l’anthropologie, voir plus particulièrement deux types d’approches récentes : Dan SPERBER, Le symbolisme en général, Paris : Hermann (coll. « Savoir »), 1974, et Clifford GEERTZ, Savoir local, savoir global, ([1976] 1986). Pour une approche du symbolique en linguistique, on se reportera à Robert LAFONT, Le travail de la langue, Paris : Flammarion (coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique »), 1978, et Robert LAFONT (ed.), Anthropologie de l’écriture, Paris Centre Georges Pompidou-CCI (coll. « Alors », 5), 1984, ainsi qu’à Umberto ECO, Semiotica e filosofia del linguaggio, Torino : Einaudi. (coll. « Paperbacks », 151), 1984, [Sémiotique et philosophie du langage, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris : Presses Universitaires de France (coll. « Formes sémiotiques »), 1988]. Ces processus d’institution, de socialisation ou de créativité que l’on s’accorde à considérer, en psychologie, en anthropologie et en sciences du langage, comme étant le « symbolique ». Même si leurs systèmes théoriques de référence sont évidemment fort éloignés, il est remarquable que ces disciplines accordent autant d’importance à cette question (car il s’agit bien d’une question) du symbolique. Chacune d’elles participe de son point de vue à l’élaboration d’une réponse. À tel point que l’on peut parfois se demander si cette dimension « anthropologique » n’est pas le soubassement de l’ensemble des sciences humaines et sociales, ou, si l’on préfère, si celles-ci ne sont pas l’exploration scientifique d’une interrogation autrefois dévolue à la philosophie. 24 INTRODUCTION d’ouvrir l’archéologie de ce qui, à la fois, les rend possibles et en résulte, c’est-à-dire ce qui en constitue les modalités6. Bien qu’il soit question d’images, cette archéologie n’est une archéologie ni des « imaginaires », ni encore moins, une histoire des « mentalités » car elle ne se situe pas sur le plan de ce que sentent, pensent et croient les sujets, ni même de la manière dont s’organisent les représentations sociales ou collectives, mais sur celui de l’émergence d’opérateurs et d’événements. Nous sommes loin évidemment d’une archéologie de l’imaginaire telle qu’elle est proposée par Bernard Teyssèdre sur les origines du monde chrétien, et son ouvrage sur le débat du coloris au XVIIe siècle présente plus une approche de l’évolution de la pensée artistique au XVIIe qu’une archéologie7. L’approche de ce que Gilbert Durand a appelé depuis longtemps « les structures anthropologiques de l’imaginaire » pourrait paraître plus proche de notre projet (notamment à cause de l’introduction de la notion de « schèmes ») ; néanmoins la dimension archétypologique — quelle que soit sa validité par ailleurs — oriente l’étude vers une psycho-sémantique plus que vers une psychosocio-sémiotique8. De ce point de vue, bien que l’un de ses livres s’intitule précisément Les imaginaires sociaux, l’approche de Bronislaw Baczko intègre la perspective anthropologique d’un contrôle et d’une gestion des imaginaires (en ce cas, ceux du politique) qui se rapproche de notre projet9. L’histoire des mentalités a apporté un décloisonnement disciplinaire de première importance, en étudiant des processus transversaux qui assemblaient des formes culturelles, politiques, sociales, économiques, et recourant à une référence à la psychologie sociale comme champ intégrateur 10. Mais, ainsi que le montre Alain Boureau, elle est restée prisonnière d’une sorte de subtantialisation des « mentalités ». En revanche, le mouvement de l’histoire culturelle, en prenant en compte des paramètres comme les pratiques culturelles, les représentations collectives, les identités sociales, est proche d’une archéologie de l’économie des pratiques symboliques telle que nous la pensons11. Il n’est pas étonnant qu’il soit fait référence à la psychologie historique d’un Norbert Elias à un moment où l’histoire met en exergue la dimension anthropologique12. 6. On trouvera tout au long du travail des précisions et des réflexions méthodologiques sur cette archéologie, plus particulièrement dans les Introductions des Parties et dans le § Introduction du Chapitre Premier. 7. Bernard TEYSSÈDRE, Archéologie de l’imaginaire : Anges, astres et cieux : Figures de la destinée et du salut, Paris : Albin Michel, 1986 et Roger de Piles et le débat du coloris au siècle de Louis XIV, Paris : Bibliothèque des arts, 1964 8. Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : Introduction à une archétypologie générale, Paris : Dunod, 1969, [cité d’après la 10e éd., 1984]. Pour la notion de « schèmes » voir spéc. pp. 66 et pour la dimension psychosémantique, comparer les pp. 43-46 et les pp. 35-28. 9. Bronislaw BACZKO, Les imaginaires sociaux : Mémoire et espoirs collectifs, Paris : Payot (coll. « Critique de la politique »), 1984. cette approche reprend d’ailleurs la méthodologie de travaux antérieurs, auxquels nous devons beaucoup, tels que Lumières de l’utopie, Paris : Payot (coll. « Critique de la politique »), 1978. 10. Cette « histoire des mentalités » a constitué un courant majeur de l’histoire depuis l’entre-deuxguerres, elle recouvre des travaux qui vont, par exemple, de ceux de Marc Bloch, Lucien Febvre à Georges Duby, Philippe Ariès, Michel Vovelle, Jean Delumeau. 11. Voir le numéro des Annales : Économies, sociétés, civilisations, consacré à « Histoire et sciences sociales : un tournant critique », 44 (6), nov. déc. 1989, où l’on trouvera des articles d’Alain BOUREAU, « Propositions pour une histoire restreinte des mentalités », pp. 1491-1504 et de Roger CHARTIER, « Le monde comme représentation », pp. 1505-1520, qui font le point sur cette question de ce que l’on peut appeler « la nouvelle histoire culturelle ». 12. Nobert ELIAS, La société de cour, Trad. de l’all. par P Kamnitzer et J. Étoré [Die höfishe Gesellschaft : Untersuchungen zur Soziologie Königtums und der höfishen Aristokratie mit einer Einleintung : Soziologie und Geschichtswissenschaft, Neuwied und Berlin : Hermann Luchterhand Verlag (coll. « Soziologische Texte », 54), 1969], Préf. de SECTION B – POUR PENSER LA DIALECTIQUE DES PRODUITS ET DES PRATIQUES 25 La psychosociologie historique que nous proposons pour aborder cette économie des pratiques symboliques s’inscrit dans le projet de la psychologie historique ouverte par Ignace Meyerson et développée par les historiens de la Grèce réunis autour de JeanPierre Vernant, mais elle se démarque toutefois d’une conception qui considère les productions symboliques comme une simple objectivation de l’esprit humain13. Nous avons montré dans cette Introduction qu’il s’agissait plutôt d’une interaction. Du côté du sujet, ce sont les modèles d’une « épistémologie » du type de celle développée par Jean Piaget qui nous serviront de référence pour penser à la fois l’appropriation et la production selon un jeu d’assimilation/accommodation et la symbolisation selon le schéma de la sensori-motricité/représentation/opération. Mais il faut prendre en compte aussi le côté social, car le développement historique ne saurait être confondu avec le développement génétique. Pour aborder le processus d’interaction entre production et sujets sociaux dans sa dimension sociohistorique, nous ferons référence à des modèles développés par Pierre Francastel dans des travaux comme « Valeurs psycho-sociologiques de l’espace temps figuratif », par exemple14. Ce que nous appelons « image » ne constitue pas un champ dans lequel il serait possible de puiser pour prélever « des » images. L’image-type n’existe pas. L’image est l’ensemble de la variété des images. Les images étudiées le sont selon une logique des événements, des régularités, des conditions de possibilité et non de création, d’originalité, de significations cachées : elles le sont comme des productions symboliques, ayant statut R. Chartier, Paris : Flammarion (coll. « Champs », 144), 1985. On trouve la présentation de la conception de Norbert ELIAS, en matière de psychologie historique, dans La dynamique de l’Occident, Trad. de l’all. par P. Kamnitzer, Paris : Calmann-Levy, 1975. Cet ouvrage correspond à la deuxième partie de l’œuvre majeure d’Elias (Über den Process der Zivilisation : Soziogenetische und Psychogenetische Untersuchungen, Bâle : Haus zum Falken, 1939). Sur le versant de l’analyse de la dimension symbolique du pouvoir politique, un des ouvrages de référence est le livre d’Ernest K. KANTOROWICZ, The King’s Two Bodies : A study in mediaeval Political theology, Princeton : Princeton University Press, 1957. Pour celui des pratiques symboliques, on trouve, en arrière-plan de l’histoire culturelle, les travaux de Michel de Certeau. 13. Ignace MEYERSON, Les fonctions psychologiques et les œuvres, Paris : Vrin, 1948 et « Problèmes d’histoire psychologique des œuvres : spécificité, variation, expérience », pp. 207-218, in : Éventail de l’histoire vivante : Hommage à Lucien Febvre offert par l’amitié d’historiens, linguistes, géographes, économistes, sociologues, ethnologues, vol. 1, Paris : Armand Colin, 1954. Pour une approche renouvelée de Meyerson, se reporter à Philippe MALRIEU, « Les œuvres et la genèse des actes de conscience », Journal de psychologie normale et pathologique 1983 (3), juill.-sept., 1983. 14. Nous pensons aux travaux anciens sur les structures psychiques (Jean PIAGET, La construction du réel chez l’enfant, Neuchâtel/Paris : Delachaux et Niestlé, 1937 ; Les mécanismes perceptifs, Paris : Presses Universitaires de France, 1961 ; La formation du symbole chez l’enfant, Neuchâtel/Paris : Delachaux et Niestlé, 1946) mais aussi à ceux sur les procédures issus des recherches d’épistémologie génétique (par exemple, à un ouvrage intéressant notre propos : Jean PIAGET ; Robert GARCIA, Psychogénèse et histoire des sciences, Paris : Flammarion, 1983). Voir aussi : Jean PIAGET (ed), Logique et connaissance scientifique, Paris : Gallimard (coll. « Encyclopédie de la Pléiade »), 1967. Pour Pierre FRANCASTEL, « Valeurs socio-psychologiques de l’espace-temps » est paru en 1963 dans l’Année sociologique, il est repris entre autre, pp. 89-154, dans L’image, la vision et l’imagination : L’objet filmique et l’objet plastique, Paris : Denoël (coll. « Médiations », 227) 1983. Nous nous référons aussi à des ouvrages comme Peinture et société : Naissance d’un espace plastique : De la Renaissance au Cubisme, Lyon : Audin 1952 (Réed. dans Œuvres, t. 1, Paris : Denoël (coll. « Grand format Médiations »), 1977) ; La réalité figurative : Éléments structurels de sociologie de l’art, Paris : Denoël (coll. « Grand format Médiations »), 1965 (Réed. dans Œuvres, t. 2, Paris : Denoël (coll. « Grand format Médiations »), 1978) ou encore aux recueils d’articles dans lesquels nous trouvons des précisions méthodologiques comme Études de sociologie de l’art : Création picturale et société, Paris : Denoël (coll. « Médiations », 74), 1970. Sur l’objet pictural comme objet « intermédiaire » psychique, voir le travail de Jean-Pierre CHARPY, L’objet pictural de Matisse à Duchamp, Préf. de R. Kaës, Paris : Éd. du CNRS, 1976. 26 INTRODUCTION d’objets significatifs à la croisée d’énoncés de langage, de pratiques sociales ou de production techniques15. Pour répondre au mieux à ces contraintes, il nous a semblé opportun d’allier deux procédures : une de cadrage et une d’investigation ; une de balisage du champ afin de définir une perspective par l’utilisation des connaissances sur l’époque et une d’exploration fine de certains objets-significatifs. Trois moments pour une archéologie de l’image médiatisée La démarche générale reprend l’esprit de cette technique, cette « sismologie », que Roland Barthes proposait de substituer à la sémiologie structuraliste et qui consistait à imprimer au texte la secousse que produit la répétition, la relecture au ralenti de la représentation, jusqu’à ce que celle-ci devienne question16. C’est pour cette raison que la présentation du travail part du présent pour « remonter » vers les XVIIIe et XVIIe siècles et non l’inverse. Elle prend appui précisément sur ce qui est le plus proche, le plus familier, le plus immédiat, pour le questionner. C’est ensuite seulement qu’elle problématise les résultats de ce questionnement avant de donner lieu à la proposition d’un modèle de compréhension. Soit les trois grandes Parties de la thèse. La première Partie est une mise à plat de la sémiotique des images. L’enquête archéologique porte sur la sémiotique des images : elle fait apparaître comment l’approche sémiologique de l’image s’est constituée, dès le départ, à la limite (presque à la marge) des sciences du langage, à partir d’une phénoménologie et à la manière d’une anthropologie qui ne peut exclure totalement le sujet. Ce phénomène tient à la nature visuelle de l’image, comme le 15. Maurice BLANCHOT, dans son ouvrage intitulé Foucault tel que je l’imagine, Paris : Fata Morgana, 1986, p. 28, décrit très clairement ce caractère aléatoire qui sous-tend tout énoncé et sans lequel il n’y aurait pas, à proprement parler, de possibilité même d’événement : « Naturellement, l’énigmatique énoncé, dans la rareté qui vient en partie de ce qu’il ne saurait être que positif, sans cogito auquel il renverrait, sans auteur unique qui l’authentifierait, libre de tout contexte qui aiderait à le situer dans un ensemble (d’où il tirerait son ou ses divers sens) est déjà par lui-même multiple ou, plus exactement, multiplicité ou unitaire : il est sériel, car la série est son mode de groupement, ayant pour essence ou pour propriété de pouvoir se répéter (c’est-à-dire selon Sartre le rapport le plus dénué de signification), tout en constituant, avec d’autres séries, un enchevêtrement ou un renversement de singularités qui tantôt, lorsqu’elles s’immobilisent, forment tableau ou tantôt de par leurs relations successives de simultanéité, s’inscrivent en fragments à la fois aléatoires et nécessaires, comparables de toutes évidences aux tentatives perverses (dit Thomas Mann) de la musique sérielle. » Mais il faut ajouter tout de suite, car ce sera là un des axes méthodologiques essentiels de la thèse, qu’à la différence d’une archéologie qui traite des énoncés, une archéologie qui traite d’objets tels que les images doit prendre en considération la multiplicité des strates d’énoncés, de pratiques et de techniques. 16. Roland BARTHES, « Brecht et le discours : Contribution à l’étude de la discursivité », L’autre scène, Cahiers du groupe de recherches théâtrales, mai 1975, Paris : Éd. Albatros, pp. 5-11. Voir aussi : « Changer l’objet luimême », Esprit 39 (402), avr. 1971, pp. 613-615. SECTION B – POUR PENSER LA DIALECTIQUE DES PRODUITS ET DES PRATIQUES 27 reconnaît d’ailleurs l’approche la plus récente de la sémiotique des images17, mais aussi à sa nature d’opérateur symbolique que les deux Parties suivantes auront charge d’explorer. La seconde Partie va se proposer de problématiser les enseignements issus de l’archéologie de la sémiotique des images à partir de cet enseignement majeur : que l’image concrète est toujours partie ou élément d’un média. Cette Partie se structure donc autour d’une double série d’investigations sur le statut des médias. Partant de l’évident pour en démonter les ressorts, c’est la « mythologie des médias », comme représentation transparente de la réalité, et la « mythologie de la constitution du corps social et politique comme opération juridique et discursive » qui sont examinées. Ces deux mythologies règlent en effet la conception des images comme copies de la réalité et comme outils de persuasion. L’analyse montre : 1) que l’émergence des media (au milieu du XVIIIe) va de pair avec une redéfinition des espaces sociaux (rapport du sujet au images, partage entre art et communication, etc.) ; 2) que contrairement à ce que nous laisse entendre la mythologie du modèle démocratique, la construction du nouvel espace politique démocratique réfère directement et dès le départ à une problématique et à un usage des images et des media. Se trouve ainsi pointée l’importance de la transformation des espaces sociaux et soulevée la question du changement de statut, de définition de l’image à la fin du XVIIIe. Autrement dit, la mise au jour d’une rupture dans la logique des espaces sociaux conduit à chercher au-delà, du côté de ce que nous avons appelé les cadres mentaux. La troisième Partie est consacrée à l’examen de ces cadres mentaux qui sont à prendre non comme des formes qui généreraient, selon un déterminisme absolu et automatique, des façons de penser et de faire, mais comme des conditions de possibilité d’événements discursifs ou techniques. Cette partie comprend : 1) une enquête sur le point de basculement, situé au tournant du XVIIIe, concernant l’économie entre les langages (la constitution des structures mentales, la modélisation de la perception, les processus de symbolisation) ; et 2) une enquête sur l’image au XVIIe (sur le fonctionnement de l’image au service de la communication ouvrant ainsi la problématique des media). C’est donc une archéologie de la constitution des espaces sociaux et des cadres mentaux de l’image médiatisée (= image à l’époque des médias) qui est ainsi ouverte. L’hypothèse est qu’elle peut apporter un nouveau regard sur l’image médiatisée contemporaine. 17. Comme le montre l’ouvrage très récent de Jacques AUMONT, L’image, Paris : Nathan (coll. « Nathan-Université », Série « Cinéma et image »), 1990, qui, par un autre biais rejoint certaines de nos conclusions sur l’image. L’auteur part en effet de la vision pour aller jusqu’aux images artistiques en passant respectivement par le spectateur, le dispositif et le fonctionnement signifiant. PREMIÈRE PARTIE UN LANGAGE PAR DÉFAUT CRITIQUE DE LA SÉMIOTIQUE DES IMAGES Retrouver en un espace unique le grand jeu du langage, ce pourrait être aussi bien faire un bond décisif vers une forme toute nouvelle de pensée que refermer sur lui-même un mode de savoir constitué au siècle dernier Michel FOUCAULT Les mots et les choses, p. 318 Dans cette première partie, nous nous proposons de mener un travail minutieux d’archéologie de la sémiotique française des images. Conformément à la règle, nous employons le terme « sémiotique » en un sens générique très étendu pour désigner toute étude scientifique des « faits de langage » ; autrement dit, toute étude de l’ensemble des moyens, des mécanismes et des processus de production de la signification. Il recouvre donc ce que la tradition nord-américaine met sous lui, mais aussi ce que la tradition saussurienne dénomme « sémiologie » et ce que l’école greimassienne qualifie de « théorie générale du langage ». Cependant, afin d’éviter les confusions de langage et les contresens théoriques, nous distinguerons, lorsque cela paraîtra nécessaire, la « sémiotique au sens nord-américain », de la « sémiologie » et de la « sémiotique structurale »1. Postulats d’une archéologie de la sémiotique des images L’ensemble de cette première partie s’appuie ainsi sur trois postulats : 1) Que la méthode archéologique est applicable sur un corpus aussi restreint et qu’elle présente dans le cas présent un intérêt. 2) Qu’il existe une autonomie relative de la sémiotique française. 3) Que la sémiotique des images possède un certain nombre de caractéristiques particulières (problèmes, concepts, développements théoriques) qui tiennent à la nature de l’objet étudié ; à savoir, l’image. 1. Par ailleurs, rappelons que le terme « sociosémiotique » désigne la reprise du projet saussurien d’une sémiologie comme étude des signes au sein de la vie sociale (comme partie de la psychologie sociale). Projet qui se trouve ici élargi à une étude des diverses formes et processus de signifiance au sein de la vie sociale. 32 PREMIÈRE PARTIE : INTRODUCTION Le premier de ces postulats fera l’objet d’une discussion dès l’ouverture du Chapitre premier. Discussion qui se prolongera tout au long des trois Chapitres qui composent cette Partie. Le second postulat est fondé sur l’observation. Il est en effet assez facile de constater que la sémiotique de langue française s’est développée de manière relativement spécifique ; et qui plus est, tout particulièrement en ce qui concerne l’étude des images. Elle est, pour l’essentiel, de tradition plutôt saussurienne et hjelmslévienne que peircienne ou morissienne. Elle se distingue en cela, par exemple, de la sémiotique italienne plus marquée par les traditions à la fois nord-américaine et russe. L’autonomie de la sémiotique française des images est d’autant plus affirmée qu’elle a fourni un certain nombre de travaux et de textes fondateurs. Enfin, nous verrons, dans les pages qui suivent, qu’un des avantages de l’enquête archéologique est de faire apparaître sur quel sol épistémique cette spécificité s’établit et de quelle manière elle se déploie. Quant au troisième postulat, nous avons déjà commencé à nous expliquer sur ce qui le fonde : la spécificité de l’image. Ce postulat est au centre de notre thèse. Et c’est lui qui est au cœur de l’archéologie de la sémiotique puisque chaque Chapitre de cette première Partie examine une des questions sur lesquelles ont buté l’approche sémiotique de l’image et la construction d’une théorie sémiotique de l’image. Ces trois questions portent respectivement sur l’analogie, la signification en image, la fonction du regardant. Soit : le rapport de l’image-signification au monde ; le passage d’une approche de l’image-signification en termes de signes à une approche en termes de texte ; l’exclusion du sujetpsychologique et la dimension de l’énonciation. Les objectifs d’une telle archéologie Chacune de ces trois questions correspond à un foyer de débat interne et intense dans la sémiotique des images : débat sur l’« analogie », débat sur le « signe », débat sur le « sujet ». Notre but n’est pas de prendre position dans ces débats ; il s’agit d’en situer l’enjeu épistémique. Car, à interroger ces débats, on s’aperçoit que les concepts qui sont objets de discussion sont pris dans un ensemble qui leur donne leur poids exact dans la théorie. Par exemple, avec la notion d’« analogie », ce n’est pas tellement la question technique de la ressemblance de l’image avec l’objet qu’elle représente qui est importante ; c’est bien plutôt les modèles épistémiques pré-formés (par la philosophie, la linguistique, la psychologie, etc.) mobilisables par l’approche du rapport entre champ de la signification (du langage) et champ de la réalité. Ainsi, chaque concept qui est objet de débats engage de tels ensembles de modèles. Modèles avec lesquels la théorie, en tant que pratique discursive, travaille et se développe ; mais aussi, s’oppose et entre en contradiction. De ce fait, chacune des trois questions, chacun des concepts qui sert de foyer et de support à celles-ci renvoient vers une autre question qui n’est que partiellement formulée à l’intérieur de la sémiotique elle-même et qu’il convient de mettre au jour. INTRODUCTION 33 Trois notions, donc, qui définissent l’espace d’un débat théorique et méthodologique. Trois notions qui pointent des processus-limites, à propos desquels la sémiotique se trouve, à chaque fois, mise en difficulté. Trois notions qui indiquent comment l’image est le révélateur de ces difficultés : des images qui sont « entre » le monde et la signification ; dont le statut théorique est « entre » le signe et le texte ; dont le fonctionnement sémiotique, enfin, se situe « entre » le texte et le regardant. D’où nos trois Chapitres. Voilà donc une première tâche : décrire comment la question de l’« analogie » renvoie à une autre qui concerne le processus par lequel l’image est toujours plus et autre chose que la reproduction de la réalité ; comment celle du « signe » pose celle du fonctionnement spécifique des différents types de langages ; comment celle du « sujet » pose celle d’un espace de la réception2. Autrement dit, comment les trois questions permettent d’esquisser trois problèmes qui seront traités dans les parties suivantes : le problème de l’opérativité symbolique de l’image ; celui de l’économie de la signifiance ; celui du média. De surcroît, ces questions ne sont pas étrangères les unes aux autres ; mais sont, au contraire, en étroite relation. Il convient donc de tenir compte de l’état de ces relations, — verticalement, pourrait-on dire, (Quel rapport existe-t-il entre le débat sur le concept et l’émergence de la question sous-jacente ?) et horizontalement (Quels rapports entre les concepts débattus ? Quels rapports entre les questions sous-jacentes ?). C’est à cette condition qu’il devient possible de prendre en considération les variations et les transformations qui affectent ces relations, de dresser « l’état du champ » de la sémiotique des images à un moment donné L’objet de cette Première Partie Cette première Partie sera un compte rendu de notre enquête sur les questions posées par l’image à la sémiotique. Plus que de « questions », nous parlerons d’ailleurs de « problèmes ». Car, l’on peut dire sans forcer la réalité que l’image a causé bien des tracas à la sémiotique — et à notre sens, en causerait encore si d’aventure la sémiotique s’aventurait dans une théorie de l’image. Et ce sera une des finalités de cette Partie que de montrer comment ces « problèmes » couvrent en réalité de véritables « questions ». Questions d’ordre non seulement méthodologiques ou théoriques, (et comme telles internes à la sémiotique) ; mais qui réfèrent à la complexité de la configuration épistémologique dans laquelle la sémiotique des images se trouve placée. Que se passe-t-il, en effet, lorsqu’une science qui se veut fondatrice, en tant que science de la production du sens et donc quelque peu aussi en tant que science des sciences humaines3, rencontre 2. Respectivement, les Sections C des deux premiers Chapitres et la Section D du troisième. 3. Étant donné les « problèmes » rencontrés, nous croiserons continûment la philosophie. Aussi, précisons, d’entrée de jeu, que la « problématisation » des questions proposée (c’est-à-dire la formulation de « problèmes » sous forme de « questions », à l’intérieur d’un champ théorique) sera posée en dehors du champ de la métaphysique. Nous laissons ce 34 PREMIÈRE PARTIE : INTRODUCTION ses limites sur le rapport à la réalité (l’analogie), sur l’application de ses concepts de base (le concept de signe), sur la place du sujet (le regardant) ? Le premier constat que l’on peut faire : cette science, qui s’affirmait comme un ensemble clos, est soumise à des variations, à des déterminations ; qu’elle est l’espace d’émergence de « formes théoriques », qu’elle se tisse de trajectoires. Il convient donc d’en chercher la cohérence ailleurs que dans ses visées déclarées. C’est pourquoi la sémiotique des images ne sera pas considérée, dans les pages qui suivent, en tant que discipline, mais comme pratique discursive. Autrement dit : comme l’objet d’une archéologie4 Second constat : chacun des problèmes rencontrés par la science du langage aux prises avec ce nouvel objet que sont « les images » (rapport au monde, entre système et signification, la place du regardant dans le fonctionnement du texte), est la marque d’un changement possible de statut de cette science du langage. Pour comprendre ce que ce changement de statut épistémologique signifie, on peut utiliser la catégorisation des sciences proposée par Michel Foucault. La science du langage (entendue sous sa forme moderne de linguistique) n’est pas, nous dit-il, une « science humaine » telle que la psychologie, la sociologie ou l’étude de la littérature et des mythes, elle est plutôt soit une science empirique, comme la biologie et l’économie, soit une « contre-science », à côté de la psychanalyse ou de l’ethnologie5 Or, ce qu’indiquent les problèmes rencontrés par la sémiotique des images, c’est que l’élargissement de la science du langage (comme linguistique) à une sémiotique — le passage d’une analyse de la langue à celle de l’ensemble des systèmes signifiants — risque de faire transformer ladite science du langage en une étude de la littérature et des mythes (Dans le langage de Foucault, nous dirions qu’elle quitterait le domaine des « positivités empiriques » ou des « contre-sciences » pour prendre place dans une des « régions » des sciences de l’homme). Ainsi, la sémiotique des images ne serait qu’une de ces régions du savoir moderne fondées sur l’utilisation de concepts de la science du langage (ceux de signification et de système signifiant) : elle n’étudierait pas le langage proprement dit, mais l’homme en tant qu’il signifie et se représente par des images. L’enjeu est de taille : quel est l’objet de la sémiotique des images, le langage ou bien l’homme dans son rapport au langage ? Autrement dit, est-elle une partie d’une science empirique ou bien science humaine ? Telle est bien l’interrogation fondamentale qui sous-tend incessamment toute champ à d’autres. Elle ne se situera pas pour autant à l’intérieur du champ de la sémiotique. Elle portera en effet sur les conditions de possibilité de la sémiotique des images ; ou, si l’on veut : elle traitera de sa « climatique ». 4. Sur ce statut particulier de la linguistique, se reporter à ce qu’en dit Michel Foucault dans Les mots et les choses : Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966, p. 393- 394. 5. En réalité le statut des sciences du langage (comme linguistique), se « ventile », si l’on veut, selon trois dimensions : une partie mathématisable, une partie empirico-philosophique, une partie « critique ». Elle est abordée par Foucault à la fois comme « positivité » empirique (comme l’économie et la biologie = partie mathématisable et partie empiricophilosophique) et comme « contre-science » (comme la psychanalyse et l’ethnologie = partie « critique »). INTRODUCTION 35 théorisation sémiotique des images6. Elle traverse précisément la sémiotique des images avec les questions de l’analogie, de la signification et du sujet. Or, on peut dire, dès à présent, que notre enquête fait apparaître un travail constant de la part de la sémiotique des images pour se constituer comme science empirique à partir d’un objet et d’une position qui est celle des sciences humaines. D’où l’impression d’un mouvement d’aller et retour (rappelons que nous ne traitons que de la sémiotique française) : elle va quitter, par exemple, la problématique phénoménologique du rapport du sujet au monde pour penser l’analogie comme fait sémiotique ; devant certaines difficultés concernant la définition de la notion de signe, elle va sembler « se replier » sur une problématique du sens dans le sujet avec l’appel à la psychanalyse du sujet, et elle devra repenser le statut de la signification dans son rapport à la matérialité même du texte ; elle va devoir repenser le fonctionnement sémiotique même de l’image en théorisant le rapport entre le sujet (le regardant) et l’image d’une toute nouvelle manière. C’est pour éviter que ces oscillations n’entraînent un tournoiement et ne finissent par donner le vertige, que nous avons choisi de partir de ce qui faisait explicitement problème dans la constitution d’une sémiotique des images (analogie, signification, sujet). Mais à ce découpage vertical en Chapitres, nous en avons superposé un autre distinguant trois choses : 1) une mise à plat typologique des formes prises par les concepts d’« analogie », d’« unité de signification » et d’« énonciation » en sémiotique des images. 2) un exposé des périodes et ruptures intervenues dans le champ épistémique de la sémiotique des images. 3) une analyse de la manière dont la sémiotique des images a tenté de se constituer comme positivité empirique contre, et avec, les données héritées des sciences humaines, afin de repérer les linéaments de l’émergence d’un champ théorique nouveau. Pour simplifier, nous dirons : 1) une Typologie, 2) une Archéologie et 3) une Critique. 6. Cette interrogation sur la sémiotique des images se formulerait probablement autrement aujourd’hui, du fait de l’introduction de la pragmatique dans la linguistique. Mais il n’est pas dit qu’elle ne se formule pas encore quelquefois ainsi « entre » la sémiotique structurale et la pragmatique. La distinction foucaldienne est d’autant plus pertinente qu’elle est contemporaine des débuts de la sémiotique des images. CHAPITRE PREMIER ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION § Introduction. La méthode : une archéologie interne et critique Questions sur la méthode Pourquoi une archéologie critique de la sémiotique ? Certains se demanderont pourquoi ne pas avoir utilisé une approche plus « classique ». Pourquoi ne pas inventorier et exposer les différentes approches sémiotiques de l’image, les discuter, en évaluer les apports et les limites, afin de proposer ensuite notre propre thèse en la matière ? Pourquoi cette volonté de « débrayer » du débat scientifique ? D’autres chercheront peut-être quel intérêt il peut y avoir à adopter un point de vue aussi singulier, et qui peut paraître à bien des égards distant et passif ? Quel bénéfice peut-on trouver à décrire les transformations et les changements intervenus dans un domaine aussi particulier, aussi restreint, aussi mal défini que celui de la sémiotique des images ? Ne vaudrait-il pas mieux établir tout de suite ce qu’il faut entendre par les termes mêmes de « sémiotique des images » ? D’autres trouveront probablement curieux que l’on transplante une méthode faite pour les longues périodes, les épistémès s’étendant sur plusieurs siècles, dans un champ aussi étroit. N’y a-t-il pas quelques incongruités à prétendre mener l’archéologie d’un domaine qui possède la triple caractéristique d’être contemporain, de s’étendre sur une très courte durée et de correspondre à un champ de savoir déjà pré-découpé en tant que sous-ensemble de la sémiotique ? Il est en effet d’usage, avant d’avancer une thèse, d’en discuter les fondements ; il est indispensable de définir avec précision le champ de la recherche ; et il convient d’utiliser une méthode appropriée à l’objet étudié. Mais, si l’on nous permet le paradoxe, nous dirons 38 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION que c’est très exactement pour ces trois raisons que nous avons recours à la méthode archéologique pour mener à bien l’approche de la sémiotique des images. La nécessité d’adopter un regard éloigné sur la sémiotique des images Qui tente une analyse sémiotique des images se heurte à l’absence de définition sémiotique précise de l’image. Au fond, du point de vue de la sémiotique, l’image se définit de manière négative : elle n’a pas à faire l’objet d’une approche par trop spécifique qui risquerait d’amener la sémiotique hors de son propre terrain ; mais, en même temps, ses particularités obligent cette même sémiotique à lui reconnaître une place particulière. À tel point que l’on peut se demander si l’approche sémiotique est adaptée pour l’approche de l’image : d’un côté, celle-ci est manifestement le siège d’un processus de signification ; mais d’un autre, les procédures d’analyse de la signification ne s’appliquent qu’imparfaitement à l’image. C’est pourquoi elles donnent l’impression de laisser échapper quelque chose d’essentiel du fonctionnement sémiotique de l’image et, par voie de conséquence, du fonctionnement sémiotique en général. Dans ces conditions, une discussion des différentes approches, des différentes thèses qui constituent actuellement la sémiotique des images, laisserait hors de son champ l’examen de cette question. Il y a nécessité de suspendre le discours scientifique sur l’objet, de s’interroger sur la constitution de ce discours, de se pencher sur le rapport qu’il entretient à son objet. Il convient donc, pour établir les fondements de la thèse, non seulement de mener l’examen de l’objet (l’image) dans le cadre du domaine scientifique (la sémiotique) ; mais de sortir de ce domaine, de s’en éloigner pour porter le regard sur lui. La sémiotique des images comme territoire archéologique Nous avons dit l’importance qu’il y avait à aborder d’un seul mouvement l’image et la sémiotique de l’image. L’image (en tant qu’elle est reconnue comme telle par notre culture) et sa connaissance (en tant qu’elle se construit dans la même culture) appartiennent à la même formation historique1. D’où la nécessité de préciser de quel point de vue, selon quelle manière nous allons aborder la sémiotique des images. L’essentiel à retenir est que la sémiotique des images apparaît corrélative du développement d’un domaine scientifique — la linguistique — et de la montée d’une institution — les médias. 1 Cette complémentarité de la dimension épistémique et de la dimension sociale est parfaitement stigmatisée par Michel Foucault lorsqu’il met en rapport savoir et pouvoir : « Les relations de pouvoir-savoir ne sont pas des formes de répartition, ce sont des matrices de transformations. », La volonté de savoir : Histoire de la sexualité I, Paris : Gallimard, 1984, p. 131, cité par Gilles DELEUZE, Foucault, Paris : Éd. de Minuit, 1986, p. 91. INTRODUCTION 39 Notre propos n’est pas d’évaluer la cohérence scientifique de la sémiotique des images ; faire son épistémologie ne serait pas guère opérationnel. Et ce, pour une double raison. D’une part, ce serait s’installer à l’intérieur du seul champ de la connaissance sur les images plus que sur le rapport entre les images et la sémiotique. D’autre part, ce serait surtout considérer la sémiotique des images pour scientifiquement plus avancée qu’elle ne l’est. Elle n’est pas une discipline ; elle n’est pas autonome et sa situation au sein même de la sémiotique est, on le sait, ambiguë, mal définie, incertaine. La sémiotique n’est elle-même qu’une discipline en formation, à la lisière de la linguistique ; un domaine scientifique2 qui se constitue en émergeant autour de cette dernière, en s’en distinguant partiellement, en annexant tous les territoires où il est question de « signification ». Pour employer le langage de Michel Foucault, la sémiotique des images apparaît aujourd’hui comme un ensemble discursif qui tend à prendre statut de positivité3. C’est là un point de grande importance duquel découle un certain nombre de propositions concernant l’approche de la sémiotique des images. En premier lieu, nous proposons de considérer ce que l’on appelle aujourd’hui « sémiotique des images » — pensant désigner par là un champ de connaissance — comme un territoire archéologique, non a priori comme un domaine scientifique ; elle se situe à l’articulation des savoirs sur l’image et de la connaissance sémiotique en cours de constitution4. La sémiotique recueillant en son sein les différents savoirs sur les images, leur offre un lieu de scientificité. Certains de ces savoirs disparaissent, car ils se révèlent incompatibles avec les nouveaux critères de scientificité. Mais, les choses vont encore beaucoup plus loin : la constitution de la sémiotique des images ne se fait pas selon une sélection puis une acceptation ou un rejet des anciens savoirs, certains étant reconnus comme scientifiques, d’autres non. Inutile de rappeler ici le caractère illusoire ou idéologique d’une telle vision irénique du développement 2 Peu importe pour notre propos qu’elle soit réellement ou partiellement « science » ; nous enregistrons qu’elle se revendique désormais comme telle. 3 « Analyser des positivités, c’est montrer selon quelles règles une pratique discursive peut former des groupes d’objets, des ensembles d’énonciations, des jeux de concepts, des séries de choix théoriques. Les éléments ainsi formés ne constituent pas une science, avec une structure d’idéalité définie ; leur système de relations à coup sûr est moins strict ; mais ce ne sont pas non plus des connaissances entassées les unes à côté des autres, venues d’expériences, de traditions ou de découvertes hétérogènes, et reliées seulement par l’identité du sujet qui les détient. Ils sont ce à partir de quoi se bâtissent des propositions cohérentes (ou non), se développent des descriptions plus ou moins exactes, s’effectuent des vérifications, se déploient des théories. Ils forment le préalable de ce qui se révélera comme une connaissance ou une illusion, une vérité ou une erreur dénoncée, un acquis définitif ou un obstacle surmonté. », Michel FOUCAULT, Archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, p. 237. 4 Sur la différence entre territoire archéologique et domaine de connaissance (ou domaine scientifique), voir Michel FOUCAULT, Archéologie du savoir, pp. 237-240. Michel Foucault y définit ainsi le savoir : « […] il s’agit des éléments qui doivent avoir été formés par une pratique discursive pour qu’éventuellement un discours scientifique se constitue, spécifié non seulement par sa forme et sa rigueur, mais aussi par les objets auxquels il a affaire, les types d’énonciation qu’il met en jeu, les concepts qu’il manipule, et les stratégies qu’il utilise. Ainsi on ne rapporte pas la science à ce qui a dû être vécu ou doit l’être, pour que soit fondée l’intention d’idéalité qui lui est propre ; mais à ce qui à dû être dit — ou ce qui doit l’être — pour qu’il puisse y avoir un discours, qui, le cas échéant, réponde à des critères expérimentaux ou formels de scientificité. » (pp. 237-8). Et encore : « La pratique discursive ne coïncide pas avec l’élaboration scientifique à laquelle elle peut donner lieu ; et le savoir qu’elle forme n’est ni l’esquisse rugueuse ni le sous-produit d’une science constituée. » (p. 240). Nous emploierons parfois l’expression « théorie de l’image » pour désigner les savoirs repris ou intégrés à la sémiotique. 40 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION de la connaissance scientifique selon le modèle d’un jugement de vérité. C’est l’ensemble du champ de la connaissance sur les images qui se trouve soumis à transformations et au-delà, tout le domaine de la sémiotique qui est le siège de tensions et de contradictions. En second lieu, si nous nous tournons vers les facteurs qui président à ces transformations, nous en trouvons de deux catégories. Les premiers tiennent au fait que la sémiotique est elle-même un champ de force en recomposition selon les schèmes d’une région scientifique plus développée : la linguistique 5. Or, il apparaît que la constitution de l’idéalité scientifique de la sémiotique semble avoir précisément pour contrepartie le rejet, hors du champ sémiotique, de ce qui faisait auparavant la spécificité de l’image tels que son caractère expressif, sa fonction de copie du réel ou la présence de la matérialité de son support. C’est dire que les transformations ou les dérives de la sémiotique des images sont en relation étroite avec une structuration de la sémiotique en champ de connaissance. La seconde catégorie de facteurs a partie liée avec la montée des médias. On ne saurait séparer, en effet, le savoir sur les images d’avec l’évolution de l’usage et d’avec les développements des techniques de la photographie, du cinéma, de la publicité, de la vidéo, de la télévision. Cette extension et ces développements sollicitent les recherches, appellent le savoir, modifient les points de vue. C’est pourquoi nous proposons de considérer que les transformations intervenant dans la sémiotique des images (comme champ de savoir sur les images) sont en rapport direct non seulement avec la structuration de la sémiotique sous la pression de la linguistique, mais encore avec le développement des médias6. Ainsi, traiter la sémiotique des images comme un territoire archéologique fait apparaître de quelle manière elle est en décalage avec le domaine scientifique de la sémiotique et de la linguistique. Mais surtout, la méthode archéologique permet aussi de suivre les transformations de ce territoire, de saisir les cohérences et les contradictions qui le traversent. Cohérences et contradictions liées tant au rôle et à la place de la scientificité de la sémiotique, qu’aux développements des techniques médiatiques. Une archéologie « interne » Même si l’utilisation de la méthode archéologique contribue à définir ce qu’il faut entendre par « sémiotique des images », c’est à bon droit que l’on trouvera curieux que l’on transplante une méthode faite pour les longues périodes, les épistémès s’étendant sur plusieurs siècles, dans un champ aussi étroit. Quelle peut être en effet la validité de l’emprunt d’une 5 Voir ce que dit Foucault à propos de la place du langage dans les sciences humaines, Les mots et les choses, (1966), pp. 366-378. 6 Nous retrouvons ici les deux composantes de l’archéologie relevées par Gilles DELEUZE dans son Foucault : l’« énonçable » et le « visible », 2e partie « Topologie : « Penser autrement » ». INTRODUCTION 41 méthode pour l’appliquer à un domaine dont les caractéristiques ne répondent pas à celles que présuppose ladite méthode, puisqu’il est contemporain, qu’il s’étend sur une très courte durée et reprend les limites d’un champ de savoir déjà pré-découpé en tant que sousensemble de la sémiotique. Corrigeons sans plus tarder une ambiguïté et levons une imprécision de langage. Lorsque nous parlons, par commodité, d’« archéologie de la sémiotique des images », il faut entendre « application de l’analyse archéologique » à la sémiotique des images. Car, il ne s’agit pas de faire, à proprement parler, une archéologie historique au sens foucaldien d’une « archéologie du regard médical » ou d’une « archéologie des sciences humaines ». Auquel cas, l’on rechercherait les conditions de possibilités de cette positivité qu’est la sémiotique des images. Ce qui l’a précédée et rendue possible, dans quelle formation discursive elle s’inscrit. Un tel travail serait du plus grand intérêt ; mais il conduirait très probablement à élargir rapidement l’enquête à l’ensemble de la formation discursive que représente d’un côté la sémiotique et, de l’autre, le domaine de l’image. Et nous nous retrouverions bientôt engagés dans une autre voie que celle que nous avons choisie ; à savoir déboucher sur une nouvelle approche de l’image. Nous avons pensé qu’il était une autre voie et une autre utilisation de l’analyse archéologique : considérer la sémiotique des images non comme un ensemble de propositions théoriques à discuter mais comme un ensemble de discours, ou comme dit encore Foucault : un domaine de « choses dites ». Afin de bien spécifier que l’analyse s’applique à un ensemble de textes produits dans ce territoire et qu’elle leur reconnaît le statut d’« archives », nous parlons d’archéologie « interne ». Dès lors, cet ensemble de textes forme un domaine qui est « constitué de tous les énoncés effectifs (qu’ils aient été parlés ou écrits), dans leur dispersion d’événements et dans l’instance qui est propre à chacun. […], le matériau qu’on a à traiter dans sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en général. Ainsi apparaît le projet d’une description des événements discursifs comme horizon pour la recherche des unités qui s’y forment7. » Gilles Deleuze fait d’ailleurs observer qu’il ne faut pas confondre le corpus des textes et le domaine des énoncés : on distinguera donc le « discours » des « événements discursifs ». Les éléments discursifs retenus dans le corpus (mots, phrases, propositions) le sont à cause de la « simple fonction qu’ils exercent dans un ensemble » ; ce qui signifie en réalité qu’ils sont « choisis autour de foyers diffus de pouvoir (et de résistance) mis en jeu par tel ou tel problème8 ». Quant aux énoncés, ils vont être extraits du corpus ainsi constitué ; car les énoncés ne sont ni les 7 Michel FOUCAULT, Archéologie du savoir, pp. 38-39. Distinguant l’analyse archéologique de celle de la langue, Foucault précise que la question que pose la description des événements du discours est : « comment se fait-il que tel énoncé soit apparu et nul autre à sa place ? » (p. 39). 8 Gilles DELEUZE, Foucault, p. 26. Nous retrouvons ici le rapport de l’énonçable au visible ; — ou si l’on préfère, du discours au pouvoir et aux institutions. 42 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION mots, les phrases ou les propositions : « Suivant un paradoxe constant chez Foucault, le langage ne se rassemble sur un corpus que pour être un milieu de distribution ou de dispersion des énoncés, la règle d’une “famille” naturellement dispersée. » (p. 27). Car, ce qui compte en effet — le point est essentiel — , c’est la répartition des énoncés dans le temps et dans l’espace, ce n’est pas leurs enchaînements, ni leurs différences ; c’est leur régularité qui permet de décrire leur système de dispersion. Gilles Deleuze et Maurice Blanchot attirent tous deux l’attention sur ce point : les groupes d’énoncés sont des multiplicités ; car l’énoncé donne lieu à des séries aléatoires, qui, de temps en temps, font événement9. Objets, types d’énonciation, concepts, thèmes sont ainsi abordés non pour eux-mêmes, mais pour les règles de formation qui règlent la dispersion et qui sont, en définitive, la condition d’existence des éléments. Une telle dispersion d’énoncés est alors appelée : formation discursive 10. Cette distinction entre corpus et milieu de dispersion des énoncés permet de préciser ce que nous entendons par « archéologie interne ». Notre idée première était de travailler sur un « corpus » constitué par l’ensemble « sémiotique des images » : les textes retenus seraient les textes traitant de (ou des) image(s), se donnant comme objectif l’analyse de la signification, ou bien encore utilisant des concepts sémiotiques. Seulement il apparut que cette conception du corpus risquait fort d’avoir pour conséquence de superposer, d’identifier, de confondre « corpus » et « formation discursive » : l’ensemble de départ (les textes du corpus) serait alors en quelque sorte posé de facto comme équivalent à l’ensemble d’arrivée (les énoncés de la formation discursive). À l’examen, on pouvait isoler deux causes différentes à cette identification possible. La première tenait, bien entendu, au fait que le domaine d’étude était défini a priori par un objet et une visée scientifique : quelles que soient les difficultés à définir l’« image », ou encore celles qui président à la construction de la « sémiotique », il n’empêche que l’une comme l’autre existent bel et bien comme des entités limitées — l’image en tant qu’objet de connaissance et la sémiotique en tant que champ théorique organisé par des concepts permanents et cohérents. Cette première cause était donc intrinsèquement liée à la définition même de notre projet de recherche. Par contre, il n’en allait pas de même de la seconde cause. Cette dernière tenait à la manière de conduire la recherche des régularités formant le système de dispersion des énoncés. Il est évident que si on limite cette recherche au seul domaine 9 Maurice BLANCHOT, Michel Foucault tel que je l’imagine, Paris : Fata Morgana, 1986, p. 27. « Dans le cas où l’on pourrait décrire, entre un certain nombre d’énoncés, un pareil système de dispersion, dans le cas où les objets, les types d’énonciation, les concepts, les choix thématiques, on pourrait définir une régularité (un ordre, des corrélations, des positions et des fonctionnements, des transformations), on dira, par convention, qu’on a affaire à une formation discursive, — évitant ainsi des mots trop lourds de conditions et de conséquences, inadéquats d’ailleurs pour désigner une pareille dispersion, comme « science », ou « idéologie », ou « théorie », ou « domaine d’objectivité ». On appellera règles de formation les conditions auxquelles sont soumis les éléments de cette répartition (objets, modalités d’énonciation, concepts, choix thématiques). Les règles de formation sont des conditions d’existence, de maintien, de modification et de disparition dans une répartition discursive donnée. » Michel FOUCAULT, Archéologie du savoir, (1969), p. 53. 10 INTRODUCTION 43 « sémiotique des images », on risque bien de ne jamais « décoller » des découpages et des concepts proposés par la sémiotique des images elle-même. Dès lors le cumul des deux raisons ne peut manquer de faire assimiler les séries et les événements discursifs avec les îlots de cohérence qui structurent le champ de connaissance et les innovations ou apports des auteurs ou des théories. Autrement dit : de prendre pour de l’archéologie ce qui n’est ni plus ni moins qu’une présentation de l’organisation conceptuelle interne à la sémiotique des images. Ou si l’on préfère : confondre l’archéologie avec la science elle-même. Pour éviter cela, il convient donc de se donner comme règle de ne pas limiter la recherche des régularités aux seuls textes qui se présentent sous l’étiquette « sémiotique des images ». Pour rendre cette exigence plus compréhensible, nous renverrons à la distinction, usuelle en recherche, entre le « champ théorique » et le « terrain » sur lequel on travaille. La sémiotique des images, comme ensemble de textes mis sous cette étiquette, est un corpus ; Il faut la distinguer de la sémiotique des images, comme territoire archéologique et comme milieu de dispersion des énoncés, dont la définition résulte de l’analyse de la formation discursive. La sémiotique des images comme territoire archéologique, ne peut donc qu’être, avant la recherche des régularités, qu’un horizon vers lequel on s’achemine. C’est pourquoi, lorsque nous parlons d’archéologie interne à la sémiotique des images, cela signifie : interne au territoire archéologique posé comme horizon de la recherche ; et non pas interne aux seuls textes classés et reconnus comme faisant partie de la sémiotique des images. D’où une archéologie « critique » Une fois posée la distinction entre corpus et territoire archéologique comme milieu de dispersion d’énoncés, il convient d’en venir aux procédures de construction de ce corpus, ainsi qu’aux procédures d’extraction et de traitement des énoncés. Or, à nouveau, le fait que nous travaillions sur un domaine scientifique déterminé, qui se déploie de surcroît sur une période relativement courte, nous impose d’aménager l’archéologie telle qu’elle est définie et pratiquée par Michel Foucault. Commençons par la construction du corpus. Les éléments de discours, retenus pour cette construction, sont choisis, comme le dit Deleuze, « autour des foyers diffus de pouvoir (et de résistance) mis en jeu par tel ou tel problème ». L’on s’aperçoit alors que les textes, qui correspondent à l’ensemble « sémiotique des images », se disposent autour de l’institution médiatique, au sens où cette sémiotique des images suppose l’institution médiatique11. C’est ainsi que les Que la sémiotique des images soit en liaison avec le développement de l’usage des images est de l’ordre du truisme ; c’est pourquoi nous disons bien « institution médiatique » pour marquer la dimension institutionnelle et sociale qui caractérise la transformation de production d’objets culturels en industrie culturelle et pour 11 44 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION problèmes de la sémiotique des images apparaissent à l’articulation (on est tenté de dire : « sur » l’articulation) de la recherche et de l’institution, du savoir et du pouvoir. L’analogie, les modalités de la signification ou la place du sujet sont des problèmes de sémiotique ; mais ils supposent la généralisation de la reproduction mécanique de la réalité, d’un langage publicitaire ou de moyens de diffusion. De ce point de vue là, bien qu’avant tout problèmes pour la théorie sémiotique elle-même, ils sont aussi des points de départs tout à fait opératoires pour l’enquête archéologique. Les aménagements sont donc minimes et restent conformes à la méthode archéologique elle-même. Les trois problèmes qui servent d’entrée à notre analyse (analogie, signification et sujet) possèdent un statut méthodologique différent selon qu’on les considère du point de vue de la sémiotique en général ou bien du point de vue de la théorie des images en général. Rapportés à la sémiotique en général, ces problèmes sont des points de conflits, des objets de débats, des enjeux théoriques par rapport auxquels les sémioticiens prennent position. Il est donc possible de dresser un état des recherches et des conflits, de faire le bilan des acquis, de montrer en quoi le traitement de chacune de ces questions constitue un îlot de cohérence qui structure la sémiotique des images. C’est ce point de vue que nous adoptons lorsque nous parlons de la spécificité de l’image et de sa sémiotique telle qu’elle s’arrache contradictoirement sur le fond de la sémiotique générale. La sémiotique des images appartient au domaine sémiotique structuré en tant que région scientifique. Rapportée à la théorie de l’image en général, le caractère problématique de ces questions invite à retenir les discours qui en traitent (et dont elles sont, si l’on veut, le prétexte) dans le corpus archéologique. Elles sont donc le point de départ d’une construction du corpus. Et elles ouvrent le territoire archéologique de la sémiotique de l’image. Qu’en est-il pour les procédures d’extraction et de traitement des énoncés ? Sur ce point, les aménagements de l’archéologie sont plus importants. Leur principe en est le suivant : 1) conserver la méthodologie de l’archéologie ; 2) introduire une composante théorique pour pallier les limitations dues au fait que nous travaillons sur un champ et une durée limités ; 3) tirer profit de cette greffe d’éléments de méthode de nature théorique sur une méthodologie archéologique eu égard aux objectifs d’ensemble de ce travail. 1) Comment reconnaître les énoncés en tant qu’événements discursifs, et leur système de dispersion en tant que formation discursive ? Comment établir les dispersions et les coupures entre des familles d’énoncés ? Quelles en sont les procédures ? Ces questions reviennent inlassablement dans toute analyse archéologique ; elles sont au centre de la méthode archéologique, car, sans ces procédures, il n’y a pas d’archéologie possible. Cependant il n’y a pas de traité sur l’usage des procédures. À chaque étude, il s’agit de construire un protocole spécifique, adapté à l’objet, au discours, aux énoncés. « Seule une méthode sérielle, constate Deleuze, comme en utilisent aujourd’hui les historiens, permet de construire une série au voisinage d’un point singulier, et de chercher d’autres séries qui la prolon- indiquer l’instauration de rapports de pouvoir spécifiques entre les producteurs d’images et ceux qui les regardent. Faut-il préciser que dire que la sémiotique des images « suppose » l’institution médiatique n’équivaut pas à dire qu’elle « vient de » cette institution. Gilles DELEUZE, Foucault, (1986), pp. 80-84. INTRODUCTION 45 gent dans d’autres directions, au niveau d’autres points. Il y a toujours un moment, des endroits, où les séries se mettent à diverger, et se distribuent dans un nouvel espace : c’est là que passe la coupure. Méthode sérielle fondée sur les singularités et les courbes12. » Il n’y a donc pas de grille préalable que l’on appliquerait ; mais il faut parcourir les séries en les constituant ; littéralement les explorer et les découvrir. Les formations discursives ne sont pas des structures, et avant d’être des systèmes, elles sont d’abord des pratiques. Gilles Deleuze résume parfaitement cela en disant que « La multiplicité n’est ni axiomatique, ni typologique, mais topologique13. » D’où — notons au passage ce point d’importance — la place du sujet non pas pensée comme origine, mais comme fonction dérivée. Aussi les énoncés qui font événement discursif dans la sémiotique des images ouvrent-ils des séries. Ces séries traversent le découpage entre les trois questions ; ainsi, un nouvel espace (archéologique) se constitue transversal à ces découpages. Il s’en suit deux processus. Le premier est une périodisation du champ de la sémiotique. Nous sommes à l’opposé d’une synthèse scientifique : il ne s’agit pas de dégager une histoire ; mais d’étaler le jeu des dynamiques, des changements et des transformations, des déplacements et des stabilités. À l’intérieur de cette positivité qu’est la sémiotique des images, apparaissent des quasiformations discursives différentes, des substitutions d’une formation à une autre, des coupures et des limites de formation14. Le second processus est un étoilement des séries hors du champ de la sémiotique des images. Car, il est bien évident que dès l’instant où la formation discursive n’est plus identifiée avec le champ scientifique, les limites du territoire archéologique ne coïncident plus avec celle du champ théorique « sémiotique des images ». Les séries partent vers d’autres savoirs comme la philosophie, la psychologie, la psychanalyse, les sciences du langage, etc. ; de sorte que la sémiotique des images fait partie d’un territoire archéologique plus vaste. 2) Cependant, il convient de préciser que notre analyse archéologique n’explore pas complètement l’étoilement des séries. Cela tient à la limite que nous avons assignée à notre domaine d’étude : celle-là même de la sémiotique des images. D’où la présence d’une seconde composante à la méthode. Notre analyse se tient à l’écart de la première des techniques habituellement employées par les « archivistes » — l’interprétation — : elle ne cherche pas dans le discours de la sémiotique des images, un autre discours dont il faudrait trouver le sens caché ; elle laisse 12 Gilles DELEUZE, Foucault, (1986), p. 29. Ibid., p. 23. L’auteur écrit à propos de la méthode de l’archéologie du savoir : « […] une série se prolonge jusqu’au voisinage d’un autre point singulier d’où part une nouvelle série, qui tantôt converge avec la première (énoncés de même “famille”), et tantôt diverge (autre famille). C’est en ce sens qu’une courbe effectue les rapports de force en les régularisant, les alignant, en faisant converger les séries, en traçant une “ligne de force générale” […] », Ibid. 13 14 Nous parlons de « quasi-formations discursives » à cause des limites que nous avons imposées à notre domaine d’étude et qui interdisent de suivre complètement toutes les séries. 46 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION au discours son statut de « monument » d’archive15. Elle a, en revanche, partie liée avec la seconde de leurs techniques : la formalisation. De même qu’au moment de la construction du corpus, nous avons ouvert le travail d’analyse par un inventaire des problèmes de la sémiotique des images ; de même, lors du traitement des énoncés, les séries d’énoncés, les règles de formation et les quasi-formations discursives (avec leur multiplicité interne et leur étoilement externe au champ théorique), les coupures et les transformations dégagées par l’analyse archéologique, sont à mettre en parallèle avec les îlots de cohérence et les typologies dégagés de la théorie sémiotique des images. Nous avons tenté de rendre visible chacune de ces composantes — analyse archéologique et formalisation scientifique — de la manière la plus nette possible dans chacun de nos trois chapitres. Chacune de ces composantes correspond à ce que nous avons annoncé dans l’Introduction de cette Première Partie sous les registres « Typologie » et « Archéologie ». On notera cependant que l’économie entre ces deux registres change dans chaque Chapitre : la distinction est la plus évidente dans le présent Chapitre sur l’analogie. Dans la mesure où celle-ci fut largement formalisée par la sémiotique des images elle-même, la présentation axiomatique et typologique occupe une plus grande place. À l’opposé, le chapitre 3 sur le sujet — thème moins formalisé et plus souterrain dans le champ théorique — présente une enquête archéologique plus développée, plus longue et minutieuse. 3) Cette méthode, unissant l’enquête archéologique et l’analyse théorique, ouvre ce que nous avons dénommé archéologie « critique ». Et ce, de deux manières différentes mais complémentaires. D’un côté, un des effets de l’étoilement des séries est de faire apparaître les décalages entre les modèles de la sémiotique générale et les caractéristiques de la sémiotique des images : de ce fait, les trois grands problèmes qui servent d’entrée théorique à notre investigation viennent-ils à recevoir un éclairage archéologique. L’on pourrait dire qu’ils apparaissent comme des événements-critiques dans le champ de la sémiotique, considéré cette fois comme territoire archéologique16. D’un autre côté, l’archéologie — en s’en tenant à ce qui est dit — permet de tracer les contours des manques, des conflits, des impasses, des contradictions dont la sémiotique des images est le siège. En ce sens, elle rend possible la critique. Elle introduit donc une dimension critique tant au regard du champ théorique (la sémiotique) que de l’objet (l’image) ; et c’est en cela qu’elle répond à notre objectif de problématiser l’approche sémiotique de l’image. 15 Michel FOUCAULT, Archéologie du savoir, (1969), p. 182. Non que les discours ne puissent avoir valeur de « documents » permettant de faire apparaître, à l’intérieur de la sémiotique des images, des manques, des impasses, des contradictions qui appellent interprétation. Mais cette interprétation est suspendue. Viendra à sa place l’enquête socio-historique de la 2e Partie. Par conséquent, il suffit, dans cette première Partie, de tracer les contours de ces manques — en s’en tenant à ce qui est dit — ; non de leur chercher ou de leur trouver une explication. 16 C’est parce que ces trois questions sont des événements-critiques dans l’archéologie qu’elles sont des questions-critiques dans le champ théorique : les débats dont elles sont l’objet viennent de la crise que le savoir sur les images introduit dans la sémiotique et non l’inverse. Ou si l’on veut, c’est parce que la théorie est mise en crise sur un point à cause d’un problème (au sens défini plus haut de rencontre du pouvoir et du savoir) que ce point est question-critique et devient objet de débat. INTRODUCTION 47 C’est pourquoi, notre « archéologie critique » doit être distinguée à la fois : 1) d’une critique empirico-scientifique, ou si l’on veut, d’une critique que l’on peut dire positiviste, installée à l’intérieur même de la positivité de la science du langage ; 2) d’une critique, si l’on ose dire critique, qui reprendrait le questionnement du fondement même de la sémiotique depuis un lieu posé a priori comme un extérieur au champ de la sémiotique des images tels l’inconscient ou la société ; 3) d’une critique schématisante, visant une mathématisation de l’intuition pure structurale ; 4) d’une critique sociale, qui analyse les rapports au monde social qui rendent possibles la dénégation du social17. Ce que nous appelons Critique est un questionnement sur les conditions de possibilité de l’émergence d’une théorie sémiotique des images. Et, dans cette Première Partie, nous ouvrons ce questionnement à propos de la sémiotique des images elle-même, comme domaine visant la positivité. La nécessité de commencer l’enquête par la notion d’analogie. Trois raisons à cette nécessité : 1). L’étude des textes sémiotiques montre que la notion d’analogie fonctionne comme un des principaux marqueurs de la spécificité de l’image. (L’image entendue ici comme une entité sémiotique différente des autres types de messages — spécialement les messages linguistiques). 2). Cette notion apparaît donc au centre de la discussion et des débats entre les théoriciens de la sémiologie, d’une part, et de la sémiotique de l’image, d’autre part. Cette notion a fait l’objet de fortes controverses. Son importance et sa définition se sont modifiées. Elle traduit l’état des recherches et leur évolution. 3). C’est une notion utilisée principalement dans l’étude d’un terrain (un type d’image) particulier qui appartient aux « communications de masse » : la photographie et le cinéma, ou, ce que René Lindekens appelle « l’image photographique-filmique »18. Ainsi, elle intervient dans le partage qu’installe la sémiotique entre son terrain (les images à message) et celui de l’histoire de l’art. 17 Pour situer les distinctions, disons à titre d’exemple que 1) la critique d’un Georges Mounin sur la légitimité de la sémiologie de la signification ou d’un Greimas sur la connotation dans l’image appartiennent toutes deux — quoique sur des plans différents — à la critique positiviste ; 2) la critique du signe par la psychanalyse de Tel Quel, ou la critique sociologique d’un Baudrillard, relève de la critique critique ; 3) le schématisme de la structure de Petitot-Cocordat est le modèle même de la critique schématisante ; 4) la sociologie de Pierre Bourdieu se veut explicitement une critique sociale. 18 René LINDEKENS, Essai de sémiotique visuelle : (le photographique, le filmique, le graphique), Paris : Klincksieck, 1976. 48 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION Même s’il a quitté aujourd’hui le centre de la scène, le concept d’analogie reste un des concepts centraux de la sémiotique des images. Sa fonction se situe sur trois plans. Théoriquement, il permet une différenciation entre systèmes signifiants ; méthodologiquement, à l’intérieur des sciences du langage, il introduit une ligne de partage entre la sémiologie et la linguistique ; épistémologiquement, il définit un territoire propre aux sciences du langage en ce qui concerne l’étude des communications de masse, et trace une ligne de partage entre histoire de l’art et sémiotique. À chacun de ces plans, nous ferons correspondre un aspect de notre méthode. Non seulement cela facilitera l’exposé, mais cela permettra surtout : 1) dans un premier temps, de dégager et de classer, au moyen de l’analyse théorique, les différentes conceptions de l’analogie, en tant que cette dernière est un moyen de distinguer la sémiotique de l’image des autres types de sémiotiques ; 2) de saisir ensuite comment l’analogie participe à la formation d’un système conceptuel et au développement de la sémiotique de l’image comme quasi-formation discursive ; 3) de montrer enfin comment la sémiotique de la photographie, en s’appuyant et en se démarquant de la phénoménologie, circonscrit une des conditions de possibilité de la sémiotique de l’image et ouvre ainsi sa critique. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ANALOGIE L’analogie, un trait spécifique de l’image Un large accord se dégage des textes des théoriciens de l’image pour considérer l’analogie comme une des caractéristiques des plus primordiales — sinon « la » caractéristique par excellence — de l’image1. Il ne s’agit pas dans cette section paragraphe d’établir si cette thèse est exacte ou non ; notre propos se limitera à dresser la cartographie du statut de l’analogie dans les études sémiotiques sur l’image. La notion apparaît dès les premiers écrits : chez Roland Barthes (1961), chez Christian Metz (1964), chez Umberto Eco (1968), chez Eliséo Veron, René Lindekens. Et en 1970, alors même que le statut de l’analogie est en train de changer et qu’il va exprimer des réserves importantes sur elle, Christian Metz ouvre sa présentation du n° 15 de Communications : « Lorsque la réflexion sémiologique se porte sur l’image, elle est forcément amenée, dans un premier temps, à mettre l’accent sur ce qui distingue le plus manifestement cette image des autres objets signifiants, et en particulier de la séquence de mots (ou de morphèmes) : son statut « analogique » — son « iconicité », diraient les sémioticiens américains —, sa ressemblance perceptive globale avec l’objet représenté2. » Aujourd’hui, l’usage de cette notion d’analogie est quelque peu passé de mode ; mais nous n’en continuons pas moins de penser que la caractéristique essentielle de l’image est une certaine ressemblance avec la réalité3. 1 Cet accord reprend pour beaucoup une tradition qui définit l’image, en peinture, comme la représentation figurée de la réalité. 2 Christian METZ, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications 15, Paris : Éd. du Seuil, 1970, p. 1. Par exemple, Guy GAUTHIER, Initiation à la sémiologie de l’image, (Paris : Ligue Française de l’enseignement et de l’éducation permanente, [1979]), Chap. « F », pose la ressemblance comme code spécifique de l’image ; de même, la 1re Partie de ses Vingt leçons sur l’image et le sens, (Paris : Edilig, [1982]) traite de la représentation. Même conception de l’image chez C. KERBRAT ORECCHIONI, « L’image dans l’image », Revue d’esthétique 1979 (1-2), Rhétoriques sémiotiques, Paris : Union Générale d’Éditions, p. 224. 3 50 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION Difficultés pour définir la notion d’« analogie » et typologie proposée Si l’analogie constitue un trait spécifique de l’image, quelle définition en donner… Là commence la difficulté, car ce terme est probablement un de ceux qui recouvre le plus de sens différents : à l’intuition d’un trait hautement spécifique répond une indéfinition du terme. En étant un peu excessif, on pourrait dire que ce terme d’analogie « indique » la spécificité de l’image plus qu’il ne la définit : il la montre et la désigne de manière nécessairement et suffisamment approximative pour qu’elle apparaisse comme étant bien « ça ». Il rassemble tout ce qui fait que l’image est à l’évidence une image ; ce qui lui confère la force de l’évidence. On se demandera, à ce propos, jusqu’à quel point il ne recouvre pas l’indicible que l’on reconnaît habituellement — « par nature » — aux images. Abord peut-être excessif de la notion, disions-nous, car il en existe tout de même des définitions qui sont des définitions de nature théorique. Le syncrétisme de la notion n’est pas total, et surtout les différentes définitions indiquent l’existence d’une exploration, pointilleuse et systématique, du maquis de l’indicible par laquelle une science se constitue en tant que telle. En revanche, l’embarras de langage devant lequel nous nous trouvons pour dénommer ces catégories traduit assez bien, quant à lui, la force de l’évidence qui semble habiter l’image et que le terme d’analogie a pour fonction de prendre en charge. L’examen des textes de la sémiotique des images nous a amené à retenir quatre types de conceptions différentes de l’analogie qui peuvent être schématiquement résumées ainsi : 1) l’analogie est la ressemblance avec la réalité ; 2) l’analogique est continu ; 3) l’analogie est le mécanisme qui fait ressembler à la réalité ; 4) enfin, l’analogon est à la place de la réalité. Comme ces différentes conceptions paraissent se recouvrir les unes les autres — tant les notions de « ressemblance », de « continu », de « représentation » fonctionnent comme synonymes dans les divers emplois qui en sont faits —, afin de réduire les embarras de langage, nous désignerons chacun de ces types de conceptions par un dérivé du terme analogie. Dérivé destiné à rappeler ce qui fait la particularité de la conception en question : 1) pour la première conception, nous parlerons de « l’analogie iconique proprement dite » ; 2) pour la seconde, de « l’analogique » ; 3) pour la troisième, de « l’analogie construite » ; 4) pour la quatrième, de « l’analogon ». Examinons-les successivement. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 51 § 1. L’analogie iconique proprement dite Essais pour définir la ressemblance « L’analogie est la ressemblance à la réalité », telle est la définition spontanée que le sens commun donne de l’image : quelque chose qui ressemble au réel, parce que l’on « reconnaît » les objets. L’image paraît « vraie4 » ; on dit qu’elle est « tout la réalité », qu’elle « rend bien la réalité », que « l’on s’y tromperait » ; etc. Toutes ces expressions traduisent une impression de ressemblance de manière vague et, si l’on peut dire, imagée. Au début, les sémioticiens ont tenté de définir de manière précise ce qu’il fallait entendre par ressemblance. Ils se sont tournés vers les sémioticiens américains qui ont formulé les premières définitions de la ressemblance (likeness). Dans les écrits sémiotiques français, on trouve habituellement cités Charles S. Peirce et Charles Morris5. Se référant à la trilogie peircienne qui distingue symboles, indices et icônes, les images sont alors classées en bloc du côté des icônes, caractérisées par le fait qu’elles entretiennent un lien « imitatif », qu’elles possèdent une « signification analogique »6, de « substitution »7, etc. La ressemblance est effectivement, en ce cas, le critère de classification. Dans La struttura assente (1968), dont la partie qui nous intéresse fut traduite en 1970 dans Communications 15, Umberto Eco fait ainsi le point de la question, faisant apparaître l’apport respectif de Peirce et de Morris, et, si l’on peut dire, consacrant la paternité de ces auteurs en matière de théorie sémiotique de la ressemblance : « Peirce définissait les icônes comme ces signes qui ont une certaine ressemblance native avec l’objet auquel ils se réfèrent. On devine en quel sens il entendait la “ressemblance native” entre un portrait et la personne peinte ; quant aux diagrammes, par exemple, il affirmait que ce sont des signes iconiques parce qu’ils reproduisent la forme des relations réelles auxquelles ils se réfèrent. La définition du signe iconique a connu une certaine fortune et a été reprise par Morris (à qui on doit sa diffusion — et aussi parce qu’elle constitue une des tentatives les plus commodes et apparemment les plus satisfaisantes pour définir sémantiquement une image). Pour Morris, est iconique le signe qui possède quelques propriétés de l’objet représenté, ou, mieux « qui a les propriétés de ses denotata8. » Umberto Eco, dans le même texte, remet en cause la théorie de la ressemblance formulée par Charles Morris ; montrant comment elle peut contenter le bon sens, mais non la sémiologie. Car, poussée à son extrême, elle aboutit à considérer la chose elle-même 4 Au XVIIe, on opposait déjà la peinture allégorique à la peinture « au vrai ». 5 À titre d’exemple, dans le seul numéro 15 de Communications, on trouve des références dans les articles de Christian METZ (pp. 1-2), d’Umberto ECO (p. 13) d’Eliséo VERON (p. 55). 6 Christian METZ, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications 15, (1970), p. 1. 7 Eliséo VERON, « L’analogique et le contigu », Communications 15, (1970), pp. 52-59. 8 Umberto ECO, « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970), p. 13. 52 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION comme son propre signe iconique complet. Le signe ne pouvant qu’être, au fond, plus ou moins proche de l’objet ; selon des degrés divers9. Mais quoi qu’il advienne, l’« analogie iconique proprement dite » a introduit dans la sémiotique la référence à une lignée conceptuelle autre que la lignée saussurienne ; à savoir la lignée peircienne. Les notions d’« iconicité » et de « degrés d’iconicité » Après critique de la théorie de la ressemblance, il restera ce que l’on appelle souvent « l’iconicité ». Notion qui remplace celle de ressemblance. Elle a certes l’avantage d’être moins commune que celle de ressemblance, mais elle prend parfois un sens aussi général, à géométrie tout aussi largement variable 10. Cette notion d’iconicité a cependant trouvé un statut scientifique avec l’expression : degré d’iconicité. Le concept a été élaboré par Abraham Moles qui l’a opposé à la schématisation11. Christian Metz l’a repris et discuté dans « Le perçu et le nommé » en l’intégrant dans une autre conception de l’analogie. Il montre en effet comment le schématisme, qui est l’inverse de l’iconicité, peut intervenir et faciliter l’identification des objets dans la mesure où il permet de ne montrer, dans l’image, que les traits du code de reconnaissance de cet objet 12. 9 Poussée à l’extrême, une vérification de ce genre — à savoir, l’évaluation du degré de ressemblance du signe avec la chose — ne peut que porter Morris (et le bon sens) à la destruction de la notion : « Un signe complètement iconique dénote toujours, parce qu’il est lui-même un « denotatum » ce qui revient à dire que le vrai signe iconique complet de la Reine Élisabeth n’est pas le portrait d’Annigoni mais la Reine elle-même (ou un éventuel double de science-fiction). », Ibid. 10 D’ailleurs, elle est employée la plupart du temps pour qualifier globalement l’image, dans sa caractéristique la plus évidente, elle fonctionne en ce cas comme synonyme « d’image figurative ». Lindekens ne donne pas le même sens au terme : selon la tradition américaine, il considère l’iconicité « comme la substantification formalisée — photographique-filmique ou graphique, en l’occurrence — du visuel-visible directement perceptible du monde ; et non comme le plus haut degré d’analogie perceptuelle par et dans laquelle une image ressemble à ce qu’elle est chargée de représenter. », René LINDEKENS, Essais de sémiotique visuelle, (1976), p. 15. 11 Abraham A. MOLES, Théorie de l’information et perception esthétique, Paris : Flammarion, 1958. Umberto ECO, parle quant à lui de « degrés de digitalisation » et non d’iconicité : « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970), pp. 26-27. 12 Christian METZ, « Le perçu et le nommé », in : Vers une esthétique sans entrave : Mélanges offerts à Mikel Dufrenne, Paris : Union Générale d’Édition, 1975, pp. 356-358. On trouvera dans l’article de Roger ODIN « Quelques réflexions sur le fonctionnement des isotopies minimales et des isotopies élémentaires dans l’image » (Linguistique et sémiologie 1, Lyon : UER Sciences du Langage, 1976), p. 103, une définition sémiotique du degré d’iconicité qui précise l’analyse de Christian Metz. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 53 § 2. L’analogique Analogique vs digital Les catégories d’« analogie proprement dite » (la ressemblance) et d’« analogique » apparaissent très souvent comme des termes substituables l’un à l’autre. Par exemple, Roland Barthes, dans le début de « Rhétorique de l’image », passe sans transition de l’analogie« copie » au code analogique qu’il oppose lui-même au code digital13. La caractéristique première de l’analogique est d’être continu ; il s’oppose donc au digital, comme le continu au discret. Tandis que les messages digitaux sont composés d’éléments discrets (« digits ») séparés par des intervalles ; les messages analogiques, caractérisés au contraire par la relation de similarité qu’ils entretiennent avec la chose qu’ils représentent, qui de ce fait ne serait pas décomposable en unités discrètes14. Au-delà de la question de la ressemblance, l’enjeu de ces interrogations sur l’analogique est la possibilité d’existence de messages produits avec des langages autres que des langages par unités discrètes. L’interrogation engage donc la conception même du langage, de son fonctionnement, de son usage, de ses finalités. Cette distinction entre analogique et digital a ainsi beaucoup fait parler d’elle. D’autant plus que le langage verbal a été présenté comme le modèle de la communication digitale. Il doit ce statut à la double articulation qui fait que les unités significatives s’appuient sur les éléments discrets que sont les unités distinctives. De ce fait, analogique est devenu, de manière implicite ou explicite, un quasi-synonyme de non-verbal, de telle sorte que le « digital », s’oppose à l’« analogique » comme (et parce que) le « verbal » (c’est-à-dire les objets linguistiques) s’oppose au « non verbal » (c’est-à-dire les objets hors-champ de la linguistique). À cette homologie s’ajoutera un nouvel étage avec l’opposition entre l’« arbitraire » (du côté du verbal) et le « motivé » (du côté de l’image et plus généralement du non-verbal). 13 « Selon une étymologie ancienne, le mot image devrait être rattaché à la racine de imitari. Nous voici tout de suite au cœur du problème le plus important qui puisse se poser à la sémiologie des images : la représentation analogique (la « copie ») peut-elle produire de véritables systèmes de signes et non plus seulement de simples agglutinations de symboles ? Un « code » analogique — et non plus digital — est-il concevable ? », Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus : Essais critiques III, Paris : Éd. du Seuil, 1982], p. 25 (C’est nous qui soulignons). 14 En réalité, les unités analogiques sont bien discrètes, mais elles sont des grandeurs qui varient en correspondance avec une autre grandeur physique. C’est pourquoi elles ne peuvent faire l’objet de certaines opérations logiques (comme la négation par exemple). Elles échappent ainsi à la conventionnalité. On le voit la notion d’analogie mêle de très près les notions de non-convention, de non-discrétisation et de relation de similarité (qui renvoie de surcroît elle-même à une relation de contiguïté physique). Voir : Paul WATZLAWICK, Janet HELMICK BEAVIN, Don, D. JACKSON, Une logique de la communication, Trad. de l’américain par J. Morche [Pragmatics of Human Communication : A study of Interactional Patterns, Pathologies, and Paradoxes. New York : W. W. Norton. 1967], Paris : Éd. du Seuil (coll. « Points », 102), 1972 ; ainsi qu’Umberto ECO, La structure absente : Introduction à la recherche sémiotique, Trad. de l’ital. par U. Esposito-Torrigiani [La struttura assente. Milano : Bompiani. 1968], Paris : Éd. Mercure de France, 1972. 191-200. 54 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION C’est d’ailleurs à peu de choses près cette homologie qui organise le début de « Rhétorique de l’image » (l’opposition arbitraire vs motivé y est simplement remplacée par codé vs non-codé), et que l’on retrouvera dans la plupart des discussions sur l’image 15. On voit qu’ainsi l’analogique recouvre et en même temps déborde largement « l’analogie proprement dite ». Celle-ci reste au cœur de la conception de l’image qui est proposée ; mais ce n’est plus la ressemblance qui est le critère déterminant ; une typologie des messages (bien plus : des modes de communications) est élaborée et fondée sur des critères sémiotiques, c’est-à-dire fondée sur le fonctionnement de la signification. En réalité, il serait plus juste de dire : « linguistiques » ; car les critères sont ceux élaborés par la linguistique dans l’étude du langage verbal. C’est pourquoi d’ailleurs nous avons distingué « l’analogie proprement dite » de « l’analogique » même s’ils paraissent fortement liés. Dans un cas l’analogie est définie « en plein » par la ressemblance au monde, dans l’autre elle est définie « en creux », par défaut, comme échappant aux normes et mécanismes régissant le langage verbal. « Par défaut » signifie à la fois « ce qui manque » et « ce qui arrive automatiquement, lorsqu’une règle n’intervient pas expressément » : l’image n’obéit pas aux règles du langage verbal (par exemple, à la double articulation) et en même temps, elle propose un rapport à la réalité plus rudimentaire, plus « naturel » que celui du langage verbal : la ressemblance16. À noter que le débat sur le caractère analogique de l’image déplace l’interrogation depuis le rapport à l’objet (la ressemblance) vers la possibilité de l’image à communiquer. Il rencontre de front la conception qui définit la linguistique, selon la tradition saussurienne, à partir de sa fonction communicationnelle. D’où deux questions qui semblent toujours sousjacentes : un système analogique peut-il communiquer (et si oui, comment : quelle est sa sémiotique) ? le fonctionnement sémiotique est-il entièrement assimilable à la fonction de communication ; n’est-il pas plutôt de produire de la signification ? 15 Dans ces conditions, on comprend mieux la « réponse » formulée par Roland Barthes à la question : « Un « code » analogique – et non plus digital – est-il concevable ? », dans cet article lorsqu’il conçoit l’image comme « traversée par le système du sens » (la connotation, constituée d’éléments discrets) ; système qui est « naturalisé » en retour par la dénotation, continue et analogique. L’ensemble — connotation/dénotation ; système et syntagme continu — constitue tout à fait un message codifié analogiquement. Umberto ECO critique cette homologation entre les trois oppositions digital vs analogique, arbitraire vs motivé, conventionnel vs naturel dans « Pour une reformulation du concept de signe iconique », Communications 29, Paris : Éd. du Seuil, 1978, pp. 141191. 16 Sur ce statut quasi ontologique de l’analogie voir ce que dit Barthes sur ses rapports à l’Analogie, sur ce qu’il appelle le « démon de l’analogie », dans Roland Barthes, (Paris : Éd. du Seuil, 1975), pp. 48-49. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 55 L’image, continue et motivée Hormis quelques articles, dont celui dans lequel Eliséo Veron proposa une redéfinition de l’analogie 17, un accord semble se dégager entre les différents théoriciens de l’image pour reconnaître, sous la nature analogique de l’image, un caractère à la fois continu et motivé18. À titre d’exemple : Christian Metz, qui a toujours tracé avec beaucoup de précision et de perspicacité la frontière entre linguistique et sémiotique (dans le langage de Metz, « sémiologie »), formalise cette particularité de l’image dans un article de 1968 qui reprend et corrige des articles publiés antérieurement. Il traite certes de sémiologie du cinéma, mais son propos peut être étendu, sur les points de théorie générale, à d’autres formes d’images. Il est d’ailleurs fait référence à l’image photographique à plusieurs reprises. Les deux points de différence maximum entre la linguistique et la sémiologie du cinéma sont, écrit-il, le problème de la motivation des signes et le problème de la continuité des significations. « Où, si l’on préfère, la question de l’arbitraire (au sens saussurien), et celles des unités discrètes19. » Si l’on considère ce que représente le film (dans le langage de Metz : la « dénotation »), « La motivation est ici fournie par l’analogie, c’est-à-dire par la ressemblance perceptive du signifiant et du signifié ». La reproduction n’est certes pas parfaite, mais nul besoin qu’il y ait identité entre signifiant et signifié pour parler de motivation. La simple analogie est suffisante, « car, poursuit Metz, même quand elle déforme partiellement son modèle, elle ne l’analyse pas en unités spécifiques. Il n’y a pas de véritable transformation de l’objet, mais simple déformation, et purement perceptive20. » Voilà le point important : l’absence d’analyse et de transformation de l’objet représenté dans l’analogie. Le représentant ressemble au représenté, l’organisation du signifiant n’est pas fondamentalement différente de celle du signifié. C’est là où la question de la motivation (de l’arbitraire) rejoint celle de la continuité (des unités discrètes). Metz en avait, dès 1964, dégagé les raisons : l’existence d’unités distinctives crée, dans la langue, une distance « L’analogique et le contigu », Communications 15, (1970), pp. 52-69. L’auteur introduit, en effet, une distinction entre « similarité » et « substitution » ; l’analogie ne concerne que la similarité, tandis que le rapport de substitution est abordé sous la notion d’« analogon ». 17 18 D’autres différences entre langage verbal et image ont été reconnues, comme l’inexistence de signifiants syntaxiques, l’absence de langue – ou du moins de lexique institutionnalisé antérieur à l’énoncé. Mais il s’agit de différences portant sur le fonctionnement signifiant proprement dit. Nous en traiterons donc plus loin (3e Partie), réservant ici la présentation du rapport entre la réalité et ce fonctionnement signifiant. Cette dichotomie est — on s’en doute — une pure facilité d’analyse qui s’appuie néanmoins sur la distinction signification/référence. 19 Christian METZ, « Problèmes de dénotation dans le film de fiction », in : Essais sur la signification au cinéma, t. 1, Paris : Klincksieck, 1968, p. 111. 20 Ibid., p. 111-112. Cf. référence faite par Metz à la notion de système symbolique de Hjelsmelv. Eco pense quant à lui que le continu est « digitalisable » : les variations dans la déformation conduiront à une schématisation, laquelle, effaçant certains éléments et en retenant d’autres, rendra discret ce qui était continu. 56 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION entre signifiant et signifié ; le découpage de l’un ne correspond pas avec celui de l’autre. Dans le cas de l’image, en revanche, les unités du signifiant se confondent avec celles du signifié. Metz précise aussi que cette absence d’unités distinctives, correspondant à la seconde articulation, est accompagnée d’une absence corrélative de la première : le cinéma, comme la photographie, ne possède rien qui soit équivalent, ni aux phonèmes, ni aux mots21. Il faut préciser, pour rendre compte correctement de la thèse de Metz sur ces questions de rapports entre analogie, motivation et continuité, que, pour lui, l’analogie n’est qu’une partie de la motivation et que la motivation ne résulte ni totalement ni uniquement de l’analogie. Deux raisons à cela, la première tient au partage de la signification en deux plans : la dénotation et la connotation ; la seconde raison, à l’existence de trois sortes de signes différents : symboles, indices et icônes. Tout d’abord, la motivation résulte de l’analogie (c’est la motivation de la dénotation) ; mais elle résulte aussi d’autres mécanismes, tels que ceux qui « en font dire plus » à ce qui est représenté (c’est le cas de la motivation de connotation : une mélodie peut être le trait spécifique d’un héros). La motivation analogique n’est donc qu’une forme de motivation au côté de la motivation symbolique22. Ensuite, si l’on considère les liens que le signe entretient avec la réalité du monde au regard de la trilogie peircienne, seul le symbole est arbitraire, par contre indice et icône sont tous deux motivés ; l’un parce qu’il a été un moment en connexion physique avec l’objet du monde qu’il « signifie » (la fumée avec le feu), l’autre parce qu’il ressemble à l’objet. Soit encore : lien causal et lien imitatif. Nous avons donc, à nouveau, à distinguer deux types de motivation : une motivation métonymique (par contiguïté, celle de l’indice) et une motivation métaphorique (par similarité, celle de l’icône). Comme l’analogie est le propre de l’icône, elle ne correspond qu’à une partie de la motivation (la motivation métaphorique). Ces discussions laissent entrevoir un basculement dans la conception de l’analogie : moins orientée vers la recherche, dans l’image, de similarités avec la réalité que vers la production, par l’image, de cette similarité. 21 Christian METZ, « Le cinéma : langue ou langage », Communications 4, (1964), [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1), pp. 67-72. Sur la double articulation, voir aussi Christian METZ, « Le cinéma moderne et la narrativité », Cahiers du cinéma 185, (1966), [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], pp. 208209. 22 Christian METZ, Essais sur la signification au cinéma, t. 1, (1968), pp. 11-13. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 57 § 3. L’analogie construite Une autre conception de l’analogie : des caractéristiques aux mécanismes Des deux premières catégories aux deux dernières, un déplacement sensible : l’approche des mécanismes producteurs d’analogie vient remplacer une étude des caractéristiques d’une analogie constatée. Chacune de ces dernières catégories indique en fait une limite de l’analogie. Frontière entre l’analogie et de la signification, pour l’« analogie construite » ; rapport de l’analogie avec le monde de la réalité, pour l’« analogon ». Première possibilité : l’analogie est le mécanisme qui « fait ressembler » à la réalité. Cette conception de « l’analogie construite » se situe à l’opposé de l’image « copie » du réel ou « miroir » du monde. Elle présuppose que la ressemblance entre image et réalité résulte d’un travail de production que l’on appelle tantôt « représentation », tantôt « figuration », tantôt « illusion référentielle », etc. L’enjeu et le champ de discussion de cette conception de l’analogie construite excèdent de beaucoup le seul domaine de l’image 23; elle tient toutefois une place centrale en sémiotique et plus particulièrement dans les études de sémiotique appliquée aux objets de l’histoire-théorie de l’art. Il n’y a pas lieu dans ces lignes d’ouvrir le dossier de l’« imitation » de la nature en art. Il n’apporterait rien (pour l’instant) à la connaissance du mécanisme proprement sémiotique de la production d’analogie. Conformément à notre projet, nous nous limiterons pour l’instant au relevé des conceptions de l’analogie présentes dans l’approche sémiotique des images24. L’importance de l’histoire-théorie de l’art dans le développement de la sémiotique des images n’en apparaîtra que plus clairement Une construction mimétique : la figure Que l’analogie soit construite est chose qui va presque de soi pour une sémiotique qui travaille sur les objets de la théorie-histoire de l’art. Avant même qu’une sémiotique de l’art n’apparaisse, on trouve cette conception développée par la sociologie comme par la psychologie de l’art. Pierre Francastel, par exemple, montre le caractère social et historique de la représentation perspective du monde 25. On connaît aussi le livre d’Ernst Gombrich L’art et l’illusion qui traite de la mimêsis en art. Pour l’auteur, l’image représente la réalité au 23 Voir pour exemple l’ouvrage Littérature et réalité (Paris : Éd. du Seuil, 1982) publié sous la direction de Tzvetan TODOROV. 24 Sur ce sujet, qui est au centre du débat constant en histoire de l’art, on pourra consulter, d’un point de vue de l’esthétique, Michel LAMBLIN, Art et nature, (Paris : J. Vrin, 1979), ainsi que le recueil sur L’imitation, aliénation ou source de liberté ?, Paris : La documentation française (coll « Rencontres de l’École du Louvre »). 25 Pierre FRANCASTEL, Études de sociologie de l’art :…, (1970), p. 136. La notion d’« objet figuratif » est définie dans La figure et le lieu : L’ordre visuel du Quattrocento, Paris : Gallimard (coll. « Bibliothèques des sciences humaines »), 1967 chap. 2 « Les éléments figuratifs de la réalité ». 58 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION moyen de codes, lesquels sont historiquement construits ; elle est un système symbolique qui nécessite une interprétation de la part du spectateur26. Pour une sémiotique de l’art (= une sémiotique de la peinture principalement), l’analogie iconique (la ressemblance) est présente dans le tableau figuratif : elle est ce que propose la figure qui est perçue et reconnue. Noter tout de même qu’une telle sémiotique ajoute à ce premier versant, mimétique, de la figure, un autre versant, proprement signifiant, qui lui vient de ce qu’elle est en relation de réciprocité avec d’autres figures dans l’ensemble articulé (le texte) du tableau27. Si elle s’en tenait là, la sémiotique de l’art ne ferait que prendre acte de l’existence de l’analogie iconique, c’est-à-dire de « l’analogie proprement dite ». Mais elle va plus loin : la perception et la reconnaissance des objets du monde dans la figure s’appuient en réalité sur une habitude de culture. Celle-ci consiste, d’une part à s’attendre à ce que le tableau soit figuratif, et d’autre part, à savoir reconnaître le monde de la réalité dans les figures. « Le signe graphique, ou plutôt le signifiant est traversé vers le sens, sans être perçu pour lui-même. De même, le tableau est traversé comme représentation du monde. Il est perçu comme le monde est perçu. Il n’est pas lu, déchiffré. le tableau est saisi comme analogon du monde et de la chose. Autrement dit, la lecture du tableau se bloque et se fige dans ce qui n’est pas encore un assemblage de figures articulées, mais une simple succession d’images28. » Si le tableau est saisi comme analogon de la chose, c’est que les figures sont reconnaissables comme telles ; mais aussi que leur agencement peut répondre à un code de construction de l’espace (code perspectif) qui est un code de représentation analogique de l’espace. L’« analogie construite » fait donc conjointement intervenir en ce cas deux mécanismes : l’un qui fait que la figure est reconnue — c’est-à-dire immédiatement nommée29; l’autre qui fait que l’agencement des figures répond au code de représentation de l’espace30. L’analogie construite — la mimêsis — est donc le résultat et d’un code figuratif et d’un code perspectif. L’image serait donc doublement codée : comme représentation et comme perception. 26 Ernst, H. GOMBRICH, L’Art et l’illusion : Psychologie de la représentation picturale, [Art and illusion. 1960.], Paris : Gallimard, 1987. Gombrich reprend et prolonge sa thèse dans « La découverte du visuel par le moyen de l’art » et « L’image visuelle », respect. pp. 81-114 et 323-349, in : L’écologie des images, Paris : Flammarion, 1983. 27 Louis MARIN, Études sémiologiques : Écritures, peintures, Paris : Klincksieck, 1971, p. 51 ; Jean Louis SCHEFER, « L’image, le sens ‘investi », Communications 15, (1970), pp. 210-221 ; Jean Louis SCHEFER, Scénographie d’un tableau, Paris : Éd. du Seuil, 1969. 28 Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p. 29. C’est la thèse de Jean Louis SCHEFER : « […] l’image est lisible avant toute opération lexicographique, sur la base implicite d’un code figuratif construit lui-même selon le principe de l’analogie iconique ; et à partir de structures implicitement décodées dans un premier discours énonciatif (comme une description). », Scénographie d’un tableau, (1969), pp. 172-173. On se reportera aussi au commentaire de Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p. 51. 29 30 Louis MARIN, « Représentation narrative », Encyclopædia Universalis, suppl. t. 2, 1980. L’ensemble de ces deux mécanismes — reconnaissance des figures et agencement spatial de ces figures — constitue le système représentatif iconique. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 59 Avec la théorie de la « figure », la sémiotique de l’art propose donc un modèle pour penser la construction de l’analogie. Ainsi, par exemple, c’est le code perspectif qu’Hubert Damisch estime être matérialisé dans l’appareil photographique31. La construction d’une reconnaissance des objets du monde et de l’illusion référentielle L’inventaire des études sémiotiques sur les images permet d’introduire une différence entre les sémioticiens qui travaillent sur l’art — et tout spécialement la peinture — et les sémioticiens qui travaillent sur des médias comme la photographie ou le cinéma. Le fait que l’analogie soit construite va presque de soi pour les premiers ; le tableau est conçu et peint selon les codes précis (code figuratif et perspectif) « pour » se faire ressemblant. Les choses en vont tout autrement pour ceux qui étudient les médias. Nous reviendrons dans le paragraphe suivant, consacré à l’« analogon », sur l’évolution de la conception des sémioticiens étudiant les médias en matière d’analogie, depuis l’article de Roland Barthes sur « Le message photographique » jusqu’aux théories qui font autorité aujourd’hui. Nous nous contenterons donc de prendre acte pour l’instant qu’il existe deux manières différentes de penser la construction de l’analogie dans le cas des images non picturales. La première s’emploie à formaliser la reconnaissance des objets du monde dans l’image, tandis que la seconde aborde dans sa totalité l’effet de réel produit par l’image pour le ramener à un fait de signification, une illusion référentielle. Prenons un exemple de chacune de ces deux conceptions afin de mieux saisir ce qui les distingue. 1) On trouve facilement un exemple de la première de ces manières sémiotiques de penser la construction de l’analogie dans les analyses développées par Umberto Eco et Christian Metz sur la façon dont le spectateur reconnaît les objets du monde dans l’image, dont il les identifie. Nous avons déjà fait allusion à cette question lorsque nous avons mentionné l’existence des « degrés d’iconicité » à propos de l’« analogie proprement dite » ; puis à nouveau effleurée avec le problème du caractère continu et non digital de l’image « analogique ». Nous avons alors fait référence à certaines analyses de ces deux auteurs32. C’est qu’en effet, 31 « […] on oublie que l’image dont les premiers photographes ont prétendu se saisir, et l’image latente elle-même qu’ils ont su révéler et développer, ces images n’ont rien d’une donnée naturelle : car les principes qui président à la construction de l’appareil photographique — et d’abord à celle de la chambre noire — sont liés à une notion conventionnelle de l’espace et de l’objectivité, qui a été élaborée préalablement à l’invention de la photographie et à laquelle les photographes, dans leur immense majorité, n’ont fait que se conformer. » Hubert DAMISCH, « Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique », L’Arc 21, (1963), p. 36. Pour le cinéma, voir par exemple Dominique CHATEAU, « Diégèse et énonciation », Communications 38, Paris : Éd. du Seuil, 1983, pp. 121-154. 32 « Certaines » analyses, car la pensée d’Umberto Eco, comme celle de Christian Metz, a évolué. Les recherches de ces auteurs — et la recherche sémiotique — avançant, ils ont revu, corrigé, modifié certaines propositions qu’ils avaient formulées précédemment. Nous faisons référence dans ce paragraphe à l’analyse 60 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION dans ces analyses, ils montrent comment la schématisation (c’est-à-dire la réduction du degré d’iconicité) transforme le continu en discret. Cette schématisation — ou plus exactement ce schématisme —, qu’il soit le fait de la reproduction mécanique elle-même (par exemple, l’emploi d’une pellicule à grain dur en photographie qui permet d’augmenter le contraste) ou bien de l’action manuelle du producteur de l’image (de la retouche en photo jusqu’au dessin schématique caricatural) ; ce schématisme donc, va retenir, et mettre en valeur certains traits qui peuvent être ceux-là mêmes qui assurent l’identification des objets dans la perception courante33. Dès lors, comme l’écrit Umberto Eco : « Les signes iconiques reproduisent quelques conditions de la perception de l’objet, mais après les avoir sélectionnées selon les codes de reconnaissance et les avoir notées selon des conventions graphiques34… » Metz, dans son article sur « Le perçu et le nommé », montre comment ce processus de reconnaissance s’appuie sur une mise en relation des traits de reconnaissance iconiques et des traits pertinents du signifié linguistique. Cette correspondance, que l’on peut dire profonde et structurale, entre le monde visible et la langue qui assure la possibilité de reconnaître et, simultanément, de nommer les objets, Metz les appelle « codes de nomination iconique »35. qu’Umberto Eco formule en 1968 dans La struttura assente, Milan : Bompiani, (exactement en 1970 dans « Sémiologie des messages visuels », paru dans Communications 15) qu’il approfondit en 1976 (présenté en français dans « Pour une reformulation du concept de signe iconique », Communications 29 (1978)) et Christian METZ, « Le perçu et le nommé », in : Vers une esthétique sans entrave, (1975). 33 Dans notre esprit, le « schématisme » s’oppose à la « schématisation » comme l’imposition d’une configuration à l’analogie peut être opposée à une altération de l’analogie capable de susciter chez le regardant une impression ou une information. Mais une telle opposition ne peut manquer d’évoquer, pour qui connaît la philosophie kantienne, l’opposition entre « schématisme » (procédé de l’imagination pour procurer à un concept son image) et le « jugement esthétique » comme jugement « réfléchissant » (procurer à ce qui est particulier — l’image — une signification universelle). Évocation d’autant plus insistante qu’elle semble lever, des deux côtés à la fois, une question majeure à laquelle on ne trouve pas de réponse décisive ni d’un côté ni de l’autre : la question de la configuration de l’image, entendue comme mise en schème de l’image et production de schèmes par l’image. Question qui porte au cœur de la difficulté (et dont la réponse nous dispenserait d’ailleurs du présent travail, qui porte, rappelons-le sur le versant sémiotique et non philosophique). Sur ce difficile sujet, nous renverrons à deux contributions : une traitant de la manière dont Panofsky fut confronté à cette question du schématisme ; l’autre, sur les conditions de possibilité d’une approche de l’œuvre d’art, dont nous avons déjà eu l’occasion de dire l’aspect programmatique pour le présent travail. Il s’agit respectivement de : Alain ROGER, « Le schème et le symbole dans l’œuvre de Panofsky », pp. 49-59, in : Erwin Panofsky, Paris : Centre Georges Pompidou/Éd. Pandora, 1983 ; Louis MARIN, « L’œuvre d’art et les sciences humaines », pp. 135-152, in : Encyclopædia Universalis, vol. 17, 1980. 34 « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970), p. 16. En 1978, Eco abandonne la notion de signe iconique. Il parle alors de code iconique « […] système qui fait correspondre à un système de moyens graphiques des unités perceptives et des unités culturelles codifiées, ou des unités pertinentes d’un système sémantique qui résulte d’une codification préalable de l’expérience perceptive. », « Pour une reformulation du concept de signe iconique », Communications 29 (1978), p. 161. Il emploie les concepts de texte iconique et de mode de production sémiotique. 35 « J’ai proposé le terme de “codes de nomination iconiques” pour les systèmes qui expliquent que dans les images figuratives, même schématisées, on puisse tout à la fois reconnaître et nommer les objets (ces codes sont donc au nombre des mécanismes constitutifs de l’“analogie”, de l’“iconicité”, de l’impression de ressemblance et de réalité que donnent les images représentatives ; ils contribuent à créer la fiction, la diégèse, le pseudo-réel). », Christian METZ, « Le perçu et le nommé », in : Vers une esthétique sans entrave, (1975), p. 347. On trouve aussi une approche du rapport visible/verbal chez René LINDEKENS, Essais de sémiotique visuelle, (1976), p. 12. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 61 On voit donc, par cet exemple, comment la construction de l’analogie opère au cœur même de la perception et de la signification par une mise en place — d’ailleurs propre à chaque société — de distinctions à la fois perçues et lexicalisées36. 2) La seconde manière sémiotique de penser la construction de l’analogie consiste à considérer cette dernière comme le résultat d’un mécanisme entièrement signifiant, comme illusion référentielle. Elle exclut de son champ le rapport entre réalité et image (celui-là même sur lequel se fonde la trilogie peircienne du symbole, de l’indice et de l’icône) considéré comme un présupposé positiviste et aborde l’iconicité « selon une démarche générative, comme le résultat de la production d’un effet de sens de “réalité”37 ». L’iconicité est alors conçue comme « l’enjeu d’une énonciation manipulatoire », de l’installation d’un contrat de connivence entre producteur et récepteur. Ce qui réintroduit le mécanisme de l’effet de réel observable dans les images à l’intérieur des stratégies de discours visant à produire des « effets de sens de “réalité” », qu’ils soient picturaux, littéraires, spectaculaires et même à produire des effets de sens d’irréalité ou de surréalité38. Même si la manière metzienne de concevoir la construction de l’analogie en arrive à penser celle-ci comme traversée de part en part par la signification (par-dessous l’analogie, avec les codes de nomination iconiques ; par-dessus l’analogie, avec les codes — de connotation — qui font dire à l’image plus qu’elle ne montre), elle reste attachée à l’analogie comme acte d’enregistrement de la réalité (au moins dans le cas de la photo et du cinéma)39. Quant à celle d’Umberto Eco, elle raisonne en terme de mode de production sémiotique, mais conserve aussi le principe d’analogie 40. Ainsi, la première manière (l’analogie construite comme reconnaissance des objets du monde) conserve en son centre l’étude de la référence de l’image aux objets du monde. La seconde manière (l’analogie construite comme illusion référentielle) conteste, comme la première, « l’analogie proprement dite » (la ressemblance), 36 Christian METZ, p. 355. Jean-Marie FLOCH, « Images, signes, figures : l’approche sémiotique de l’image », Revue d’esthétique 7, Toulouse : Privat, 1984, p. 110. Voir aussi du même : Jean Marie FLOCH, « Les langages planaires », chap. 6, in : Jean Claude COQUET, Sémiotique : L’école de Paris, Paris : Hachette, 1982. 37 38 Elle rejoint la question du réalisme en littérature : « le lecteur doit avoir l’impression qu’il a affaire à un discours sans autre règle que celle de transcrire scrupuleusement le réel, de nous mettre en contact immédiat avec le monde tel qu’il est », Tzvetan TODOROV, « Présentation » in : Roland BARTHES, et al., Littérature et réalité, (1982), p. 7. 39 Metz écrit par exemple en 1968 : « […] il ne nous paraît pas impossible, aujourd’hui, de supposer que l’analogie est elle-même codée sans cesser néanmoins de fonctionner authentiquement comme analogie par rapport aux codes de niveau supérieur, lesquels ne commencent à entrer en jeu que sur la base de ce premier acquis. », Christian METZ, « Problèmes de dénotation dans le film de fiction », in : Essais sur la signification au cinéma, t. 1, (1968), p. 114. Même position vis-à-vis du rapport entre image et percept immédiat chez René LINDEKENS, Essais de sémiotique visuelle, (1976), p. 13. 40 « Ainsi, après avoir rétabli /analogie/ dans ses seules acceptions possibles (rapport de similitude, d’isomorphisme ou de proportionnalité), nous pouvons dire que c’est un procédé institutif des conditions nécessaires à une transformation. », Umberto ECO, « Pour une reformulation du concept de signe iconique », Communications 29 (1978), p. 158. 62 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION au point qu’on pourrait à première vue les confondre, mais elle exclut en fait tout acte qui mettrait l’image en contiguïté avec la réalité. Tout devient alors affaire de production d’effet de sens et de jeux d’énonciation. Nous rencontrons ici le principe d’immanence de la sémiotique tel que le revendique, par exemple, l’École de Paris et sur lequel nous aurons l’occasion de revenir : l’affirmation de l’autonomie du sémiotique porte cette théorie à éliminer du contact physique qui est au principe de la trace et de l’indice ; à éliminer aussi l’analyse de la production de la fonction sémiotique. On voit donc que ces deux manières de penser l’« analogie construite » impliquent des positions épistémologiques complètement divergentes ; sinon exclusives l’une de l’autre. § 4. L’analogon Au-delà des acceptions variées, une problématique Quelques auteurs emploient le terme d’« analogon » ou bien encore d’« analogue ». Tel est le cas de Roland Barthes, d’Eliséo Veron ou de René Lindekens41; encore que chacun de ces auteurs, nous allons le voir, donne à ce terme un statut théorique bien différent. Eliséo Veron emploie le terme au « degré zéro » de sa définition : l’analogon ou l’analogue est « le quelque chose » qui représente la réalité. René Lindekens lui confère un contenu conceptuel spécifique. Mais ce qui est remarquable, c’est que ce terme est employé pour traduire une relation entre l’image et les objets du monde autrement que comme un rapport de ressemblance. Partons donc de la théorie de Lindekens qui a tenté de formaliser le plus complètement cette notion d’« analogon » selon les concepts de la sémiotique d’héritage saussurien, afin de circonscrire la problématique qui lui est sous-jacente. L’analogon dans la théorie de René Lindekens Suite aux travaux qu’il avait menés sur la photographie et exposés dans un premier ouvrage, René Lindekens propose en 1976 les grands traits d’une sémiotique de l’image photographique-filmique42. Il distingue alors trois traits de spécificité de ce type d’image : 1) le 41 Roland BARTHES, Communications 1, (1961), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 9-24 ; Eliséo VERON, « L’analogique et le contigu », Communications 15, (1970), pp. 52-69 ; René LINDEKENS, Éléments pour une sémiotique de la photographie, Bruxelles : AIMAV/Paris : Didier, 1971, et Essais de sémiotique visuelle, (1976), chap. 2. 42 (1976). Respectivement : Éléments pour une sémiotique de la photographie, (1971), et Essais de sémiotique visuelle, SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 63 code iconique (toute image est lue avec une perception immédiate de sa spécificité iconique) ; 2) l’analogie (l’image est analogon du réel) ; 3) la verbalisation implicite-explicite (identification et connaissance de l’image par sa dénomination). La conception de l’analogie, proposée par Lindekens, non seulement utilise le terme d’analogon mais elle en tente l’étude conceptuelle. « Dans l’image photographique-filmique, l’analogon est donc bien singulier : réplique iconisée d’un objet que l’on ne saurait raisonnablement supposer inexistant — dans le passé ou dans le présent —, mais en tout cas, dans l’univers que notre capacité de percevoir visuellement aurait pu ou pourrait encore nous présenter dans le continuum du visible-visuel quotidien, mises à part des questions de lieux ou d’opportunité qui sont, en l’occurrence négligeables ». et l’auteur conclut : « Il va de soi qu’une image photographique-filmique est, strictement parlant, un substitut du réel visuel-visible, du réel visuellement perceptible en tant que réel du monde. Mais c’est un substitut lui-même visible et soumis à une perception visuelle directe43. » On peut donc dire que la conjonction des trois facteurs — avoir-été-là effectif des objets représentés, reconnaissance de ces objets du monde et qualités visuelles directement perceptibles du substitut — conduit à un double fonctionnement analogique. À l’analogie du sujet, évaluable en degré de vraisemblance du représenté, s’adjoint une analogie substantielle, liée à l’illusion due au rendu même de la photo. Nous avons donc toujours affaire à deux, et non pas un, analogon — l’un du vraisemblable, l’autre du rendu — inextricablement mêlés : « L’un est effectivement, au sens propre, ce que le lecteur appelle spontanément le sujet de l’image, tandis que l’autre en est le rendu, à partir duquel se reconnaît de prime abord, et s’authentifie en quelque sorte, l’image photographique-filmique44. » Cette analyse de la double dimension analogique (les deux analogon) constituera donc un des appuis d’une sémiotique de l’image dont une des caractéristiques sera la prise en compte de la « réalité » de l’image dans le processus même de construction du sens. Nous reviendrons sur cette thèse plus en détail ultérieurement45. L’important pour l’heure est de bien saisir que l’enjeu théorique, considérable, est celui de la place de chacun des caractères spécifiques de l’image (iconicité, analogie et verbalisation) dans la constitution même de la signification. Or, cette conception se réfère à une problématique phénoménologique. Lindekens, avec l’analogon, vise la spécificité de la signification en image : l’analogon serait l’élément continu du message qui n’est pas codifiable, mais aussi ce par quoi nous visons le réel. La signification en image serait entre les deux analogon, l’analogon continu qui vient de l’illusion de la pure analogie ; l’analogon discontinu qui tient à la verbalisation et qui aboutit à la dénomination claire. Et l’erreur qui consiste à assimiler l’analogie avec la dénotation vient de ce que l’on ne distingue pas suffisamment clairement « ce par quoi nous visons le réel » (l’analogon) et le code qui investit ce dernier avant toute verbalisation (comme une réalité visible iconisée). 43 René LINDEKENS, Essais de sémiotique visuelle, (1976), p. 44. 44 Id., p. 54. 45 Voir ci-dessous, Chap. 2, Section A. 64 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION L’usage de la notion d’analogon par Barthes, entre ressemblance et phénoménologie On sait que le terme « analogon » fut employé par Roland Barthes dans ce que l’on peut considérer comme le premier texte de sémiotique de l’image : « Le message photographique » publié en 1961 dans le premier numéro de Communications. À en juger par le nombre de références dont il fait l’objet, de la part de chercheurs très différents, il constitue indéniablement un texte théorique inaugural en matière d’approche de l’image comme fait de langage. On y lit le fameux passage sur le statut de la photographie comme message sans code : « De l’objet à son image, il y a certes une réduction : de proportion, de perspective et de couleur. Mais cette réduction n’est à aucun moment une transformation (au sens mathématique du terme) ; pour passer du réel à sa photographie, il n’est nullement nécessaire de découper ce réel en unités et de constituer ces unités en signes différents substantiellement de l’objet qu’ils donnent à lire ; entre cet objet et son image, il n’est nullement nécessaire de disposer un relais, c’est-à-dire un code ; certes l’image n’est pas le réel ; mais elle en est du moins l’analogon parfait, et c’est précisément cette perfection analogique qui, devant le sens commun, définit la photographie. Ainsi apparaît le statut particulier de l’image photographique : c’est un message sans code ; proposition dont il faut tout de suite dégager un corollaire important : le message photographique est un message continu46. » « Analogon parfait ». Voilà l’objet de discussions nombreuses. Barthes ne l’a cependant jamais renié, puisqu’il le défend encore (à moins qu’il n’y revienne !) dans La chambre claire47. Or, et la reprise de la notion dans La chambre claire confirme cela, le terme analogon appartient chez Barthes à deux champs conceptuels différents. D’un côté, le terme renvoie à ce que nous avons dénommé « analogie proprement dite », c’est-à-dire la ressemblance de l’image avec la réalité 48… Rappelons au passage que, dès les premières lignes de la « Rhétorique de l’image » (1964), le terme d’analogon est passé au second plan au profit d’une présentation de l’analogie qui conjoint cette première conception de « l’analogie proprement dite » avec celle de « l’analogique » (vs digital) : 46 Roland BARTHES, « Le message photographique », Communications 1, (1961), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 11. 47 « La mode aujourd’hui, chez les commentateurs de la Photographie (sociologues et sémiologues), est à la relativité sémantique : pas de « réel » (grand mépris pour les » réalistes » qui ne voient pas que la photo est toujours codée), rien que de l’artifice : Thésis, non Physis ; la Photographie, disent-ils, n’est pas un analogon du monde ; ce qu’elle représente est fabriqué, parce l’optique photographique est soumise à la perspective albertienne (parfaitement historique) et que l’inscription sur le cliché fait d’un objet tridimensionnel une effigie bidimensionnelle. Ce débat est vain : rien ne peut empêcher que la Photographie soit analogique ; mais en même temps, le noème de la Photographie n’est nullement dans l’analogie (trait qu’elle partage avec toutes sortes de représentations). Les réalistes, dont je suis, et dont j’étais déjà lorsque j’affirmais que la Photographie était une image sans code – même si, c’est évident, des codes viennent en infléchir la lecture – ne prennent pas du tout la photo pour une “copie” du réel – mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un art. », Roland BARTHES, La chambre claire : Note sur la photographie, Paris : Éd. de l’Étoile/ Gallimard/Éd. du Seuil, 1980, pp. 137-138. 48 Exemple : « […] certes l’image n’est pas le réel ; mais elle en est du moins l’analogon parfait, et c’est précisément cette propriété analogique qui, devant le sens commun, définit la photographie. », Id., p. 11. SECTION A. TYPOLOGIE DES CONCEPTIONS DE L’ ANALOGIE 65 « Selon une étymologie ancienne, le mot image devrait être rattaché à la racine de imitari. Nous voici tout de suite au cœur du problème le plus important qui puisse se poser à la sémiologie des images : la représentation analogique (la « copie ») peut-elle produire de véritables systèmes de signes et non plus seulement de simples agglutinations de symboles ? Un “code” analogique — et non plus digital — est-il concevable49 ? » D’un autre côté, l’analogon renvoie à une conception philosophique de l’image. Il est intéressant — et surtout important pour comprendre les développements de la « sémiologie » de l’image chez Barthes — de noter, qu’entre le premier article et le second, nous avons basculé d’une approche encore largement marquée par un questionnement philosophique à des questions de technique sémiologique. Or, plusieurs choses portent à penser que la conception philosophique de l’image qui sert de référence à Barthes, qui lui sert de cadre théorique pour penser le fonctionnement de l’image vis-à-vis de laquelle il se démarquera pour élaborer « l’activité sémiologique », se trouve être la théorie sartrienne. On sait en effet que Barthes fut un lecteur de L’imaginaire. On sait aussi l’importance qu’a jouée la phénoménologie au départ de la sémiologie, même si, de part sa visée scientifique, celle-ci devint pendant de longues années fort discrète sur ses attaches avec la phénoménologie50. Enfin, La chambre claire est un hommage à cet ouvrage de Sartre. Il est certain que l’on ne trouve pas de référence explicite à la thèse sartrienne dans l’article de Communications 1, — contrairement à ce qui se passe pour La chambre claire. Néanmoins, nous retiendrons l’hypothèse d’une référence — à travers précisément le concept d’analogon — à L’imaginaire ; et d’une référence qui ne se réduirait pas à l’emprunt d’un mot51. Cette hypothèse permet de comprendre cette curieuse notion de « message sans code ». Elle indique aussi une intuition très précise de la spécificité de la photographie ; intuition que Barthes retravaillera beaucoup plus tard, dans son dernier livre, La chambre claire et sur laquelle nous reviendrons dans quelques instants52. 49 Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], 50 Exceptée chez Christian Metz et René Lindekens. p. 25. 51 Barthes parlant lui-même du Sartre qui a compté pour lui dit : « C’est avec Sartre que j’ai débouché dans la littérature moderne. Avec L’Être et le néant, mais aussi avec des livres très beaux, que l’on a un peu oubliés et qu’il faudrait reprendre : Esquisse d’une théorie des émotions et L’Imaginaire. », « Roland Barthes s’explique », Lire, avr. 1979, [Cité d’après Le grain de la voix], p. 305. Dans le même entretien il qualifie La chambre claire (alors à paraître) de « phénoménologie de la photographie » (p. 332). Sur le rapport entre Barthes et Sartre, consulter Mikel DUFRENNE, « Du signifiant au référent », Revue d’esthétique 2, Toulouse : Privat, 1981, pp. 71-82. Pour ouvrir le champ : Jacques LEENHARDT, « La photographie, miroir des sciences humaines », Communications 36, Paris : Éd. du Seuil, 1982, pp. 107-118. 52 Voir ci-dessous, Section C. 66 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION L’analogie, la marque d’un rapport problématique de la signification avec le monde Pour en revenir à un point de vue plus général, si nous rapportons l’usage fait par Barthes du terme « analogon » à celui fait du même terme par Lindekens et même par Veron, on voit qu’il indique l’irréductible rapport entre le monde et l’image avec laquelle se débat l’approche sémiotique lorsqu’elle traite des images. L’analogon est phénoménologiquement « ce qui appelle », « ce qui indique », même s’il désigne sémiotiquement « ce qui ressemble ». Critiquant le sens commun qui fait de l’image « quelque chose » qui ressemble à la réalité, sans pouvoir dire justement ce qu’est cette ressemblance, elle peut montrer comment cette ressemblance est construite ; mais étudiant la production de cette ressemblance, elle rencontre à nouveau le rapport de l’image et du monde dans la réalité perceptive de l’imageobjet qui sert de matière à la production de la signification… laquelle est elle-même productrice de ressemblance. Ainsi, on voit que l’examen des diverses conceptions de l’analogie trace une sorte de géographie du rapport de la signification au monde, depuis les régions théoriques les plus enclines à reproduire la vision spontanée de ce rapport (comme une ressemblance), jusqu’à celles qui, très éloignées de cette sémiotique spontanée, rencontrent l’irréductibilité de l’image au discours (sa spécificité). Toute la question est la problématisation de cette « irréductibilité ». Deux voies furent empruntées. La première approfondissait l’étude de l’« analogie construite ». Elle s’inscrivait dans le projet de la constitution d’une sémiotique de l’image comme branche de la sémiotique générale, cherchant à tracer la ligne théorique et épistémologique qui à la fois relie et sépare la sémiotique de l’image de cette autre branche de la sémiotique générale : la linguistique. La seconde voie prolongea la problématique ouverte par l’analogon. Elle tenta de faire bifurquer cette problématique depuis la philosophie phénoménologique (comme champ de savoir) vers les sciences du langage comme positivité. Commençons par la première voie ; autrement dit, par voir comment la notion d’analogie a été le lieu d’un débat théorique autour duquel s’est construit, et se construit encore, la sémiotique de l’image. SECTION B. ENQUÊTE ARCHÉOLOGIQUE SUR LE STATUT DE L’ANALOGIE De la dénotation à la signification Afin de faire apparaître les diverses acceptions que recouvrait la notion d’analogie dans la théorie sémiotique des images, nous avons mis à plat les textes et les auteurs : notre activité de repérage et de classement des emplois du terme — comme toute activité structuraliste — a pris la plus extrême liberté avec la cohérence de la théorie des auteurs et plus encore avec les développements et le re-travail de ces théories au cours des années. Nous avons privilégié la taxinomie, reléguant au second plan la dimension historique interne à la constitution de l’ensemble de la sémiotique des images. Or, il est impossible de faire l’impasse sur cette dimension historique si l’on veut situer la place de l’analogie dans cette théorie. Cependant, faire une histoire événementielle serait de peu d’utilité ; dire que tel auteur A pensé ceci avant tel autre ou qu’il a repris telle notion à tel autre n’apporterait peu ou rien pour notre propos. Cela ne permettrait ni de faire apparaître comment s’organise le champ de la théorie autour des questions, problématiques, propositions ou impasses ; ni non plus de saisir les liens multiples et ténus qui attachent cet objet scientifique que la sémiotique construit — les images comme fait de langage — avec la conception culturelle de l’« image » dont elle a hérité. Il convient, au point où nous en sommes, de saisir la dynamique du paysage théorique et de saisir le statut et la fonction occupés par d’analogie dans ce paysage. Loin de nous l’idée qu’elle soit le seul concept autour duquel s’est construite la sémiotique des images, ni même qu’elle fut toujours le concept central. Le flou qui l’entoure et la difficulté à la définir amèneraient plutôt à penser le contraire. Par contre, nous l’avons déjà dit, elle est particulièrement sensible à toute modification de théorie. La typologie que nous venons de dresser le montre assez : la moindre reformulation de ce que l’on doit entendre par « ressemblance » fait passer d’une catégorie à l’autre. C’est cette sensibilité qui nous intéresse ici. Or, de ce point de vue, la lecture des textes montre que les développements de la sémiotique des images ne sont ni totalement dispersés, ni linéaires. Des régularités apparaissent dans la dispersion des énoncés, qui organisent la sémiotique des images autour de trois thèmes ou de trois champs conceptuels : la dénotation (identifiée ici à la référence), la signification et l’indication. Or, si l’on examine de plus près l’ensemble des règles de formation de la répartition des énoncés — autrement dit, l’ensemble des conditions auxquelles sont soumis les énoncés — l’on entrevoit deux ruptures : la première entre le premier champ et le second ; une seconde, entre le troisième et les deux premiers. On s’aperçoit alors que les deux régions ainsi formées correspondent aux deux voies : la première qui approfondit la problématique 68 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION de l’« analogie construite » en prenant la linguistique comme science de référence ; la seconde qui tente une transformation de la phénoménologie 1. Cela signifie que la rupture par laquelle la sémiotique des images accède au statut de quasi-formation discursive — et, en l’occurrence, se constitue comme domaine scientifique distinct des diverses « théories de l’image » antérieures (relevant de savoirs philosophiques, d’histoire de l’art, de pratiques techniques, etc.). Rupture épistémologique qui se repère ainsi dans le champ conceptuel : pour la première région, au passage de la dénotation à la signification ; et pour la seconde région, à l’introduction de l’indication. Mais, en fait, les choses sont un peu plus complexes. Et, la première rupture, dont nous nous sommes pour tache de faire l’examen dans un premier temps, n’est évidemment pas à entendre comme un événement qui se passerait une fois pour toutes. Elle comprend deux moments (au sens logique du terme) différents. Un premier moment qui est celui de l’émergence de ce que nous appellerons la « dénotation analogique ». Un second moment qui est celui de la résorption de l’analogie dans la signification ou son abandon comme phénomène hors-signification. Ainsi, on le voit, dans le premier moment c’est la dénotation qui domine, tandis que dans le second, c’est la signification. § 1. La dénotation analogique La dénotation analogique : l’assimilation de la dénotation et de la référence La proposition est connue ; les critiques qui en ont été faites aussi : dans la photographie, écrit Roland Barthes en 1961, comme dans « les autres reproductions analogiques de la réalité », l’analogie correspond à la dénotation ; la connotation est une signification seconde, sociale : « En somme, tous les “arts” imitatifs comportent deux messages : un message dénoté, qui est l’analogon lui-même, et un message connoté, qui est la façon dont la société donne à lire, dans une certaine mesure, ce qu’elle en pense2. » C’est la même conception d’un « message littéral » (ou dénoté) distingué du « message symbolique » (ou connoté) qui préside à l’analyse de l’image publicitaire dans 1 Rappelons-le encore : ces deux ruptures ne sont pas « événementielles », elles partagent des champs conceptuels, organisateurs de recherches, au regard de la notion d’analogie. C’est-à-dire, comme l’analyse conceptuelle nous l’a montré, au regard de la signification dans son rapport au monde. Ce qui explique que nous ne traitions qu’incidemment le rapport à la langue : lorsque l’analogie la rencontre en arrière-plan de la signification. Il ne faut donc en déduire ni que les sémioticiens de l’image ignorent la langue (!), ni que nous faisons comme si elle n’intervenait pas dans la signification en image. Nous aurons l’occasion, tout au long de ce travail, de revenir à plusieurs reprises sur la place de la langue dans la signification en image. 2 Roland BARTHES, « Le message photographique », Communications 1, (1961), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 11-12. Barthes parle aussi d’« analogue mécanique du réel » exclusivement constitué et occupé par un message « dénoté » qui épuiserait complètement son être. SECTION B. ENQUÊTE ARCHÉOLOGIQUE SUR LE STATUT DE L’ANALOGIE 69 « Rhétorique de l’image » en 1964. Même conception, encore, citée et reprise par Christian Metz en 1966 : « En photographie, comme l’a clairement montré Roland Barthes*, le sens dénoté est entièrement pris en charge par le processus automatisé de la duplication photo-chimique : la dénotation est un décalque perceptif, elle n’est pas codifiée, elle n’a pas d’organisation propre. Les interventions humaines, avec lesquelles apparaissent quelques éléments d’une sémiotique propre, ne jouent qu’au niveau de la connotation (éclairage, incidence angulaire, « effets » de photographes, etc.)3. » *Note : Référence à « Rhétorique de l’image », p. 46. Cela signifie que dans la photo, comme dans le cinéma, le second plan opère une remise en code de la reproduction mécanique (analogique) de la réalité ; — reproduction qui est, nous a dit Barthes, un enregistrement et non pas une transformation. La distinction entre dénotation et connotation, empruntée à Hjelmslev4, prend donc, dans le cas de l’image, une dimension tout à fait particulière à cause, justement, du caractère analogique de la dénotation. À la différence de la langue qui doit articuler les sons pour conquérir un sens, c’est-à-dire pour créer une signification littérale (dénotée), l’image photographique-filmique travaille sur une matière qui, du fait qu’elle reproduit la réalité, a toujours déjà un sens5. Cela se voit de manière particulièrement claire dans la photographie où la connotation intervient sur un déjà-donné. De ce fait, le signifié de dénotation est identique au référent. Il sera donc posé que la caractéristique même des images photographiques et filmiques est que chez elles, le référent occupe la place du signifié 6. En cela réside la caractéristique de la dénotation analogique. La contradiction inhérente à l’assimilation de la dénotation à la référence Il y a lieu de rappeler le caractère paradoxal d’une telle assimilation du signifié et du référent pour la linguistique si l’on veut comprendre quelles contradictions la sémiologie de 3 Christian METZ, « Quelques points de sémiologie du cinéma », La linguistique, 1966 (2), Paris : Presses Universitaires de France, [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], p. 101. 4 Roland BARTHES, « Éléments de sémiologie », Communications 4, Paris : Éd. du Seuil, 1964, pp. 84- 89. 5 Les deux articulations de la langue « ne sont rien d’autre que ces inévitables instances créatrices de signification littérale (=dénotée), sans lesquelles le poète n’aurait rien sur quoi projeter le jeu second de ses connotations. Mais le cinéaste, pour sa part, n’opère pas sur du son vocal initialement dépourvu de sens. Sa matière première, c’est l’image, c’est-à-dire la duplication photographique d’un spectacle réel qui a toujours-déjà un sens. », Christian METZ, « Le cinéma moderne et la narrativité », Cahiers du Cinéma 185, (1966) [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], pp. 208-209. 6 Cette assimilation a été critiquée par René LINDEKENS, Éléments pour une sémiotique de la photographie, (1971), p. 174. C’est elle qui explique que Christian METZ, dans « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications 15, (1970), situe l’arbitraire entre Signifiant et Signifié (Voir, p. 1), alors que VERON, dans la même livraison (« L’analogique et le contigu »), la place entre Signe et Référent (p. 57). 70 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION l’image — au sens que Barthes et Metz donnent au terme « sémiologie » — va devoir résoudre. Le propre du signe est de se substituer à quelque chose qui est absent. Il est cependant d’usage, en linguistique, de prendre la précaution de distinguer entre deux types « d’absence » de nature et de fonction différentes. Même si la croyance spontanée de tout sujet parlant veut que les mots soient à la place des choses, les théoriciens du langage 7 distinguent avec insistance signification et référence : dans la signification, l’absent est le signifié ; dans la référence, c’est la « chose ». Dans le cas de la signification, l’impression que le signifiant est « à la place » du signifié vient de ce que le lecteur — et, en ce sens, le théoricien du langage est toujours un lecteur puisqu’il travaille sur des textes — n’appréhende le signifié que par l’intermédiaire du signifiant ; c’est-à-dire, pour parler le langage de Louis Hjemslev, indissociablement par une matière de l’expression mise en forme et par la relation que cette matière formée entretient avec la mise en forme du contenu (qui équivaut au signifié). Sont présents : la matérialité du signifiant et la relation de signification. Dire que le signifiant est « à la place » du signifié revient à rappeler, de manière certes quelque peu approximative, la nature essentiellement relationnelle du signe. Dans le cas de la référence, ce n’est plus un signifiant qui est à la place du signifié dans l’enceinte du signe, mais c’est le signe tout entier qui est à la place des choses. Il ne s’agit plus d’une relation de signification, intra-signifiante et constitutive de la signification, mais d’une mise en relation entre la signification et le monde extérieur. Il s’agit alors d’une relation de « représentation » (Port Royal), « d’acte de référence », d’une relation de « désignation » (G. Frege) ou de « dénotation », d’une « fonction référentielle » (R. Jakobson). Dire que le mot est « à la place de la chose », c’est désigner l’acte par lequel les mots suppléent les choses. Le référent est donc extérieur au signe8. Assimiler le signifié et le référent, c’est refuser de fait une coupure absolue et définitive entre langage et réalité. La prise de position théorique est claire ; elle répond à ce que Roland Barthes appelle dans La chambre claire : le « réalisme ». La reproduction mécanique de la réalité est au point de départ de la signification ; elle est elle-même, en tant que dénotation analogique, une signification spécifique et elle fournit le matériau de la connotation ; elle n’est ni le résultat ni l’effet de la signification. La reproduction de la réalité n’est pas un effet de réel9. La spécificité de la dénotation analogique est donc très affirmée. Cette spécificité traduit 7 Voir Oswald DUCROT, Tzvetan TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris : Édition du seuil, (1972), [Cité d’après coll. « Points »], Art. « Référence ». 8 En fait, les choses sont un peu plus complexes du fait que le référent n’est pas à proprement parler considéré aujourd’hui, par les théoriciens du langage, comme extérieur au monde du langage. 9 On comparera la définition de la dénotation analogique avec ce que dit Barthes de « l’illusion référentielle », dont un des mécanismes est l’expulsion du signifié du signe au profit de la « collusion directe » du signifiant et du référent, « L’effet de réel », Communications 11, Paris : Éd. du Seuil, 1968, pp. 84-89. SECTION B. ENQUÊTE ARCHÉOLOGIQUE SUR LE STATUT DE L’ANALOGIE 71 fort bien la situation qui s’instaure alors entre sémiologie de l’image et linguistique. L’objet de la sémiologie de l’image déborde le signe saussurien et, d’une certaine façon, le conteste. La sémiologie se situe en porte à faux vis-à-vis de la conception linguistique de la signification10. Elle se réfère à cette conception, tout en ayant des objets nouveaux. Les discussions sur la notion de signe iconique, et plus encore sur le problème de la double articulation ou sur l’opposition langue/ parole, en témoignent. La recherche sémiologique porte sur le mécanisme de la signification dans des médias (photographie, film, publicité). Barthes traite du « message » photographique ou publicitaire, Metz de « message » et de « fait filmique ». Ces auteurs travaillent tout de suite et directement sur le plan du texte ; non sur celui du « signe ». Mais leur outillage conceptuel est emprunté à la linguistique structurale et fonctionnelle ; il appartient de ce fait à la problématique du signe. Il en résulte une approche qui vise à dégager des structures (dont le modèle est la langue) et non de traiter d’occurrences particulières ; tout en s’appuyant sur l’analyse de telles occurrences. Il y a là une contradiction qui va être à l’origine du développement des recherches en sémiologie de l’image et la conditionne encore. À l’origine de prises de position théoriques sur la nature de la dénotation analogique : proposition de Barthes sur la photographie comme « message sans code » ; et, d’une certaine façon, celle de Metz sur le cinéma comme « langage sans langue ». À l’origine d’explorations et d’évolutions : pour Roland Barthes, plutôt dans la direction du rapport entre texte-énonciation (production ou réception) ; pour Christian Metz, plutôt dans la voie d’une théorie sémiotique d’un langage particulier (le cinéma)11. Après ce premier moment de la dénotation analogique, les voies divergent : l’exploration barthésienne de la dimension phénoménologique du rapport de l’image à la réalité ; l’approfondissement du statut sémiotique de la dénotation analogique par Metz, la reprise théorique continue de sa définition. Deux voies, dont l’une est « critique », l’autre vise la positivité. 10 Voir les critiques faites à Barthes par le linguiste Georges MOUNIN dans Introduction à la sémiologie, Paris : Éd. de Minuit, 1970, pp. 189-198. 11 Aussi sommairement exposées, les oppositions apparaissent très tranchées, peut-être un peu caricaturales. C’est que nous cherchons plus à rendre compte d’une posture méthodologique que d’une division des tâches. On ne peut cependant opposer aussi facilement une pragmatique de l’énonciation à une théorie du cinéma. Des ouvrages comme La chambre claire (Roland BARTHES, 1980), et Le signifiant imaginaire (Christian METZ, Le signifiant imaginaire : Psychanalyse et cinéma, Paris : Union Générale d’Édition, 1977), invitent à plus de prudence. 72 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION § 2. L’évanouissement de l’analogie dans la signification La conception de la dénotation au cinéma Si dans le premier moment, la dénotation analogique est posée comme reproduction de la réalité, cette conception va être travaillée, affinée, puis s’amenuiser jusqu’à finalement être laissée de côté. Il est instructif de suivre la manière dont Christian Metz prend progressivement ses distances avec la thèse de la « dénotation analogique ». Dans l’article de 1966 cité plus haut, Christian Metz, après avoir rappelé qu’en photographie, la dénotation est un décalque perceptif, qu’elle n’est pas codifiée et n’a pas d’organisation propre, conclut en prenant un exemple : « Et de fait, il n’existe aucun procédé pour désigner le signifié ‘maison’ en son état dénoté, si ce n’est de montrer une maison. » Ce résumé de la thèse de la photographie « message sans code », permet à l’auteur d’introduire une distinction entre photographie et cinéma : « Au cinéma, en revanche, continue-t-il, toute une sémiologie de la dénotation est possible et nécessaire, car un film est fait de plusieurs photographies (notion de montage, avec ses infinies conséquences) — photographies dont la plupart ne nous livrent que des aspects partiels du référent diégétique. Une « maison » au cinéma, ce sera une vue d’escalier, puis un des murs pris de l’extérieur, puis un plan rapproché de fenêtre, puis une brève vue d’ensemble du bâtiment, etc.12 » Ainsi l’auteur montre-t-il la nécessité d’une sorte d’articulation filmique : « la dénotation elle-même est construite, organisée, et dans une certaine mesure, codifiée (nous disons codifiée, pas forcement codée) », sinon le film n’est pas compris (p. 102). Ce texte introduit deux propositions théoriques. Première proposition, il existe une différence entre « codée » et « codifiée ». Seconde proposition, à la différence de ce qui se passe en photographie, il existe au cinéma une double dénotation : une dénotation analogique, perceptive, et une dénotation codifiée devenue schéma d’intelligibilité de la dénotation analogique13. Ces deux propositions font rupture avec la dénotation analogique : elles sont au point de basculement où l’objet de l’analyse passe de la dénotation (comme référence) à la signification. Metz « abandonne », si l’on ose dire, la photographie dans le champ de la dénotation (analogique), il installe le cinéma dans celui de la signification. Mais, pour cela, il faut 12 Christian METZ, « Quelques points de sémiologie du cinéma », La linguistique (1966), [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], p. 101. Noter au passage que Metz trace très précisément la ligne de partage entre la photographie et le cinéma, c’est-à-dire entre son objet (et sa position) et celui de Barthes : en photographie, c’est montrer (donc, en partie indiquer) ; en cinéma, c’est signifier. 13 Dans « Problèmes de la dénotation dans le film de fiction », in : Essais sur la signification au cinéma, t. 1, Christian METZ, explique comment la dénotation analogique n’a existé (en cinéma) à l’état pur que dans le premier cinéma. Dans le film de fiction, les figures du langage cinématographique, d’abord moyens de connotation, sont devenues progressivement des schémas d’intelligibilité de la dénotation. Par exemple le montage alterné, initialement moyen stylistique, signifie aujourd’hui la simultanéité des actions (p. 120). SECTION B. ENQUÊTE ARCHÉOLOGIQUE SUR LE STATUT DE L’ANALOGIE 73 opérer le partage de la dénotation : une dénotation perceptive et une « dénotation significative ». Or, on le voit bien dès que l’on compare les deux propositions : la dénotation analogique photographique ne peut être strictement équivalente à la dénotation perceptive cinématographique. Même si ces deux dénotations sont momentanément assimilées, c’est la dénotation perceptive qui deviendra l’objet de recherches sur l’analogie 14. Ces deux propositions font aussi rupture avec la linguistique : elles ouvrent le domaine de la sémiotique des images en tant que positivité, comme étant le domaine du « codifié » et non du codé. Sur ce point, ces deux propositions vont dans le sens de ce que Metz a déjà écrit dans l’article, considéré comme inaugural de la sémiologie du cinéma, intitulé « Le cinéma : langue ou langage » ; à savoir que le cinéma est un langage15. On peut aussi remarquer que la dénotation dans le cinéma de fiction est constituée par la diégèse (l’histoire racontée). Celle-ci est déjà un intermédiaire entre la pure réalité enregistrée et le spectacle construit ; il s’agit de la duplication photographique « d’un spectacle réel ». Cet état de fait conduit Metz à traiter le référent de manière plus fine. Pas question donc d’opposer la réalité reproduite et la connotation signifiante (posée précisément par Metz comme étant a contrario celle de la photographie). Le référent n’est plus tout à fait la réalité qui s’opposerait en bloc au langage. Il cherche donc où l’on peut trouver du langage dans la réalité et inversement comment la réalité entre dans le langage. D’un côté, c’est ce qu’il définit en 1966 comme « les conditions psychosociologiques et culturelles de la perception » ; de l’autre, c’est l’image même 16. Cet affinement du référent, qui se traduit par un feuilletage de l’analogie est encore largement inachevé en 1966 comme l’indique la discussion de la théorie des « im-segni » (images-signes) de Pier Paolo Pasolini. Par contre, il est en place dès 1968, au moment de la publication du premier tome des Essais sur la signification au cinéma. L’importante note sur l’analogie ajoutée à l’article de 1966, en témoigne, ainsi que la réécriture de trois articles antérieurs sous le titre « Problèmes de la dénotation dans le film de fiction »17. À ce moment-là Metz distingue deux niveaux de codification : l’un par-dessous 14 Dans un autre texte de la même période, Christian Metz oppose la photographie qui est analogon et le cinéma qui est avant tout « parole » et il écrit à ce propos : « C’est par ses marges, pour ainsi dire, que la photographie se fait « langage », alors que la suite de photographies — le film — est langage en son centre, et de part en part. Par là, c’est encore le montage que l’on retrouve au cœur de la sémiologie du cinéma.« Montage et discours dans le film », Word 23 (1-3), avr.-déc. 1967, New York : Cercle linguistique de New York, [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 2], p. 93. 15 Christian METZ, « Le cinéma : langue ou langage », Communications 4, (1964), pp. 52-90. Sur la portée de ce texte, on pourra consulter Francesco CASETTI, « Le texte du film », pp. 41-65, in : Théorie du film, (1980). 16 Christian METZ, « Le cinéma moderne et la narrativité », Cahiers du cinéma 185, (1966), [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], pp. 185-221. 17 Ibid., pp. 210-211. Christian METZ, « Problèmes de la dénotation dans le film de fiction », pp. 111146, in : Essais sur la signification au cinéma, t. 1. L’analyse de la « dénotation perceptive » est aussi développée chez Umberto Eco : « […] le signe iconique construit un modèle de relations (entre phénomènes graphiques) homologue au modèle de relations perceptives que nous construisons en connaissant et en nous rappelant l’objet. Si le signe a des propriétés communes avec quelque chose, il les a non avec l’objet, mais avec le modèle perceptif de l’objet ; il est constructible et reconnaissable d’après les mêmes opérations mentales que nous accomplissons pour construire le perçu, indépendamment de la matière dans laquelle ces relations se réalisent. », Umberto ECO, « Sémiologie des messages vi- 74 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION l’analogie qui renvoie aux « codes culturels et perceptifs » et intervient dans l’image même ; l’autre, par-dessus l’analogie, qui renvoie aux « codes spécialisés » du langage cinématographique. Vers une critique généralisée de la dénotation analogique Ce déplacement de la recherche vers les mécanismes à l’œuvre dans la construction de l’analogie au détriment de la dénotation analogique à partir des années 1967-1968 n’est pas le seul fait de Metz. À titre d’exemple, La struttura assente d’Umberto Eco date de 1968 ; « Conditions d’une sémiotique du monde naturel » d’Algirdas Julien Greimas, de 1968 ; L’article de Louis Marin, « Pour une sémiologie picturale » paraît en 1969. Cet article est important car il aborde la dénotation d’un autre point de vue. Il introduit dans le débat la distinction faite par Frege entre « sens » et « référence » : le signe exprime son sens et désigne sa référence. L’image d’un arbre exprime la manière dont elle est image « à-plat » et désigne l’arbre comme objet du monde. Apport primordial, car de cette manière, la représentation est à la fois un processus de signification et un processus de référence : ainsi, le signifié et le référent, assimilés l’un à l’autre dans la dénotation analogique, sont maintenant séparés mais se présupposent réciproquement18. La « critique » de la dénotation analogique touche à son point d’arrivée au début des années 1970. Le numéro 15 de Communications sur les images est de 1970. On y trouve, outre l’article de présentation de Metz sur « Au-delà de l’analogie, l’image » qui parle « d’éveiller l’idée, aujourd’hui peu répandue, que l’analogie est chose codée », l’article d’Eliséo Veron, d’Umberto Eco. Le livre de René Lindekens qui défend la thèse d’une iconisation du réel qui codifie la dénotation photographique, paraît en 1970. Metz publie Langage et cinéma en 1971, le tome deux des Essais sur la signification au cinéma une année plus tard. Reprenant « Au-delà de l’analogie l’image » dans ce dernier, Metz accentue encore sa réserve de 1970 vis-à-vis de l’analogie ; il suels », Communications 15, (1970), p. 21. Une différence d’importance entre ces deux auteurs : tandis que Metz s’oriente vers une analyse de la place de la signification dans la reconnaissance des objets, Eco se réfère à l’opération perceptive, donc à des données psychologiques, comme le montre d’ailleurs sa référence à Ernst Gombrich. Quant au rapport entre perception et image, il le pense sur le mode d’une homologie structurale et fonctionnelle. Il donne de ce fait à l’analogie, une signification assez proche de celle que cette notion possède en philosophie ; s’inscrivant ainsi en opposition avec Barthes qui ne voit dans l’analogie aucune opération de transformation. 18 *Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p. 29-30. Voir aussi Louis MARIN, « Le discours de la figure », Critique *, (1969), [Cité d’après Études sémiologiques], p. 57-58. Marin tire de cette distinction une théorie du fonctionnement de la figure dans le tableau. Noter cependant que ce que l’on appelle « référence » se définit depuis le langage (le signe désigne le monde), alors que la dénotation analogique désignait le langage depuis la reproduction du monde. SECTION B. ENQUÊTE ARCHÉOLOGIQUE SUR LE STATUT DE L’ANALOGIE 75 convient, dit-il, de porter la réflexion et le travail de la sémiologie visuelle au-delà de l’analogie « qui responsable de son essor initial, ne doit pas le devenir de sa mort prématurée.19 » Il faut dire qu’entre-temps, Metz avait fait le point de la question dans son ouvrage de synthèse de la sémiologie du cinéma Langage et cinéma. Il distingue à l’intérieur du groupe des codes iconiques-visuels, le code de nomination iconique défini comme « système de correspondances entre les traits pertinents qui permettent d’identifier à l’image une figure visuelle récurrente, et les traits pertinents sémantiques du lexème — ou plutôt du « sémème » au sens de Greimas — qui, dans une langue donnée, désigne l’objet reconnaissable, le rendant ainsi encore plus reconnaissable » ; les codes plastiques concernant par exemple, le rôle du cadre, la répartition des masses et des lignes de force, le jeu figures/fond ; et enfin — ou en premier — les codes de l’analogie qui font que l’objet ressemblant est ressenti comme tel. Et Metz ajoute : « L’analogie n’est pas le contraire de la codification, elle est elle-même codée, bien que ses codes aient pour caractère propre d’être ressenti comme naturel par l’usager social ; il s’agit de tout un ensemble de montages psycho-physiologiques, intégrés à l’activité perceptive elle-même, et dont les modalités varient notablement d’une culture à l’autre (voir notamment les travaux de Pierre Francastel)20. » À ces codes iconiques-visuels, s’ajoutent d’autres codes qui participent aussi à la production de l’image cinématographique (la « bande-image ») : c’est le groupe des codes de la duplication mécanique (comme, par exemple, le code « photographique » de l’incidence angulaire ou de l’échelle des plans), celui des codes de la mise en séquence (de la successivité des images), celui des codes de la mouvance de l’image et enfin celui des codes des mouvements de l’image et dans l’image21. Le sort de l’analogie est sémiologiquement scellé. Barthes y fait à peine allusion — et encore de manière indirecte — dans son article de 1970 sur « Le troisième sens » ; il mentionne seulement le niveau de la communication (niveau informatif) dans l’image, qu’il distingue de celui de la signification (niveau symbolique) et de celui de la signifiance (niveau du signifiant sans signifié, du sens obtus)22. L’article de Metz sur « Le perçu et le nommé » viendra par- 19 Christian METZ, Essais sur la signification au cinéma, t. 2, Paris : Klincksieck, 1972, p. 62. Christian METZ, Langage et cinéma, Paris : Larousse, 1971, [Cité d’après Rééd. Paris : Éd. Albatros, 1977], p. 172. Même idée d’un référent défini comme l’objet dénoté désigné comme ressemblant dans « La connotation, de nouveau (1971) », pp. 163-172, in : Essais sur la signification au cinéma, t. 2, (1972). 20 21 Ibid., pp. 171-175. Ces codes sont définis par les traits pertinents de la matière du signifiant. Ils sont concentriques, de sorte que les derniers groupes mentionnés sont plus spécifiques du cinéma. Par contre, les codes iconiques-visuels sont communs à tous les langages iconiques et, à l’intérieur de ce groupe, les codes de l’analogie, sont les plus communs. Noter que tout se passe comme si le monde extérieur au monde de la signification, réduit à des mécanismes psycho-physiologiques dans l’analogie, faisait retour avec la prise en compte de la matière de l’expression. 22 Roland BARTHES, « Le troisième sens : Notes de recherches sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein », Cahier du cinéma 222, 1er juin 1970, [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 43. 76 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION faire le point de la question par l’analyse du fonctionnement des codes de nomination iconiques23. L’analogie en signification : le référent La distinction entre sens et référence empruntée par Louis Marin à Frege n’est pas sans évoquer le large accord qui existe, ainsi que le rappellent Ducrot et Todorov, entre les théoriciens du langage pour considérer la relation entre le signifiant et le signifié comme relevant de la nature même du signe tandis que la référence correspondrait à un acte (de langage) par lequel le langage se met en rapport avec le monde24. L’analogie, pensée auparavant comme semiosis structurale, est alors étudiée comme analogie de part en part construite, c’est-à-dire comme semiosis textuelle. Telle est le trait marquant du second moment du passage de la dénotation analogique à la signification, qui se solde par l’abandon de la notion ellemême au profit de celle de « référent ». De son côté, il est vrai que la linguistique avait déplacé ses centres d’intérêts et d’étude du signe vers le texte. Dès l’ouverture du Cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure différencie expressément le référent qui est la chose du signifié qui est un concept : le signe unit « non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique ». Ce qui définit le signifié (le concept, dans le langage de Saussure) est non l’objet qu’il désigne, ni même ses caractéristiques, mais les rapports qu’il entretient avec les autres termes du système. Non son contenu, mais sa valeur25. Des difficultés apparaissaient dès lors que l’on reconnaissait avec Ogden et Richards que le « référent » ne peut être assimilé purement et simplement avec la chose réelle. Il existe des référents qui renvoient à des choses imaginaires (telle la licorne) ou bien à des choses conceptuelles (la liberté). Il fallait donc penser la production du référent. Comme le rappelle Michael Riffaterre : aujourd’hui, le référent « dénote tout ce à quoi nous pouvons penser ou faire allusion »26. La définition scientifique du référent inclut donc une composante conceptuelle : il n’est pas la substance matérielle ; il est donc d’ordre conceptuel. Du point de vue de la théorie du langage, signification et référence seraient toutes deux conceptuelles ; — donc intérieures au langage. Seulement, aux rapports que le signifié 23 Comme il le dit lui-même, la proposition n’est pas nouvelle. Il s’agit d’approfondir un aspect de la dénotation littérale, celui de la reconnaissance des objets. Remarquer que le découpage est identique à celui de 1968 ; c’est d’ailleurs, ce découpage qui sert de référence à un livre de présentation générale de la sémiotique de l’image comme celui de Guy GAUTHIER, Vingt leçons sur l’image et le sens, [1982]. 24 Oswald DUCROT, Tzvetan TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, (1972), [Cité d’après coll. « Points »], Art « Référence ». 25 Id. Art. « Saussurianisme ». 26 Michael RIFFATERRE, « L’illusion référentielle », in : Roland BARTHES et al., Littérature et réalité, (1982), p. 92. SECTION B. ENQUÊTE ARCHÉOLOGIQUE SUR LE STATUT DE L’ANALOGIE 77 entretient, d’une part avec le signifiant, et d’autre part avec tous les autres signifiés à l’intérieur du système, s’opposeraient les rapports que le signe entretient avec le référent, c’est-à-dire avec les caractéristiques qui assurent la désignation de la chose référée. Ainsi s’achève un cycle de contradiction entre « sémiologie » et linguistique : le référent est ce qui est désigné comme monde extérieur. Seulement, dans le cas de l’image, c’est au prix d’une « réduction » du rôle de la reproduction mécanique de la réalité. Mise entre parenthèses de l’acte mécanique par un travail d’étude de la codification avant et après ; ou bien, mise hors-champ de cet acte, c’est-à-dire du rapport du référent avec la chose du monde. Plus exactement, on peut définir le référent comme la manière sémiotique (positiviste) de penser le rapport du langage (et donc, de l’image) au monde. Avec la seconde voie, celle de l’exploration du paradoxe de la dénotation analogique au moyen de la problématique de l’analogon, l’étude du rapport à la réalité va faire retour, mais ce faisant il va déplacer la finalité de l’analyse sémiotique des images, pour la bonne raison qu’il va en redéfinir l’objet même ; à savoir, l’image. C’est pourquoi, nous le qualifions de « critique ». SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ANALOGIE Retour sur la conception barthésienne de l’analogie Après la « réduction » sémiologique de la question de l’analogie, l’intérêt de la sémiotique des images s’est surtout porté vers l’étude de la « textualité » et les débats se sont surtout cristallisés autour du statut de la matière de l’expression1. Quant aux recherches concernant l’analogie au cinéma, dont nous venons de voir l’importance décisive, elles se sont souvent orientées vers l’étude des codes socioculturels investis dans l’appareil, tels que ceux qui définissent la position du spectateur. La question de l’analogie semblait définitivement réglée. Il est difficile de retracer les péripéties du destin « post-analogie », si l’on peut dire, de cette question du rapport de l’image à la réalité. Tout d’abord parce qu’il est relativement récent, donc sa trajectoire est encore trop brève pour que sa logique apparaisse ; et ensuite, parce que nous sommes nous-mêmes à trop courte distance du phénomène pour le saisir d’un regard objectif. Le trait le plus saillant de l’époque « post-analogie » est une sorte de banalisation de la sémiotique des images. Plusieurs facteurs ont concouru à cela. Il y a le développement d’une approche peircienne de la question, non seulement par emprunt de quelques concepts comme celui d’icône par exemple, mais encore par une approche de la logique même de la théorie sémiotique peircienne. L’introduction de la pragmatique en linguistique n’est certainement pas étrangère à ce fait ; elle a préparé les esprits les plus attachés à une définition stricto sensu des faits linguistiques, à une prise en compte des circonstances et des conditions de production de la signification. Il faut compter aussi avec la relecture des théories de Benveniste (sur la différence entre les dimensions sémiotique et sémantique) ; le développement des recherches en sémiologie des images (du cinéma spécialement) ; l’ouverture des théories greimassienne vers d’autres modèles ; la jonction opérée, par les sémioticiens de l’art, entre le domaine des œuvres et celui de communication de masse ; la diffusion et l’utilisation des idées et principes sémiotiques dans les milieux de la création. Tout cela a contribué à conférer à l’image un statut sémiotique : une sorte de recevabilité dans les sciences du langage. 1 Voir, par exemple, le thème de la figuration dans les n° 29 ou 34 de la revue Communications. 80 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION C’est dans un tel contexte que l’on peut penser — et s’expliquer — le retour sur un des premiers objets (pour ne pas dire le premier) de la sémiotique des images : la photographie. Au tournant de la décennie, vient La chambre claire de Roland Barthes. Puis ensuite, les livres de Denis Roche, d’André Rouillé, de Philippe Dubois2. Mais ce n’est pas sur cet apparent développement de la sémiotique comme positivité sur lequel nous voulons attirer l’attention. C’est au contraire sur l’importance « critique » de ce retour : s’il y a retour, c’est moins sur un thème de recherche (l’analogie) ou sur un objet empirique d’étude (la photographie) que sur des conditions qui rendent possible (avant qu’elle n’ait à paraître légitime) une sémiotique de l’image. C’est donc l’ensemble des règles de formation de celle-ci qui sont en jeu3. C’est une transformation de la sémiotique des images comme territoire, comme quasi-formation discursive ; — qu’indique la rupture dont nous parlions plus haut entre les champs de la dénotation et de la signification d’une part, et le champ de l’indication d’autre part. D’un strict point de vue théorique, l’ouvrage de Barthes revient à une approche phénoménologique de la lecture de la photo et celui de Philippe Dubois présente une approche pragmatique de l’acte d’enregistrement. Mais, ce faisant, ils recentrent déjà la sémiotique des images sur un objet qui est situé hors du champ de l’histoire l’art. Sur un objet qui, sociohistoriquement, introduit une rupture dans l’histoire de la peinture en libérant celle-ci du réalisme4. Sur un objet qui, théoriquement, reste un objet des plus étrangers aux catégories de la linguistique ; et, nous l’avons vu avec la sémiologie du cinéma, un des plus étrangers à la sémiotique des images elle-même comme positivité. Ainsi, ces deux ouvrages reviennent sur ce qui avait été mis hors champ par cette dernière : ils s’attachent à l’étude de l’excès de la ressemblance ; ils postulent donc que la dimension phénoménale et existentielle de la perception, et que la matérialité « mécanique » du signifiant que la photographie exhibe, relèvent d’une sémiotique des images, alors que cette dernière fait de la référence un effet de la signification. D’une certaine manière, ils tentent de penser une référentialisation en dehors de 2 Par exemple Roland BARTHES, La chambre claire, (1980) ; Denis ROCHE, La disparition des lucioles : Réflexions sur l’acte photographique, Paris : Éd. de L’Étoile, 1982 ; André ROUILLÉ, L’empire de la photographie : Photographie et pouvoir bourgeois, Paris : Éd. du Sycomore, 1982 ; Philippe DUBOIS, De la photographie : Anthologie, Lièges : Section Information et Arts de Diffusion, 1982 et L’acte photographique, Paris : F. Nathan/Bruxelles : Éd. Labor, 1983. Pour ne rester que dans le seul domaine de la sémiotique (sans compter, par exemple, les ouvrages de sociologie sur la photographie). Voir aussi la présentation, plus récente, de recherches américaines par Yves MICHAUD « Les photographies : reliques, images ou vraisemblants ? », Critique 459-460, août-sept. 1985, Paris : Éd. de Minuit, pp. 761-780. 3 C’est pourquoi avec les objets (la photographie) et les thèmes (la référence), changent aussi les modalités d’énonciation (le type de présentation des textes) et les concepts (introduction de l’indication) 4 Voir l’article d’André ROUILLÉ, « La peinture, l’autre de la photographie », Critique 459-460, (1985). SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 81 l’analogie construite 5. Mais là n’est pas encore l’essentiel d’un point de vue archéologique et critique. L’essentiel est que ces deux ouvrages travaillent sur un caractère de spécificité de la photographie qui est celui-là à partir duquel Barthes avait ouvert la sémiotique des images (l’acte d’enregistrement du monde réel). Et un retour (de notre part) sur l’analyse de Barthes montre que loin d’être une « erreur », sa conception de l’analogie correspondait à l’ouverture d’une région scientifique qui n’était pas celle de la sémiotique de l’image ; elle était celle d’une « sémiologie », au sens strictement saussurien ; c’est-à-dire d’une sociosémiotique de l’image. § 1. L’enjeu épistémique de l’analogie : l’indication L’approche de la photographie par Roland Barthes comme quasi-indice Citant le passage de l’article de Roland Barthes « Le message photographique », Philippe Dubois rappelle à juste titre que le passage a fait couler beaucoup d’encre — et il continue ! « Tel quel, poursuit l’auteur, le texte est assurément très ambigu, et sa formulation sans doute n’est pas très heureuse (en particulier le mot « analogon » et la notion même d’analogie, qui ne cesse d’être flottante et indéfinie)6. » Cette amorce d’explication est à la fois exacte et incomplète. Exacte, en ce que Roland Barthes fait entrer la sémiologie de l’image dans la théorie par la grande porte ; il aborde de front la question philosophique, essentielle dans notre culture occidentale, du rapport entre l’image et la réalité, la question de la « ressemblance », de l’analogie. Mais, nous l’avons dit précédemment, le terme « d’analogon », et par contrecoup celui d’analogie, paraissent moins malheureux et ambigus dès que l’on considère qu’il désigne autre chose que la ressemblance, la mimêsis. D’ailleurs Philippe Dubois corrige lui-même son appréciation sur l’ambiguïté et l’imprécision de la formulation de Barthes (sa critique était une entrée en matière, si l’on veut), dans des termes auxquels on ne peut que souscrire : 5 On saisira mieux cette distinction en se reportant à l’analyse de la ressemblance menée par Eliséo Veron dans « L’analogique et le contigu » (Communications 15, 1970) ; bien qu’il introduise une perspective peircienne, et considère certains signes comme une « présentation différée », il classe la photographie dans l’analogie : « La photographie se situe dans une relation substitutive (c’est-à-dire imitative) avec la réalité » (p. 60). 6 Philippe DUBOIS, L’acte photographique, (1983), p. 31. 82 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION « Toutefois, si l’on envisage ces propos à la lumière des considérations ultérieures de Barthes sur la photographie (en particulier dans La chambre claire), on s’aperçoit que, derrière les ambiguïtés de la formulation, une conception moins mimétique qu’il n’y paraît travaille souterrainement. » Et l’auteur de préciser que l’important n’est pas dans l’idée de « perfection analogique » mais bien dans celle de « message sans code » ; ce qu’il rapproche de la notion de « genèse automatique » de l’image telle que l’a développée André Bazin7. Barthes n’écrit-il pas d’ailleurs dans « Rhétorique de l’image » que la photographie est avant tout un « enregistrement », : « La scène est là, captée mécaniquement, mais non humainement (le mécanique est ici gage d’objectivité). » Relisant la thèse barthésienne à la lumière des catégories peirciennes, Philippe Dubois montre qu’il faut entendre que la photographie est d’abord indice8; avant d’être ressemblante et d’acquérir du sens — avant d’être icône ou symbole — elle est d’abord trace, empreinte. Les index, en effet, rappelle l’auteur, sont des : « signes qui entretiennent ou ont entretenu à un moment donné du temps, avec leur référent (leur cause) une relation de connexion réelle, de contiguïté physique, de co-présence immédiate, alors que les icônes se définissent plutôt par une simple relation de ressemblance intemporelle et les symboles par une relation de convention générale9. » À cause de cette connexion physique, ils entretiennent donc avec leur objet un rapport de singularité, d’attestation et de désignation (p. 50). Certes, ce caractère de la photo tient au seul moment de l’inscription et c’est seulement entre « deux séries de codes, pendant le seul instant de l’exposition proprement dite, que la photo peut être considérée comme un pur acte-trace (un « message sans code ») » ; mais cet « instant d’oubli des codes », cet « index quasi pur » est constitutif de la photographie et lui donne son caractère fondamental10. 7 Ibid. Voir aussi A. BAZIN, « Ontologie de l’image photographique » (1945), in : Qu’est-ce que le cinéma ?, t. 1, Paris : Éd. du Cerf, 1958. 8 Il existe deux traductions du mot américain « index » : « index » et « indice ». Nous suivons, quant à nous, la traduction de Gérard Deladalle, c’est-à-dire « indice ». Cependant comme Philippe Dubois utilise « index », on considérera, dans les pages suivantes (jusqu’à la fin de ce Chapitre) les deux termes comme parfaitement équivalents. Nous avons employé le terme « index » chaque fois que nous citons directement ou indirectement Philippe Dubois. Pour désigner la nature de la relation sémiotique installée par l’indice, nous parlerons d’« indiciarité » (formé sur l’adjectif « indiciaire », mais l’acte même de production de l’indice sera dénommé « indication ». Précisons que ce dernier terme n’est pas emprunté comme tel à Luis Prieto qui oppose l’indice au signal (le premier ne répond pas à une intention de communiquer à l’opposé du second) ; mais ce que nous appelons « indication », ne nous semble cependant pas en contradiction avec ce qu’il met sous le même terme. Luis PRIETO, Messages et signaux, Paris : Presses Universitaires de France, 1972, spéc. pp. 19-62. 9 Philippe DUBOIS, L’acte photographique, (1983), p. 59. Ph. Dubois montre que cette appréhension de la photographie comme index remonte à Charles S. Peirce lui-même qui écrit en 1895 : « Les photographies, et en particulier les photographies instantanées, sont très instructives parce que nous savons qu’à certains égards, elles ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent. Mais cette ressemblance est en réalité due au fait que ces photographies ont été produites dans des circonstances telles qu’elles étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature. de ce point de vue donc, elles appartiennent à notre seconde classe des signes : les signes par connexion physique [index] ». Charles S. Peirce, cité par Philippe Dubois p. 45. On trouvera ce passage dans Charles S. PEIRCE, Écrits sur le signe, Paris : Éd. du Seuil, 1978, p. 151. 10 Philippe DUBOIS, De la photographie, (1982), p. 47. SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 83 Une telle lecture de la thèse de Barthes permet de relativiser très largement certaines interprétations et certaines critiques — pour ne pas dire parfois incompréhensions — dont cette thèse a fait l’objet11. Mais, pour notre propos, il faut la compléter et considérer la thèse développée dans les textes de Barthes sur la photographie comme un déplacement depuis la philosophie (le champ conceptuel phénoménologique et sartrien) vers un nouveau champ théorique qu’elle vise — et contribue en partie — à fonder : la sémiotique des images. En effet, si Barthes peut penser la photographie comme un quasi-indice, c’est qu’il appuie son approche sur la critique du mimétisme que lui offre la phénoménologie sartrienne. Le paradoxe sémiologique du « message sans code » Il existe chez Barthes un net refus d’une conception de l’image comme simple « copie » de la chose ; c’est-à-dire d’une critique de la conception mimétique de l’image qui établit une relation de ressemblance entre image et réalité. Roland Barthes se démarque en effet explicitement et continûment de cette croyance mimétique. Pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement l’article : « […] le statut purement « dénotant » de la photographie, la perfection et la plénitude de son analogie, bref son « objectivité », écrit-il, tout cela risque d’être mythique (ce sont les caractères communs que le sens commun prête à la photographie) : car en fait, il y a une forte probabilité (et ce sera là une hypothèse de travail) pour que le message photographique soit lui aussi connoté12. » La croyance mimétique est bien livrée comme le point de vue du sens commun, et non comme le résultat de l’analyse du chercheur. C’est pourquoi il est tout à fait étonnant de lire sous la plume d’un sémioticien qu’« Il est remarquable que cette conception « commune » [=reconnaissance du caractère iconique] de la photographie ait été reprise telle quelle par la sémiologie pour faire du message photographique le message “analogique pur”13. » Car, à la différence du sens commun dont précisément il se démarque, Roland Barthes ne réduit pas la photographie à l’analogie. Plus il affirme le caractère analogique de la photographie, plus il ajoute que ce caractère n’est pas suffisant à lui seul pour définir la photographie. : un autre message est présent « qui est la façon dont la société donne à lire, dans une certaine mesure, ce qu’elle pense [du message dénoté]14. » 11 Par exemple, J.-M. FLOCH, « Images, signes, figures : l’approche sémiotique des images », Revue d’esthétique 7, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, et R. LINDEKENS, Éléments pour une sémiotique de la photographie, (1971). 12 Roland BARTHES, « Le message photographique », Communications 1, (1961), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 12 (Souligné par nous). D’autres exemples : l’image est l’analogon parfait du réel, « et c’est précisément cette perfection analogique qui, devant le sens commun, définit la photographie. » p. 11 ou encore : « La photo se donnant pour un analogue mécanique… » p. 11-12 (nous soulignons). Dans « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], Barthes parle du « caractère utopique de la dénotation », p. 34. 13 Jean-Marie FLOCH, « Images, signes, figures… », Revue d’esthétique 7, (1984), p. 110. Une note renvoie à l’article de Roland BARTHES, « Le message photographique », Communications 1, (1961). L’iconicité est définie par l’auteur comme une relation de ressemblance entre l’image et la réalité. 14 Roland BARTHES, « Le message photographique », Communications 1, (1961), p. 11. 84 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION Il s’agit en effet de comprendre ce qui fait, selon ses mots, « le paradoxe photographique », c’est-à-dire non seulement la co-existence de deux messages, l’un dénoté et l’autre connoté, mais encore le développement d’un message connoté (ou codé) « à partir d’un message sans code ». D’où la nécessité de saisir le mode d’imbrication des deux messages dont l’un est « absolument analogique, c’est-à-dire privé de tout recours à un code, c’est-à-dire encore : continu »15. Le sujet à traiter est donc clairement défini : il est localisé, 1) dans le statut et la définition de ce message « sans code » (l’analogue photographique), et — le « et » est indispensable — 2) dans l’imbrication de deux types de messages de nature sémiotique a priori incompatibles. Sous sa forme la plus générale, la question est celle du rapport du langage au monde ; elle est formalisée, nous venons de le voir, dans les termes d’un paradoxe sémiologique. En toute rigueur, Barthes ne peut laisser de côté l’importance de la référence dans la photographie ; même si elle dérange le modèle sémiologique par son non-code (qu’est-ce donc en effet, à proprement parler, qu’un « message sans code » ?). Il ne veut pas renoncer non plus à l’attitude sémiologique (une posture méthodologique qui vient modifier l’approche que l’on avait faite jusqu’alors de l’image). Barthes rencontre ici une des limites de la sémiotique. Celle-ci dispose avec la notion de « code », d’une sorte de théorie de la connaissance préformée, à l’intérieur de laquelle elle se loge. Ainsi, la signification est-elle une opération de mise en œuvre (d’utilisation) d’un savoir préalable. D’où sa difficulté — voire son impossibilité à penser la dialectique du perçu et du su. Il n’existe que du connu, ou du re-connu. Or, dans le cas de l’image, cette « théorie de la connaissance » ne peut s’appliquer : l’image est « entre » le perçu et le su, ce que nous avons traduit en disant qu’elle était « entre » le monde et la signification. On peut dire que Barthes 1) dit cette impossibilité en parlant de « message sans code », 2) essaie de la lever en ayant recours à la notion tout d’abord d’analogon, puis plus tard de punctum 16. Barthes va utiliser un concept-clé qui se situe en deçà de la théorie du langage et qui est philosophique ; la réponse au paradoxe porte au-delà : elle est anthropologique. 15 Ibid., p. 13. Voir aussi p. 34. Il reprend encore dans « Rhétorique de l’image » : « Nous voici tout de suite au cœur du problème le plus important qui puisse se poser à la sémiologie des images : la représentation analogique (la « copie ») peut-elle produire de véritables systèmes de signes et non plus seulement de simples agglutinations de symboles ? Un « code » analogique — et non plus digital — est-il concevable ? » « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 25. 16 Le philosophe pourra faire ici deux remarques. La première est que Barthes, réactive l’aporie du sujet connaissant. Dans la mesure où le code est une sorte de connu sans sujet connaissant, la sémiotique s’instaure comme positivité en se donnant les moyens de ne pas poser l’aporie (la notion de codification permet d’aller le plus loin où l’on puisse aller dans ce sens) ; l’analogie se jouant entre le trio réalité-image-regardant ne peut manquer de la rencontrer. La seconde est que le « message sans code » n’est pas sans évoquer, à l’intérieur du champ de la sémiotique, la finalité sans fin de la connaissance esthétique (Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, [Kritik der Urteilskraft, 1790], Paris : J. Vrin, 1986, « La dialectique du jugement esthétique », pp. 162-177). SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 85 § 2. Un concept-clé philosophique et sa critique : l’analogon La théorie sartrienne de l’analogon L’imaginaire est une exploration des impasses auxquelles conduisent les approches de l’image comme copie du réel ; une critique de la métaphysique naïve de l’image qui « consiste à faire de l’image une copie de la chose, existant elle-même comme chose », à en faire une copie inférieure, « une moindre chose »17. Résumons les points de L’imaginaire qui concernent plus particulièrement l’analogon. Sartre oppose l’image à l’objet. L’image est « un acte qui vise dans sa corporéité un objet absent ou inexistant, à travers un contenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de “représentant analogique” de l’objet visé18. » La conscience, alors conscience imageante, vise « l’objet (la chose) à travers ce qui le représente, c’est-à-dire précisément l’analogon. Les images sont mentales ou bien, au contraire, elles-mêmes des objets, selon que leur matière est empruntée soit au monde mental, soit au monde des choses comme c’est le cas, par exemple, de la photo ou du tableau. » L’image n’est pas un « contenu inerte de conscience », mais « une structure intentionnelle », « une certaine façon qu’a la conscience de viser son objet ». C’est là, on le sait, l’assise de la thèse. Tout est dans la façon qu’a la conscience de se donner un objet, de se diriger vers lui19. « L’image donne son objet comme n’étant pas » et en contrepartie, « la conscience se donne comme créatrice, mais sans poser comme objet ce caractère créateur »20. Autrement dit la conscience imageante vise son objet de telle manière que l’objet m’apparaît absent ; il est un objet donné-absent21. L’image fait que nous sommes en présence de l’objet, mais cet objet a en même temps une sorte de néant. Pourquoi pense-t-on communément qu’au contraire, l’image de l’objet est un objet présent pareil à l’objet réel ? Parce que, par raison, on ne peut admettre que ce qui est présent, c’est l’absence ; que l’image est un acte et que l’objet qui représente l’objet absent (l’analogon ou analogue de cet objet) se borne à diriger la conscience sur l’objet qui demeure absent. Aussi aura-t-on l’illusion — Sartre l’appelle « illusion d’immanence » — que l’analogon possède les mêmes qualités sensibles que l’objet réel. Alors que l’analogon « représentait sans les 17 Jean-Paul SARTRE, L’imaginaire ; Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris : Gallimard, 1940, [Cité d’après coll. « Idées »], p. 5. 18 Ibid., p. 45. 19 Ibid., pp. 19-20. 20 Ibid., pp. 33-34. Par exemple, « Dans l’image mentale, l’objet est visé comme synthèse de perceptions, c’est-à-dire sous sa forme corporelle et sensible ; mais il apparaît à travers un analogon affectif » Id., p. 170. 21 86 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION posséder les qualités sensibles de l’objet absent : on dira qu’il les avait, sans être l’objet absent. Rien de plus clair, de mieux construit que cette illusion… »22. En réalité, explique Sartre, l’analogon rend présent l’objet mais non ses qualités ; il n’est ni un élément perceptif, ni un élément conceptuel ; il est élément affectif. Il se donne dans sa réalité affective. Par contre, la conscience imageante, comme savoir, vise l’objet dans sa nature sensible ; autrement dit, ses qualités23. « […] Le savoir vise l’objet à travers ce que l’analogon lui fournit. Et le savoir est croyance […] Mais l’analogon est présence. » (p. 180). C’est au fond cela l’illusion d’immanence : l’apparaître de l’objet à travers l’analogon. Le monde qui apparaît ainsi est certes un monde irréel ; par le savoir, je crois que c’est un monde réel ; il s’agit en fait d’un monde imaginaire 24. Dès lors, entre l’objet et son image, s’instaure un rapport de possession : « L’acte imaginaire, […], est un acte magique. C’est une incantation destinée à faire apparaître l’objet auquel on pense, la chose qu’on désire, de façon qu’on puisse en prendre possession. » (p. 239). L’emprunt barthésien de l’analogon pour une critique de l’analogie Les grandes caractéristiques de l’analogon montrent que l’essentiel de l’emprunt de Barthes s’organise autour du refus de la conception mimétique de l’image. Dire que le message dénoté est l’analogon de l’objet réel signifie qu’il rend présent ce réel, non qu’il en montre les qualités. Il dirige vers le réel ; ce qui, notons-le au passage, est précisément la fonction de l’indice 25. C’est pourquoi la dénotation pure, lorsqu’elle intervient, est une sorte « d’en deçà du langage », la photo est alors « par structure insignifiante », il n’y a rien à en dire, le langage est suspendu, la signification bloquée. Telle est la caractéristique de la 22 Sartre développe, un peu plus loin, ce qu’il faut entendre par « illusion d’immanence » lorsqu’il prend l’exemple de l’image du Panthéon : « Telle est l’origine de l’illusion d’immanence : en transportant à l’analogon les qualités de la chose qu’il représente, on a constitué pour la conscience imageante un Panthéon en miniature et la conscience réflexive donne la conscience imageante comme conscience de cette miniature. Le résultat de cette conscience est un mirage : je crois que l’objet de ma conscience est un complexe de qualités sensibles réelles mais non extériorisées, alors que ces qualités sont parfaitement extériorisées, mais imaginaires. » Ibid., pp. 173-174. 23 Rappelons que les éléments de la conscience imageante sont en effet : le mouvement, le savoir et l’affectivité. Le savoir dont il est question ici est le savoir imageant, forme dégradée du savoir : Voir L’imaginaire, (1940), [Cité d’après coll. « Idées »], pp. 130-133 ; 23 ; 27. 24 Sartre explique ailleurs — lorsqu’il analyse la lecture du roman — ce qu’il entend par croyance : « La lecture est un genre de fascination et quand je lis un roman policier je crois à ce que je lis. Mais cela ne signifie point que je cesse de tenir les aventures du policier pour imaginaires. Simplement un monde tout entier m’apparaît à travers les lignes du livre (j’ai déjà montré que les mots servaient d’analogon) et ce monde se referme sur ma conscience, je ne peux plus m’en dégager, je suis fasciné par lui. C’est ce genre de fascination sans position d’existence que j’appelle croyance » Id., p. 327. C’est ce qui fait que le monde de la lecture est magique. la conscience se saisit comme spontanéité envoûtée. Les événements ne peuvent pas ne pas arriver : le monde imaginaire est fatal. 25 Dans La chambre claire, Barthes va même jusqu’à faire de la photo non plus un indice mais en sens inverse, une émanation du référent. L’indication vient du référent. Roland BARTHES, La chambre claire, (1980), p. 126. SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 87 photo-choc : elle est « traumatique ». Cette curieuse catégorie d’effet produit par le message, que Barthes appelle « l’effet traumatique » et qu’il oppose à « l’effet “mythologique” », trouve là son explication : cet effet est celui de la pure présentification du réel, en dehors de toute intervention du savoir ; celui dans lequel « aucune valeur, aucun savoir, à la limite aucune catégorisation verbale ne peuvent avoir prise sur le processus institutionnel de la signification » (p. 23). Exactement : de la pure indication26. Entre dénotation et connotation, entre analogon et écriture ou rhétorique, une différence est posée qui évoque beaucoup celle que Sartre trace entre l’analogon et le savoir lorsqu’il analyse le processus de l’illusion d’immanence. De la même manière que cette dernière vient du chargement — ce que l’on nommerait aujourd’hui « l’investissement » — de l’analogon par le savoir imageant, de même la signification en photographie résulte de l’imbrication de la présentification de la réalité — produit de l’enregistrement mécanique de cette dernière — et de l’écriture. De là naît la croyance du sens commun en « l’objectivité » de la photographie. Là est aussi l’origine de la conception mimétique : le monde est présentifié (plus exactement, et nous allons voir pourquoi, « authentifié ») et écrit selon les règles, ni naturelles, ni artificielles mais historiques (culturelles) qui sont celles de notre culture et qui rendent la photographie lisible, sinon descriptible. À ce point très précis, se situe la rupture barthésienne ; véritable rupture épistémologique. Une rupture qui a lieu simultanément sur deux fronts. Sur le front de la sémiotique et sur celui de la philosophie qu’il va renvoyer dos-à-dos. Maintenir la présentification du réel comme particularité sémiotique de la photographie, c’est véritablement bouleverser la définition de l’objet scientifique de la sémiotique des images. C’est contester — comme Barthes l’a toujours fait — l’attitude positiviste, scientiste, qui cherche à penser le rapport de l’image à la réalité ; car l’on se trouve pris alors dans l’aporie de la médiation par l’homme (forme de l’aporie du sujet connaissant) qui tire la sémiotique de facto vers les sciences humaines, — sauf à abandonner la réalité pour s’en tenir au seul domaine du langage. Et c’est adopter une attitude critique qui pose que l’image, avant d’être un objet empirique, est un rapport à la réalité. Reconnaître que l’image est écrite, c’est refuser la métaphysique de la présence, dans laquelle, quoi qu’il en soit, la thèse sartrienne de L’imaginaire reste prise. Détaillons quelque peu cet aspect de la rupture épistémologique entre la sémiologie barthésienne et la phénoménologie sartrienne que nous avons annoncée ouvrir sur une anthropologie. 26 Noter que l’analogon est alors affectif : le punctum. Voir précisément comment Roland Barthes dérive ce caractère affectif de l’analogon dans « Le troisième sens :… », Cahier du cinéma 222, (1970), [Cité d’après L’obvie et l’obtus]. 88 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION § 3. La photographie indique la réalité. Un fait anthropologique Différences entre la conception barthésienne de l’analogon et la thèse sartrienne Barthes cependant ne reprend pas l’ensemble de la thèse sartrienne. Preuve en est l’écart considérable existant entre son analyse de la photographie et celle que proposait Sartre. Dans L’imaginaire, la photo est un objet, une chose qui se donne comme « image de ». Sa matière est un analogon de la perception 27. Chez Barthes, ce n’est pas la caractéristique essentielle de la photographie ; l’analogon n’est pas à chercher du côté de la perception ; il est directement situé du côté de l’enregistrement de la réalité. Barthes ne cesse d’insister, ne l’oublions pas, sur l’enregistrement mécanique de la réalité qui constitue la grande nouveauté introduite par la photographie dans la production des images28. La photographie introduit par là une nouvelle manière pour la conscience de se diriger vers la réalité. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle ne rapproche pas l’image de la perception. La manière dont Barthes se démarque de Sartre est essentielle et c’est là où il va définitivement à l’opposé de toutes les théories qui assimilent l’appareil photographique à l’œil. Rapprocher l’image et la perception reviendrait ici à confondre dénotation et connotation, ce qui est « non-code naturel » et code culturel. Barthes a lu la critique sartrienne de la métaphysique de l’image comme copie du monde. Mais l’enregistrement mécanique modifie tout de même la manière dont l’analogon représente la réalité. De ce point de vue là, elle bat en brèche l’illusion d’immanence telle que l’analyse Sartre. Donc, ni présence du monde — ce qui n’est en l’occurrence qu’une modalité de la re-présentation — ; ni illusion — ce qui serait admettre que les objets représentés sont néantisés au point de devenir purement imaginaires —. Ni représentation, ni imaginaire. Il reste, pour le réaliste que se proclame Barthes, l’analyse d’une modification historique de la conscience : « Seule l’opposition du code culturel et du non-code naturel peut, semble-t-il, rendre compte du caractère spécifique de la photographie et permettre de mesurer la révolution anthropologique qu’elle représente dans l’histoire de l’homme, car le type de conscience qu’elle implique est véritablement sans précédent : la photographie installe, en effet, non pas une conscience de l’être-là de la chose (que toute copie pourrait provoquer), mais une conscience de l’avoir-été-là29. » 27 Jean-Paul SARTRE, L’imaginaire, (1940), [Cité d’après coll. « Idées »], pp. 41-43. On retrouve le même thème dans La chambre claire : « Au contraire de ces imitations [celles de la peinture], dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l’essence même de la Photographie. Ce que j’intentionalise dans une photo (ne parlons pas encore du cinéma), ce n’est ni l’Art, ni la Communication, c’est la Référence, qui est l’ordre fondateur de la Photographie. » (p. 120). 28 29 Ibid., p. 35. Ce processus paraît être directement à rattacher en définitive à la reproduction analogique — la construction de l’analogon comme message sans code. On lit en effet à propos de l’effet traumatique : « Les photographies proprement traumatiques sont rares, car, en photographie, le trauma est entièrement tributaire de la certitude que la scène a réellement eu lieu : il fallait que le photographe fût là… » (p. 23). Et Barthes d’ajouter qu’il s’agit là d’une définition mythique de la dénotation, donc à vrai dire déjà une connotation. SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 89 Par conséquent, il semble bien que la perfection analogique de la photographie n’ait à voir que secondairement avec la perfection de la ressemblance de l’image avec la réalité — secondairement, car celle-ci est un effet de l’imbrication entre connotation et dénotation. La perfection analogique est une forme de conscience historiquement définie, certes, parce que liée à un art mécanique d’enregistrement de la réalité ; une forme de conscience qui est caractérisée par un nouveau rapport espace-temps entre image et réalité. Barthes l’affirme encore dix-neuf ans après son premier article sur la photographie : « Les réalistes, dont je suis, et dont j’étais déjà lorsque j’affirmais que la Photographie était une image sans code — même si, c’est évident, des codes viennent en infléchir la lecture — ne prennent pas du tout la photo pour une ‘copie’ du réel — mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un art30. » Ainsi, la magie de l’image ne réside pas, comme le pensait Sartre, dans « l’incantation destinée à faire apparaître l’objet auquel on pense, la chose que l’on désire », mais dans le temps : « Se demander si la photographie est analogique ou codée n’est pas une bonne voie d’analyse. L’important, c’est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l’objet, mais sur le temps. D’un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation. » (p. 139.) De Sartre à Barthes, la conscience de « l’avoir-été-là » a remplacé la conscience de « l’être-absent ». Nous sommes en mesure de nous demander à présent pourquoi Roland Barthes accorde autant d’importance à la perfection analogique de la photographie. Parler du pouvoir d’authentification, c’est en montrer les conséquences ; essayons d’en dégager les raisons. La chose est, nous le reconnaissons, délicate car elle oblige à s’éloigner encore plus que nous ne l’avons fait des textes. Mais elle est indispensable pour saisir l’ampleur de la rupture barthésienne et la distance qui sépare l’approche sémiologique de l’image inaugurée par Barthes d’avec la thèse philosophique de Sartre. L’enjeu en est le statut de la matière de l’analogon. Rappels sur la matière de l’analogon dans la thèse sartrienne Revenons, une nouvelle fois, à Sartre. Pour lui, l’analogon est constitué par l’intention d’animer une certaine matière pour en faire la représentation d’un objet existant ou inexistant31. 30 Ibid., p. 138. 31 « La matière n’était jamais l’analogue parfait de l’objet à représenter : un certain savoir venait l’interpréter et combler ces lacunes » Jean Paul SARTRE, L’imaginaire, (1940), [Cité d’après coll. « Idées »], p. 104. 90 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION Question centrale que celle de cette matière : l’auteur considère celle-ci comme passive, laissant la part créatrice à la conscience. Suivre les traits d’un dessin, laisser agir sur nous les couleurs ne sert pas à reformer la conscience imageante, seulement à reconstituer l’analogon ; bien au contraire, le passage des traits à la figure suppose un changement d’intention, c’est l’intention imageante qui constitue l’image. On connaît les développements donnés à cette opposition entre la matière de l’analogon et l’intention qui aboutissent à une exclusion réciproque de l’image et de la perception. Dans le langage de Sartre, nous dirons que conscience imageante et conscience perceptive s’anéantissent32. C’est ainsi qu’en contemplant esthétiquement un objet réel, je l’irréalise ; il glisse dans le néant : « C’est que, à partir de ce moment-là, il n’est plus perçu ; il fonctionne comme analogon de lui-même, c’est-à-dire qu’une image irréelle de ce qu’il est se manifeste pour nous à travers sa présence actuelle33. » Le cas de l’œuvre d’art est un peu différent ; mais l’exclusion de la matière devient encore plus radicale. À tel point que « […] l’œuvre d’art est un irréel » (p. 363). La matière n’est pas donnée pour elle-même, ni pour constituer un réel cohérent. Le plaisir que l’on peut prendre dans les couleurs d’un tableau ne doivent pas tromper ; il ne s’agit nullement d’un plaisir esthétique tel que celui que peut procurer la contemplation esthétique d’un objet réel, ni purement et simplement un plaisir des sens. En fait, explique l’auteur : « Chaque touche a été donnée en liaison avec un ensemble synthétique irréel et le but de l’artiste était de constituer un ensemble de tons réels qui permissent à cet irréel de se manifester. Ainsi le tableau doit être conçu comme une chose matérielle visitée de temps à autre (chaque fois que le spectateur prend l’attitude imageante) par un irréel qui est précisément l’objet peint. » (p. 364.) Par conséquent : « Lorsqu’on saisit le rouge sur le tableau, on le saisit, malgré tout, comme faisant partie d’un ensemble irréel et c’est dans cet ensemble qu’il est beau34. » En définitive, l’objet esthétique, c’est l’objet peint ; par exemple Charles VIII dans son portrait. « Et comme ce Charles VIII, qui est un irréel, en tant que saisi sur la toile, est précisément l’objet de nos appréciations esthétiques (c’est de lui que nous dirons qu’il est « émouvant », “peint avec intelligence, avec puissance, avec grâce”, etc.), nous sommes amenés à reconnaître que, dans le tableau, l’objet esthétique est un irréel35. » 32 « Nous avons déjà remarqué que lorsqu’on visait Pierre en image à travers un tableau, on cessait par là même de percevoir le tableau. » Ibid., p. 232. 33 Ibid., p. 372. Ibid, p. 364. Suit le fameux exemple du rouge du tapis peint : le fait que ce rouge soit le rouge d’un tapis redouble la valeur sensuelle du rouge (sur le tableau) : « […] des éléments tactiles par exemple doivent être intentionnés à travers ce rouge, c’est un rouge laineux, parce que le tapis est d’une telle matière laineuse. Sans ce caractère « laineux » de la couleur quelque chose serait perdu. » (p. 365). On lira la critique de ce passage dans Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1945, [Cité d’après coll « TEL »], p. 10. 34 35 Jean-Paul SARTRE, p. 363. « Ce qui est réel, poursuit Sartre, il ne faut pas se lasser de l’affirmer, ce sont les résultats des coups de pinceaux, l’empâtement de la toile, son grain, le vernis qu’on a passé sur les couleurs. Mais précisément tout cela ne fait point l’objet d’appréciations esthétiques. » SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 91 La problématique sémiologique de l’analogon Si nous sommes longuement revenus sur la thèse sartrienne concernant la matière de l’analogon, c’est dans le but de faire émerger avec plus de netteté les deux points sur lesquels Roland Barthes innove en passant d’un questionnement philosophique à une problématique sémiologique. Le premier concerne le statut de l’objet photographié (la réalité) dans la reproduction analogique ; le second, le statut de la matière de l’analogon. Premièrement donc, pour Barthes, l’objet photographié n’est pas totalement irréalisé par la photographie. Cela découle du déplacement d’une conscience visant l’objet à une conscience visant le temps. Ainsi que Barthes le développe dans « Rhétorique de l’image », il y a conjonction — une conjonction illogique — de l’ici et de l’autrefois. D’où l’irréalité réelle de la photographie : « Son irréalité est celle de l’ici, car la photographie n’est jamais vécue comme une illusion, elle n’est nullement une présence, et il faut en rabattre sur le caractère magique de l’image photographique ; et sa réalité est celle de l’avoir-été-là, car il y a dans toute photographie l’évidence stupéfiante du cela s’est passé ainsi ; nous possédons alors, miracle précieux, une réalité dont nous sommes à l’abri. » L’irréalité tient au fait que les choses ne sont plus ainsi ; la réalité, au fait qu’elles ont bien existé dans un temps antérieur. Il conclut quelques lignes plus loin : « Si ces remarques ont quelque justesse, il faudrait donc rattacher la photographie à une pure conscience spectatorielle, et non à la conscience fictionnelle, plus projective, plus « magique » dont dépendrait en gros le cinéma ; […] 36. » Tout cela ne tient, en définitive, qu’au caractère spécifique de la photographie : au message sans code issu de la reproduction mécanique. Deuxièmement, Barthes situe l’essentiel dans la spécificité de la matière de l’analogon : la matière même de l’image dans et par laquelle se fixe l’image pour faire empreinte. C’est pourquoi il ne développe pas une critique de la thèse sartrienne ; peu lui importe de discuter la théorie de l’image en général ; simplement, l’emprunt du concept d’analogon sert à faire apparaître la spécificité de la photographie : la perfection analogique que permet la reproduction mécanique. Cette perfection analogique confère à la photographie un caractère exceptionnel et en fait un point de non-retour dans l’étude de l’image37. Elle devrait en effet, soit conduire à une reproduction absolue de la réalité (cette soumission totale à la réalité que l’on frôle avec l’effet traumatique et qui exclut tout langage), soit conduire à la construction d’un monde imaginaire parfaitement illusoire (une hyper-réalité de l’imaginaire, une hyper-présence, pourrait-on dire). Or, il n’en est rien : la photographie, bien 36 Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 36. 37 « […] pour la première fois dans son histoire, l’humanité connaîtrait des « messages sans codes » ; la photographie ne serait donc pas le dernier terme (amélioré) de la grande famille des images, mais une mutation capitale des économies d’information… » Ibid. 92 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION que reproduisant mécaniquement le réel, est un message ; et elle n’est pas une illusion dans laquelle l’imaginaire serait totalement séparé du réel. Elle est seulement le lieu d’un double paradoxe : d’être un message sans code et de développer un message culturel à partir de ce message sans code. Paradoxe structurel qui s’accompagne d’un paradoxe éthique : « comment donc la photographie peut-elle être à la fois “objective” et “investie”, naturelle et culturelle ? ». Paradoxe dont l’étude revenait à une sémiologie chargée de l’étude des signes au sein de la vie sociale. Ainsi, le refus de la métaphysique de la présence s’ancre dans la conjonction d’une production instrumentale qui est en même temps une production de langage. C’est cette conjonction qui fait que la présentification n’existe pas en soi, comme pur processus (pour un sujet) qui s’appliquerait presque indifféremment à n’importe quel objet. Nous sommes face à une présentification instrumentalisée, c’est-à-dire pensée à partir du rapport à l’objet, rapport qui est lui-même pensé à partir de la « matière ». Matière formée mécaniquement et sémiotiquement. L’acte de mise en rapport du monde et du langage, pensé jusqu’alors philosophiquement, était devenu l’objet d’une nouvelle approche possible. L’interprétation que nous proposons de l’utilisation de la phénoménologie sartrienne faite par Barthes dans ses premiers articles pour penser la photographie comme objet sémiotique trouve une sorte de confirmation a posteriori dans La chambre claire qui fait le chemin inverse en présentant au contraire l’analyse de la photographie-fait-de-langage en termes phénoménologiques : « L’image, dit la phénoménologie, est un néant d’objet. Or, dans la Photographie, ce que je pose n’est pas seulement l’absence de l’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je le vois. C’est ici qu’est la folie ; car jusqu’à ce jour, aucune représentation ne pouvait m’assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate : personne au monde ne peut me détromper. La Photographie devient alors pour moi un médium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination : fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps : une hallucination tempérée, en quelque sorte, modeste, partagée (d’un côté “ce n’est pas là”, de l’autre “mais cela a bien été”) : image folle, frottée de réel38. » Le décor dressé (la révolution anthropologique d’une technique de reproduction de la réalité) ; l’objet défini (la photographie comme nouvelle forme de production d’image) ; reste la représentation : l’analyse du fonctionnement de l’image comme fait de langage ; fonctionnement « […] qui fait d’un objet inerte un langage et qui transforme l’inculture d’un “art” mécanique dans la plus sociale des institutions39. » Le fait de langage serait indissociablement un fait social. Voici tracé l’espace des conditions de possibilité d’une « sémiologie » — d’une sociosémiotique — de l’image : si l’image est un rapport à la réalité et si elle est fait de langage, c’est peut-être qu’elle n’est qu’un instrument socialisé. *** 38 39 Roland BARTHES, La chambre claire, (1980), p. 177. Ibid., p. 24. SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 93 § Conclusion. Illusion de transparence et illusion d’immanence Les enseignements d’une archéologie critique de la question de l’analogie De ce double retour, sur la notion d’analogie et sur la sémiologie de la photographie (type d’image considérée comme ressemblante par excellence), on peut tirer trois enseignements. Le premier est l’importance de la dimension anthropologique dans l’étude de l’image. Ce point est à verser au crédit de notre hypothèse sur l’approche sociosémiotique. Le second concerne l’irréductibilité de l’image à un simple processus de signification. Que l’on nous comprenne bien. Il ne s’agit pas de dire que l’image échappe au domaine du langage. Mais de revoir la théorie sémiotique de l’immanence ; faire un sujet d’étude de ce qui est posé comme un postulat. Ce n’est pas parce que la théorie sémiotique est obligée de construire son objet en l’extrayant de la continuité des objets du monde (ex. retrouver la langue derrière la parole) que cet objet est un objet autonome, séparé du reste du monde. Si une science ne doit pas calquer le découpage de ses objets scientifiques sur ceux des objets du monde, elle ne doit pas non plus, en retour, prendre ses découpages, construits pour ses besoins selon sa vision, et internes à son domaine, pour des découpages absolus de la réalité du monde. L’exploration des impasses de la conception analogique de l’image — et tout particulièrement de la photographie — montre que cette conception bute contre le processus de signification à l’œuvre dans l’image, mais inversement, la réduction de l’analogie à un processus de signification bute contre « l’excès » que l’analogie pose, revendique, affirme contre elle : une « présence ». Toute la question est par conséquent de savoir quel statut donner à cette présence40. La théorie barthésienne de la photographie comme analogon, celle de Dubois où la photographie est comme indice permettant de conférer à cette « présence » le statut d’objet de recherche sémiotique (sociosémiotique). Et ce de trois manières : en rouvrant le dossier de la référence comme empreinte entre deux séries de codes (avant et après l’empreinte), en prenant en compte la matière de l’expression, en repensant ces deux premiers points à partir de la catégorie de l’espace et du temps. 40 « Les réalistes, dont je suis, et dont j’étais déjà lorsque j’affirmais que la Photographie était une image sans code – même si, c’est évident, des codes viennent en infléchir la lecture – ne prennent pas du tout la photo pour une « copie » du réel – mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un art. Se demander si la photographie est analogique ou codée n’est pas une bonne voie d’analyse. L’important, c’est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l’objet, mais sur le temps. D’un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation » Ibid., pp. 137-139. 94 CHAPITRE PREMIER : ENTRE LE MONDE ET LA SIGNIFICATION Le troisième enseignement concerne précisément la catégorie du temps. L’analogie en faisant de la photographie la copie de la chose, prend la connexion physique intervenue à un moment du temps pour un lien substitutif. Elle prend le signe de la chose pour la chose même. Elle fait l’impasse sur la coupure qui fait que la chose précisément n’est pas présente, mais re-présentée dans une autre matière. Or, l’intuition fondamentale de Barthes — qu’il développera en analyse —, est que l’essentiel réside dans la coupure41. S’il y a deux types de punctum différents, l’un de forme/contenu, l’autre d’intensité, (le détail et le temps), seul le second est spécifique de la photographie42. C’est le temps ; à ce point (punctum) où un phénomène physique devient langage (je dis : « ça a été là »). Sur une face, l’instantanéité de la coupe qui transit le réel et sur l’autre le langage (le symbolique). Folie dit Barthes pour désigner l’arrivée sur ce point de l’instantanéité de la coupe (le versant « mécanique ») : absence réelle et certitude d’existence passée. Folie totale si le réalisme est absolu car il ne reste alors que le Temps ; ou bien encore, puissance de l’émanation du référent : la photo ne dit pas ce qui n’est plus mais ce qui a été (p. 126). Folie tempérée par un réalisme relatif si elle est grégarisée et banalisée (c’est le regard de la société sur l’image que Barthes avait déjà repéré dans la connotation) ou bien si elle est esthétisée (la matérialité et l’opacité du média stabilisent et spatialisent la coupe). Barthes débusque le Temps à l’origine de la production de l’image photographique ; là où le sens commun privilégie l’espace. Il montre que le sens commun confond, sous ce qui se donne au regard sous la simultanéité de l’image révélée, l’instantanéité de la coupe avec l’immédiateté de l’accès au monde par la vision. Problématique de l’analogie Ainsi, ce troisième enseignement de l’archéologie critique de l’analogie nous conduit à formuler un premier problème qui est sous-jacent à cette question de l’analogie. En effet, lorsque Barthes le Réaliste (comme il se qualifie lui-même), au terme d’un périple commencé avec la dénotation photographique comme enregistrement mécanique du réel, débusque le Temps à l’origine de la production de l’image photographique ; lorsqu’il montre, par là même, que l’essentiel est la coupure, il règle son compte à une double illusion théorique. À savoir : l’illusion selon laquelle l’impression de réalité est un pur fait de langage ; 41 Ibid., chap. 4 : « Le coup de la coupe ». 42 « Ce nouveau punctum, qui n’est plus de forme, mais d’intensité c’est le Temps, c’est l’emphase déchirante du noème (« ça-a-été »), sa représentation pure » Roland BARTHES, La chambre claire, (1980), p. 148. D’une certaine façon, le premier punctum s’apparente au troisième sens — un excès de signifiant — et n’est pas s’en rappeler, non plus, le fonctionnement de l’effet de réel. SECTION C. ÉLÉMENTS POUR UNE CRITIQUE DE L’ ANALOGIE 95 et l’illusion selon laquelle l’image est le rendu fidèle de la réalité. Illusion d’immanence et illusion de transparence. Deux illusions qui interdisent précisément l’analyse de la représentation. Le problème est donc le suivant : que se passe-t-il à la coupure ? Comment s’opère le rapport de continuité/coupure entre image et réalité ? Quelle est l’efficacité de la séparation ? De quel matériau est faite la représentation ? Quelle place reconnaître à la dimension sémiotique ? Bref, de quelle opérativité la coupure est-elle le siège ? Car si l’on renvoie dos à dos l’illusion de transparence et l’illusion d’immanence pour les refuser ensemble, il faut bien se demander comment, par quelles procédures et par quelles opérations, le « réel » — peu importe qu’il le soit ou non, il suffit ici qu’il se présente comme tel — accède au langage. Mais on doit se demander simultanément aussi quels sont les processus, autres que la signification — i.e. autres que la production des effets de sens — qui sont alors à l’œuvre. CHAPITRE II ENTRE SIGNE ET TEXTE § Introduction. L’enjeu archéologique de la notion de signe Le concept de signe comme marqueur du caractère sémiotique de l’image La sémiotique a substitué aux vieilles questions de la métaphysique de l’image une méthodologie d’approche du fonctionnement des images (pris au sens très large d’un système de signification parmi d’autres). Au lieu de se demander « si » l’image produit du sens — ce qui revient toujours plus ou moins à chercher à savoir s’il est dans sa nature d’en produire ; voire même si elle « doit » en produire (ce qui n’est que la version normative de la première question) —, elle s’est demandée tout de suite « comment le sens vient-il aux images ». L’investigation méthodique est venue remplacer la réflexion substantialiste1. Dans le Chapitre précédent, nous avons vu comment la notion d’analogie apparaissait comme la marque irréfragable d’une spécificité sémiotique de l’image. En d’autres termes, cette notion tendait à faire reconnaître l’image comme image et à la distinguer immédiatement des autres types de messages ou de langage. Seulement, il est un mouvement inverse qui tend à intégrer l’image dans la sémiotique ; ou plus exactement, dans les sciences du langage comme positivité. En effet, 1 « Or, même et surtout si l’image est d’une certaine façon limite du sens, c’est à une véritable ontologie de la signification qu’elle permet de revenir. Comment le sens vient-il à l’image ? Où le sens finit-il ? Et s’il finit qu’y a-t-il au-delà ? », Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 25. Remarquer le déplacement de l’ontologie depuis l’image à la signification ; de la chose au processus. 98 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE pour démarquer l’image du langage verbal, encore faut-il que cette image soit considérée comme phénomène de langage. Sans compter qu’à trop vouloir démarquer, on risque de compromettre la reconnaissance, ô combien fragile, du statut sémiotique de l’image. Nous allons donc rencontrer un phénomène qui est le symétrique inverse de l’affirmation de spécificité : l’établissement du caractère sémiotique de l’image ; ou encore, l’appartenance de l’image au domaine de la sémiotique. La notion organisatrice de cet établissement sera profondément liée à celle d’analogie et, en même temps, théoriquement inarticulable avec elle : ce sera celle du signe2. L’image est-elle constituée de signes ? Telle est la question qui va occuper le devant de la scène sémiotique pendant des années. Le concept de « signe » est un concept linguistique qui commande toute unE série d’autres concepts et organise ainsi un champ scientifique. Aussi, l’opérativité, voire même la pertinence de l’application de ce concept, constitue ipso facto une sorte de recevabilité scientifique et donne une légitimité scientifique, non seulement à l’étude elle-même, mais encore à l’objet que l’on étudie. À l’opposé de l’analogie qui représentait le plus spécifique et le plus irréductible de l’image — ce qui, selon nos catégories de pensées, paraît l’attacher le plus sûrement, parce que le plus physiquement, à la réalité —, l’existence de signes dans l’image (ou de l’image comme signe, cela revient de ce point de vue au même) revenait à reconnaître — « de fait » à défaut de pouvoir le faire « de droit » — une nature sémiotique aux images. La découverte par l’analyse de cette « réalité » essentielle, mais imperceptible à l’œil nu, qu’est le signe « iconique », établissait ipso facto cette autre nature de l’image (= sa nature sémiotique), distincte de sa nature matérielle, artistique ou analogique. Plus profondément encore, elle attestait cette nature. La notion de « signe » dans les images (= de signe d’image)3 est devenue depuis opérationnellement obsolète, mais elle reste méthodologiquement vivace (la notion d’unité de signification est encore largement présente chez les sémioticiens). Elle fut marqueur et outil de scientificité. La critique dont elle a fait l’objet a été au centre d’un passage à une autre définition des unités de signification, tel que le texte par exemple. Surtout, elle pose la question du découpage — donc du rapport continu/discontinu — au fondement de la signification. Son inapplicabilité à certains domaines (comme celui de l’art), est, a contrario, à l’origine de nouvelles modalités d’approche de la signification dans les images et d’une nouvelle définition de l’image. 2 « Et si nous revenons à l’image, il est évident qu’elle est un objet mystérieux. Est-ce que l’image signifie ? C’est une question à laquelle on travaille, mais on ne peut pour l’instant que situer des difficultés, des impossibilités, des résistances. La plus grande résistance de l’image à se donner comme un système de signification, c’est ce que l’on appelle son caractère analogique à la différence du langage articulé. Ce caractère analogique de l’image est lié à son caractère continu […] », Roland BARTHES, « Sémiologie et cinéma », Image et son, [Cité d’après Le grain de la voix], p. 35. 3 Nous conviendrons d’employer l’expression « signe d’image » pour désigner toute utilisation de la notion de signe pour les images. INTRODUCTION 99 C’est pourquoi le deuxième volet d’une archéologie de la sémiotique des images ne peut que s’ouvrir par un examen de la formation et du destin de cette notion de « signe » dans l’image. La notion de signe comme enjeu stratégique Cependant, il ne convient pas de pousser trop loin la comparaison entre la notion « d’analogie » et la notion de « signe iconique » ; car leur statut archéologique n’est pas le même. Dans la mesure où l’utilisation de LA notion de « signe » commande la recevabilité et la légitimité scientifique, elle se trouve être un enjeu d’une tout autre nature que la notion d'« analogie ». Cette dernière est quasiment un obstacle à transformer (nous avons vu à quel point l’analogie était une difficulté embarrassante pour la sémiotique) ; elle est un enjeu « interne » à la sémiotique des images. La notion de « signe » représente, au contraire, un enjeu épistémologique « externe » au sens où son emploi traduit une prétention déclarée d’appartenance à la sémiotique : dire que l’on peut analyser l’image en termes de « signes », c’est bousculer la définition habituelle du langage, c’est faire entrer dans le langage ce qui en était jusqu’à présent absent ou exclu. Ce qui signifie que tout débat sur la notion de « signe » d’image, même lorsqu’il paraît ne concerner que les seuls sémioticiens des images, est en fait un débat dont l’enceinte réelle est l’ensemble des sciences du langage. La conséquence directe en est que nous n’avons plus seulement à faire avec des opérations discursives, mais que nous sommes face à des stratégies. Alors même que nous pensons être au plus près de débats dont l’enjeu paraît (et est) de nature scientifique, nous rencontrons des rapports de force dont la nature est sociale. N’allons pas entendre par là que les rapports de force remplacent les débats et les productions scientifiques. Simplement, nous ne pouvons nous en tenir, comme précédemment, au seul examen des procédures discursives ; ces dernières sont des vecteurs de force et donc déjà, de part en part, des stratégies4. En fait, cette dimension stratégique se situe sur trois plans différents. 1) Sur un plan qui fait intervenir un intérêt que l’on peut dire strictement épistémique et qui est essentiellement discursif. C’est le plan des avancées, des reculs, des impossibilités, des contournements, des compromis, des abandons dans l’utilisation de la notion de signe. C’est, bien entendu, le plan que nous allons privilégier. 2) Sur un plan qui fait 4 Dans l’enquête archéologique sur l’analogie, nous avons certes vu affleurer des enjeux stratégiques, ne serait-ce que ceux concernant l’hégémonie des écoles. Cependant, l’enquête pouvait (momentanément, comme on le voit) mettre entre parenthèses les stratégies, du fait précisément que la notion d’analogie était une affaire (une condition de possibilité) interne à la sémiotique de l’image. 100 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE intervenir les intérêts des domaines disciplinaires et des hommes qui s’en font les défenseurs ou en sont les propriétaires. C’est le plan des débats entre la linguistique et la sémiotique, avec les stratégies des tenants et des prétendants. Nous allons, à certains moments, traverser ce plan. 3) Sur un plan qui est celui des attentes et des intérêts nés du contexte social : c’est le cas par exemple de la forte demande en matière d’explication du fonctionnement des images dû au développement des médias. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder sur quels types d’images portent les études de sémiotique des images. La présence des dimensions stratégiques au cœur même des opérations discursives va nous conduire à modifier quelque peu notre schéma de présentation. Nous allons bien évidemment revenir sur la notion de signe dans l’image. Mais, au lieu de faire successivement une typologie des diverses définitions qui furent proposées, et une enquête archéologique, la typologie sera intégrée à l’enquête archéologique — et donc à l’approche de la stratégie. Ensuite, dans une seconde Section, nous examinerons deux concepts qui tracent les deux limites extrêmes du champ stratégique : le concept de « commutation » et le concept de « polysémie ». Enfin, dans la partie critique, nous examinerons les stratégies développées aujourd’hui par les sémioticiens de l’image face à la question de la sémiotique de l’image. Il est, en effet, arrivé un moment où les développements de la sémiotique de l’art ont obligé la sémiotique générale à reconsidérer certains de ses a priori. Elle participa alors à une critique du signe en abordant de manière sémiotique la peinture avec la notion de figure (mimêsis) et l’étude de la matière de l’expression. SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE La problématique du signe Le concept de « signe » est ancien ; il n’apparaît certes pas avec la sémiotique des images : il appartient à la tradition sémiotique occidentale1. Comme l’a très bien montré Michel Foucault en son temps, ce qui est nouveau à l’orée du XXe siècle, est ce « retour du langage » qui se traduit par l’émergence de la linguistique en tant qu’organisateur des sciences humaines2. La démarche saussurienne indique cette place de la linguistique en définissant le projet d’une sémiologie générale et en établissant parallèlement la linguistique comme « science » par une série d’oppositions méthodiques telles que Langue/ Parole, Signe/Symbole, Arbitraire/Motivé, Matière/Valeur, pour ne citer que celles dont la fortune fut des plus grandes. Quant à la théorie peircienne, elle place la sémiotique au centre de sa construction philosophico-logique couvrant toute connaissance future 3. Dans une problématique du signe, une question revient sans arrêt : comment découper les unités ? La question se présente avant tout comme une question de méthode. Dès l’instant où le processus de signification est fondé sur des unités élémentaires, le chercheur doit trouver des moyens de repérer, de définir, de classer ces unités. Mais la question est aussi une question épistémologique, car se pose la question de la définition même de ces unités élémentaires. Il faut non seulement que l’on ait affaire à des unités semblables et comparables d’un terrain à l’autre ; mais ces unités doivent répondre aux mêmes critères de définition d’un domaine à l’autre : un signe d’image doit être un « signe » au même titre qu’un signe de langue. Or, c’est là où les choses deviennent délicates. L’identité absolue de définition du signe entre les domaines étant exclue, il s’agit de définir des critères réglant les définitions. Laquelle définition de critères ne manquera pas de soulever la question de savoir quel domaine d’étude va servir de référence, quel domaine englobe les autres : domaine de la linguistique ou bien domaines des autres « langages ». En effet, si Saussure posa, en théorie, 1 Pour une présentation d’ensemble de la tradition occidentale du signe, on pourra se reporter au livre de Tzvetan TODOROV, Théorie du symbole, Paris : Éd. du Seuil, 1977, [Cité d’après coll. Points], spéc. Chap. 1 et 2. 2 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, (1966), pp. 392-395. La sémiotique est, pour Peirce, l’autre nom de la logique : Charles S. PEIRCE, Écrits sur le signe, (1978), p. 212. 3 102 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE la linguistique comme branche de la sémiologie, la linguistique fut considérée, en pratique, non seulement comme la branche historiquement la plus développée de la sémiologie, mais encore comme son modèle, son patron. La grande question est donc de savoir si la définition du « signe » relève, en dernier ressort, de la sémiologie ou bien de la linguistique. On imagine donc quelle va être la difficulté pour définir le signe d’image. La spécificité de l’image conduit, avant même de pouvoir trancher le fait de savoir s’il existe des « signes » d’image, à se demander s’il est signe sémiologique et si le signe sémiologique est identique ou différent du signe linguistique. C’est dire si le champ est largement ouvert à des stratégies possibles diverses, poursuivant des objectifs différents ! Deux types de stratégies ressortent. La première de ces stratégies a consisté à traiter le signe d’image comme signe sémiologique puis à aligner celui-ci sur le signe linguistique. Stratégie intenable à la longue comme nous le verrons, qui ne peut que mettre encore plus en lumière la spécificité de l’image. Le second type de stratégie, au contraire, est parti de cette spécificité de l’image. Nous verrons que les obstacles rencontrés par ces stratégies les ont conduites à abandonner la notion de signe. § 1. Première stratégie : le signe d’image est un signe sémiologique Signe sémiologique et signe linguistique Lorsque la sémiotique des images émerge, le champ des sciences du langage est organisé par la linguistique. Avant même de trancher sur le statut scientifique du « signe » d’image, il fallait définir celui du signe sémiologique. Le débat se passait donc, avant tout, entre sémiologie et linguistique. L’analyse des images n’était qu’une partie de la sémiotique naissante, même si elle en était le point sensible, le lieu le plus problématique. Ainsi, la sémiologie dans son ensemble (et pas seulement celle des images) se heurta au concept de signe qui était le concept central de la théorie linguistique. Par une sorte de généralisation du linguistique au langage en général, ce concept fut considéré pendant plusieurs années comme le caractère spécifique du langage même. Parler de signification revenait à parler de signes ; et étudier les signes, revenait à essayer de retrouver les caractéristiques des signes linguistiques4. 4 Ces caractéristiques sont : il est une unité de code destinée à construire le message ; c’est-à-dire 1) qu’il est conventionnel ; 2) qu’il est une unité stable d’un emploi à l’autre ; 3) qu’il fait partie d’un système et combinable avec d’autres selon des règles fixées (faisant partie elles-mêmes du système). Le signe appartient à un ensemble, le langage, dont la fonction première est la communication entre les humains ; à ce titre, son signifiant est constitué d’unités plus petites que lui (qui sont sans signifié), dites de seconde articulation. SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 103 Le phénomène apparaît très clairement dans les « Éléments de sémiologie » de Roland Barthes. A commencer par l’examen qu’il fait des signifiés du terme « signe », qui, partant d’un ensemble de définitions empruntées à des philosophes (Hegel, Peirce), des psychologues (Wallon Jung), des linguistes (Peirce, Saussure), débouche en entonnoir sur la démonstration de l’opérationnalité de la définition linguistique — en l’occurrence, saussurienne — du « signe5 ». On comprend qu’une polémique se soit installée entre les « utilisateurs » du signe (en gros, les sémioticiens) d’un côté et de l’autre, les « opposants » à cette utilisation. Les opposants considéraient cette utilisation comme une exportation indue de la notion de « signe » depuis la linguistique vers la sémiologie. La stratégie épistémique était aussi une stratégie disciplinaire. D’ailleurs, la polémique s’éteignit d’elle-même, du jour où, précisément, la notion ne fut plus un objet stratégique organisant le champ de la légitimité scientifique. La sémiologie (au sens de l’école française) une fois assise et établie, les sémioticiens affirmèrent que la notion appartenait de plein droit à la sémiotique. Il fut admis que la linguistique l’avait employée en premier pour la simple raison qu’elle était la partie la plus avancée de l’étude des langages, mais cette antériorité n’impliquait nullement une exclusivité. S’il existe, disaient-ils, des concepts spécifiques à la linguistique (comme celui de « phonème », par exemple), d’autres — comme celui de « signe », de « code », de « paradigme » ou de « syntagme » — sont le bien commun de l’ensemble des sciences du langage6. Aujourd’hui, l’emploi du terme de « signe » se fait selon deux sens différents : le sens strict, le sens large. Stricto sensu, le terme est réservé au signe linguistique, pour le reste on parle plutôt de « code », d'« unités codiques » ou « textuelles »7. Lato sensu, le terme désigne toute espèce d’unité relativement stable et combinable qui est le siège d’un processus de signification8. 5 Roland BARTHES, « Éléments de sémiologie », Communications 4 (1964), pp. 103-105. Christian METZ, « Le cinéma moderne et la narrativité », Cahiers du cinéma 185, (1966), [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], pp. 199-200. Christian METZ, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications 15, (1970), p. 4. Même idée chez Umberto ECO, « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970). 6 7 Voir ci-dessous § 4. Ce sens large recouvre la majeure partie des acceptions dont il est fait la typologie ci-dessous au §. 2. Il doit beaucoup à l’extension de la théorie peircienne du signe pour qui tout ce qui communique une information au sujet d’un objet est un signe. 8 104 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE La translinguistique, un coup stratégique dans les sciences du langage En fait, le débat théorique sur le « signe sémiologique » fut marquant mais ne dura que peu de temps. Et il faut noter qu’il possède non seulement une fin, mais aussi un commencement : les premiers textes n’en font pas un concept central. Un retour sur les débuts de la sémiologie française, laquelle contribua largement à imposer par la suite ce débat, fait apparaître clairement que les préoccupations sont ailleurs. Prenons, à titre d’exemple, la partie théorique des Mythologies (intitulée « Le mythe, aujourd’hui »). La notion de « parole » y tient une place beaucoup plus importante que celle de « signe ». C’est elle qui conduit l’ensemble du texte, de sorte que le modèle méthodologique est celui d’une analyse du processus de construction du mythe à partir du langage (du « sens » ou signe de la langue) et non pas celui d’opérations de découpage d’unités. Que Barthes traite du mythe comme « métalangage » en est un indice : la « signification » (le processus) a alors plus d’importance que le signe (l’élément)9. La sémiologie envisagée est très englobante, presque coextensive d’une sorte de sociologie générale (elle retient le projet d’une ethnologie de nos sociétés). Et elle met, par exemple, « écriture » (langage verbal) et « image » sur un pied d’égalité. Le modèle est encore le même lorsque Barthes s’attaque au « Message photographique » : il y est plus question de processus de « dénotation/connotation » que de « signe10 ». En 1964, par contre, les choses sont toutes différentes. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer les trois articles livrés par Barthes dans le numéro 4 de Communications. La « Présentation » est un véritable coup d’éclat (pour ne pas dire un coup d’État). Elle marque un basculement complet dans les rapports entre linguistique et sémiologie. Elle jette le doute sur l’existence « des systèmes de signes d’une certaine ampleur, autres que le langage humain11 ». Il existe cependant un langage second « dont les unités ne sont plus les monèmes ou les 9 Beaucoup d’auteurs ont relevé la distorsion que Barthes avait fait subir à la terminologie d’Hjelmslev, dénommant « métalangage » ce qu’il reconnaîtra lui-même un peu plus tard comme connotation. Sur ce point voir : Catherine KERBRAT ORECCHIONI, La connotation, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1977, spéc. p. 80 (n. 146). Le fait est relevé aussi dans l’article d’Umberto ECO, Isabella PEZZINI, « Sémiologie des Mythologies », ainsi que dans celui d’Eliséo VERON, « … Qui sait ? », — tous deux dans Communications 36, Paris : Éd. du Seuil, 1982. Les modifications terminologiques apportées par Barthes, qui appelle « forme », « concept » et « signification » respectivement le signifiant, le signifié et le signe du mythe, sont significatives — selon nous — de la posture anthropologique adoptée par Barthes dans les Mythologies (Paris : Éd. du Seuil, 1957), puis de son alignement sur une sémiologie du signe dans les « Éléments de sémiologie ». Ces modifications ont bien été relevées par Louis-Jean Calvet dans sa présentation de Barthes de 1973 ; mais cet auteur, menant son analyse essentiellement à partir de la notion de signe, considère ces innovations comme marques d’imperfection de la recherche barthésienne et l’approche du mythe comme « un signe sans système » comme « un grand échec », Louis-Jean CALVET, Roland Barthes : Un regard politique sur le signe, Paris : Payot, 1973, p. 57-68. Une archéologie de la notion de signe nous conduit à penser exactement le contraire. 10 Barthes parle d’ailleurs de « message » photographique de presse. 11 Roland BARTHES, « Présentation », Communications 4 (1964), p. 1. Noter tout de même le correctif anthropologique, car la phrase dans son entier est celle-ci : « Or, il n’est pas du tout sûr qu’il existe dans la vie sociale de notre temps des systèmes de signes d’une certaine ampleur, autre que le langage humain. » (C’est nous qui soulignons). SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 105 phonèmes, mais des fragments plus étendus du discours renvoyant à des objets ou des épisodes qui signifient sous le langage, mais jamais sans lui » (p. 2) — entendons : sans le langage, le « vrai ». La sémiologie devient une partie de la linguistique, appelée en tant que telle à s’absorber dans une translinguistique12. Il faut donc admettre dès maintenant qu’elle est cette partie de la linguistique « qui prendrait en charge les grandes unités signifiantes du discours ; de la sorte apparaîtrait l’unité des recherches qui se mènent actuellement en anthropologie, en sociologie, en psychanalyse et en stylistique autour du concept de signification » (p. 2). L’unification des recherches sur la signification présuppose une répartition des études sémiologiques selon deux directions : l’analyse structurale du message narratif et le classement des unités de connotation. Le même texte continue par une série de restrictions sur les conditions de possibilité du sens et par une description des recherches, moyens et résultats de la sémiologie, qui met l’accent sur le peu de chemin parcouru. Nous sommes loin de l’expansion théorique promise à la sémiologie des mythologies quelques années auparavant ; mais, au contraire, face à une position de net repli13 ! En revanche, les deux autres articles, « Rhétorique de l’image » et le volumineux « Éléments de sémiologie », sont beaucoup plus nuancés — pour ne pas dire franchement partagés. On y trouve les marques du virement à la trans-linguistique, mais on y retrouve aussi celles d’un esprit plus dégagé de la « normalisation » linguistique. Au dossier des marques d'« indépendance » vis-à-vis de la linguistique, il faut verser l’étude de l’image en terme de processus de connotation/dénotation dans « Rhétorique de l’image », ou bien encore la légèreté avec laquelle Roland Barthes traite du rapport arbitraire/motivé dans les « Éléments de sémiologie ». On y retrouve affirmé le principe d’un entrecroisement des images et du verbal ; revendiquées l’existence et la complexité de ces « systèmes impurs » où se mêlent le motivé et l’immotivé ; poursuivie l’intuition d’une économie anthropologique de la signification qui serait caractérisée par une circularité entre l’analogique et l’immotivé, par « une double tendance (complémentaire) à naturaliser l’immotivé et 12 Trans-linguistique « dont la matière sera tantôt le mythe, le récit, l’article de presse, bref tous les ensembles signifiants dont la substance première est le langage articulé, tantôt les objets de notre civilisation, pour autant qu’ils sont parlés (à travers la presse, le prospectus, l’interview, la conversation et peut-être même le langage intérieur, d’ordre fantasmatique). », Ibid., p. 2. 13 Umberto Eco et Isabella Pezzini (« Sémiologie des Mythologies », Communications 36, 1982, pp. 19-42) y voient deux raisons. La première est un recul stratégique, un « raidissement académique », dû aux attaques des linguistes défendant une sémiologie orthodoxe, « une sémiologie de la communication » et celle de Mounin précisément ; Barthes serait donc « allé chercher des garanties dans la linguistique ». La seconde tient à une sorte de confusion entre sa capacité à interpréter (au sens peircien du terme) verbalement les autres systèmes de signification (parce que, en tant qu’écrivain, il « montrait, parce qu’il mettait sous les yeux de tous leur capacité autonome de signification ») et la fondation — selon le mot de Barthes lui-même — de ces systèmes par le langage verbal (pp. 24-25). On notera pour mémoire que dans ce numéro 4 de Communications figure l’article de Christian Metz, « Le cinéma : langue ou langage », qui avance, pour la première fois, que le cinéma est un langage sans langue et qui conteste la mise en dépendance de la sémiologie sous la linguistique. 106 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE intellectualiser le motivé (c’est-à-dire à le culturaliser)14 ». Le registre du signifiant reste le registre dominant, et la visée celle de l’appréhension de processus intersémiotiques. Au dossier des marques de virement à la trans-linguistique, on mettra d’abord le plan des « Éléments de sémiologie ». Ce détail en apparence anodin traduit l’organisation conceptuelle : le rapport Langue/parole (examiné en linguistique, puis en sémiologie) commande l’ensemble de la présentation, c’est-à-dire l’examen des rapports Signifiant/ signifié, puis Syntagme/système et enfin Dénotation/connotation. Domine la volonté de reconnaissance d’une Langue (du vêtement, de l’ameublement, voire du système second — de connotation — de la presse) ; et le repérage des unités de signification (ainsi que le classement de ces unités syntagmatiques arrangées en paradigme selon des oppositions pertinentes) devient la préoccupation centrale. En revanche, la dénotation et la connotation ne sont abordées qu’en dernier ; elles le sont de surcroît non en tant que processus mais en tant que systèmes de signes (d’unités). On le voit, le signe sémiologique — les grandes unités signifiantes — est au centre de l’édifice théorique : son repérage et son découpage organisent toute la procédure d’analyse. Ce signe sémiologique est fondé, en amont, sur le rapport linguistique/sémiologie, tandis qu’en aval il règle l’analyse de la connotation 15. La difficulté d’un alignement de la sémiotique de l’image sur le modèle linguistique Si nous nous sommes arrêtés sur cet exemple, ce n’est pas pour revenir une nouvelle fois — et après beaucoup d’autres — sur ce qu’Umberto Eco et Isabella Pezzini appellent, à tort ou à raison, le « raidissement académique » de Roland Barthes16. À cause du rôle de promoteur de la sémiologie adopté par Barthes, on y voit, plus que chez tout autre, comment, au fil des textes, la partie stratégique d’installation de la sémiologie (en fait : stratégie de reconnaissance d’ordre épistémologique) se solde momentanément par l’alignement de la sémiologie sur le « patron linguistique », pour employer l’expression d’Hubert Damisch. 14 Roland BARTHES, « Éléments de sémiologie », Communications 4 (1964), pp. 111-112. Cette conception des rapports entre les langages conduit à relativiser la notion de « trans-linguistique » ; d’un côté, en effet, elle ramène tous les ensembles signifiants sous l’égide du linguistique ; d’un autre, elle fait du langage verbal une sorte de fond symbolique, à partir duquel s’élabore une dimension proprement anthropologique. Barthes conserve donc ainsi l’objet de la sémiologie des Mythologies qui est le message et son média. 15 Ce virement à la trans-linguistique est (déjà, en 1963) largement présent dans le Système de la mode (Paris : Éd. du Seuil, 1967) dans lequel Barthes affirme que le langage est le fondement du sens. 16 À tort et à raison devrions-nous écrire. Car nous ne mettons au jour, dans ces lignes, que l’aspect limitatif du virement trans-linguistique. Parce que, du point de vue d’une archéologie de la sémiologie comme « formation discursive », pour parler comme Michel Foucault, ce virement fonctionne comme un coup d’arrêt. Mais c’est certainement parce qu’il n’y a pas les conditions de possibilité d’un autre type de stratégie. D’où le détour, après le virement, par la littérature, puis le retour à l’image dans La chambre claire, (1980). Signalons qu’Émile Benveniste fait une allusion, à la fin de « Sémiologie de la langue » (Semiotica 1, pp. 1-12, et 2, pp. 127135, La Haye : Mouton, [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, Paris : Gallimard (coll. « TEL », 47)], p. 66), à une analyse trans-linguistique qui correspond à l’étude des textes et des œuvres et qui prend son appui sur l’analyse de l’énonciation. SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 107 Dans un tel processus d’alignement, l’image est en première ligne. Elle y est l’opposé du linguistique, l’autre du texte. Nous dirons : son envers. D’une part, à cause de l’analogie : l’image ne peut être discrétisée, découpée en unités. Mais d’autre part, elle n’est pas moins proche du langage, puisque nombre de systèmes de communications sont visuels. Toute une mythologie « sémiotique » de l’image s’installe, venant prendre le relais de la mythologie commune : l’image est « réfractaire », elle « résiste » au sémioticien ; l’image est un moyen de communication universel, moins soumis que le langage aux frontières « des » langues. Opaque et transparente. En bref, rétive à l’analyste et accorte avec le vulgaire 17. Il va falloir qu’elle se range ; son étude doit prendre place parmi les sciences. Il lui faut se comparer et se démarquer de la linguistique ; ni trop ressembler, ni trop s’éloigner. Un des bons indices de cette stratégie est le nombre d’articles qui répondent au « rituel d’ouverture » par un examen de la légitimité de l’emploi du terme « signe » à propos des images18. Cela ne dure pas : la période de « l’ère du signe » en sémiotique de l’image est courte. La théorie du signe « iconique » correspond grosso modo depuis le n° 4 de Communications jusqu’à l’établissement de la thèse de « l’analogie construite » vers 1970. Mais en fait, son sort était déjà scellé dès « Rhétorique de l’image » : celui d’une impossibilité à penser la signification en image au moyen du concept de « signe19 ». La stratégie d’alignement sur le modèle linguistique va ainsi se solder par un foisonnement des conceptions du « signe » d’image. Nous conclurons donc l’examen de cette stratégie par une présentation typologique de ces diverses conceptions. 17 Une telle mythologie de l’image se lit dans la façon dont on traite les images « mineures » et « de basse condition » comme les affiches, la publicité, la bande dessinée, etc. Par la suite, le mouvement s’inversera : l’image acquerra ses lettres de noblesse de la sémiotique, du marché (cf. le marché que représentent la création des images et les prix qui s’y pratiquent) et de la Culture. 18 Voir par exemple les articles de Christian METZ, « Au-delà de l’analogie, l’image » (pp. 1-10), et d’Umberto ECO, « Sémiologie des messages visuels » (pp. 11-25), dans Communications 15, (1970). Autre exemple : « On peut alors reposer la question du signe en ces termes : y a-t-il dans le visible, quelque chose que nous puissions nommer signe, au sens d’une “unité distincte d’un système sémiotique”, (en l’occurrence du système sémiotique figuratif) comportant lui-même, comme l’écrit Benveniste, “un répertoire fini de signes, des règles d’arrangement qui gouvernent les figures, indépendamment de la nature et du nombre des discours que ce système permet de produire.” », Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p. 9. 19 Cette datation est évidemment valable dans les limites définies au champ d’étude ; à savoir : les textes sémiotiques écrits (et non les communications orales par exemple). Par ces textes, la recherche sémiotique se diffuse pour entrer ensuite dans le champ épistémologique des autres disciplines. C’est ainsi, par exemple, que l’on trouve une présentation de la discussion du rapport entre signe linguistique et signe iconique dans l’ouvrage de sociologie du cinéma de Pierre Sorlin paru en 1977. L’activité de la sémiotique y est alors définie ainsi : classer les types de signes ou d’indices utilisés au cinéma ; les regrouper dans la mesure où ils permutent les uns et les autres (par conséquent, se rangent dans la même catégorie) ; envisager leur mode d’articulation. Voir Pierre SORLIN, Sociologie du cinéma : Ouverture pour l’histoire de demain, Paris : Aubier Montaigne, 1977, pp. 57-58. On lit d’ailleurs dans cette présentation, hormis une excellente discussion des limites de l’approche sémiotique, une curieuse définition du signe — très syncrétique, réunissant des conceptions élaborées de manière parfois contradictoire à des périodes différentes de la sémiotique : « Un signe est en effet exclusivement une unité (parole, dessin, objet) utilisée à la place d’une autre unité, pour désigner celle-ci et permettre d’engager une communication à son propos. » (p. 52). 108 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE § 2. Typologie des conceptions du signe d’image Le paradoxe du « signe iconique » Qu’est-ce donc qu’un signe d’image — mieux même : que peut être un tel signe ? La question fait partie, de plein jeu, de la polémique entre sémiologie et linguistique : celle qui porte sur la légitimité des « signes sémiologiques ». Mais elle est surtout difficile et embarrassante. On peut en effet polémiquer sur la définition des signes sémiologiques, sur la légitimité à admettre comme « systèmes de signes » des processus de signification mal définis. Il est plus difficile de nier l’existence d’une communication visuelle. Le code de la route ou les signaux marins, considérés comme des systèmes sémiologiques exemplaires par les plus pointilleux des linguistes, sont composés pour majeure partie de systèmes visuels. D’où le paradoxe des signes d’images, pris entre l’indéfinition des systèmes de signes sémiologiques dans lesquels ils entrent et leur évidente participation au fonctionnement de la communication visuelle. Les pires difficultés se font donc jour dès qu’il s’agit de définir un tant soit peu précisément ce qu’est un « signe d’image ». L’examen des différents textes qui tentent une telle définition — ou qui simplement utilisent la catégorie de « signe » (d’image) — apporte des enseignements sur deux points. Le premier concerne ce que nous appellerons l'« a priori iconique » ; le second, une possible typologie de ces emplois. 1) Qu’est-ce donc que l'« a priori iconique » ? On aura sans doute remarqué le soin que nous mettons à nous démarquer de l’habitude qui veut que l’on parle de signe iconique (nous disons : « signe d’image » et non signe iconique). En effet, parler de « signe iconique » revient à reconnaître — explicitement ou non — que la spécificité de l’image réside dans la ressemblance avec le monde. L'« a priori iconique » (de l’image comme icone de l’objet) fait que l’usage même de la notion de « signe iconique » installe celui qui y a recours au plus près de la définition commune de l’image, oblitérant du critère de la ressemblance l’ensemble du fonctionnement sémiotique de l’image. Dès lors, l’analyse de tels « signes iconiques » comme signes relève, à proprement parler, du paradoxe : définir un signe iconique, c’est s’interdire de trouver des signes bien formés ; définir le signe iconique, c’est laisser échapper l’image. D’autant plus que, du point de vue méthodologique, le risque sera grand de se retrouver pris dans un cercle vicieux fort bien épinglé par Umberto Eco : « …de quelle manière reconnaissonsnous les unités discrètes ? Réponse : d’après une ressemblance iconique20. ». C’est probablement ce 20 Umberto ECO, « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970), p. 27. On trouve un questionnement identique chez Barthes, bien que formulé différemment : « Comment découper les systèmes de SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 109 qui explique le peu de fortune de la notion de signe iconique. Autant sa place fut grande dans l’imaginaire des chercheurs, autant son destin théorique fut réduit. 2) En revanche, le nombre d’expressions utilisées pour désigner le signe d’image est impressionnant. Se pose donc le problème, très pratique, de leur classement. Par exemple, le terme « iconique » est imprécis : tantôt il entre dans l’expression générale « signe iconique » sans que l’on sache exactement quelle caractéristique il désigne, tantôt il correspond à une caractéristique qui sert à nommer le signe, comme on dit « signe figuratif » ou « signe pictural ». Aussi, afin d’éviter les flottements terminologiques, de discriminer au mieux les diverses caractéristiques du signe d’image, et donc d’obtenir des catégories précises, nous avons traité la littérature sémiotique sur les images à la fois sur le mode d’un corpus et sur celui d’une population statistique. Traiter comme un corpus permet de dégager des catégories par saturation. Toute occurrence d’une expression entrant dans la catégorie générique de signe d’image est comparée aux expressions déjà repérées. Le corpus est dit « saturé » lorsque les occurrences ne sont que des répétitions d’expressions déjà repérées. Mais observer conjointement la fréquence d’apparition de chaque expression permet d’organiser les catégories autour des expressions les plus utilisées. Précisons enfin que nous n’avons retenu que les occurrences contenant le terme « signe » (exemple : signe figuratif) à l’exclusion de « texte », « code », « phénomène », « image », etc.. La classification porte par conséquent essentiellement sur la qualification du signe. Il apparaît alors que les expressions utilisées pour désigner le signe d’image se laissent classer selon quatre catégories, qui correspondent chacune à une caractéristique du signe iconique : le signe d’image 1) comme unité verbalisée, 2) comme unité analogique, 3) comme unité de signification, 4) comme unité plastique. Pour désigner ces types de signes d’image, nous emploierons, par convention, les dénominations de signe verbalisé, de signe analogique, de signe informatif et de signe plastique. Les caractéristiques ainsi dégagées fonctionnent de fait, pour les auteurs, comme des « codes de spécificité », bien qu’elles ne soient pas toujours considérées explicitement comme telles. Dressons bilan de notre inventaire. Le signe verbalisé La première catégorie est constituée par les occurrences dans lesquelles le signe iconique est une unité définie par verbalisation. Il y aurait alors découpage de l’image grâce à la lexicalisation. signes analogiques ? Comment faire varier le sens ? », Roland BARTHES, « Sur le cinéma », Cahiers du cinéma 147, sept. 1963, [Cité d’après Le grain de la voix], p. 20. 110 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE Étant donné les attaches de la notion de « signe » avec l’étude du langage verbal, on pourrait imaginer que cette catégorie va être bien fournie. Or, ce n’est absolument pas le cas : l’on a même difficulté à trouver des exemples purs. Même si intuitivement, et à la lecture, la verbalisation des images est une question toujours sous-jacente et prête à refaire surface, le terme de « signe » lui-même n’apparaît pas, à vrai dire, directement (on y parle de « dénomination », de « signifié » ou « signifiant », pas de « signe »). Par exemple, la notion de « figure » chez Louis Marin ou Jean Louis Schefer semblerait pouvoir relever de cette catégorie dans l’exacte mesure où elle correspond à un mixage entre le lisible et le visible. Ce qui a pu faire dire que « le langage verbal est le médiateur de la sémioticité du texte21 ». Mais la notion de signe figuratif, qu’emploie par exemple Louis Marin, indique assez que l’analogie construite intervient aussi et que la constitution de la figure ne se réduit pas à un procès de verbalisation22. En définitive, cette catégorie — au regard des critères que nous nous sommes donnés, c’est-à-dire la présence effective du terme « signe » — est quasi-vide. Comme si la notion de « signe d’image » s’effaçait avec la lexicalisation. Nous retrouvons là le caractère paradoxal de la notion elle-même : le « signe d’image lexicalisé » est devenu un signe sémiologique commun, ordinaire. L’essentiel réside, ainsi que nous le verrons un peu plus loin, dans le processus de verbalisation (processus d’inter-sémioticité) ; ce qui exclut du même coup l’emploi du terme de « signe » ; terme qui présuppose un découpage préexistant en unités stables. Le processus de verbalisation est en revanche considéré comme partie de l’opération de constitution des unités. Le signe analogique La seconde catégorie, constituée par les occurrences dans lesquelles le signe iconique est une unité définie à partir de son caractère analogique, est — à l’opposé de la première — largement pourvue ; cela tient à la forte attraction qu’exerce la notion d’analogie sur la définition même de l’image. L’ensemble des différentes occurrences répertoriées se laisse aisément ventiler selon les quatre types d’analogie que nous avons dégagés précédemment23. Ainsi rencontre-t-on des signes iconiques référant soit à l’analogie iconique proprement dite, soit au processus analogique, soit à l’analogie construite, soit enfin à l’analogon : 21 Umberto ECO, Isabella PEZZINI, « Sémiologie des Mythologies », Communications 36, (1982), p. 34. Les auteurs voient dans les thèses de Marin et de Schefer un accomplissement de celle de Barthes selon laquelle le message non-codifié (le « message sans code ») le devient par lecture, et aussi en ce qu’ils soutiendraient « qu’il ne peut y avoir une sémiotique du visuel qu’à partir de l’identification de la “visibilité” avec la “lisibilité” ». 22 Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p 30. Il n’est pas sûr que l’on puisse en dire de même de Jean-Louis Schefer. On trouve un même type de tourniquet « visible-lisible » à propos des « codes de nomination iconique » chez Christian Metz ; par exemple : Langage et cinéma, ([1971] 1977), pp. 24-25. 23 Voir ci-dessus, Chap. 1, Section. B. SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 111 1) Par référence à l’analogie iconique proprement dite, on aura principalement le « signe iconique » de Morris24. Souvent repris et discuté, ce terme est devenu, pour une grande part, terme générique. On parle alors de signe iconique pour désigner tout signe qui appartient à l’image et pour marquer l’opposition que celle-ci entretient avec les autres systèmes de signes. En ce cas, on pourrait dire que l’image est caractérisée par une sorte d'« analogie en général » qui lui est presque essentielle. Chaque fois que nous employons « signe iconique » en un sens général, l’expression équivaut en fait à « signe d’image ». 2) Par référence au processus analogique (vs digital), citons l’emploi qu’en fait Umberto Eco. Suite à sa critique de la ressemblance comme critère de définition du signe iconique, il propose une définition du « signe iconique » comme « un modèle de relations homologue au modèle de relations perceptives »25. 3) Par référence à l’analogie construite : c’est de loin la catégorie la plus fournie. On trouvera dans cette catégorie : les « signes iconiques » que le Groupe µ oppose aux « signes plastiques » (sur lesquels nous reviendrons un peu plus loin)26; les signes iconiques dont parlent les historiens d’art pour désigner tantôt les objets figuratifs, tantôt l’ensemble de l’image (ou du tableau), dans la mesure où ils sont figuratifs ou mimétiques27; les « signes figuratifs » dont parle Louis Marin lorsqu’il n’emploie pas le concept de « figures28 » ; les « images-signes » de Pier Paolo Pasolini qui sont des unités du monde visible déjà sémiotisées (par fait de culture) et qui servent de matériau aux images (spécialement cinématographiques) ; ou encore en un sens voisin les « situations-signes-iconisées » de Michel Tardy29. 24 Charles MORRIS, Signs, language and behaviour, New York : Prentice Hall, 1946, est cité par Umberto ECO « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970), p. 13. 25 Umberto ECO, « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970), p. 21. Un peu plus loin dans le même article, il dit qu’ils peuvent être alors assimilés à des « sèmes » iconiques. Ajoutons, pour mémoire, que cette conception du signe iconique réfère à une conception philosophique de l’analogie comme homologie. Pour Eco, les codes sont dans l’image parce qu’ils sont déjà dans la perception : « les signes iconiques reproduisent quelques conditions de la perception de l’objet, mais après les avoir sélectionnées selon des codes de reconnaissance et les avoir notées selon des conventions graphiques par lesquelles un signe arbitrairement donné dénote une condition donnée de la perception ou, globalement, dénote un perçu arbitrairement réduit à une représentation simplifiée », Ibid., p. 16. 26 Groupe µ [Jacques DUBOIS, Philippe DUBOIS, Francis EDELINE, Jean-Marie KLINKENBERG, Philippe MINGUET], « Iconique et plastique : Sur un fondement de la sémiotique visuelle », Revue d’esthétique 1979 (1-2), Paris : Union Générale d’Édition, pp. 173-192. 27 Par exemple Hubert DAMISCH, Théorie du /nuage/: Pour une histoire de la peinture, Paris : Éd. du Seuil, 1972, p. 30. M. SCHAPIRO parle, par exemple, des « éléments mimétiques » ou « non-mimétiques » des signes iconiques, dans « On somes Problems in the Semiotic of Visual Art, Field and Vehicle in Images-Signs », Semiotica 1(3), La Haye: Mouton, 1969 ; Trad. par J. C. Lebensztejn, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques », Critique 315-316, août-sept. 1973, Paris : Éd. de Minuit ; [Cité d’après Style, artiste et société, Paris : Gallimard, 1982], pp. 7-34. 28 Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p. 30. Noter que le terme est alors défini par sa double fonction de « désignation » du référent et d'« expression » d’un sens (signifié). 29 On trouve une discussion des thèses de Pasolini et de Tardy dans Christian METZ, « Le cinéma moderne et la narrativité », Cahiers du cinéma 185, (1966), [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], pp. 185221 et Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image : Sur quelques exemples d’images publicitaires, Paris : Didier, 1976, p. 235. 112 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE 4) Par référence à l’analogon : citons la distinction faite par Eliséo Veron entre « signe analogique » (imitatif), « signe métonymique » (message venant de la perception d’une action en cours) et « signe digital » (langage verbal, signaux routiers)30. Le signe informatif La troisième catégorie est constituée par les occurrences dans lesquelles le signe iconique est défini à partir de sa fonction de signification. Il faut entendre par là que la fonction de référence analogique passe au second plan ou disparaît derrière une signification propre à l’image : un contenu est attaché à l’image, distinct de ce qu’elle représente 31. L’image « à contenu » — à visée de communication intentionnelle ou non — utilise sa capacité analogique et ses particularités plastiques pour produire du sens. On peut donc classer les diverses occurrences de cette catégorie en deux sous-catégories, selon que le matériau utilisé pour la signification fait plutôt appel à la mise en forme de la dimension analogique ou, à l’inverse, à la mise en forme de la dimension plastique de l’image : 1) D’un côté, on aura les signes du message iconique connoté (ou symbolique), qui a pour support le message iconique dénoté. On a reconnu dans ce type de signe ce que l’on appelle depuis les « signes de connotation de l’image », tels qu’ils sont présentés dans « Rhétorique de l’image32 ». D’une manière plus générale, le signe iconique est un « signe-typique » : il s’oppose donc au signe verbal, graphique, gestuel33. Nous rejoignons ici l’équivalence « signe iconique » = « signe d’image ». 30 Eliséo VERON, « L’analogique et le contigu », Communications 15, (1970), pp. 52-69. Un signe analogique peut représenter des messages d’un autre type. C’est, à notre sens, ce qui distingue le signe analogique ainsi entendu des signes iconiques référant soit à l’analogie iconique proprement dite, soit à l’opposition analogique vs digital, soit à l’analogie construite. 31 Nous rejoignons ici la tradition d’un mode de fonctionnement de l’image défini par l’iconologie de Ripa, comme le montre Hubert DAMISCH, « Huit thèses pour (contre ?) une sémiologie de la peinture », Macula 2, (1977), pp. 17-23. 32 Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 29-30. On remarquera, à nouveau, la manière dont Barthes est partagé entre une approche en termes de « processus » (de connotation) et une formalisation en terme de « signes » : dans le paragraphe intitulé « Les trois messages » (pp. 26-30), il repère quatre signes discontinus dans l’image de la publicité des pâtes Panzani. Par contre, lorsqu’il décrit le fonctionnement et l’articulation dénotation/connotation dans le paragraphe « Rhétorique de l’image » (pp. 37-42), il présente le système de l’image comme un syntagme dénoté qui est articulé (articulation, au sens de mise en relation et de découpage) à un système connoté. D’où un hybride sémiotique, qui traduit la saisie d’un procès anthropologique, mais paraît une curiosité d’un strict point de vue de théorie du signe (la connotation n’y est que système, la dénotation que syntagme). 33 Roland BARTHES, « Éléments de sémiologie », Communications 4 (1964), p. 109 : « […] il serait bon de réunir tous les signes, en tant qu’ils sont portés par une seule et même matière, sous le concept de signe typique : le signe verbal, le signe graphique, le signe iconique, le signe gestuel formeraient chacun un signe typique. » SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 113 2) À l’autre extrême, on trouve le signe graphique qui résulte d’une utilisation monosémique et rationnelle de la perception visuelle de l’image, de sorte que l’information (le contenu à transmettre) peut être transcrite par manipulation des variables visuelles34. 3) Entre les deux, prendra place l’iconologie qui traite des significations qui viennent s’ajouter secondairement à la figuration ou bien qui sont produites par une mise en scène spécifique35. À cette acception, on rattachera la notion de « signe-image » employée par René Lindekens pour désigner l’image considérée dans sa totalité comme un signe 36. Le signe « plastique » Dans la quatrième et dernière catégorie, le support devient primordial : il ne sert pas à exprimer une information qui lui serait externe, mais ce sont ses qualités mêmes qui possèdent un sens. Les occurrences sont diverses ; on peut cependant distinguer celles correspondant à une désignation générique de celles qui renvoient à une analyse circonstanciée. Deux cas de figure donc : 1) Un emploi pour désigner de manière générique les signes d’image qui ne sont pas analogiques. En ce cas la désignation est essentiellement oppositive : elle se démarque du terme générique de « signe iconique ». Tel est le cas de termes comme ceux de signe plastique (= signe appartenant au domaine artistique), de signe graphique ou de signe pictural qu’emploie parfois Louis Marin37. Meyer Schapiro emploie selon des modalités similaires le terme de « signe pictural »38. 2) Une recherche de définition d’une des spécificités de l’image, par différence avec la signification fondée sur l’analogie mais aussi avec celle fondée sur la verbalisation ou l’information. C’est ainsi que le Groupe µ fait une analyse détaillée de ce qu’il appelle « signe plastique » et René Lindekens, « signe iconique »39. 34C'est la thèse qui sert de fondement à la sémiologie graphique de Jacques Bertin, Sémiologie graphique : Les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris : Gauthier Villars/La Haye : Mouton, 1967, (Pour un résumé de cette thèse : « La graphique », Communications 15, Paris : Éd. du Seuil, 1970, spéc. 172-181). Metz en a fait une analyse détaillée dans « Réflexions sur la “Sémiologie graphique” de Jacques Bertin », Annales (Économies, Sociétés, Civilisations), 1971 (3-4), mai-août, Paris : Armand Colin, [Cité d’après Essais sémiotiques, Paris : Klincksieck, 1977], pp. 69107. 35 Le modèle en est donné par Erwin PANOSFKY, Essais d’iconologie :…, ([1939], 1967). 36 René LINDEKENS, Essais de sémiotique visuelle, (1976), p. 82. 37 Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), par exemple : p. 9, p. 29, p. 130. 38 Meyer SCHAPIRO, « Quelques problèmes de sémiotique… », Critique 315-316, ([1969] 1973), [Cité d’après Style, artiste et société], p. 29. 39 Groupe µ, « L’image dans l’image », Revue d’esthétique 1979 (1-2), pp. 173-192, et René LINDEKENS, Essais de sémiotique visuelle, (1976). 114 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE On voit donc que les diverses expressions qui servent à désigner le signe d’image « décrivent » les caractéristiques du signe d’image. Ainsi, l’alignement du signe d’image, comme signe sémiologique, sur le signe linguistique fait apparaître, en définitive, non ce qui rapproche le premier du second, mais ce qui l’en distingue. Ce processus est manifeste dans la conception d’un Umberto Eco, mais peut-être plus encore, nous allons le voir, dans les analyses du Groupe µ et de René Lindekens. Ces analyses possèdent la particularité de tenter de fonder une théorie du signe d’image en tant que signe. Elles entrent, en effet, dans un second type de stratégie qui vise à fonder le signe d’image dans ce qui le spécifie et non dans ce qui le rapproche du signe linguistique. Elles vont trouver cette spécificité non dans l’analogie, mais dans la composante « plastique » de l’image. § 3. Seconde stratégie : le signe d’image comme signe spécifique L’iconique et le plastique pour le Groupe µ Critiquant le schéma classique « selon lequel le “signifié de l’image” serait son plan iconique et le « signifiant » son plan plastique », le Groupe µ rétablit ce qui, selon lui, y est oublié : l’existence d’un signifié plastique et la différence entre signifiant iconique et signifiant plastique 40. L’on a ainsi, à partir de la distinction introduite entre ordre iconique, qui engage la mimêsis, et niveau proprement plastique, qui concerne la signification attachée à la matérialité même de l’image, deux types de signes : le « signe iconique » et le « signe plastique ». Chacun des deux signes comporte de surcroît un plan de dénotation et un plan de connotation 41. Les auteurs tirent les conséquences de cette distinction entre signe plastique et signe iconique ; ils examinent par exemple l’usage de ces signes sur le plan du message et le contenu du signe plastique ; ils indiquent aussi l’intérêt de cette distinction sur le plan de l’analyse de l’image (dans l’établissement des isotopies en peinture, par exemple) ; ils en déduisent enfin les limites sémiotiques de l’image (l’absence de code définitif, de grammaire et de lexique universels pour le signifiant comme pour le signifié plastique). 40 Groupe µ, Ibid., p. 177. 41 Alors que, dans le schéma classique, il existe deux niveaux de signes (la dénotation et la connotation), la structure sémiotique possède ici quatre niveaux : 1) la dénotation plastique ; 2) la connotation plastique ; 3) la dénotation iconique ; 4) la connotation iconique. Les auteurs donnent l’exemple de la représentation d’un cercle graphique : la forme ronde constitue le signifiant iconique (niveau 3 et 4) et le signifiant plastique (niveau 1 et 2), le signifié iconique de dénotation (niveau 3) pourra être par exemple /tête/, /soleil/ ou /ballon/; le signifié iconique de connotation (niveau 4) pourra être /joie/ ou /dieu/; le signifié plastique de dénotation (niveau 1) pourra être le concept de /circularité/; le signifié plastique de connotation (niveau 2) pourra être l’effet de sens /perfection formelle/. Groupe µ, Ibid., pp. 179-181. SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 115 Iconique et iconisation chez René Lindekens Ce que le Groupe µ appelle « plastique », René Lindekens, le nomme « iconique ». C’est dire le champ de variation des dénominations en matière de signes iconiques. Nous avons vu, à propos de l’analogon photographique-filmique, que René Lindekens abordait l’analogie ni par la ressemblance (analogie iconique proprement dite), ni par la discrétisation du continuum analogique (digitalisation de l’analogique), ni par la mimêsis (l’analogie construite) ; mais par le « lien » originaire que l’enregistrement mécanique établit entre l’image et le monde42. Cette originalité d’approche, fondée en grande partie sur la phénoménologie, est également présente dans sa conception du signe iconique (au sens de signe d’image). Ses Éléments pour une sémiotique de la photographie, parus en 1971, traitent de la manière dont il convient de comprendre, d’un point de vue sémiotique, ce « lien ». Étudiant les aberrations et les transformations que le processus mécanique-chimique de photographie introduit dans la reproduction du réel et le rapportant à une approche phénoménologique du regard comme usage du langage iconique 43, il vient à poser l’hypothèse d’un écart entre le réel (de référence, non celui de l’image) et l’image achevée ; écart qui va servir de support à la signification. Entre la réalité visuelle et leur expression stabilisée et définitive sur l’image, n’étant plus des objets réels et n’étant pas encore des « objets iconiques », les objets du monde sont des « objets iconisés ». Tandis que les objets iconiques sont identifiables et identifiés par celui qui regarde l’image, c’est-à-dire qu’ils peuvent être reconnus et nommés, les objets iconisés sont antérieurs à toute identificationverbalisation. Toute la théorie du signe iconique élaborée par Lindekens fait fond de l’existence de ce niveau antérieur à l’identification-verbalisation, qui est à la fois radicalement différent de lui et en même temps sa condition de possibilité. Ce niveau, situé dans l’écart creusé par l’iconisation entre le réel et l’image, Lindekens l’appelle niveau dénotatif iconique44. Cette théorie situe donc le signe iconique entre le réel et l’image ; non pas, comme cela se fait habituellement, sur l’image ou dans le réel. L’iconique est à ce lieu — cet écart — où se noue la mise en signification du réel par sa représentation même. D’où l’originalité de l’approche, elle se démarque du modèle sémiotique courant, bien qu’elle se réfère à la théorie d’Hjelmslev. D’où aussi la complexité d’une théorie qui n’est pas, il faut le dire, des plus faciles à saisir. Du point de vue qui nous intéresse pour l’instant — à savoir celui du signe iconique —, nous retiendrons sept points de la thèse avancée par Lindekens : 42 Voir ci-dessus, Chap. 1, Sect. 2. 43 Rappelons que pour Hjelmslev, l’usage est l’ensemble des traits par lesquels le système se manifeste. Le regard porte évidemment sur la photographie. 44 L’iconisation correspond à un premier écart entre réel et image, le second est celui de la verbalisation. Ce domaine que Lindekens appelle l’iconique se situe très exactement entre ces deux écarts. 116 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE 1) Contrairement à ce que les analyses d’images photographiques de publicité ou de presse ont pu faire croire, il existe un niveau dénotatif (codé) distinct du niveau rhétorique45. 2) La dénotation serait le pouvoir qu’ont les images, « en deçà de toute verbalisation, de nous imposer leur structure — et de s’interposer entre le réel et nous, lecteurs » (p. 200). La dénotation est proprement « iconique »46. Il faut donc distinguer le « Signifié iconique dénotatif » (le « sens iconique » qui appartient à la dénotation iconique) et le « Signifié d’identification-verbalisation » (la « signification »)47. 3) Le Signifié d’identification-verbalisation n’est pas dénotatif mais connotatif. Ce qu’on appelle habituellement « dénotation analogique » est en réalité une connotation qui s’appuie sur la dénotation iconique (voir le point 5) et en même temps la dissimule48. 4) La structure du « signe iconique » est constituée d’un signifiant iconique (qui correspond à la mise en forme des volumes, lignes, surface, etc.) et d’un signifié qui est le « sens iconique » de l’image. Exemple de sens iconique : ce qui fait dire qu’une typographie est « élégante » ou « sobre ». 5) Le langage iconique se construit sur quatre niveaux. Premier niveau : structure du réel. Deuxième : écart de « l’iconisation » du réel, qui introduit le signifié iconique (avant toute verbalisation) en même temps que s’amorce la verbalisation. Troisième : l’engendrement du signifié connotatif analogique (= la reconnaissance-verbalisation). Quatrième : le niveau rhétorique49. 6) Le processus de lecture est inverse à l’ordre des niveaux : il commence par le niveau rhétorique. 7) Le mécanisme d’iconisation est « introvécu », mais non verbalisé50. Comme il est infra-verbal, son approche oblige à l’usage d’un simulacre51. 45 Lindekens critique la thèse barthésienne d’un niveau dénotatif sans code. La confusion entre niveau dénotatif et niveau rhétorique vient de ce que l’usage social de la photo (en presse ou en publicité) neutralise le niveau dénotatif au profit d’une rhétorique interne (mise en scène) ou externe (légende) qui contraint à regarder la photo telle qu’elle n’est pas. Ibid., p. 200. 46 Le niveau dénotatif iconique est « l’ensemble des traits qui doivent tout à la structure proprement iconique et dont on peut dire qu’ils sont le niveau par lequel, aussi “objective” que soit la photo (donc aussi dépourvue d’ambitions rhétoriciennes), le lecteur passe sans le savoir. », Ibid., p. 199. 47 Rappelons que pour Lindekens l’analogie (la reconnaissance et l’identification des objets réels) va de pair avec leur nomination, donc la verbalisation implicite ou explicite. 48 « […] la reconnaissance, l’identification du réel par et dans l’image photographique, ne nous propose en fait qu’un Signifié connotatif (et non pas encore rhétorique), dans une connotation que le référent (absent et présent — présent dans un statut d’écart et d’écart iconique) occupe entièrement, soit sous la forme d’une identification linguistico-conceptuelle (le réel se fait notion, mot), soit sous la forme d’une pure esthésie (le réel mémoriel ou le réel prospectif du désir y sont substitués à l’analogon), soit enfin sous la forme ambiguë, faite de conceptualisation verbalisée et de substitution esthésique, reconnaissance qui reste néanmoins ce que l’image n’est pas dans sa réaction substantielle. », Ibid., p. 233. 49 Là encore, distinction entre la rhétorique du sens iconique et celle de l’analogie ou de la verbalisation. Ibid., pp. 236-238. 50 « Le lecteur d’une image photographique a bel et bien conscience — une conscience non réfléchie — de co-naître à un univers iconisé en tant que ce dernier est la “transformée de l’univers réel”. », Ibid., p. 11. 51 « […] présenter à la perception immédiate de nos lecteurs des objets iconisés, et iconisés de telle manière que nous pouvions en isoler les traits objectifs d’iconisation, auxquels nous pouvions donc normalement attribuer, si notre hypothèse se vérifiait, les variations sémantiques, les variations du sens perçu, (par définition infra-verbal), et d’abord, la présence effective de ce sens iconique (que nous postulions). » Ibid., p. 114. Pour la présentation d’ensemble de l’usage de ce simulacre : Ibid., pp. 112-120. SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 117 Nous pouvons remarquer que, bien que l’on appelle ici « iconique » ce que l’on appelle là « plastique », il existe une convergence entre le « sens iconique » de Lindekens et le « signifié plastique » du Groupe µ; convergence reconnue d’ailleurs par ce dernier52. Convergence, donc, dans la reconnaissance d’un niveau de signification spécifique à l’image, infraverbal, c’est-à-dire non immédiatement conscient ni pour le producteur, ni pour le lecteur. Ce point est très important, car il amorce une nouvelle approche du fonctionnement sémiotique de l’image ; fonctionnement qui n’est plus pensé selon la catégorie du message, mais selon celle du dispositif53. Difficultés pour définir un signe iconique Les deux tentatives de définition du signe d’image que nous venons de voir de manière un peu plus détaillée font apparaître — si besoin en était — les difficultés qui surgissent dès que l’on veut prendre en compte un niveau de signification propre à l’image en utilisant le schéma théorique du signe. On ne peut pas dire, en effet, qu’elles répondent à un objectif de légitimation de la sémiotique de l’image. Elles font appel, de surcroît, à des visées différentes, la tentative du Groupe µ cherchant à utiliser les ressources du modèle d’Hjelmslev, Lindekens poussant le plus loin possible la logique d’une sémiotique phénoménologique. Or, l’une comme l’autre bute sur cette notion de signe. Le Groupe µ s’en tient, plus que Lindekens, au schéma même du signe. Les notions de « signe plastique » et de « signe iconique » renvoient, d’un même geste, à un découpage de l’image en unités et à sa stratification en niveaux de signification (iconique/plastique, dénotation/connotation) ; sans que l’on voit l’utilité du lien entre les deux. En quoi le découpage en unités entretient-il un lien théorique avec les stratifications ? Les exemples sont de ce point de vue trompeurs car ils portent sur des unités a priori comme le cercle, le jaune54. L’essentiel n’est pas du côté du signe, mais plutôt du côté de la stratification. On a l’impression que les auteurs reprennent, par commodité, un terme (celui de « signe ») pour faciliter leur critique de la conception habituelle du « signe iconique » qui place en signifié l’analogie et en signifiant la dimension plastique. Pour preuve encore de cela, l’approche du contenu du signe plastique qui fait intervenir la dimension textuelle (et même les temps du processus de lecture de l’image), spécialement à travers le mécanisme de l’isotopie qui est la condition même du fonctionnement sémiotique et de la constitution de ces signes. Il im- 52 Groupe µ, « L’image dans l’image », Revue d’esthétique 1979 (1-2), p. 187, Note 10. Nous disons « non immédiatement conscient » car la signification n’est pas de l’ordre d’un message intentionnellement transmis ou directement perçu comme message. L’image est alors à penser comme un dispositif producteur d’effets de sens dont l’origine n’est pas localisable au premier coup d’œil. Tel est le cas précisément de ce que Barthes appelle la « connotation » dans l’image publicitaire. 53 54 Groupe µ, « L’image dans l’image », Revue d’esthétique 1979 (1-2), pp. 179-182. 118 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE porte de pouvoir distinguer iconique et plastique. Cela se fait par reconnaissance de la spécificité du signifiant plastique : sa matière qui peut être multiple (exemple, le collage) et sa nature graduelle (qui engage les procédures de reconnaissance de découpage des unités). Cela se fait aussi à un niveau textuel de construction du signifié plastique. D’où cette conclusion : « En d’autres termes, tout comme dans le signifiant plastique, on ne peut affirmer qu’il existe un code définitif, une grammaire, et un lexique universels du signifié plastique. Ici non plus, il n’y a pas une “forme” (au sens hjelmslévien) distincte de la substance. Chaque message peut seulement se constituer pour lui seul son “langage du plastique”, avec son alphabet, sa compétence, sa rhétorique. Et encore est-il très vite emporté par le vertige combinatoire55. » On ne peut mieux dire les limites du « signe » plastique. Or, lorsque l’on sait, d’un autre côté, les limites du « signe » iconique (= analogique), telles que les formule Umberto Eco, on ne peut que constater, au bout du compte, l’étroitesse de l’assiette théorique de la notion de « signe » d’image. Il semble, à l’examen des analyses du Groupe µ d’un côté et d’Umberto Eco de l’autre, que l’on ne puisse véritablement définir le signe d’image ni à partir de sa dimension iconique (analogique), ni plastique. René Lindekens cherche au contraire une voie médiane : entre « iconique » et « plastique », pour parler comme le Groupe µ. Le plastique condition même de l’iconique. Il s’agit donc de saisir le signe statu nascendi. Il n’applique pas le schéma du signe ; il le repense pour l’image photographique-filmique. Il rencontre, comme le Groupe µ, l’importance de la matière de l’expression. Par contre, se situant à un niveau infra-signique, il ne tente pas de sortir de l’aporie du signe d’image par le textuel, mais par le rapport au monde. Il se trouve donc confronté au couple signification/analogie 56. Il bute alors sur des difficultés terminologiques : on observe par exemple des effets de synonymie entre signe et signifiant57, le recours au postulat d’une « langue » photographique (dont le « code iconique » est un sous-ensemble). Il y a aussi la difficulté d’accès au « sens iconique », dans la mesure où il se résorbe dans l’analogie (la reconnaissance-verbalisation). Partant donc d’une entreprise de fondation du signe iconique — qui aboutit entre autres à postuler la double articulation dans l’image 58 —, Lindekens atteint paradoxalement les témoins et les effets, non les découpages. Il saisit des processus et ne présente pas des classifications ni n’élabore une combinatoire d’unités. En conclusion, force est de constater que les tentatives de fondation du signe sur la dimension plastique (au sens que le Groupe µ donne à ce terme) confirment l’impossibilité 55 Ibid., p. 189. 56 Ceci se perçoit facilement dans la théorie des deux analogon développée dans Essais de sémiotique visuelle, (1976), pp. 41-46 : l’analogie couple le rendu de la réalité par la matière photographique-filmique et le vraisemblable du représenté (ça a pu se passer comme ça). 57 Cela tient au jeu d’emboitements-décrochements de niveaux qui servent à décrire la production de la signification iconique (voir ci-dessus le point 5), du fait que la forme du contenu (au sens hjelmslévien) est le lieu sémiotique ; voir les Essais de sémiotique visuelle, (1976), p. 70. 58 Id. p. 14. SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 119 de définir précisément ce qu’il faut entendre par « signe d’image ». Convoqué à titre de fondement (selon le modèle linguistique), le concept se dérobe. Il fait défaut sur le point qu’il était censé résoudre : le découpage en unités. Il est en défaut sur ce qu’il était censé permettre de comprendre ; savoir, la construction du sens. Ce concept ne permet pas en effet le découpage du continuum analogique, et il renvoie la signification soit vers le texte, soit vers le monde réel. Le signe d’image ne pouvant être véritablement défini comme signe ; il est plutôt affirmé comme tel. Il nous faut donc considérer l’emploi du terme de signe comme une manière de désigner, d’indiquer un processus. Tout laisse penser que le signe joue le rôle d’indice de la signification. Avant tout, il indique par sa matière qu’il est en décalage avec l’analogie 5964. Mais il y a plus, car ce décalage laisse la place vide au signifié. Dès lors, le signe d’image apparaît comme « refendu » — pour reprendre le terme que les psychanalystes utilisent pour le sujet — : la forme du signifiant est écartelée entre matière et sens ; la matière du signifiant est formée en attente de signifié et non pas pour un signifié. C’est pourquoi, elle appellerait la reconnaissance ou la verbalisation qui, en venant organiser le contenu, seraient aptes à répondre à cette attente60. Par conséquent, si les deux essais de définition du signe d’image à partir de sa spécificité, celui du Groupe µ et celui de René Lindekens butent sur les limites inhérentes à la formalisation même du fonctionnement sémiotique de l’image en termes de « signe », ils sont non seulement l’exploration d’une impasse, mais ils montrent peut-être plus que tout autre type d’essai — du fait qu’ils poussent l’hypothèse jusque dans ses derniers retranchements — où se place la spécificité de l’image : non dans les caractéristiques du signe d’image (verbalisation, analogie, information, iconisation), mais dans l’économie de son fonctionnement. Ils marquent donc un tournant dans la sémiotique des images. On observe d’ailleurs que la notion de signe sert désormais à désigner toute unité présente ou découpable dans un texte et supposée appartenir à un code. Faisons le point sur ce glissement d’un débat sur la définition à un usage de la notion. 59 C’est bien ce décalage qu’essaie de penser, de manière différente, chacune des conceptions de l’analogie : l’analogie iconique proprement dite par concentration des propriétés de l’objet dans l’image ; l’analogique par l’inévitable coupure d’avec le réel qui ouvre la porte à la digitalisation – fût-elle simple partition ; l’analogie construite par les dispositifs qui construisent l’effet mimétique ; l’analogon, par l’irréductible présence du lien originaire de l’image au monde. 60 C’est ainsi que les essais de théorisation du signe iconique (dans sa dimension de signe plastique) permettent d’interpréter « le surplus de substance » dont parle Hubert Damisch à propos de la peinture, Hubert DAMISCH, « Huit thèses pour (contre ?) une sémiologie de la peinture », Macula 2, (1977), p. 22. 120 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE § 4. Du signe de « langue » à l’unité de « code » Le débat sur le signe iconique et la double articulation Le signe de « langue », c’est le signe défini par son appartenance à une langue. La grande question est alors de savoir quelle est la « langue » de l’image ; et le problème — car ç’en est un — est de savoir ce qui, en ce cas, fait la langue. On sait que, pendant longtemps et pour certains linguistes toujours, le critère qui distingue la langue des autres systèmes de communications, qui utilisent aussi des unités stables, conventionnelles et combinables, est la double articulation61. Et l’on a encore en mémoire (au moins dans celle des livres), les débats sur le signe iconique et la double articulation. La première tentative (du moins restée dans la mémoire des livres) pour découvrir la double articulation dans les signes d’image fut celle de Claude Lévi-Strauss. C’est que, pour lui, la double articulation est une condition nécessaire pour que l’on puisse parler de langage. La première articulation (équivalente aux monèmes) est constituée par les objets représentés (les « signes analogiques ») ; la seconde, par les formes et les couleurs62. La proposition de René Lindekens, évoquée ci-dessus lorsque nous avons présenté sa théorie du « signe iconique », semble faire passer la ligne de partage entre les deux articulations au même endroit : d’un côté les « objets iconiques » qui sont des « transformées » des objets réels, de l’autre ce qui peut être rapporté à la dimension plastique (dans le langage de Lindekens : « iconique ») de l’image. En réalité, il n’en est rien ; et ce, pour deux raisons. Premièrement, les unités de première articulation — les « morphèmes iconiques » — ne sont pas des unités analogiques, mais des unités « iconiques » ; c’est-à-dire, toujours pour employer le langage de Lindekens, elles sont du « niveau dénotatif iconique63 » et non pas du niveau connotatif-analogique. Ce niveau connotatif analogique, qui équivaudrait à la reconnaissance des objets représentés chez LéviStrauss, est ici un niveau qui s’ajoute au-dessus des deux articulations et il résulte de l’intégration du dénotatif par le code verbal64. De ce fait, l’attention de Lindekens est moins portée, en ce qui concerne la seconde articulation, sur les phonèmes (unité distinctive issue de la combinaison de traits distinctifs) que sur les traits distinctifs eux-mêmes. Il s’agit moins André MARTINET, « Arbitraire linguistique et double articulation », Cahiers F. de Saussure, 15, 1957, 61 pp. 105-116. 62 Préface de son livre Mythologiques, t. 1, Le cru et le cuit, Paris : Plon, 1964 63 Voir ci-dessus p. 119. 64 Ce niveau (d'« objet verbalisé ») correspond à une « super-unité d’identification » ouvrant l’accès au « super-morphème d’usage social » René LINDEKENS, Éléments pour une sémiotique de la photographie, (1971), pp. 247-250). L’Essai de sémiotique visuelle du même auteur (1976) parle, en un sens semble-t-il comparable, de « supersigne ». SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 121 d’organisation de formes que des oppositions de type « nuancé/contrasté », par exemple65. La seconde raison se déduit facilement de l’exposition de la première : la conception de l’unité significative est fondamentalement différente chez Lévi-Strauss et chez Lindekens. Lévi-Strauss tient à faire apparaître la spécificité analogique de l’image (une défense de la peinture figurative contre la peinture non-figurative, absurde selon lui, car elle ne travaille que sur la seconde articulation) ; Lindekens cherche, à l’opposé, à mettre en lumière l'« iconicité » de l’image (l’existence d’une signification autre qu'« analogique » ou « informative »). On remarquera aussi, au passage, que les unités significatives chez LéviStrauss sont facilement découpables, tandis que chez Lindekens, elles fonctionnent en palimpseste. Même s’il fait référence à la double articulation, Lindekens parle déjà du code (« iconique ») et il traite en réalité de l’économie de la signification. La question des unités n’est donc plus qu’un cadre d’approche66. Lévi-Strauss, Lindekens. Similitude d’une affirmation de la double articulation, similitude de référence au signe. Sous cette apparence, on le voit, des différences profondes. Ce rapprochement présente un grand intérêt pour notre propos ; et ce, à double titre. D’une part, il montre les diverses confusions de langage et les malentendus inévitables qui viennent se mêler aux recherches de légitimité (entendons, sans aucune coloration péjorative : la recherche d’outils légitimes scientifiquement et opérationnels pratiquement) de la sémiotique des images en direction de la linguistique. D’autre part, ce rapprochement traduit clairement la manière dont la sémiotique est démunie, tant sur le plan de la théorie que sur celui des outils, devant les images. On imagine, à leur simple énonciation, que ces deux remarques ne sont pas étrangères l’une à l’autre ; que la sémiotique devait lever les confusions si elle voulait être moins démunie. Le signe d’image comme unité codique Un certain nombre de travaux sont venus apporter des éclaircissements ; ils ont ainsi contribué à lever les confusions et à définir une nouvelle façon d’aborder l’image : ce qui aura pour conséquence de faire passer des signes de langue aux unités de code. Les premiers éclaircissements furent destinés à lever la confusion entre « existence d’articulations » et « double articulation linguistique ». Par exemple, Christian Metz dès 1964 65 En fait, Lindekens se réfère non à Martinet mais à Jakobson, (Éléments pour une sémiotique de la photographie, 1971, p. 252). 66 Guy Gauthier fait remarquer que le découpage en première articulation (= objets) et deuxième articulation (= formes minimales récurrentes) ne tient pas. Parfois les objets l’emportent sur les formes, mais d’autres fois c’est le contraire : les formes dominent, englobant des objets distincts dans un même tracé ou une même couleur. Il arrive aussi que les objets n’émergent pas des formes. Il s’agit en fait de deux mondes séparés. Guy GAUTHIER, Vingt leçons sur l’image et le sens, [1982], p. 8. C’est une façon de faire apparaître la question sémiotique qui sert de fond à l’opposition Lévi-Strauss/Lindekens. 122 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE affirme qu’il n’y a ni première articulation, ni seconde dans le langage cinématographique. Ce qui ne l’empêche pas de postuler, de fait, une articulation avec la « grande syntagmatique67 ». De même, Umberto Eco montre que l’on peut trouver non deux, mais trois articulations dans le cinéma68. L’essentiel n’est plus, dès lors, qu’il y ait double articulation sur le mode de la langue, mais articulation — tout court — d’unités pertinentes appartenant à un code. Les seconds éclaircissements vinrent lever la confusion qui régnait entre langue, langage et code. Le terme de « langue » fut laissé aux codes du langage verbal (tel, du moins, que le définit une linguistique de la langue, à l’exclusion des langages annexes comme les mimiques, l’intonation, etc. qui entrent dans la communication verbale). Pour les autres langages, on parlera de code — lequel concept n’implique nullement une double articulation. La double articulation linguistique est un principe d’économie de la signification (et non pas un garant a priori et en soi du langage) ; le principe d’une conventionnalité (d’un arbitraire) de ses signes. On remarquera que Metz et Eco sont d’accord sur ce point avec Luis J. Prieto69. Voilà qui marque un déplacement certain : ce qui est désormais recherché dans l’image, ce n’est donc ni le signe, ni la langue ; c’est bien plutôt la façon dont s’articule le message. Tel sera donc le travail de l’analyste : retrouver ces articulations ; c’est-à-dire construire et découper. L’exemple du cinéma est, sur ce point encore, révélateur : ce n’est pas le message dans son entier (un message hétérogène fait en réalité de cinq langages différents) qui est articulable en unités stables couvrant l’ensemble des cinq langages, ni même une unité minimale appartenant à chacun d’entre eux. Si on se lance dans une telle quête, on confond les unités matérielles (des langages) et les unités de pertinence. Seule l’étude des codes permet de déterminer des unités de pertinence70. Continuons à parler de « signe », dira en substance Umberto Eco à la même époque, mais « il faut renoncer à identifier le signe à l’unité grammaticalisée, et étendre au contraire la définition de signe à tout type de corrélation qui institue un rapport entre deux fonctifs, sans se préoccuper ni de leur dimension ni de leur composition »71. 67 Comme Metz l’écrit lui-même dans une note ajoutée en 1975 lors de la réédition de l’article de 1964. Christian METZ, « Le cinéma : langue ou langage », Communications 4, (1964). Dans la réédition dans Essais sur la signification au cinéma, t. 1, (1968), la note 2 de la page 67 fait le point de la question avec une particulière netteté. 68 Umberto ECO, « Sémiologie des messages visuels », Communications 15, (1970), pp. 45-49. Et encore, comme le remarque Metz, Eco ne traite-t-il que « des codes technologiques correspondant à ce que l’on appelle la reproduction de la réalité » (Langage et cinéma, ([1971] 1977), p. 142 note 7). Metz avait lui-même proposé — à titre d’exemple — une articulation à cinq niveaux dans Essais sur la signification au cinéma, t. 1, (1968), p. 67 (n. 2). Il cite aussi une série d’autres propositions, pour le seul cinéma, faites par Serguei M. Eisenstein, Sol Worth, Pier P. Pasolini, Gianfranco Battini, le Collectif Quazar (Ibid., notes 3-6). Louis Porcher reprend « cette sorte d’articulation » à cinq niveaux proposée par Metz pour l’appliquer à l’image publicitaire : Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image :…, (1976), pp. 208-214. 69 Voir la 2e Partie de Messages et signaux, Paris : Presses Universitaires de France, 1972. 70 Christian METZ, Langage et cinéma, ([1971] 1977), Chap. IX. Umberto ECO, « Pour une reformulation du concept de signe iconique », Communications 29 (1978), p. 165 note 1. On aura soin de ne pas déduire, de la proximité des positions d’Eco et de Metz en ce qui concerne la critique du signe iconique, une identité de position sémiotique. Pour faire vite, en attendant de revenir sur ce point ultérieurement, disons que l’un est plutôt orienté vers une sémiotique de type peircien, le second vers une 71 SECTION A. STRATÉGIES AUTOUR DU SIGNE D’IMAGE 123 Nous avons vu que la recherche d’une fondation, au moyen de la double articulation, du signe iconique comme « signe de langue » avait pour critère premier de « sémioticité » le principe de l’arbitraire du signe (d’où la question de l’analogie et de la motivation) ; le passage au code signe l’abandon de ce critère au profit de la recherche d’unités pertinentes définies à partir du fonctionnement signifiant de messages composés de plusieurs types de langages et articulés par plusieurs codes. Ce déplacement indique que la sémiotique de l’image est, à ce moment déjà, au-delà de la notion de « signe » : elle est engagée sur le versant qui mène vers l’approche de l’économie de la signification spécifique à l’image. S’amorce ainsi une stratégie théorique nouvelle qui aboutira bientôt à donner la primauté au processus local, conjectural — textuel. Mais comment penser ce processus ? sémiotique de type hjelmslévien. L’article duquel est extraite la citation traite d’ailleurs du « mode de production des fonctions sémiotiques » et non de code. SECTION B. PENSER LA SIGNIFICATION DANS L’IMAGE La transition du signe au texte Dans la Section précédente nous avons examiné les stratégies qui se déployaient autour, et à partir, du concept de « signe » ; celui-ci étant alors considéré comme l’outil par excellence de l’approche du langage. Ces stratégies ont eu pour effet : 1) de mettre en lumière les caractéristiques fonctionnelles de la signification dans l’image (verbalisation, analogie, information, plasticité) ; 2) d’amener à substituer au concept de signe celui de code. Mais dès lors, la question, que le recours au concept de signe était censé rendre caduque, faisait retour ; à savoir, la question de l’image comme ensemble signifiant. Précisons : le concept de signe devait permettre de découper les images concrètes en unités élémentaires. On échappait ainsi à la singularité de chaque image, puisque les mêmes unités se retrouvaient dans toutes les images. L’analyse devait donc permettre de découvrir quelque chose comme une « langue » de l’image, dont les diverses images concrètes auraient été la « parole ». Très tôt, le caractère illusoire d’une telle approche fut reconnu. Mais, que faire et quelle alternative trouver à l’analyse fondée sur le concept de signe ? Qu’est-ce donc que la signification en image ? N’oublions pas que plus radicalement encore se posait la légitimité même de l’approche de l’image comme fait de langage. L’idée de signe (donc, de langue) abandonnée, revenait au premier plan la question du statut théorique à accorder à chaque image comme ensemble signifiant, comme texte. Toute la difficulté était alors de penser la signification en image (ce qui était déjà, notons-le, considérer qu’un fait de langage se définit d’abord comme fait de signification et non de communication), sans avoir recours à la notion de langue, et sans en venir pour autant à affirmer la singularité absolue de chaque image. Autrement dit, pour penser l’image comme texte, il fallait pouvoir penser le fonctionnement de cette image-ci comme un processus d’ordre général, que l’on retrouve dans d’autres images et dont on peut faire la théorie. Sans anticiper sur la présentation d’ensemble des stratégies déployées pour construire les outils qui permettront de penser les images comme textes1, nous nous pencherons dans la présente Section B sur les conséquences de ces stratégies en matière d’unités de 1 Cette présentation fera l’objet de la Section C du Chapitre III. 126 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE signification. En effet, avant même de présenter ce que peuvent être ces unités dans le cadre d’une conception de l’image comme texte (objet de la Section C), nous nous arrêterons sur les outils conceptuels qui furent produits pour penser la signification dans l’image. Nous nous situons à un moment où la sémiotique des images est en position de repli stratégique par rapport à l’avancée opérée depuis la sémiologie des tous débuts (des Mythologies, par exemple) vers une définition du signe d’image 2; mais la transition du signe au texte est engagée. Par conséquent, la sémiotique des images n’est pas totalement détachée de la notion de « signe ». Si elle aborde l’image comme totalité de signification et non comme combinaison d’unités minimales préalablement définies à toute utilisation dans un texte, ses ressources restent encore celles d’une sémiotique du signe : elle considère donc comme une priorité méthodologique et théorique le fait de pouvoir découper le texte en unités combinables3. C’est pourquoi les caractéristiques méthodologiques de cette transition du signe au texte se lisent relativement bien dans les concepts utilisés, dans les théories convoquées pour penser l’image ; bref, dans les « stratégies de bricolage » nécessaires pour trouver, malgré tout, une adéquation entre les ressources et les projets. Entre le signe abandonné et l’horizon du texte, l’étude se porte sur l’approche des unités définies à partir du fonctionnement signifiant de l’image : du sens se faisant. Afin de faire clairement apparaître les enjeux et les contraintes à l’œuvre, nous organiserons la présentation des outils autour de pôles. Un pôle que l’on peut dire « offensif », orienté sur la fabrication des concepts-outils et un pôle que l’on dira alors plutôt « défensif », tout entier tourné vers le traitement d’une critique récurrente, dont l’origine est la théorie du signe. Soit : d’un côté les concepts de commutation et d’isotopie ; de l’autre, la notion de polysémie. 2 Rappelons que lorsque nous parlons de moments, il s’agit de moments archéologiques et non de moments chronologiques. Nous cherchons à établir des continuités et des discontinuités épistémiques, non à décrire une linéarité événementielle. Ce qui explique que certains événements intervenus après d’autres soient considérés comme appartenant encore à une formation épistémique antérieure aux premiers. C’est pourquoi, par exemple, nous n’avons pas encore fait référence aux travaux de Christian Metz : sa conception du cinéma comme langage, bien qu’elle se situe chronologiquement avant les tentatives du Groupe µ ou de René Lindekens ne fait pas partie de la formation épistémique du signe d’image, mais appartient déjà à l’unité codique. 3 Cet impératif apparaît par exemple à travers les propriétés que Catherine Kerbrat Orecchioni considère comme spécifiques des systèmes iconiques en 1979 : 1) « le caractère “motivé” des unités constituantes » ; 2) « la relation signifiant/signifié ne préexiste pas au discours qui la constitue » (sauf pour certains systèmes artificiels et institutionnalisés) ; 3) inexistence de signifiants syntaxiques. Catherine KERBRAT ORECCHIONI, « L’image dans l’image », Revue d’esthétique 1979 (1-2), pp. 224-225. Toutes ces propriétés sont des propriétés négatives dont le référentiel théorique est celui de la linguistique du signe. SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 127 § 1. Des outils pour penser la signification dans l’image : la commutation et l’isotopie Deux concepts pour penser deux voies de passage du signe au texte Saisir le processus de passage du signe au texte demande un repérage assez fin des décalages entre les ressources et les projets, ainsi qu’un suivi des stratégies qui optimisent réemplois et glissements. C’est pourquoi, nous avons choisi d’examiner les concepts de commutation et d’isotopie — concepts-outils permettant de découper des unités de signification dans le texte. Chacun de ces concepts correspond à une des voies qui furent empruntées pour passer de l’unité minimale au texte. Deux voies qui correspondent à ce qui s’affirme traditionnellement en France comme les deux manières d’aborder la signification dans l’image4. Selon la première voie, l’image est étudiée en tant qu’elle est « porteuse » de significations. Nous avons retenu, à titre d’étude de cas, l’étude de Louis Porcher sur l’image publicitaire5; car la lecture y vise la construction d’unités. Si lire l’image, c’est ici la parler ; l’analyser, c’est la découper au moyen d’une technique héritée de la linguistique : la commutation. Cette étude s’appuie essentiellement sur le principe de la « lexicalisation iconique » qui pose que toute reconnaissance des objets du monde dans l’image passe par la verbalisation 6. Le discours, ainsi produit « sur » l’image, fait apparaître le réseau des significations qui circulent et s’accrochent sur la surface de l’image. Connotations ou significations secondes, toutes significations qui se superposent ainsi nécessairement à un premier niveau : celui de l’analogie. Il faut rappeler, avant de poursuivre plus avant, que la force — et la limite — d’une telle approche (de type iconologique ou sémiologique) réside dans le statut qu’elle accorde au langage verbal du fait de la verbalisation. Cette approche possède une force qui, selon les sémiologues, tient à ce que parler l’image permet de saisir la signification en acte, c’est-à-dire la production même du sens. La lexicalisation permet en effet d’aller au-delà d’une simple description de l’organisation formelle de l’image : par elle, il est possible d’accéder à la dimension spécifiquement signifiante de l’image. Mais cette approche présente aussi une limite qui, au dire des sémioticiens qui entendent étudier la signification de l’image en elle-même sans avoir recours à la lexicalisation, revient à faire la part trop belle à la dimension analogique de l’image au 4 Tout au moins dans les limites d’une sémiotique de tradition saussurienne, dite sémiotique « interne », par opposition à la sémiotique américaine. 5 Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image, (1976). 6 Le terme de « lexicalisation iconique » est de Louis Porcher (Ibid., p. 8). Mais bien d’autres auteurs ont emprunté, à un moment ou à un autre, cette voie : Jean-Louis Schefer, Louis Marin, Christian Metz. On aura soin cependant de noter que chacun de ces auteurs assigne une fonction spécifique au langage dit naturel dans le fonctionnement sémiotique de l’image. 128 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE détriment de l’importance de la dimension proprement plastique7. Ce rappel sur le débat sémiologie/ sémiotique de l’image, doit servir à lever toute ambiguïté concernant le statut de la verbalisation ; nous aurons l’occasion de revenir sur le fond de ce débat ultérieurement ; notre objectif est, pour l’instant, d’examiner la façon dont cette approche iconologique se situe dans l’entre-deux d’une problématique du signe et d’une problématique du texte. Pour illustrer la seconde voie d’approche de ce passage du signe au texte, nous nous référerons à l’étude de Roger Odin sur « Quelques réflexions sur le fonctionnement des isotopies minimales et des isotopies élémentaires dans l’image 8 ». Cette étude présente l’intérêt de faire référence à la formation de l’unité minimale, mais de traiter cette formation sur un plan discursif au moyen du concept d’isotopie. La commutation, du concept linguistique à l’outil sémiologique Il est certain que l’usage du terme « commutation » n’apparaît pas « après » — au sens chronologique — que la notion de « code » soit venue remplacer celle de signe dans les recherches sémiotiques. Une des raisons premières est l’emprunt de cette procédure de segmentation d’unités à la phonologie et à la linguistique. En ce sens, elle est « contemporaine » de la double articulation et du code ; elle fait partie de la même problématique. A cela s’ajoute que, passant de la linguistique à la sémiotique, la procédure elle-même, au moins dans son principe, reste la même. Pourtant, si l’on regarde bien, de la phonologie à la sémiologie, le statut de l’outil se transforme. Et c’est cette transformation qu’il nous faut saisir. Nous savons déjà qu’elle est corrélative du déplacement de la langue au code ; il reste à en prendre la mesure dans le passage du code au texte. On comprend dès lors que le terme « après » ne désigne pas une postériorité chronologique, mais marque une hiérarchisation dans les concepts ; il signifie : après que la modification de l’usage de la commutation soit devenue significative, — au-delà du seuil à partir duquel la commutation est devenue l’élément qui attire et organise les autres. En linguistique, la commutation sert à déterminer les unités significatives ou distinctives ; donc : à construire des unités certes, mais des unités qui appartiennent de surcroît à un champ clos de par le système structural qui l’organise. C’est pour cette raison qu’elles peuvent être segmentées mais aussi identifiées, décrites et classées. Partant des messages pour aller vers la première articulation, puis vers la seconde, le chercheur transite 7 Telle est la position défendue par les sémioticiens de l’École dite de Paris. Voir par exemple : Jean Marie FLOCH, « Les langages planaires », chap. 6, in : Jean Claude COQUET, Sémiotique : L’école de Paris, (1982), ou encore Algirdas Julien GREIMAS, Sémiotique figurative et sémiotique plastique, Actes sémiotiques : Documents 4(60). 8 81-116. Roger ODIN, « Quelques réflexions sur le fonctionnement… », Linguistique et sémiologie 1, (1976), pp. SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 129 de l’ouvert vers le clos, de l’infini de la parole vers le fini de la langue, du divers phénoménal vers la logique de la structure. Le système des phonèmes décrits par les traits distinctifs arrête le transit et l’établit sur un sol ferme. L’activité de segmentation du linguiste que permet la commutation, même si elle se fait par essai et erreur, permet justement d’aller du probable vers le système et paradoxalement, de s’avancer d’un pas assuré vers le connaissable, vers un horizon que l’on sait exister même si l’on ne l’a jamais encore rencontré9. Plus on transite vers les unités minimales, plus la répétition de la procédure garantit de rencontrer la clôture du système. Or, c’est précisément ce transit possible vers une clôture structurale postulée qui disparaît, 1) de manière déjà importante dans le passage de la langue aux codes, et 2) de manière, à peu de choses près, absolue, avec son utilisation dans le cas de l’énoncé10. 1) Dans le cas du code, la postulation d’une clôture du système disparaît de manière qui est seulement relative car, que le code soit fort ou faible (c’est-à-dire plus ou moins fortement systématisé et consistant), il ne peut aller au-delà d’une certaine nonsystématisation sans quoi, ses unités n’étant plus reconnaissables, il ne serait plus un code. « Si un code est un code, écrit Metz, c’est parce qu’il offre un champ unitaire de commutations, c’est-à-dire un “domaine” (reconstruit) à l’intérieur duquel les variations du signifiant correspondent à des variations du signifié, à l’intérieur duquel un certain nombre d’unités prennent leur sens les unes par rapport aux autres. Un code est homogène parce qu’il a été voulu tel, jamais parce qu’il a été constaté tel11. » La clôture est donc encore postulée (comme dans le cas de la commutation en linguistique), mais elle ne peut plus désormais être atteinte ; sauf dans certaines formes de codes où l’on peut reconstruire le système, du fait de la simplicité ou de la forte structure de ce système, — comme c’est le cas dans le code de la route, par exemple 12. Cette clôture du 9 Georges Mounin traduit bien cette avancée vers la langue dans ses Clefs pour la linguistique (Paris : Seghers, 1971). Parlant de la segmentation de la première articulation, il écrit : « Le linguiste, en la [= la technique de commutation] réinventant, découvrait la procédure même par laquelle le petit enfant qui apprend à parler acquiert la délimitation exacte des unités qu’il cherche à manier, par essais et erreur. » ( p. 61). 10 Ce qui est appelé ici « énoncé » ne doit pas être confondu avec ce que Michel Foucault met sous le même terme et qui n’est alors non pas une unité appartenant à un texte, mais au contraire une unité fonctionnelle distributive (une régularité « appartenant » à un corpus socio-historique défini). D’autre part, nous distinguons « énoncé », « discours » et « texte ». Par « énoncé », nous entendons une partie de « discours » qui constitue un tout de signification (ou que l’on considère comme tel), et qui tient sa cohérence de la combinaison d’unités. Le terme « discours » est pris au sens de Benveniste d’ensemble transphrastique (donc, intra-linguistique) ; il est le langage en acte. Le terme de « texte » ajoute une nuance supplémentaire à celui de « discours » : il sert à désigner un ensemble signifiant concret ; il inclut donc les processus de signifiance relevant du niveau méta-sémantique, donc translinguistique (Émile BENVENISTE, « Sémiologie de la langue », Semiotica 1-2, (1969), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 2, coll. « TEL »], p. 66). 11 Christian METZ, Langage et cinéma, ([1971] 1977), p. 20. 12 Ce point avait été fort bien relevé par Barthes dans les « Éléments de sémiologie » lorsqu’il distinguait les codes dont les oppositions courtes et binaires assuraient une intellection rapide de ceux à oppositions longues, complexes, sérielles. Distinction rejoignant celle-ci : lisibilité/polysémie. Roland BARTHES, « Éléments de sémiologie », Communications 4 (1964), p. 122. 130 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE système est donc rarement totale, mais la plupart du temps seulement locale ; aussi, au-delà d’une certaine systématicité et récurrence des unités, on pose qu’il s’agit d’un code, par décision. Nous avons conscience de forcer le sens de la définition de Metz qui attribue au chercheur L’activité de construction du code à l’encontre d’une confusion courante entre code et langage. Ce que nous voulons faire comprendre ici, c’est que le poids de la décision n’est pas du tout le même dans le cas de la construction d’un code et dans le cas de celle de la langue. La première n’a pas du tout les mêmes garanties de systématicité que possède la seconde. C’est bien cette différence qui nous a obligé à rechercher d’autres modèles que ceux de l’analyse structurale. D’ailleurs, notre point de vue va dans le sens de ce que dit Metz à propos de l’utilisation et de la réactualisation des codes dans les textes. La relativité de la clôture du code tient donc en grande partie aux variations que lui fait subir l’emploi-reproduction dans les textes. La structure reçoit une pression plus ou moins forte selon la rapidité des transformations. Nous ne forçons donc la définition de Metz que d’une manière toute relative13. 2) Lorsque la commutation sert à construire des « unités d’énoncé », le transit depuis l’ouvert vers le système devient encore beaucoup plus hypothétique. Il est postulé, sans qu’il soit possible de dire à quelles conditions, dans quelles proportions, selon quels délais ce transit sera effectif. L’écart entre l’activité du sémioticien et celle du linguiste devient alors considérable. D’un côté, le linguiste sait (aujourd’hui, au moins) qu’il existe un système qu’il rencontrera à un moment ou à un autre ; les divers essais aboutiront, à un moment ou à un autre, sur la bonne segmentation. De l’autre, le sémioticien fait une sorte de pari ; il « pense et suppose » qu’existe une cohérence suffisante, dans la mesure où il en saisit certains effets. Or, on s’aperçoit que plus la sémiotique des images se développe, plus la nécessité d’abandonner toute velléité de systématisation totale se fait jour. Cela entraîne une modification d’attitude épistémologique, dont la transformation du statut méthodologique de la commutation n’est qu’un aspect, certes ; mais un aspect néanmoins révélateur. On comprend alors comment la commutation, d’outil d’extraction d’unités d’un système clos, est devenue progressivement opérateur participant au fonctionnement de cohérences (signifiantes) locales dans le cadre d’un énoncé, voire particulières à l’énoncé. Au sens strict : elle a servi à articuler l’image 14. 13 Voir Christian METZ, Langage et cinéma, ([1971] 1977), spéc. 77-79. 14 Ce saut du code à l’énoncé peut être illustré par la distance qui existe entre l’analyse du langage cinématographique et l’analyse textuelle de films. On en prend aussi la mesure, d’une autre manière, dans le domaine de la littérature, avec la lecture de la nouvelle de « Sarrasine » par Roland Barthes dans S/Z, (Paris : Éd. du Seuil, 1970) : La connotation y est définie comme un départ de codes (pp. 14-16). SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 131 Du code à l’énoncé : l’exemple de la méthode iconologique de Louis Porcher L’analyse des annonces publicitaires, portant sur les cigarettes Marlboro et Winston, menée par Louis Porcher fournit un très bel exemple de cette articulation par la commutation du texte iconique au travers d’énoncés. La méthode consiste à recueillir ce que l’image évoque pour le lecteur (inventaire de signifiés), puis à procéder à l’inventaire des signifiants. Vient ensuite une troisième étape : « Il s’agit alors d’affiner le découpage obtenu précédemment et de faire, en quelque sorte, que le lecteur “épelle” l’image sur laquelle il vient de travailler15. » Ce qui revient à faire pratiquer de facto au lecteur l’épreuve de commutation, en faisant varier les éléments du signifiant pour observer si des variations apparaissent au plan du signifié. Là s’arrêtent les étapes de la collecte des données. Comment traiter ce matériel ? Dans un premier temps, l’analyste va, à partir des résultats de l’épreuve de commutation, établir des séries d’homologies indiquant des oppositions pertinentes. Puis, « il fallait parvenir, dit l’auteur, aussi précisément que possible, à établir la “langue” utilisée par le lecteur dans chacun des cas où il a mobilisé un signifié » (p. 26). Pour cela, Porcher reprend ce qu’il a recueilli : d’une part, les axes sémantiques indiqués par chaque signifié mobilisé par le lecteur (étape 1) ; d’autre part, le « réservoir des sèmes » correspondant à chacun des signifiants fournis par la collecte des signifiants (étape 2) et l’épreuve de commutation (étape 3 de la collecte). L’essentiel de ce second temps consiste à définir des oppositions paradigmatiques pour chacun des lecteurs16; puis à dresser la liste des combinaisons possibles « entre les sèmes provenant d’axes différents », chaque combinaison constituant un syntagme. « On voit donc le but de cette phase décisive de la recherche : nous avons visé à établir la langue du lecteur à travers ses paroles, fidèle, en cela encore, à la leçon saussurienne… » (p. 29). Quant à la procédure d’une telle iconologie, il est rappelé qu’elle repose sur le fait que « chacun des lecteurs a été convié à exhiber le métalangage de sa perception des images publicitaires » (Ibid.). Au seul résumé de la méthode iconologique proposée par Louis Porcher, il est possible de repérer le déplacement du code à l’énoncé. L’emploi des termes de « langue » et de « métalangage » nous y invite ; car, il ne faut pas se laisser impressionner par leur emploi, ni le rejeter trop rapidement comme abusif. La langue dont il est question ici n’a certes de « langue » que le nom. Le but du travail est certes de dresser (du moins : de commencer à dresser) l’inventaire d’unités censées être stables, réutilisables, préalables à toute « parole » (à toute manifestation) ; il y a aussi le projet de dresser cet inventaire pour l’ensemble des images publicitaires et des lecteurs de publicité. Voilà ce qui fait employer le mot de « langue ». Mais, pour le reste, il s’agit, en réalité, de retrouver la logique systématique qui 15 Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image, (1976), p. 24. « Ainsi se dessinent nettement les constitutions de paradigmes, c’est-à-dire les exclusions réciproques des sèmes au plan du système signifiant. », Ibid. Le terme de « sème » est emprunté à Greimas. 16 132 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE préside à l’organisation des unités de signification ainsi que les règles de leur arrangement pour une image et pour un lecteur, au moyen d’énoncés. Il faut bien finir par constater que la commutation intervient dans le travail de construction d’unités qui n’existent pas préalablement ; dont la particularité essentielle est de servir de matériau à une composition et une circulation du sens dans un type d’image (publicitaire), à une période et dans une situation données. La commutation sert à faire apparaître une relation entre des évocations énoncées « spontanément » par le lecteur et des éléments de l’image. L’hypothétique constitution d’une « langue » restant un horizon. Nous disons « faire apparaître » ; mais sait-on exactement si la relation entre les évocations (des lecteurs) et les éléments (de l’image) sont décrits ou bien créés ? Car, mis à part les évocations énoncées par les lecteurs (= sujets de l’expérience), dont le statut est somme toute celui de « représentations17 », le reste relève d’une opération de semiosis — autrement dit : de construction et de déclaration de signes —, de découpage d’unités de l’expression en relation avec des unités de contenu. L’iconologie de Louis Porcher : articuler l’image par la commutation On objectera donc que l’on est, en ce cas, dans le simple registre du symbolisme ; c’est-à-dire le registre de la mise en relation, parfaitement singulière, locale et conjoncturelle, d’un contenu et d’une expression, en dehors de toute articulation systémique des deux plans18. Bien plus, on postule, de manière arbitraire et préalable, des signifiés qui se choisissent eux-mêmes leurs signifiants. Le postulat sémiotique de la présupposition réciproque des deux plans serait en ce cas bafoué. Cette critique, qui est celle que la sémiotique greimassienne ne manquera pas de faire, revient à considérer la procédure (scientifique) de commutation comme pur effet de connotation19. L’analyse ne retrouverait à la fin que ce qu’elle a mis au début et l’ensemble de l’opération relèverait d’un cercle vicieux sémiotique. 17 « Représentations » sociales, et non, comme il vient à l’esprit le plus souvent, « projections individuelles ». Des expériences du même type effectuées, de surcroît, avec des photos et des étudiants en psychologie, nous incitent à penser que le matériel socialement typé et stéréotypé, et le temps de passation ne permettent pas d’aller au-delà des stéréotypes, vers des interprétations individuelles « profondes ». S’il y a une partie projective dans l’expérience, elle se situe plutôt au cours de l’inventaire des signifiants ; quant aux variations individuelles (influence de la singularité du lecteur sous toutes ses formes, depuis le contexte jusqu’à ses représentations ou sa personnalité), elles seraient probablement à chercher dans le choix des signifiés, dans l’écart entre les sèmes constituant le « signifié » évoqué et la distribution statistique des sèmes pour une population donnée, c’est-à-dire représentation d’un groupe social donné quelle que soit la taille ou la nature du groupe choisi. Porcher envisage d’ailleurs cela dans sa conclusion, Ibid., p. 248. 18 Peut-être serait-il intéressant de demander à des sujets d’opérer le découpage (= faire l’inventaire des signifiants et opérer la commutation) à partir d’une liste de signifiés préétablie. 19 Voir la critique formulée par Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtès dans Sémiotique : Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Paris : Hachette), Art. « Connotation » et « Sémiologie ». La critique, adressée à Barthes, est a fortiori valable pour Porcher. SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 133 Louis Porcher a conscience de la difficulté ; il reconnaît en effet que les signifiés sont d’ordre connotatifs ; il n’en considère pas moins que c’est la face matérielle du signe sémiologique, correspondant à ce signifié, qui nous est donnée à voir sur l’image 20. Dans ces conditions, l’épreuve de commutation est aussi une opération de métalangage. Seulement, il faut alors prendre garde à ce que ce dernier terme recouvre : les oppositions paradigmatiques et les combinaisons syntagmatiques construites sont le fait d’un lecteur et de l’image. Comme le reconnaît lui-même l’auteur, c’est la « langue du lecteur » qui est analysée, car c’est le « métalangage de sa perception de l’image qui est exhibé » (nous soulignons). Selon l’intuition de Barthes, selon la confusion (heureuse) de termes entre métalangage et connotation dans « Le mythe, aujourd’hui », connotation et métalangage alternent, se mêlent, s’avèrent indissociables. Voilà un point d’importance. En définitive, la critique sur le caractère non-scientifique de l’analyse de la connotation, met en relief, de manière encore plus accusée, la fonction de la commutation dans la constitution des signes eux-mêmes. Et, par contrecoup, elle fournit l’occasion de montrer la capacité de l’image à organiser le sens. On se demandera en effet si cette hybridation de la connotation et du métalangage dans les images ne traduit pas un défaut d’outil conceptuel pour penser le fonctionnement signifiant de l’image. Examinons cette hypothèse. Louis Porcher ne discute pas cette hybridation d’un point de vue méthodologique ; il le relève, sans plus21. Par contre, l’analyse concrète que lui permet cette hybridation connotation-métalangage et dont le pivot est la production des unités de signification par la commutation, le conduit à formuler un certain nombre de conclusions concernant le fonctionnement de la signification des images. La première de ces conclusions est que l’espace de la signification se déploie entre deux bornes. L’une constituée par le réservoir des codes apportés par le lecteur (dont l’inventaire relève d’une sociologie, ou à tout le moins d’une psychosociologie) ; l’autre, par le système de l’image (son hyper-codage même, dans le cas de la publicité) dont la particularité est de constituer le texte au cours de la lecture. Sa référence au travail de Jean Louis Schefer sur la peinture est, sur ce point, des plus significatifs2298. La 20 Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image, (1976), p. 15-16. « C’est pourquoi notre entreprise ressortit à ce que Barthes appelle la « translinguistique », et non seulement à une métalinguistique, car nul ne peut préjuger s’il s’agit de métalangage ou de connotations : entrons donc dans une linguistique seconde, qui s’occupe à la fois des métalangages et des connotations, des codes constitués ou reconstitués à partir du langage. par exemple, lorsque le lecteur n° 2 de l’image Malboro n° 1 produit le signifié « modernité », nous sommes bien clairement dans un discours métalinguistique mais non moins nettement dans une interprétation d’ordre connotatif. Il serait peut-être bon d’établir la discrimination mais aucun critère (a priori au moins) ne nous est offert. » Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image, (1976), pp. 12-13. 21 22 Ibid., spéc. pp. 135-139. 134 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE seconde conclusion, non moins importante que la première : l’image est un lieu dans lequel le sens s’organise, « se compose » (paradigmatiquement) et « circule » (syntagmatiquement). Dans ces conditions, la technique de commutation menée « métalinguistiquement » au cours de l’expérience serait une description de celle menée par le lecteur au cours de sa lecture de l’image. L’important serait moins de savoir si les unités constituées sont sémiotiquement pertinentes ou non, que de voir l’auteur fournir une description de la signification en acte au moyen de la lecture 23. L’expression « langue du lecteur » n’est évidemment pas heureuse, car elle prête à malentendu ; mais elle sert à distinguer le résultat de la lecture-analyse d’avec les codes qui sont présents dans l’image. Ce qui tend encore à montrer que le traitement des données recueillies fait apparaître la manière dont le sens (apporté par le lecteur et formulable en langue naturelle) est organisé par l’image. L’ensemble « évocation- technique de commutation » reviendrait alors à une expérience rendant compte de cette organisation — un simulacre témoin du fonctionnement signifiant et non sa description. Nous ne sommes donc pas aussi éloignés que ce qu’il pourrait paraître de ce que disait Georges Mounin sur le linguiste : « Le linguiste, en la [= la technique de commutation] réinventant, découvrait la procédure même par laquelle le petit enfant qui apprend à parler acquiert la délimitation exacte des unités qu’il cherche à manier, par essais et erreur24. ». L’usage de la technique de commutation suit la trace, dans les deux cas, de l’activité de découpage d’articuli par celui qui découvre un fait de langage. À ceci près que la procédure — et c’est cela que nous avons voulu montrer — n’est plus celle d’une délimitation des unités, mais de leur construction25. Une conception horizontale de la définition des unités de signification a fait place à une définition verticale. L’intérieur de l’énonciation remplace l’extériorité d’une langue ou d’un code. Même si, bien qu’elle ne soit plus préalablement définie, chaque unité reste encore un élément en soi, issue d’un énoncé et accrochée comme telle sur la surface de l’image. L’isotopie : articulation de l’image par récurrence de catégories de l’expression et du contenu. Une autre voie est possible qui permet de construire des unités discursives sans avoir recours à la procédure de « lecture26 ». Une voie qui consiste en la description du mode 23 Nous avons déjà abordé cette question dans Le sujet de la publicité : Analyse du rapport entre texte et image dans l’annonce publicitaire, Thèse de 3e cycle, Paris : EHESS/Paris X Nanterre, 1978. 24 Georges MOUNIN, Clefs pour la linguistique, (1971), p. 61. 25 Reste le fait, là encore d’importance, dont nous n’avons pas traité ici, mais dont il sera débattu en son temps, du rapport entre la verbalisation métalinguistique/connotative et le système de l’image. 26 Nous définissons la lecture comme l’opération dans laquelle fonctionne le couple métalangageconnotation, pour le distinguer de la « description » qui correspond au repérage, à l’identification et au classement SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 135 d’occurrence des unités minimales appartenant à un code dans l’image et qui opère sur l’image comme discours et non sur l’image comme générant un ensemble d’énoncés. Nous avons déjà signalé à propos des « unités de code » que, selon Christian Metz, il convenait de définir les unités minimales pertinentes à partir du code et non l’inverse. Par conséquent, il pouvait y avoir des différences dans la taille, la forme ou l’appartenance codique des unités à l’intérieur d’un même texte. Voilà qui laisse augurer de la variété des isotopies à l’intérieur d’une même image. Suivant le conseil de Catherine Kerbrat-Orechionni dans un article contemporain de celui que nous allons examiner, et dans lequel elle faisait le point de la « Problématique de l’isotopie », nous définirons l’isotopie comme un « principe de cohérence textuelle assurée par la récurrence de catégories linguistiques quelconques »27. Le propos et la thèse développés par Roger Odin dans son article intitulé « Quelques réflexions sur le fonctionnement des isotopies minimales et des isotopies élémentaires dans l’image28 » sont proches de ceux développés par le Groupe µ. À côté de la signification analogique, il y est posé l’existence d’une signification plastique. Une différence cependant : le point de départ n’est pas le partage entre un « signe plastique » et un « signe iconique ». Certes, nous avions remarqué que cette notion de « signe » ouvrait, chez le Groupe µ, sur le niveau textuel avec les « isotopies du signe » et du « contenu plastique » ; ce n’était cependant pas là le fond de la thèse : l’étude de l’isotopie venait en second temps, après celle du signe. À noter, d’ailleurs, que le Groupe µ faisait référence à ce propos, à l’article de Roger Odin29. Entre les deux articles, il existe par conséquent deux différences fondamentales. Tout d’abord, le texte du Groupe µ part du signe tandis que celui de Roger Odin (qui est en fait le premier chronologiquement) ne parle pas de « signe », et très peu d'« unités ». Même si Roger Odin traite en fait d’unités minimales relativement stables — comme la « tache » ou les « objets », la perspective est toute autre : le propos est au-delà du signe (ou en deçà, suivant comment on se place) : les unités minimales de la signification (les « taches »), et celles du niveau de l’analogie (les « objets ») sont étudiées à partir d’un fonctionnement discursif, celui de des codes à l’intérieur d’un texte (entendu au sens large d’ensemble signifiant). La lecture est transtextuelle (on dit encore aujourd’hui : pragmatique, bien qu’en réalité elle soit sociosémiotique) ; la description, intratextuelle (sémiotique). 27 « Problématique de l’isotopie », Linguistique et sémiologie 1, 1976, p. 33. Nous remplacerons cependant « linguistiques » par « sémiotiques ». Pour une définition plus précise, se reporter à Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTES, Sémiotique : Dictionnaire…, (1979), Art. « Isotopie ». 28 Roger ODIN, « Quelques réflexions sur le fonctionnement… », Linguistique et sémiologie 1, (1976), pp. 81-116. 29 Groupe µ, « Iconique et plastique :… », Revue d’esthétique 1979 (1-2), pp. 183 sq. Au titre de la continuité entre les perspectives de ces deux articles, il faut signaler que Roger Odin fait explicitement référence au premier travail sur l’isotopie, qui se trouve avoir été effectué par un membre du Groupe µ, Phillipe Minguet, intitulé « L’isotopie de l’image » et présenté au Premier Congrès de l’Association Internationale de Sémiotique. Milan, 1974. 136 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE l’isotopie. Ce n’est pas l’isotopie qui est abordée au-delà, ou à travers, des unités. Ensuite, la stratification entre les plans du langage opérée par Roger Odin ne correspond pas exactement à celle qu’effectue le Groupe µ entre niveau plastique et niveau iconique. À prendre les critères du Groupe µ, le partage des niveaux reste plus « traditionnel » : le niveau que le Groupe µ qualifiera de « signe plastique » est considéré par Odin comme plan de l’expression (selon la terminologie hjelmslévienne) du signe d’image lato sensu ; de ce fait, le niveau du « signe iconique » reste assimilé au plan du « contenu analogique ». Mais l’apport réside ailleurs. Se référant à Jacques Bertin, l’auteur fonde l’approche de l’image sur les traits pertinents (couleur et forme) qui font de la « tache » l’unité élémentaire de l’image, — unité qui est définie comme la mise en relation d’au moins deux taches. D’où cette conséquence considérable : les isotopies du niveau de l’expression sont syntagmatiques. Ce qui semble aller de soi dans le cas des « isotopies élémentaires » — celles « qui s’établissent entre plusieurs taches englobées » — est étendu au cas des « isotopies minimales » — celles « qui président à la naissance des taches en tant qu’éléments isolés à l’intérieur de la tache englobante30 ». Ce caractère syntagmatique des isotopies du plan de l’expression obligera à aborder la cohérence de l’image en termes de parcours de lecture (pp. 95-96). Tandis que les isotopies de l’expression sont syntagmatiques, celles du contenu analogique sont, quant à elles, paradigmatiques. Cette distinction conduit à une définition de l'« image figurative31 » comme l’établissement d’un parallélisme entre « les isotopies élémentaires de l’expression [qui] assurent la mise en relation de plusieurs taches englobées dans une même tache englobante » et « les isotopies élémentaires du contenu analogique [qui] assurent la mise en relation de plusieurs objets à l’intérieur d’une même image » (p. 105). D’où la tension qui existe, en toute image, entre deux pôles : celui du travail de la surface et celui de la représentation figurative ou de la communication (dans nos catégories : entre le travail plastique et l’analogie ou l’information). On le voit, une telle conception de la signification dans l’image, ne doit presque plus rien au signe et presque tout au rapport qui s’établit entre travail du matériau et travail de la représentation. 30 Roger ODIN, « Quelques réflexions sur le fonctionnement… », Linguistique et sémiologie 1, (1976), p. 92. À noter que la signification « plastique » (au sens du Groupe µ) est directement liée à cette dimension syntagmatique. C’est un point essentiel ; nous reviendrons sur ce rapport englobant-englobé qui, en plus des aspects propres à l’isotopie, comporte aussi des aspects relevant de la topologie. 31 Noter que l’auteur n’emploie pas le terme de « figure », qui réfère habituellement à une problématique de l’unité significative stable (L’usage qu’en font Louis Marin et Jean-Louis Schefer est différent, nous y reviendrons dans la Section C) SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 137 § 2. La limite de la signification en image : la polysémie L’usage d’un terme mal défini Qui dit « signe », dit, on le sait, « communication ». Or l’image communique trop ou trop peu, jamais de manière convenable et mesurée. Fantaisie de l’imaginaire qui devient, dans la problématique de l’analyse des signes : polysémie. Pierre Sorlin, dans son résumé de l’approche sémiotique du cinéma, fait bien apparaître le dilemme que recouvre en réalité le terme : « Le message iconique et global, révélé en une fois, ouvert à de multiples parcours. On appelle parfois “polysémie” ce caractère spécifique de l’image ; le terme n’est pas excellent ; il semble vouloir dire que l’image propose un grand nombre de messages mais, en fait, seul le choix de l’observateur regroupe certains éléments iconiques, sélectionnés dans un ensemble à la limite infini (théoriquement, chaque trait, chaque nuance, chaque rapport entre trait ou entre tonalité pourrait être pris en compte) pour en tirer un message. L’image ne “parle” pas32. » On aperçoit l’étendue du débat qui court sous la notion de « polysémie » ; il va depuis « l’image véhicule plusieurs messages (sans le dire) » jusqu’à « l’image est une forme vide de sens qui laisse le regardant dire ce qu’il veut » ; soit, à peu de choses près, d’une conception de l’image à son contraire. La notion de polysémie fut, pendant l’ère du signe iconique, une notion largement partagée, dans la mesure où elle référait, avant même toute définition, à ce genre d’évidence d’autant plus incontestable qu’il est admis par le plus grand nombre des scientifiques. Arrêtons-nous donc pour examiner ce que peut signifier la notion de polysémie en sémiotique de l’image. La polysémie et les différentes catégories de signes iconiques Dans l’analyse du langage verbal, la « polysémie » désigne habituellement la capacité d’un signifiant à couvrir plusieurs signifiés. Comme tel, elle s’oppose à l’homonymie. La notion est donc pertinente dans le cadre d’une étude des unités de signification que sont les morphèmes. Une telle définition présuppose donc deux conditions différentes : d’une part que le sens d’une unité puisse être différencié par analyse de celui d’une autre ; d’autre part, qu’à l’intérieur d’une même unité, il soit possible de distinguer les différents signifiés. 32 Pierre SORLIN, Sociologie du cinéma, (1977), pp. 65-66. La conclusion de sa critique de la notion de signe — portant sur le fait que le film n’a pas un sens mais constitue « un support pour de multiples lignes de sens » et débouchant sur la nécessité de l’étude des balises qui orientent la lecture du public — ne serait pas désavouée aujourd’hui par une sémiotique qui prend plus en compte qu’alors la dimension pragmatique du fonctionnement signifiant de l’image, ni a fortiori par une sociosémiotique. 138 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE Cette double exigence correspond respectivement à, d’un côté la définition des sèmes spécifiques appartenant en propre à l’unité en question (son noyau), de l’autre, ses classèmes ou sèmes contextuels. La réunion de ces deux types de sèmes constitue le séméme (soit, l’ensemble des investissements possibles du signifié)33. Si nous nous référons à cette définition et que nous la rapportons à la typologie des signes d’images, on s’aperçoit que deux types sur quatre de signes d’image sont habituellement considérés comme polysémiques. L’image est en effet dite polysémique lorsqu’elle est, de fait, composée de « signes analogiques » et (ou) de « signes plastiques ». Elle ne l’est pas lorsqu’elle est composée de « signes informatifs » ou de « signes iconiques verbalisés ». Reprenons en effet les raisons qui font dire qu’une image est polysémique. Dans le cas de « signes iconiques verbalisés », le discours vient servir d’ancrage et d’identification, de sorte que la polysémie se trouve réduite 34; et dans le cas d’une image composée de « signes informatifs », la signification s’appuie sur les variables visuelles — en excluant la figuration — ; ainsi « la connaissance de la signification précède l’observation de l’assemblage des signes », de sorte que l’image est construite de manière monosémique35. Au contraire, dans les images composées de « signes analogiques » ou de « signes plastiques », les unités ne sont ni fixées par convention (l’image est motivée), ni définies a priori (l’image est continue) ; il y a donc polysémie, car chacun est invité à interpréter ce qu’il voit en fonction de ce qu’il sait. La liberté d’interprétation atteint son comble dans le cas des « signes plastiques », pour lesquels n’existe même pas le frein du découpage et de la reconnaissance des objets du monde : la signification relève alors du ressenti individuel. C’est pourquoi, Jacques Bertin — de manière d’ailleurs tout à fait cohérente avec une logique du signe — considère les images non-figuratives non pas comme polysémiques mais comme « pansémique ». Elles ne possèdent pas à proprement parler plusieurs significations ; elles ne signifient « plus rien de précis pour viser le chemin qui mène au “tout36” ». À noter aussi que les conclusions de travaux comme ceux du Groupe µ ou de Lindekens sur le signe plastique vont dans le même sens, puisqu’ils montrent que le plan du contenu de ces signes n’est pas structurable. Aussi, on peut se demander à partir de quel moment l’on est en droit de véritablement parler de « polysémie » de l’image. Car, si l’on veut conserver un minimum de rigueur à la définition linguistique de la notion de polysémie, on s’aperçoit qu’au bout du compte, les « signes informatifs » sont par définition monosémiques, les « signes iconiques 33 Algirdas J. GREIMAS, Sémantique structurale : Recherche de méthode. Paris : Larousse (coll. « Langue et langage »), 1966 pp. 30-54 34 Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 30-33. Bertin classe ce qu’il appelle l’image « symbolique » dans cette catégorie : il s’agit d’une image figurative devenue lisible par convention : Jacques BERTIN, « La graphique », Communications 15, (1970), p. 170. 35 Jacques BERTIN, Ibid. Toute interprétation est réglée au préalable, le système de définition et la chaîne de propositions qui déduisent les unes des autres assurent la rationalité du domaine. L’auteur place la graphique sur le même plan que la mathématique. 36 Ibid. SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 139 verbalisés » sont polysémiques seulement si le discours censé les contrôler l’est lui-même et les « signes plastiques » sont pansémiques. Il resterait donc en fait un seul cas de polysémie véritable dans l’image : celui de l’image composée de « signes analogiques ». Et encore, conviendrait-il de bien remarquer qu’en ce cas, l’usage de la notion de « polysémie » est analogique ; car il ne peut s’agir d’une polysémie « en langue », pour la bonne raison qu’il n’y a pas de langue dans l’image 37. En conséquence de quoi, la notion de polysémie telle que la définit la linguistique apparaît, en toute rigueur, inopérante en sémiotique de l’image. On en vient donc à se dire qu’un emploi aussi fréquent d’un terme qui est inopérant doit répondre à des mobiles autres que ceux « officiellement » invoqués. Or, on dispose, en fait, d’un moyen pour étudier ces mobiles. En effet, le transfert de la notion depuis la linguistique, vers la sémiotique de l’image ne pouvait se faire qu’au prix d’une extension de la définition de la notion initiale. L’examen de la manière dont cette extension s’opéra montre deux choses. Premièrement, il y eut deux types d’extension : une extension obtenue par redéfinition de la notion de polysémie, une extension obtenue par déplacement de la notion depuis le signe vers l’énonciation. Deuxièmement, dans les deux cas, l’extension de la notion de polysémie traduit tout à la fois la persistance du modèle du signe et la faillite progressive de ce modèle en matière d’image. Ce qui revient à dire que l’approche négative de la spécificité de l’image au travers de la notion de polysémie, laissa progressivement place à une approche positive par la sémiotique du texte. Ainsi, l’extension (= la redéfinition et le déplacement) de la notion de polysémie signa le recul progressif d’une sémiotique du signe appliquée à l’image. C’est d’ailleurs ce que montre l’examen des deux modalités d’extension de la notion de polysémie d’image évoquées à l’instant : l’extension par redéfinition et l’extension par déplacement vers l’énonciation. Première forme d’extension de la notion de polysémie : la redéfinition La redéfinition de la notion de polysémie de l’image s’appuie sur une redéfinition de la polysémie dans l’ensemble de la sémiotique : c’est-à-dire sur le passage d’une conception de la polysémie « en langue » à une conception de la polysémie comme fait de discours. Avec la caractéristique suivante : le regard se porte moins désormais sur la définition syntaxique de 37 Barthes distingue une « polysémie » fait de langue, d’une polysémie « fait de parole » : le déchiffrement d’une lexie peut différer selon des lecteurs ayant des cultures différentes sans que le signifié cesse pour autant d’appartenir à une même langue : Roland BARTHES, « Éléments de sémiologie », Communications 4 (1964), p. 109. Mais même en ce cas (si l’on considère la polysémie de l’image comme fait de parole), le problème reste entier dans la mesure où, de toute façon, il n’y a pas de langue. 140 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE l’unité de signification (c’est-à-dire sa définition comme unité de signification stable, et existant préalablement à toute utilisation) que sur l’examen de la production des effets de sens. Nous rappellerons donc, dans un premier temps, en quoi consiste cette redéfinition de la polysémie en sémiotique générale. Puis, dans un second temps, nous en viendrons aux aspects particuliers concernant la redéfinition de la polysémie en sémiotique des images. Nous pourrons voir alors à quel point l’usage de la notion de polysémie renvoie à deux traits spécifiques de l’image. Nous pourrons donc en tirer des conclusions importantes sur le fonctionnement sémiotique des images. 1) Commençons par la redéfinition en sémiotique générale. La conception de la signification, développée par Algirdas Julien Greimas depuis sa Sémantique structurale, permet de définir avec précision la polysémie comme fait de discours. Selon une telle conception, il faut distinguer, derrière les divers usages possibles d’un même mot, deux types de composants : les unités élémentaires de la signification qui sont communes à tous ces emplois (elles constituent le « noyau sémique ») ; les unités élémentaires qui sont présentes seulement dans tel ou tel emploi, compte tenu du contexte de l’emploi du mot (ce sont les « sèmes contextuels »). Par exemple, le mot (ou, pour parler précis, le « lexème ») « table » correspond à une unité de contenu désignée par les dictionnaires comme « surface plane supportée par un ou plusieurs pieds » ; mais aussi à d’autres unités reconnaissables dans des emplois comme « présider la table », « table d’écoute », « tables de la loi », etc.38. Ainsi, le lexème n’est ni une unité délimitable du niveau des signes, ni une unité du plan du contenu. Il est plutôt une configuration réunissant plusieurs unités de contenu (les sémèmes), autant qu’il y a d’emplois distincts possibles du lexème. Dans le langage courant, nous décririons ces deux niveaux (celui du lexème et celui des sémèmes) en disant qu’un même « mot » possède divers « sens » compte tenu de tous ses emplois possibles. Comment distinguer les divers sémèmes d’un même lexème ? Il faut pour cela décomposer les sémèmes en unités élémentaires (les sèmes) et distinguer, parmi ces unités élémentaires : celles qui sont communes (les sèmes du noyau sémique) et celles qui sont propres à chacun d’entre eux (les sèmes contextuels). La différence avec la théorie classique du sémème est de première importance : les divers sémèmes (unités de contenu) existent à l’état virtuel avant l’inscription du lexème dans un énoncé quelconque. Où si l’on préfère, les divers sens du mot préexistent à ses emplois ; ils sont alors tous potentiellement réalisables. On peut donc, pour résumer les choses de manière simple, se représenter le fonctionnement lexématique (= l’emploi du lexème) de la manière suivante : c’est l’emploi du mot, mettant en présence le noyau sémique (qu’il apporte) et les sèmes contextuels (présents dans le reste de l’énoncé), qui déterminera une signification (constituera un sémème réalisé). Une partie du travail de lecture consistera donc à effectuer, le long de la chaîne de l’expression, le parcours sémémique proposé par l’énoncé jusqu’à la réalisation complète de la signification — c’est-à-dire la constitution d’un sémème39. 38 Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTES, Sémiotique : Dictionnaire…, (1979), Art « Sémème », § 2. 39 On notera que la définition sémiotique du sémème, telle que nous la trouvons dans Sémiotique : Dictionnaire…, (1979) — à laquelle nous nous référons ici — est plus éloignée de la définition linguistique de Pottier SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 141 Ainsi, il y aura polysémie chaque fois qu’il existera plusieurs unités de contenu (plusieurs sémèmes) pour un même mot (un même lexème). C’est pourquoi, dans la terminologie greimassienne, la polysémie est de fait une « polysémémie », caractérisée par « la présence de plus d’un sémème à l’intérieur d’un lexème »40. La « polysémémie » désigne l’ensemble des significations possibles d’un lexème avant son emploi (l’ensemble des sémèmes possibles « en dictionnaire »). La polysémémie est donc virtuelle : l’emploi du lexème ne conduisant à la constitution que d’un seul sémème (au moyen des sèmes contextuels) lève la polysémémie, ou si l’on préfère les ambiguïtés et la multiplicité des sens. Cette redéfinition de la polysémie amène à distinguer plusieurs catégories sous, précisément, ce que l’on range un peu rapidement sous le terme de polysémie. 1) Il y a tout d’abord la polysémémie elle-même : tous les sens virtuels d’un mot « en dictionnaire ». 2) Il y a ensuite « l’effet d’épaisseur des mots » constitué par l’ensemble des virtualités sémémiques d’un mot non exploitées et non réalisées dans un de ses emplois. Ces virtualités restent en arrière plan, toujours prêtes à s’actualiser pour peu qu’un sème contextuel le permette41. C’est, pourrait-on dire, du sens en attente « derrière les mots ». 3) Il y a enfin la réalisation, par hasard ou par volonté, de deux ou de plusieurs sémèmes dans un même énoncé, on parle alors de pluri-isotopie : des sèmes contextuels appartenant à des sémèmes différents sont présents tout au long de l’énoncé. Ce dernier possède autant de sens que de catégories de sémèmes représentés, énoncé ou texte pourront être lus d’autant de manières différentes (précisément, selon ces différentes isotopies). On dit alors que le texte est susceptible de plusieurs « lectures »42. 2) La redéfinition de la notion de polysémie comme fait de discours par la sémiotique générale permit de reformuler de manière tout à fait nouvelle ce que l’on appelait habituellement « polysémie » dans l’image, et plus particulièrement la polysémie d’images composées d'« unités analogiques »43. Venons-en donc à la manière dont la redéfinition de la polysémie en sémiotique des images renvoie à deux des traits spécifiques de l’image : l’analogie, l’absence de signes et la connotation. Cela nous permettra de voir comment ce que l’on appelle « polysémie » nous met, de fait, sur la voie de certains processus de fonc- que celle que nous trouvons dans Sémantique structurale. Dans ce dernier ouvrage, le sémème correspond à l’unité de contenu du lexème (il y a un sémème par lexème), et la notion de parcours sémémique est nettement moins développée au profit de l’opposition entre sèmes du noyau sémique et classèmes (sèmes contextuels). Nous signalons le fait, car c’est souvent cet ouvrage qui est cité dans les travaux antérieurs à la publication de Sémiotique : Dictionnaire… C’est le cas, par exemple, chez Christian METZ, « Le perçu et le nommé », in : Vers une esthétique sans entrave, (1975), ou chez Roger ODIN, « Quelques réflexions sur le fonctionnement… », Linguistique et sémiologie 1, (1976). 40 Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTES, Sémiotique : Dictionnaire…, (1979), Art « Sémème », 41 Ibid., Art. « Lexème ». 42 Ibid., Art. « Pluri-isotopie ». § 2. 43 La notion de signe écartée, l’analyse sémiotique conserve cependant celle d’unité. Le lexème est en effet une « unité de manifestation » et le sémème, une « unité du contenu » (au sens greimassien des termes « manifestation » et « contenu »). Le champ d’application de la notion de « polysémémie » se trouve ainsi défini. Les images composées d'« unités plastiques » sont toujours, de fait, exclues de ce champ, du fait de l’impossibilité devant laquelle on se heurte pour catégoriser leur contenu. Et les images composées de « signes informatifs » seraient, par nature, monosémémiques. 142 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE tionnement de l’image dans la lecture : le rapport tout-partie, l’interprétation et la signification. Nous y verrons apparaître ainsi l’émergence d’une prise en compte de la dimension discursive et énonciative comme dimension essentielle du fonctionnement sémiotique de l’image. Premier trait : l’analogie. La théorie sémiotique du sémème permet tout d’abord de reprendre la notion d'« objet » représenté. Partons du fait qu’un objet reconnu dans l’image correspond à une unité de l’énoncé (quelque chose comme un lexème correspondant à un sémème)44, nous nous apercevons alors que l’unité du contenu en question peut être considérée pour elle-même, définissant alors un objet en tant que tel (exemple : les roues), ou bien comme entrant dans la définition d’un objet plus vaste (les roues de l’automobile). Ainsi, regardant l’image de l’automobile, nous pouvons « voir » soit les roues, soit l’automobile qui a des roues. D’où l’importance du schématisme. Reprenons en effet l’exemple des roues. Dans un dessin schématique la « roue » sera représentée par un /rond/, alors que dans une photo la /roue/ sera modelée, détaillée. Sur le dessin, le /rond/ sera un élément permettant de reconnaître, avec d’autres, l’automobile. Sur la photographie, la /roue/ sera soit reconnue comme « roue » (si nous nous attachons à cette partie de la photo), soit un élément entrant dans la reconnaissance de l’automobile. Dans le premier cas, le « rond-roue » est un trait de reconnaissance de l’automobile, et il est seulement cela. Nous sommes donc au seul niveau du sème (identificans). Dans le second, il est soit objet reconnu pour lui-même, soit trait de reconnaissance. Nous sommes donc soit au niveau du séméme (identificatum), soit au niveau du sème)45. Quelle conséquence du point de vue de la polysémie ? Le fait que le « rond-roue » ne puisse être qu’un trait de reconnaissance, se combinant avec d’autres pour permettre d’identifier le dessin schématique comme étant celui d’une voiture, réduit la liberté de lecture. Autrement dit, l'« automobile » équivaut à un lexème monosémémique. Rien de tel dans le cas de la photo. La reconnaissance de l'« automobile » correspond à la constitution d’un sémème ; nous devrions même dire : d’un sémème en construction. De ce fait, les autres sémèmes possibles (ceux des « roues », du « capot », etc.) ne se construisent pas, soit qu’ils servent eux-mêmes d’éléments de reconnaissance (de sèmes) participant à la construction du sémème « automobile », soit que leurs propres éléments entrent directement dans cette construction (leurs sèmes servant alors de sèmes pour la construction du sémème « automobile »). Ces autres sémèmes sont en quelque sorte mis en attente de construction. Mais dès lors, ils constituent une sorte de réserve de sémèmes possibles. Autrement dit, 44 Commentant l’article de Christian METZ (« Le perçu et le nommé », in : Vers une esthétique sans entrave, 1975), Roger Odin a montré qu’il s’agissait en fait d’un « sémème construit ». Roger ODIN, « Quelques réflexions sur le fonctionnement… », Linguistique et sémiologie 1, (1976), pp. 97-103. 45 Christian METZ, Ibid., pp. 356-367 ; Roger ODIN, Ibid., pp. 106-108. SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 143 lorsque nous reconnaissons l'« automobile », tous ces éléments (« roues », « capots », etc.), même s’ils ne sont pas autonomisés comme autant d’objets regardés pour eux-mêmes sont potentiellement objectivables. Et cette potentialité va charger l’objet « automobile » de l’épaisseur « polysémique » des « objets », contribuant à l’effet réaliste (la réalité est ce qui possède toujours une réserve de visible à offrir à la perception, et dans laquelle cette dernière peut choisir). Second trait : l’absence de signe. La redéfinition sémiotique de la polysémie en général permet ensuite de saisir la dimension énonciative et discursive de la polysémie d’image. Revenons sur la différence entre schéma et photographie. Le schéma fonctionne à lui seul comme une unité ; nous disons : « c’est une automobile » ; nous nommons. En ce cas, la schématisation, supprimant certains traits de reconnaissance ou au contraire actualisant des traits appartenant à des sémèmes différents fera que : soit nous ne pourrons plus reconnaître l'« automobile », soit nous la verrons plutôt « automobile » et « camion ». L’excès de schématisation produirait une asémie (les éléments perdent leur valeur de traits de reconnaissance) ; la superposition de traits d’origine différente produirait plutôt une pluriisotopie. De tels phénomènes relèvent donc bien de la polysémémie pouvant affecter le sémème construit à partir de traits de reconnaissance d’un objet du monde 46. Que se passe-t-il dans le cas de la photographie ? Une fois l’automobile reconnue globalement, rien ne nous empêche de commencer à considérer chaque élément (capot, roues etc.) comme une unité. Mais rien ne nous y oblige non plus. Nous sommes dans l’indécision. Nous aurons donc tendance à chercher des indices permettant d’établir ce qu’il convient de faire. Faut-il changer de niveau ; c’est-à-dire commencer à considérer les éléments comme des entités en soi, comme des objets ? Que se passera-t-il si nous faisons cela ? Car nous pouvons nommer aussi, après l'« automobile » : les « roues », le « capot », etc. (nous disons d’ailleurs : « c’est une automobile, dont je reconnais les roues », etc.). Or, c’est bien souvent cette activité d’exploration et d’inférence portant sur les divers éléments, — activité qui est à proprement parler une activité de lecture et d’interprétation — que nous dénommons un peu hâtivement « polysémie ». Dès lors que nous commençons à varier les niveaux de lecture, transformant les traits de reconnaissance en objets et vice-versa, nous actualisons les sémèmes en attente (chaque sémème devient sème ou vice-versa). Nous pouvons alors nous demander pourquoi la voiture photographiée est « rouge », « américaine », « ancienne », etc. Un champ est ouvert qui est celui-là même de l’interprétation et donc de l’activité du sujet à l’intérieur même du fonctionnement sémiotique de l’image. 46 Encore qu’il s’agisse là d’un cas limite. En effet, le sémème étant un sémème construit et non pas la dérivation d’un noyau sémique, il est difficile de dire, en pratique, à partir de quel moment il y a effectivement polysémémie. 144 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE Troisième trait : la connotation. Les deux points précédents touchaient plus particulièrement à l’analogie. Mais la mise au jour de la dimension énonciative et discursive du fonctionnement de l’image à partir de la polysémie apparaît aussi à propos de la production de la signification connotative. C’est ce que nous montre, par exemple, l’analyse menée par Louis Porcher sur l’annonce publicitaire. Sans entrer ici dans tous les détails de l’analyse, nous relèverons cependant que l’étude de l’investissement sémantique de l’image opéré par les lecteurs, fait apparaître la grande complexité des mécanismes qui règlent la composition et la circulation du sens dans l’image. Composition et circulation du sens qui se fait selon des endroits de l’image qui sont par exemple de véritables nœuds sémiologiques, par des passages d’un élément à la totalité. De ce fait, l’auteur partant du postulat qu’une polysémie caractérise « par nature », si l’on peut dire, le « signe iconique » (dans notre terminologie : le « signe analogique ») en vient à montrer comment une « composition iconique méthodique » restreint le réservoir de sèmes mobilisables par le lecteur et propose un agencement syntagmatique contraignant 47. En conséquence de quoi, il existe, toujours selon l’auteur, des signifiés structuralement déterminants ou des chemins de sens obligés, des signifiés sans signifiants déterminés (polysémiogénie), des effets de contexte qui rendent signifiant un objet qui ne l’est pas, etc. ; — tous mécanismes qui travaillent les unités de signification et font pendant à la polysémie. L’analyse de ces mécanismes, menée minutieusement par Louis Porcher, est d’autant plus intéressante qu’elle part du postulat de l’existence de la polysémie iconique et qu’elle utilise une technique (la commutation) fortement attachée au découpage de l’énoncé en unités stables. Elle n’en arrive pas moins à rendre compte de la dynamique de la signification dans l’image comme une opération de réduction de la polysémie iconique. Ainsi, sous couvert de la notion de « polysémémie », il y a eu déplacement du champ d’étude depuis l’unité vers l’énoncé. D’une polysémie d’unité, nous sommes passés à une polysémie d’énoncé. Seconde forme d’extension de la notion de polysémie : le déplacement de l’énoncé à l’énonciation Nous venons de voir que la redéfinition de la polysémie de signe (c’est-à-dire de la polysémie pensée comme fait lié au signe) vers la polysémie d’énoncé ouvrait une autre conception de la polysémie : non plus un trop plein de sens dans des unités, mais nécessité (ou, ce qui revient au même, liberté) donnée au regardant d’amener des significations. Il apparaît donc que cette redéfinition s’accompagne, dans le cas de l’image tout au moins, d’un déplacement vers l’énonciation : la marque en était la reconnaissance de l’activité du 47 Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image, (1976), p. 102. SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 145 regardant dans le fonctionnement sémiotique de l’image lui-même. Mais ce déplacement déborde largement la prise en compte de la seule activité du regardant. Parler de polysémie de l’image revient à dire que l’image est sensible aux influences extérieures. Ce déplacement indique donc qu’un pas supplémentaire est en train d’être franchi en direction de la prise en compte de l’image comme média, puisque c’est l’ensemble des rapports que l’image entretient avec son environnement qui est en jeu : le monde, le destinataire, le contexte. Examinons successivement chacun de ces rapports. 1) La polysémie et le rapport au monde. Dans l’exemple de la photographie de l’automobile, le jeu de glissement d’une partie au tout ou d’une partie à une autre partie, le jeu de recherche des indices est un cas de « polysémie du monde48 » : la polysémie y est un ensemble de virtualités offertes par les figures et les situations du monde. Ce qui manque alors, pour éviter ou réduire la polysémie, c’est — pensera-t-on — l’entour de la chose photographiée. Le hors-cadre ou la situation. Ce que nous pouvons traduire, en termes techniques, de la manière suivante : les indices fonctionnent comme des départs d'« isotopies situationnelles » (ils indiquent des isotopies virtuelles, absentes). D’où il ressort que si la situation était présente, l’isotopie pourrait être réalisée. Telle est du moins l’impression qui se dégage de l’image. Ce que l’on appelle, en ce cas, polysémie (une polysémie « par défaut » : l’image paraît ne pas donner assez d’informations) serait plutôt à considérer, en réalité, comme une « pluri-isotopie de situation ». Elle est due paradoxalement à la mise hors cadre de la situation (par la production de l’image) et au fait que le regardant présuppose que cette situation mondaine « aurait été » du même tissu que ce qu’il a sous les yeux : un texte. Ce hors-cadre ou cette méconnaissance de la situation oblige le regardant à s’en tenir, dans son interprétation, à un degré de généralité plus grand : par exemple au lieu de dire « c’est telle voiture dans telle situation », il lui faudra s’en tenir à dire « c’est une voiture » ; donc, à la seule reconnaissance de l’objet. Mais, peut-on dire vraiment alors que l’image est polysémique ? Non si l’on en croit Guy Gauthier qui a abandonné l’usage de la notion de polysémie pour désigner ce qui est en réalité une ignorance du regardant49. Ce qui nous amène directement au second cas : la polysémie d’énonciation. 2) La polysémie et l’activité du regardant. On appelle très souvent « polysémie » l’espèce de foisonnement interprétatif issu de la lecture ; autrement dit, cette impression que l’on a de pouvoir tout dire (et n’importe quoi) sur une image. 48 Ce processus a été relevé par René LINDEKENS, Éléments pour une sémiotique de la photographie, (1971), p. 175. 49 À propos du « caractère flottant et incertain du message transmis par l’image seule », dont l’exemple est la difficulté à dire la nationalité d’un enfant photographié, il en vient à conclure : « Une photo ne signifie rien d’autre que son modèle et c’est l’insuffisance de notre expérience qui nous égare. Le fonctionnement de l’image ne peut être expliqué par notre ignorance, même si cette dernière permet une manipulation du document pour un usage extérieur. Pour qui a rencontré cet enfant il ne peut y avoir polysémie. », Guy GAUTHIER, Initiation à la sémiologie de l’image, [1979], p. 14. 146 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE D’un côté, l’existence d’un hors-cadre produit indéniablement une attente en matière de signification de la part du regardant. Les départs d’isotopies situationnelles, dont nous parlions à l’instant, sollicitent les connaissances du regardant sur la situation et sur l’environnement de la « scène » représentée par l’image. Sa compétence encyclopédique permet au regardant d’interpréter les différents indices et d’avoir ainsi une relative maîtrise de l’image. Grâce à elle, le regardant peut « circuler » aisément d’un élément à l’autre et passer de l’ensemble de l’image aux différents détails. La maîtrise qui lui est ainsi donnée concerne tant l’organisation formelle que la production de la signification. Mais d’un autre côté, il faut aussi compter avec les multiples investissements psychologiques des lecteurs sur telle ou telle image. Il s’agit alors, dira-t-on parfois, d’une sorte de polysémie « subjective ». Toute image fonctionnerait comme un test projectif. On oublie alors que c’est le manque de structuration du matériel proposé au sujet qui caractérise un test projectif en psychologie. Or, toutes les images ne fonctionnent pas sur ce modèle. Précisément, ce que Louis Porcher appelle une « composition iconique méthodique » vient restreindre la liberté d’interprétation et guider cette dernière. Mais, il y a aujourd’hui accord entre les auteurs pour reconnaître avec Guy Gauthier que « L’image offre un champ d’interprétation (comme on parle du champ d’un objectif) relativement large, mais en même temps contraignant50. ». Mais cet accord suppose précisément de ne pas raisonner uniquement sur ce que dit le lecteur, ni de considérer l’image comme une combinatoire d’unités. En effet, d’une part l’analyse sémique des interprétations (identificatrices et connotatives) formulées par des lecteurs différents se laisse réduire à un nombre relativement restreint de traits, à la fois statistiquement peu dispersés et sémiotiquement articulables les uns aux autres. Ainsi, des mots différents couvrent-ils un champ sémique délimité et organisé 51. D’autre part les investissements des lecteurs sont limités à la fois par l’organisation sémiotique de l’image et par le contexte socio-sémiotique de production et de réception de l’image. D’où cet enseignement sur le fonctionnement de l’image : il n’y a pas lieu de confondre l’apparente dispersion des discours sur l’image avec la cohérence de la lecture et ce qui règle cette dernière. 3) La polysémie et le contexte de réception. Enfin, on a parfois mis, sous le terme de « polysémie », les variations de significations dues au changement du contexte de réception : changement d’époque, de pays, de support, de circonstances. Il s’agit là d’une polysémie « par usage ». Ces variations de sens indiquent l’existence de codes qui régissent l’emploi des images et leur réception. Mais là encore, ce que l’on appelle « polysémie » se révèle être en fait une modification de codes et des caractéristiques sociosémiotiques de la réception. 50 Guy GAUTHIER, Initiation à la sémiologie de l’image, [1979], p. 14. 51 Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image, (1976), p. 142. SECTION B. PENSER LA SIGNIFCATION DANS L’IMAGE 147 En conclusion : une critique de la signification en image On voit que la notion de polysémie, appartenant à une problématique du signe, indique ce que cette problématique ne peut penser dans l’image : son fonctionnement comme texte. La seule forme d’image que cette problématique peut saisir est celle qui est précisément composée de signes (les signes informatifs) articulés selon une syntaxe. Les différentes formes de polysémie ne font que traduire, à chaque fois, la crise introduite dans cette problématique par une approche de la signification en image. Résumons cela. Nous avons rencontré deux grandes formes de polysémie : polysémie du signe d’une part et d’autre part polysémie du discours et de l’énonciation. La polysémie du signe traduit la difficulté — sinon l’impossibilité — à saisir un fonctionnement dans lequel les unités ne préexistent pas toutes, ni toujours, au texte. L’image est alors tantôt considérée comme « pansémique » (elle peut tout signifier), tantôt « asémique » (elle ne signifie rien). En fait, la problématique du signe bute soit sur la matière dont est faite l’image et qui sert de base à la signification, soit sur l’analogie. Mais, de toute façon, il existe un présupposé selon lequel l’image appelle le secours du langage verbal pour être interprétée, légendée. Vient s’ajouter alors à sa polysémie « naturelle », celle inhérente à la variété des « interprétations » ; ce qui signe définitivement la nature polysémique de l’image ! La polysémie du discours traduit une difficulté complémentaire de la première : difficulté pour penser la logique du texte52. Chaque fois qu’elle apparaît, la notion de polysémie « désigne » — en creux — un aspect de cette logique. Elle traite, comme un désordre de signification, ce qui est en fait l’articulation du texte à son environnement. Polysémie « par défaut », à propos de « ce que l’on ne sait pas sur la situation de ce que l’on voit », qui « désignerait » les procédures textuelles qui peuvent arrêter les glissements de niveau objet/partie d’objet, les procédures qui bloquent la recherche d’indices du hors-cadre ou du contexte. Polysémie « interprétative » ou « subjective », à propos de la construction de la signification par le lecteur, qui « désigne » la coopération texte-lecteur, qui aboutit à un sens pluriel, mais non erratique53. Polysémie « par usage », à propos des variations de sens dues au type 52 Fondamentale est, de ce point de vue, la remarque de Louis Marin concernant la polysémie de la figure (Études sémiologiques, 1971, pp. 24-25) : l’ambiguïté polysémique est réduite par la prise de la figure dans la structure narrative qui organise le syntagme du tableau d’histoire ; elle est au contraire développée par les procédures d’extraction de figures ou de signes figuratifs appartenant à des figures : ces procédures produisent « une sorte de virtualité polysémique dont le pouvoir évocateur et suggestif n’est pas niable. » 53 « L’acte de lecture d’une image est donc un acte de sémantisation, un accouchement de sens et même un engendrement de sens. », Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image :…, (1976), p. 138. On trouvera une définition de « l’interprétation » dans Roland BARTHES, S/Z, (1970), p. 11. 148 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE d’usage des images, qui « désigne » les codes socio-historiques de construction et de réception des dispositifs de production du sens54. Avec cette géographie, aux frontières de l’approche du signe, tracée par les variantes de la notion de polysémie, nous retrouvons la ligne de partage entre deux sémiotiques : une sémiotique des unités et une sémiotique du texte. Cette ligne de partage théorique entre ces deux sémiotiques est explicitement établie par l’article d’Émile Benveniste sur « Sémiologie de la langue » de 1969. « En conclusion, écrit Benveniste, il faut dépasser la notion saussurienne de signe comme principe unique, dont dépendraient à la fois la structure et le fonctionnement de la langue. » Dépassement qui se fera par « l’ouverture d’une nouvelle dimension de la signifiance, celle du discours, que nous appelons sémantique, désormais distincte de celle qui est liée au signe, et qui est sémiotique » ainsi que par « l’élaboration d’une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l’énonciation »55. Cet article signe la fin du modèle épistémologique du signe comme modèle organisateur de la sémiotique. Le nombre de références faites à cet article en est la marque certaine : il signe — reconnaît, déclare et surtout trace — la ligne de rupture. Mais Benveniste ne peut qu’envisager l’existence d’une sémiologie de seconde génération ; l’appeler de ses vœux et en esquisser les contours. Et les débats portant aussi bien sur la commutation que sur la polysémie indiquent à quel point la sémiotique de seconde génération se cherche en s’affirmant contre la sémiotique de la première génération, mais aussi en se construisant avec les cadres de pensées de celle-ci. C’est pourquoi la question de « comment penser le texte ? » reste en toile de fond de la recherche d’une sémiotique (de l’image) de nouvelle génération. 54 Plus exactement, elle désigne la nature socio-historique des « codes de spécificité » des « langages », pour employer la terminologie de Christian Metz. 55 Émile BENVENISTE, « Sémiologie de la langue », Semiotica 1-2, (1969), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 2, coll. « TEL »], p. 66. SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFICATION COMME UNITÉS TEXTUELLES Sémiotique des images, critique du signe et théorie du texte Si la difficulté de l’utilisation de la notion de signe en théorie des images est, nous l’avons vu, très rapidement apparue ; en revanche, c’est au cours de la première partie de la décennie 1970-1980 (alors que la sémiotique littéraire se tourne ou s’est déjà tournée vers l’analyse du texte), que nous avons rencontré les essais les plus avancés d’une définition des unités de signification dans les images, selon le modèle du signe1. Comment expliquer ce paradoxe d’une sémiotique à la fois en avance sur le plan critique et en retard sur le plan théorique ? De deux manières. Tout d’abord, il ne faut pas confondre difficultés et critique. Au départ, les images offrent une résistance certaine au modèle du signe linguistique. Les débats sur l’analogie et sur leur caractère continu en est la marque (elles sont « icônes » face au « signe »). La sémiotique des images porte donc en elle, de manière si l’on peut dire intrinsèque et congénitale, une « critique » du signe : les images sont inarticulables (en signes) et indéfinissables (comme combinaisons de signes). Mais, il faut bien reconnaître que cette critique ne fut ni développée ni théorisée en tant que telle : la question est plutôt celle de comment appliquer le modèle sémiotique du signe. Dans ces conditions, on peut mieux comprendre le réexamen tardif de la question du signe dans l’image : il ne devint possible qu’une fois levée l’hypothèque de la ressemblance (« l’analogie iconique proprement dite ») au profit d’une conception de l’analogie comme fait de signification (« l’analogie construite »). C’est alors que pouvait apparaître la nécessité (et la possibilité ?) d’un tel réexamen de la question des unités dans l’image. Ainsi s’expliquerait à la fois que la « critique » du signe soit attachée à la sémiotique de l’image depuis ses débuts et, en même temps, l’apparition tardive d’une recherche effective sur les unités de signification internes aux images2. 1 Dont les exemples les plus marquants sont les travaux de René Lindekens, du Groupe µ, et de Louis Porcher. Voir ci-dessus Section A, § 3 et 4, ainsi que dans la Section B, le § 1. 2 Nous pensons ici aux images fixes ; car le cas du cinéma est très différent : sa sémiotique s’est structurée très rapidement, aussi bien en France qu’en Italie. 150 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE Ensuite, contrairement à ce que peut laisser supposer la présentation en termes de stratégie des deux Sections précédentes, le passage du signe au code, puis celui du code à l’énoncé, ne se fait pas linéairement. C’est l’analyse qui, classant et hiérarchisant les données, reconstruit une impression de succession continue. Nous avons affaire à des ruptures entre des moments épistémiques (des formations, dirait Foucault), et non pas à une progression continue ; et, de plus, le champ épistémique n’est pas homogène à un moment donné. De la même manière qu’il ne progresse pas de manière unitaire et cohérente, de même, tout le champ épistémique ne bascule pas d’un coup et d’un seul, simultanément et solidairement, dans un nouveau moment épistémique. À un instant donné, l’état du champ épistémique laisse apercevoir, au contraire, des cristallisations locales, des traces d’évolutions ou de stases différenciées, des forces contradictoires à l’œuvre, des retours et des reprises, des préfigurations et des impasses. Par conséquent, la signification d’un même phénomène (par exemple, ici, la recherche de définition d’une unité signifiante dans l’image) changera au cours du temps selon l’état du champ. Compte tenu de ces deux raisons, l’apparition « tardive » des essais de définition du signe iconique n’est donc pas en soi un fait étonnant ; pas plus, d’ailleurs, que la « critique » du signe par la sémiotique des images ne préfigure les développements de la critique généralisée du signe qui se développera après les années 1970-1975. C’est nous qui, voyant la trajectoire résultante qui court depuis les débuts des recherches sémiotiques jusqu’à aujourd’hui et faisant de surcroît comme si aujourd’hui était un point d’arrivée fixe et pérenne, déclarons rétrospectivement qu’il y avait retard ou préfiguration. D’où l’impatience que nous pouvons aisément manifester maintenant devant la difficulté de la sémiotique de l’image à adopter le point de vue du texte, alors qu’elle « critique » depuis si longtemps le modèle du signe. Mais, faut-il encore que la critique ne soit pas seulement une « mise en crise » et possède par conséquent les moyens de se formaliser et de se dépasser. Or, c’est à ce point justement qu’intervient le jeu des conditions de possibilités (les cadres mentaux) tracé par les modèles épistémologiques : à tel moment, on ne peut penser que certaines choses selon certains modèles. Voilà pourquoi la « critique » du signe ouverte par la sémiotique des images ne devient opérationnelle que tardivement, alors qu’elle remonte aux tous débuts de la sémiotique 3. C’est seulement à ce moment-là qu’elle peut penser les unités de signification comme unités textuelles. 3 Un exemple : Umberto Eco raisonne en terme de signes, alors que son modèle est textuel — sinon pragmatique — depuis L’œuvre ouverte, Paris : Éd. du Seuil, ([1962] 1965), [Cité d’après coll. « Points »]. SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 151 Vers une théorie des unités de signification comme composants textuels Il en est en sémiotique des images comme dans l’ensemble du champ sémiotique : lorsque la critique du signe se formalise, elle prend la forme d’une critique de la communication. Vient un temps où toute conception réservant la signification aux seuls systèmes de communication paraît beaucoup trop restrictive, et tend à être remplacée par une approche de la production des effets de sens. Cette transformation du champ de la sémiotique sert de fond à l’émergence d’une approche de la signification dans les images en termes d’unités textuelles ; elle n’en constitue pas cependant à elle seule l’essentiel. En effet, dresser la carte des états successifs du champ de la sémiotique des images depuis ses débuts montrerait la présence continue du double travail spécifique qui traverse ce champ. D’un côté, il faut prendre en compte un travail de formalisation, qui procède par bribes, par essais et emprunts forcés. Ce travail est à l’œuvre de longue date, il renvoie à la philosophie, à la psychologie, à la sociologie et à l’histoire de l’art, de sorte que petit à petit s’élabore une véritable théorie de l’image dont la sémiotique est, à la fois, le lieu d’accueil et le centre organisateur. Ce premier travail ne sera pas examiné en détail ici et sera l’objet d’un examen ultérieur. Rappelons cependant, car cela est déterminant pour notre propos, que l’élaboration d’une telle théorie de l’image va poser à la sémiotique le problème crucial du statut de la matière de l’expression. On ne peut penser la signification en image sans tenir compte des caractéristiques du matériau de l’image et de l’activité mentale et sociale que représente la mise en œuvre de ce matériau4. D’un autre côté, le travail de critique du signe, intrinsèque à la sémiotique des images, qui paraissait tout à l’heure unique et monolithique, est en fait pluriel et diversifié : il suit la stratification du champ épistémique de la sémiotique et de la théorie des médias. Ce second point, propre à la sémiotique des images, renvoie aux diverses modalités de critique du signe. Pour classer les diverses modalités de critique du signe, on a coutume aujourd’hui de faire appel à deux critères de différenciation. Le premier est celui qui permet de distinguer les sémioticiens d’héritage saussurien et hjelmslévien5, de ceux qui se réclament de la tradition 4 Ce fondement de la théorie de l’image a été soulevé par des philosophes aussi différents qu’un Lukacs (Georg LUKACS, Philosophie de l’art (1912-1914) : Premiers écrits sur l’esthétique, Trad. de l’all. par R. Rochlitz et A. Pernet [Frühe Schriften zur Ästhetik I, Heidelberger Philosophie der Kunst (1912-1914). Darmstatd/Neuwied : H. Luchterhand. 1974], Paris : Klincksieck, 1981), un Merleau Ponty (Maurice MERLEAU PONTY, L’œil et l’esprit, Paris : Gallimard, 1964), ou un Gilson (Étienne GILSON, Peinture et réalité, Paris : J. Vrin, 1972) ; affirmé par des chercheurs aussi différents qu’un Arnheim (Rudolph ARNHEIM, Vers une psychologie de l’art, Trad de l’anglais par N Godnef [Toward of psychology of art, Berkeley/Los Angeles : The University of California. 1966], Paris : Seghers, 1973), un Grombrich (Ernst H. GOMBRICH, Ecologie des images, 1983), ou un Francastel (Pierre FRANCASTEL, La figure et le lieu : L’ordre visuel du Quattrocento, Paris : Gallimard, 1967 ; Études de sociologie de l’art : Création picturale et société, 1970). On trouvera l’impact de cette question sur la sémiotique posé par Hubert Damisch (Hubert DAMISCH, Théorie du /nuage/: …, 1972; « Huit thèses pour (contre ?) une sémiologie de la peinture », Macula 2, 1977, pp. 17-23 ). 5 D’une manière générale, l’école française. 152 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE américaine (pragmatique, logique, philosophie du langage)6. Le second est celui qui sépare une position épistémologique anti-structuraliste7 d’avec l’affirmation d’un « structuralisme génératif » qui se donne pour tâche d’analyser les langages comme des systèmes de signification (et non pas comme des systèmes de signes)8. Ces critères de regroupement sont à prendre pour ce qu’ils sont : approximatifs et relatifs. Ils correspondent à des positions stratégiques prises par les agents eux-mêmes à l’intérieur du champ. On peut donc les croiser comme deux axes d’une table. Adopter une position anti-structuraliste revient à exclure a priori, en principe, l’héritage saussurien — encore qu’il ait des modalités de transition par psychanalyse interposée sur lesquelles nous reviendrons dans le prochain Chapitre — ; mais n’oblige pas pour autant à se réclamer de la tradition pragmatique nord-américaine : le développement de la théorie du Texte en France en est un exemple9. De plus, les alliances et découpages font actuellement l’objet d’un profond remaniement. Cependant, malgré leur caractère relatif et momentané, ces classifications ont le mérite d’obliger à avoir présent à l’esprit l'« épaisseur » du champ sémiotique : sa stratification par des avancées de recherche plus ou moins antagonistes. L’usage de la notion d'« unité », alors qu’il donne parfois l’apparence de faire l’objet d’une évolution menée d’un seul tenant, est en réalité soumis au principe de stratification. Et cette dernière apparaît d’autant plus nettement que l’on passe d’une simple critique du signe à la mise en place d’une approche du fonctionnement signifiant de l’image comme texte. Voilà ce qui est à retenir. Nous avons déjà eu un aperçu de cette variété à travers des propositions comme celles, par exemple, de Christian Metz, Roland Barthes, Umberto Eco ; la première s’organisant autour de la notion de code et de matière de l’expression (à laquelle il faut ajouter, un peu plus tard, l’énonciation), la seconde autour d’une phénoménologie de la signifiance et de la lecture, la dernière autour du mode de production de la fonction sémiotique (puis vers une sémiotique d’orientation peircienne). Mais il existe un autre critère permettant de classer les modalités de critique du signe. Il s’agit de la manière dont est pensée l’unité de signification. Nous avons déjà dit l’importance de ce critère, lorsque nous avons parlé des unités de discours. Mais il existe encore une modalité qui a la particularité de pousser dans ses derniers retranchements la notion d’unité. L’approche de Louis Porcher traite les syntagmes comme des moments séparés, énoncés par le lecteur et permettant de construire secondairement (= par le sémioticien) la signification de l’image comme discours. Dans le cas présent, au contraire, l’énoncé disparaît. Il se dilue dans l’acte même d’énonciation ; dans l’acte par lequel l’unité se construit en tant qu’élément d’un texte, parce qu’élément du texte. 6 Par exemple, une grande partie de l’école italienne. 7 Par exemple : Roland Barthes, Julia Kristeva, Jean-Louis Schefer. 8 Par exemple : Jean Marie FLOCH, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit : Pour une sémiotique plastique, Paris/Amsterdam : Éd. Hadès Benjamin, 1985, p. 12, p. 143. 9 Voir ci-dessous Chap. 3… Texte (avec une majuscule) renvoie à la définition qu’en donne Barthes dans art. « Texte (Théorie du —) » de l’Encyclopædia Universalis. SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 153 Cette dernière modalité peut prendre deux formes différentes : dans la première, l’unité — la « figure » — émerge de l’ensemble image-lecture ; dans la seconde, elle apparaît à travers une analyse qui vise la production du sens dans l’enceinte même de l’image. § 1. L’unité produite en lecture : la figure La notion de « figure », de l’histoire de l’art à la sémiotique La notion de « figure » appartient au départ au langage de la peinture. Dans la peinture d’histoire, elle désigne un des personnages de la fable représentée 10. C’est dans ce sens qu’on le trouve quelquefois employé par Louis Marin11. La signification de ce terme tend toutefois à recouvrir des processus en apparence très variés, comme l’indiquent des termes tels que « figural », « figurabilité », « figuratif ». Le plus couramment, la « figure » désigne cependant la représentation d’un objet du monde : une sorte d’unité de l’analogie. Nous sommes donc à nouveau en présence d’un de ces termes qui est « en excès de sens » ; un terme qui opère la superposition de modèles épistémiques voisins, mais habituellement disjoints pour des raisons scientifiques (Exemple : la « figure » unité du tableau et la « figure » terme de rhétorique). L’important est de noter que la notion de « figure » sert de support à l’entrée d’autres points de vue sur le fonctionnement du visuel dans la sémiotique des images, appartenant à la théorie de l’image, tels que ceux de l’histoire de l’art et de la philosophie. Cette ouverture apporte avec elle trois propositions essentielles qui vont fournir des outils pour une critique du signe en vue d’élaborer une formulation de la spécificité sémiotique de l’image. Visible et lisible dans la lecture Tout d’abord, l’image (rappelons que ce terme est pris ici en un sens très général d'« objet visuel bidimensionnel »), posée comme le visible, est considérée comme le dehors du lisible. C’est ainsi qu’il faut comprendre que toute lecture de l’image — et il faut en fait 10 « Quoique ce mot soit fort général et qu’il signifie tout ce qui peut être décrit par plusieurs lignes, néanmoins en Peinture il se prend ordinairement pour des Figures humaines. » Roger de Piles, L’art de peinture de C. A. Dufresnoy, Trad. en français, enrichi de remarques, augmenté d’un Dialogue sur le coloris, Paris Langlois, 1673, [Cité d’après Genève : Minkoff Reprint, 1973]. 11 Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), pp. 24-25. 154 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE étendre ce terme à tout processus de signification dans les images — revient à un mixage du lisible et du visible. Contrairement à ce qu’il pourrait paraître à une approche rapide et superficielle, l’introduction de la lisibilité comme consubstantielle à la lecture, ne peut être réduite à l’exercice d’une hégémonie pure et simple de la langue naturelle ; elle est aussi (et fondamentalement) la marque d’une reconnaissance de l’existence même du visible, de son épaisseur : ce dernier existerait en dehors, et surtout avant, toute « application » du langage verbal sur lui. Il lui serait irréductible. Ainsi, l’introduction de la lisibilité soulève donc une des questions des plus importantes qui soient en sémiotique de l’image : la question de la réduction du visible par le lisible. Le visible est-il seulement support du lisible, et comme tel se résorbe-t-il totalement dans lui ? Le lisible est-il la condition absolue de la signification du visible ? Soit qu’il vienne s’appliquer sur lui, soit qu’il soit toujours-déjà présent en lui ? Une signification du visible est-elle possible sans le lisible ? Mieux encore : le visible n’est-il pas une des conditions de possibilité de la signification en général ? Autant de questions primordiales, que nous aurons forcément l’occasion de croiser à nouveau. Essayons donc de les formaliser un peu à partir du thème qui est le nôtre présentement : l’introduction de la lisibilité dans la lecture. Mettons d’un côté ce qui peut faire penser à une réduction du visible par le lisible dans la lecture de l’image ; et de l’autre, ce qui va à l’encontre d’une telle proposition. À se placer du strict point de vue de la signification, c’est-à-dire de la production des effets de sens, on a pu parler à juste raison d’une « réduction » du visible par le lisible 12. En effet, le langage traverse et prend en écharpe l’image ; puisque la signification se produit « dans l’ensemble indissociable du tableau et de sa lecture entendue comme totalité enchaînée et ouverte des parcours [de lecture] possibles » et c’est dans le parcours du regard que doivent s’opérer l’interprétation et le déchiffrement13. En ce sens, c’est bien la lecture qui rend lisible le tableau. Entendons : qui le rend signifiant. Et le langage intervient doublement : dans la nomination des figures et dans le discours qui traduit l’articulation des figures entre elles. À l’entrée, pourrait-on dire, et à la sortie ; dans le découpage même du continu de l’image (ou du tableau) et dans l’énonciation même du sens. Il faut bien reconnaître qu’une telle conception de la signification s’inscrit, et prolonge à l’extrême, la logique de la sémiologie conçue comme « translinguistique », aux yeux de laquelle aucune signification ne saurait voir le jour sans la prise en charge du visible 12 Umberto ECO, Isabella PEZZINI, « Sémiologie des Mythologies », Communications 36, (1982), p. 34. Jean Marie FLOCH, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, (1985). 13 Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), pp. 21-22. Un peu plus loin, abordant le problème du découpage des unités syntagmatiques, Marin fait référence à Barthes : « Il n’y a de sens que nommé et le monde des signifiés n’est autre que celui du langage ». SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 155 par le langage. À tel point que l’image, dans sa spécificité même, paraît disparaître et se dissoudre totalement dans la verbalisation, entre la reproduction du monde et l’investissement par les savoirs qui caractérisent une époque ; la figure étant précisément le lieu où reproduction du monde et investissement sémantique se nouent. On retrouve ici la complémentarité entre analogie, connotation et interprétation ; complémentarité que la sémiologie partage avec l’iconologie. Dans l’une comme dans l’autre, le verbal est toujours sous-jacent au système visible donné comme perception du monde : il marque la différence entre la « pure » reproduction du monde et le domaine du langage ; il est aussi l’outil du déchiffrement du sens symbolique, par lequel un savoir éminemment social et anthropologique apparaît comme le sens de l’image. Chez Roland Barthes, c’est la différence entre le « sens dénoté » ou « littéral » et la « connotation » ou « sens symbolique ». Différence, dont on peut dire qu’elle n’existe au fond que comme construction du « métalangage » de l’analyste. Chez Erwin Panofsky, c’est la différence entre la « signification primaire » ou « naturelle » et la « signification conventionnelle », laquelle n’est vraiment saisie de manière pertinente qu’en rapport avec l’interprétation des « valeurs symboliques »14. C’est là, bien évidemment un point à ne pas mésestimer ni minorer, car c’est peutêtre par lui, plus que par tout autre, que l’on approche les profondes attaches de la sémiotique des images (ou de l’image) avec l’épistémè de la représentation. Relisons encore l’ouverture des Mots et les choses sur le tableau des Menines pour apprécier combien la sémiotique porte à la lettre son regard sur la double polarité de la représentation : d’une part, sur l’activité de description et de déchiffrement ; mais d’autre part aussi, sur l’appareil formel et spatial de la lecture. Mais nous sommes ici aux limites d’une réduction du visible par le lisible. Il est légitime de parler de la réduction du visible au lisible lorsque l’on se place du strict « point de vue de la signification » ; non lorsque l’on se place du « point de vue de l’image ». De ce dernier point de vue, la critique demande à être sérieusement nuancée. Car ce que fait aussi apparaître la théorie de la figure, c’est justement l’appareil de la lecture, qui appartient en propre à l’image ; c’est-à-dire ce qui fait que, pour employer les termes de Michel Foucault : « la représentation peut se donner comme pure représentation »15. Plus le lisible, aux prises avec le visible, produit de la signification, plus ressort aussi l’irréductibilité de l’image à la seule signification. L’appareil, loin d’être totalement absorbé et réduit dans l’acte de signifier, apparaît — dans sa 14 Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 29-30. Erwin PANOFSKY, Essais d’iconologie : Les thèmes humanistes de la Renaissance, Trad. de l’anglais par C. Herbette et B. Teyssèdre [Studies in iconology. Oxford : Oxford University.1939], Paris : Gallimard, 1967). Même idée chez Christian Metz avec les codes de nomination iconiques dont il a été question plus haut ou chez Louis Porcher. 15 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, (1966), p. 31. Voir aussi Louis MARIN, Détruire la peinture, Paris : Galilée, 1977. 156 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE « présence » même — comme toujours en retrait et déjà en avant de cet acte, comme à la fois sa condition de possibilité et son dépassement16. Voilà le cadre dans lequel la « figure » se définit comme unité de texte. On ne saurait comprendre ce qu’elle est, en dehors de cette dialectique du visible et du lisible. Lieu de la traversée du visible par le lisible, elle se propose comme un leurre analogique : perçue, elle est déjà nommée. Inversement, traversée par le lisible qui l’institue sémiotiquement, la figure — en tant que composant du tableau — offre au regard la mise en scène du système qui sous-tend le procès de la lecture. Elle est par conséquent à traiter comme marque de ce travail de « présentation/représentation ». Travail qui est pensé alors en termes psychanalytiques de « figurabilité ». D’où ces deux axes selon lesquels se construit la définition de la « figure » : comme unité syntagmatique et comme institution du « signe », aux deux bornes de la signification en images : l’analogie et la structure matérielle. Pour la signification : leurre et fantasme. L’institution de la signification : les unités du tableau/lecture Les deux autres propositions qui vont servir d’outils pour permettre à la critique du signe de construire une nouvelle approche de l’image découlent de cette dialectique du visible et du lisible. Toutes deux portent sur la « figure » : 1) la figure est une unité syntagmatique ; 2) la figure se constitue comme unité de signification par éclatement des catégories du signe : elle est une unité qui n’est pas donnée, mais instituée (ce qui explique aussi, nous allons le voir, la figurabilité). On observera que ces deux propositions sur l’unité syntagmatique et sur l’institution de la signification — tout comme la première sur le dehors du visible — font écho, dans leur façon d’aborder la signification, aux principes de la sociologie de l’art de Pierre Francastel. L’art, écrit Francastel au début de La figure et le lieu « permet, non seulement, de noter et de communiquer des représentations acquises, mais d’en découvrir de nouvelles. Il n’est pas communication, mais institution. Il n’est pas langage, mais système de signification17. » Ainsi que nous aurons l’occasion de le voir, la sémiologie de l’art est très proche, en sa conception même de la signification, des positions de Francastel. Du point de vue de 16 Louis Marin avance que la lecture constitue un « tableau utopique » — le tableau comme utopie (Louis MARIN, « Sémiologie de l’art », Encyclopædia universalis, vol. 14, (1980). Le corollaire de cela est que le tableau réel, le tableau objet, est, si l’on peut dire, exempté d’entrer dans la signification pour y disparaître. Dans « Pour une sémiologie picturale », Marin relève la différence entre la lecture d’un texte et la lecture du tableau : « Toutefois, la métaphore de la lecture risque, si elle est poursuivie jusqu’au bout, d’inciter à de trompeuses analogies, car dans la lecture, les caractères graphiques sont traversés dans un mouvement instantané vers la signification : lire et déchiffrer sont deux opérations bloquées dans l’immédiate saisie du sens. Dans le tableau, s’institue au contraire une dissociation qui rend problématique, sinon l’interprétation, du moins l’application sans discernement du modèle de la lecture et par-delà ce modèle, du modèle linguistique lui-même. » Louis MARIN, « Sémiologie picturale », in : Bernard TEYSSEDRE, Catherine BACKES, Gilbert LASCAULT, et al., Les sciences humaines et l’œuvre d’art, Bruxelles : Éd. La Connaissance, 1969, [Cité d’après Études sémiologiques], p. 22. 17 Pierre FRANCASTEL, La figure et le lieu, (1967), p. 12. SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 157 l’analyse du processus de la signification lui-même, elle paraît plus proche de Panofsky ; mais du point de vue de l’image, elle introduit une étude de la dynamique de la lecture qui n’existe pas chez le premier. D’où son approche de la spécificité de la signification en image telle que les travaux d’Hubert Damisch le montrent et tout particulièrement son étude sur la « figure » du nuage18. La figure — considérée en tant qu’unité de signification — est, à strictement parler, unité non du tableau, mais de la lecture. Comme le dit jean Louis Schefer, le tableau, en termes hjelmsléviens, est « mise en scène du système qui le sous-tend », tandis que la lecture correspond au texte (c’est-à-dire au procès)19. Louis Marin, commentant le livre de Jean Louis Schefer, explique comment, en tant que composant du tableau, la figure ne fournit qu’un leurre qui va supporter la nomination pour produire un texte premier ; celle-ci enclenchée, la figure va ensuite transiter « à travers d’autres textes qui sont en même temps dans le tableau, qui s’y sont implicités simultanément ». « Il y a ainsi dans le tableau une double articulation, si l’on veut : la figure s’articule dans l’image démembrée dans le texte primaire de saisie ou de nomination ; la figure s’articule dans le texte du tableau comme stratification des discours qu’elle provoque20. » Louis Marin souligne bien évidemment la proximité qui existe entre cette théorie de la figure, développée par Jean Louis Schefer, et sa propre approche de la signification du tableau en lecture. C’est en effet à cause de la pluralité des parcours possibles réalisés ou virtuels pour une même image — due au « caractère synchronique de l’unité de vision comme totalité structurée de regards » — que les figures varient au cours du temps. D’une part, le tableau comme matrice de parcours de regard, va être au départ de la génération des figures ellesmêmes (chaque génération définissant une lecture) ; d’autre part, la signification d’une même figure va varier d’une lecture à l’autre. C’est dire que la figure n’est aucunement une unité stable. Ce qui ne veut pas dire pour autant que sa génération et sa variation soient aléatoires : l’ensemble des parcours de regard forment système ; — et ils forment système dans la mesure précisément où les figures (en leur état de composants du tableau) renvoient à une configuration de savoirs implicités/implicables en elles qui date le tableau. Ainsi, une configuration épistémique trace les confins de la lecture et détermine le niveau symbolique des figures ; c’est-à-dire la manière dont on peut les articuler et le sens qu’elles peuvent accepter. En définitive, les figures sont donc des unités syntagmatiques, puisqu’elles n’entrent dans le champ de la signification qu’à la condition d’être nommées et articulées ; mais ces unités syntagmatiques ne sont unités qu’à la faveur des relations qui s’établissent entre elles, présentes, et d’autres unités absentes. Autrement dit encore, c’est l’ouverture d’un champ paradigmatique (comme 18 Hubert DAMISCH, Théorie du /nuage/, (1972). Il faut noter cependant que Damisch reste proche de Francastel en ce que, pour lui, la figure n’est pas une unité de sens produite en lecture. Elle est produite « en image », d’où une prise en considération d’autant plus importante de la spécificité de la matière et de l’image dans la « signification » picturale. 19 Jean-Louis SCHEFER, Scénographie d’un tableau, (1969), p. 8. Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p. 51. La conséquence en est que la réflexion sémiotique participe elle aussi à ce fonctionnement de la figure. En un certain sens, on peut dire qu’il n’y a pas d’autre fonctionnement sémiotique du tableau que son analyse. 20 158 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE champ de la pratique picturale et du savoir, structuré d’une certaine manière pour une période donnée ; — l’analyse porte en effet sur une configuration épistémique particulière : celle de la représentation) qui stabilise, si l’on peut dire, le découpage syntagmatique en unités opéré par la lecture. Cette ouverture stabilise le découpage en unités, dans l’exacte mesure où ce découpage « dans la lecture » rejoint asymptotiquement le découpage « dans le savoir » sous le jeu conjoint du savoir apporté par la lecture et du savoir implicité dans le tableau affleurant dans les figures et l’organisation du tableau. On peut donc dire que les figures sont des unités significatives instituées par la multiplicité des lectures, qui seule peut fait apparaître (rendre visible et saisissable)21. La signification est donc toujours probable et ouverte 22. Cet étirement de la signification, qui tient au fait que cette dernière s’institue dans la lecture, donne un poids de la plus grande importance à la temporalité de la lecture. Que la figure comme unité ne soit pas préalable mais résulte de la lecture déplace singulièrement la conception de l’unité de signification dans l’image. Ce ne sont pas des signifiés qui viennent se mettre sous les figures. Mais chaque lecture constitue au contraire les signifiants du tableau. Si les figures deviennent des unités syntagmatiques, c’est en fait pour disparaître ensuite comme telles dans les signifiants du tableau. Il faut bien lire « signifiants » et non pas « signes », puisque comme l’explique Louis Marin, le texte et la figure ne peuvent jamais coïncider parfaitement : lorsqu’elle a prise sur les signifiés du savoir, l’analyse laisse échapper les signifiants du tableau ; et « lorsque la lecture donne — constitue — les signifiants de ce savoir dans le tableau, alors le tableau comme figure est tout entier résorbé dans les textes de savoir ; la signification du tableau est dans ce trajet toujours recommencé, dans le jeu du texte et de la figure : le tableau se définit comme l’espace de ce jeu. »23. 21 « […] ce qui définit le tableau ce n’est pas sa structure mais le nombre et le type de lectures que l’on peut en faire : C’est la lexie qui annexe à la fois le syntagme et le système. L’opération qui consiste à isoler une structure est, en l’espèce, purement utopique. C’est en effet à partir d’une lecture, c’est-à-dire à partir du sens, que l’on peut ici retrouver des signifiants (relativement commutables) et en isoler une matrice. » Jean-Louis SCHEFER, Scénographie d’un tableau, (1969), p. 104. Voir aussi pp. 172-173. 22 Dans un travail antérieur (Le sujet de la publicité, 1978), nous avons étudié les procédures par lesquelles la publicité fermait la signification. Nous reviendrons sur ce point plus loin pour envisager sa généralisation. 23 Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), p. 54. Voir aussi Schefer qui écrit à propos de « La partie d’échecs » de Bordone : « De son côté le tableau se signifie par l’intermédiaire de la partie d’échecs (ou des autres figurés) et c’est en ce sens — dans la mesure où elle est titre du tableau — que nous avons dit de la partie d’échecs qu’elle est traversée vers son signifiant. on peut donc dire ici que la partie d’échecs est une figure (figurant/figuré) sans signifié ou, plus exactement, ce qui est le propre des systèmes de figuration, que son signifié obligé est le plan d’expression du signifiant. En d’autres termes, en tant que signifié hypothétique ou postulé (notre figuré), la partie d’échecs est une figure de signification. Pour peu que l’analyse se poursuive, on s’aperçoit que tous les signifiés postulés (la figure maçonnique, le théâtre, le rapport des perspectives, les combinaisons) ne sont jamais les signifiés du tableau, ce sont des signifiés dans le tableau, c’est-à-dire implicités. Ils viennent parler la forme de la signification et ne peuvent donc être mobilisés que comme expression plus intégrale du signifiant. » D’où la règle propre aux systèmes de figuration : « Le niveau du signifiant (du moins en partie) n’est accessible que par l’intermédiaire de figurés (signifiés hypothétiques ou postulés, c’est-à-dire situés sur le plan du titre). » et « Le signifiant et le figuré ne sont pas commutables, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas la même extension… ». On ne donne donc du tableau qu’un « texte fantastique », parce que « l’on y parle des fragments de sens, sans pouvoir en épuiser un plan de la signification. » ; parce qu’il y a non-pertinence de deux chronies : « il y a un temps de l’écriture qui est, en l’espèce de cette analyse, constamment référé à l’a-chronie du texte pictural. » Jean-Louis SCHEFER, Scénographie d’un tableau, (1969), pp. 94-96. SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 159 D’où l’éclatement du dénoté (denotatum) en désigné (designatum) et défini (definitum). La figure est « ce représentant vers lequel est transi le représenté, dénoté certes, référend mondain, mais qui, perpétuellement transformé, déplacé par les lectures, signale et jalonne la scission du référend en “désigné” et en “défini” et ouvre l’espace du tableau comme espace de représentation où les signifiés sont mis en scène, dans le simulacre pictural 24. ». Mise en scène qui constitue le propre du travail de la peinture (et nécessite, en retour, le travail de l’analyse ; de la lecture comme analyse) ; figurabilité qui barre tout accès direct à un sens dernier qui serait expression d’un code 25. De cette figurabilité, l’image tire sa « réserve ». La critique de la sémiotique de la signification en image, qu’une telle proposition suppose, conduit à repenser entièrement la notion de polysémie. Celle-ci devient alors la marque de cette réserve de l’image. Réserve à produire du sens (la « figure » serait alors à entendre au sens hjelmslévien de constituant de la surface peinte, d’articulation du signifiant antérieurement à toute relation signifiant/ signifié) ; réserve aussi à faire varier la fonction de cette articulation dans la production du sens. Toute « figure » n’aboutit pas à la signification ; elle peut le faire sur plusieurs niveaux de manière simultanée26. Une réserve de visible, une présence de la matière (support et couleur) que la sémiologie a tenté d’aborder au moyen des modèles de la psychanalyse ; et tout particulièrement, nous le verrons, du modèle du travail du rêve. § 2. Les unités palimpsestes Différences entre unités de discours et unités palimpsestes La seconde forme de critique du signe par dilution des unités de signification dans l’acte d’énonciation lui-même s’inscrit à l’opposé de celle que nous venons d’examiner. Il y est évidemment aussi question de texte, mais ce terme possède alors un tout autre sens. Le texte, c’est alors l’image prise comme ensemble signifiant27. La lecture est donc mise hors- 24 Louis MARIN, Ibid., p. 59. À signaler que l’auteur précise que ce fonctionnement de la figure caractérise les tableaux relevant des systèmes représentatifs. 25 « L’image n’est pas l’expression d’un code, elle est la variation d’un travail de codification : elle n’est pas dépôt d’un système, mais génération de système. », écrit Barthes en commentaire du livre de Jean-Louis Schefer Scénographie d’un tableau, Roland BARTHES, « La peinture est-elle un langage ? », Quinzaine littéraire 1er mars, (1969), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 140. 26 Louis MARIN, « Champ théorique et pratique symbolique », Critique 321, févr. 1974, Paris : Éd. de Minuit, p. 142. 27 Id. 160 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE jeu ; l’attention se porte sur la seule production des effets de sens à l’intérieur de l’image. Autrement dit : tout existe préalablement à la lecture dans l’image elle-même. C’est là une première caractéristique remarquable de cette conception et un point dur, irréductible, non négociable, qui oppose fondamentalement cette conception à la théorie de la figure. Une seconde caractéristique distingue cette même conception non plus de la théorie de la figure mais de l’approche du fonctionnement sémiotique des images fondée sur l’isotopie. On pourrait en effet penser qu’il existe une manière d’homologie entre deux oppositions qui sont : d’une part, l’opposition entre « unités d’énoncés » (constituées par la lecture) et unités de discours (fondées sur l’isotopie)28, et d’autre part l’opposition entre la « figure » et ce que nous appelons « unités palimpsestes ». En effet, dans les deux oppositions, les unités posées en premier terme (« unités d’énoncé » et « figures ») sont générées dans la lecture, tandis que les unités venant en second terme sont internes au discours et au texte ; bref, internes à l’objet sémiotique lui-même. De plus, ces dernières unités affirment une autonomie signifiante de la dimension plastique, indépendamment et antérieurement à tout investissement analogique. C’est là une prise de position importante, qui explique entre autres pourquoi ces « unités de discours » et ces « unités palimpsestes » sont pensées en dehors de tout recours à la verbalisation. On pourrait donc en déduire que les « unités palimpsestes » sont aux « unités du discours » ce que les « figures » sont aux « unités d’énoncé ». Une telle homologie, bien que fondée en apparence, n’est en fait pas soutenable ; elle fait partie de ces effets de résonance que produisent parfois les taxinomies qui donnent à penser que les choses se classent aisément selon un seul critère. En fait, si grosso modo on peut considérer à juste titre que les « unités d’énoncé » ne traduisent, au fond, qu’une rationalisation particulière de la production des « figures »29, il serait fallacieux d’établir une relation de même nature entre « unités de discours » et « unités palimpsestes ». Dans le premier cas, nous n’avons, entre les deux conceptions (celles des « unités d’énoncé » et celle de la « figure »), qu’une différence de méthode à l’intérieur d’un même point de vue théorique ; dans le second, il s’agit en revanche d’une différence de cadrage théorique, le lieu de la signification n’étant pas le même : avec les « unités de discours », ce lieu est le discours ; avec les « unités palimpsestes », il est le texte. Que faut-il entendre au juste par cette distinction ? Du point de vue de la sémiotique greimassienne, le jeu des isotopies s’effectue au niveau discursif — au sens que le terme « discours » a dans cette sémiotique —, c’est-à-dire au niveau de la cohérence du discours assurée par la récurrence de termes qui courent à la 28 Voir ci-dessus, Section B, § 1. Il existe d’ailleurs une référence explicite des unités d’énoncé (Louis PORCHER, Introduction à une sémiotique de l’image, 1976, pp. 135-139) à la problématique de la figure telle qu’elle est développée par Jean-Louis SCHEFER dans Scénographie d’un tableau (1969). 29 SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 161 surface de ce même discours. D’où la conception fortement « syntagmatique » des isotopies du plan de l’expression : on part des taches (isotopies minimales) et de l’articulation des taches (isotopies élémentaires)30; à la limite de chaque tache et de toute tache. Ce qui conduit à s’intéresser d’une part à la manière dont « les sèmes viennent aux taches antérieurement à tout investissement analogique ou symbolique » (p. 86) et d’autre part à adosser obligatoirement la cohérence isotopique au mécanisme de la lecture et de parcours du regard 31. Sans cet adossement, la complexité des mécanismes isotopiques, l’entrecroisement du niveau minimal et du niveau élémentaire aboutirait à une véritable dispersion de la signification, à son émiettement en une poussière de relations locales. Or, la conception des « unités palimpsestes » suit une voie très différente que l’on peut qualifier de « systématique » : le raisonnement s’y fait par « catégories » et non par « isotopies ». Contraste, catégories et système semi-symbolique On objectera que ce changement de terme n’a en soi que peu d’importance, qu’il s’agit, dans les deux conceptions (celle des « unités de discours » et celle des « unités palimpsestes ») de repérer des différences et des similitudes dans l’image. Cela est exact, toutes deux considèrent que les différences, sans lesquelles il ne saurait y avoir en sémiotique de signification, s’appuient sur des similitudes présentes dans le texte lui-même. C’est bien parce qu’il y a coprésence de termes dans l’image même qu’il peut y avoir relations oppositives. Un système de relation se définit à la fois par un axe et par des oppositions sur cet axe32. Le modèle de référence est donc le même dans les deux cas, comme le confirme d’ailleurs la référence effective et explicite d’Odin à l’ouvrage de Greimas Sémantique structurale. Seulement, lorsque l’on parle de « catégories », on se situe à un niveau plus profond du « parcours génératif » de la signification que lorsque l’on utilise le terme d'« isotopies ». On considère les structures élémentaires, non les structures discursives chargées de la mise en discours des premières33. C’est pourquoi, importe plus en ce cas le système des oppositions que les récurrences. 30 Roger ODIN, « Quelques réflexions sur le fonctionnement… », Linguistique et sémiologie 1, (1976), p. 92. 31 Ibid., pp. 95-96. Noter dès à présent que c’est la strate isotope qui assure la cohérence de l’ensemble et permet du même coup l’apparition de différences significatives ; l’isotopie — parce que récurrence — est première et sert de fond à la signification. 32 Selon le modèle développé par Algirdas Julien Greimas dès Sémantique structurale, 1966. Rappelons pour mémoire que l’École de Paris entend par « parcours génératif » : « une représentation dynamique de [la] production du sens ; c’est la disposition ordonnée des étapes successives par lesquelles 33 162 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE Une construction systématique de la dimension formelle de l’image est alors opérée à partir des « contrastes » observés et définis « comme la coprésence, sur la même surface, de termes opposés (contraires ou contradictoires) de la même catégorie plastique […] »34. Cette construction aboutit à une segmentation de l’image selon trois axes catégoriels (topologie, forme et chromatisme). Phase de construction très importante, on s’en doute, car elle permet de traiter l’organisation formelle sur le mode sémiotique : à la manière d’un plan de l’expression, d’un signifiant. Les unités ainsi repérées constituent des « formants » : « organisations particulières du signifiant qui ne se définissent que par leur capacité d’être rejointes par des signifiés et de se constituer en signes »35. L’étude de l’organisation systématique du contenu de l’image permettra justement de définir des oppositions structurant le signifié selon des catégories elles-mêmes abstraites. Il sera alors possible de lier certaines oppositions des traits plastiques à certaines oppositions des unités du signifié selon la procédure d’homologation. Dès lors, nous serons en face d’un mode particulier de relation Expression-Contenu : celui d’un « système semi-symbolique », défini par une conformité entre catégories de l’expression et catégories du contenu. Ces systèmes sont à situer, selon la classification de Louis Hjelmslev, entre les « systèmes symboliques » caractérisés par une conformité des éléments des deux plans (dont les exemples les plus connus sont les feux de circulation ou les langages formels) et les « systèmes sémiotiques », caractérisés par une non-conformité entre les deux plans (ce sont les langues naturelles). Ainsi, une mise en relation de l’organisation (sémiotiquement parlant, on dira : de la mise en forme) de l’expression et du contenu, fait naître des unités de signification. Mais la particularité de ces unités est de couvrir l’ensemble de l’image (du texte), sans pour autant être assimilables à tel ou tel élément particulier ; ni même être homologables à la totalité de l’image. Présentes et efficaces dans l’image, mais non repérables comme unités à partir d’un code préalable — ce qui les distingue, notons-le, des unités significatives de la langue naturelle qui sont elles aussi non repérables hors analyse, mais qui font partie néanmoins d’un code acquis par le lecteur — ; ces unités sont prioritairement spécifiques d’une image, même si elles utilisent des axes catégoriels partiellement codés : la « composition » spatiale, passe la signification pour s’enrichir et, de simple et abstraite, devenir complexe et concrète. », il s’agit d’un « développement logique, construit a posteriori par l’analyste; ce n’est pas le déroulement temporel de sa [=la constitution du sens] matérialisation. » Jean Marie FLOCH, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, (1985), pp. 194195. Le parcours génératif comprend deux grandes étapes de constitution de la signification : les « structures sémio-narratives », qui sont des virtualités taxinomiques et syntaxiques ; les « structures discursives », qui correspondent au moment de l’énonciation. Reste, une dernière phase, qui est celle de la « manifestation » de la signification, rencontre des contraintes imposées par l’expression, au niveau (la « surface ») des « structures textuelles ». Sur la signification précise de ces termes, se reporter aux Articles leur correspondant dans Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTES, Sémiotique : Dictionnaire…, (1979). 34 Algirdas Julien GREIMAS, Sémiotique figurative et sémiotique plastique, Actes sémiotiques : Documents 4(60), p. 18. 35 Ibid., p. 17. SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 163 chromatique et dessinée. C’est en ce sens que ce sont non seulement des unités textuelles, mais encore « palimpsestes » : ce qui est donné le plus à voir est le plus caché. *** § Conclusion. La mise en forme de la matière de l’expression Enseignements d’une archéologie critique de la question du signe Les discussions sur l’analogie ne constituent peut-être qu’un aspect — probablement le plus visible parce que le plus historiquement marqué — d’une question elle-même beaucoup plus vaste : celle du statut sémiotique de l’image. Or, c’est vers cette question que les débats scientifiques concernant la notion de « signe » iconique et, de manière plus générale, les « unités de signification » dans l’image, nous ont conduit. Question du « comment le sens vient-il aux images ? » inlassablement reformulée. Comment donc les images signifient-elles ? L’examen des différentes reformulations de la question laisse apercevoir une exclusion progressive de ce que l’on pourrait appeler un « avant » de l’image venant fonder la signification. Aucune « langue » de l’image ; par contre : l’image et la langue. Voilà donc la question déplacée en une lente remontée de la signification depuis les unités vers le texte, du simple et de l’élémentaire vers le complexe et le global. Tel est donc le premier enseignement de la sémiotique des images : la signification peut se générer autrement que par la mise en discours d’unités significatives préalables (signes, voire même éléments appartenant à un code). Dès lors la question du « comment les images signifient ? » éclate. La description du « comment », qui remplace dans la démarche scientifique l’énoncé du « pourquoi », doit être momentanément suspendue faute de modèle de description. Voilà que se profile à nouveau à l’horizon le spectre de l’ineffable de l’image. D’où une nouvelle formulation ; une double formulation : « que signifie telle image » et « avec quoi signifie-t-elle ». Il faut alors reprendre les choses à zéro ; repartir de ce qu’est la signification. Relation entre expression et contenu. Qu’est-ce qu’une signification générée par l’image et à partir de quoi l’est-elle ? Voilà au fond quel est l’envers de la signification ; les questions auxquelles tentent de répondre la sémiologie picturale et la sémiotique des systèmes semi-symboliques. Il y a certes, ainsi que nous l’avons rappelé, une différence irréductible entre une conception de la production des figures dans l’interaction lisible-visible, tableau-lecture-texte, et une conception des effets de sens produits par une systématisation conjointe de l’organisation de l’expression et du 164 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE contenu. Mais il y a tout de même la reconnaissance d’un même fait : la signification en image est incertaine. Il y a aussi le parti d’aborder cette « incertitude » autrement que comme une polysémie (terme qui, en matière d’image, n’a à proprement parler aucun sens), qui conduit à penser la signification en image : d’une part, comme une activité de mise en forme, de formation et de formalisation ; d’autre part, comme une mise en forme dont la matière première — au sens industrieux d’un support sur lequel s’applique le travail — sont les composants de l’image : topologie, forme, couleur. Au total donc, de facto comme la génération d’une signification à partir d’une matière de l’expression36. C’est là le second enseignement. Ces deux enseignements nous amènent à reconsidérer autrement l’opposition entre la sémiologie de la peinture et la sémiotique des systèmes semi-symboliques, entre la lecture et la structure. Non à la manière de deux théories antagonistes, mais de deux approches différentes d’un même processus : celui-là même de la génération de la signification. Il est de coutume de considérer la frontière tracée entre les deux sur le mode d’une opposition entre « sémiotique externe » et « sémiotique interne », se référant alors au geste de Saussure découpant le champ de la linguistique. Cette dernière étudie en effet la langue et s’oppose à une « linguistique externe » qui serait une linguistique de la parole. Or, s’il est une chose que montre le passage de la problématique du « signe iconique » à celles des unités textuelles, c’est bien l’impossibilité de reprendre une telle ligne de partage entre l’interne et l’externe pour l’appliquer à la sémiotique des images. Car le passage correspond à un renoncement progressif à la définition de ce qui aurait été l’objet même d’une « sémiotique interne » des images : le signe iconique. N’allons certes pas en déduire pour autant une inexistence de la signification en image ; simplement, la frontière entre l’interne et l’externe n’est pas ici un acte épistémologique du chercheur ouvrant un domaine scientifique, elle est l’objet même de la recherche. De la même manière que la sémiotique de l’image se trouve affrontée avec l’analogie à la bordure entre le monde et la signification, elle vient buter de façon encore plus radicale sur la bordure qui sépare la matière (la forme, le visible) et la signification. Or, nous avons vu que Barthes, dans son retour sur la phénoménologie de la réception de la photographie, débusquait le Temps à l’origine de la production de l’image photographique. À l’encontre du sens commun qui — parce qu’il privilégie l’espace — confond, sous ce qui se donne au regard à travers la simultanéité de l’image révélée, l’instantanéité de la coupe avec l’immédiateté de l’accès au monde par la vision. Ainsi nous 36 Une telle interprétation de la conception des systèmes symboliques la force quelque peu. Dans la stricte observance du principe d’immanence, tel qu’il est formulé par la sémiotique greimassienne, la signification est antérieure (du point de vue du parcours génératif, s’entend) à la « manifestation ». Dans ces conditions, la génération de la signification devrait être indifférente à la matière qui la manifeste. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point ce principe est tenable dans le cas des images. Notre formulation force donc cette conception : elle fait en effet nettement apparaître le non-respect de ce principe. Nous argumenterons notre position plus loin. SECTION C. LES UNITÉS DE SIGNIFCATION COMME UNITÉS TEXTUELLES 165 invitait-il à poursuivre l’étude de la première bordure, celle qui court entre le monde et la signification. Qu’en est-il de celle qui court entre la matière et la signification ? La sémiologie de la peinture, en abordant la génération de la signification par (et dans) la lecture, va à l’encontre de l’idée commune qui déduit de la simultanéité de l’image révélée (parler de l'« image » sous-entend toujours plus ou moins que l’image donnée en son essence est l’image fixe), l’instantanéité de la signification. Elle nous invite à penser le Temps à l’intérieur même du processus de signification, même si elle place le temps en dehors de l’image, dans la réception. Elle nous invite aussi, au bout du compte à penser le texte (l’image comme texte) comme ayant l’épaisseur matérielle et sociale d’un média. Problématique de la signification en image Le signe fut pendant longtemps un « marqueur de sémioticité » ; sa présence était gage de l’existence d’un fonctionnement sémiotique. Aussi, tandis que les débats sur l’analogie avaient pour objet une définition positive de l’image, ceux sur les unités de signification dans l’image donnent plutôt l’apparence d’une évaluation de la nature sémiotique de l’image, de son degré de sémioticité. Or, le bilan laisse apparaître, avons-nous vu, une relative incertitude quant à cette sémioticité. Avec même une relative indécision, toujours présente bien que rarement exprimée, sur les raisons effectives (on n’ose aller jusqu’à dire « réelles ») du bas degré de sémioticité des images : on ne sait s’il s’agit plutôt d’un défaut intrinsèque à la chose ou bien plutôt d’une carence des outils d’analyse. Ainsi, d’un côté l’image s’éloigne de l’idéal sémiotique que constitue la linguistique (structurale ou autre d’ailleurs), alors même que d’un autre on voit émerger progressivement une nouvelle définition de la signification. Et l’écart entre image et signification ne s’en réduit pas vraiment pour autant. Par contre, les théories de la signification en image se polarisent ainsi qu’en témoignent les divergences de conceptions entre la sémiologie de l’art d’une part (la figure), et la sémiotique structurale d’autre part (les couplages semi-symboliques). Cette incertitude qui plane sur la signification en image va dans le sens du questionnement portant sur l’existence de processus autres que la signification dans l’image, soulevé à la fin du Chapitre précédent. À ceci près qu’il s’agit de savoir, maintenant, ce qu’il faut entendre par signification. En effet, l’on assiste à une évolution de la manière de penser le fonctionnement de la signification : il est conçu comme attaché au texte et non seulement comme résultant de la combinaison d’unités. Benveniste, la sémiologie de l’art, la sémiotique greimassienne, introduisent, chacune dans son domaine et selon ses modèles théoriques, des distinctions entre des modes de signifiance. Cela permet une approche renouvelée de la signification en image. Mais va-t-on assez loin ? Ne continue-t-on pas de penser qu’il n’existe 166 CHAPITRE II: ENTRE SIGNE ET TEXTE qu’une modalité de signification ? Qu’il n’y a qu’un usage et qu’il n’y a qu’une façon de la produire ? Dire signification implique-t-il de penser discontinu ? Le discontinu est-il un fait d’analyste ou une propriété de l’objet ? Qu’en est-il des seuils, des transformations, des parcours ? Du temps nécessaire à la génération du sens ? Un temps opératif qui suppose le sujet ? Le problème théorique central que pose la sémiotique des images est celui de l’économie de la signification ; il se résume ainsi : Où commence et où finit la signification en image ? Ce problème peut être exploré dans deux directions. L’une externe : il s’agit de savoir comment la signification en image s’articule avec les autres modes de signification (et au premier chef avec le ou les modes de signification du langage verbal). L’autre interne : il est question alors de définir ce qu’est la signification en image, quelles sont ses modalités ; quelle fonction, par exemple, revient à la structure textuelle lorsqu’elle n’est pas construite à partir d’unités ; quelle place faire à la matière de l’expression ou au regardant. Mais l’important, selon nous, est de lier ces deux directions en une même problématique, afin d’éviter d’être pris dans un mouvement de tourniquet entre la définition sémiotique de la signification et la signification en image. CHAPITRE III ENTRE TEXTE ET REGARDANT § Introduction. Pour une archéologie du sujet dans la sémiotique des images Le sujet, une notion plus exclue que pensée L’approche sémiotique des faits de langage s’est constituée en opposition à trois attitudes, à trois « postures » méthodologiques face aux « œuvres » : 1) l’étude des influences et la psychologie du créateur comme origine de la « signification » (entendue au sens très large de quelque chose qui attire l’attention du regardant) faisant de l’œuvre une entité dont on ne peut déclarer (rendre clair) ce qui la fonde ; 2) l’étude fondée sur l’interprétation de cet indicible au moyen d’un discours qui viendrait se superposer à l’œuvre et destiné à traduire ce qu’elle induit chez le regardant ; 3) l’étude de l’œuvre comme fait unique de parole 1. La sémiotique de l’image, comme partie d’une sémiotique générale, ne peut qu’obéir à ces principes. Elle se démarque donc fondamentalement de la psychologie de l’image sous les trois formes de la psychologie du créateur et de la création ; d’une psychologie des effets (perception, contemplation, persuasion, etc.) ; et enfin, d’une « psychologie » — il serait plus juste de dire : d’une ontologie — de l’œuvre. La notion de « créateur » ou encore celle d'« œuvre », désignant des individualités, des « unica », quittent la scène pour laisser place à 1. Roland Barthes affirme très tôt la différence entre l’approche « sémiologique » et l’analyse littéraire classique des textes : dès Le degré zéro de l’écriture (Paris : Éd. du Seuil, 1953 [Cité d’après coll. « Points »]). Voir aussi Critique et vérité, Paris : Éd. du Seuil, 1966. 168 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT celles de « message », de « langage », de « signes » et de « sens », qui renvoient à des phénomènes et des processus généraux 2. Mais étant donné ce que nous avons dit à propos des démêlés de cette même sémiotique des images avec le processus de l’analogie et le modèle du signe, on est en droit d’imaginer que le programme de la disparition du créateur, de l’œuvre et des effets sur le regardant, a dû buter lui aussi sur de sérieuses difficultés. Le fait est, en réalité, trop connu pour le développer longuement ici. Mais encore convient-il, à nouveau, de dépasser le stade du simple constat et, comme nous l’avons fait pour les notions précédentes, d’examiner les modalités et les implications de ces difficultés. Mais, cette fois-ci, une difficulté se présente immédiatement à nous : que faut-il examiner ? Et surtout : comment ? Pour les deux premiers volets, l’examen des textes avait fait surgir sans difficulté deux séries de notions, l’une ayant dans les énoncés le statut de marqueur de spécificité de l’image (l'« analogie »), l’autre constituant un enjeu théorique et méthodologique de première grandeur engageant la possibilité, de fait et de droit, d’une sémiotique de l’image (le « signe »). C’est que, à l’intérieur même de la sémiotique des images, les deux processus — que représentaient respectivement la référence au monde et l’inexistence d’unités prédécoupées et fondatrices de la signification — avaient fait l’objet d’un examen dès les premiers instants. Ainsi, c’est à l’intérieur même du champ sémantique et épistémique, délimité par les notions d'« analogie » et de « signe », que les variations théoriques pouvaient être repérées, comme autant de glissements, de retours et de sauts qui s’opéraient sous couvert d’une dénomination (la notion comme concept)3 et qui traçaient les limites du domaine d’étude. Ces limites présupposaient certes un champ toujours plus étendu que le strict domaine déjà exploré : par exemple, la notion de « signe iconique » couvrait a priori un ensemble de phénomènes excédant de loin ce que l’on pouvait en connaître à l’instant même où la notion était posée, affirmée, comme un concept essentiel de la sémiotique des images. Il en résultait un décalage entre le domaine couvert par la notion et le champ déjà exploré : il y avait alors toute latitude pour une dérive à l’intérieur du champ « défini », dans les régions de ce champ qui étaient déjà nommées mais qui restaient encore inexplorées. 2. Voir les entretiens de Barthes à propos de la sémiologie du cinéma : Roland BARTHES, « Sur le cinéma », Cahiers du cinéma 147, (1963), [Cité d’après Le grain de la voix], pp. 18-29 ; « Sémiologie et cinéma », Image et son (1964), [Cité d’après Le grain de la voix], pp. 34-40. Voir aussi les articles suivants : Roland BARTHES, « L’imagination du signe », Arguments 28-29, (1962), [Cité d’après Essais critiques, coll. « Points »], pp. 206-212 et « L’activité structuraliste », Lettres nouvelles 32, (1962), [Cité d’après Essais critiques, coll. « Points »], pp. 213-220. 3. Nous concevrons le concept comme une notion théorisée à l’intérieur du champ épistémique luimême. En ce sens les notions d'« analogie » et de « signe » peuvent être considérées comme des concepts puisque les essais de théorisation de l’analogie aboutirent à la conception de l'« analogie construite » (comme fait de signification) et que la notion de « signe » était un concept repris à la linguistique. INTRODUCTION 169 Or, il n’en est pas de même pour ce troisième volet. Car il n’est pas un domaine nommé par la sémiotique. Tout du moins, pas au départ. Il sera donc, d’abord, un objet construit par l’analyse (notre analyse). Le seul acte de la théorie sémiotique qui intervienne à son propos est tout négatif : il concerne l’exclusion du sujet psychologique comme condition de possibilité de la démarche sémiotique même. Ce n’est plus tard que la notion d’énonciation viendra couvrir partiellement — insistons sur cette restriction — le domaine. Conséquences du statut de la notion de « sujet » pour notre propos Les conséquences de cette absence de théorisation de la notion de sujet en sémiotique des images sont au nombre de deux. La première est plutôt d’ordre théorique, la seconde d’ordre méthodologique. 1) La première conséquence concerne la différence de statut théorique entre les trois volets. On a pu observer qu’un relatif consensus s’était progressivement dégagé pour considérer l’analogie comme un fait sémiotiquement construit, ce qui revenait à une reconnaissance et à une affirmation du principe d’immanence du champ sémiotique, à la mise en place d’une frontière entre le domaine du langage et le monde de la réalité 4. Quant aux péripéties de la notion de « signe iconique », elles se sont soldées par une sortie par le haut (le « texte »), la recherche d’une assise (la reconnaissance d’unités significatives ou distinctives) n’ayant pas donné, jusqu’à ce jour, des bénéfices théoriques probants. En revanche, tout se passe comme si ces exclusions réussies dans le champ de l’analogie et dans celui de la signification que nous avons pu repérer, refaisaient surface dans ce troisième volet. On peut se demander en effet si ce dernier ne regroupe pas, au fond, les exclusions nécessaires pour que puissent se constituer les deux premiers domaines : domaine de l’analogie avec la liaison entre réalité et langage ; domaine de la signification avec la constitution des unités de signification déclarées (les figures) en relation avec les unités palimpsestes (les couplages semi-symboliques). Il est en effet troublant que dans les deux cas ce soit une opération, une activité, qui soit exclue pour que puisse se construire la notion qui désigne le domaine. Et l’on peut se demander si nous ne rencontrons pas, en définitive, l’exclusion majeure qui est à la base de la constitution de la sémiotique : le sujet « psychologique » comme moteur de l’activité de « création » et de « compréhension ». C’est-à-dire le sujet en tant qu’il est confronté à un objet culturel effectif, à un média. 4. Consensus tout « relatif », car l’analyse de la photographie fait apparaître l’existence irréductible d’un lien — l’indice — entre le langage et la réalité. 170 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT L’activité du sujet ainsi exclue serait déplacée, reportée ailleurs et sous une autre forme. C’est cet ensemble, non reconnu par la sémiotique comme un de ses domaines (du moins nommé par elle que tardivement), qu’il conviendrait de mettre au jour. 2) La seconde conséquence est d’ordre méthodologique. Elle découle très directement de ce que nous disions à l’instant à propos de la non-reconnaissance par la sémiotique de ce troisième ensemble, au côté de ceux de l’analogie et de la signification. En effet, les notions d'« analogie » et de « signe » (ou de « signification »), font que les variations de l’approche de l'« analogie », ainsi que la dérive progressive depuis le « signe » vers le « texte », restent des objets de la théorie sémiotique elle-même. Par contre, les séries d’énoncés concernant le sujet de l’image restent ouvertes ; c’est-à-dire que leur cohérence n’apparaît qu’au travers du repérage de régularités. D’où l’importance de l’enquête archéologique dans ce Chapitre. Dans les deux premiers volets, les découpages des objets théoriques traduisaient des îlots de cohérence ou des typologies internes à la sémiotique des images et, en même temps, résultaient de l’analyse archéologique de cette même sémiotique. Nous nous sommes d’ailleurs longuement arrêtés sur les conséquences méthodologiques de cet état de fait (Chap. Premier, § Introduction). Même dans le Chapitre 2, dans lequel la part de l’archéologie était plus importante, les variations, les ruptures ou les continuités — bref, les processus qui indiquent les partages entre des « formations » différentes — restaient prises à l’intérieur des découpages conceptuels que la sémiotique tentait d’établir, c’est-à-dire de stabiliser, de confirmer et d’expliquer. Ce que l’archéologie faisait alors apparaître, c’était la manière dont ces découpages étaient le support de stratégies. Mais dans ce troisième volet, les régularités des énoncés ne sont pas « limitées » par la sémiotique, au sens où cette dernière ne vient pas circonscrire et définir le domaine. Par exemple, aucune notion ne vient désigner les difficultés posées par le « sujet psychologique » à la théorie sémiotique ; ce dernier est mis plutôt hors-champ. De ce fait, ce que va faire en ce cas apparaître l’archéologie, c’est moins le lent retour du sujet psychologique, comme on a pu parfois le penser devant l’introduction de la pragmatique, que le constant travail d’un champ théorique qui s’est trouvé exclu en même temps que le sujet psychologique ; objet privé de nom (au moins au départ) et qui se montre par conséquent sous des variétés multiples qui renvoient toutes cependant à la relation entre le regardant et l’image. Dans ces conditions, que les exclusions relevées dans les deux premiers volets recoupent à chaque instant ce qui se joue dans le troisième n’a rien d’étonnant. Il faut peut-être simplement concevoir l’exclusion de la relation entre image et regardant comme un des aspects locaux de l’élaboration de la formation sémiotique dans son ensemble ; — exclusion INTRODUCTION 171 ayant généré, dans le champ particulier de la sémiotique des images, une série de contradictions dont nous nous proposons maintenant d’examiner en détail les modalités. SECTION A. L’EXCLUSION DU SUJET Le destin du sujet dans la montée de la sémiologie Dans un « Avant-propos 1971 », ajouté lors de la réédition des Essais critiques, Roland Barthes se retourne sur les développements pris par les recherches situées autour de « la notion de signe, de sa description et de son procès » et propose de retenir comme « un repère central », à partir duquel le mouvement semble irradier à la fois en un avant et un après, la date de 1966. La marque de la mutation qui intervient à cette date est l’apparition des Cahiers pour l’analyse où « sont alors posés les thèmes dont nous débattons encore : la jonction du marxisme et de la psychanalyse, le rapport nouveau du sujet parlant et de l’histoire, la substitution théorique et polémique du texte à l’œuvre »1. Moment aussi d’une « première diffraction du projet sémiologique », de la mise en procès de la notion de signe marquée dès 1967 par les travaux de Derrida, du groupe Tel Quel et de Kristeva. Auparavant, c’est la montée de la sémiologie. Et, écrit-il, les textes des Essais critiques, tant par leur première publication (ils s’échelonnent de 1954 à 1964) que par leur réunion en recueil en 1964, appartiennent à cette montée d’une sémiologie encore « unitaire ». Or, la comparaison de cet « Avant-Propos 1971 » avec la « Préface » aux mêmes Essais critiques écrite en 1963 montre une grande similitude de thématique entre les deux, tant à propos essentiellement du temps et du rapport du texte au « sujet ». À une différence près tout de même : le temps dont il est question dans la « Préface » de 1963 est le temps de l’écrivain et le sujet en rapport avec le texte est alors l’écrivain. Sept ans plus tard, le temps est le temps culturel, le temps de l’histoire ; quant au sujet, il apparaît désormais en filigrane à travers ce qui est dit de la lecture. Entre le texte de 1963 et celui de 1971, la focalisation s’est donc déplacée depuis l’écrivain jusqu’au lecteur, de la production (qu’est-ce écrire ?) vers la réception : la lecture fait partie du livre et il est souhaitable que les textes soient « déformés » par le regard porté sur eux 2. Mais il reste qu’il s’agit, dans les deux cas, d’un même accent pointé sur l’échange entre celui qui écrit — ou qui lit — et le texte ; d’un regard porté vers l’autre, vers le lecteur dans un cas et vers le texte dans l’autre. 1. 2. Roland BARTHES, Essais critiques (1966), [Cité d’après coll. « Points »], p. 7. « Et puis s’il est une chose, précisément, que le “structuralisme” nous a apprise, c’est que la lecture présente (et future) fait partie du livre passé : on peut espérer que ces textes seront déformés par le regard nouveau que d’autres pourront porter sur eux ; que, d’une façon encore plus précise, ils se prêteront à ce que l’on pourrait appeler une collusion de langages ; […] », Ibid., p. 8. 170 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT Ainsi, l’acte littéraire, qu’il soit production du texte ou lecture, n’existe-t-il que dans cet échange qui fait de l’écrivain « un homme pour qui parler, c’est immédiatement écouter sa propre parole » de telle sorte que se constitue ainsi « une parole reçue (bien qu’elle soit créée), qui est la parole même de la littérature » (« Préface », [1963], p. 13) ; et que la lecture revient à prendre les textes « dans un mouvement de traduction (le signe n’est rien d’autre que traduisible) », « leur donner un sens nouveau, qui, de toute façon (par simple vocation plurielle), était déjà le leur » (« Avant-Propos 1971 », p. 8). « Langage indirect » de l’écrivain, « traduction » du lecteur, il s’agit toujours d’un détour ; il s’agit toujours de porter le langage à ses limites, d’effectuer le travail (qui est aussi la constitution) d’une parole autre (détachée), d’introduire des variations3. On retrouve ici une idée qui est constante chez Barthes : le texte n’existe que dans un rapport d’échange ; c’est-à-dire d’un don réciproque et d’une transformation (ou d’un déplacement) dans le temps culturel, historique. Ce qui suppose, bien entendu, un « sujet », écrivain ou lecteur ; — nous dirons un opérateur et va instaurer le texte comme véritablement un objet culturel. Quelles conséquences pour une sémiologie des images ? § 1. La visée anthropologique de la sémiologie barthésienne L’homme fabricateur de sens et le regard Il faut noter que le premier article des Essais critiques (daté de 1953) traite de la représentation en peinture, et de manière plus précise, de l’exaltation du monde des hommes et du monde des choses dans la peinture hollandaise4. Cet article se clôt sur le thème du regard : la toute puissance (le numen) signifiée par le regard des marchands posé sur le spectateur5. Peut-être n’a-t-on pas accordé toute l’importance qui convient à la référence au regard 3. Barthes écrit à propos du langage indirect, que vise à fonder l’écrivain par ses techniques, qu’il est « à la fois obstiné (pourvu d’un but) et détourné (acceptant des stations infiniment variées). C’est là, on l’a vu, une situation épique ; mais c’est aussi une situation “orphique” : non pas qu’Orphée “chante”, mais parce que l’écrivain et Orphée sont tous deux frappés d’une même interdiction, qui fait leur “chant” : l’interdiction de se retourner sur ce qu’ils aiment. », Ibid., p. 15. On sait l’opérativité, chez Barthes, du « glissement » et du « déplacement » ; voir sur ce point Alain ROBBE-GRILLET « Pourquoi j’aime Barthes » (pp. 244-272, in : Prétexte : Roland Barthes, Colloque de Cerisy, Paris : Union Générale d’Édition, 1978) et surtout Stephen HEATH, Vertige du déplacement : Lecture de Barthes, (Paris : Fayard, 1974). 4. 5. « Le monde-objet », Lettres nouvelles (1953), [Cité d’après Essais critiques, coll « Points »], pp. 19-28. « […] tout art qui n’a que deux dimensions, celle de l’œuvre et celle du spectateur, ne peut créer qu’une platitude, puisqu’il n’est que la saisie d’un spectacle-vitrine par un peintre-voyeur. La profondeur ne naît qu’au moment où le spectacle lui-même tourne lentement son ombre vers l’homme et commence à le regarder. », Ibid., p. 29. SECTION A. L’EXCLUSION DU SUJET 171 dans l’œuvre de Barthes ; mais cette inattention est à la mesure, il est vrai, de la part réduite longtemps reconnue à la réflexion de Barthes sur l’image 6. On remarquera aussi, que le thème du regard, conjoint à celui de l’homme, est développé dans le second texte des Essais critiques, qui ne traite pas de l’image mais de littérature ; intitulé « Littérature objective »7, il porte sur Les Gommes et Trois visions réfléchies de RobbeGrillet. L'« objet » est alors le support sur lequel se conjoignent le regard et l’homme, comme dans le premier texte sur la peinture hollandaise. D’ailleurs, l’analyse de la manière dont Robbe-Grillet constitue l’objet décrit en spectacle est explicitement rapportée, tout à la fois, à la peinture classique et à une modification du regard « romanesque »8. Ce rapprochement entre peinture et littérature n’est, bien sûr, absolument pas fortuit, comme l’indique la lecture des textes plus « théoriques » placés en fin des Essais critiques sur la littérature, le structuralisme, etc. En effet, le « travail indirect » que l’on peut observer dans la littérature, traverse toute l’activité de l’Homo significans, de « l’homme fabricateur de sens » ; il est inhérent à l’acte même par lequel le sens est produit9. Ainsi se trouve défini le contexte dans lequel le critique doit aborder non seulement la littérature, mais aussi l’ensemble des arts. Plus encore, c’est avec un tel état d’esprit qu’il doit envisager sa propre « activité » de fabricateur de sens, au côté de celle des écrivains, des peintres, des musiciens10. D’où la modification des frontières entre artiste et savant, entre intellectuel et artiste, reconnue — et revendiquée — par Barthes : un certain nombre d’artistes s’intellectualisent tandis que les sciences humaines deviennent « réflexives » (elles s’incluent elles-mêmes dans leur objet) de sorte que : « science et art reconnaissent en commun une relativité inédite de l’objet et du regard. Une anthropologie nouvelle, aux partages insoupçonnés, est peut-être en train de naître ; on refait la carte du faire 6. Nous avons relevé ce point dans « Sociosémiotique des images », Langage et société 28, Paris : Maison des sciences de l’homme, pp. 127-133. 7. Roland BARTHES, « Littérature objective », Critique, (1954), [Cité d’après Essais critiques, coll. « Points »], pp. 29-40. 8. Par exemple, in fine : «Le roman devient expérience directe de l’entour de l’homme, sans que cet homme puisse se prévaloir d’une psychologie, d’une métaphysique ou d’une psychanalyse […] il enseigne à regarder le monde non plus avec les yeux du confesseur, du médecin ou de Dieu, toutes hypostases significatives du romancier classique, mais avec ceux d’un homme qui marche dans la ville sans d’autre horizon que le spectacle, sans d’autre pouvoir que celui-là même de ses yeux. » Ibid., pp. 40-41. 9. Roland BARTHES, « L’activité structuraliste », Lettres nouvelles 32, (1963), [Cité d’après Essais critiques, coll. « Points »], p. 218. 10. « On peut en effet présumer qu’il existe des écrivains, des peintres, des musiciens, aux yeux desquels un certain exercice de la structure (et non seulement sa pensée) représente une expérience distinctive, et qu’il faut placer analystes et créateurs sous le signe commun de ce que l’on pourrait appeler l’homme structural, défini, non par ses idées ou ses langages, mais par son imagination, ou mieux encore son imaginaire, c’est-à-dire la façon dont il vit mentalement la structure. », Ibid., p. 214. Barthes publie ces lignes en 1963. 172 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT humain, et la forme de cet immense remaniement (mais non, bien sûr, son contenu) n’est pas sans rappeler la Renaissance11. » Or la relecture des écrits de Barthes sur l’image montre que l’anthropologie dont il est question dans les Essais déborde le champ de la littérature et des arts : c’est sous son office qu’il faut inscrire l’étude des communications de masse. Le trait marquant de cette montée de la sémiologie est donc cette vision (qui est aussi une visée) anthropologique, comme étude et fabrication d’un certain regard ; c’est avec elle que l’analyste va approcher ce qui est encore hors des découpages savants et cultivés : la production langagière d’une époque, quels que soient ses supports ; images, cinéma, publicité, presse, etc. Le projet sémiologique du Barthes-analyste — quelque peu oublié, il est vrai, au profit de l’activité du Barthes-écrivain, « spécialiste » du texte — ne sépare pas la sémiologie (l’estime-t-il d’ailleurs séparable ?) d’une « critique » et d’une anthropologie. La visée anthropologique de la sémiologie barthésienne après 1966 Cette visée anthropologique caractérise les textes de Barthes sur l’image de la période de « l’avant 1966 », pour reprendre sa propre périodisation, mais elle reste aussi présente au-delà de cette date. En réalité, elle organise toute l’approche barthésienne de l’image Au cours des années 1960-1964, Roland Barthes publie un nombre important de textes sur l’image, dont certains exercèrent une influence très grande sur la théorie et la méthodologie sémiotique des images. Ces textes portent sur le cinéma, la photo, la publicité, les illustrations12. Le double thème du regard et de l’homme y est récurrent ; dans les articles, il revient le plus souvent en manière de conclusion. Ainsi en est-il dans les trois grands articles de cette période. Dans « Image, raison et déraison », sur les planches de l’Encyclopédie, Barthes précise que l’illustration recompose des points de vue, déplace les niveaux de perception, fragmente le monde de manière impie, et, conclue-t-il, un regard suffit pour que le monde soit plein13. De même, dans « Le message photographique », il parle du rapport de l’homme et du code de connotation ; dans « Rhétorique de l’image », il conclut sur le fait que les 11. Roland BARTHES, « Littérature et signification », Tel Quel, (1963), [Cité d’après Essais critiques, coll. « Points »], p. 275. 12. Citons pour exemple, en 1960 : « Le problème de la signification au cinéma », Revue internationale de filmologie 32-33, janv.-juin ; « La recherche des unités traumatiques au cinéma », Revue internationale de filmologie 34, juill.-sept. En 1961 : « Le message photographique » et deux comptes rendus sur des rencontres (« Civilisation de l’image » et Première Conférence internationale sur l’Information visuelle) dans Communications 1. En 1963 : « Rêve et poésie », Cahiers de la publicité 7, juill.-sept. ; « Sur le cinéma », Cahiers du cinéma 147, sept. En 1964 : Compte rendu de La civilità dell’immagine dans Communications 3, « Sémiologie et cinéma », Image et son juill. ; « Image, raison et déraison », in : L’univers de l’Encyclopédie, 130 planches de l’Encyclopédie, Paris : Libraires associés, t. 1 ; « Rhétorique de l’image » dans Communications 4. 13. Ce texte, moins connu que les deux suivants, est certainement un des plus riches et des plus aboutis que l’on ait écrits sur le fonctionnement de l’image. SECTION A. L’EXCLUSION DU SUJET 173 communications de masse conjuguent fascination de la nature avec l’intelligibilité de la culture que les hommes « déclinent » à l’abri de leur parole vivante 14. Que devient ce projet sémiologique après 1966 ? Apparemment, il bifurque ; Barthes, on le sait, prend distance avec lui15. Les communications de masse perdent progressivement leur rôle d’objet de recherche « phare ». L’attention se porte vers le « texte » et la signifiance. Cependant, la recherche sur l’image reste présente ; mais par contre, elle se modifie. Un premier tournant intervient avec la critique du livre de Jean-Louis Schefer (Scénographie d’un tableau), « La peinture est-elle un langage ? » en 1969 ; suivie, un an plus tard, d’un grand article sur « Le troisième sens », le « sens obtus », qui reconnaît l’existence d’un excès de signifiant et celle de la place du spectateur, — c’est-à-dire, qui est marque de la signifiance et de l’émotion16. L’anthropologie s’est restreinte à une micro-anthropologie textuelle ; une anthropo-logique de la relation de la signifiance (l’écriture) à la lecture. C’est encore cette voie qui est explorée avec méthode, en tant que regardant et lecteur (nous retrouvons, l’activité critique), tout au long des préfaces, prospectus et études sur la peinture, tant autour des années 197017; puis, plus tard, autour des années 198018. Viendra alors une seconde modification avec La chambre claire qui systématisera cette exploration, à la faveur d’un retour à une phénoménologie de la lecture fondée sur le regard : le critique rejoint alors l’analyste et l’homme s’est moulé dans le regard du lecteur. 14. Roland BARTHES, « Le message photographique », Communications 1, (1961), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 20-24 ; et Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 41-42. 15. Voir ce qu’il dit lui-même à ce sujet dans Roland BARTHES, Roland Barthes, (1975), p. 148. 16. Roland BARTHES, « La peinture est-elle un langage ? », Quinzaine littéraire 1er mars, (1969) ; « Le troisième sens », Cahiers du cinéma 222, (1970). 17. Par exemple : Roland BARTHES, « L’esprit et la lettre », Quinzaine littéraire 1er juin 1970 ; Roland BARTHES, in : Erte, Parme : F.-M. Ricci, 1971 ; Préf. à Savignac Défense d’afficher, Paris : Delpire 1971 ; Préf. à l’exposition L’affiche anglaise : Les années quatre-vingt-dix, juin-sept. 1972 ; « Sémiographie d’André Masson », Préf. exposition André Masson, 1973 ; « Réquichot et son corps », in : Bernard Réquichot, Bruxelles : La Connaissance, 1973 ; Roland BARTHES, « La peinture et l’écriture des signes », in : Francastel et après : La sociologie de l’art et sa vocation interdisciplinaire : L’œuvre et l’influence de Pierre Francastel, Paris : Denoël/Gonthier, 1976. 18. Roland BARTHES, « Droit dans les yeux », [1 977], [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 279-283 ; Arcimboldo, Paris/Parme : F.-M. Ricci, 1978 ; Préf. à l’exposition Wilhem von Gloeden, Naples : Amelio, 1978 ; « Sagesse de l’art », in : Cy Twombly : Paintings and Drawings (1954-1977), New York : Whithey Museum of American Art, 1979 ; Roland BARTHES, « Non multa sed multum », in : Yvon LAMBERT, Cy Twombly : Catalogue raisonné des œuvres sur papier, Milan : Éd. Multhipla, 1979 ; Roland BARTHES, « L’arte, questa vecchia cosa… », in : Pop Art : Evoluzione di una generazione, Venise : Electa, 1980. 174 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT § 2. La sémiologie : l’entrée du sujet dans la signification Le basculement d’une phénoménologie des médias à une systématique de la production du sens On voit la persistance du double thème de l’homme et du regard chez Barthes, bien au-delà du « repère central » de 1966. Cela invite à aborder d’un autre œil la fameuse montée de la sémiologie (d’avant 1966) et, au-delà, à examiner avec plus de précision la question du sujet dans l’ensemble de la sémiotique de l’image. À suivre l’évolution de la manière dont cette question travaille le projet sémiotique. On retient le plus souvent, de la montée de la sémiologie, les textes les plus directement programmatiques ou didactiques. Ainsi, les textes habituellement cités, les textes de référence de la sémiotique des images constituent-ils un corpus à la fois réduit et relativement fermé. Nous y trouvons les textes de Barthes comme « Le message photographique », « Rhétorique de l’image », comme les « Éléments de sémiologie » (1964)19. Nous y trouvons aussi des textes d’Umberto Eco (principalement La structure absente)20; de Christian Metz (« Le cinéma : langue ou langage », Communications 4, 1964 ; « À propos de l’impression de réalité au cinéma », Cahiers du cinéma, 166-167, mai-juin 1965 ; « Le cinéma moderne et la narrativité », Cahiers du cinéma 185, déc. 1966) ; de Lévi-Strauss (La pensée sauvage, 1962 ; Mythologiques : Le cru et le cuit, 1964). À remarquer que la finitude étroite du corpus de textes de référence conduit à laisser dans l’ombre un certain nombre de points importants, soit qu’ils paraissent aujourd’hui évidents, soit qu’ils aient été progressivement écartés en tant qu’obstacles au développement d’une sémiotique scientifique. Arrêtons-nous sur ces deux points. 1) En premier, il est certain que la montée du projet sémiologique s’inscrit dans une perspective de science sociale : projet d’une « mythologie sociale » chez Barthes ; recherches sur les communications de masse : publicité, cinéma, etc. ; approche même de la littérature et du théâtre avec les mêmes outils que les communications de masse. Nous retrouvons ici ce que nous avons dit à propos du positionnement de la sémiologie dans le champ scientifique. Cette ouverture sur les médias est probablement la marque la plus forte que la « sémiologie européenne » ait pu imprimer aux recherches sur le langage, se conformant ainsi au vœu formulé par Saussure lors de la naissance de ce qu’il avait baptisé lui-même « sémiologie ». Cette ouverture s’accompagne en effet d’une approche obligatoirement en rupture avec les systèmes théoriques clos de la linguistique (héritière en cela de la philologie et de la critique littéraire), comme de l’histoire de l’art. On comprend facilement, dans ces conditions, que l’image soit au premier plan, au moment même où des médias nouveaux 19. Et encore faut-il rappeler que ce sont seulement certains passages de ces textes qui sont souvent cités, à tel point que leur problématique d’ensemble finie par être oubliée ou recomposée. Le texte le plus achevé de cette période — Le système de la mode, (1967) — est en revanche peu cité. 20. Bien que légèrement postérieure à cette période, la publication en italien de ce livre (en 1968) présente la synthèse des acquis de la montée de la sémiotique. SECTION A. L’EXCLUSION DU SUJET 175 apparaissent. Mais il ne faut pas oublier pour autant que l’approche théorique des images, qu’une telle ouverture suppose, ne peut être de pure technique d’analyse langagière 21. Ce qui implique que la recherche ne peut se refermer sur un type de média22. Il n’y a donc pas, au départ, une sémiologie de la littérature, totalement distincte de celle de la publicité ou du théâtre ; « la » sémiologie est comparative : du théâtre à la peinture, de la peinture à la littérature, de la littérature au cinéma ou à la publicité ; les modèles tournent. Élaborés pour un média, ils sont appliqués à un autre. Et les médias entrent en résonance ; ils ne sont ni ignorés ni même envisagés de manière totalement séparée. En contrepartie, ils vont être conçus comme fragmentés en plusieurs types de messages : le linguistique, le visuel, le sonore, etc. Et ce sont eux qui « courent » d’un média à l’autre. La théorie de Christian Metz sur le cinéma est un modèle du genre ; c’est elle qui a poussé le plus avant une analyse de l’articulation de matières de l’expression différentes et spécifiques23. Mais les écrits de Barthes sur le théâtre, la littérature, la presse ou la publicité répondent au même modèle : celui d’une approche de la « polyphonie informationnelle », de « l’épaisseur des signes », pour employer ses propres termes24. C’est pourquoi, il est possible de considérer, ainsi que nous le suggérions il y a quelques instants, que des livres comme La structure absente d’Umberto Eco ou Langage et cinéma de Christian Metz sont l’aboutissement de la montée du projet sémiologique ; ils appartiennent de plein droit à la formulation première (et unitaire) de ce projet, même s’ils sont légèrement au-delà du repère de 1966. 2) En second, il est tout aussi certain que la montée du projet sémiologique s’appuie sur une « phénoménologie des médias », si l’on peut dire. Ce point est de première grandeur. Il permet tout d’abord de comprendre la persistance de la question du sujet ; mais surtout, de saisir où passe la distinction entre l’image et les autres processus sémiotiques. L’image n’est point un média, ni un langage ; elle est support (une matière de l’expression particulière), et, par là même, un fonctionnement signifiant. Ainsi, il apparaît que la spécificité de l’image n’est 21. Comme la querelle de la « nouvelle critique » en témoigne à l’intérieur même du domaine de la litté- rature. 22. Nous définirons ultérieurement ce qu’il faut mettre précisément sous le terme de « média ». Disons, pour l’instant, que les médias sont caractérisés par une triple dimension : de processus signifiant, de l’instrumentalisation du rapport au récepteur et de fonction/détermination sociale de cette instrumentalisation. 23. On peut suivre cette analyse tout au long de la recherche de Metz ; voir par exemple : « Spécificité des codes et spécificité des langages », Semiotica 4, 1969, pp. 370-396. Rappelons que la matière de l’expression est, selon la tradition hjelmslévienne, la matière dans laquelle sont découpés les signifiants : matière phonique, visuelle, colorée, spatiale, etc. 24. Roland BARTHES, « Littérature et signification », Tel Quel, (1963), [Cité d’après Essais critiques, coll. « Points »], p. 258. On peut reprendre tous les textes sur le théâtre des Essais critiques et les comparer avec « Le message photographique » et « Rhétorique de l’image ». On s’aperçoit qu’il s’agit toujours de médias composés de « messages » de nature différente (de « signes typiques » différents) : photographie de presse ou annonce publicitaire. 176 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT abordable que d’un point de vue d’une analyse du fonctionnement signifiant, de ses conditions de possibilité et de ses limites. Or, qui dit fonctionnement signifiant dit forcément activité ; et par conséquent : effet, apport d’énergie. Et c’est cela que va permettre de saisir la phénoménologie. Phénoménologie « classique » dans un premier temps ; puis — après l’abandon de cette phénoménologie classique, à cause apparemment de ses composantes ontologiques — viendra une « phénoménologie » nouvelle, proche des caractères d’une « phénoménologie freudienne », pour reprendre l’expression d’Octave Mannoni25. Sans la reconnaissance de cette composante phénoménologique, on ne saurait rien comprendre de la place importante donnée à la psychanalyse dans la théorie du texte et encore moins dans la théorie de l’image ; place d’importance qui correspond, nous allons le voir sous peu, à la recherche d’une nouvelle définition du sujet. La prise en compte de ces deux points amène à considérer que la périodisation introduite par Roland Barthes en 1971, faisant de 1966 un point de basculement, possède l’avantage de faire apparaître le changement des préoccupations des sémioticiens dans l’avant et dans l’après 1966. Elle peut cependant prêter à une interprétation erronée, car elle peut faire oublier deux choses. La première est qu’il existe une persistance de la question du sujet avant et après cette date pour toute une partie de la sémiotique européenne ; ce qui varie, c’est la manière de formuler la question. On peut même dire que le développement de la sémiotique correspond à un ensemble de variations réglées qui affectent la manière de poser cette question ; il faut dès lors replacer la théorie de l’image dans cet ensemble de variations. La seconde chose à ne pas oublier est le partage qui s’amorce très tôt, nous semble-t-il, entre la prise en compte de ce que nous appelions une « phénoménologie des médias » (le regard et l’homme dans les médias) et une approche orientée sur la systématique de la production du sens. Ce que Barthes abandonne — plus exactement : refuse — en délaissant la sémiologie pour une théorie du texte, c’est précisément cette « systématique de la production du sens » : c’est-à-dire l’idée d’une sémiotique générale comme analyse de la production du sens dont l’origine comme la terminaison se trouvent dans des énoncés. C’est pourquoi il opposera alors la signifiance (la production d’une situation pouvant générer du sens) à la signification (la production du sens). Cette différence entre « phénoménologie des médias » et « systématique de la production du sens » définit le véritable point de basculement ; elle correspond à une ligne de fracture qui traverse tout le projet sémiotique. Barthes en relève seulement les premières secousses ; de même qu’Umberto Eco avec son livre L’œuvre ouverte. Mais on retrouvera encore cette ligne de fracture beaucoup plus tard encore, lorsque, par exemple, le projet d’une 25. Octave MANNONI, Clefs pour l’imaginaire : ou l’Autre Scène, Paris : Éd. du Seuil (coll. « Le champ freudien »), 1969, p. 33. SECTION A. L’EXCLUSION DU SUJET 177 « sémiotique générale » développé par Algirdas Julien Greimas rencontrera précisément… la signification dans l’image. Alors reparaîtra la question du sujet avec d’ailleurs celle de la matière de l’expression. Mais il nous semble que c’est déjà cette différence fondamentale de point de vue entre une phénoménologie de média et une systématique de la production du sens qui était, en grande partie, l’enjeu du débat entre « sémiologies de la communication » et « sémiologies de la signification ». La « fabrication », ou l’entrée de l’homme et du regard dans l’œuvre Cependant, si la fracture du projet sémiotique n’apparaît pas plus tôt, c’est que le premier mouvement de la sémiotique est de se séparer de ce qui ne lui paraît pas assez scientifique. Établir un nouveau domaine scientifique demande tout à la fois de le légitimer (dans le champ scientifique) et de le fonder (dans celui de la théorie). L’ensemble des réflexions sur la possibilité de faire des « sciences humaines » de véritables sciences sociales à partir du marxisme, de l’anthropologie structurale, de la linguistique et de la psychanalyse indiquent bien cette volonté de fondation. Or, le critère est celui de l’abandon de la subjectivité au profit de l’objectivité. Et à ce critère vient se mêler alors la conclusion des Mots et les choses sur la disparition de l’homme, qui prend alors valeur de prophétie épistémologique, ouvrant la voie à une science, à la fois légitime et modèle, du langage sans sujet26. De ce fait, et c’est cela qui trompe si l’examen est trop rapide, le travail d’effacement de l’homme, accompli par la sémiologie, correspond moins à une disparition complète du sujet qu’à son « entrée » dans la signification. « Entrée » veut dire ici objectivation dans le processus de signification. Tel est, à l’examen attentif, le thème de l'« activité structuraliste » : l’on est passé d’une phénoménologie du sens social, à la théorie de la communication (au sens du schéma de Roman Jakobson), puis à la signification. Le « critique », intellectuel devant parler de son point de vue, se met à étudier les échanges entre les hommes (communications de masse) ; puis bientôt, il découvrira les lois de ces échanges à l’intérieur du fonctionnement des objets eux-mêmes (l’agencement des messages ; leur articulation en « langage » ou en « média »). Le regard et l’homme se sont impliqués, l’on pourrait dire de manière plus exacte : « invaginés », dans les objets de langage ; ils attendent — « interpellent » disait-on alors — le sujet individuel et ce sont eux que l’analyste-sémiologue découvre : l’organisation des objets comme « fabrication ». 26. Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, (1966), p. 398. 178 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT Cette conception de l’objet sémiotique comme « fabrication » est extrêmement forte, prégnante. Elle l’est d’autant plus lorsque l’objet sémiotique est une « image » ; à tel point qu’elle modèle encore toute l’approche sémiotique de cette dernière et réapparaît à chaque nouvelle difficulté de théorisation27. Il apparaît en effet que toute théorie de l’image fait traditionnellement appel au sujet : sujet producteur, regardant ou « impliqué ». L’entrée de l’homme et du regard dans l’œuvre s’est effectuée selon diverses modalités. Nous l’avons déjà rencontrée sous la forme de la connotation, de la polysémie, du pluriel. Mais ce sont là des formes où le sujet affleure ; son « activité » est presque visible, reconnaissable derrière l’objet sémiotique. Il est au contraire des formes plus radicalement objectivées, dans lesquelles il ne reste que la trace de l’activité : d’une certaine manière l’ensemble des concepts de la sémiotique des images relève de ce registre, depuis le code, en passant par la connotation, le syntagme, le symbole indiciel, le schifter ou, plus simplement, la composition. Par exemple, la notion de montage rend particulièrement compte de cette trace ; et l’usage (mais en premier lieu aussi, l’existence) de cette notion n’est certainement pas étranger au destin singulièrement heureux de la sémiologie du cinéma. C’est même cette forme fortement objectivée du regard et de l’homme qui répond le mieux au projet sémiologique ; nous la trouvons dans les travaux qui déploient dans toute sa cohérence l’entrée de l’homme en signification. C’est pourquoi, de ce point de vue (et — faut-il préciser ? — de celui-là seulement), La structure absente ou Langage et cinéma s’inscrivent, chacun à leur manière, dans la même lignée que « Le message photographique » ou « Image, raison et déraison » ; ils appartiennent, dirait Foucault, au même « sol » sémiologique que ce grand-livre de méthode qu’est Le système de la mode. Cependant une approche des « images » comme média, se voulût-elle la plus objective possible, rencontre toujours, par la bande, le sujet (l’homme et le regard). Ainsi, la sémiotique des images porte-t-elle en elle-même sa propre contradiction. Et nous avons vu, à propos de l’analogie comme du signe iconique, que ses catégories n’arrivaient pas à formaliser leur objet28. Aussi, à côté d’une continuation du projet sémiotique par entrée du sujet en signification, allons-nous voir, par bouclage, surgir l’inverse : l’écriture du sujet « impliqué » et l’in- 27. Par exemple : comment penser, autrement que comme « bricolage », l’activité de signification dans l’image ? C’est bien ce modèle du bricolage que l’analyse des « couplages semi-symboliques » rencontre, alors même que la sémiotique générale entend exclure aujourd’hui toute « subjectivité ». 28. Il faudrait toutefois relativiser ces propositions et préciser que la sémiotique des images est plus sensible à la contradiction, du fait du poids de la matière de l’expression et de l’activité du regardant, que la sémiotique littéraire par exemple ; car ces propositions seraient aussi, à peu de choses près, valables pour l’ensemble de la sémiotique, dès lors qu’elle considère les objets sémiotiques comme des objets médiatiques et non plus comme de simples énoncés, lorsque l’on passe du mot au texte (de la signifiance sémiotique à la signifiance sémantique, disait Émile Benveniste). SECTION A. L’EXCLUSION DU SUJET 179 l’intervention du regardant dans le procès de signification. Soit, le travail de l’inconscient et celui du regardant. La figurabilité et la lecture. SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT ? Les conditions d’un retour du regardant : psychanalyse et théorie du texte Toute une série de livres paraissent autour des années 1969-1971 dont le « fonds » méthodologique est en partie constitué par des concepts empruntés à la psychanalyse. Par exemple : Jean Louis SCHEFER, Scénographie d’un tableau, (1969) ; Bernard TEYSSEDRE, Catherine BACKES, Gilbert LASCAULT, et al., Les sciences humaines et l’œuvre d’art, (1969) ; Roland BARTHES, L’empire des signes, (Genève : Skira, 1970) ; Jean François LYOTARD, Discours, figure, (Paris : Klincksieck, 1971) ; Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971) ; Marcelin PLEYNET, L’enseignement de la peinture, (Paris : Éd. du Seuil, 1971). Liste à laquelle il faut ajouter des ouvrages qui traitent de littérature, tels que celui de Julia KRISTEVA, Sémèiôtikè : Recherches pour une sémanalyse, (Paris : Éd. du Seuil, 1969), ou celui de Roland BARTHES, S/Z, (1970). En fait, le fonds n’est pas seulement psychanalytique, il renvoie aussi au matérialisme dialectique ; cependant, dans le cas de l’image, le matérialisme dialectique a eu un impact — tout au moins déclaré — bien moindre que la psychanalyse1. Les thèmes développés dans cette série d’ouvrages ne sont pas le fruit d’une production soudaine ; ils rendent manifeste une approche nouvelle. La publication de ces livres ne fait que traduire un mouvement, une transformation qui avait commencé longtemps avant, que l’on peut d’ailleurs suivre à travers les articles qui les ont devancés et accompagnés2. Il s’agit donc effectivement de la montée d’une nouvelle approche qui se poursuivra d’ailleurs loin dans la décennie3, démarquée d’une nouvelle phase du projet sémiologique saussurienhjelmeslévien, sous le terme de « sémiotique », par Algirdas Julien Greimas. 1. Au cours de cette période, ou dans la période la précédant, on remarquera la publication (et la traduction) d’une série de livres traitant des images. Pour mémoire : Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, (1966) ; Pierre FRANCASTEL, La figure et le lieu, (1967) ; Erwin PANOFSKY, Essais d’iconologie, ([1939] 1967); Erwin PANOFSKY, L’œuvre d’art et ses significations : Essais sur les arts visuels, ([1957-1962] Paris : Gallimard, 1969) ; Jean BAUDRILLARD, Le système des objets, (Paris : Gallimard, 1969) ; Pierre FRANCASTEL, Études de sociologie de l’art, (1970) ; Robert KLEIN, La forme et l’intelligible, (Paris ; Gallimard, 1970) ; Pierre DAIX, L’aveuglement devant la peinture, (1970) ; Enrst H. GOMBRICH, Art et illusion, ([1960] 1971). Sans compter les ouvrages généraux, situés à la périphérie d’une problématique des images, directement philosophiques, psychanalytiques ou sociologiques comme ceux de Jacques Derrida, Jacques Lacan, Louis Althusser, Pierre Bourdieu, etc. 2. Et ce d’autant plus que certains de ces livres sont la réunion d’articles déjà parus. Les livres (mais cela reste partiellement vrai pour les publications d’articles) ne sont que la manifestation, publique mais décalée dans le temps, du travail de recherche. Certains de ces articles ne furent réunis que beaucoup plus tard comme c’est le cas de ceux de Barthes (par ex. : « Le troisième sens » (1970) et d’autres dans L’obvie et l’obtus). Des articles, comme « Sémiologie et urbanisme » est une Conférence de 1967 publiée en 1971 (Architecture aujourd’hui 153, déc. 1970-janv. 1971). 3. Par exemple : Christian METZ, Le signifiant imaginaire, (1 977). 182 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT L’important, pour notre propos, est que cette prise d’appui sur la psychanalyse, en tant qu’elle fournit un mode exemplaire d’approche du « sujet », marque un tournant dans la manière d’aborder les images — comme en témoignent d’ailleurs à cette époque, ainsi que nous l’avons vu précédemment, l’affirmation de la conception de l'« analogie construite » d’une part, et d’autre part l’introduction progressive d’une approche « textuelle ». Cette prise d’appui va produire un effet de levier : elle va permettre de dépasser une partie des impossibilités théoriques qui hypothéquaient la théorie des images ; de s’affranchir par exemple de modèles d’analyse trop attachés à une théorie du signe et par trop dépendant de cette dernière. C’est ainsi que nous expliquerions la profusion et la richesse des recherches sur l’image qui marquent la fin des années soixante. Est-il possible de fixer un repère pour indiquer ce tournant ? Barthes fixe en 1966 la « diffraction du projet sémiologique » et l’apparition des interrogations sur le sujet, le signe et le texte4. Mais, selon nous, c’est à partir de 1969 que ces interrogations prennent publiquement effet. Le terme de « texte » peut prêter à confusion. Certes, son emploi indique immédiatement deux choses : d’une part que l’on étudie le plan de l’énonciation et non celui du système (nous pouvons dire : le plan de la mise en « parole » et celui de la structure de la « langue ») ; et d’autre part, que le niveau étudié n’est pas celui de l’énoncé (dont la logique est celle de la phrase), mais celui du discours (dont la logique est celle, précisément, du texte). L'« énonciation » n’a donc pas du tout la même signification selon ces deux niveaux, tandis que la phrase peut être considérée comme la résultante d’une logique de construction proprement linguistique (la logique de la phrase), le texte est la résultante d’une logique qui est celle d’un objet culturel. On peut donc dire que la phrase possède une « signification » et le texte, un « sens »5. Mais du point de vue d’une approche sémiotique (et non spécifiquement linguistique), il est possible de distinguer (au moins) trois acceptions très différentes du terme « texte ». 1) Une acception structuraliste : le texte est un ensemble constitué par le discours. Elle est d’héritage saussurien-hjemslévien. C’est elle que l’on trouve chez Greimas par exemple6. 2) Une acception que l’on dira systémique et qui correspond à la définition du texte comme « système modélisant secondaire » des sémioticiens russes. Le texte est alors appréhendé comme objet culturel7. 3) Une acception analytique, qui recouvre la conception de Barthes et la conception sémanalytique de Kristeva 8. 4. Roland BARTHES, Essais critiques (1966). Quelques années plus tard, dans l’Article « Texte (Théorie du —) » de l’Encyclopaedia universalis (1973), Barthes date le début des recherches sur le « texte » (littéraire) de 1960. 5. Selon Oswald Ducrot, cité par Gian Paolo CAPPRETTINI, Aspetti della semiotica : Principi e storia, Torino : Einaudi (coll. « Picola biblioteca Einaudi », 399), 1980, p. 25. 6. Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTES, Sémiotique : Dictionnaire…, (1979), Art. « Texte ». Pour une présentation d’ensemble du concept de « Texte » : Oswald DUCROT, Tzvetan TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, (1972), [Cité d’après coll. « Points »], Art. « Texte » (pp. 375-382) et Appendice à cet Article (pp. 443-448). 7. La définition du texte est donc de nature sociosémiotique et non pas seulement sémiotique. La visée des sémioticiens russes est celle d’une sémiotique de la culture. Pour une présentation du texte ainsi entendu, voir Iouri LOTMAN, La structure du texte artistique, Trad. du russe sous la dir. d’H. Meschonnic [Struktura khudozestvenogo teksta, Moscou : Iskusstvo, 1970], Paris : Gallimard, 1973. 8. Il faut ajouter les conceptions aussi de Philippe Sollers, Jacques Derrida, ainsi que celles de l’ensemble du Groupe « Tel Quel ». Précisons que le terme « analytique » est à entendre comme reprise du ques- SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 183 Cette conception fait référence à la théorie des « systèmes modélisants secondaires » des sémioticiens russes ; mais elle s’en démarque de deux manières. D’une part, elle passe d’une approche en termes de système à une approche en termes de pratiques, en introduisant tout particulièrement une référence à la psychanalyse. D’autre part, en redéfinissant le champ social d’interrelation des textes (la culture) comme domaine de la translinguistique. Le texte est alors conçu comme un fonctionnement qui a des effets transformatifs sur la langue9. C’est à cette date que se manifeste l’émergence d’une nouvelle approche des images ; que le recours au « fonds » méthodologique psychanalytique est établi et que la théorie de l’art fait son entrée dans la sémiologie au côté d’une sémiologie des communications de masse. La théorie de l’image va ainsi se trouver sur la trajectoire et au croisement de plusieurs types d’approche (sémiologie, sociologie, philosophie, psychanalyse, histoire de l’art). § 1. Logique de l’inconscient et théorie du texte L’analyse textuelle : vers une nouvelle approche de l’image ? On peut observer tout de suite deux caractéristiques à l’émergence de la nouvelle approche des images, à ce tournant de la sémiotique des images. La première est la coexistence, à un même moment, de types d’approches et de domaines de recherche différents. La seconde est la redéfinition de l’objet de l’étude. 1) La première caractéristique réfère très directement à la « diffraction du projet sémiologique » : coexistent des recherches qui continuent de développer l'« ancien » projet et d’autres qui visent l’installation du nouveau projet. Il s’ensuit que l’éventail des procédures et des modalités d’analyse est beaucoup plus vaste et diversifié que précédemment. À côté des approches nouvelles que nous évoquions à l’instant, il faut rappeler les recherches qui portaient au contraire à son point théorique extrême le projet spécifiquement sémiologique comme celles de Christian Metz ou d’Umberto Eco10; il faut aussi relever l’existence d’autres directions comme celle des travaux de René Lindekens dont nous avons parlé précédemment. tionnement concernant le fondement même de la sémiotique depuis un lieu posé a priori comme un extérieur au champ de la sémiotique des images tel que l’inconscient ou la société. 9. Philippe SOLLERS, Logiques, Paris : Éd. du Seuil (coll. « Tel quel »), 1968, « La science de Lautréamont ». Il n’est pas sans importance que ce recentrage sur la psychanalyse et la linguistique soit développée par Julia Kristeva à propos d’un livre comme Le système de la mode qui traite d’un fait médiatique (Julia KRISTEVA, Sémèiôtikè, (1969), pp. 73-80. Sur les conséquences de ce recentrage du point de vue de notre propos, voir cidessous § 1. 10. Christian METZ, Langage et cinéma, (1971) ; Umberto ECO, La structure absente, ([1968] 1972). Nous y ajouterons ici le livre de Georges PENINOU sur L’intelligence de la publicité, Paris : Robert Laffont, 1972. 184 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT Les domaines de recherches différents se polarisent autour de deux axes : d’un côté, les communications de masse, desquels relèvent, par exemple, le cinéma, la photographie, la publicité ; de l’autre, les domaines de l’art et de la littérature. Dans le cas des communications de masse, le sujet est objectivé sous la double forme de la trace de son activité (l’organisation sémiotique, systèmes codiques et textuels) et d’une place dans le système de la communication (la manipulation du langage aboutissant précisément à l’organisation sémiotique, ou bien encore visant la modification du destinataire). Mais, c’est dans les domaines de l’art et de la littérature que le sujet « fait retour » sous la forme d’une force de transformation qui se manifeste à travers deux activités : l’écriture, que signe la « littérarité » ou le caractère « artistique », et la lecture, dont la forme la plus avancée est la lecture-écriture de l’analyse textuelle11. Toutefois, entre le sujet qui, en sémiologie, « s’implique » et « entre » — jusqu’à s’effacer comme tel — dans la signification, et le sujet qui « fait retour » dans l’analyse textuelle, il y a une différence de nature. Le premier, celui qui s’efface, est le sujet de la communication (auteur ou lecteur individuel) ; l’autre, celui qui prend place dans la théorie du Texte, est « un sujet clivé, déplacé sans cesse — et défait — par la présence-absence de son inconscient », travaillé par la langue, ou encore, pour parler comme Kristeva, un sujet « mis en procès »12. Une ligne de partage se trace donc entre deux conceptions méthodologiques : l’une statique et taxinomique, l’autre dynamique et syntaxique. Il est du plus grand intérêt de remarquer que le « cinéma », média dont la théorie sémiologique est la plus achevée, fera aussi rapidement l’objet d’une approche de type syntaxique. Cela tient probablement à ce que l’approche (taxinomique) de la sémiologie, du fait qu’elle fut développée suffisamment loin, dut prendre en compte des composantes dynamiques (c’est l'« esprit » phénoménologique qui fut alors convoqué). Pour s’en convaincre, il suffit de suivre le développement des analyses de Christian Metz dont Langage et cinéma est en quelque sorte la synthèse : nous y trouvons derrière une classification de codes, une théorie de la production-reproduction de ces 11. Voir à ce propos la distinction proposée par Barthes entre science, critique et lecture : Roland BARTHES, Critique et vérité, (Paris : Éd. du Seuil, 1966), pp. 56-79. Et surtout « Texte (Théorie du —) », Encyclopædia universalis, (1973). Dans la suite du présent §, lorsque le terme « texte » sera écrit « Texte », il sera à entendre sous son acception « analytique » et non « structuraliste » ou « systémique ». En revanche, bien que l’expression « analyse textuelle » renvoie pour beaucoup à la conception Texte, nous n’en changerons pas l’orthographe, car elle fait toujours — à notre connaissance, du moins — intervenir une composante structuraliste. 12. Roland BARTHES, « Texte (Théorie du —) », Encyclopædia Universalis, (1973), p. 1017. Dans le paragraphe sur la « Signifiance » on peut lire : « La signifiance est un procès, au cours duquel le « sujet » du texte, échappant à la logique de l’ego-cogito et s’engageant dans d’autres logiques (celle du signifiant et de la contradiction), se débat avec le sens et se déconstruit (« se perd ») ; la signifiance, et c’est ce qui la distingue immédiatement de la signification, est donc un travail, non pas le travail […], mais ce travail radical (il ne laisse rien intact) à travers lequel le sujet explore comment la langue le travaille et le défait dés lors qu’il y entre (au lieu de la surveiller) […]. ». Voir aussi Julia KRISTEVA, « Sémanalyse », Semiotica 4, 1972 ; « La fonction prédicative et le sujet parlant » in : Julia KRISTEVA, Jean Claude MILNER, Nicola RUWET, Langue, discours, société : Pour Émile Benveniste, Paris : Éd. du Seuil, 1975. La référence à la psychanalyse lacanienne conduit à penser ce sujet sur le mode d’un effet. SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 185 mêmes codes dans le texte, au travers d’un travail de la matière de l’expression. Il en est, par certains côtés, de même, pour la publicité : le travail de Peninou, par exemple, ouvre à la fois sur une approche de type textuel (ce que nous avons fait dans Le sujet de la publicité) et pragmatique13. 2) La seconde conséquence du tournant pris par la sémiotique des images est d’une grande portée théorique, passée trop inaperçue à notre sens ; car elle engage la redéfinition même de l’objet étudié ; à savoir l'« image ». Nous avons vu que le premier projet sémiologique était orienté sur l’étude des « médias » : communications de masse et situations artistiques nouvelles (théâtre, peinture comme fait social, nouveau roman, etc.). L’image était alors un type de message parmi d’autres ; chaque type concourant à la constitution du média. Or, le partage entre les domaines des communications de masse et ceux de la littérature et des arts (en fait, principalement la peinture, la musique, le film, etc.), va s’accompagner d’une focalisation sur la nature du message, au point d’aboutir à une assimilation du média et du type de message. Voyons cela un peu plus en détail. Prenons l’exemple du média « annonce publicitaire », tel que celui des pâtes Panzani analysé dans « Rhétorique de l’image » ; il est fait de l’articulation de différents messages : au moins d’un message linguistique et de l’image 14; le cinéma est un média fait de plusieurs codes, de plusieurs langages et fait appel à plusieurs canaux sensoriels15. La littérature ou un tableau nous apparaissent, au contraire, constitués de la même étoffe signifiante : dans le premier cas, linguistique ; dans le second, visuelle 16. Et c’est là où — paradoxalement — l’introduction de la notion de « pratique signifiante » va avoir des conséquences inattendues. De manière spontanée et habituelle, nous ne considérons pas la « littérature » ou la « peinture » comme des médias ; nous ne portons pas attention au fait que la première est « livre », et nous laissons de côté les différentes manières dont le tableau sera (fut ou est) exposé, présenté. Par conséquent, en ce cas, étudier la littéra- 13. Nous entendons ici « pragmatique », non au sens limité d’étude des effets d’un message et des critères de réussite de l’acte de communication, mais au sens de toute forme d’étude du rapport entre l’objet, sa production, sa réception et son contexte. Les oppositions statique/dynamique, taxinomique/syntaxique, énoncé/texte sont empruntées à Francesco CASETTI (« Le texte du film », pp. 41-65, in : Théorie du film, 1980). Le sens que cet auteur donne au terme « texte » nous semble équidistant des trois acceptions mentionnées plus haut (structuraliste, systémique et analytique). C’est dire — au passage et non sans quelque ironie — les difficultés d’applications des classifications. 14. L’image qui se subdivise elle-même en image symbolique connotée (= message iconique codé ou culturel) et en image littérale dénotée (qui est un message iconique codé dans le cas du dessin et non-codé dans le cas de la photographie). Roland BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, (1964), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], pp. 26-37. 15. « Langage » au sens de Metz, c’est-à-dire un ensemble matériellement homogène, une unité de manifestation. Nous pouvons dire que le cinéma est un média constitué de plusieurs langages articulés dans le texte du film. 16. Il faudrait dire « visive » pour désigner cette même étoffe signifiante du tableau, car « visuelle » est trop imprécis : d’une part, il s’agit d’un fait iconico-plastique, et d’autre part, un texte écrit est bien aussi visuel alors qu’il ne signifie pas d’abord de manière iconico-plastique. 186 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT ture ou la peinture va forcément revenir à mettre l’accent sur les mécanismes spécifiques à un type de langage, sur ce qui fait intrinsèquement sa spécificité et sur ce qui le différencie des autres. Or, en passant de l’étude de la signification à celle de la signifiance, c’est-à-dire de l’étude du domaine de productions culturelles (comme faits de langage) à celle de pratiques signifiantes littéraires, picturales, musicales, etc. ; en se focalisant, comme cela s’est produit à partir de 1966 avec la théorie du Texte, sur ces dernières, on a changé subrepticement d’objet d’étude et de niveau d’analyse : d’un objet dont les limites étaient celles d’un média, on est passé à un objet dont les limites sont celles, de fait, d’un langage (littéraire, poétique, pictural, photographique, etc.). Si le « Texte » est « tissu », « tresse », il est fait, la plupart du temps, en tant que texte littéraire, tableau ou photographie, d’une seule étoffe ; le « pluriel », l’épaisseur du signifiant, voir même « l’intertextualité » (censée réintroduire l’histoire, la société) restent dans le langage (au sens général du terme) ; mieux : dans un langage — celui-là même du texte duquel part l’analyse textuelle 17. En conséquence de quoi, de manière plus ou moins déclarée, l’on s’achemine vers l’approfondissement de la connaissance d’un langage, ou bien encore vers la recherche de ce qui fait l’être même du « langage » en général ; non plus l’étude de la manière dont se fait l’articulation des langages à l’intérieur d’un ou des médias. L’étude de la « picturalité », de l'« iconicité », ou bien encore celle de la « signifiance » ou de la « figuralité » viendra prendre le relais de celle de la publicité, du théâtre, du cinéma, etc. Et ce mouvement aboutira, contre toute attente (?), à polariser l'« image » face à la littérature, alors même que l’on s’était engagé sur la voie d’une approche de l’économie générale de la signification, c’est-à-dire sur le chemin de l’étude de la production du sens, de l’étude des conditions et de l’opérativité de cette dernière. Le sujet dans la signifiance. Différences entre littérature et images Les modalités de ce travail du sujet dans la signifiance ne sont pas les mêmes dans le cas de la littérature et dans celui des images. Ce qui change justement, c’est le rapport entre le texte analysé et le texte de cette analyse, autrement dit le texte produit de la lecture. 1) Dans le cas du texte littéraire, la proximité des deux langages autorise un rapprochement, un jeu, que la distance intersémiotique entre l’image — qu’elle soit aussi bien graphi- 17. C’est le revers du passage de l’œuvre au texte : «…si l’œuvre peut-être définie en termes hétérogènes au langage (allant du format du livre aux déterminations socio-historiques qui ont produit ce livre), le texte, lui, reste de part en part homogène au langage : il n’est que langage et ne peut exister qu’à travers le langage. » Roland BARTHES, « Texte (Théorie du —) », in : Encyclopædia Universalis, (1973), p. 1015 (C’est nous qui soulignons). Nous avons un bon exemple de cette « homogénéisation langagière », dans « Le troisième sens » : repérant le sens obtus qui permet de saisir ce qu’est le filmique, Barthes réduit de facto le média « cinéma » à la signifiance du photogramme (Cahiers du cinéma 222, (1970), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], spéc. pp. 53-58). SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 187 que, tableau ou photographie — et le langage qui l’analyse (ou même plus simplement la décrit) ne permet pas. Le travail du Texte, « l’écriture de la lecture », tel que le conçoit Barthes pour le texte littéraire18, ne mord pas de la même manière sur l’image, fût-elle pourtant peinture. Le livre de Jean-Louis Schefer, Scénographie d’un tableau, fait apparaître de manière très nette, par le travail d’écriture même qu’il introduit, les limites d’une telle entreprise19. Dans l’écriture sur l’œuvre littéraire, le travail du sujet dans la signifiance peut s’approfondir jusqu’au point où se produit un raccourci entre l’habituellement séparé : la lecture et l’écriture. Le lecteur devient celui qui aussi écrit et l’écriture est inversement la redistribution des textes déjà écrits (dont on écrit la lecture). On mesure, à ce point, la différence qui sépare « l’entrée du sujet dans la signification » qui caractérise la sémiologie et « le travail du sujet dans la signifiance » de l’analyse textuelle (ou sémanalyse). Dans le premier cas, l’activité du sujet (production ou lecture) donne lieu à une organisation signifiante, c’est pourquoi il n’y a évidemment pas à étudier le sujet comme origine de cette activité, ni même cette dernière, car nous serions confrontés au règne de la diversité et renvoyés à un raisonnement en termes de fréquence20; il est plus opératoire d’étudier ce qui organise « en dernière instance », pourrait-on dire, cette activité à travers ses produits. C’est pourquoi l’homme et le regard sont, dans ces produits, à l’état de trace ; d’une trace résultant de la dialectique de l’homme (comme activité) et du langage (comme structure et comme produit). Le sujet, comme activité, s’est effacé dans le produit. Dans le second cas (celui du « travail du sujet dans la signifiance »), on a bien encore l’activité du sujet ; mais la logique de cette activité du sujet est poussée à l’extrême, à tel point que l’ordre des choses s’inverse : le sujet est lien entre des textes, l’opérateur d’une intertextualité ; il est affecté — en l’occurrence, défait et perdu, dispersé — par la « signifiance » infinie et continue, le travail de la langue qui s’opère à travers le Texte. Par conséquent, ce qui peut s’abolir, en pareil cas, est précisément le jeu des échanges sociaux, de sorte que le sujet (lecteur et écrivain individuel) peut faire retour et être promu au rôle d’agent d’une pratique littéraire 18. Roland BARTHES, Critique et vérité, (1966) ; puis « Texte (Théorie du —) », in : Encyclopaedia univer- salis, (1973). 19. Ces limites se déploient sur deux côtés : un premier côté qui est théorique, car le visible n’est alors considéré comme signifiant que d’être assujetti au discours ; un second côté méthodologique, car le langage, aussi « Textuel » soit-il, ne rejoint jamais les caractéristiques du visuel. Le livre de Jean Louis Schefer (Le déluge, la peste : Paolo Ucello, Paris : Éd. Galilée, 1969) fait clairement apparaître la butée que rencontre un rapprochement entre écriture et peinture et ce qu’elle entraîne au sein même de la dimension discursive et énonciative (au sens d’Émile Benveniste) du texte. C’est cette dernière limite que nous avons tentée d’explorer dans Le sujet de la publicité, (1978) ; inutile de dire qu’elle ne fut pas levée. 20. C’est la différence entre la psychologie sociale qui étudie habituellement des fréquences (d’opinions, par exemple) ou des occurrences de contenu (dans l’analyse du même nom), et la sémiotique. 188 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT et artistique21, dans la mesure où le sujet individuel, mettant en jeu le langage, est rendu « pluriel » par l’effet du travail du Texte et de l’inconscient. 2) Dans le cas des images, l’on peut tout à fait penser l’existence d’une intertextualité, ou encore envisager l’écriture d’une lecture. Mais cela ne doit pas cacher les profondes différences entre ce qu’est la théorie du Texte en littérature et l’application de cette même théorie aux images. Deux raisons à cela, sur lesquelles nous devrons revenir plus en détail ultérieurement ; pour l’instant donc, nous les signalerons seulement afin de noter les questions qu’une telle application soulève. La première raison tient au fait que le travail du texte « visuel » n’opère pas sur la langue ; or le Texte est défini comme un appareil translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue ; d’où la question de savoir sur quoi le texte « visuel » travaille en réalité. La seconde raison est l’obligation faite au lecteur-écrivain d’un texte « visuel » de passer par la langue pour écrire « sur » ce texte ; ce qui suscite, cette fois-ci, non pas une seule question mais bien deux : tout d’abord, la question de la nature du saut qui s’opère lorsque l’on écrit « en langue » (sur ?) le texte « visuel »22; celle, ensuite, de savoir si — et comment si — l’écriture d’un Texte « en peinture » est possible. On le voit, ces questions excèdent largement la seule problématique du rapport du sujet à l’image : elles concernent les rapports intersémiotiques dans leur ensemble ; mais c’est par là même qu’elles possèdent un impact déterminant sur cette problématique. Avec elles, nous sommes donc au cœur de notre sujet. En effet, ces questions indiquent à quel point la distance intersémiotique entre image et texte reste importante ; ce qui a pour conséquence, précisément, dans le cas de l’image, d’empêcher le raccourci entre l’activité de la lecture et celle de la production, caractéristique du fonctionnement du Texte. De ce fait, le passage d’une sémiologie de l’image (ou plutôt des médias) à la théorie du Texte (la sémanalyse) ne peut s’achever. Autrement dit, en ce cas, on ne quitte jamais totalement le modèle de « l’entrée du sujet dans la signification » pour passer à celui du « travail du sujet dans la signifiance ». La problématique du rapport entre sujet et image, alors même que l’on récusera une sémiologie structuraliste au profit d’une approche Textuelle, va donc déboucher sur un modèle hybride : à l'« entrée du sujet (producteur) dans la signifiance », comme sujet de l’inconscient, fera pendant le « travail du sujet (individuel) dans la lecture ». Ou si l’on veut, à 21. On remarquera que, si l’opposition entre « spécialistes » et « écrivains » est relativement claire au regard de la théorie du Texte, le fait de classer les « théoriciens » du côté des « écrivains » brouille la distinction entre eux et ces derniers. 22 Émile Benveniste situe très bien le problème du côté de l’intersémioticité, mais selon nous, répondre en termes de relations d’interprétance ne suffit pas (« Sémiologie de la langue », Semiotica 1-2, (1969), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 2, coll. « TEL »], pp. 57-62). Marie Claire ROPARS-WUILLEUMIER (Le texte divisé, Paris : Presses Universitaires de France, 1981) le souligne aussi dans son Chap. « L’écriture en théorie ». SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 189 l’implication du « sujet de l’inconscient », répondra un retour de l’activité du « sujet regardant ». Or, ce modèle trouvera son matériau dans les références de la théorie des images à la phénoménologie et à la psychanalyse. § 2. Rôle de la psychanalyse dans l’émergence de la nouvelle approche des images Liens entre l’approche psychanalytique et l’approche phénoménologique des images La phénoménologie se démarque tout à la fois d’une psychologie et de l’approche scientifique de l’image, puisqu’elle remet fondamentalement en cause la coupure entre le sujet et l’objet. C’est en cela qu’elle peut fournir un mode de penser préparant la nouvelle approche des images fondée sur la psychanalyse. En effet, elle refuse de voir dans le sujet — plus exactement dans la conscience — l’origine de l’unité du monde. Pour elle, cette unité préexiste comme un déjà là. En ce sens, elle s’oppose au subjectivisme. La conscience est donc toujours « conscience de quelque chose » qu’elle vise, quelque chose vers laquelle elle se dirige. L'« intentionnalité » traduit cet acte et ce mouvement de la conscience vers le monde, l’indissociabilité de la saisie de l’objet et de l’objet lui-même. Ce qui explique la place centrale accordée à la perception dans la mesure où celle-ci nous met en relation avec le monde et permet d’accéder à ce rapport originaire de l’homme et du monde ; accordée aussi à la description de l’expérience 23. Le sujet est posé toujours en situation — comme « être au monde » — et non pas isolément. La conséquence en est l’impossibilité d’embrasser d’un seul regard — fût-il philosophique — la perception du monde, et, de la même manière, l’impossibilité d’une pensée qui embrasserait toute la pensée. la réduction ne saurait être absolue. Et, c’est précisément pourquoi la réflexion doit être consciente de sa double dépendance d’une part à son rapport au monde et d’autre part à l’égard d’une vie irréfléchie (l’intentionnalité n’est pas l’attention). Double dépendance qui est à l’origine d’une double opacité, un double mystère — « mystère du monde » et « mystère de la raison » selon Maurice Merleau Ponty24 — mais qui aussi, ainsi que le remarque René Lindekens, fait que l’approche phénoménologique et l’approche freudienne, sinon rétablissent, du moins visent un équilibre entre le concret simili-sensible et la conceptualisation. Autrement dit, au bout du compte, entre l’aristotélisme de la position 23. À titre d’exemple, on se reportera à Maurice MERLEAU PONTY, Phénoménologie de la perception, (1945), [Cité d’après coll « TEL »], « Introduction » et Deuxième Partie, Chap. 2 « L’espace ». 24. Ibid., p. XVI. 190 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT scientiste et le platonisme du pansymbolisme 25. C’est d’ailleurs la prise en compte de cette double opacité — d’un faire apparaître le monde tel qu’il est avant tout retour sur nousmêmes, qui se traduit par la mise sur le même pied de la réflexion et de la vie irréfléchie — qui, on le sait, sert de fond épistémologique à l’entreprise sémiologique de cet auteur26. Mais il est une autre voie de la prise en considération de l’antériorité du monde et de la réalité de la vie irréfléchie, qui ne conduit pas directement vers le développement d’une théorie sémiologique de l’image, mais qui passe par la psychanalyse avant de rencontrer — de biais — la sémiologie générale, après avoir, justement, abordé l’image. Ainsi se dégage nettement — et l’examen de l’ensemble des textes, appartenant au champ de la sémiotique mais se référant à la psychanalyse, vient le confirmer — ce sur quoi se fonde la complicité épistémologique profonde entre le modèle phénoménologique et le modèle psychanalytique d’approche de l’image comme fait de langage. Cette complicité porte sur un double refus : en premier, celui de situer la clef du fonctionnement signifiant soit dans le sujet soit dans l’objet ; mais aussi, en second, celui de la passivité du sujet et de l’objet. Paradoxe ! — objectera-t-on peut-être, faisant observer que l’on cherche en même temps à abaisser le sujet et l’objet en tant que tels au profit de leur interrelation, tout en leur reconnaissant une activité. Or, ce que refusent fondamentalement ces deux approches, c’est de se laisser enfermer dans un tel dilemne ; d’où (justement) leur complicité. Toutes deux s’accordent pour contester le postulat de l’opposition/distinction sujet-objet ; toutes deux accordent, en revanche, la primauté au rapport entre sujet et objet. Le terrain de l’analyse devient ainsi l’espace « entre » ces deux pôles et l’objet analysé l’activité, les processus, la dynamique, qui s’y déroulent. De cette façon, le sujet et l’objet ne sont plus préalables à leur mise en relation, mais contemporains du travail à la fois de la constitution et de l’opérativité de celle-ci27. Cette mise à l’écart d’une approche subjectiviste et objectiviste règle, nous pen- 25. Discutant le statut philosophique de l’image, René Lindekens, avant de passer à l’examen des approches phénoménologiques et existentialistes, conclut ainsi son commentaire de la négation ou de la chosification de l’image qu’il dit inhérente du cartésianisme : « Ce n’est pas un des moindres plaisirs de l’observateur impartial que la découverte de cet incessant mouvement de bascule de l’aristotélisme au platonisme ; un platonisme qui n’est en fait que l’autre face du scientisme positiviste, épuisant quant à lui l’héritage aristotélicien. N’est-ce pas, dans la succession elle-même que se découvre avec le plus d’évidence tout ce qui, du platonisme à l’aristotélisme, auquel Descartes avait en quelque sorte donné un véritable essor sous forme de synthèse, pourrait passer pour une impossibilité d’équilibre : un équilibre qui se caractériserait par la reconnaissance d’une pensée schématique qui, par et dans son schématisme, plonge dans la réalité de l’image mentale, et par elle, dans le concret similisensible ; qui, par son schématisme encore, conduit à la conceptualisation la plus éloignée de l’image, dans l’organisation des schèmes qui se différencient des schémas de l’image mentale. » […] «Il faudra attendre Husserl, d’une part, d’autre part, le freudisme et les herméneutiques qu’il a suscitées, pour voir cet équilibre, sinon rétabli, du moins visé ; manifesté, il est vrai, avec des bonheurs divers, inégaux, toutefois bien à l’abri — sauf chez Jung — du pansymbolisme qui, faut-il encore y insister, et surtout dans son activité anti-sémiologique, joue aujourd’hui le rôle d’un néo-platonisme. » René LINDEKENS, Éléments pour une sémiotique de la photographie, (1971), pp. 28-29. 26. Ibid., pp. 33. Voir plus haut l’exposé de la thèse de René Lindekens concernant l’analogie et la signification, Chap. 2, Section B. 27. Nous rejoignons ici, par un autre chemin plus théorique, ce que nous avons découvert — de l’intérieur — avec la lecture de La chambre claire. SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 191 sons, le recours de plus en plus déclaré de la sémiologie au modèle psychanalytique. Ce dernier avait écarté l’approche psychologique de la création, mais il restait à sortir de l’approche strictement structuraliste qui fonde la production du sens dans l’objet. Et cela était d’autant plus vrai dans le cas de la sémiologie des images, dans la mesure où l’approche structuraliste était en échec devant l’analyse de la production du sens dans l’image 28. C’est sur ce point que la lignée phénoménologique, qui, nous l’avons vu, reste en arrière-fond de la montée de la sémiologie (spécialement celle des images), va encore servir : elle offre un modèle de rapport sujet-objet tout prêt (le cadre mental) qui va faire le lit du recours à la psychanalyse. La psychanalyse, au-delà du sujet phénoménologique La saisie de cette relation de l’homme au monde que vise la phénoménologie, ne peut se faire que dans et par la conscience ; la phénoménologie cherche précisément à décrire les manières différentes dont la conscience vise son objet29. De ce fait, pour peu que l’on mette l’accent comme l’a fait Jean Paul Sartre sur l’activité de la conscience (l’image n’est jamais un donné passif), l’on en arrive paradoxalement à couper l’image de la perception au profit d’un analogon absolu, jusqu’à assimiler totalement l’image mentale à l’attitude imageante. Ou bien si l’on met, au contraire, l’accent sur le rapport du sujet au monde comme Mikel Dufrenne, il faut alors approcher le rapport de l’homme à l’image sur le mode de celui de l’homme au monde (à savoir la Nature). Il faut reconnaître à l’image « une densité, une matérialité, une épaisseur qui lui confère un air de nature » ; et c’est cette densité, cette matérialité, cette épaisseur, qui ramène ou maintient l’homme dans la proximité de la Nature, car ce qui est ici donné à sentir atteste que nous sommes en communication avec la « chair du monde »30. De la même manière, la corrélation du sujet et de l’objet correspond à l’expérience esthétique 28. D’autant plus qu’il existe une complicité – à ne pas oublier — entre le projet sémiotique qui vise la question du sens et la phénoménologie. À tel point que l’on trouve au départ (en 1956) d’une sémiotique « structuraliste », comme celle de Greimas, une référence explicite à Merleau Ponty. Voir Jean Claude COQUET (Éd.), Sémiotique : École de Paris, Paris : Larousse, 1982 qui rapporte le fait et signale ses liens avec le projet d’une sémiotique de la culture (p. 10). 29. Lindekens rappelle que le phénomène n’est pas l’objet mais la conscience elle-même (Éléments pour une sémiotique de la photographie, 1971, p. 35). On sait que le phénomène se définit dans l’intentionnalité : il est l’objet en tant que visé et la conscience est conscience de ce phénomène (Jean François LYOTARD, La phénoménologie, Paris : Presses Universitaires de France, 1969, pp. 30-32). 30. « C’est un œil gourmand qui lit les images, et non l’entendement, c’est une oreille de chair qui écoute la musique. Le libre jeu de l’imagination, c’est la chair qui le joue ; et si l’entendement dans l’expérience esthétique est réconcilié avec l’imagination comme le veut Kant, cette réhabilitation de la chair atteste que nous sommes en communication avec la chair du monde : nous réintégrons la Nature ; et nous sommes au sens comme on dit : je suis à vous. », Mikel DUFRENNE, « Phénoménologie et ontologie de l’art », pp. 143-160, in : Les sciences humaines…, (1969), p. 159. 192 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT (création ou contemplation), ce qui va de pair avec le souci de ne pas « laisser le sujet indûment entre parenthèses »31. Or, c’est ce renvoi de l’image au corps, cette co-naturalité du sujet avec l’image et de l’image avec la Nature, cette réconciliation de l’homme avec le monde que conteste toute approche se référant à la psychanalyse. L'« acte de fondation », par lequel sujet et rationalité « s’établissent » ; l’expérience originaire d’un rapport au monde où le senti et le sentant se constituent d’un même mouvement ; le « moment pathique » dont parle Henri Maldiney dans lequel « Le moi du sentir est une réceptivité ouverte et remplie »32 postule une continuité entre le monde et le sujet ou, plus exactement pose au principe d’une approche de l’image le geste, l’acte qui vise (et vise seulement) à totaliser et à penser le monde 33. La psychanalyse présente donc l’avantage de mettre encore plus à distance le « sujet » que ne le faisait la phénoménologie. Les développements de la psychanalyse lacanienne et la philosophie de l’écriture34 rapprochent fonctionnement de l’inconscient et fonctionnement du langage ; partant, le recours à des notions psychanalytiques permet de se situer dans le champ de la signification et non seulement dans celui de la perception, de ne pas sortir de l’étude des objets et des systèmes signifiants (le projet sémiologique) sans avoir à revenir pour autant aux catégories de la phénoménologie, jugées alors quelque peu « idéalistes »35. C’est pourquoi, au-delà de la phénoménologie mais en dehors de la sémiologie stricto sensu, la référence à la psychanalyse va s’accompagner d’une redéfinition du champ d’étude de la théorie de l’image ainsi que de son objet : c’est à ce moment-là que l’étude de la signification dans les objets culturels (de leur structure et de leur organisation signifiante) fait place à celle des processus de la littérature ou de l’art ; et que la recherche des unités, des codes, du fonctionnement des messages s’estompe au profit de l’analyse de l’activité, du travail de la production ou de la lecture ; autrement dit des « pratiques signifiantes ». La pri- 31. Ibid., p. 147. Un peu plus loin : « […] la phénoménologie refuse que la culture soit l’opération d’un esprit inconscient à l’œuvre dans l’art, la science ou les institutions ; elle tient que la culture soit intériorisée et assumée par les individus, l’intersubjectivité par des subjectivités. » (p. 148). Ce thème est déjà au cœur de son ouvrage de 1963 sur Le poétique, (Paris ; Presses Universitaires de France, 1968). 32. Henri MALDINEY, Regard Parole Espace, (Lausanne : L’Âge d’Homme, 1973), p. 136. L’expression « moment pathique » est empruntée par Henri Maldiney à Erwin Strauss. 33. Souvenons-nous de ce qu’écrit Maurice Merleau Ponty au début de la Phénoménologie de la perception, (1945) : « […] le seul Logos qui préexiste est le monde même, et la philosophie qui le fait passer à l’existence ne commence pas par être possible : elle est actuelle ou réelle, comme le monde, dont elle fait partie, et aucune hypothèse explicative n’est plus claire que l’acte même par lequel nous reprenons ce monde inachevé pour essayer de la totaliser et de la penser. » (Cité d’après coll « TEL », p. XV). 34. Jacques LACAN, Écrits, Paris : Éd. du Seuil (coll. « Le champ freudien »), 1966. Jacques DERRIDA, L’écriture et la différence, Paris : Éd. du Seuil (coll. « Tel Quel »), 1967, chap. « Freud et la scène de l’écriture » et De la grammatologie, Paris : Éd. de Minuit (coll. « Critique »), 1967. 35. Il faut signaler cependant la contribution considérable de phénoménologues comme Merleau Ponty à ce passage de la phénoménologie à la théorie de la signification et à la psychanalyse. SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 193 mauté accordée à la « signifiance » et non plus à la signification, va de pair avec l’intérêt porté à l’art (littérature ou peinture) et avec le développement de la théorie de l'« écriture ». À la croisée de la sémiotique, de la phénoménologie, de la psychanalyse et de l’histoire de l’art s’est ainsi ouvert l’espace théorique à l’intérieur duquel, aujourd’hui encore, se situe notre approche des images ; et qu’il convient, on l’aura compris, de formaliser. Sorte de « microépistémè », si l’on peut dire, à l’intérieur de l’épistémè de la médiatisation que certains ont qualifiée de spectaculaire et d’autres de processus de désymbolisation 36, dont les valeurs sont : l’interaction entre production, objet et réception d’une part, et l’opérativité d’autre part. Arrêtons-nous quelques instants sur les fruits de cette croisée de la phénoménologie, de la psychanalyse, de la sémiotique et de l’histoire de l’art. 3. Écriture de l’inconscient et activité du regardant La figuralité : du rapport au monde au travail du désir Étant donné ce que nous venons de voir, on comprend pourquoi c’est la part des images relevant de l’art qui vient au premier plan de la recherche. Une part qui est en opposition avec la logique de la signification proprement dite (dont le modèle est la communication) ; une part qui est aussi trace d’une force, d’un travail hétérogène au langage. Que le postulat phénoménologique de continuité entre le monde et le sujet est à l’opposé d’une approche de la signification au moyen de la psychanalyse, c’est bien ce que l’on rencontre dès l’ouverture de Discours, figure de Jean François Lyotard. Comme il l’annonce lui-même, son ouvrage est là pour exposer le « déclin de la phénoménologie »37. Passage de l’importance accordée à la perception à celle du fantasme ; de la présence et de la représentation au désir ; de la continuité à l’événement ; d’une inconscience qui est sujet de constitution (la vie irréfléchie) à un inconscient qui est objet de refoulement. Le phénoménologue (en l’occurrence, Merleau Ponty) avait montré ce que manquait « une conception articulée, discontinuiste, active, logique, du sens et de l’espace », à savoir, la « donation du visible » ; mais, poursuit l’auteur, « Que la Montagne Sainte-Victoire cesse d’être un objet de vue pour devenir un événement dans le 36. Guy DEBORD, La société du spectacle, Paris : Buchet/Chastel, 1967. Louis QUÉRÉ, Des miroirs équivoques : Aux origines de la communication moderne, Paris : Aubier (coll. « Res/babel »), 1982. 37. Jean-François LYOTARD, Discours, figure, (1971), p. 21. Cet ouvrage, n’est certes pas le premier à traiter des rapports de la psychanalyse avec l’art. Jean-François Lyotard avait déjà lui-même publié un article sur « L’approche psychanalytique de l’art » faisant le point sur ces rapports. Mais Discours, figure possède l’insigne avantage, pour notre propos, de se situer explicitement au passage de l’approche phénoménologique à l’approche psychanalytique. 194 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT champ visuel, c’est cela que Cézanne désire, c’est cela que le phénoménologue espère comprendre, et que je crois qu’il ne peut comprendre. » (p. 21.) La raison en est que la phénoménologie est encore une réflexion sur la connaissance ; or, l’événement ne peut venir ni du monde (continuité du rapport) ni d’une parole (discontinuité des signifiants) : « Ce n’est pas le corps qui trouble le langage, c’est autre chose qui doit troubler et le langage et le corps.[…] L’événement ne peut être posé ailleurs que dans l’espace vacant ouvert par le désir. »(p. 22.) C’est pourquoi l’événement de la donation nous dessaisit ; on ne saurait ni l’attendre, ni s’en faire le partisan : « On ne peut passer du côté du processus primaire : c’est une illusion secondaire. Le désir a son rejet en lui-même, qui est principe de dessaisissement de ses effets. Le désir est vraiment inacceptable, on ne peut pas faire semblant de l’accepter, l’accepter est encore le rejeter, il fera événement ailleurs. » (p. 23.) Biffure, distorsion, refoulement, interdiction, déconciliation, dessaisissement ; la profondeur du sentir à fait place à l’hétérogénéité de l’inconscient, la présence à l’absence, le geste de l’expérience à une logique des opérations, la description du rapport au monde à l’éprouvé du travail du désir38. La figure — mieux : la figuralité — est l’autre du discours et du textuel ; elle est ce par quoi s’accomplit le désir. Elle est ce par quoi le discours a de l’épaisseur, car elle est la marque d’une force, d’une violence, qui est venue « soulever la table des significations par un séisme qui fait le sens »39. À cette déconstruction de l’espace textuel par la figure littéraire, exemplaire du rapport du figural au discursif, correspondent, dans le cas de l’image, la déconstruction des règles de formation de la chose perçue (du percept) par la figure-image et celle de la bonne forme (Gestalt) par la figure-forme40. 38. Cette position se trouve parfaitement résumée dans l’article « Psychanalyse et peinture » de l’Encyclopædia universalis (« L’intuition centrale de cette esthétique est que le tableau, au même titre que la « scène » onirique, représente un objet, une situation absents, qu’il ouvre un espace scénique dans lequel, à défaut des choses mêmes, leurs représentants du moins peuvent être donnés à voir, et qui a la capacité d’accueillir et de loger les produits du désir s’accomplissant. »), et développée dans Les dispositifs pulsionnels, (Paris : Union générale d’édition, 1973). On trouvera la reconnaissance de « la divergence fondamentale qui sépare le “vécu” phénoménologique et “ses” impulsions, des pulsions freudiennes productrices et/ou destructrices du sémiotique et préalables à la distinction entre “sujet” et “objet” » lorsque Julia Kristeva discute les positions husserliennes en vue de définir la notion de « sémiotique » (Julia KRISTEVA, La révolution du langage poétique : L’avant-garde à la fin du XIXe : Lautréamont et Mallarmé, Paris : Éd. du Seuil, 1969, pp. 30sq. 39. Jean François LYOTARD, Discours, figure, (1971), p. 15. À noter la distinction que fait l’auteur entre « signification » et « sens ». La première appartient au discours ; la seconde est ce qui résulte du travail du discours par le désir. Toute figure, écrit Lyotard « est chargée linguistiquement, parce qu’elle est un effet de décharge provenant d’un autre ordre. » Comme autre du discours, elle est vouée à être neutralisée par le discours, mais « avant cette neutralisation, la figure se donne comme un trace divagante qui défie la lecture, qui n’est pas une lettre, et qui ne peut être saisie qu’en termes énergétiques. Cette figure est soutenue par des déplacements, condensations, déformations. Cela veut dire qu’avant son incorporation à l’ordre du langage (par exemple à une rhétorique), la figure est la marque, sur les unités et les règles du langage, d’une force qui traite ces unités et ces règles comme des choses. Elle est la trace d’un travail et non d’un savoir par signification. Par ce travail, ce qui s’accomplit est le désir. » (p. 146). 40. Il faut ajouter à ces figures une autre, plus profonde, plus fantasmatique encore qui est la figurematrice. C’est à partir d’elle que peut se faire la distinction entre le fantasme et l’œuvre. Jean François LYOTARD, Discours, figure, (1971), pp. 349sq. SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 195 Remarquons que l’approche de la forme et de sa production se trouve ainsi entièrement reproblématisée. Non seulement tout travail de « mise en forme » se voit réhabilité au côté de la signification — ce qui implique que l’on reconsidère le travail de mise en forme opérant dans l’ensemble des langages — ; mais ce sont les effets perceptifs relevés par la psychologie ou la phénoménologie — tensions, équilibre, expression des formes — qui vont aussi pouvoir trouver une explication d’être ainsi rapportés à des forces productrices. Nous sommes devant une dialectique de la force et de la forme. Comme l’explique Louis Marin dans « L’œuvre d’art et les sciences humaines », une énergétique et une sémantique psychanalytiques viennent contribuer à une économie formelle. Il y a travail de la forme par l’intrusion des forces du désir. Travail qui relève de la sublimation certes ; mais travail fantasmatique spécifique, de sorte que : « L’œuvre d’art n’est pas une synthèse de réalité et de plaisir, tout comme nous avons aperçu dans le fantasme originaire non pas une synthèse du désir et de l’interdit, mais le désir en tant qu’originairement il se met en scène, la force en tant qu’originairement elle se désigne et s’indique dans une forme41. » C’est dire qu’à ce point, le sujet créateur a bien disparu. Il ne subsiste que sous l’espèce de matrices ou de régularités fantasmatiques qui font trace dans l’œuvre et qu’il revient à l’analyste de reconstruire. Il n’est plus origine, il est dispersé. L’analyse des œuvres d’art fait écho ici aux propositions de la théorie du Texte ; l’inconscient s’écrit. Mais peut-on dire que le sujet est disséminé, « mis en procès » de la même manière que dans le cas de l’écriture littéraire ? Il semble bien que non ; comme producteur, il disparaît plutôt ; comme regardant, soit il est partie du dispositif (dans l’activité de regardant), soit il est disséminé mais c’est plutôt alors par l’écriture de son regard 42. C’est le désir qui travaille, qui se met en texte, en scène et en forme 43. L’œuvre résulte de la mise en œuvre de « dispositifs pulsionnels » métamorphosant de l’énergie en objets ; elle requiert donc une analyse économique et énergétique s’appuyant essentiellement sur la psychanalyse (et sur une « économie » marxiste). Cette conception se trouve donc plutôt du côté de ce que nous nommions plus haut l’écriture de l’inconscient en la distinguant de l’activité du regardant. Elle met l’accent sur la force 41. Louis MARIN, « L’œuvre d’art et les sciences humaines », in : Encyclopædia Universalis, (1980), pp. 145. Louis Marin en déduit que pour la science de l’art, « le travail épistémologique de la force et de la forme, de la Gestalt psychologie et de la psychanalyse doit être un des axes fondamentaux de cette science, comme il est l’un des axes fondamentaux de l’œuvre d’art en tant qu’objet de connaissance. » (p. 145). 42. 43. Comme c’est le cas dans le livre de Jean Louis SCHEFER, Le déluge, la peste : Paolo Ucello, (1969). « Or bien loin d’avoir à guérir le sujet en le ramenant soit à l’illusion d’un personnage socio-familial bien assis (psychanalyse traditionnelle), soit à la désillusion d’un sujet tragiquement barré à soi-même (psychanalyse lacanienne), il faut nous guérir du sujet, en le liquidant dans l’anonymat, l’orphelinat, l’innocence et la pluralité aléatoire des petites machines qu’est “le” désir. », Jean François LYOTARD, Les dispositifs pulsionnels, (1973), pp. 34-35. 196 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT (libido et pulsions) et le dispositif (fantasme et disposition) ; autrement dit sur la production plus que sur la réception44. Les modalités du retour du sujet regardant À cette primauté accordée à l’écriture de l’inconscient, caractérisée par la disparition du sujet créateur, fait pendant un retour du sujet-récepteur, d’un sujet regardant. Trois modalités : le sujet-écrivain de l’image ; le sujet du dispositif visuel ; le sujet-opérateur du fonctionnement du dispositif. Ce retour du sujet regardant n’est pas sans évoquer le « lecteur » ou le « critique » de la théorie du Texte. Cependant, cette voie resta peu explorée. Si l’on excepte les ouvrages de Jean Louis Schefer, le seul essai d’écriture théorique stricto sensu fut l’article de Roland Barthes sur les photogrammes d’Eisenstein intitulé « Le troisième sens »45. D’ailleurs, Barthes place le « sens obtus » en troisième position, au-delà de l’information (premier niveau) et du symbolisme (deuxième niveau) lequel relève de la psychanalyse. Avec lui, vient le « touchant », le « sensible » : « […] je crois que le sens obtus porte une certaine émotion ; prise dans le déguisement cette émotion n’est jamais poisseuse ; c’est une émotion qui désigne simplement ce qu’on aime, ce qu’on veut défendre ; c’est une émotion valeur, une évaluation46. » Le « troisième sens » est ainsi une valeur, au même sens que le « scriptible » tel qu’il est défini dans S/Z ; mais surtout, il préfigure le punctum de La chambre claire. S’il y a retour au sujet, il s’agit donc, en l’occurrence, d’un retour à un sujet phénoménologique ; le critique est confronté à un excès de signifiant qui met en défaut sa capacité métalinguistique47. On peut se demander si, en matière d’image, un « travail du sujet 44. Cette conception est développée dans trois ouvrages de Jean François Lyotard qui font suite à Discours, figure, (1971) : Dérive à partir de Marx et Freud, (Paris : Union Générale d’Édition, 1973) ; Les dispositifs pulsionnels, (1973) ; Économie libidinale, (Paris : Éd. de Minuit, 1974). À remarquer que les deux domaines privilégiés de cette conception ont été l’art contemporain et le cinéma. L’examen des textes semble suggérer que cela tient au fait que le premier met en valeur le « dessaisissement » et le second le « dispositif ». Le livre de Claudine EIZIKMAN, La jouissance-cinéma, (Paris : Union Générale d’Édition, 1976) présente un exemple achevé de cette conception. 45. Nous excluons volontairement les analyses textuelles de Louis Marin, qui, pour reprendre une distinction faite par Barthes entre « lecture », « critique » et « science » à propos de la littérature, visent quant à elles une science de l’art. Ceci étant dit, il faudrait se demander jusqu’à quel point toute « lecture » de tableau ne comporte pas une part de travail du sujet dans la signifiance ; et je pense, par exemple, à la lecture de Poussin par Philippe SOLLERS (« la lecture de Poussin », Tel Quel 5, été 1977, Paris : Éd. du Seuil, pp. 22-39). Nous retrouvons ici, par un autre biais, les difficultés soulevées plus haut à propos de l’application de la théorie du Texte à l’image. 46. Roland BARTHES, « Le troisième sens », Cahiers du cinéma 222, (1970), [Cité d’après L’obvie et l’obtus], p. 51. Barthes indique explicitement le rapport du sens obtus à la signifiance : « Le troisième sens, que l’on peut situer théoriquement mais non décrire, apparaît alors comme le passage du langage à la signifiance, et l’acte fondateur du filmique même. » (p. 58). 47. Barthes expose admirablement cette « mise en défaut » de l’analyste : « Autrement dit, le sens obtus n’est pas situé structuralement, un sémantologue ne conviendra pas de son existence objective… » (Ibid., p. 54) ; «… le sens obtus est un signifiant sans signifié ; d’où la difficulté de le nommer : ma lecture reste suspendue entre l’image et sa description, entre la définition et l’approximation. » La place du sujet regardant est alors mise en lumière : « La conséquence est que si, devant les images, nous restons vous et moi au niveau du langage articulé SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 197 dans la signifiance » peut se faire en dehors d’une telle prise en compte phénoménologique du sujet. Mais, à la frange de ce travail, s’appuyant sur l’analyse textuelle plus que sur l’écriture du Texte, le sujet-regardant fait retour de deux manières : premièrement, en tant qu’il est « sujet » (il faut entendre : patient, assujetti) des dispositifs visuels ; deuxièmement, en tant qu’il participe activement au fonctionnement même de ces dispositifs. Deux cas de figure, on le voit, très différents. 1) Dans le premier cas, la primauté est donnée à l’objet sémiotique et non pas au regardant. Par certains côtés, ce premier cas de figure prolonge la conception de l'« écriture de l’inconscient ». Il cherche, en effet, à décrire ce que cette « écriture de l’inconscient » produit sur celui qui regarde ; quelles conséquences elle aura pour lui. L’exemple d’une telle attitude nous est donné par les développements des recherches sémiologiques sur le cinéma au cours de la décennie 1970-80. Ces développements s’appuient simultanément sur l’approche psychanalytique du fonctionnement du psychisme et sur la reconnaissance de l’importance de la matière de l’expression (du « signifiant »), telle qu’elle est par exemple relevée par Christian Metz dans Langage et cinéma48, de sorte que l’on est face à un « dispositif », à la fois au sens de mécanisme plaçant le spectateur à une certaine position (celle de la caméra, par exemple) et au sens de composant de l’appareil psychique. L’article de Jean Louis Baudry sur « Cinéma : effets idéologiques produits par l’appareil de base » ouvre une telle approche de la manière dont la mise en position du sujet par l’appareil de base cinématographique et le fonctionnement de l’appareil psychique entrent en relation pour créer un dispositif générateur d’un « effet-sujet »49. La relation du spectateur au film est alors approchée comme voyeurisme ; approche reprise par Christian Metz qui précisera le rapport entre ce dernier et le stade du miroir ou la scène primitive 50. La présentation du numéro 23 de Communications sur « Psychanalyse et cinéma » (1975) expose fort bien ce projet d’analyse des effets de l’écriture de l’inconscient : « Horizon de texte ; l’œdipe comme générateur de la forme-récit, qu’il ouvre et qu’il referme, l’oscillation primaire-secondaire comme principe d’écriture (de lecture), parcourant la surface signifiante, la rayant comme une pellicule, la fragmentant et la rassemblant à la fois. — Horizon du — c’est-à-dire de son propre texte —, le sens obtus ne parviendra pas à exister, à entrer dans le métalangage du critique. Cela veut dire que le sens obtus est en dehors du langage (articulé), mais cependant à l’intérieur de l’interlocution. ». D’où cette conclusion sur l’image : grâce à l’image, «… bien plus : grâce à ce qui, dans l’image, est purement image (et qui à vrai dire est très peu de chose), nous nous passons de la parole, sans cesser de nous entendre. » (p. 55). 48. Christian METZ, Langage et cinéma, ([1971] 1 977), Chap. X. 49. Jean Louis BAUDRY, « Cinéma : effets idéologiques de l’appareil de base », Cinéthique 7-8, (1970), pp. 1-8 ; « Le dispositif ; approches métapsychologiques de l’impression de réalité », Communications 23, (1975), pp. 27-47. 50. Christian METZ, « Le signifiant imaginaire », Communications 23, (1975), [Cité d’après Le signifiant imaginaire], pp. 121-176. 198 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT code : le cinéma comme dispositif et comme institution, marquage historique d’un certain type d’économie51. » À la lecture de ces travaux sur le cinéma, on ne peut qu’être frappé de deux choses. La première est la récurrence d’une thématique dans laquelle se mêlent les références psychanalytiques à la spécularité, au rêve, au désaveu, à l’imaginaire. Avec l’impression que l’efficace des processus inconscients (le travail du rêve), considérée comme positive dans le cas des textes littéraires, prend ici une coloration nettement plus mitigée, ambiguë : on parle de voyeurisme, d’imaginaire, de pseudo-réel. Le sujet est séduit par l’image. S’agit-il d’une nouvelle version de « l’imposture de l’image » dont parlait Sartre ; d’une nouvelle critique de son caractère illusoire et dé-réel ? Seule, une théorie de la croyance permettrait, semble-t-il, de sortir de l’impasse52. La seconde chose annoncée est l’émergence d’une approche de l’énonciation : le dispositif paraît comme matérialisation de la structure de l’énonciation. Ce qui revient à attribuer une toute autre place au sujet. 2) C’est aussi une autre place faite au sujet que de reconnaître son activité de sujetregardant, son « travail de sujet (individuel) dans la lecture ». Il s’agit alors non plus de faire disparaître le sujet dans le désir, mais de prendre au pied de la lettre la fonction d’opérateur assurée par le regardant. Nous nous rapprochons plus directement du projet d’une sémiologie des images — et plus particulièrement encore des images fixes. L’utilisation de la psychanalyse se subordonne à ce projet : il s’agit de comprendre comment fonctionne l’image dans la lecture. Même si Louis Marin se réfère régulièrement au travail de Lyotard, sa position s’en distingue clairement : le recours à la psychanalyse ne vise pas la construction d’une énergétique libidinale générale, mais elle entre dans la compréhension d’une économie formelle et signifiante53. Cette orientation est encore beaucoup plus nette lorsque l’on quitte les textes portant sur la programmatique d’une science de l’art pour ceux traitant de la mise en place 51. Raymond BELLOUR, Thierry KUNTZEL, Christian METZ, [Présentation], Communications 23, (1975), p. 1. Il convient de relativiser quelque peu la présentation faite, dans les lignes qui précèdent, de l’approche psychanalytique du cinéma. La nécessité d’illustrer et de classer à des fins d’analyse pourrait laisser croire que, d’une part, les développements de cette approche s’appuient uniquement sur la sémiologie de Metz et sur la psychanalyse et que, d’autre part, la sémiologie du cinéma utilise l’approche psychanalytique indépendamment des autres branches de la sémiologie. En réalité — faut-il le rappeler — l’approche psychanalytique du cinéma appartient à un mouvement de recherche qui vise l’articulation de l’approche marxiste, de la sémiologie et de la psychanalyse : d’une théorie matérialiste du signifiant (on ne peut séparer ce mouvement d’une sociologie d’un Jean Baudrillard par exemple, ou de la philosophie d’un Jacques Derrida, pour ne citer qu’eux). Mouvement qui touche l’ensemble des « pratiques signifiantes », littérature, cinéma, peinture, objets, images (par exemple : la bande dessinée avec un Michel Covin (Exemple : « L’image dérobée : ou comment le désir en (re)vient à la bande dessinée », Communications 24, (1976), pp. 197-242). C’est précisément le début de ce mouvement que Roland Barthes situait en 1966. 52. 53. On trouve une esquisse de cette théorie dans Christian METZ, Le signifiant imaginaire, (1 977). Même position chez Jean Louis Schefer, à ceci près que sa visée est celle d’une économie des pratiques signifiantes. SECTION B. UN RETOUR DU REGARDANT 199 d’outils d’analyse de l’œuvre 54 et a fortiori pour ceux présentant une analyse des œuvres ellesmêmes55. Il apparaît alors à quel point les notions de la psychanalyse servent à appréhender le fonctionnement-constitution des figures dans la lecture. La condensation, la surdétermination, procès de transformation et travail du rêve se retrouvent dans la « lecture déchiffrante du tableau » ; les figures, « véritables nœuds où se rencontrent de nombreuses associations d’idées », offrent « au déchiffrement leur polysémie active, productrice de sens nombreux »56. Quant à la notion de « transgression », elle est empruntée non à Freud mais à Barthes comme « levée de la censure structurale qui oppose paradigme et syntagme »57. De même, dans le commentaire du livre de Jean Louis Schefer, reprenant cette question du fonctionnement de la figure dans la lecture, Louis Marin débouche, à nouveau, sur un point de sémiotique : se référant cette fois-ci à Frege, il en vient à montrer comment l’apport de Schefer consiste à « s’apercevoir que dans le simulacre fantastique qu’est le tableau, dans son espace utopique, le champ sémantique se constitue comme champ de référence et par là qu’il ne peut y avoir — malgré les apparences, et pour reprendre le langage freudien — épreuve de réalité »58. On voit donc que la question n’est pas ici directement la trace du désir, « l’écriture de l’inconscient » ; elle est celle des conditions de possibilité de la signification dans le cas d’un type d’images particulier : la peinture ou l’image représentative. Le tableau est matrice de parcours de regard ; organisée sans doute, résultante d’une force créatrice ; mais constituée de traces sédimentées : « le tableau ne se donne que dans son achèvement, dans sa pleine visibilité où rien n’est à venir et où la force qui est à son origine, est en quelque sorte détendue et au repos, quelle que soit la violence de son contenu »59. D’où la nécessité, pour le regardant, de parcourir le tableau et de le parcourir plusieurs fois. L’activité perceptive (abordée sous sa forme la plus élémentaire 54. Louis MARIN, « Éléments pour une sémiologie picturale », in : Les sciences humaines…, (1969), [Cité d’après Études sémiologiques], pp. 17-43. 55. Louis MARIN, « Notes sur une gravure et une médaille », Revue d’esthétique, (1968), [Cité d’après Études sémiologiques], pp. 109-123. 56. Louis MARIN, « Éléments pour une sémiologie picturale », in : Les sciences humaines…, (1969), [Cité d’après Études sémiologiques], 36-37. L’auteur continue ainsi : « Dans cette perspective, chaque figure du tableau est ainsi la condensation d’une série de paradigmes ; chaque figure ne prend sens que dans cette surdétermination qu’elle reçoit du champ associatif. mais du même coup est révélée la raison ou le sens de la labilité de la figure dans l’étendue de la lecture. Elle prend sa source dans la surdétermination qui pèse sur chaque figure, dans la multiplicité des sens qui l’affectent et qu’elle évoque et manifeste en les actualisant. ». Au bout du compte c’est la lecture qui se trouve définie en même temps que la figure et le tableau : «… la lecture ne peut jamais faire du tableau, un panorama de sens, un synopsis de significations. La lecture n’est pas une statique, mais une dynamique, un système ouvert de forces en constante et perpétuelle recomposition : autre façon de préciser la définition du tableau comme symbole indiciel. » (p. 37). 57. Ibid., p. 37. Une note (disparue avec la reprise dans Études sémiologiques) renvoie aux Éléments de sémiologie de Barthes. Marin rappelle ailleurs qu’il ne faut pas se dissimuler les problèmes que soulève le transfert à la sémiologie picturale des concepts mis en œuvre par Freud pour l’analyse du travail rêve (Études sémiologiques, 1971, p. 11. 58. 59. Louis MARIN, « Le discours de la figure », Critique, (1969), [Cité d’après Études sémiologiques], p. 57. Louis MARIN, « Éléments pour une sémiologie picturale », in : Les sciences humaines…, (1969), [Cité d’après Études sémiologiques], p. 21. 200 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT de balayage de la surface par le regard) n’est donc pas écartée, elle n’est pas coupée de sa définition phénoménologique60. Seulement, elle n’est que le premier versant d’un processus dont le second est proprement sémiotique. Cet autre versant, indissociable de l’activité de parcours du regard, est l’activité de déchiffrement et d’interprétation. Un sujet concret, un individu, se trouve bel est bien engagé dans ces activités. Mais le propre du « retour du sujet » est de faire apparaître que ces activités sont en réalité des opérations — ou plutôt il est de quitter le terrain de la description des activités pour aller vers l’analyse des « opérations sémiologiques » qui se déroulent entre le tableau et la lecture. L’analyse des opérations entre le visible et le lisible débouche ainsi sur une problématique de l’énonciation. Tout se passe comme si l’impossibilité d’une mise à l’écart (ou entre parenthèses) du sujet dans la sémiologie classique, comme si le retour du « sujet » phénoménologique sous les concepts de figure et de lecture, faisait émerger la dimension intersémiotique au titre de spécificité de l’image et installait, par là, toute sémiotique de l’image comme une pragmatique et une économie. Ce sont d’ailleurs ces conditions que préfigure la « sémiologie » de l’image lorsqu’elle inclut le discours sur l’image comme condition de possibilité de l’analyse de l’image ellemême. Pour elle, en effet, la jonction entre la figure et la lecture se fait à ce point où se mêlent visible et lisible 61. 60. « En termes phénoménologiques, on pourrait dire que chaque parcours est un profil partiel prélevé sur la vision unitaire, qui implique la mise en jeu simultanée des trois activités perceptive, structurante et mémorisante, chaque profil étant “mis en perspective” dans la vision unitaire. » (Ibid., p. 21). 61. Voir ce que dit Louis Marin au début des « Éléments pour une sémiologie picturale », in : Les sciences humaines…, (1969), [Cité d’après Études sémiologiques], pp. 18-19. C’est une telle problématique que nous avons développée dans Le sujet de la publicité, (1978). SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION La référence à la théorie de l’énonciation de Benveniste Rappelons tout d’abord que, dans la tradition linguistique saussurienne, l’énonciation est la mise en œuvre de la langue par le sujet parlant, aboutissant à l’énoncé. Aussi, considérée au sens strict, l’énonciation ne semblait pouvoir apporter que peu de choses à la sémiotique des images, pour la bonne raison que l’image ne possédait pas de langue. Et pourtant, tel ne fut pas le cas. L’approfondissement de cette notion par la linguistique, son extension par la sémiotique1 en ont fait au contraire un concept-clé dans l’approche du fonctionnement des images. Or, il faut rappeler à quel point la psychanalyse lacanienne intervint pour une grande part dans cette extension du concept d'« énonciation » à l’analyse des images. On se souvient en effet du clivage du sujet, posé par Lacan, entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. Ce qui conduit à évacuer la division entre peinture et objet, tableau et regardant, pour la voir en son vrai lieu « dans le sujet même qui regarde, entre son savoir et la vérité de sa division »2. Mais cette référence à la conception lacanienne de l’énonciation serait anecdotique si elle n’avait aucun rapport avec une conception du « texte », qui, elle, fut d’une extrême importance dans la sémiotique des images. En fait, les rapports entre ces deux conceptions furent de deux types. Le premier fut direct ; c’est celui que nous avons relevé lorsque nous avons traité de la « signifiance » dans la « théorie du Texte » et, plus généralement, de la référence à la psychanalyse qui est à la base de la thèse de « l’écriture de l’inconscient » dans le figural ou le poétique. Le second type de rapport fut indirect. Pour le saisir, il convient d’en suivre le trajet. En effet, il ne s’agit plus en ce cas d’opposer une activité liée à l’inconscient et dont il faut prendre en compte — voire « interpréter » — la trace ; c’est au contraire la manière dont l’activité de langage s’appuie sur le sujet qui est appréhendée. 1. Oswald DUCROT, Tzvetan TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, (1972), [Cité d’après coll. « Points »] Art. « Énonciation ». Oswald DUCROT, « Énonciation », Encyclopædia Universalis, (1973). Claude FUCHS, « Les problématiques énonciatives : Esquisse d’une présentation historique et critique », DRLAV 25, 1981. Pour un état des recherches sur le concept d’énonciation et une discussion d’ensemble : voir Langages 69 et 70, Paris : Éd. Didier/Larousse. Algirdas Julien GREIMAS, Du sens II, Paris : Éd. du Seuil, 1983 ; Gérard GENETTE, Nouveau discours du récit, Paris : Éd. du Seuil, 1983. 2. Catherine BACKES, « La structure et le regard », in : Les sciences humaines…, (1969), p. 73. Dans ce texte Catherine Backes montre en quoi cette conception du sujet comme sujet divisé va à l’encontre de l’analyse des Menines de Vélasquez faite par Michel Foucault. 202 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT La différence pourra paraître mince ; peut-être, inexistante. Et ce, d’autant plus si l’on met en parallèle le premier type de rapport entre conception lacanienne de l’énonciation et celle du texte, avec le texte d’Émile Benveniste, daté de 1956, sur la fonction du langage dans la découverte freudienne 3. On retrouve bien chez Benveniste la prise en compte d’un langage supra-linguistique de l’inconscient qui possède sa propre logique rhétorique. Pourtant le point de vue est déjà, en réalité, profondément différent. Là, l’activité va de l’inconscient au langage ; tandis qu’ici, il s’agit de saisir comment le langage intervient dans la cure et, au-delà, quelle est la différence entre les deux symbolismes, celui de la langue et du « langage » inconscient. L’activité n’est donc pas extérieure au fonctionnement du langage ; elle ne vient pas produire une effraction dans un fonctionnement habituel, « normal » si l’on peut dire ; elle est inhérente à ce fonctionnement4. Il s’agit alors, comme le dit Benveniste dans un autre article (1958) : « Bien des notions en linguistique, peut-être même en psychologie, apparaîtront sous un jour différent si on les rétablit dans le cadre du discours, qui est la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle, dans la condition d’intersubjectivité, qui seule rend possible la communication linguistique5. » Dès lors l’énonciation, ainsi que le précise Benveniste en 1970, n’est pas seulement la parole comme acte d’utilisation de la langue, elle est « le fait du locuteur qui mobilise la langue pour son compte »6. Elle est un acte d’appropriation qui introduit celui qui parle dans sa parole ; cette situation (présence du locuteur dans son énonciation) s’opère au moyen d’instruments (de formes) dont la fonction est de mettre le locuteur en relation constante et nécessaire avec son énonciation7. En quoi cette conception de l’énonciation, qui n’est ni strictement structuraliste, ni systémique, ni analytique, est-elle importante pour la sémiologie des images ? Parce qu’elle va de pair avec une distinction entre langue et discours. Cette distinction, introduite, on le sait, par Gustave Guillaume, accorde un statut quasi-autonome à la production du sens par utili- 3. Émile BENVENISTE, « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », La psychanalyse 1, (1956), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris : Gallimard, 1966, coll. « TEL »], pp. 75-87. 4. C’est une démarche identique de compréhension, non d’un aspect singulier du fonctionnement du langage, mais de l’ensemble de ce fonctionnement, que l’on trouve chez un auteur comme Robert LAFONT dans Le travail de la langue, Paris : Flammarion, 1978. 5. Émile BENVENISTE, « De la subjectivité dans le langage », Journal de psychologie, juill.-sept. (1958), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 1, coll. « TEL »], « De la subjectivité dans le langage », p. 266. 6. Émile BENVENISTE, « L’appareil formel de l’énonciation », Langages 17, (1970), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 2, coll. « TEL »], p. 80. Benveniste précise : « On doit l’envisager [i.e. l’énonciation] comme le fait du locuteur, qui prend la langue pour instrument, et dans les caractères linguistiques qui marquent cette relation [du locuteur à la langue. » 7. Ibid., pp. 81-82. Noter que Benveniste avait abordé l’étude de l’énonciation dans des textes dont certains remontent à 1946 (« Structure des relations de personne dans le verbe », Bulletin de la société linguistique de Paris 43, 1946, [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 1, coll. « TEL »], pp. 251-257, Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 1, coll. « TEL », pp. 225-236). Mentionnons aussi le texte célèbre de 1959 sur discours et histoire : « Relations de temps dans le verbe français », Bulletin de la société linguistique de Paris 54, (1959), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 1, coll. « TEL »], pp. 237-250. SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 203 sation de la langue8. « Quasi-autonome » signifie que la distinction entre langue et discours correspond aux deux modes de signifiance (= c’est-à-dire « la propriété de signifier » ; — on remarquera l’emploi du terme peircien) introduits par Benveniste en 1966 et exposés dans l’article fameux de 1969 « Sémiologie de la langue » : sémiotique et sémantique. Ainsi, la production du sens n’est-elle pas assimilée à la langue et le mode de signifiance du discours, distinct de celui du signe, se voit-il reconnu une place spécifique comme mode de signifiance fondamentalement lié à l’énonciation : « L’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours »9. Une telle mise au point, venant de la part d’un linguiste, ne pouvait manquer de faire date dans la théorie de l’image, puisqu’elle consacrait l’existence d’un domaine d’analyse échappant à la contrainte du signe ; qu’elle rendait l’image abordable comme « discours » et comme « œuvre » ; qu’elle était orientée vers l’appareil de l’énonciation et les caractéristiques du discours (ce que Benveniste appelle la « sémiologie de deuxième génération »). Car, dès lors, « le retour du regardant » prenait une tout autre signification : « l’activité du regardant », situation et instruments compris, pouvait faire l’objet d’une approche et recevoir une définition sémiotique ; tandis que, inversement, la sémiotique s’ouvrait à une pragmatique des stratégies énonciatives. Ainsi, parallèlement à une théorie du texte, et plus ou moins en relation avec elle, cette pragmatique des stratégies énonciatives commence à se construire dès le début des années 1970 ; mais c’est vers la fin des années 1970 qu’elle est véritablement établie comme une composante essentielle de l’analyse sémiotique des images ; et elle a continué de se développer jusqu’à aujourd’hui. Encore convient-il de préciser que l’expansion de cette « pragmatique » n’est pas homogène et unitaire. Nous nous arrêterons donc sur trois des modalités différentes que peut prendre cette « pragmatique » ; trois modalités qui correspondent à trois stratégies de l’énonciation10. 8. Voir par exemple Gustave GUILLAUME, Langage et science du langage, Paris/Québec : Nizet/Presses de l’Université Laval, 1973, chap. « Observation et explication dans la science du langage », pp. 26-45. 9. Émile BENVENISTE, « Sémiologie de la langue », Semiotica 1-2, (1969), [Cité d’après Problèmes de linguistique générale, t. 2, coll. « TEL »], p. 64. 10. Les guillemets sont là pour rappeler que le terme n’est pas employé au sens scientifique des linguistes, mais pour désigner commodément un intérêt épistémique manifesté pour la relation entre l’image elle-même et son extérieur (et tout particulièrement les regardants). Cette « image en relation » est alors abordée comme le siège d’une stratégie déployée par l’instance de production ou l’instance de réception. Nous aurons l’occasion de voir, dans les lignes qui suivent, à quel point cette pragmatique se distingue d’une pragmatique linguistique. 204 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT § 1. La sémantique des systèmes représentatifs De la sémiologie de l’art aux systèmes représentatifs La première modalité est constituée par les développements de la sémiologie de l’art, issus d’une formalisation de « l’activité du (sujet) regardant ». Par exemple, des Essais sémiologiques (1971) à Détruire la peinture (1 977), Louis Marin vient formaliser l’activité de parcours du regard et de déchiffrement du tableau (par l’écriture du « bruit visuel » et de la « rumeur de langage » à laquelle elle donne naissance) dans une sémantique et une méta-sémantique des systèmes représentatifs. Évolution ou déplacement ? Sommes-nous encore dans une prise en compte de l’activité du sujet regardant, ou bien au-delà dans une problématique des stratégies énonciatives ? Incontestablement, quelles que soient les préfigurations de la sémantique des systèmes représentatifs dans la sémiologie de l’art ou les reprises de la seconde par la première, il existe un décalage de taille entre les deux : on passe d’un objet préconstruit (l’art) à un autre scientifiquement construit (les systèmes représentatifs)11. C’est que entre ces deux ouvrages, il y a eu une série de recherches sur un type particulier de fonctionnement discursif (et énonciatif) : à savoir sur l’utopie comme système et stratégie de représentation du monde, ainsi que sur la critique de la théorie du signe par celle du discours, au cœur même de la représentation classique12. Dès lors, le tableau classique n’est plus approché comme l’objet qu’une sémiologie de l’image (ou de l’art) permettra d’analyser en dehors de tout contexte historique et culturel ; il l’est en tant qu’objet culturel. L’histoire de l’art avait déjà, certes, enseigné que le tableau est daté ; mais ici, ce qui est mis en évidence, c’est que l’analyse du tableau est, elle aussi, forcément datée. Tout comme l’analyse du signe ou du discours l’est elle-même. Chaque tableau, chaque texte, chaque œuvre participe d’un mode épistémique, qui modèle à la fois la manière de le produire et celle de le lire. Pour mener à bien ce travail, explique Louis Marin, il convient de se référer au modèle d’analyse du mode de signifiance sémantique proposé par Benveniste. Avec ce modèle, il est possible d’aborder les caractéristiques des « systèmes représentatifs » — systèmes appartenant au mode épistémique de la représentation — tels qu’ils sont théorisés et utilisés au XVIIe, et dont les contradictions ont été analysées dans la Critique du discours. Les systèmes représentatifs sont ainsi caractérisés par trois caractères liés au discours. Tout d’abord, ils 11. Remarquer que la discussion sur les conditions de possibilité d’une « science de l’art » fait la charnière. Elle trace les limites d’une approche sémiologique de l’art (sa nécessité de s’hybrider avec la psychanalyse et la sociologie). Louis MARIN, « L’œuvre d’art et les sciences humaines », in : Encyclopædia Universalis, (1980). 12. Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, (Paris : Éd. de Minuit, 1973) et Critique du discours : Sur la « Logique de Port-Royal » et les « Pensées » de Pascal, (Paris : Éd. de Minuit, 1975). SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 205 sont auto-représentatifs et sui-référentiels. Auto-représentatifs, ils se représentent euxmêmes en représentant le monde, ce qui constitue « un sujet de représentation qui est effet du système et non son origine ». Sui-référentiels ensuite, puisque, pour référer au monde, le discours de représentation réfère à lui-même et à ses procès. Ces deux caractéristiques ont pour conséquence une troisième : ils sont clos et centrés. Or, si nous rapportons la théorie de la phrase et du verbe (unité minimale du discours) développée par Port-Royal, à l’opposition introduite par Benveniste entre la modalité énonciatrice de l’histoire et celle du discours, il apparaît que la première correspond à la théorie du récit chez le second. D’où il appert qu’un tableau comme Les Bergers d’Arcadie de Poussin expose très exactement le procès de représentation ; — pour être plus précis encore, il expose un aspect particulier bien qu’essentiel du procès de représentation : le fonctionnement du tableau d’histoire ; de l’histoire dans le tableau13. À partir de là, il est donc possible de reconstruire la connaissance (de reconnaître) le fonctionnement de la peinture d’histoire. Comme une modalité énonciatrice qui efface ses caractéristiques de discours, c’est-à-dire ses références au sujet. La perspective et le composé des figures, structure formelle de l’énonciation-représentation, viennent se placer au service du récit iconique ; ce dernier s’y inscrit et les transforme pour représenter l’histoire. Voilà, au bout du compte, ce qu’expose « iconiquement narrativement » le tableau des Bergers d’Arcadie. La transformation de l’histoire en espace dans l’instant de la représentation14. À noter enfin, ainsi que Louis Marin le montre, que c’est justement à cette dénégation-transformation que s’oppose la peinture du Caravage. Les apports critiques de la sémantique des systèmes représentatifs Au regard de notre propos, ce passage de la sémiologie de l’art à une sémantique des systèmes représentatifs appelle trois remarques. 1) La première porte sur la manière dont l’énonciation change de côté, si l’on peut dire. La dénégation-transformation de l’énonciation discursive par (et dans) le dispositif perspectif se traduit par la mise au premier plan du spectateur et non plus du producteur. Il 13. 14. Louis MARIN, Détruire la peinture, (1 977), Première Partie. Ce processus est résumé dans l’article « Représentation narrative » de l’Encyclopædia universalis : « Si donc le dispositif perspectif est, dans le domaine visuel, la métaphore de l’appareil énonciatif et si le récit ne se constitue que de dénier l’appareil d’énonciation dans les énoncés narratifs, dès lors le dispositif perspectif rend possible l’inscription du récit iconique, mais celui-ci neutralise sa propre condition d’inscription. Le dispositif perspectif est posé comme donnant au récit sa scène et son décor, l’espace ou l’événement raconté est donné à voir, mais il est dissimulé par la figuration narrative. ». À remarquer la place prépondérante faite par l’auteur à la représentation narrative à la fin de l’article en question : « La représentation narrative est à la fois l’application dans le domaine visuel et spatial de la forme la plus générale des systèmes représentatifs et sa matrice générative. » (Nous soulignons). 206 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT confirme le retour du regardant déjà amorcé dans la sémiologie de l’art ; mais d’une autre manière puisque l’accent est moins mis sur le parcours du regard que sur la structure et le dispositif qui organisent le regard. Cette différence est particulièrement sensible dans l’analyse du fonctionnement de la représentation narrative. Celle-ci se réfère certes à l’activité du regardant, mais elle se caractérise surtout, en tant que système de la représentation, par le fait que le regard ne suit pas des séquences autonomes disposées les unes à côté des autres ; ici, il « s’approfondit », pourrait-on dire, dans une « visibilité figurative » et une « lisibilité narrative ». Et c’est la perspective qui organise cette nouvelle gestion du regard : « […] la perspective est la structure formelle de la représentation à la fois comme production des apparences peintes et comme leur réception par l’œil contemplateur. Elle est la métaphore de l’appareil de discours dans le domaine iconique15. » 2) On remarquera aussi, en second lieu, que la sémantique des systèmes représentatifs s’ouvre largement sur une sémiotique de la culture. Certes, cette dimension de la culture était déjà présente dans la sémiologie de l’art (car pas de lecture possible d’un tableau en dehors d’une telle dimension) ; cependant, elle se tenait soit à la périphérie, soit en soubassement. C’est-à-dire : soit dans les liens que l’analyse des images (tableaux, gravures, dessins, iconographie, etc.) se devait d’entretenir avec l’analyse des textes, des théories16; soit dans la reconnaissance de la nécessaire présence de codes de perception et de lecture 17. Maintenant, elle est centrale, puisque c’est un fonctionnement symbolique particulier, ce sont des caractéristiques d’un mode de signifiance discursive-énonciative (la représentation) qui deviennent l’objet de la recherche. Or, cette double introduction, de la gestion du regard et de la dimension culturelle, nous intéresse ici au premier chef, car elle croise des préoccupations situées au cœur du présent travail. De ce point de vue, il faut noter que la sémantique des systèmes représentatifs permet de prendre en compte deux phénomènes de première importance. Le premier est l’intersémioticité ; le second est un certain mode d’approche de la dimension sociale des œuvres. La sémantique des systèmes représentatifs pense l’intersémioticité (le rapport entre langages dans l’espace même du langage), non seulement à l’intérieur du fonctionnement du tableau (le mixage visible-lisible, constituant l’unité indissociable du tableau et de sa lecture), mais entre le tableau et les textes, entre les textes de Port-Royal et ceux de Pascal, de Poussin ou de Bellori ; puis bientôt, entre le tableau et les médailles, entre les images et l’espace ou les 15. Louis MARIN, « Représentation narrative », Encyclopædia Universalis, (1980). 16. Comme cela est le cas dans les Essais sémiologiques, (1971). de ce point de vue, on notera que l'« Avant-propos » de cet ouvrage traite de questions de sémantique (au sens habituel du terme) alors qu’il traçait de fait les grandes lignes d’une « sémiologie de la représentation ». 17. Voir à ce propos la référence à l’analyse sociologique de Pierre Bourdieu dans « Éléments pour une sémiologie picturale » (in : Les sciences humaines…, (1969), [Cité d’après Études sémiologiques], p. 31) et dans l’article « Sémiologie de l’art », Louis MARIN, « Sémiologie de l’art », Encyclopædia universalis, (1980). SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 207 rituels. Décrivant ainsi, une sorte d’espace culturel (au sens le plus ethnologique du terme) des systèmes représentatifs. Dimension sociale des œuvres : l’énonciation et le discours, le fonctionnement de ces derniers et les stratégies qu’ils portent, sont à la fois des enjeux et des opérateurs sociaux. Voilà que nous arrivons aux processus de stratégie énonciative proprement dite. Le producteur (i.e. l’instance de production) traite l’œuvre comme un dispositif destiné à « prendre » le regardant. Les images, comme objets culturels, sont des machines de discours dans lesquelles l’iconique, la signification, la théorie se mêlent pour devenir des outils de stratégies et qui assurent ainsi le branchement des dites machines sur l’institutionnel. Les œuvres sont des « faits sociaux totaux », pour reprendre l’expression de Marcel Mauss. Il est certain que cet aspect de l’analyse n’est pas premier dans Détruire la peinture ; mais en revanche, il vient au premier plan dans Le portrait du roi18. Il s’agit donc ici d’une nouvelle donne pour aborder les difficultés rencontrées par l’application aux images de la notion d’intertextualité. 3) La troisième remarque sur le passage à une sémantique des systèmes représentatifs a fortement partie liée avec la problématique de l’intersémioticité. Elle concerne en effet le statut du discours théorique porté sur les systèmes signifiants. Dans le cas des systèmes représentatifs, nous venons de le voir, l’auto-représentativité et la sui-référentialité en font des objets clos, dans lesquels le regard se prend. Par conséquent, le regard de l’analyste peut devenir « descriptif » : visiter et revisiter l’objet en décrivant des boucles selon le programme proposé par ce dernier ; il navigue dans un espace centré et clos. De cette manière, l’analyste (re)trouve les références que le discours — de l’œuvre comme discours — fait à lui-même, et vient occuper la place du sujet (ce qui ne veut pas dire qu’il soit ce dernier, étant donné le décalage culturel entre l’époque de l’œuvre et celle de l’analyste : il vient « à la place de »). Deux questions se posent alors. Une première question d’ordre théorique : qu’en est-il du fonctionnement et des caractéristiques des systèmes autres que représentatifs ? Une seconde, d’ordre plutôt épistémologique : quel statut accorder au discours de l’analyste dans l’espace épistémique ? Deux questions derrière lesquelles se profile le délicat rapport de l’interprétation et de l’analyse, sur lequel nous aurons donc à revenir un peu plus loin. Autre façon, si l’on veut, d’avancer dans la formulation des distinctions barthésiennes entre lecteur, critique et scientifique. 18. Louis MARIN, Le portrait du roi, (Paris : Éd. de Minuit, 1981). Voir aussi l’étude sur le Portrait de Rigaud : « Du sublime en politique : le portrait du monarque », Procès : Cahiers d’analyse politique et juridique 11-12, 1983, pp. 79-99. 208 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT § 2. La sémiologie du cinéma L’énonciation au cinéma Les recherches sur le cinéma fournissent un second type d’ouverture de la sémiotique des images à une « pragmatique » des stratégies énonciatives. On pourrait nous faire remarquer que, d’une part, cette référence à la sémiologie du cinéma nous éloigne de notre objet qui est prioritairement l’image fixe ; et que, d’autre part, les développements de la sémiologie du cinéma sont aujourd’hui tels qu’il peut être prétentieux d’en parler en si peu de lignes et d’une manière aussi générale. Que les choses soient claires : nous n’avons nulle prétention à présenter l’ensemble de ces divers développements dont la sémiologie du cinéma a fait l’objet. Nous voulons seulement attirer l’attention sur deux constats, dont l’examen éclaire l’importance prise par l’étude de l’énonciation dans la sémiologie de l’image. Nous ferons donc référence à quelques exemples propres à répondre à cet objectif. Deux constats. 1) Si les travaux sur le sujet sont nombreux et diversifiés, ils visent cependant à mettre au jour ce qui spécifie l’énonciation cinématographique. Autrement dit, ils sont plus orientés vers le cinéma que vers l’énonciation. Apparemment cela nous éloigne d’une théorie générale de l’image ; mais, en réalité, cette focalisation sur le médial cinéma (les sémiologues du cinéma diraient : le langage) conduit à soulever des points essentiels pour l’énonciation. C’est que le degré de développement de la sémiologie du cinéma, dont nous avons déjà signalé l’importance, confère une consistance toute particulière au champ d’étude. Historiquement, les recherches sur l’énonciation utilisèrent la psychanalyse ; elles développèrent des analyses textuelles ; puis s’orientèrent vers l’analyse de la dimension pragmatique à partir des années 75 ; mais en s’appuyant toujours sur un fond théorique commun (la sémiologie), même si elles en discutaient ou contestaient certains points. 2) Les recherches sur l'« énonciation » au cinéma font largement référence à Benveniste, surtout dans leur début. Nous l’avons dit, il n’est pas de notre propos d’entrer ici dans une discussion de la (ou des) théorie(s) de l’énonciation au cinéma, ni d’en dresser le panorama exhaustif. Les théories évoquées seront donc traitées comme des énoncés (au sens de l’archéologie) afin de faire apparaître les régularités caractéristiques de la « pragmatique » de l’image. Nous mettrons, de surcroît, l’accent sur l’ouverture de cette pragmatique. Que la sémiologie du cinéma se soit en grande partie constituée à partir de l’analyse du film de fiction, n’est certainement pas étranger à la place accordée à l’opposition entre « histoire » et « discours » — telle qu’elle a été précisée d’ailleurs par les travaux de Gérard Genette19. Le cinéma de fiction relève du régime de l’histoire. Voilà ce qui paraît au sémiologue du cinéma. Les événements semblent se raconter eux-mêmes ; les « marques d’énonciation » sont effacées. Le seul composant de l’énonciation serait le spectateur comme 19. 1972. Nous pensons surtout à Gérard GENETTE, Figures III, Paris : Éd. du Seuil (coll. « Poétique »), SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 209 pure capacité de voir, comme réceptacle20. Le régime du discours n’apparaît, quant à lui, que parcimonieusement ; seulement lorsque le spectateur a l’impression qu’on lui parle de cinéma, parce que des marques énonciatives sont alors perceptibles et perçues : il faut un dérèglement (généralement une dé-fictionnalisation) pour que le discours soit perçu-reconnu comme tel. Sinon, l’on reste dans le registre de « l’effet-fiction », caractérisé par un double processus d’identification : secondaire (au personnage) et, surtout, primaire, en tant qu’identification à l’instance voyante, c’est-à-dire au dispositif (l'« œil » de la caméra)21. Apports de l’approche de l’énonciation au cinéma pour la problématique de l’image 1)Un des avantages certains de cette théorie est d’avoir posé clairement le problème (car, c’en est un) du fonctionnement du processus de croyance au cinéma. Sur ce plan, le livre de Christian Metz sur Le signifiant imaginaire est très précieux. Il ne s’en tient pas à un transfert analogique des notions psychanalytiques ; cela tient certainement à ce que son but est de penser les rapports entre le spectateur et le film de fiction, ainsi que ce qui, chez le spectateur et dans le cinéma (comme langage), rend possible ces rapports. Le cinéma confronte en effet le spectateur à une représentation — au double sens d’une « représentation » du monde et d’une « représentation » scénique — imaginaire en ce qu’elle se donne en même temps, pour « réelle » et pour illusoire. L’intérêt d’une telle étude est de permettre de distinguer le média cinéma de médias voisins tels que le théâtre ou la photographie ; de montrer comment le spectateur n’est pas en dehors de ce fonctionnement mais au contraire au cœur même de celui-ci ; pris qu’il est dans un double mouvement, d’une part, d'« entrée » et de « positionnement » opérés par le film ; d’autre part, d''« identification » au langage lui-même, c’est-à-dire au film comme discours22. Nous voilà au point focal de la rencontre de deux « stratégies » : celle portée par le film et celle du spectateur. C’est cela qui définit le média comme aire de croyance ; et qui permet, fait non moins important, d’aborder l’aire de croyance comme fait de langage, comme 20. Christian METZ, « Histoire/discours : (note sur deux voyeurismes », in : Julia KRISTEVA, Jean Claude MILNER, Nicolas RUWET (Éds), Langue, discours société : Pour Émile Benveniste, (Paris : Éd. du Seuil, 1975), [Cité d’après Le signifiant imaginaire], pp. 119-120. 21. Voir l’ensemble du livre de Christian METZ, Le signifiant imaginaire, (1 977). Cette conception du « discours » dans le film de fiction a fait l’objet de nombreux développements et commentaires. Voir par exemple les travaux de Jean Paul Simon, de François Jost, Michel Marie, Dominique Chateau, Jacques Aumont, Marc Vernet, Michel Odin, Michel Colin, etc. 22. Christian METZ, Le signifiant imaginaire, (1 977). Par exemple : « Il ne s’agit pas de l’identification du spectateur aux personnages (elle est déjà secondaire), mais de son identification préalable à l’instance voyante (invisible) qu’est le film lui-même comme discours, comme instance qui met en avant l’histoire et qui la donne à voir. » (p. 119). 210 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT lieu de production du sens23. Le détour par la psychanalyse ramène ainsi sur une (nouvelle) théorie sémiologique de la dimension pragmatique (avec la notion de « spectateur modèle » et d’un monde construit). Voilà un premier point qui ouvre vers une nouvelle approche possible de l’image. 2) La distinction entre identification au personnage et identification au dispositif traite du rapport entre film et spectateur. Elle appartient donc par bien des côtés à la problématique de « l’activité du regardant ». Aussi, à l’intérieur d’une approche de la dimension de l’énonciation (de cette nouvelle sémiologie de la dimension pragmatique et textuelle du cinéma), cette distinction va-t-elle devoir se formuler en d’autres termes : ceux, par exemple, d’une distinction entre « énonciation appartenant au langage cinématographique proprement dit » et « énonciation appartenant au récit que structure ce langage »24. La distinction entre histoire et discours prend ainsi une tout autre forme : il s’agit de reconsidérer l’examen du processus de la narration du point de vue de l’énonciation. Que découvrons-nous alors ? Si l’on suit, par exemple, Dominique Chateau, reconsidérer l’examen du processus de la narration du point de vue de l’énonciation revient à réexaminer le statut de la « diégèse ». Cette dernière est, on le sait, à l’articulation entre ce qui est filmé (la réalité destinée à être filmée, qui s’est trouvée devant la caméra) et tout ce qui appartient au monde supposé ou proposé par la fiction du film 25. Dans le récit cinématographique, une « animation iconique dont la relation mimétique au monde ressortit à la perception extérieure » précède « l’animation diégétique » ; laquelle est au contraire première dans le récit écrit, où « la lecture […], armée de la diégèse, anime à elle seule le monde que l’histoire développe ». Or, cette différence de préséance logique conditionne l’ensemble de la production de la signification. D’où le déplacement théorique que propose l’auteur depuis la distinction histoire/discours à une autre : iconique/diégétique26. L’approche de l’énonciation au cinéma attire l’attention, au-delà du rapport de l’image au spectateur, sur le rapport de l’image au monde, sur l’analogie comme ressem- 23. On se reportera, à ce sujet de la production du sens, aux réflexions d’Olivier René VEILLON, « La question du sens au cinéma », pp. 214-222, in : Jacques AUMONT, Jean Louis LEUTRAT, Théorie du film, (1980). 24. Voir François JOST, « Discours cinématographique, narration : Deux façons d’envisager le problème de l’énonciation », in : Jacques AUMONT, Jean Louis LEUTRAT, Ibid., p. 131. 25. Soit, selon la terminologie de la sémiologie du cinéma, le profilmique et la diégèse. Nous faisons référence ici à l’article de Dominique CHATEAU, « Diégèse et énonciation », Communications 38, (1983), pp. 121154. Voir aussi l’article de Jean Paul SIMON, « Énonciation et narration : Gnarus, auctor et Protée », dans la même livraison (pp. 155- 191). 26. « Il convient de tirer toutes les conséquences de ce fait, c’est-à-dire de rendre compte de l’idée selon laquelle la production filmique de la diégèse repose sur une objectivation analogique des entités individuelles, tandis que le fondement filmique de l’illusion narrative s’étend au principe du devenir, objet lui-même d’une matérialisation analogique, par le biais du dispositif de la représentation du mouvement (photogrammes et défilement). Ici, l’apprentissage de la diégèse interfère avec la reconnaissance des icônes et la sensation “qu’elles vivent”. » Dominique CHATEAU, « Diégèse et énonciation », Communications 38, (1983), pp. 128-129. SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 211 blance et comme indication27. Bien mieux : elle pose la question de l’articulation de ces deux rapports : il s’agit d’étudier non seulement la perception des objets du monde au travers de l’image ; mais encore la perception, la connaissance et les attentes du spectateur vis-à-vis des modalités pratiques de production des images28. Difficile question sur laquelle il nous faudra revenir. Qui nous situe à l’endroit où la matérialité du média se noue avec la logique du langage, avec l’entrée du spectateur dans le fonctionnement sémiotique de l’image, avec, enfin, le rapport de l’image au monde29. Tel est le deuxième point relevé par une théorie de l’énonciation au cinéma : reconnaître à l’image l’épaisseur d’un média. § 3. La sémiotique structurale Évolution de la sémiotique greimassienne vers la prise en compte de la mise en discours Dans la mesure où elle vise une théorie générale du langage, la théorie sémiotique développée par et autour d’Algirdas Julien Greimas, ne peut manquer de se définir au regard de la pragmatique (entendue au sens scientifique). Elle le fait en revendiquant la singularité d’une tradition « européenne » structurale (saussurienne et hjelmslévienne) face à la tradition nord-américaine (peircienne et morrissienne). Selon elle, les trois moments du parcours de la sémiotique greimassienne — étude des structures élémentaires sémantiques, celle de la grammaire discursive, puis celle de la mise en discours — ne sont pas homologables avec la trilogie « sémantique-syntaxe-pragmatique »30. Sur le plan épistémologique et théorique, l’on ne peut qu’être d’accord avec cette distinction : puisque le découpage greimassien opère par niveau de profondeur (structures profondes, de surface et manifestation) et non selon une classification des dimensions du processus de la signification. Il n’en demeure cependant pas moins que, d’un point de vue 27. Selon notre terminologie : d’articuler l'« analogie proprement dite » et l'« analogon » comme « indice ». 28. C’est une telle problématique que l’on trouve développée chez Dominique Chateau lorsqu’il écrit : « […] l’iconicité de l’image cinématographique, lorsqu’elle coïncide avec nos prénotions sur ses conditions de production, instaure entre elle et le spectateur la relation indicielle, que celui-ci suppose comme condition de sa production. » Ibid., p. 149. 29. C’est ce nouage qui est exploré de manière remarquable (tant par sa systématicité que par sa finesse) par Gilles Deleuze dans ses deux livres sur le cinéma : Cinéma 1 : L’image-mouvement et Cinéma 2 : L’image-temps, Paris : Éd. de Minuit, 1983 et 1985. Voir tout particulièrement le Chap. 2 de Cinéma 2 : L’image-temps : « Récapitulation des images et des signes ». 30. Éric LANDOWSKI, « Conditions sémiotiques de l’interaction », in : Actes sémiotiques : Documents 5(50), pp. 9-10. 212 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT historique et surtout archéologique, l’introduction de l’analyse de l’énonciation dans la sémiotique greimassienne participe au mouvement général d’intérêt pour l’énonciation que nous avons dit apparaître, puis se développer, au cours de la décennie 1970 ; et « s’établir » véritablement au-delà des années 198031. Avec l’essentiel des efforts consacrés à l’étude de la « mise en discours » — terme (et processus) explicitement référé à la conception de Benveniste 32 —, la sémiotique greimassienne, qui se veut à tout prix une théorie sémiotique générale, une théorie générale du langage (pour ne pas dire « la » théorie générale), développe le paradigme d’une sémiotique du discours qui se rapproche d’ailleurs de plus en plus, nous semble-t-il, d’une sémiotique de la « manifestation »33. Or, il est à noter que ce redéploiement a véritablement ouvert la possibilité d’une prise en compte de l’image avec des concepts comme ceux de « figurativité », de « textualité », de « dispositifs topologiques », d'« observateur », de « point de vue », etc. Ce lien entre développement de « sémiotique de la manifestation » et développement de la théorie sémiotique de l’image apparaît clairement dans la présentation (datée de 1984) par A.-J. Greimas lui-même de son texte « Sémiotique figurative et sémiotique plastique »34. Les deux voies d’approche de l’énonciation dans la sémiotique greimassienne des images Il est ainsi intéressant d’observer comment l’approche de l’énonciation dans l’image représente un point-limite où la sémiotique se doit d’intégrer, aux schèmes qu’elle maîtrise bien, de nouveaux schèmes qui sont en décalage et parfois en opposition avec les premiers. En effet, la sémiotique greimassienne 35 aborde l’énonciation dans l’image selon deux voies différentes qui traduisent chacune la tension (heuristique et dialectique) entre la clôture de l’édifice théorique et l’ouverture, sinon les bouleversements, que le travail d’analyse ne manque d’opérer dans cet édifice. Inutile de préciser que ces deux voies sont bien évidemment 31. À titre de preuve : le constat que faisait Greimas lui-même, en 1974, sur le sous-développement de la sémiotique picturale ou de la théorie de l’image à cette date (cité par Jean Marie FLOCH, « Les langages planaires », in : Jean Claude COQUET, Sémiotique : École de Paris, 1982, p. 199). 32. Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTES, Sémiotique : Dictionnaire…, (1979), Art. « Énoncia- tion », § 2. 33. « Manifestation » entendue au sens de « présentification de la forme dans la substance, [elle] présuppose, comme un préalable, la sémiosis (ou l’acte sémiotique) qui conjoint les deux formes de l’expression et du contenu avant même, pour ainsi dire, leur réalisation matérielle. » (Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTES, Ibid., Art. « Manifestation ». La branche de la sémiotique qui étudie les aspects différentiels de la présentification de la forme dans la substance — tels que les contraintes de la substance et les procédures de textualisation (unidimensionnelle, planaire, etc.) — correspond effectivement à une sémiotique de la manifestation. 34. Algirdas Julien GREIMAS, Sémiotique figurative et sémiotique plastique, Actes sémiotiques : Documents 4(60). Ce texte était initialement destiné à servir de postface à une série de contributions de l’Atelier de sémiotique visuelle. 35. On verra sous ce vocable un actant collectif, d’autant plus que la théorie de l’image n’est pas développée par Greimas lui-même. SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 213 (plus ou moins) mêlées dans la réalité. La première est la voie « interne » à l’ensemble signifiant, celle de l’énonciation présupposée ; la seconde est la voie « externe » à l’ensemble signifiant, celle de la communication manipulée. 1) À l’intérieur de l’ensemble signifiant, donc, l’énonciation présupposée. Fidèle à l’exclusion du sujet du champ du langage, caractéristique d’une approche structuraliste de tradition saussurienne, la sémiotique évacue du texte toute « subjectivité ». Nous qualifions cette énonciation d'« interne » car elle est définie à partir du discours, comme un procès implicite et logiquement présupposé par l’énoncé ; non en tant que l'« acte de langage » producteur de ce discours. Un des exemples les plus complets de cette conception nous est fourni par le travail de Jacques Fontanille sur les « points de vue » et l'« identification ». Ainsi, dans une étude sur une publicité pour les cigarettes « Gitanes »36, l’auteur distingue deux procédures qui contraignent l’identification du sujet de l’énonciation au sujet de l’énoncé. La première de ces procédures se fonde sur l’investissement sémantique des contrastes entre les zones de l’image qui en font des « objets de valeur »37. Comme, de plus, la lumière vient souligner, désigner (indexer) et relier ces objets de valeurs, elle est donc simulacre, à l’intérieur de l’énoncé, de l’opération de mise en discours, de mise en scène de l’image. Par conséquent, il y a une référence à l’énonciation selon deux modes différents : par présupposition directe, puisque le traitement formel de l’image résulte d’une opération de mise en scène ; par énonciation énoncée, puisqu’un simulacre (la lumière) est la version énoncée de cette opération. On le voit, la lumière est simulacre de l’énonciateur : elle renvoie à la production de l’énoncé. Ainsi, cette double référence vient servir la mise en place d’une stratégie qui simultanément resémantise le produit de l’annonceur (le tabac) et définit l’acteur principal de la scène (l’homme dont on voit les mains). La seconde procédure qui contraint l’identification du sujet de l’énonciation au sujet de l’énoncé consiste en l’installation d’un simulacre de l’énonciataire 38. La construction de l’espace de l’image, conjoignant une double perspective (une pour le décor, une pour les mains), introduit un décalage entre deux types d’espace et « inscrit », si l’on peut dire, un parcours interprétatif que doit effectuer l’énonciataire pour comprendre l’image. Celui-ci doit 36. Jacques FONTANILLE, « Observateur, identification et espace énoncé dans Nuit Bleue : (campagne publicitaire “Gitanes” par Havas Conseil) », Sociologie du Sud-Est : Revue de sciences sociales 37-38, juill.-déc. 1983, pp. 85-115. Voir aussi sa thèse de doctorat d’État : Les points de vue dans le discours : De l’épistémologie du discours à l’identification, Paris : Université de Paris 3, 1984. 37. Les contrastes de lumière, de couleur et de grain font émerger trois objets (les monuments, la femme dans le couloir, les deux mains) investissent chacun de valeurs (respectivement : exotisme, érotisme, tabagisme). D’où une narrativité sous-jacente à l’image selon trois programmes narratifs possibles. 38. Nous employons les termes « énonciataire/énonciateur » en un sens générique, regroupant sous ce terme les diverses catégories du « destinataire/destinateur » distinguées par Greimas : « énonciataire/énonciateur », « narrataire/narrateur », « interlocutaire/interlocuteur ». 214 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT passer de « spectateur » de la scène (ce qui correspond à l’organisation spatiale et actorielle du décor) à « acteur » (ce qui revient à tenir la place de l’homme — celui à qui appartiennent les mains). Or, nous dit Fontanille, un tel passage ne va pas de soi : il est potentiellement polémique, car « la dynamique même de l’identification implique le conflit entre les instances d’identification ». En effet, « ce sont “mes mains” que je vois là, mais en même temps, ce sont les mains d’un autre, que je dois à la fois expulser comme étant autres et accepter comme miennes si je veux adopter la meilleure position d’observation et accéder aux valeurs de l’énoncé »39. Une telle conception de l’identification peut être dite « transformationnelle », au sens où elle correspond à une modification de l’état de l’énonciataire selon un schéma de type narratif. À noter aussi, au passage, la remarque de l’auteur à propos de la polémicité, qui rend, dit-il, d’autant plus facile la distance critique du lecteur et le désamorçage de l’identification par l’analyse. On voit comment le lecteur « concret » est mis hors circuit au profit d’une analyse de la construction d’un « lecteur modèle »40, défini et positionné dans un univers construit. En réalité, l’analyse développée par Jacques Fontanille fait suite à d’autres ayant mis en lumière les diverses composantes de l’énoncé qui peuvent être considérées comme marques, comme traces, de l’énonciation. On peut citer des analyses telles que celles, par exemple, de Félix Thürlemann sur la spatialité dans la peinture qui rapportent l’articulation rythmique, la construction perspective/topologique, les figures de l’énonciation énoncée au procès d’énonciation41 ou de Jean Marie Floch sur la photographie42. Ces analyses ont en effet une double particularité. D’une part, elles utilisent la théorie de la narrativité, qui fournit un outil de description des transformations d’un état dans un autre, pour modéliser les étapes de l’énonciation (en l’occurrence de la part réceptrice de l’énonciation). D’autre part, elles accordent un rôle déterminant à l’organisation spatiale dans la construction du lecteur-modèle. Elles nous amènent ainsi sur l’autre versant de l’approche sémiotique de l’énonciation : celui de la communication manipulée. 2) En effet, tandis que le modèle de l'« énonciation présupposée » aboutit à concevoir l’énonciataire comme un actant engagé dans la dimension interprétative, celui de la communication manipulée le considère en tant qu’il est pris dans un processus de transformation. 39. Jacques FONTANILLE, « Observateur,… », Sociologie du Sud-Est 37-38, (1983) p. 110. 40. Pour reprendre l’expression d’Umberto Eco (Trattato di semiotica generale, Milan : Bompiani, 1975) développée dans Lector in fabula : ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, [1979], Paris : Grasset, 1985. Cette expression a l’avantage de situer le rapport entre le lecteur concret et le texte. 41. Respectivement : « Le récit de parcours comme méta-discours analytique », pp. 37-52, in : Espace et représentation : Penser l’espace, Paris : Éd. de La Villette, 1982 ; « Fonctions cognitives d’une figure de perspective picturale à propos du “Christ en raccourci” de Mantegna » (Le Bulletin du Groupe de Recherches sémio-linguistiques, 15, Besançon ; : Institut National de la Langue Française, 1980, pp. 37-47) ; « Symbolisme conventionnel et production du symbolique » (Actes sémiotiques-Bulletin 6(26), 1983, pp. 37-38) ; « La fonction de l’admiration dans l’esthétique du XVIIe », Documents du Groupe de Recherches sémio-linguistiques, 11, (198O). 42. Jean Marie FLOCH, « L’iconicité : enjeu d’une énonciation manipulatoire (Analyse sémiotique d’une photographie de R. Doisneau) », Actes sémiotiques-Bulletin 5(23), (1982), pp. 19-38. SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 215 Certes, le parcours interprétatif, que doit effectuer l’énonciataire pour comprendre l’image et qui est « proposé » comme tel au lecteur, correspond déjà à une opération de transformation de l’énonciataire modélisable au moyen du schéma narratif. De la même manière, ce n’est pas un des moindres intérêts de l’analyse de La Manne de Poussin par Félix Thürlemann que de faire apparaître comment : « Le tableau de Poussin obéit à une double structure narrative. Le spectateur, tout en regardant des acteurs jouer une scène, devient lui-même, sans s’en rendre compte, acteur d’un autre récit, le récit de l’énonciation. L’énonciateur/peintre, en s’appuyant sur une rhétorique de la manipulation qui fait appel à l’effet passionnel de l'“admiration”, conduit l’énonciataire/spectateur d’un niveau de sens qui lui est proche jusqu’à un niveau de sens qui relève du mystère. »43 Une telle formalisation permet de saisir l’intérêt de l’extension du modèle narratif à la description des processus de transformation, surtout à la suite de la formalisation de ce modèle à l’aide des modalités44. Il y est donc bien question de la « manipulation » de l’énonciataire. Cependant, ces transformations de l’énonciataire ne constituent qu’un des versants de ce que les sémioticiens de l’École de Greimas appellent la « manipulation ». L’autre concerne directement la communication, c’est-à-dire le rapport entre destinateur et destinataire. Avec lui, l’accent se porte sur la mise en relation de l’actant « opérateur » à l’actant « objet du faire transformateur » ; non plus seulement sur l’opération. D’un versant à l’autre, il y a donc élargissement du point de vue, depuis la description de l’énonciation telle que le texte la présuppose vers une formulation des relations sociales entre destinateur, destinataire et texte. La manipulation est alors à prendre comme un « acte de langage », au sens le plus fort du terme, qui engage le sujet agissant et son partenaire : Ces « interlocuteurs réels se transformant mutuellement en actants dotés de compétences (modales) et de rôles (thématiques) spécifiques, ce sont ces déterminations syntaxiques et sémantiques, qui, une fois assumées de part et d’autre, garantiront aux sujets leurs capacités respectives d’interaction, ou plus exactement en ce cas, de manipulation : leur pouvoir de faire faire en tant qu’êtres de langage. »45 Dès lors, les objets seront des intermédiaires entrant dans des pratiques signifiantes propres à concourir au fonctionnement de l’interaction. Ou, pour être plus précis : la relation et l’interaction — sous sa forme réalisée de comportement, d’acte — entre les sujets réels, en tant que faire modélisable au moyen du schéma de la narrativité, présuppose une dimension cognitive où se négocient les rapports hiérarchiques et les principes de reconnaissance d’un 43. Felix THÜLERMANN, « La fonction de l’admiration… », Documents…, 11, (198O), p. 32. 44. Pour un exposé de cette formalisation de la narrativité — qui la libère du cadre de l’analyse des fonctions du récit merveilleux — : Algirdas Julien GREIMAS, « Pour une théorie des modalités », Langage 43, (1976), pp. 90-107. On trouve cette référence à la problématique des modalités dans les articles cités plus haut de Fontanille, de Thürlemann, de Floch. 45. Éric LANDOWSKI, « Conditions sémiotiques de l’interaction », in : Actes sémiotiques : Documents 5(50), p. 15. 216 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT univers commun aux deux sujets-actants, au moyen de simulacres actantiels (faire croire) qui scellent un contrat entre ces sujets « relativement à la construction des états de choses et à la nature des relations qui les unissent »46. On comprend aisément pourquoi nous parlons de « communication manipulée » à propos de ce second versant de la manipulation. Il s’agit de modéliser une dimension de la société et de la culture, non un texte. Landowski inclut d’ailleurs ce versant dans le projet d’une « théorie générale du faire » et, pour l’immédiat, dans l’élaboration d’une « sémiotique de l’action » (p. 14) et une « sémiotique des situations » (p. 16). Dans notre terminologie, signalons que ce second versant correspond au deuxième niveau d’une approche socio-sémiotique47. Il faut toutefois remarquer que cette conception de la « communication manipulée », qui se situe de fait dans la visée d’une « sémiotique de la culture », a été très peu exploitée pour l’approche des images. Les travaux qui s’y réfèrent portent surtout sur la communication politique et sur la sémiotique de l’espace 48; même l’analyse de l’affiche publicitaire par Jacques Fontanille reste en deçà de ce versant. L’auteur fait référence explicitement au lecteur concret ; tout comme Félix Thürlemann identifie par endroit énonciataire et spectateur. Ils s’avancent donc le plus loin qu’il est possible pour l’analyse de l'« énonciation présupposée », vers la « sémiotique de l’action » ; mais cette analyse ne vient pas s’articuler avec une modélisation des relations entre texte, destinateur et destinataire : une modélisation de ces relations en tant qu’acte de langage. Soit : une modélisation de l'« énonciation », au sens de Benveniste. Limites de la théorie greimassienne des images Or, cette remarque sur l’arrêt de la sémiotique des images devant l’articulation de la voie interne (l’énonciation présupposée) avec la voie externe (la communication manipulée) ne nous semble pas un fait contingent. Il s’inscrit trop, pour cela, dans le partage — et la double attirance — de la sémiotique greimassienne entre une « fondation » interne du sens, héritée de la tradition linguistique saussurienne, et une « fondation » externe de celui-ci, héritée de l’analyse (narrative) des mythes et de l’anthropologie49. C’est que l’analyse de l’image 46. Ibid., pp. 16-17. 47. Le premier niveau est en effet interne à l’image ; tandis que le troisième est anthropologique. Pour une distinction de ces niveaux, voir Jean DAVALLON, « Sociosémiotique des images », Langage et société 28, (1984), pp. 133-140 et ici même dans la Conclusion générale. 48. Par exemple : Éric LANDOWSKI, « Le discours politique », pp. 151-172, in : Jean Claude COQUET (Éd.), Sémiotique : École de Paris, (1982) ; Algirdas Julien GREIMAS, « Pour une sémiotique topologique », Sémiotique de l’espace, Acte du Colloque mai 1972, Paris : Institut de l’Environnement, 1974, [Cité d’après Sémiotique et sciences sociales], pp. 129-157 ; Manar HAMMAD, « Définition syntaxique du topos », Le Bulletin…, 10, (1979), pp. 25-27. 49. Cette polarisation est présente chez Greimas dès son article sur « Actualité du saussurisme », Le français moderne 3, 1956, à propos de la double référence à Merleau Ponty et à Lévi-Strauss, ainsi que sur la manière SECTION C. LES STRATÉGIES DE L’ÉNONCIATION 217 exacerbe ce partage pour faire apparaître ce que la sémiotique porte, en son fond, de contradiction. En effet, articuler l’approche interne à l’approche externe nécessiterait de prendre en compte deux impératifs. En premier, considérer les images comme des « objets culturels » pris dans un fonctionnement social d’ensemble ; ne pas les isoler de leur « support » médiatique, de leur existence d’objet culturel. On ne saurait aborder l’image comme média en dehors de sa matérialité. En second, s’interroger sur la place du lecteur concret dans le fonctionnement de la signification des images. C’est bien cette double nécessité que notre approche du fonctionnement de l’image publicitaire avait fait apparaître 50. Or, quelle que soit la manière dont on prend les choses, ces deux impératifs entrent en opposition avec les postulats de la sémiotique greimassienne concernant d’une part l’autonomie absolue du langage vis-à-vis du réel (le principe d’immanence) et d’autre part la place du sujet concret dans la production de la signification (la conception de la description scientifique). C’est pourquoi, l’arrêt de la sémiotique sur l’articulation entre les deux voies (interne et externe) signe de facto une difficulté, sinon une impossibilité, pour décrire et pour théoriser l’interface entre le fonctionnement du texte et le fonctionnement de la culture. dont ces deux auteurs permettent un retour à Saussure (Voir Jean Claude COQUET (Éd.), Sémiotique : École de Paris, (1982), pp. 9-15. 50. Jean DAVALLON, Le sujet de la publicité, (1978), et « Systèmes sémiotiques et rapports sociaux », in : Espace & représentation, (1982), spéc. pp. 134-144. SECTION D. AU-DELA DE LA QUESTION DU SUJET Bilan de l’enquête archéologique sur la question du sujet dans la sémiotique des images Au début de ce chapitre, nous faisions l’hypothèse que le geste d’exclusion du sujet « psychologique », en tant que moteur de « création » et de « compréhension » — un des gestes fondateurs de la sémiotique — avait pour conséquence la constitution d’un continent théorique « en creux » (pour reprendre une expression utilisée autrefois), situé à l’intérieur même de la sémiotique, mais non pris en charge explicitement par elle. Un ensemble dont seule une approche archéologique pouvait mettre à jour les linéaments. Or, l’enquête que nous avons menée sur les diverses modalités de l’exclusion du sujet ainsi que sur celle de son « retour », nous conduit à adopter une position beaucoup plus nuancée. Contrairement à ce que pouvait laisser entendre la formulation première de cette hypothèse, l’enquête montre en effet que, d’une part, l’ensemble du champ théorique traitant du sujet n’est pas totalement exclu ; et que, d’autre part, le sujet n’a jamais vraiment disparu de la sémiotique. La thématique du sujet ne fut jamais aussi clandestine qu’on pouvait le penser de prime abord. À l’intérieur même du champ sémiotique, il reste un domaine explicitement réservé au « sujet » ; lequel prend, il est vrai, des formes diverses. En revanche, l’hypothèse portant sur l’importance de cette thématique du « sujet » dans la sémiotique des images se confirme. L’enquête ayant été riche — ce qui nous a d’ailleurs obligé à en rendre compte de manière longue et détaillée dans les trois Sections précédentes — il paraît opportun de tenter une classification des formes du « sujet » avant d’en discuter la place théorique. § 1. Les formes du sujet Précautions terminologiques : trois distinctions Avant toute chose, notre enquête nous amène à retenir trois distinctions : 1) Une première distinction demande à être faite entre sujet concret et sujet implicite. Celui que nous avons appelé « sujet concret » correspond à ce qui est parfois dénommé dans 220 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT la théorie littéraire « sujet empirique ». Il s’agit de l’individu (ou des individus) qui a (ont) effectivement regardé l’image ou qui pourra (pourront) la regarder. La caractéristique essentielle de ce sujet est d’être, réellement ou virtuellement, en relation avec l’image soit pour la produire, soit pour la regarder. C’est ce premier type de sujet auquel font référence les termes de producteur ou de regardant. Le « sujet implicite », quant à lui, n’est « sujet » que par convention de langage, puisqu’il est un rôle et une place présentés par l’organisation ou la structure de l’image. Aussi le terme de « sujet » implicite peut-il prêter à confusion, et c’est pourquoi nous avons dû préciser ce qu’il fallait entendre par « sujet impliqué » ou par « sujet de l’énonciation ». Aucun sujet n’est à proprement parler présent dans l’image ; il est purement fictif, présupposé et postulé par l’image de manière virtuelle (quiconque pourra regarder) ou de manière idéale (celui qui correspond à l’image). Selon le point de vue adopté, on considérera le « sujet implicite », tantôt comme une sorte de personnification de la structure du texte et de la réception, tantôt comme une représentation des actants de la communication dans l’image. Le premier point de vue s’inscrira plutôt dans le paradigme de l’esthétique de la réception ; le second, dans celui de la sémiotique structurale. Il y a une réelle difficulté à trouver un terme pour désigner ce sujet implicite, qui puisse lever la confusion. D’un strict point de vue sémiotique, il faudrait parler de destinateur ou de destinataire « délégué ». Mais notre découpage ne recouvre pas exactement ceux opérés par la sémiotique structurale. Cette dernière met en effet hors champ le sujet concret et porte l’attention sur les modalités de représentation du sujet présupposé par l’énoncé dans l’énoncé lui-même, tandis que nous cherchons à distinguer ici le sujet concret des « stratégies du texte », pour parler comme Wolfgang Iser1. Dans la mesure où, ainsi que nous l’avons dit plus haut, nous conservons la notion d'« énonciation » dans l’acception, que lui donne Benveniste, d’acte d’utilisation du langage par le sujet parlant et de production de l’énoncé (et du texte), la solution la plus cohérente consistera donc à parler d’énonciateur/énonciataire « implicite » ou « fictif »2. 2) La seconde distinction recoupe en partie la première, mais ne doit pas être confondue avec elle. Elle concerne plus particulièrement la réception. En effet, si le produc- 1. Wolgang ISER, L’acte de lecture : Théorie de l’effet esthétique, [1976], Bruxelles : Mardaga. 2. Il faudrait voir s’il est opérationnel de réserver le terme « implicite » pour désigner l’énonciateur ou l’énonciataire, tel qu’il est présupposé par l’image comme objet, comme œuvre ; le terme « fictif » pour désigner l’énonciateur ou l’énonciataire, tel qu’il est présupposé par le monde possible ou le contenu de l’image. Par exemple : la double construction du point de vue dans Nuit bleue serait une forme d’énonciataire implicite ; tandis que les mains seraient une forme d’énonciataire fictif. La hiérarchie entre instance de l’œuvre et instance du monde construit par l’œuvre rejoindrait celle que font certains théoriciens du récit littéraire : « implicite » et « fictif » correspondraient alors à ce qu’ils appellent « abstrait » et « fictif » : Jaap LINTEVELT, Essai de typologie narrative : Le « point de vue », Paris : Corti, 1981, pp. 30-33. SECTION D. AU-DELÀ DE LA QUESTIONDU SUJET 221 teur ne saurait être assimilé à l’opération de production ; on peut être moins attentif à la distinction entre « point de vue » — ou même « énonciataire explicite » — et « regard ». Toute une tradition du « point de vue », issue spécialement de l’étude de la construction perspective, tend à penser que le « regard sur » l’image est en étroite dépendance de la construction de la place du regardant et de son assignation à la bonne distance. Ou encore : toute une série de malentendus sur le « parcours » du regard ; les uns disant que le tableau n’oblige à aucun parcours particulier du regard, ou encore qu’il est difficile d’établir des statistiques de parcours ; les autres mettant sous « parcours » une des occurrences possibles de la structure proposée par le tableau. Il y a donc lieu de ne pas assimiler ce qui est un construit interne à l’image (le point de vue), et un rôle à assumer — ou ne pas assumer — par un regardant (l’énonciataire implicite), avec ce qui est un acte, une expérience, qui porte sur l’ensemble d’une image (le regard). Des premiers au second, il y a même retournement : c’est l’image qui propose la construction ou le rôle ; c’est le regardant qui, dans le regard, entre en rapport avec l’image. 3) Troisième distinction : entre regard et lecture. Le sémioticien aura une certaine tendance à superposer ces deux termes. Ou plus exactement, à parler de « lecteur » à la place de « regard », — par conséquent à éliminer le second. Pour lui, la notion de regard est imprécise ; et elle fait intervenir d’autres composantes que le fonctionnement sémiotique producteur d’effet de sens. Mais, à notre sens, c’est précisément pour cette raison qu’il est indispensable de distinguer « regard » et « lecture ». Si le regard est l’expérience du sujet concret dans son rapport à l’image en tant que celle-ci est un donné à voir ; la lecture peut alors être définie comme l’expérience du regardant dans son rapport à l’image en tant que celle-ci est un donné à lire et à comprendre 3. À noter que la distinction entre « regardant » et « énonciataire implicite », conduit à séparer, par symétrie, le « lecteur concret » du « lecteur implicite ». Où les précisions terminologiques mènent aux espaces de dissension D’un strict point de vue terminologique, les trois précautions que nous venons d’énoncer sont triviales. Mais, comme souvent en matière de définitions, les précisions qu’elles obligent à apporter ont une portée qui dépasse de très loin les simples éclaircissements de langage. Elles engagent des prises de positions théoriques. Chacune de ces distinctions — sujet concret vs sujet implicite ; regard vs sujet implicite ; regard vs lecture — est issue de l’enquête archéologique sur le sujet menée dans la sé- 3. Précisons que le terme de « donné à voir, lire ou comprendre » n’implique pas ipso facto une quelconque intentionnalité ; ni ne situe a fortiori cette intentionnalité, quand elle existe, du seul côté du producteur. 222 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT miotique des images ; chacune soulève en réalité une question d’ordre théorique par rapport à laquelle les divers énoncés, recensés selon leur déroulement historique tout au long de la quasi-formation discursive de la sémiotique des images, se positionnent, se départagent, se hiérarchisent, entrent en contradiction. L’ensemble de ces questions4 circonscrit le territoire de ce que Michel Foucault appelle « les contradictions intrinsèques ». Contradictions, à partir desquelles il devient possible de décrire une géographie des « espaces de dissension » à l’intérieur du champ épistémique de la sémiotique 5. La première distinction pose la question de l’autonomie du domaine du langage par rapport au domaine mondain (Quel est le statut de l'« extérieur du langage », si l’on veut). Les deux autres distinctions modulent et affinent cette question, qui n’est au fond que « la » grande question : celle des limites de l’objet même de la science sémiotique. La distinction entre « regard » et « sujet implicite » pose la question de ce que l’on étudie et du comment on l’étudie : doit-on étudier l’organisation structurelle de l’image ou bien l’expérience qu’elle suscite ? Quelle est l’opérationnalité du sujet ? Sa place dans le fonctionnement ? Le sujet de l’image est-il en langage (en structure) ou en acte ? Où situer le point de vue du chercheur : en image ou en expérience ? La distinction entre « regard » et « lecture » pose la question de la définition même de l’image. Question massive, récurrente : l’image est-elle objet de regard ou objet de langage (lisible, compréhensible) ? Est-elle d’abord l’un ou l’autre ? Peut-elle être saisie exclusivement comme l’un ou l’autre ? Jusqu’où peut aller légitimement le réductionnisme sémiotique de l’image ?6. § 2. La polarisation des approches face à la question du sujet Les composantes du champ de la sémiotique des images Nous avons vu comment le postulat commun à l’ensemble du projet sémiotique était l’exclusion du sujet psychologique ; mais comment, aussi, l’approche des images se fondait sur une phénoménologie. 4. Michel FOUCAULT, Archéologie du savoir, (1969), p. 192. Les questions correspondraient à ce que l’auteur appelle des « énoncés recteurs ». 5. 6. Ibid., pp. 200-204. La puissance de partage de ces questions peut se voir de manière nette, ici même, à propos, par exemple, de la distinction entre sujet concret et sujet implicite : nous parlons de « regardant » pour le sujet concret et d'« énonciataire implicite » à propos du sujet implicite. Ce qui suppose que le premier est fait de vision, le second fait de langage. Il s’agit bien d’une localisation dans les espaces de dissension dont nous allons traiter à l’instant ! SECTION D. AU-DELÀ DE LA QUESTIONDU SUJET 223 À regarder les développements de la sémiotique en adoptant un point de vue historique, on peut avoir l’impression d’un abandon du postulat anti-psychologique, qui est au principe de l’ouverture du champ sémiotique, par certains sémioticiens au profit d’un « retour » à la subjectivité et à la phénoménologie. Nous pensons ici à toute la branche barthésienne de la sémiologie devenue théorie du Texte et phénoménologie de la réception photographique. Mais regardons-les maintenant d’un point de vue archéologique. Le postulat de départ circonscrit le champ d’une même positivité centrée sur l’étude de la signification : la Sémiotique. Cependant, à l’intérieur de ce champ se développent très tôt des contradictions intrinsèques entre une composante « théorétique » — héritée de la linguistique, mais aussi du matérialisme historique — et une composante « compréhensive », orientée vers l’acte de la signification et l’expérience de la relation à l’objet signifiant — héritée de la critique (littéraire et théâtrale) ainsi que de la phénoménologie7. Inutile de dire que, d’un tel point de vue archéologique, l’idée naïve d’une évolution linéaire (ou même en arbre) d’une Sémiotique des images qui se serait déployée depuis l’exclusion du sujet concret producteur (l’auteur, le créateur) vers le « retour » du sujet regardant ou encore vers la « découverte » de l’énonciateur/énonciataire implicite, demande à être revue. Les recherches se développent par dérivation et hybridation, de sorte que le champ de la sémiotique des images se déploie comme un réseau (et non un arbre) plus ou moins fragmenté, fracturé du fait que les deux composantes, la « théorétique » et la « compréhensive », traduisent une polarisation des approches : entre un pôle de type « formaliste » et un autre que l’on peut dire « énergétiste ». Entre une primauté accordée à la forme et une primauté accordée à la force. La polarisation entre conception formaliste et conception énergétiste Ces deux conceptions s’opposent fondamentalement sans pour autant introduire une division absolue du champ sémiotique. Premier point : ces deux approches s’opposent sur tous les plans8. 1) Leurs objets diffèrent : la première traite de processus généraux ; la seconde, de certaines particularités de l’œuvre prises comme la trace d’un frayage ou de l’investissement d’une force. 2) Les diver- 7. L’expression « approche compréhensive » doit être entendue au sens wébérien de « compréhension explicative » : s’il s’agit bien de reconstruire le sens que les objets ont pour les agents sociaux, il n’en faut pas moins prendre en compte ici les conditions de production de ce sens. Mais surtout, si la compréhension a pour point de départ l’évidence du sens, elle a pour tache d’interpréter cette évidence en tant qu’effet social et signifiant. 8. p. 201. Sur les différents « plans » dont il est question dans les lignes qui suivent : Michel FOUCAULT, Ibid., 224 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT gences entre les modalités énonciatives sont apparentes : la description scientifique, qui ne doit pas se mixer de discours personnel, de remarques, d’appréciations, s’oppose à la critique et à la lecture, qui requièrent forcément l’intervention du sujet concret regardant. D’un côté le traité, de l’autre l’essai. 3) Ce sont encore des incompatibilités de concepts : marginaux (voire, exclus) d’un côté, centraux de l’autre comme c’est le cas pour le concept de « connotation » ; ou encore définis de manière fondamentalement différente dans l’une et l’autre approche comme celui de « texte ». 4) Et d’une manière générale, une opposition sur l’ensemble des options théoriques : décrire des mécanismes s’oppose à saisir les mouvements, les transformations, les ruptures, les tensions ; le traitement de l’objet au moyen d’un modèle théorique s’oppose à une adaptation de la méthode à l’objet étudié. Ainsi, l’approche « formaliste » vise la description systématique des structures à partir des formes qui les manifestent. Elle est constructiviste, théorématique : elle pose des axiomes et des théorèmes ; elle travaille par modélisation. L’exemple en est la théorie de la production du sens par couplage semi-symbolique en sémiotique structurale. L’approche « énergétiste » s’intéresse, au contraire, aux frayages de l’énergie (sociale, libidinale), à ses stases, ses effets. C’est pourquoi elle est attentive aux actes, aux opérations, aux transformations ; ou encore aux entrées/sorties des systèmes signifiants (relation au monde et au sujet). Elle est problématique : aucune théorie définitive, mais des événements (extérieurs au champ du « bon » fonctionnement de l’image) qui font irruption et qu’il faut formuler comme autant de questions à traiter. L’exemple en est le punctum dans La chambre claire. Second point : il faut ajouter immédiatement à ce que l’on vient de dire que la polarisation entre conception formaliste et conception énergétiste ne partage pas le champ de la sémiotique des images en deux sous-ensembles parfaitement distincts et homogènes ; sousensembles qui coexisteraient l’un à côté de l’autre partes extra partes. Certes, les deux approches sont, en soi et par définition, irréductibles ; mais elles se manifestent mêlées et en tension à l’intérieur même d’un domaine d’étude commun. Par exemple — sauf à passer sous silence l’importance de la phénoménologie qui fournit à la fois la méthode et le cadre théorique à la « critique » sémiologique naissante — on sait que la sémiologie (même celle d’avant 1966) ne fut jamais exclusivement formaliste, même si elle posa à son principe l’exclusion du sujet. L’exclusion du sujet producteur, geste fondateur du champ sémiotique, était certes un geste de type formaliste : l’on se proposait d’étudier les structures, de décrire les systèmes d’oppositions et de relations. Mais ce n’est pas un des moindres intérêts d’une archéologie que de faire apparaître comment la dimension énergétiste, qui devint après 1966 le schème dominant, était déjà présente auparavant ; la sémiologie s’étant installée, dès le départ, à la croisée de l’analyse littéraire, de l’analyse sociale et de l’analyse phénoménologique. Avant même que la polarisation ne se traduisît explicitement par une opposition entre le signe (« représentant » le formalisme) et sa déconstruction par le désir et l’histoire (« représentant » l’énergétisme). Avant que cette opposition SECTION D. AU-DELÀ DE LA QUESTIONDU SUJET 225 ne soit une visée déclarée et revendiquée, elle constituait déjà un fond (un acquis)9. Il est d’ailleurs assez facile de repérer la dimension énergétiste tant dans les concepts utilisés10 que dans les modalités énonciatives : les essais, critiques ou théoriques, d’un Roland Barthes ou d’un Christian Metz en donnent l’exemple. De la même manière, nous avons relevé que l’approche formaliste de la sémiotique structurale faisait référence aujourd’hui à la mise en discours, et au-delà au sujet concret ; bref, à cette dimension que nous avons qualifiée de « pragmatique ». La conception formaliste rencontre l’énergétisme 11. Mais il y a plus encore ; car les liens entre les deux conceptions ne se retrouvent pas seulement localement à l’intérieur d’une même recherche ou d’une même tendance — celleci fût-elle aussi marquée par le formalisme que la sémiotique structurale ou par l’énergétisme que la théorie du Texte ou la théorie de la Figure. Ce sont de tels liens qui concourent à tisser le réseau constitutif de l’ensemble du champ sémiotique. Les tensions qui résultent alors des contradictions intrinsèques entre ces deux conceptions sont à l’origine de dissensions et de fractures ; bref, de discontinuités : c’est pourquoi le champ de la sémiotique des images est stratifié (des plans, se référant à chacune des conceptions antagonistes, se superposent), et que son état se transforme au cours du temps. Les discontinuités du champ de la sémiotique des images Une fois exclues l’intentionnalité et l’expression d’un sujet psychologique, la sémiotique des images a néanmoins conservé la trace de l’activité de fabrication. Cette trace fut pensée selon les deux modalités de l’implicitation du sujet producteur : la modalité structurale d’un sujet aboli dans l’œuvre et la modalité textuelle d’un sujet mis en procès. Du côté de la structure, le sujet (de l’énonciation) présupposé de la sémiotique structurale ; du côté de l’énergie, le sujet impliqué sous la forme du travail de l’inconscient avec la référence à la psychanalyse. Telle est la première ligne de fracture courant à l’intérieur du champ de la sémiotique des images. Cette première discontinuité sépare donc moins, comme on le pense souvent — et comme nous l’avons nous-même écrit12 —, une approche fixiste, parce que 9. Cette polarisation, selon l’opposition entre le signe et sa déconstruction — opposition antérieure à 1966, — explique l’accueil favorable fait à un livre comme celui d’Umberto Eco sur L’œuvre ouverte, ([1962] 1965). Elle explique aussi, à l’opposé, le peu d’impact de ce qui était peut-être l’aspect le plus novateur de l’ouvrage : l’importance accordée à la réception. 10. Par exemple : dans la « connotation », trace d’un travail social ; le « numen », marque d’un travail signifiant ; ou avec l'« analogie », comme impression de réalité. 11. C’est le cas dans l’approche (formaliste) de l’énonciation chez un Fontanille, qui introduit le point de vue et le récepteur. L’exemple d’une tout autre voie nous est fourni avec la critique du structuralisme sémiotique par la théorie de la morphogénèse (Jean PETITOT COCORDA, Morphogénèse du sens, t. 1, (1985). Nous reviendrons à notre tour sur les limites de la théorie formaliste greimassienne. 12. « Systèmes sémiotiques et rapports sociaux », in : Espace & représentation, (1982), pp. 131-134. 226 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT taxinomique, et une approche dynamique, parce que syntaxique, qu’elle ne suit très exactement l’opposition entre conception formaliste et conception énergétiste (laquelle d’ailleurs n’est pas toujours totalement dépourvue de consonances « vitalistes », comme cela se voit avec la référence aux pulsions ou à la libido). Mais qui dit « trace de l’activité de fabrication » présuppose nécessairement l’existence d’un travail de — ou sur — l’instance de réception. D’où une seconde ligne de fracture traversant le champ sémiotique entre une orientation vers le producteur et une orientation vers le récepteur. La seconde discontinuité, fera-t-on observer, est évidente. Trop évidente, peut-être, pour ne pas appeler l’examen. On observe, en effet, que cette seconde ligne de fracture n’est pas sans rapports avec la première : le paradigme du formalisme est plutôt tourné vers la production ; celui de l’énergétisme vers la réception. La conception de l’énonciation proposée par la sémiotique structurale est plutôt orientée vers le producteur : le sujet implicite y est avant tout marque de la production de l’objet dans l’objet. La notion de « manipulation » fait d’ailleurs assez bien ressortir cette asymétrie entre production et réception : elle est, quoi que l’on dise, trace d’une intentionnalité qui se situe du côté de l’instance de production, même si cette intentionnalité et cette instance sont rejetées hors de l’objet et dites « présupposées ». Jusque-là, rien de bien remarquable. En revanche, la conception énergétiste fait une grande place à la réception. Pour s’en convaincre, il suffit de songer à la place centrale donnée à la « lecture ». Par exemple, lorsque la théorie du Texte pense la « mise en procès du sujet » comme travail de l’inconscient, elle proclame certes l’égalité de l’écriture et de la lecture ; mais, par là même, elle accorde une importance très grande à la lecture comme fait de langage. Elle en fait un nouvel objet épistémologique appartenant au champ sémiotique. Si l’analyse textuelle ne sort pas de l’écriture, c’est parce qu’il y a écriture de la lecture. Ce faisant, la théorie du texte (et plus généralement, l’analyse textuelle) se démarque non seulement de la critique classique, mais encore de la sémiotique structurale : elle place le sujet de l’analyse dans du langage13. Mikel Dufrenne a fort bien relevé à quel point cette conception faisait intervenir le lecteur 13. À tel point d’ailleurs que l’on ne saurait confondre ce sujet assujetti et produit avec une quelconque forme du sujet psychologique, lieu d’une origine et porteur d’une intentionnalité. Citons l’ensemble du passage dans lequel Barthes expose, avec une rare intransigeance, la révolution de l’analyse textuelle : « Que le commentaire soit lui-même un texte, voilà en somme ce qui est demandé par la théorie du texte : le sujet de l’analyse (le critique, le philologue, le savant) ne peut en effet se croire sans mauvaise foi et bonne conscience, extérieur au langage qu’il décrit ; son extériorité n’est que toute provisoire et apparente : lui aussi est dans le langage, et il lui faut assumer son insertion, si “rigoureux” et si “objectif” qu’il se veuille, dans le triple nœud du sujet, du signifiant et de l’Autre, insertion que l’écriture (le texte) accomplit pleinement, sans recourir à l’hypocrite distance d’un métalangage fallacieux : la seule pratique qui fonde la théorie du texte est le texte lui-même. On voit la conséquence : c’est en somme toute la “critique” (comme discours tenus “sur” l’œuvre qui est périmé ; si un auteur est amené à parler d’un texte passé, ce ne peut être alors qu’en produisant un nouveau texte (en entrant lui-même dans la prolifération indifférenciée de l’intertexte : il n’y a plus de critiques, seulement des écrivains. », Roland BARTHES, « Texte (Théorie du —) », Encyclopædia Universalis, (1973). Nous reviendrons dans quelques instants sur les conclusions qu’il convient de tirer de cette conception de la critique. SECTION D. AU-DELÀ DE LA QUESTIONDU SUJET 227 concret en tant que « lecteur compétent » (comme disent les théoriciens de la littérature) sous la figure de l’amateur. Ce dernier est capable d’apprécier et d’interpréter 14. L’activité du lecteur concret vient en quelque sorte répondre à l’énergie inconsciente dont le texte est marqué (sous forme esthétique ou sémiotique). Or, c’est bien un schéma du même type que nous trouvons au principe de ce que nous avons appelé « l’activité du regardant », telle que la définit l’iconologie d’un Panofsky ou la sémiologie de l’art. Au bout du compte donc, la conception énergétiste de l’énonciation se présente comme le symétrique inverse de la conception formaliste : pour elle, le fonctionnement sémiotique nécessite l’inclusion du sujet récepteur ; pour la seconde, ce même fonctionnement présuppose une expulsion du sujet producteur. Nous voilà donc en mesure de situer le recours au concept d’énonciation dans la sémiotique. Il oblige à tenir compte à la fois de la production et de la réception ; il est opératoire aussi bien dans le modèle formaliste que dans le modèle énergétiste. Il est donc un concept moyen, étendu, pour ne pas dire œcuménique et fédérateur. C’est pourquoi, nous avons examiné avec autant d’attention la référence quasi-générale qui est faite à Émile Benveniste. En effet, sa théorie de l’énonciation est à la charnière entre le formalisme de la linguistique et l’énergétisme tel qu’on le trouve dans la psychanalyse ou dans une conception orientée vers une approche de la symbolisation15. Et il semble bien qu’aucune sémiotique des images ne soit aujourd’hui pensable en dehors d’une approche de l’énonciation. Or, si l’on prend soin de regarder par le détail ce que chacun met sous cette notion, on ne peut qu’être saisi de la manière dont cette notion est habitée, traversée, fragmentée par les distinctions concernant les modalités de la subjectivité dans l’image telles que nous les avons dégagées précédemment : distinction entre sujet concret et sujet implicite ; distinction entre acte et structure ; distinction entre regard et lecture. L’énonciation est aujourd’hui le point de focalisation des contradictions intrinsèques au champ de la sémiotique des images, et où, par là même, s’amorcent les transformations du champ. *** 14. « Dire que le lecteur est texte parmi les textes, écrit Dufrenne, c’est dire qu’il est un lecteur cultivé. Et si éperdue que soit sa lecture quand le texte éclaté sollicite sa patience, il ne se perd pas : il n’est pas un consommateur passif, il accomplit un travail par lequel le texte s’inscrit et s’épanouit jusqu’à se disloquer dans son environnement textuel. Au vrai c’est par lui que le texte devient texte. Il peut même répondre au livre par le livre et se permettre d’être lui-même écrivain. Un écrivain qui est déjà un sémiologue, mais dont le discours n’est pas exactement un discours de savoir ; il dit moins de quoi l’écrit est fait que ce qu’il en fait lui-même : comment il le fait fonctionner. Ce qui passionne alors le lecteur : les jeux du signifiant, les aventures de la littérarité, en bref le dire plutôt que le dit. » (Mikel DUFRENNE, « Du signifiant au référent », Revue d’esthétique 2, (1981), p. 77. 15. Telle que, par exemple, celle de Gilles Deleuze (dans Cinéma 1 :…, 1983 et Cinéma 2 :…, 1985), que l’on trouve théorisée dans Foucault, (1986), p. 131. 228 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT § Conclusion. L’impossibilité d’exclure le sujet Enseignements d’une archéologie critique de la question du sujet Quels enseignements tirer de notre enquête sur les rapports entre sujet et image ? 1) En premier lieu, évidemment, l’importance du « sujet » dans le fonctionnement sémiotique de l’image. Ce qui est tout dire ou ne rien dire, si l’on ne précise pas les modalités de cette importance… et ce que l’on entend par « sujet ». La difficulté tient à ce qu’il n’y a pas, à proprement parler, de définition sémiotique du sujet ; cette notion appartient aux domaines voisins des sciences du langage, tels que la psychologie ou la psychanalyse. Ce qui n’empêche pas la théorie des images d’être hantée par la question du sujet. Plus on s’éloigne de la linguistique pour aller vers la littérature ou vers la sémiologie, plus cette question fait retour à l’intérieur même du champ de la connaissance. Lorsque la théorie des images est à proximité de la linguistique structurale (la reprise de son projet, comme dans la sémiologie de la première période, puis dans la sémiotique structurale), le sujet est exclu ; lorsqu’elle s’en écarte, elle semble se rapprocher au contraire de la définition que Michel Foucault donne des « sciences humaines »16. En ce cas, plus que « sujet », il serait plus judicieux de parler de « l’homme ». Or précisément, ce que nous avons déjà rencontré à propos de l’analogie et de la signification, et ce que nous avons vu se confirmer tout au long de ce Chapitre, c’est l’impossibilité de faire de l’image l’objet d’une linguistique structurale. La sémiotique des images, plus encore que l’analyse de la langue (comme code et système), est orientée vers ce qui s’étend entre ce qu’est l’homme et ce qui lui permet de savoir de quelle manière il peut y avoir signification. Donc, avec elle, nulle illusion à avoir sur la dimension représentationnelle de la sémiotique : le langage est ce qui peut donner lieu à représentation. Par conséquent, même si les modalités, selon lesquelles le thème du sujet apparaît à l’intérieur de la sémiotique des images, varie singulièrement au cours du temps et selon les options théoriques ; même s’il ne donne pas matière à débats autour d’une question théorique explicitement formulée, il habite et hante cette sémiotique. Et il nous faut retenir qu’il appelle, de ce fait, l’examen du rapprochement de cette sémiotique des sciences humaines et de son appartenance à l’ordre de la représentation17. Par exemple, ce fait n’est certainement pas 16. Décrivant les rapports des sciences humaines au langage (après l’avoir fait à propos de leur rapport au vivant et travail), Foucault écrit : « L’objet des sciences humaines, ce n’est donc pas le langage (parlé pourtant par plusieurs hommes), c’est cet être qui, de l’intérieur par lequel il est entouré, se représente, en parlant, le sens des mots ou des propositions qu’il énonce, et se donne finalement la représentation du langage lui-même. » (Les mots et les choses, 1966), p. 364. 17. Ibid., pp. 372-375. Ce qui implique, soit dit en passant, de reconsidérer selon d’autres critères ce que l’on appelle « métalangage ». SECTION D. AU-DELÀ DE LA QUESTIONDU SUJET 229 étranger aux affinités que l’image et la théorie de l’image entretiennent respectivement avec la littérature et la théorie de la littérature. 2) En second lieu, on remarquera que l’introduction du concept d'« énonciation » correspond à un renversement de l’attitude de la sémiotique vis-à-vis du sujet. Avec lui, ce n’est certes pas le sujet — entité psychologique dotée d’intentionnalité — qui fait retour ; c’est bien plutôt la place du sujet qui est reconnue. Non une substance, ni même une représentation ; mais une topologie : et d’abord la reconnaissance et la localisation d’un foyer de résistance au sein même de la théorie sémiotique de l’image ; foyer qu’il convient de circonscrire, d’explorer et de définir, — bref, de théoriser. C’est ainsi qu’il faut entendre le « sujet ». Cette première problématisation du « sujet » au moyen du concept d’énonciation possède une grande importance. Elle permet de comprendre tant le recours à la psychanalyse et à la phénoménologie que la prise en compte de l’activité du regardant. Le recours à la psychanalyse ou à la phénoménologie a servi à la localisation de ce foyer de résistance que représentait le sujet ; voilà pourquoi il a relancé la théorie de l’image (il faut en dire autant du recours à la théorie de l’art). Il est moyen de reconnaître et de décrire ce foyer de résistance qui, au sein même de la sémiotique, est un « dehors » : l’activité du sujet. Il pointe l’existence, dans tout fonctionnement sémiotique, d’une opération — donc d’une force — et d’une intériorité, c’est-à-dire que tout sens est sens pour quelqu’un, pour l’homme. On saisit aisément, dès lors, les affinités entre ce recours et la conception énergétiste. Quant à la prise en compte de l’activité du regardant, elle se propose de faire ce que ne peut permettre le recours à la psychanalyse ou à la phénoménologie : théoriser l’activité du sujet à l’aide des outils sémiotiques. C’est pourquoi elle considère que l’activité du regardant, réintroduite très tôt par la sémiologie barthésienne et la sémiologie de l’art (puis, par celle du cinéma) ne vient pas se juxtaposer, à la manière d’un mal interne ou d’une excroissance parasitaire au fonctionnement sémiotique, mais qu’elle fait partie des conditions de possibilité de ce dernier. Et, c’est là où l’utilisation du concept d’énonciation entre en scène et que la référence à la théorie de l’énonciation développée par Benveniste se généralise. Cette utilisation et cette référence marquent, à peu de choses près, le renversement des modèles sémiotiques (du signe au texte) et une bifurcation dans la façon de concevoir l’image. Que la sémiotique structurale prenne en considération l’énonciation est, de ce point de vue, des plus instructifs. Elle s’en tient à une définition traditionnelle du champ sémiotique, conforme au principe d’immanence hérité de la linguistique. La conséquence en est double. D’une part, elle laisse hors-champ l’activité du regardant et ne peut donc lui reconnaître que le statut d’une interprétation venant se greffer sur le fonctionnement sémiotique de l’image. D’autre part, elle est amenée à saisir l’énonciation à l’intérieur du champ sémiotique tel qu’elle le définit et à élaborer une représentation ad hoc de l’activité du sujet ; — d’où l’intérêt qu’il y a à examiner, comme nous aurons l’occasion de le montrer ultérieurement plus en détail, les réajustements, les reprises, les propositions de concepts tels que ceux 230 CHAPITRE III : ENTRE TEXTE ET REGARDANT d'« énonciation », de « couplage semi-symbolique » et « poéticité », d'« esthétique », de « conversion », etc. Cette prise de position fait apparaître, de manière des plus claires, les difficultés que la définition traditionnelle de la production du sens soulève en sémiotique des images. Et, finalement, elle montre l’impossibilité pour une approche sémiotique de l’image d’exclure complètement le « sujet ». 3) En troisième lieu, quel enseignement concernant le temps tirer de notre enquête ? Car, souvenons-nous de l’importance du temps dans la problématisation de l’analogie et de la signification en image. Dans le cas de l’analogie, c’était le « temps suggéré » qui nous a indiqué comment aborder la coupure (et le lien) entre le monde et l’image photographique. Dans celui de la signification en image, le « temps opératif » apparut essentiel dans la constitution de la signification ou la reconnaissance du monde. L’activité du regardant nous conduit à considérer un autre type de temps : le temps du regard ou celui de la lecture. Tandis que le temps suggéré est un temps phénoménologique et le temps opératif un temps logique, le temps du regard est un temps réel. Il correspond à la rencontre du regardant et de l’image ; il indique l’énonciation. Il conduit à penser l’espace de l’énonciation. Problématique du « sujet » Le concept d’énonciation est l’outil d’une première problématisation de la question du « sujet » dans le champ de la sémiotique des images. Il est aussi, le point de départ d’une bifurcation dans la façon de concevoir l’image. C’est ce que l’on peut observer aussi bien dans les développements récents de la sémiotique structurale que dans ceux de la sémiologie du cinéma ou de la théorie des systèmes représentatifs. Penser l’énonciation oblige nécessairement à faire référence à de nouvelles données, perceptives, cognitives, sociales, culturelles, historiques, philosophiques ou logiques qui construisent progressivement une nébuleuse : un nouveau champ théorique, incertain, à la frange de la théorie sémiotique et une sorte d’objet mutant dont on ne sait trop s’il correspond encore à ce que l’on appelait « images » ou bien s’il est déjà promesse d’autre chose. Déjà, la sémiologie de l’art avait commencé à formaliser cet « au-delà de l’énonciation » en introduisant la notion, présente d’ailleurs aussi dans la psychanalyse et chez Benveniste, de « dispositif ». La sémiologie du cinéma a développé quant à elle, principalement dans sa seconde période, l’analyse de l’aire de croyance et de l’incidence de matérialité du média (et non seulement du plan de l’expression) dans le fonctionnement de la signification. Ces deux sémiologies apparaissant en concordance sur un certain nombre de points ; concordance due au fait, avons-nous avancé, qu’elles traitaient non de l’image ou de la signification en général mais de médias artistiques. Mais la sémantique des systèmes représentatifs s’est proposée d’entreprendre une théorisation de cet « au-delà » et de considérer l’aire de l’énonciation comme un espace culturel. Elle peut donc aborder l’intersémioticité — SECTION D. AU-DELÀ DE LA QUESTIONDU SUJET 231 et par conséquent permettre d’ouvrir à une étude de l’économie de la signification — dans le cadre renouvelé d’une sémiotique de la culture. Elle ouvre ainsi une seconde problématisation du sujet qui se trouve être, de fait, une problématisation de l’énonciation 18. Le problème est donc celui de savoir comment une théorisation de l'« aire de l’énonciation » peut-elle permettre une connaissance du fonctionnement sémiotique de l’image. Ce problème implique un double enjeu : un enjeu théorique et un enjeu épistémologique. L’enjeu théorique concerne la définition de l’espace de l’énonciation. Il convient de poursuivre la seconde problématisation de l’énonciation à partir de l’analyse de l’image. L’enjeu épistémologique porte sur le statut de l’analyste, autrement dit sur le statut du « sujet » confronté à l’image comme fait de langage. Problématiser le concept d’énonciation soulève forcément la question des places respectives de celui qui regarde ou lit, et de celui qui analyse. L’exclusion du sujet du champ de la sémiotique avait ipso facto éliminé cette question ; la description du système rendait caduque la vieille quête de la signification ; l’analyse avait supplanté l’interprétation. Problématiser le concept d’énonciation rouvre le débat — le seul qui n’ait jamais porté explicitement sur le « sujet » dans la sémiotique. D’un côté, en effet, si l’activité du regardant est exclue du champ de la théorie sémiotique, se pose alors la question épistémologique de la position de l’analyste. De l’autre, lorsque l’activité du regardant est incluse dans le fonctionnement de la signification, se pose la question de la différence entre analyse et interprétation19. 18. La première problématisation suit de trop près le modèle linguistique et, par conséquent, reste prise dans des contradictions. La suite de la thèse proposera une problématisation de l’aire d’énonciation. 19. Notons pour terminer que parler de « polysémie » revient à refuser la prise en compte de l’activité du regardant et à simultanément enregistrer le résultat de cette activité, de sorte que l’on constate l’effet sans comprendre le mécanisme. CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE Nécessité de passer de l’énoncé des problèmes à la problématique Nous nous étions proposés dans cette Première Partie d’examiner les trois questions qui furent objets de débat à l’intérieur de la sémiotique des images (celle de l’analogie, celle du signe d’image, celle du sujet), afin de les problématiser. Nous avons ainsi pu formuler trois problèmes : le premier portant sur l’opérativité dont la coupure/continuité est le siège ; le second, sur la nature et les limites de la signification en image ; le troisième, sur les conditions et les modalités d’une théorisation de l’aire d’énonciation pouvant permettre une connaissance du fonctionnement sémiotique de l’image. Cependant le simple énoncé des trois problèmes formulés en conclusion des trois Chapitres ne saurait suffire à définir une problématique propre à nous permettre d’aller plus loin. D’une certaine façon, ils sont l’aboutissement d’une sorte de reformulation de chacune des questions, leur énoncé n’indique pas a priori ce qui les articule. Or, ainsi que nous l’avions dit dans l’Introduction de cette Première Partie, construire une problématique suppose aussi d’envisager les relations qui unissent les trois questions — et, par voie de conséquence, les trois problèmes. Mais, n’était-ce pas précisément dans un tel but que nous avons fait appel à la méthode archéologique ? Que nous avons superposé, au découpage vertical en Chapitres (selon les trois questions), une grille méthodologique combinant : la mise à plat typologique des formes prises par les concepts d'« analogie », d'« unité de signification » et d'« énonciation » en sémiotique des images ; l’enquête sur les périodes et ruptures intervenues dans le champ épistémique de la sémiotique des images ; et l’analyse de la manière dont la sémiotique des images a tenté de se constituer comme positivité empirique contre, et avec, les données héri- 234 PREMIÈRE PARTIE : CONCLUSION tées des sciences humaines ? Par conséquent, nous devrions trouver, dans les Chapitres euxmêmes, de quoi penser l’articulation entre les trois problèmes énoncés. Simplement, il nous a fallu changer de point de vue, quitter celui, foncièrement typologique, de la juxtaposition des questions (une question, un Chapitre), pour adopter un point de vue plus archéologique, plus orienté sur la sémiotique des images comme champ épistémique. Or, selon ce point de vue, il apparaît que chacun des trois problèmes (analogie, signification et énonciation) a fait l’objet d’une plus ou moins grande formalisation à l’intérieur du champ de la sémiotique elle-même (la plus formalisée étant celle d'« analogie », la moins formalisée, celle de « sujet »). C’est en effet l’analyse de ces différences de formalisation qu’a permise le montage méthodologique de l’archéologie critique. Les acquis de l’archéologie critique de la sémiotique des images Chacun des trois Chapitres est plutôt orienté vers la présentation classifiée (la typologie) des approches et des concepts ; ou bien vers la description des stratégies visant à constituer et à instituer la sémiotique des images comme une positivité ; ou bien encore vers la critique d’une approche par trop formaliste risquant d’aplatir la sémiotique des images (ou la littérature, d’ailleurs) sous le patron de la linguistique structurale 1. Cela n’a rien d’étonnant puisque ces différences correspondent aux trois composantes du montage méthodologique de l’archéologie critique. Seulement, il convient de ne pas identifier trop vite le pouvoir discriminant de la grille méthodologique avec les différences propres à l’objet étudié. En d’autres termes : la grille permet de mettre au jour les différences, mais ces dernières sont le fait de l’objet étudié ; — en l’occurrence : la sémiotique des images. Et c’est bien de ce point de vue qu’il convient de considérer les problèmes formulés en conclusion de chacun des Chapitres. En définitive, ils ne font que traduire la différence de position des trois questions de départ (analogie, signe d’image et sujet) dans la structuration du champ épistémique de la sémiotique des images. Voilà, au fond, le point important : l’analyse a permis de situer les enjeux épistémiques des trois questions, objets de débats à l’intérieur de la sémiotique elle-même. Situer les enjeux épistémiques, cela veut dire que ce qui était a priori sur un même plan (le débat interne) s’est trouvé mis en volume, organisé, hiérarchisé. Pour jouer des mots, nous dirons que ce qui était des énoncés épistémiques (= appartenant à un champ de savoir) a acquis un statut épistémologique (= de connaissance sur un champ de savoir). Résumons donc les grandes caractéristiques (épistémologiques) de ces enjeux épistémiques. Trois nous paraissent devoir être retenues ici. 1 Respectivement : les Chapitres Premier, 2, 3. PREMIÈRE PARTIE : CONCLUSION 235 1) Tout d’abord, chacun des trois problèmes formulés renvoie à un niveau épistémologique particulier. Le premier concerne la définition de l’objet scientifique lui-même (l’image comme rapport instrumentalisé à la réalité). Le second renvoie à un fait de stratégie scientifique (la définition du champ de la signification en image, au regard des autres formes de signification). Le troisième est avant tout problème de méthodologie (condition et modalité de la théorisation d’un fait qui n’a été jusque-là que partiellement théorisé). On voit donc que les trois problèmes sont loin d’être simplement juxtaposés : ils sont au contraire fortement articulés en ce qu’ils couvrent les conditions d’une possibilité de la sémiotique des images comme science. 2) Ensuite, chose très importante pour notre travail, chacun des trois problèmes indique l’ouverture d’une direction possible de poursuite d’une sémiotique de l’image. L’examen des reformulations de l’analogie (et des conditions de cette reformulation) invite à se pencher sur l’opérativité aussi bien sémiotique que sociale de la coupure/continuité entre le monde et l’image. Non pas en un retour, qui aurait un je-ne-saisquoi de nostalgique, vers une approche philosophique de l’image ; mais par une approche de l’instrumentalisation de l’image comme rapport au monde. Car tel est, en définitive, la leçon épistémologique que l’on peut tirer des réponses à l’interrogation, sans cesse reprise, sur la « représentation » du monde par l’image. Leçon, dont le maître en la matière fut indéniablement Roland Barthes avec la conception de la photographie comme « message sans code » ; et dont les théoriciens furent, pour des raisons maintenant assez claires, les sémioticiens du cinéma et de l’art. L’analyse des diverses stratégies menées pour faire de la sémiotique des images une « vraie » sémiotique, dont l’enjeu fut pendant longtemps le concept de signe, demande donc que l’on réexamine le partage des langages. Prévaut généralement l’idée que le langage verbal, du fait de l’existence même de la langue, est en quelque sorte la manifestation de l’essence du langage, — laquelle est assimilée, sans autre forme de procès, à l’essence du symbolique. Cette ontologie du langage constitue certainement le postulat le plus fondamental et le plus enraciné de la philosophie spontanée des sémioticiens, que l’usage des expressions de « langage naturel » ou de « langue naturelle » traduit fort bien. Elle est d’autant plus difficile à débusquer que le langage verbal est objectivement le métalangage scientifique de tous les autres langages. Ici même, nous « écrivons » notre analyse sur le discours sur les images et sur les images elles-mêmes. Et, à l’opposé, il n’est pas jusque dans la perception du monde où l’on ne retrouve le « langage naturel » à l’œuvre. Quiconque s’avise donc de contester ce postulat ontologique se voit renvoyé au rang des ignorants ou des gens de mauvaise foi. Réexaminer le partage des langages, ne consiste pas à nier la réalité de la nature et de la fonction du langage verbal ; elle consiste en revanche à la relativiser, autrement dit à refuser qu’un postulat ontologique commande un champ épistémique par l’entremise d’une as- 236 PREMIÈRE PARTIE : CONCLUSION similation abusive entre langage naturel et symbolique. Fort, par exemple, des acquis de la psychologie comme de la sociologie2, un tel réexamen revient à se demander si, et comment si, l’image participe au fonctionnement symbolique d’ensemble, dans une société donnée et à une époque donnée. Autrement dit : quelle est la place de l’image dans l’économie de la signifiance. Or, l’examen des développements de l’analyse textuelle en tant que critique de la sémiotique structurale (Chap 2) montre qu’une telle ontologie du langage ne saurait être combattue à partir de modèles hérités de la linguistique. Les stratégies développées pour théoriser l’image à partir de l’énonciation, et non plus à partir du signe, indiquent clairement qu’il faut déplacer l’étude de l’énonciation elle-même vers l’aire d’énonciation appréhendée comme un espace culturel. Autrement dit, poser la question du sujet (l’énonciation) implique de repenser à la fois l’instrumentalisation d’un rapport au monde et l’institution d’un espace social. Et c’est bien l’ouverture d’un tel déplacement que nous avons perçue dans la sémantique des systèmes représentatifs appartenant à l’âge classique développée par Louis Marin. 3) Mais la mise au jour de niveaux épistémologiques et la découverte de directions possibles d’une continuation de la sémiotique des images dans une théorie des images, s’accompagnent de la rencontre de trois limites intrinsèques de la quasi-formation que constitue la sémiotique des images. Ces trois limites correspondent à trois postulats déjà évoqués qui définissent l’objet, le champ et la méthode sémiotiques. Ils constituent ce à partir de quoi on peut repenser l’approche des images. Le premier est le postulat de transparence des images, qui reprend une pré-notion de sémiotique spontanée propre à notre culture : l’image est reflet de la réalité, avec ce que cela suppose d’immédiateté et de trahison. Au sein de la sémiotique des images, ce postulat se traduit par un obstacle épistémologique portant sur l’objet même de la sémiotique des images : l’iconisme, selon lequel l’image est avant tout ressemblance — naturelle ou construite, peu importe — de la réalité. Le second est le postulat ontologique dont nous parlions à l’instant. Il a pour effet l’introduction d’un biais théorique fondamental : mettant la sémiotique des images sous dépendance de la linguistique — de première ou de seconde génération, là encore la distinction est secondaire —, il en fait de facto un sous-langage à la recherche éperdue — et perdue d’avance — de sa « sémioticité ». Le troisième est le postulat d’immanence, selon lequel les faits sémiotiques possèdent une autonomie en tant que tels. Du point de vue épistémologique, ce postulat est une généralisation du postulat ontologique du langage verbal à l’ensemble du langage. Force est de 2 Voir la référence aux travaux de Piaget et de Francastel dans l’Introduction générale, p. 38. PREMIÈRE PARTIE : CONCLUSION 237 reconnaître que ce postulat a largement contribué à la contradiction entre formalisme et énergétisme, dont on peut se demander si elle n’est pas une double impasse méthodologique 3. Ainsi, on peut remarquer que ces trois limites font système. Toutes trois renvoient à des cadres mentaux qui donnent leur place respectivement à l’image (première limite) et au langage (seconde limite), et qui constituent de ce fait la condition de possibilité d’une sémiotique de l’image (troisième limite). Chercher à lever une seule d’entre elles ne servirait donc qu’à peu de chose ; il conviendra donc de les traiter en même temps. Et c’est la manière de les traiter que nous devons à présent considérer. Limites de la sémiotique des images et développements récents de cette sémiotique On peut se demander s’il n’existe pas déjà des procédures mises en place pour dépasser les trois limites de l’iconisme, de l’image comme sous-langage et de la contradiction formalisme/énergétisme. Si notre enquête archéologique, en accordant une grande importance aux textes fondateurs de théorie en sémiotique des images n’a pas laissé échapper de nouvelles voies sur lesquelles cette sémiotique se serait engagée. Il est extrêmement difficile, sinon franchement illusoire, de vouloir dégager des tendances dans un champ épistémique en transformation. Dans la mesure où l’archéologie dégage des régularités entre les énoncés, elle ne permet pas ce genre d’exercice. On peut, par contre, tenter une comparaison entre l’état présent de la sémiotique des images avec les résultats de l’enquête. À la condition de considérer avec la plus grande prudence une comparaison qui intervient entre la description d’un observable et l’objet construit résultant d’une analyse. Cependant, une telle comparaison, si elle est ne peut apporter de réponse scientifique, peut néanmoins indiquer d’éventuels oublis. C’est ce qui justifie son emploi dans les lignes qui suivent. À observer le champ de la sémiotique, deux remarques viennent à l’esprit. La première concerne l’impression d’une relative désaffection théorique pour la sémiotique des images fixes ; la seconde, un déplacement des centres d’intérêt vers des objets plus complexes. On peut avoir l’impression d’une relative stagnation de la théorie sémiotique des images fixes. Nous sommes loin de l’importance prise par l’image dans les premières recherches de sémiologie. Une telle impression doit cependant être fortement nuancée. 3 (Note de 1990) Selon des modalités tout de même quelque peu différentes : le formalisme reste lié à une approche mécaniste du fonctionnement des ensembles signifiants et de la production du sens, tandis que l’énergétisme se référant à la psychanalyse fait fond d’une approche vitaliste qui ne lui fournit pas les modèles pour théoriser l’image comme rapport au monde instrumentalisé. Rapprocher cette opposition entre formalisme et énergétisme de l’alternance des approches « systématiques » et des approches « généalogiques » que Patrick Tort repère dans l’histoire des sciences : Patrick TORT, La raison classificatoire, Paris : Aubier (coll. « Résonances »), 1989. 238 PREMIÈRE PARTIE : CONCLUSION 1) Tout d’abord, s’il existe bien une stagnation de la théorie sémiotique des images, cette stagnation peut être susceptible de plusieurs significations. Trois hypothèses sont possibles : A) Une hypothèse sur l’évolution interne de la sémiotique comme champ épistémique : la phase exploratoire de constitution de la sémiotique a fait place à une phase d’approfondissement et de consolidation des acquis ; de ce fait, la sémiotique de l’image pourrait avoir perdu sont rôle stimulant de contrepoint à la sémiotique littéraire ou linguistique. B) Une hypothèse d’ordre sociologique : la demande sociale vis-à-vis d’une sémiotique des images fixes s’est fortement infléchie. Cette sémiotique est apparue au moment de la montée des médias et spécialement du média publicitaire ; il y avait alors attente d’une théorie permettant la compréhension de l’usage de ces images. Or, aujourd’hui, l’image fixe est socialement installée. Par conséquent, la sémiotique n’a plus à être critique et innovante ; soit elle se tourne vers une application et un perfectionnement de modèles pouvant servir à la gestion des images fixes, pour devenir une technologie de la production de sens4; soit elle se porte vers l’étude d’autres secteurs sur lesquels la demande est plus forte, tels que la télévision, par exemple. C) Reste une troisième hypothèse, archéologique (reprenant des éléments de notre analyse) : la sémiotique des images, partie d’une sémiologie des médias, s’est progressivement refermée sur un objet : l’image définie par opposition au langage verbal. Elle a conservé sa spécificité tant qu’elle a pu s’opposer comme une « pragmatique » (artistique) à une linguistique du signe ; mais du jour, où cette dernière a intégré la dimension pragmatique, l’image s’est retrouvée sans spécificité particulière. Ensuite l’apparition de travaux, qui portent il est vrai, principalement sur la photographie ou la sémiotique de l’art, viennent contredire l’impression de stagnation. 2) On observe aussi un développement des travaux sur l’image mobile (télévision) et plus généralement sur les objets plus complexes ; par exemple le théâtre. Si l’on ajoute à l’exploration de ces nouveaux objets, l’extension récente de la sémiotique du cinéma, il semble bien que la sémiotique trouve ici ses domaines les plus innovants. Ainsi, on peut dire qu’il existe des procédures de dépassement des limites de la sémiotique des images. On peut même ajouter que ces procédures, pour les plus innovantes en matière de théorie (pour autant qu’on puisse en juger à chaud), ont une double caractéristique : celle de faire référence à l’école nord-américaine ; et celle de tenter une sémiotique non des langages (sur le modèle de la langue), mais des objets culturels5. Elles ne font donc pas apparaître d’oubli significatif dans les résultats de notre analyse archéologique. Bien au 4 Voir l’usage qui est fait de la sémiotique de l’image dans la création et la communication publicitaire. (Note de 1990 : Voir le dernier ouvrage de Jean Marie FLOCH, Sémiotique, marketing et communication : Sous les signes, les stratégies, Préf. de C. Pinson, Paris : Presses Universitaires de France (coll. « Formes sémiotiques »), 1990). 5 Voir, par exemple, le recours actuel à la théorie peircienne pour l’approche de la photographie. On se reportera aussi à l’utilisation de l’interactionnisme et des théories nord-américaines faite par Eliséo VERON dans sa thèse : Production de sens : Fragments d’une sociosémiotique, Thèse de Doctorat d’État, Paris : École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1985. PREMIÈRE PARTIE : CONCLUSION 239 contraire, elles indiqueraient plutôt la nécessité de lever les trois postulats (de la transparence de l’image, de l’ontologie du langage et de l’immanence du sémiotique). Or, nous l’avons dit, ces trois postulats sont producteurs de trois limites. Trois limites qui précisément font système. Pour une archéologie des limites de la sémiotique des images Une critique de l’iconisme sera obligatoirement amenée à se poser la question du bien fondé du postulat d’immanence et à contester le postulat de l’ontologie du langage6. De la même manière, ne plus considérer l’image comme sous-langage, conduit inévitablement à assouplir — sinon revoir — le postulat d’immanence7. C’est dire que les limites sont liées entre elles. Elles n’en sont pas pour autant strictement équivalentes. Les deux premières se renvoient l’une à l’autre : que l’image soit un sous-langage est étroitement corrélé à l’illusion de l’iconisme. toutes deux appartiennent à la représentation que nous nous faisons de l’image dans notre culture. La troisième limite se situe sur un autre plan : la contradiction entre formalisme et énergétisme est méthodologique. Elle ne porte pas directement sur une représentation de la nature de l’image ; elle porte sur une posture pratique face à l’image — plus précisément même : sur une posture face à la relation que l’image (comme fait de langage) entretient avec son environnement, sa situation, son support, son usage. Bref, avec ce qui la définit comme média. Se profilent donc à l’horizon deux « choses » très différentes et complémentaires. Différentes : d’un côté, une définition de l’image (comme reflet de la réalité) ; et, de l’autre, l’insertion, la production et l’usage — dans leurs dimensions sociales et technologiques — assignés à l’image (l’image dans le média). Complémentaires : la définition de l’image (comme reflet) est directement dépendante de l’idée que l’on se fait de l’usage de l’image (dans le média) ; inversement, la construction d’une situation, d’une technologie dépend aussi de la définition que l’on donne de l’image. Aussi, par commodité, nous conviendrons de désigner : d’un côté, tout ce qui est définition de l’image et idées que l’on a de sa situation, de son support, de sa technologie, de son usage, sous le terme générique de « cadres mentaux » ; de l’autre côté, la situation, le support, la technologie et l’usage en question par le terme « d’espace social ». 6 Un des exemples en est la nouvelle approche de la photographie à partir du concept d’indice. Nous avons montré comment la sémiotique greimassienne, à dominante formaliste, avait tendance à remettre en cause ce principe d’immanence dès lors qu’elle traite de la mise en discours et de l’énonciation dans l’image. 7 DEUXIÈME PARTIE MUTATION DES ESPACES SOCIAUX DE L’IMAGE ET STRATÉGIES POLITIQUES AU XVIIIe SIÈCLE INVESTIGATIONS SUR LA MÉDIATISATION IMAGÉE Si nous devons avoir une sémiotique de l’art (aussi bien que de tout système de signes qui ne soit pas par axiome contenu en soi), nous allons devoir nous engager dans une sorte d’histoire naturelle des signes et des symboles, une ethnographie des véhicules du sens. De tels signes et symboles, de tels véhicules du sens, jouent un rôle dans la vie d’une société, ou d’une partie de la société, et c’est cela en fait qui leur donne vie. Clifford GEERTZ « L’art en tant que système culturel » Savoir local, savoir global : Les lieux du savoir Paris : Presses universitaires de France, 1986, p. 149 Par rapport à la Première, cette Seconde Partie effectue un triple saut. Tout d’abord, elle élargit considérablement son objet, puisqu’elle ne traite plus seulement de la sémiotique des images, mais qu’il est question de cadres mentaux et d’espaces sociaux de l’image. Ensuite, elle fait un saut dans le temps, puisque l’action se passe tout particulièrement au XVIIIe. Enfin, elle opère un décalage de méthode, compte tenu des deux modifications précédentes. Un certain nombre de questions ne peuvent donc manquer de venir immédiatement à l’esprit concernant les raisons, l’intérêt, mais aussi la légitimité d’un déplacement d’une telle importance. On craindra, en effet, la juxtaposition ou l’amalgame de choses hétérogènes ou éloignées. En manière d’introduction, nous présenterons les raisons de ce triple saut, en prenant pour point d’appui quelques-unes des questions concernant tant l’élargissement de l’objet, ou le saut temporel, que la méthode employée. Pourquoi sortir du cadre de la sémiotique des images ? La réponse est simple : à cause des limites que notre enquête archéologique de la sémiotique des images a fait apparaître. 1) Une telle réponse reste cependant trop simple, si elle n’est pas accompagnée d’autres explications. Car elle ne dit rien, en fait, des raisons qui nous font sortir du cadre de 244 DEUXIÈME PARTIE : INTRODUCTION la sémiotique. On pourrait tout à fait envisager que le constat des trois limites, sur lequel se clôt l’enquête sur la sémiotique des images, conduise à une reformulation théorique et méthodologique à l’intérieur même de la sémiotique. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui se passe — ainsi que nous l’évoquions dans la Conclusion de la Première Partie — lorsque les sémioticiens de la photographie « critiquent » l’iconisme et se réfèrent à la trilogie peircienne de l’indice, de l’icône et du symbole pour montrer le caractère indiciaire de la photographie ? Lorsqu’ils reproblématisent, autre exemple, la question de l’énonciation ou les rapports entre langages au cinéma ? Ou encore, lorsqu’ils introduisent une prise en compte de la composante pragmatique ou communicationnelle dans le langage télévisuel ? Certes, une telle évolution interne à la sémiotique des images est possible et, surtout, effective. Et, nous pensons même qu’elle conduira très probablement à des modifications profondes. Mais, il est une autre voie, une voie externe, qui consiste à s’interroger sur les conditions de possibilités de la sémiotique des images, en faisant le pari que nous trouverons dans cette voie matière à forger un regard nouveau sur l’image contemporaine. C’est cette seconde voie que nous avons choisie. Elle ne procède pas par approfondissement du domaine sémiotique ; elle est plutôt réflexive, au sens où, d’une part, elle est réflexion épistémologique sur ledit domaine (donc, en partie débrayée par rapport à lui), et où, d’autre part, elle est retour sur les conditions socio-historiques qui permettent de reconsidérer le regard porté par la sémiotique sur l’image. Sortir du cadre de la sémiotique de l’image pour traiter les limites de cette dernière, n’est donc en aucun cas une nécessité ; elle appartient à une stratégie théorique choisie pour l’intérêt qu’elle présente, comme cela a été dit dans l’Introduction générale. Stratégie dont l’archéologie critique de la sémiotique des images n’était que le premier temps. Mais cela ne dispense pas, bien évidemment, de penser la manière dont notre choix et notre emprunt de la voie externe s’articulent avec les résultats de cette archéologie. 2) Il faut, pour cela, repartir des limites et des problèmes mis au jour par l’archéologie critique. Nous avons montré que le jeu des trois postulats (de transparence, de l’ontologie du langage et de l’immanence) faisait que la sémiotique avait tendance à considérer l’image comme un sous-langage dont la caractéristique essentielle est d’être un reflet — naturel ou construit — de la réalité. D’où la conception habituelle des images en termes à la fois de plus ou moins grande conformité de la copie vis-à-vis de la réalité, et de plus ou moins grande capacité à fonctionner comme langage. D’un côté, la perfection de la ressemblance ; de l’autre, la puissance de la signification. On comprend pourquoi, dans un tel contexte, la photographie occupe le premier pôle de la grille, et fait face au schéma (à la carte) qui se DEUXIÈME PARTIE : INTRODUCTION 245 trouve occuper le second 1. Entre les deux se trouve l'« image ordinaire », tenant à la fois de la perfection de la perception et de la puissance de la schématisation. Il existe ainsi une division du travail du regard habituel porté sur les images ordinaires (ce sont les cadres mentaux de la conception ordinaire des images) : un premier pôle renvoie à la psychologie de la perception ; et c’est avec le second que commence véritablement le processus de signification — et partant le domaine de la sémiotique. Il n’est donc pas sans intérêt d’observer le statut reconnu par la sémiotique des images à la photographie et à la cartographie. Que ce sont là, dès le début, deux noyaux durs de la nouvelle discipline. Avec la photographie, la technologie se substitue à la perception, au point que la photographie nue est un message sans code. Avec la cartographie, la perception est asservie à un modèle préalable régissant la signification. Entre les deux, qu’allons-nous trouver ? Une sémiotique de l’image fixe ordinaire ? Pas du tout. Au départ, nous trouvons la sémiotique d’un processus de signification qui prend son origine dans une technologie d’enregistrement : la sémiologie du cinéma. Et tout porte à penser que l’articulation entre la pensée de la technologie et celle de la signification a pu réussir car il s’agissait, d’un côté, de l’enregistrement d’image en mouvement et, de l’autre, de la construction d’un texte autour du temps (la construction d’une histoire). L’articulation s’est faite, pourrait-on dire, à propos du mouvement, non de l’image2. La possibilité d’une sémiotique de l’image ordinaire ne s’est faite jour que beaucoup plus tard, lorsque l’on a pu penser (avec l’analogie construite) l’efficacité de la signification comme ante-perception de l’image (comme écriture de codes de reconnaissance par la schématisation). Mais, même en ce cas, on observe que la séparation entre composante perceptive et composante signifiante reste fortement présente. C’est pourquoi, si l’on excepte le cas de l’image artistique et celui de l’image informative (cartographie, schéma, etc.), l’image ordinaire reste pensée comme un langage en défaut. Le fait important pour nous est que la composante perceptive de l’image soit aujourd’hui largement liée à une reproduction mécanique : le défaut de langage est ainsi corrélé à une perfection perceptive (un excès de conformité), donné précisément par l’assistance technique que procure soit l’enregistrement mécaniqueélectronique de la réalité, soit la reproduction industrialisée de l’image en vue de sa diffusion. C’est une telle image ordinaire, conjoignant signification et technologie selon les modalités évoquées ci-dessus, que nous appelons « image médiatisée ». En ce cas, la division du travail théorique prend donc la forme d’une séparation entre une sémiotique des images chargée de penser le défaut de langage, et une théorie des médias chargée de penser la performance technologique à l’origine de l’impact perceptif. La sortie de la sémiotique (la voie externe) tient sa raison de cette division du travail entre sémiotique et médiatique. 1 Polarité qui nous renvoie très directement aux réflexions sur le statut de l’image dans la représentation classique concernant le portrait et la carte. Se reporter aux analyses de Louis Marin, spécialement Louis MARIN, Études sémiologiques, (1971), Quatrième partie : « Signe et représentation ». Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur ce point dans les Chapitres 6 et 7. 2 Voir les premiers écrits de Christian METZ. Par exemple : « A propos de l’impression de réalité au cinéma », Cahiers du cinéma 166-167, (mai-juin 1965, [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], pp. 13-24) ; ou encore : « Remarques pour une phénoménologie du narratif », Revue d’esthétique 39 (3-4), (juil.-déc. 1966, [Cité d’après Essais sur la signification au cinéma, t. 1], pp. 95-119). 246 DEUXIÈME PARTIE : INTRODUCTION 3) Lorsque l’enquête archéologique fait apparaître le principe d’immanence comme une limite à la sémiotique des images, cela veut dire que, dans la mesure où ce principe referme l’analyse de la signification en image sur le point de vue de la linguistique (ou, plus généralement, des sciences du langage), il exclut de cette analyse — sauf exception3 — la prise en considération de la dimension médiatique. Ce qui est un obstacle majeur, aussi bien sur le plan théorique qu’épistémologique, à une analyse de l’image médiatisée. Il s’agit donc d’adopter un point de vue qui embrasse d’un seul coup d’œil les deux dimensions, sémiotique et médiatique. Et c’est là où les voies qui peuvent être empruntées divergent. Celle que nous proposons considère qu’une archéologie de l’image médiatisée est un moyen particulièrement opérant de comprendre le rapport entre le fonctionnement signifiant et la dimension médiatique ; donc, de dépasser l’obstacle de la division du travail évoquée plus haut. La voie proposée s’appuie sur quatre hypothèses. 1) L’hypothèse que l’existence, le fonctionnement et les usages de l’image médiatisée appartiennent à une société et à une époque données. 2) L’hypothèse que ce que l’on appelle « média » correspond à l’inscription sociale de cette existence, de ce fonctionnement et de ces usages (= à un espace social). 3) L’hypothèse que la représentation de l’image médiatisée, et de son inscription, sont régies par des cadres mentaux socio-historiquement produits. 4) L’hypothèse que les cadres mentaux régissant l’inscription spatiale de l’image médiatisée réfèrent à un modèle politique de représentation de la société (= le modèle démocratique). Les trois premières hypothèses découlent de la proposition qui sert de point de départ à l’ensemble de ce travail. L’examen de la dernière fera au contraire l’objet de la présente Deuxième partie. Dans cette Deuxième Partie, nous examinerons donc comment, dès le XVIIIe siècle, le modèle politique démocratique organise la représentation de l’inscription sociale des images. Cet examen s’appuie sur l’investigation de deux points qui constituent deux obstacles à toute approche de l’image médiatisée. Premier point : le postulat d’immanence, qui caractérise l’approche sémiotique de l’image médiatisée, a pour corollaire une conception et une approche essentiellement technologiques de l’inscription sociale de l’image. Second point : cette représentation technologique de l’inscription sociale de l’image médiatisée (la théorie des médias) fait système avec le modèle démocratique, posé comme idéalité du lien social ; modèle qui tient pour suspect toute gestion de l’échange social autre que fondée sur l’usage du langage. 3 Le cinéma en est une pour la raison indiquée ci-dessus. D’une manière générale, on comprend l’enjeu des stratégies théoriques qui ont présidé à la naissance de la sémiologie comme phénoménologie des médias : enregistrement mécanique de la réalité au cinéma ou en photographie. C’est à juste titre que Barthes parle de la révolution anthropologique que représente cette nouvelle modalité de production d’images. DEUXIÈME PARTIE : INTRODUCTION 247 L’examen de chacun de ces points occupera respectivement le Chapitre 4 et le Chapitre 5. Pourquoi faire porter la recherche sur les XVIIIe et XVIIe siècles ? C’est au XVIIIe siècle que de profondes transformations politiques, préparées depuis longtemps, deviennent effectives4. Il s’agit donc d’un moment de formalisation du modèle démocratique ; d’un moment où les modifications des cadres mentaux, concernant la représentation du lien social et sociétal, se formalisent dans les écrits et se réalisent dans les faits. Il est donc logique que l’enquête sur l’importance du modèle démocratique dans l’inscription sociale de l’image médiatisée (la théorie des médias) s’intéresse à cette période de manière privilégiée. Soit pour l’importance du modèle démocratique, nous fera-t-on remarquer. Mais qu’en est-il pour l’enquête sur l’inscription de l’image médiatisée elle-même ? Ne serait-il pas plus normal d’étudier ce que l’on considère habituellement comme la période de naissance des médias modernes ? C’est-à-dire, la période postérieure à 1850 ; — voire même, la période qui fut franchement contemporaine du développement de la sémiotique des images, après la seconde guerre mondiale ? Cette question offre l’occasion de préciser la manière dont cette Partie s’inscrit dans le projet général de ce travail. Il ne s’agit pas plus de faire une théorie des médias, qui viendrait compléter la sémiotique, que de développer une sémiotique des images jugée défaillante. Notre projet est d’examiner les cadres mentaux qui ont fonctionné comme conditions de possibilité d’une certaine forme d’inscription sociale de l’image (son espace social) comme image médiatisée. Encore faut-il que nous précisions, en premier, quelle est cette « forme d’inscription sociale de l’image », sans quoi nous voyons mal comment nous pourrions dire quoi que ce soit à propos de l’image médiatisée. Or, étant donné ce que nous avons dit précédemment au sujet des deux obstacles (une conception technologique de l’inscription sociale de l’image qui fait de surcroît système avec le modèle démocratique posé comme idéalité du lien social), la démarche la plus efficace paraît l’examen de ces deux obstacles au moment où ils se nouent pour faire système. On sait que la période qui commence un peu avant le XVIIe et se termine un peu après le XVIIIe siècle est non seulement le siège d’une profonde transformation politique, mais encore une période d’évolution technologique en matière d’image. Pour fixer les idées, disons que cette évolution technologique commence avec le développement de la gravure, 4 Georges Gusdorf rappelle que le XVIIIe commence avec la révolution anglaise et se termine avec la révolution française. 248 DEUXIÈME PARTIE : INTRODUCTION qui permet une diffusion des images par reproductibilité mécanique, et s’étend jusqu’à l’invention de la photographie comme technique de production mécanique des images. Mais il y a plus encore, puisque cette période de transformations politiques et de développement des technologies de médiatisation des images, correspond aussi à une période de bouleversement épistémique. Ce sont là choses connues et établies. Mais, habitué à une approche des médias en termes d’invention ou de développement de techniques (du fait même de la division du travail dont nous avons parlé plus haut), peut-être n’a-t-on pas suffisamment porté attention au fait que les techniques médiatiques — inventées après 1850 (la photographie jouant ici, comme l’a remarquablement montré André Rouillé, le rôle d’une véritable rupture5) — sont étroitement liées aux transformations des cadres de pensée ayant affecté, aux XVIIe et XVIIIe siècles, aussi bien le lien social (i.e. sociétal et politique) que le champ du savoir. D’où la nécessité, pour qui veut connaître l’image médiatisée, à quitter le versant relativement connu de l’histoire des techniques ou de la sociologie des médias pour porter l’enquête vers les conditions de possibilités de ces techniques. Enquête socio-historique sur la dimension politique présidant à la structuration des cadres mentaux et des espaces sociaux, qui est aussi une enquête socio-sémiotique sur la dimension symbolique des médiatisations opérées au moyen des images. Pourquoi des modifications de méthode ? Si l’objectif de cette Deuxième Partie est donc d’ouvrir une archéologie de la représentation technologique de l’inscription sociale de l’image médiatisée (la théorie des médias), reste tout de même à voir comment procéder à une telle ouverture, compte tenu du fait que cette représentation fait système avec un modèle démocratique posé comme idéalité du lien social et sociétal (le modèle démocratique). À voir quel en est le cadre, l’objet et l’angle d’attaque. Le cadre de l’enquête est défini par le fait qu’il s’agit de mettre en relation médiatisation imagée et modèle politique. Analyses des médias et analyses du modèle démocratique existent déjà. Dans cette Partie, il convient donc de construire la meilleure façon d’ouvrir l’enquête archéologique sur les cadres mentaux régissant le statut des images aux XVIIIe et XVIIe siècles. Pas véritablement de mener une archéologie — plutôt de construire l’objet même de l’enquête archéologique par une étude de points très particuliers, choisis pour leur pertinence. Aussi, pour désigner la méthode utilisée pour cette construction, parlerons-nous d'« investigations » plutôt que d’archéologie. Investigations qui 5 Voir André ROUILLÉ, L’empire de la photographie, (1982). DEUXIÈME PARTIE : INTRODUCTION 249 porteront sur la conception technologique des médias et sur le modèle démocratique en tant qu’ils font objectivement obstacle à l’approche de l’image médiatisée. Reste l’angle d’attaque de ces investigations. Le meilleur nous a semblé être les impressions qui appartiennent à cette sorte de « phénoménologie » naïve des médias et qui servent de fond à bien des approches socio-historiques des médias : l’impression de l’insensé des médias ; et son corollaire, l’impression de manipulation qui surgit dès qu’il est question de faire appel à l’image médiatisée pour susciter, mobiliser ou produire du lien socio-politique. CHAPITRE IV UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART § Introduction. Les médias et l’image médiatisée Le concept d'« image médiatisée » À plusieurs reprises, nous avons employé l’expression « image médiatisée ». Or, la signification de cette expression n’est pas immédiatement perceptible. On peut se demander en effet pourquoi utiliser une telle expression. Toute image n’est-elle pas, par définition, une sorte de médiatisation ? N’est-elle pas toujours mise en rapport de l’homme avec le monde extérieur ? N’avons-nous pas dit qu’un des ports considérables de la sémiotique des images avait été de penser l’image sous cette forme d’un rapport à la réalité, sortant ainsi d’une approche de l’image en soi1? Si tel est bien le cas, il nous faut convenir que l’expression d'« image médiatisée » est un pléonasme. À moins que l’on ne cherche à désigner, par cette expression, une catégorie particulière d’image : celle que l’on trouve à l’intérieur de ce que l’on appelle les « médias ». Ainsi, « image médiatisée » serait soit synonyme d'« image » tout court (premier cas), soit d'« image médiatique » (second cas). À dire vrai, toutes ces interrogations ne font que refléter la difficulté qu’il y a à définir avec précision ce qu’il faut entendre par « image » aussi bien que par « média ». Reconnaissons, sans fausse honte, que ce que nous appelons « image médiatisée » tient à la 1 gie ». Voir ci-dessus Chap. Premier, Section C, le Point « Retour sur la conception barthésienne de l’analo- 252 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART fois de la « médiatisation » par l’image et de l’usage « médiatique » de l’image. Nous aurons ainsi un point de départ pour une tâche qui est indispensable avant toute autre chose : éclaircir ce qu’il faut entendre par l’expression « image médiatisée ». Ce faisant, non seulement nous résoudrons une question de langage, mais encore rendrons possible l’analyse. 1) Partons du versant de la médiatisation par l’image. On peut dire que toute image « correspond » (laissons volontairement ouverte, pour l’instant, la nature de la correspondance) à une relation entre le monde et un sujet regardant. Nous touchons ici au fondement perceptif de l’image. Mais, sur ce point déjà, la psychologie nous montre que cette relation n’est pas simple réception, par un sujet, d’informations venant d’un objet ; — ni même prise d’informations par le sujet sur l’objet. La critique du dualisme sujet-objet, qui anime les recherches sur la perception depuis bientôt un siècle, non seulement conduit à raisonner plutôt en termes d’interactions, mais surtout met le doigt sur le décalage qui existe entre les deux caractères de cette « saisie » d’informations : le caractère purement fonctionnel et le caractère proprement symbolique. L’image perceptive n’est pas enregistrement du réel ; elle est fondamentalement le lieu d’une incertitude, d’un doute — doute sur la conformité de ce que l’on « voit » avec ce qui est — qui tient à ce que l’image est construction. La conformité entre image construite et réalité ne peut qu’être le résultat d’un double mouvement : postulée par le sujet, elle sera en même temps vérifiée d’expérience et/ou garantie socialement. Ainsi, dès la perception, ce qui pourrait paraître le plus sûr et le plus primordial, est déjà intégration de processus complexes mémoriels, cognitifs, affectifs et sociaux, de sorte que nous sommes déjà dans un régime qui est celui de la croyance. Dans ces conditions, l’image perceptive est bien plus qu’une relation entre le monde et le sujet ; on peut donc considérer qu’elle est une « médiatisation » de cette relation répondant aux processus complexes que nous évoquions à l’instant. Cependant, du strict point de vue qui est le nôtre présentement — c’est-à-dire, non celui d’une description desdits processus, mais celui des conséquences de leur existence même —, cette « médiatisation » ne fait que traduire l’appartenance de l’image au domaine du symbolique. Autrement dit, une appartenance à un fonctionnement qui dépasse de très loin la logique d’une immédiateté instinctuelle (ou réflexe) pour faire appel à celle de la « médiateté » des constructions de l’esprit, dans lesquelles quelque chose d’un langage et d’une culture intervienne2. Ainsi, à cause de cette « médiateté », la perception est-elle soumise à une possible instrumentalisation, au même titre que les autres fonctions mentales3. En d’autres termes, les images-percepts ouvrent sur les images-objets. À considérer les choses de ce point de vue, ces images-objets ont alors le double statut de concrétisation de la perception et d’instruments d’approche du réel, comme le montrent aisément les mécanismes perceptifs spécifiques de la perception des images-objets et leur décalage avec ceux des images-percepts. En tant que produits culturels, Les images-objets 2 Nous retrouvons ici la base du fonctionnement symbolique étudié par Piaget. Voir, par exemple, Jean PIAGET, La construction du réel…, (1937), ou La formation du symbole…, (1946). 3 Se référer à ce que dit Ignace Meyerson sur l’objectivation (comme fabrication de l’objet à partir des fonctions et des états mentaux) dans Ignace MEYERSON, Les fonctions psychologiques…, (1948), Chap. 1 « L’objectivation ». INTRODUCTION 253 participent donc, de plein droit, de la « médiatisation » du rapport au monde par l’intermédiaire de la culture. Mais il s’agit d’éviter les confusions ; aussi, pour désigner cette instrumentalisation culturelle du caractère symbolique de la perception (= la « médiatisation » par l’image), nous conviendrons d’emprunter à Franco Crespi l’expression de « médiation symbolique ». Nous dirons que l’image-objet est un des outils de la médiation symbolique4. Considérer l’image-objet comme outil de la médiation symbolique, c’est porter le regard vers le caractère anthropologique de la concrétisation-instrumentalisation de la perception. C’est chercher à comprendre comment le psychologique, en ce qu’il répond à un principe d’indétermination, est originairement lié au symbolique. Mais, on peut se pencher aussi sur les variations que subit cette concrétisation-instrumentalisation de la perception selon les époques, les cultures et les sociétés. Le regard se dirigera alors sur le caractère socio-historique de cette concrétisation-instrumentalisation. Parler d'« image médiatisée », c’est désigner une des modalités socio-historiques de la concrétisation-instrumentalisation de la perception. Ce qui revient à s’interroger sur une des façons dont l’image-objet est outil de la médiation symbolique. Lorsque nous parlons d'« image médiatisée », nous pointons une de ces façons dont l’image-objet participe à la médiation symbolique. 2) Il est aujourd’hui banal de rappeler que, depuis quelques siècles, les modalités de la médiation symbolique se sont profondément modifiées. Et on considère la modification des techniques, du fonctionnement et des usages de l’image-objet comme un des aspects de cette mutation. Naissance de la photographie et du cinéma, usage abondant des images publicitaires, développement de la télévision et de la production d’images électroniques, sont autant d’éléments participant de la place importante prise par les médias dans la gestion de la socialité. C’est pourquoi, on ne saurait étudier l’image sans préciser que des fonctions nouvelles — spécifiquement communicationnelles — sont venues se superposer, se mêler à ses anciennes fonctions, artistiques ou cultuelles. Certes, contrairement à ce qu’une attention trop exclusivement portée par certains chercheurs sur ces nouvelles fonctions communicationnelles peut laisser croire, les fonctions anciennes n’ont pas disparu ; mais il faut reconnaître qu’elles sont soit placées au second rang (du moins dans la représentation que l’on en a), soit intégrées, modélisées ou prises en charge par le fonctionnement médiatique. 4 L’expression de « médiation symbolique » est de Franco CRESPI (Médiation symbolique et société, [1982], Paris : Librairie des Méridiens, Klincksieck, 1983, pp. 10-19), mais le terme de « symbolique », comme le dit d’ailleurs explicitement l’auteur (p. 10), est employé au sens que lui donne Ernst CASSIRER dans Philosophie des formes symboliques (t. 1, Le langage, [Philosophie der Symbolischen Formen, Die Sprache, 1923], Paris : Éd. de Minuit, 1972). On se reportera aussi aux travaux d’André LEROI-GHOURAN, Le geste et la parole, t. 2, La mémoire…, (1965), Troisième Partie, « Les symboles ethniques ». 254 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Par conséquent, à la polarité relevée par Walter Benjamin, entre « valeur cultuelle » et « valeur d’exposition » de l’œuvre d’art, il faut en ajouter une troisième qui est la « valeur de communication », et qui fait référence à l’échange d’informations ou à la production de significations5. Pour être précis, il faut cependant ajouter deux choses. Premièrement, prendre en considération la valeur de communication oblige à déborder largement le seul domaine de l’œuvre d’art. Ce qui signifie que la polarité de Benjamin, qui se limite à l’œuvre d’art, est à reconsidérer dans son ensemble. Deuxièmement, l’hégémonie de cette valeur sur les deux autres (comme celle de la seconde sur la première dont parle Benjamin) nécessite une profonde modification des techniques de production et de diffusion-réception des images-objets ; et, entre autres, le recours à des technologies complexes. C’est d’ailleurs ce que l’on trouve expliqué dans le livre d’Abraham Moles sur « l’image fonctionnelle », dans lequel on trouvera une description du fonctionnement des images répondant à cette troisième valeur6. Nous dirons que le concept d'« image médiatisée » désigne les images dans lesquelles la valeur de communication est dominante. Mais pourquoi, dès lors, ne pas parler d’image « médiatique » plutôt que d'« image médiatisée » ? Deux raisons à cela. La première est une raison historique. On observe en effet que la valeur de communication apparaît avant même que ne se développe ce que l’on appelle aujourd’hui les « médias ». Ce sera même un objectif du présent travail que de réfléchir sur l’apparition de cette valeur et des modalités qui la permettent (le processus de médiatisation, si l’on veut). L’image médiatisée (la médiatisation de l’image) n’est pas, sur le plan historique, réductible à l’usage de cette forme d’image à l’intérieur des « médias », même si aujourd’hui c’est là qu’elle domine. La seconde raison est d’ordre théorique. D’ailleurs, elle est sous-jacente à la première. Dire « image médiatique », c’est définir l’image à partir de son lieu de manifestation, de son moyen de diffusion (les médias) ; ce n’est en aucune manière la définir à partir de son fonctionnement et de ses caractéristiques symboliques. Or, c’est au contraire une telle définition que nous cherchons à opérer. Mais, nous rencontrons ici une difficulté théorique considérable : l’imprécision de la notion de « média ». Car, au fond, si une définition précise (fondée sur les caractéristiques symboliques des médias) existait ; si nous pouvions décrire précisément en quoi les « médias » répondent à une modalité de la médiation symbolique, alors peut-être pourrionsnous considérer comme synonymes les expressions « image médiatisée » et « image médiatique ». En effet, dire « image médiatique » permettrait de retrouver immédiatement les caractéristiques de cette modalité. Or, c’est loin d’être le cas : une telle définition se heurte — 5 Walter BENJAMIN, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in : Essais 2 (19351940), ([1955] 1971-1983], pp. 98-103. 6 Abraham A. MOLES, L’image : communication fonctionnelle, Paris : Casterman, 1981. Inutile de rappeler que l’approche sémiotique de l’image considère presque exclusivement la valeur de communication de l’image. INTRODUCTION 255 nous l’avons déjà dit — à deux obstacles dont le premier est précisément la conception technologique des « médias ». Un point de départ : l’impression d’insensé des médias Il y a un relatif consensus social pour considérer les médias comme des processus sociaux qui sont toujours plus ou moins en défaut de production de sens. Tantôt on dit que les médias sont bavards, qu’ils disent ou montrent plus que la réalité ; tantôt, qu’ils sont redondants ou, pire, qu’ils ne disent rien (dans le langage courant, on entend dire alors qu’ils « n’apportent rien » ou que ce qui est montré ou dit est « bête »). C’est cet aspect de la sémiologie spontanée des sujets sociaux — dont les travaux des chercheurs se font d’ailleurs quelquefois l’écho sous une reformulation plus ou moins scientifique — que nous appelons « l’impression d’insensé des médias ». Une telle impression mériterait une étude à elle seule. Sans nous aventurer dans cette voie, intéressante certes mais qui nous éloignerait par trop de notre propos, nous pouvons cependant relever un certain nombre de raisons qui viennent à l’appui de cette impression. Nous pouvons penser, en effet, que ces raisons nous orienterons vers d’intéressantes représentations concernant l’image dans les médias et qu’elles nous serviront ainsi à entreprendre une analyse plus pointue de l’image médiatisée. À remarquer que l’image médiatisée, dont la valeur est celle de la communication, produit une impression d’insensé identique à celle des médias ; impression qui prend aussi la forme à la fois d’un excès et d’un défaut de puissance d’information (elle dit trop et trop peu). En termes de sémiotique, on parle alors de « polysémie ». De ce point de vue, trois types de raisons nous intéressent directement ici. 1) Tout d’abord, des raisons de jugement et d’appréciation. Dans la mesure où la valeur est celle de la communication, le critère d’appréciation est celui de la conformité à cette valeur. La définition de l’image des médias est en ce cas essentiellement normative, et toute image, ou plus généralement tout produit culturel, qui ne répond pas au critère a d’autant plus de chance de décevoir. De ces premières raisons, nous tirerons une question : cette appréciation n’a-t-elle pas pour corollaire l’oubli des valeurs autres que celles de la communication ? Ou, pour dire les choses autrement : les médias — et à plus forte raison l’image médiatisée — ont-ils seulement pour fonction de communiquer ? Cette fonction épuise-t-elle leur dimension symbolique ? 2) Viennent ensuite des raisons de définition. On considère que les médias sont — paradoxalement — des outils d’immédiateté. Ce sont les mythes de la transparence et de la communication « directe », de la quasi-présence, de l’instantané, du « direct », ou de la simultanéité entre l’enregistrement et la réception. Il reste donc toujours un décalage entre le 256 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART mythe et la réalité. Celui qui regarde est toujours renvoyé à l’absence du « quelque chose » qui permettrait de comprendre enfin ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qui se passe. Une sorte d’insensé dû à l’enregistrement et à la retransmission, vient doubler la suspension du sens qui caractérise tout événement et toute action. D’où cet axe de travail qui reprend d’ailleurs, sous une forme plus élaborée, la question précédente : le mythe de l’immédiateté ne s’alimente-t-il pas d’une conception des médias dont le fondement est la maîtrise technologique de la communication ? Ou encore : d’une conception qui réduit la médiatisation au média ? 3) Enfin, des raisons d’ordre social ou moral permettent d’avancer encore plus avant dans l’interrogation et d’orienter encore plus précisément l’investigation. On attend que les médias et les images, comme d’ailleurs toute communication, obéissent à un principe d’ordre : montrer, dire ou signifier, c’est faire savoir, c’est réduire l’inconnu, permettre de comprendre, permettre de forger une opinion ; si ce n’est, — comme le langage le dit bien — imposer une façon de « voir ». C’est pourquoi ils fascinent autant les pouvoirs qui pensent trouver en eux le moyen de produire un ordre absolument stable, qui pénètre les esprits eux-mêmes. Or, d’une certaine façon, si les médias produisent indéniablement de l’ordre, ils produisent aussi du désordre. Car ils ouvrent le jeu de l’interprétation, ils relancent le jeu de la signification ; plus radicalement encore, il leur arrive fréquemment de rejeter au second plan la production de sens au profit du plaisir de regarder, d’assister, d’être présent, d’être branché. Par conséquent, il convient de reconsidérer non seulement la définition des médias, mais encore leur usage social. Et se demander si le rôle socio-politique qu’on leur reconnaît généralement, ne tiendrait pas compte d’un seul des aspects de leur fonction symbolique. De l’impression à l’archéologie Aussi, dans ce Chapitre, nous partirons d’un examen des principales définitions des médias, afin de voir comment la conception technologique des médias constitue un obstacle épistémologique à l’approche de la médiatisation imagée. Le but de ce premier examen sera d’arriver à une définition, opérationnelle pour notre propos, de la notion de média. Ensuite, nous suivrons la critique socio-politique dont fait l’objet cette conception. Nous pourrons ainsi dégager la manière dont la « critique » a servi de modèle (= donne ses cadres mentaux) à la construction d’un espace social qui est à la fois politique et littéraire. Mais c’est avec l’étude des modalités de fonctionnement de cet espace social de la « critique », en tant qu’espace social de l’œuvre imagée (la peinture), que nous pourrons INTRODUCTION 257 comprendre comment l’aire d’énonciation de l’image s’est matérialisée, comment elle s’est médiatisée. Nous nous proposerons alors d’analyser la manière dont les médias correspondent à une socialisation de ce que nous avons défini dans le chapitre précédent comme l'« aire d’énonciation » de l’image. Aire d’énonciation qui comporte deux faces : l’une « de langage », qui correspond au fonctionnement sémiotique de l’image ; l’autre « sociétale », qui correspond à l’institutionnalisation et à l’usage social qui sont le fait de cette aire d’énonciation. C’est dire que notre démarche s’appuie sur le postulat d’une « corrélation » entre la structure de l’espace social, les médias et l’économie des pratiques signifiantes (des modes de symbolisation). « Corrélation » dont il convient précisément de décrire la nature : situer le média dans l’espace social, rapporter ce dernier à la structure de l’espace social afin de saisir l’image dans le média ; voilà l’objectif de nos investigations archéologiques. Afin de faciliter la lecture de notre analyse, schématisons les positions : deux conceptions servent de fond aux différentes définitions des médias. A) Une conception technologique (le média est alors, avant tout, une technique). B) À l’opposé, nous trouvons une conception qui considère que les médias doivent être abordés et définis comme des faits sociaux et symboliques ; leur dimension technologique passant au second plan ; ou n’étant plutôt qu’un aspect et un support de leur fonctionnement socio-symbolique. Nous pouvons distinguer deux types d’approches à l’intérieur de chacune de ces deux conceptions, soit : A.1)Une approche centrée sur les media eux-mêmes, c’est-à-dire sur leur caractéristiques comme moyens de communication. Cette approche comprend les travaux qui décrivent soit les systèmes de communication selon des modèles empruntés à la cybernétique et à la systémique ; soit les messages qui y circulent selon des modèles empruntés à la sémiotique structurale7. A.2) Une approche des effets des media sur les individus et les groupes sociaux. Elle comprend la majeure partie des recherches sur l’audience, l’opinion et les relais d’opinion, l’influence sur les attitudes, rôles, effets, valeurs, etc. Son origine appartient principalement à la psychosociologie et la sociologie nord-américaines8. 7 Quelques références, à titre d’exemple, qui indiquent le champ de cette approche. Trois points de vue très différents, sur l’approche des moyens de communication : Robert ESCARPIT, Théorie générale de l’information et de la communication, Paris : Hachette, 1976 ; Abraham A. MOLES, Socio-dynamique de la culture, Paris/La Haye : Mouton, 1967 ; Marschall Mc LUHAN, Pour comprendre les médias : Les prolongements technologiques de l’homme, [Understanding media, New York : Mc Graw-Hill, 1964], Montréal : HMH/Paris : Mame, 1968, cité d’après coll. « Points », [1972]). Nous classons Marschall Mc LUHAN dans ce type d’approche car son approche vise une réflexion d’ensemble sur les médias. 8 Sur cette approche des effets des médias, la littérature nord-américaine est des plus abondante, avec un nombre impressionnant de recueils et de recensions (voir par exemple, pour un état des travaux classiques, fondateurs mais déjà anciens, de Lazarsfeld, Lasswel, Hovland, Katz, Berelson, etc. : Wilbur SCHRAMM, « Mass communication », Annual Review of Psychology 13, 1962, pp. 251-284) ; pour un exemple d’étude actuelle : James J. BRADAC, Message effects in communication science : Contemporay approches, Newbury Park (CA) : Sage (coll. « Sage Annual Reviews of Communication Research », 17), 1989. Il faut ajouter à ce courant toute la montée de la démarche nord-américaine en évaluation. Egon G. GUBA, Yvonna S. LINCOLN, Fourth generation evaluation, Newbury Park (CA) : Sage, 1989. On trouve une présentation des mécanismes pyscho-sociologiques dans Jean STOETZEL, La psychologie sociale, Paris : Flammarion, 1978, spéc. Chap. 17, « Les phénomènes de masse » et 18, « L’opinion publique et l’information collective ». Pour les travaux français, outre ceux de Stoetzel, deux directions différentes : Jean CAZENEUVE, L’homme téléspectateur, Paris : Denoël & Gonthier, 1974 ; Jean Noël KAPFERER, Les chemins de la persuasion : Le mode d’influence des médias et de la publicité sur les comportements, Paris : Gauthier-Villars, 1978. Pour une présentation d’ensemble, d’un point de vue empiriste : Alphons SILBERMANN, Communication de masse : Éléments de sociologie empirique, Paris : Hachette, 1981. 258 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART B.3) Une approche de l’opérativité sociale qui se situe à l’opposé des deux premières. Elle propose une sociologie des médias dont le cadre est soit une théorie des classes sociales, soit une théorie du lien social se référant à la sociologie de l’Ecole de Francfort. Elle se développe soit comme une critique de l’approche des effets, soit comme critique des médias eux-mêmes9. B.4) Une approche du fonctionnement socio-sémiotique des média qui cherche à rendre compte de la production et de la reconnaissance des discours sociaux. Les médias sont alors à penser comme des supports et des lieux de production de sens10. Autrement dit, dans la section A, nous proposerons un examen de l’approche des médias comme moyens de communication (A.1), à partir de trois exemples ad hoc (i.e. choisis à cause de leurs contrastes). Dans la Section B, nous en viendrons à nous interroger sur l’approche de l’opérativité sociale telle qu’elle est proposée par la sociologie des médias (B.3). Ce qui nous retiendra sera le modèle critique qui la soustend. Il s’agit en effet (Section C), de repenser le média comme support et lieux de production de sens susceptible, l’image mediatisée étant alors abordée comme un type de rapport au monde physique et au monde social. Ce montage d’étude s’appuie sur le fait que les différentes approches ne se situent pas sur le même plan. En effet, les deux premières visent une description des processus, les deux autres l’élaboration d’une théorie de ces processus. C’est pourquoi, si la sociologie critique indique la direction dans laquelle mener l’investigation, cette dernière demande, selon nous, le modèle analytique de la socio-sémiotique. Mais l’objet à traiter reste, quoi qu’en disent les théories critiques, les conditions de possibilités des effets. 9 Pour cette approche traitant de l’opérativité des médias, nous distinguerons l’approche sociologique de l’approche proprement critique. Pour l’approche sociologique, voir par exemple l’état dressé par Anne Marie LAULAN, « La sociologie de la communication », Communication et langages 41-42, 1978, pp. 147-163. Nous y ajouterons : Jean-François BARBIER BOUVET, Paul BEAUD, Pierre FLICHY, Communication et pouvoir, Paris : Anthropos, 1979 ; Armand MATTELART, Jean-Marie PIEMME, Télévision : enjeux sans frontières, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble. 1980 ; Michèle MATTELART, Penser les médias, Paris : Éd. La découverte, 1986 ; Paul BEAUD, La société de connivence : Media, médiations et classes sociales, Paris : Aubier, 1984. Pour l’approche critique : Louis QUÉRÉ, Des miroirs équivoques : Aux origines de la communication moderne, Paris : Aubier, 1982. 10 Certaines recherches appartenant autres approches possèdent parfois un versant traitant du fonctionnement symbolique. Tel était le cas, par exemple, du livre d’Henri Pierre JEUDY, La publicité et son enjeu social, Paris : Presses universitaires de France, 1977. Cette approche met l’accent soit sur l’aspect sociologique (par ex., Sylvia OSTROWETSKY, Samuel BORDREUIL, Le néo-style régional : Reproduction d’une architecture pavillonnaire, Paris : Bordas, 1980) ; soit psychosociologique (par ex., Gustave Nicolas FISCHER, Psychosociologie de l’espace, Paris : Presses Universitaires de France (coll. « Que sais-je ? », 1925) ; ou encore le numéro de Communications 33, Apprendre les médias, dirigé par Geneviève Jacquinot) ; soit sur l’aspect psychosémiotique (par ex., Michel TARDY, Iconologie et sémiogènèse. Thèse de Doctorat d’État. Strasbourg : Université de Strasbourg. 2 vol., 1976). On notera l’importance des modèles de la logique de la communication (Ecole de Palo Alto ; interactionnisme symbolique hérité de George Herbert Mead) : Eliséo VERON, « Il est là, je le vois, il me parle », Communications 38, 1983, pp. 98-120 et plus généralement Production de sens, (1985). SECTION A. L’OBSTACLE DE LA DÉFINITION DES MÉDIAS Nécessité de redéfinir ce que l’on entend par « média » Le développement de l’image dans notre culture est lié à la mise en place des médias. La photographie, le graphisme, le film, la vidéo sont en effet en rapport avec l’institutionnalisation de moyens de communication — et l’on ajoute généralement, « communication de masse » — tels que la presse, la publicité, le cinéma, la télévision. On peut se demander cependant si ce constat (somme toute des plus sommaires et des plus communs) implique de poser, en préalable à tout réexamen d’une analyse des images dans notre culture, une enquête sur les médias. Or, la difficulté que l’on rencontre pour répondre à cette question ne tient pas tant au fait de savoir si une telle enquête est nécessaire qu’à l’imprécision du terme « média ». Aussi, si nous voulons être cohérents avec notre façon d’aborder l’image comme objet social, nous faut-il, quitte à sembler nous éloigner pour quelque temps de notre objectif premier, commencer par examiner quelques exemples de définitions de ce terme servant de référence, afin de préciser pour chacune d’elles la place qu’elle accorde à l’image. § 1. Redéfinir les médias pour approcher l’image Une définition étendue : celle de Mc Luhan La définition la plus extensive que l’on puisse trouver est celle de Marshall Mac Luhan qui considère comme média toute technologie qui crée des extensions du corps et des sens humains, depuis l’habillement jusqu’aux ordinateurs. Cette définition a la particularité de prendre en considération, à côté de la conception technologique que suggère immédiatement la notion de média (tout média est considéré relever, en premier et avant tout, d’une invention technique), une dimension psychologique d’instrumentalité sensori-motrice1. Sa force tient à son extrême généralité qui 1 Cette définition des médias comme prolongements du corps humain est sans cesse affirmée par Mac Luhan. Ces prolongements concernent non seulement les sens, mais encore la motricité, la peau ou le système 260 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART allie le fond le plus stable d’une anthropologie physique (les mécanismes sensori-moteurs) et l’inventaire de formes des plus variables des inventions technologiques humaines ; alliance et rencontre dont le fruit est une sorte de macro-histoire des variations de la culture, définie comme modalité du rapport de l’homme à son milieu et rapport des sens entre eux 2. Dans le cas de la définition extensive des médias donnée par Mac Luhan, l’image n’est pas abordée en tant que telle, bien que le terme soit couramment utilisé selon toute la gamme de ses divers sens communs. Par conséquent, la conception de Mac Luhan n’amène directement que très peu d’éléments pour une enquête sur les médias en vue de la construction d’un modèle d’approche de ce que l’on appelle « l’image » ou « les images ». Toutefois, il ne faut pas se laisser abuser par les formulations de cet auteur, et encore moins par les réactions agacées des chercheurs devant des méthodes et des formulations provocantes. L’absence de procédures de vérifications ou le recours systématique à des rapprochements osés et parfois un peu gratuits, ne doivent pas oblitérer les intuitions, ni faire rejeter a priori leur examen. La conception mac-luhanienne de la culture fait une place très importante à deux points qui touchent de près la question de l’image médiatisée : l’ordre visuel et certains processus technologiques. Dans la mesure où la culture est conçue comme un ordre de préférence entre nos sens, il est possible d’effectuer une opposition entre la culture orale (ou encore tribale), dans laquelle l’homme vit dans un espace acoustique, et la culture visuelle, caractérisée par un espace « rationnel » ou pictural, née avec l’alphabet. On connaît la thèse fameuse — et combien discutée et controversée — selon laquelle ce serait précisément la culture visuelle, dont l’apogée fut marquée par le développement de l’imprimerie, qui s’effacerait aujourd’hui devant une nouvelle culture, une culture synesthésique, caractérisée par le prolongement, non d’un seul sens, mais du système nerveux lui-même ainsi que par une modélisation de l’ensemble de l’appareil sensoriel3. L’image est ensuite abordée comme un fait technologique, c’est le cas par exemple de la photographie ou de la télévision. Cependant, la conception mac-luhanienne des médias ne s’arrête jamais sur la seule technologie mais elle prend en compte ses implications : elle se donne pour objet d’apprécier, d’une part, l’équilibre entre les médias, et d’autre part, leur impact dans l’évolution culturelle. C’est ainsi, par exemple, que la photographie est opposée à la télévision comme un « médium chaud » à un « médium nerveux central. Voir par exemple Marschall Mc LUHAN, Pour comprendre les médias, ([1964] 1968), [cité d’après coll. « Points », 1972], dès les premières pages de « l’Introduction » ; D’œil à oreille : La nouvelle Galaxie, ([Essays : Processus and media, Montréal : Hartubise HMH, 1977], Paris : Denoël & Gonthier, [1977]), p. 35-36. Voir aussi les 42 points proposés par C. H. Conford pour résumer la théorie de Mac Luhan, cités par Derrick de Kerckhove dans son « Introduction : Examen théorique » à ce dernier livre (pp. 10-18). 2 Au-delà des différences concernant les modalités d’approche et les conceptions de la recherche, il existe des similitudes sur la conception de la culture avec d’autres auteurs nord-américains tels que E. Hall par exemple. 3 Pour un résumé de la thèse : Marschall Mc LUHAN, D’œil à oreille, [1977], pp. 36-47. SECTION A. L’OBSTACLE DE LA DÉFINITION DES MÉDIAS 261 froid » ; et elle est pensée comme achèvement de l’ordre typographique en train de basculer sur un ordre graphique4. En conséquence donc, les investigations de Mac Luhan ont l’avantage de remettre en cause la façon habituelle de considérer l’image dans son opposition au langage écrit. L’auteur nous invite, par exemple, à considérer image et langage écrit comme deux aspects d’un même ordre typographique. Inversement, des phénomènes que l’on classe « naturellement » sous le vocable « image » apparaissent comme devant être distingués : quelle similitude, en effet, entre une « image » picturale et une « image » télévisuelle, si c’est l’équilibre entre les sens qui définit les propriétés des médias ? Voilà qui incite à procéder à une double approche — et économique et historique — des médias. De ce point de vue, on peut donc dire que, s’il n’y a pas chez Mac Luhan de place spécifique faite à l’image, c’est parce que celle-ci n’existe pas en soi, mais qu’elle se définit précisément dans ce double rapport (économique et historique) des médias entre eux, dans la mesure où l’évolution de ces derniers correspond à une redistribution des rapports entre les sens. Il est indéniable cependant que la conception de Mac Luhan présente toute de même quelques sérieuses difficultés théoriques. Brancher directement des technologies sur les processus psychiques revient à tenir deux des extrémités de la chaîne. Mais elle laisse échapper l’analyse des opérations intermédiaires ; d’où le caractère quelque peu magique d’une telle conception et la fascination — et les rejets — que produisent ses allures oraculaires et prophétiques. La conséquence en est que nous sommes transportés dans un monde en constante transformation, sans que les opérations et les processus de cette transformation n’apparaissent. Point de travail, ni d’opérations de langage ; on ne voit que des « effets ». Par exemple, l’intuition de la puissance du médium et de sa primauté sur le contenu est des plus intéressantes, mais peut-on expliquer ce processus par la seule détermination circul aire entre technologies et perception, de sorte que l’histoire semble se dérouler selon un principe de téléologie interne ? Peut-on se dispenser de tout processus de signification et de symbolisation ? En ce cas, que le terme « image » soit constamment utilisé dans une telle 4 Le chapitre 20 de Comprendre les médias, ([1964] 1968), [cité d’après coll. « Points »], intitulé « La photographie : Le bordel imaginaire », est de ce point de vue exemplaire. « Les médias chauds sont ceux qui prolongent un seul sens en lui donnant une forte définition et un degré élevé d’information ; ils plongent leurs destinataires dans un état de réceptivité passive. Les médias froids sont ceux qui affectent les sens en profondeur ; Mc Luhan entend par là qu’ils font appel à une perception synesthésique et non sélective. » (C. H. Conford, cité par Derrick de Kerckhove in : Marschall Mc LUHAN, D’œil à oreille, [1977], p. 19. Il faut rappeler que les notions de « média chaud » et de « média froid » sont relatives : un média chaud à un moment peut devenir froid du fait de l’apparition d’un autre plus chaud. Pour plus de précisions, on se reportera aux trois premiers Chapitres de Pour comprendre les médias, : Chap. 1, « Le message, c’est le médium » ; Chap. 2, « Les médias, chauds et froids » ; Chap. 3, « La loi de réversibilité des médias surchauffés ». 262 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART conception, sans être pour autant défini, est la marque, selon nous, d’une impasse sur les processus de symbolisation5. Une définition technologique : celle d’Escarpit À l’opposé de cette définition très large, le médium peut être défini de manière particulièrement restrictive comme un dispositif opératoire (une machine) de transmission permettant le transcodage dans la communication, un lieu de transaction de l’information. En ce cas, il n’est donc plus synonyme de système de communication ; mais, dans une perspective qui s’avère très différente de la précédente, il désigne un type de machine parmi les six qui entrent dans la composition des systèmes de communication6. Cette définition purement technique a le mérite de lever la confusion entre technologies, processus et langage. Selon elle, le processus de communication de masse relève d’une modélisation systémique qui fait apparaître des sous-systèmes d’enregistrement, de production, de transmission et de réception. Mais surtout, la communication étant alors distinguée de l’information, le langage retrouve sa place et son importance. Sans l’aide d’un médium, l’organisme humain dispose de deux systèmes émetteurs (moteur et phonique) et de trois canaux de réception (canal tactile, canal visuel et canal auditif ou phonique) ; et à chacun de ces canaux correspond un langage spécifique7. De ce fait, l'« image » se trouve tout à la fois rapportée à un canal de réception spécifique et appréhendée comme un langage spécifique8. Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, de pouvoir se combiner avec d’autres langages pour donner naissance à des produits culturels tels que le « texte » qui unit trois fonctions : iconique, discursive et documentaire (p. 121). Dès lors, les technologies de la communication peuvent être classées à partir des différents types de processus communicationnels et d’activité langagière qu’elles permettent et mobilisent. L’on distinguera ainsi le « document » (objet informationnel visible et touchable ; doué d’une indépendance au temps, puisque constitué de traces sur un support ; susceptible d’une lecture) ; le « semi-document » (objet d’une perception et non d’une lecture, dans la 5 À l’opposé ce que nous venons de dire, signalons le rôle reconnu à l’artiste qui est « d’entendre le langage du monde extérieur et de le relier au monde intérieur » (Marschall Mc LUHAN, D’œil à oreille, [1977], p. 32). Mais là encore, ce rôle est réduit à une capacité à sentir les changements des médias, car l’auteur n’analyse pas de quelle manière il y participe. 6 Robert ESCARPIT, Théorie générale de l’information…, (1976), p. 101. Les six machines sont les suivantes : M1 (machine relais. Ex. : miroir) ; M2 (machine média. Ex. : téléphone) ; M3 (machine à mémoire. Ex. : magnétophone) ; M4 (machine informatique. Ex. : ordinateur) ; M5 (machine à comportement. Organisme vivant) ; M6 (machine à langage. Animal hominisé). Ainsi la « machine médial », ou médium, intervient chaque fois qu’il y a opération de transcodage de l’information dans la communication. Pour plus de détail, se reporter aux pp. 106109. 7 Ibid., p. 120. 8 Voir sur ce point la présentation de l’analyse et de la lecture de l’image, Ibid., pp. 128-137. SECTION A. L’OBSTACLE DE LA DÉFINITION DES MÉDIAS 263 mesure où il reconstitue ou reproduit artificiellement des contraintes sensorielles de la vie quotidienne ; il est enregistrement et il nécessite donc un appareil de décodage des signaux : ex. = l’appareil de projection de films.) ; les techniques de « diffusion » et de transmission « linéaire »9. Avec une telle définition technologique, nous ne serons pas étonnés de retrouver la gamme habituelle des acceptions du terme « image » : soit comme langage spécifique du canal visuel (les images), soit comme type — ou élément — de document (une affiche, par exemple) ; soit comme composant d’un semi-document ou d’un dispositif de transmission (l’image filmique ou télévisuelle). Une définition commune : celle de Silbermann La définition la plus courante qui est faite des médias se situe, en réalité, à michemin entre les définitions précédentes. Le terme de « média » est alors utilisé en abréviation de « moyens de communication de masse », c’est-à-dire d’instruments de diffusion massive d’information. Définition qui ne va pas, dans le langage courant et souvent aussi dans le langage scientifique, sans une connotation quelque peu péjorative d’instrument de manipulation, de persuasion collective, d’une forme nouvelle de contrainte et de contrôle social sur les individus. Deux caractéristiques des médias sont alors mises en valeur, qui vont bien au-delà du constat d’une réception publique : d’une part, le caractère massif, presque aveugle (dû à l’étendue nombreuse et à la non-organisation du public) de la diffusion ; et, d’autre part, le caractère médiat, c’est-à-dire d’une absence d’interaction physique entre émetteur et récepteur. La communication de masse au moyen des médias s’oppose ainsi à la communication sélective et individuelle entre individus : la télévision ou la radio se différenciant fondamentalement de ce point de vue du téléphone ; elle s’oppose aussi à la communication dite « directe », dans laquelle l’individu est en contact physique avec un ou plusieurs de ses semblables comme c’est le cas dans la conversation 10. 9 Un tableau présente les « Technologies de communication » et fait apparaître comment ce siècle débute avec la triple possibilité : de créer des documents sonores, de créer des documents animés et de diffuser l’information à distance sans la médiation d’un document. Voir Robert ESCARPIT, Ibid., p. 119. 10 À strictement parler, les « mass-media » sont des médias dont l’accès est « public » (radio, télévision, presse, télétel, etc.), à l’opposé des médias dont l’accès est « privé » (téléphone, courrier, etc.). À cette distinction, proposée par Eliséo VERON, Eliséo et Martine LEVASSEUR dans Ethnographie de l’exposition : L’espace, le corps, le sens, (Paris : BPI-Centre Georges Pompidou. 1983. pp. 21-28), nous en ajouterons une autre qui distingue une situation de réception « collective » (dont le modèle est l’exposition : plusieurs personnes sont co-présentes physiquement lors de l’utilisation ; la réception familiale de la télévision serait semi-collective) et une situation « individuelle » (téléphone, minitel, etc.). La distinction entre communication privée (Private communication) et communication de masse (Mass communication) est usuelle, comme l’indique le tableau repris par Alphons SILBERMANN au « Report of the Governement Committee on Communication Policy » d’Helsinki (1974) dans Communication de masse, (1981), p. 20. Le livre de Silbermann est un compendium des plus larges sur le sujet ; il présente, entre autres, les études qui ont pu être faites sur les communications de masse sous le paradigme de la psychosociologie et de la sociologie américaines de type empiriste. Paradigme qui est précisément critiqué par des 264 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Même si, de par ses présupposés, la théorie positiviste de la communication de masse reprend les grandes lignes de la définition du sens commun, elle s’en démarque en revanche par un souci certain de précision. Par exemple, Alphons Silbermann, dans l’ouvrage déjà cité, non seulement distingue la communication de masse d’avec la communication privée, mais encore fait l’analyse de ses différentes composantes : processus de communication, communicateur, contenu, média, récepteur, effets. Le sens du terme « média » sert alors à désigner les seuls moyens techniques et institutionnels rendant possible la communication de masse. C’est ainsi que l’auteur propose une classification des études par médium : la presse, le cinéma, la radio, la télévision, le livre et le disque. Le média est identifié au « système de communication » à l’intérieur duquel le « processus de communication » se déroule. Telle est, du moins, ce qui ressort de la lecture ; car l’équation entre médium et système de communication n’y est pas explicitement présentée. L’auteur va donc se faire l’écho de la répartition des tâches habituellement admise : les instruments et résultats de la psychologie sociale sont fondamentaux pour la connaissance du « processus de communication », mais ne sont d’aucun secours pour la connaissance du « système de communication » qui doit mobiliser, avant tout, des analyses sociologiques et politologiques11. Dans un tel contexte, les images seront abordées non seulement sous le registre des innovations techniques de reproduction du réel, de diffusion ou de conservation ; mais simultanément comme moyens d’obtenir certains effets sociaux spécifiques sur les sujets récepteurs. Il est en effet possible de périodiser les innovations technologiques, de faire une histoire des techniques de production des images : histoire de la peinture comme technique médiatique religieuse ou politique ; de la gravure des estampes puis des affiches ou imprimés ; de la photographie ; du cinéma ; de l’image télévisée puis magnétoscopée ; etc. On peut déterminer ainsi des seuils, et même repérer des bifurcations dans la fonction médiatique des images ; c’est-à-dire rapporter les innovations techniques à des modifications institutionnelles. Et si l’on se conforme à la définition des médias comme moyens techniques et institutionnels de communication de masse (donc, comme définition entendue au sens le plus neutre de communication s’adressant à un grand nombre de personnes), il est alors certain que chaque innovation observée dans le champ technologique sera à rapporter à sociologues comme Louis QUÉRÉ (Des miroirs équivoques, 1982), et surtout par Paul BEAUD dans la première partie, intitulée « Pour comprendre la sociologie des médias », de son ouvrage La société de connivence, (1984). 11 Alphons SILBERMANN, Communication de masse, (1981), p. 57. Remarquer que ce que l’auteur appelle « médium » correspond exactement à ce que R. Escarpit décrit comme système de communication et de diffusion, constitués tous deux d’appareils et de machines (technologies) en vue d’obtenir un certain effet et appartenant à un système socio-économique. Même type de définition du média chez Philippe J. MAARECK, Media et malentendus : Cinéma et communication politique, Paris : Edilig, [1986]. Quant à l’expression « système de communication », elle désigne chez Silbermann principalement les institutions (au sens sociologique et politologique). Serge Moscovici donne à cette expression un sens moins descriptif et plus construit, puisqu’elle désigne trois modalités de communication entre société et groupe, groupe et individu : la « diffusion », la « propagation » et la « propagande » (Serge MOSCOVICI, La psychanalyse, son image et son public, Paris : Presses Universitaires de France, 1961). SECTION A. L’OBSTACLE DE LA DÉFINITION DES MÉDIAS 265 l’ensemble du champ social ; car, d’un côté, elle a forcément été rendue possible et préparée par des pratiques sociales et langagières ; et en retour, elle a rendu possible l’existence de nouveaux moyens institutionnels ; comme ce fut le cas pour l’héliogravure permettant le développement de la presse écrite, la photographie et la caméra pour le cinéma, l’image électronique pour la télévision, etc. Cette définition nous oriente donc vers la possibilité d’une sociologie historique des médias. Au fond, tout porterait donc à penser que cette définition des médias, comme système techno-institutionnel de communication support et cadre d’un processus de communication, a de quoi nous satisfaire, puisque l’investigation des médias qu’elle permet — et au-delà celle des images — pose en son principe une interaction entre technologie, champ social et langages. Pourtant, il faut bien le dire, elle ne nous satisfait que très partiellement, car elle ne va suffisamment loin dans l’analyse de cette interaction. Quelle est en effet la limite de cette conception des médias du point de vue d’une approche de l’image telle que nous voulons la mener ? Le point de départ de l’investigation y reste soit une histoire des techniques, soit une histoire des institutions. On constatera alors et on décrira d’un côté une accélération des innovations et, de l’autre, celle de l’institutionnalisation ; on constatera, par exemple, qu’il s’écoule de moins en moins de temps entre l’invention, la commercialisation et l’implantation massive 12. En ce cas, l’approche de la dimension sociologique portera avant tout sur la description du « système » de communication ; c’est-à-dire, pour prendre des termes sociologiques : sur l'« organisation » et non sur l'« institution »13. Cette démarche est en soi tout à fait légitime et intéressante ; simplement, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, elle pose de sérieux problèmes pour une approche de l’image. Car, dans ces conditions, l’image (ou les images) sera (ou seront) abordée(s) sous l’angle des modifications techniques dont elles ont fait l’objet ; par exemple : passage de l’image manuelle à l’image mécanique, puis de la seconde à l’image électronique. L’image appartient au domaine du support, du médium stricto sensu. On pourra en faire une approche 12 Voir, par exemple, le tableau comparatif des temps entre 1) invention et application d’une découverte technologique, 2) prototype et commercialisation, 3) commercialisation et début d’implantation massive, pour différents media ; tableau emprunté à Francis BALLE (Institutions et publics de moyens d’information, Paris, 1973, pp. 75-76) par Alphons SILBERMANN (Communication de masse, (1981), p. 7). L’organisation est entendue ici comme une entité de nature économique ou politique, fonctionnellement hiérarchisée et éventuellement juridiquement définie. L’institution est à entendre au sens durkheimien de système de croyance et de pratiques qui assurent la cohésion sociale. Il y a entre les deux à la fois une différence de niveau de réalité sociale et une différence de fonctionnement : l’organisation se pensera en termes de système et de stratégies des acteurs ; l’institution en termes de production-reproduction des rapports sociaux et de la société. Précisons que ce que les juristes ou les politologues appellent « institutions » est donc plus de l’ordre de l’organisation (ou comme une organisation politique d’organisations) et se distingue, nous le verrons, du système de représentations et de croyance qui en assure la légitimité (qui lui, relève de l’institution au sens durkheimien). Sur l’organisation, on pourra consulter Michel CROZIER ; Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective, Paris : Éd. du Seuil, 1977. Sur le rapport entre institution au sens durkheimien et le politique, voir Bernard LACROIX, Durkheim et le politique, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques/ Montréal : Presses de l’université de Montréal, 1981. 13 266 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART externe ou interne : une sociologie (tel type d’image apparaît à tel moment, dans telles conditions et dans telle organisation — tel « média ») ou une sémiologie (tel type d’image produit des effets de sens selon telle modalité). Ce qui restera à faire, ce sera une analyse de la manière dont l’image-objet est résultante de conditions, non seulement sociales ou technologiques mais encore psychiques, qui en définissent la possibilité de production ; et, qu’elle est en même temps, opérante d’une production-reproduction : de la capacité de penser le social, des rapports sociaux et de la subjectivation. Autrement dit, une analyse de la façon dont l’image est un outil de médiation symbolique. Pour une approche de la dimension symbolique des médias Le rapide examen que nous venons de mener sur quelques différentes définitions positivistes-empiristes des médias, montre la nécessité de reconsidérer ces derniers si l’on veut pouvoir construire une nouvelle façon d’approcher l’image. D’une façon générale — et à elles toutes —, ces définitions reconnaissent bien le principe d’une pluri-dimensionnalité des médias (composantes technologiques, sociologiques et sémiotiques) ; mais, soit elles se focalisent sur une de ces composantes, soit elles les juxtaposent sans en traiter l’articulation. Quoi qu’on en dise, la juxtaposition empiriste d’un grand nombre de recherches ne permettra jamais de penser l’interface. Il manquera toujours une problématique. Or, nous l’avons vu, ce qui est généralement porté disparu est précisément la dimension symbolique des médias. Et, lorsque la composante sémiotique se trouve prise en compte et décrite de manière tout à fait détaillée, comme cela est le cas chez Robert Escarpit par exemple, elle est alors isolée de la composante sociale. Tout se passe comme si c’était le rapport et l’articulation entre le social, le sémiotique et le technologique qui constituaient le point aveugle de ces approches. Pourtant, si la sémiologie des communications de masse nous a appris quelque chose, c’est bien que les images se situaient sur cette articulation. On peut en effet admettre que les médias soient des dispositifs, d’appareils et de machines interconnectées en vue d’assurer un processus ou de produire un effet ; bref qu’ils soient des systèmes14. On peut tout à fait admettre aussi qu’ils soient des technologies institutionnalisées. Par contre, l’on ne saurait admettre qu’ils ne sont que systèmes ou que technologies institutionnalisées. Leur rapport au pouvoir, leurs fonctions de production de représentations collectives, tout ce qui fait d’eux effectivement des institutions au sens durkheimien du terme15; — tout cela donc, oblige à les concevoir comme des systèmes sym- 14 Robert ESCARPIT, Théorie générale de l’information…, (1976), p. 205. On peut « appeler, écrit Durkheim, institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut être alors définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement ». Émile DURKHEIM, Règles de la méthode sociologique, 16e éd. Paris : Presses universitaires de France, 1967, p. xxii. 15 SECTION A. L’OBSTACLE DE LA DÉFINITION DES MÉDIAS 267 boliques, ou, pour reprendre une expression particulièrement heureuse de Paul Beaud, des « techniques symboliques »16. Les médias, en tant que dispositifs et institutions, constituent des espaces sociaux qui sont aussi des lieux — des espaces symboliques — au sens où l’on a pu dire, par exemple, que le livre au moment de la Réforme établissait entre le lecteur et le texte l’espace d’une réciprocité17. Par conséquent, suivant le sens le plus strict de leur nom — et renversant quelque peu les perspectives habituelles en la matière —, nous définirons les médias comme des dispositifs de médiatisation technologisée du rapport entre un sujet social et un processus sémiotique18. En effet, contrairement à ce qu’on entend couramment, nous considérons que le rapport n’est pas d’abord technologique mais social ; que la technologie est le support et l’outil du processus sémiotique (= de production de sens) ; que l’opération est celle d’une médiatisation, c’est-à-dire de l’ouverture d’une possibilité de négociation entre le sujet et le processus de langage ; que cette médiatisation est institutionnalisée et qu’elle ouvre un espace social, qui définit en retour les acteurs sociaux qui s’y trouvent comme sujet social (le « public » d’un média), et qui est, comme tel, susceptible de donner lieu, de servir de siège, à une stratégie de pouvoir. Mais qu’à l’inverse, le dispositif est la mémorisation de structures mentales et d’espaces sociaux antérieurs. Nous aurons l’occasion de revenir plus tard en détail sur cette définition du média. Cherchons, pour l’instant, à saisir quelles en sont les implications pour l’approche des images. 16 « Il ne peut y avoir d’histoire des technologies, de compréhension de leurs effets sur la société contemporaine sans une histoire des techniques symboliques — au sens où l’art comprend le mot technique — qui leur sont sans cesse associées. Ce que nous appelons généalogie des usages sociaux des technologies de communication — processus par lequel, comme à nouveau dans l’art, se sédimentent des sens sociaux par l’interaction du technique et du social — cette généalogie doit être l’instrument d’une vigilance sociologique qui permet de resituer toute recherche empirique au caractère plus ou moins mais nécessairement monographique dans une évolution et un contexte sans lesquels le présent paraît obscur ou indûment singulier. » Paul BEAUD, La société de connivence, 1984, p. 148. 17 Michel de CERTEAU (L’invention du quotidien, Paris : Union générale d’Édition, 1980, pp. 289-290), cité par Paul BEAUD, La société de connivence, (1984), p. 153. 18 Nous employons le terme de « processus » et non celui d'« objet » car, par exemple, le média télévision établira un rapport entre le sujet et le reportage. c’est ce dernier qui est sémiotique, non la cassette vidéo qui, elle, est un objet technologique. 268 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART § 2. L’enquête socio-historique sur l’image oblige à envisager une archéologie des médias Se demander pourquoi le versant symbolique se trouve occulté Maintenant que nous avons une définition des médias qui considère ces derniers sous leur angle de techniques symboliques et prend en compte leur composante sémiotique, il devrait être relativement aisé, pensera-t-on, de situer l’image dans les médias. Or, il n’en est rien. Comment cela est-il possible ? Simplement, parce qu’une définition — la « définition initiale » disait Marcel Mauss — est un premier temps qui ouvre l’analyse ; mais ne remplace pas cette dernière. Si une analyse précise des médias comme techniques « symboliques » nous fait défaut, c’est qu’il nous manque une généalogie des systèmes symboliques. Nous savons seulement qu’il y sera question de lien social, de constructions mentales et d’activité de langage. Si nous étions en possession d’une telle analyse, les choses seraient relativement simples, et nous serions effectivement en mesure de définir ce qu’il faut entendre par « image ». Or, ce qui fait des médias un fait de langage nous échappe encore. Nous l’avons circonscrit au moyen de la définition ; mais non encore exploré. Ainsi, mener l’investigation sur l’image demande au préalable, non de faire une analyse exhaustive des médias en tant que systèmes symboliques — ce qui serait ici hors de propos — mais à tout le moins de problématiser ce défaut d’analyse et de reconstruire la dimension symbolique sans laquelle il n’est pas possible de penser l’image. Avec, tout de même, notre hypothèse selon laquelle l’image est un terrain d’investigation de la dimension symbolique particulièrement pertinent. Partir de la mythologie de la communication : transparence et manipulation Pour problématiser l’impasse qui est habituellement faite sur la dimension symbolique des médias, nous partirons de deux mythes19 dont la récurrence est révélée par l’examen de la littérature et dont l’importance commence à être signalée aussi bien par les politologues que par les sociologues. Deux mythes qui correspondent, en fait, à deux façons de se représenter la dimension technologique des médias. Deux mythes qui, précisément, font écho à ce que nous avons rencontré à propos de la sémiotique des images. Deux mythes, enfin, qui font système : le mythe de la transparence et le mythe de la manipulation. 19 Nous appelons « mythe » un ensemble ordonné de représentations collectives. Nous ne disons pas « idéologie », car celle-ci désigne plutôt un processus. SECTION A. L’OBSTACLE DE LA DÉFINITION DES MÉDIAS 269 Les approches des médias sont habitées par le mythe de la transparence. Qu’est-ce à dire ? Que la technologie des médias serait — ou devrait être — un moyen d’accès direct au monde, au langage et à autrui. Moyen d’accès direct au monde : les médias se distinguent des productions culturelles « anciennes » (peinture, écriture) parce qu’ils sont branchés sur — mieux : ils nous « branchent » — sur la réalité du monde ; ils reproduisent les choses, enregistrent les événements. Ainsi, la photographie est l’analogon du monde ; la presse nous apporte les dernières nouvelles ; et la télévision fait voir en direct ce qui se passe. Moyen d’accès direct au langage : les médias seraient un langage direct : ils ne demandent pas de savoir lire, il suffit de se laisser transporter, de voir, d’écouter. L’image est universelle, au même titre que les gestes ; elle constitue un langage transculturel et transhistorique ; et la technologie des médias nous offre aujourd’hui les moyens de la généralisation de cette universalité20. Moyen d’accès direct à autrui : les médias, de par leur puissance technologique, abolissent les distances, peuvent alléger les structures, rendent possible la décentralisation ainsi qu’une vie socio-politique communautaire et spontanée ; bref, avec eux, le lointain devient immédiat et le différent (presque) le même. Mythologie d’un monde que la technologie libérerait enfin des médiations intersubjectives, langagières et politiques. Nous retrouvons ici le grand mythe mac-luhanien du village mondial. Mais, de même qu’à la lumière est irrémédiablement attachée une part d’ombre, au mythe de la transparence est attaché son envers : le mythe de la manipulation. Ce mythe se découpe, lui aussi, sur les trois plans du rapport au monde, du rapport au langage et du rapport à autrui, en parfaite symétrie avec celui de la transparence. Premier plan : les médias trahissent la réalité, et l’information est, dit-on, tronquée, parcellaire, orientée. Second plan, ensuite : ce qui devrait être un langage innocent et direct, une restitution qui devrait laisser parler le monde, s’avère le lieu d’opérations hautement sophistiquées, héritées des formes les plus artificieuses de la pratique du langage ; à savoir, de la rhétorique. Et nous voilà ainsi arrivés sur le troisième plan : outils de persuasion, les médias vont exercer une contrainte sur les individus et surtout produire une socialité factice, la réunion d’un corps social artificiel. La technologie de communication, d’outil qui libère des médiations, est ainsi, en son envers, un instrument de pouvoir. Certains sociologues ont fort bien montré quel était l’enjeu sociologique de cette 20 Serge MOSCOVOCI (« La révolution iconique », La recherche 14 (144), mai 1983, pp. 569-570) signale deux tendances de fond qui expliqueraient la révolution iconique contemporaine : la prédominance du travail inventif et l’accélération des communications de masse. Il convient donc de considérer que « les hommes ont toujours préféré les images aux autres signes » et que « le temps de montrer est plus fort et plus bref que le temps de démontrer ». Il en conclut : « L’efficacité de l’image est bien qu’elle permet aux gens d’habiter la Tour de Babel malgré les barrières de la langue et de la culture. L’universalité contemporaine est iconique. Elle se réalise sur le plan intellectuel dans l’image comme elle se réalise sur le plan affectif dans la musique. » (p. 570). Nous citons ce texte pour montrer la proximité entre ce qui relève des particularités du fonctionnement psycho-sémiotique des images et ce qui appartient au mythe de l’universalité d’un langage rendu absolument direct et transparent par la technologie. Pour montrer à quel point l’examen est délicat. 270 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART mythologie de la communication, c’est-à-dire de ce jeu de symétrie entre la puissance positive de la technologie et son retournement en la puissance négative d’une intentionnalité. « Aujourd’hui, écrit par exemple Paul Beaud en conclusion de son commentaire du mythe de la télévision directe, il naît un dialogue entre l’État et des couches sociales qui associent elles aussi leur ascension à l’innovation technologique, l’autonomisent pour mieux dénier que cette ascension est d’abord le fait d’une évolution de la structure de la production, de la structure sociale qui oriente cette innovation21. » Mais, outre cet enjeu sociologique, cette mythologie de la communication, à notre sens, comporte encore deux autres enjeux qui nous intéressent ici au tout premier chef : un enjeu sémiotique et un enjeu épistémologique. 1) Avec l’enjeu sémiotique, nous nous retrouvons immédiatement au cœur de notre objet d’analyse : l’image. Car cette dernière est non seulement un des composants essentiels du fonctionnement des médias, mais elle est encore langage. Même si la sémiotique de ce langage présente les difficultés que l’on a dites, que l’image soit langage est aujourd’hui un fait acquis. Or, à la lumière de ce que nous savons de cette mythologie de la communication, il convient de se demander si l’image n’est pas pensée comme un langage qui serait à la fois le plus transparent et le plus opaque. Langage, dont la « faiblesse » sémiotique, due à ce qu’il ne serait presque rien de plus qu’une technologie, a pour pendant la « puissance » subjective et sociale. D’où la nécessité, devant laquelle nous allons nous trouver, de repenser ce que l’on met sous le terme de langage. 2) Venons-en à l’enjeu épistémologique : cette mythologie de la communication et de la manipulation pèse de tout son poids sur les analyses des médias aussi bien que des images. Le fait est relativement évident dans les approches positivistes ou empiristes, qui oscillent d’une description de la circulation de l’information entre individus à une problématique des effets qui pensent le sujet social selon la catégorie de l’influence. Mais qu’en est-il de cette mythologie de la communication et de la manipulation dans les études critiques, plus théoriques et plus globales — dites parfois « théorie sociale » ? Est-elle totalement absente de ces études comme peut le laisser penser la méfiance de celles-ci vis-à-vis des approches positivistesempiristes s’inspirant de la sociologie américaine et exaltant la transparence des médias ? Cette méfiance les pousse en effet à s’engager sur la voie d’une reconstruction de la dimension symbolique des médias. Cependant, les choses ne sont pas aussi tranchées et nous allons voir qu’un des présupposés de ces études est que le développement des médias s’accompagne d’une « massification » et d’une « désymbolisation » de la société. Or, ce présupposé n’est-il pas un 21 Voir Paul BEAUD, La société de connivence, (1984), p. 219. SECTION A. L’OBSTACLE DE LA DÉFINITION DES MÉDIAS 271 avatar du mythe de la manipulation ? Et parler de désymbolisation ne revient-il pas à entrer dans le schéma d’une perte ? À considérer la crise qui va de pair avec le développement des médias comme une décadence ? Pour nous, qui cherchons à reconstruire la dimension symbolique des médias avec l’objectif d’en obtenir une connaissance de l’image, il nous faudra donc examiner la manière dont cette mythologie de la communication intervient dans cette approche critique des médias. Par conséquent, cette mythologie de la communication nous invite à la fois : 1) à repenser l’image comme langage — ou si l’on préfère, le langage dans son rapport à l’image — ; et 2) à procéder au réexamen de l’approche critique des media. Dans les pages qui suivent, nous commencerons par emprunter la seconde de ces deux directions de travail. Il y a plusieurs raisons qui justifient ce choix. Tout d’abord, il est certain que cette seconde direction est plus facile à explorer que la première ; elle est plus facilement cernable. Mais, surtout, il est indispensable de définir avec plus de précision sur quoi s’appuie cette mythologie de la communication. Or, qu’elle règle aussi les approches critiques montre qu’elle n’est pas une simple représentation d’effets produits par des produits culturels : la représentation d’une puissance technique ou d’une modalité de langage permettant soit une transparence, soit une manipulation. Cela pourrait être soutenu si elle réglait les seules approches empiristes ou positivistes. Mais il faut bien reconnaître ici que cette mythologie constitue en réalité un modèle de pensée du fonctionnement social et langagier. Examiner les approches critiques sera donc un moyen de travailler à l’éclaircissement de ce modèle de pensée du fonctionnement social et langagier et nous nous proposons de montrer que le modèle de pensée en question est le « modèle démocratique » ; que la conception que nous nous faisons des médias dépend de ce modèle. C’est à partir de là que nous pourrons repenser l’image comme langage, en nous reportant au moment de l’émergence des médias dans l’espace social. SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS La sociologie critique des médias Lorsqu’on parle de la critique des médias, le terme « critique » peut posséder plusieurs significations différentes qui se mêlent souvent les unes aux autres et qu’il convient ici de distinguer. 1) Une signification sémiologique : il s’agit de la critique des communications de masse (terme plus usité alors que celui de média) telle que l’inaugura la sémiologie barthésienne des Mythologies. 2) Une signification esthétique ensuite : il est courant de stigmatiser la pauvreté artistique des médias, la dégénérescence du goût et de la création qui accompagnent leur développement. 3) Une signification politique enfin : elle dénonce la manipulation des sujets tant par la publicité que la propagande, ou, plus généralement encore, l’aliénation que produit la société du spectacle. Ces trois significations du terme « critique » sont présentes à des degrés divers dans l’ensemble des études sociologiques d’orientation théorique sur les médias1. Mais il est un autre sens de « critique », spécifiquement sociologique qui traduit une méfiance vis-à-vis des industries culturelles et qui se rattache très directement à une tradition européenne d’exercice de la raison2. 1 On versera au dossier de cette question de la critique en sociologie les intéressantes remarques de méthode de Vincent DESCOMBES (« Pour elle un français doit mourir », Critique 366, nov. 1977, Paris : Éd. de Minuit, pp. 998-1027) : « La plupart des sociologues communient dans la pensée que leur discipline est profondément critique » (p. 1009) ; et d’en conclure la nécessité de ne pas respecter le clivage académique entre sociologie et anthropologie et d’en revenir à une « sociologie généralisée », c’est-à-dire à une sociologie comparative ; sinon : « Jamais ce qui contredit l’idéologie commune ne peut être compris comme un élément indispensable au fonctionnement de l’ensemble : il ne peut s’agir que d’arrièration ou de résurgence d’un autre âge. » (p. 1011 ; pour les conséquences, voir pp. 1022-1027). D’où l’importance, nous dit-il, du livre de Louis DUMONT (Homo aequalis : Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris : Gallimard, 1977), qui étudie l’idéologie économique comme modèle de notre formation sociale et culturelle. 2 Cf. les travaux critiques de l’Ecole de Francfort (Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Jürgen Habermas), auxquels on ajoutera ceux de Walter Benjamin ; et en France, les travaux de Jean Baudrillard et de Louis Quéré. Le terme d'« industrie culturelle » apparaît dès les premiers numéros de la revue Communications (Edgar MORIN, « L’industrie culturelle », Communications 1, 1961, pp. 38-39, ou Theodor ADORNO, « L’industrie culturelle », Communications 3, 1963, pp. 12-18). Selon Alphons SILBERMANN (Communication de masse, 1981, pp. 16-17), ce terme, dont l’origine est habituellement attribuée à l’Ecole de Francfort, aurait été utilisé bien avant Theodor ADORNO et Max HORKHEIMER (Dialectique de la raison, trad. de l’all. [Dialectik der Aufklärung : Philosophische Fragmente, New York : Social Studies Association, 1944], Paris : Gallimard, 1974), « en Angleterre dans la seconde moitié du XIX e dans l’argumentation contre la collectivisation, la standardisation et la mécanisation. » (Alphons SILBERMANN, Communication de masse, 1981, pp. 16-17). Nous n’entrerons pas ici, ni dans le débat épistémologique qui oppose les dialecticiens de l’Ecole de Francfort aux rationalistes (par ex., Karl Popper, Hans Albert), ni dans les oppositions entre les tenants d’une critique sociologique (par ex., Jean 274 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART On notera que l’examen de cette sociologie critique présente pour notre propos trois avantages. 1) Tout d’abord, un avantage du point de vue de l’objet scientifique : il s’agit d’une sociologie théorique qui, comme telle, envisage moins l’effet sur des sujets que le rapport des médias au lien social lui-même. 2) Ensuite, vient un avantage qui tient au point de vue que cette sociologie adopte : dans la mesure où elle s’inscrit dans la tradition « critique » au sens que ce terme à pris au XVIIe-XVIIIe siècles, elle obéit à un modèle de conception du social qui correspond au modèle démocratique. Elle nous conduit ainsi à la période où la pensée politique du social donne à la fois naissance à la pensée politique moderne et à la pensée sociologique scientifique. Par ses références à cette période, elle est précieuse pour nous et par les contenus de ses recherches et au titre de document pour une archéologie des modèles (les « mythes fondateurs ») communs au politique et aux sciences sociales, qui règlent les représentations de nos pratiques sociales et qui font du politique l’idéologie de la sociologie 3. 3) Enfin, dernier avantage, dans la mesure où cette sociologie, par ses références, nous met de plain-pied, si l’on peut dire, avec le modèle démocratique, elle peut nous permettre d’évaluer la place qu’un tel modèle réserve à l’image, moins à travers ce qu’elle peut nous en dire qu’à partir du sort qu’elle lui réserve elle-même. Ainsi, théorie critique, elle devient elle-même document d’une analyse du modèle. C’est pourquoi, elle nous permet de situer les médias — et au-delà l’image — dans une approche socio-historique de l’espace public. § 1. Media, politique et théorie critique Évolution de l’espace public selon la théorie d’Habermas Le terme d'« espace public » est emprunté à Jürgen Habermas dont le livre du même nom, qui fait aujourd’hui référence en France pour une approche de l’opinion publique, retrace l’archéologie de la publicité4. L’auteur y montre les variations, intervenues au cours des siècles, dans le partage entre le domaine privé et le domaine public ; les transformations Baudrillard, Marc Guillaume), ou anthropologique (par ex., Marcel Gauchet, Louis Quéré) et d’une sociologie qui propose une relecture de la critique du jugement (par ex., Pierre Bourdieu). 3 Paul CLAVAL, Les mythes fondateurs des sciences sociales, Paris : Presses universitaires de France, 1980. 4 Jürgen HABERMAS, L’espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’all. [Strukturwandel der Öffentlichkeit, Francfurt am Main : Herman Luchterland, 1962], Paris : Payot, 1978. Conformément à notre parti de considérer la théorie critique comme document d’une analyse du modèle, nous ferons presque exclusivement référence à cet ouvrage d’Habermas, à cause de l’approche sociohistorique qu’il propose ; laissant volontairement en arrière-plan les positions et discussions philosophiques développées par l’auteur dans d’autres livres. SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 275 dont la sphère publique a été l’objet. On sait qu’Habermas distingue trois types de « sphères publiques » : la « sphère publique structurée par la représentation » ; la « sphère publique bourgeoise » ; la « sphère sociale repolitisée »5. La « sphère publique structurée par la représentation » est caractéristique de la société médiévale ; elle se développe sous la société monarchique jusqu’à se polariser entre le privé (liberté de religion, biens du seigneur ou du roi, vie de cour) et le public (église, budget public, institutions de l’état). Dès le XVIe siècle, les économies nationales et territoriales vont concourir au développement de l’État moderne avec l’instauration d’une administration et des armées permanentes. Mais, c’est au XVIIe, avec le remplacement du capitalisme marchand par le capitalisme industriel que l’activité économique entre véritablement sur la scène publique, que la structuration de la « sphère publique bourgeoise » commence. C’est à ce moment-là en effet que la Presse, premier des médias, remplace les correspondances privées et constitue en public le groupe social des nouveaux bourgeois. Au XVIIe-XVIIIe, la sphère publique littéraire va progressivement servir de médiation entre le domaine privé et la sphère politique, de sorte que celle-ci sera désormais abordée avec les catégories d’individu, d’humanité, etc. caractéristiques du domaine privé, fondées sur la libre volonté, la communauté d’affection, le développement de la culture personnelle (ce sont elles que l’on retrouve dans le roman bourgeois, par exemple). La sphère publique bourgeoise acquiert alors une efficacité politique, opposant à la pratique du secret du pouvoir absolutiste la rationalité de la loi et le principe de publicité, faisant ainsi de l’opinion publique l’unique source légitime des lois. Au XIXe siècle, commence l’interpénétration progressive du domaine privé et du domaine public. L’opinion publique perd son caractère critique ; intérêt public et intérêts privés tendent partiellement à se confondre ; la famille perd de son caractère privé ; la sphère publique s’élargit à proportion des facilités d’accès que confère le travail des mass media. Jürgen Habermas explique alors longuement le déclin de la sphère publique bourgeoise, et le rôle qu’y tiennent les mass media. Certains intérêts privés influencent la formation de l’opinion publique. Dès 1830-1840, explique-t-il, la publicité commerciale apparaît dans la presse quotidienne au côté de la partie journalistique ; et de nos jours, avec les relations publiques et le marketing politique, c’est l’ensemble de la sphère publique politique qui obéit au principe de la publicité manipulatoire, de sorte que la sphère publique bourgeoise « revêt à nouveau certains aspects féodaux : les “porteurs d’offre” déploient de la représentation face à des clients prêts à 5 Dès le début de l’ouvrage, Habermas, précise bien que la sphère publique est une spécificité de la société bourgeoise : le terme « public » n’a pas le même sens, ni dans la sphère publique structurée par la représentation, ni dans la sphère sociale. À remarquer donc qu’il n’y aurait, à proprement parler, d'« espace public » que bourgeois. 276 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART suivre ». La reféodalisation de la sphère publique touche l’État lui-même : « Puisque les entreprises privées prêtent à leurs clients la conscience qu’ils agiraient en citoyens lorsque leurs décisions sont celles de consommateurs, l’État se voit contraint de “s’adresser” à ses citoyens comme à des consommateurs. C’est ainsi que les pouvoirs publics s’ingénient à bénéficier d’une publicité6. » Il y a subversion de la publicité critique et sa transformation en « travail publicitaire », en publicité démonstrative, acclamative et manipulatoire dont les mass media (presse, publicité, édition, etc.) sont, avec le regroupement des intérêts dans les associations, les instruments. La conséquence en est le déclin de l’espace public bourgeois, dans la mesure où il est contrôlé par les médias et géré à l’aide de techniques psychosociologiques : « En effet, le contexte de communication spécifique à un public de personnes privées faisant usage de leur raison s’est désintégré ; l’opinion publique qui autrefois s’y formait s’est, d’une part décomposée en opinions informelles de personnes privées qui ne forment plus un public, d’autre part concentrée dans les opinions formelles des institutions qui ont une réelle efficacité “publicistique (publizistisch)”. Ce n’est pas la communication publique, mais la communication spécifique des opinions publiquement manifestées qui draine le public des personnes privées inorganisées vers le courant de la “publicité” de démonstration et de manipulation 7. » Le modèle de la raison critique chez Habermas La périodisation des transformations de l’espace public et l’opposition entre les deux formes de la publicité (critique et démonstrative-manipulatoire) que propose Jürgen Habermas laissent aisément apercevoir la valorisation de la raison critique et la dévalorisation concomitante des médias. Cela est parfaitement cohérent avec une conception qui, dans les systèmes sociaux, oppose l’activité instrumentale (le « travail ») à l’activité communicationnelle fondée sur le langage (l'« interaction ») ; et qui distingue de surcroît, dans les sciences, les sciences « pratiques », tournées vers la rationalité communicationnelle, et les sciences critiques, caractérisées par un intérêt émancipatoire et mettant en œuvre la réflexion critique (dont le modèle est la psychanalyse)8. 6 Jürgen HABERMAS, L’espace public, ([1962] 1978), pp. 303-204. Ibid., p. 258 (Voir aussi p. 230). Habermas explique (page 241) que la sphère publique politique de l’État-social se trouve, de ce fait, habitée par une contradiction entre un processus de vassalisation d’un public, manipulé par les médias, et un processus critique de communication publique. Sur la discussion de cette contradiction, voir Jean DAVALLON, « L’opinion publique dans le modèle démocratique : sur l’élaboration du consensus » et Évelyne SERVERIN, « Les visages du consensus : le partage des intérêts », Procès : Cahier d’analyse politique et juridique 8, 1981, Lyon : Centre d’Épistémologie Juridique et Politique, respect. pp. 31-61 et 63-89. 7 8 Sur la première opposition voir Jürgen HABERMAS, Raison et légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad ; de l’all. [Legitimationsprobleme im Spâtkapitalismus, Francfurt am Main : Surkhamp, 1973], Paris : Payot, 1978 ; sur la seconde distinction, on se reportera aussi à Connaissance et intérêt, trad ; de l’all. [Erkenntnis und enteresse, Francfurt am Main : Surkhamp, 1968 et 1973], Paris : Gallimard, 1976. Pour une critique des thèses politiques développées, on pourra consulter Jean François LYOTARD, La condition post-moderne : Rapport sur le savoir, Paris : Éd. de Minuit, 1979. Et pour une critique de ces positions philosophiques par un tenant du SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 277 Le XVIIIe siècle, nous dit Habermas, correspond au moment où se réalise une critique de la domination par l’activité communicationnelle. La discussion y est bien un échange d’arguments visant la prétention à la validité (une confrontation d’arguments rationnels), de laquelle émerge une opinion publique (celle-ci réside en effet, dit Habermas, « dans un laborieux travail d’Aufklärung réciproque9 ») et donnant lieu à l’universalisation d’intérêts privés. C’est pourquoi, il fut une période où « les intérêts de la classe bourgeoise pouvaient s’identifier à l’intérêt général, et le Tiers-état à la Nation — il était parfaitement crédible, durant cette phase du capitalisme, que la sphère publique fût le principe auquel obéissait la structure de l’État constitutionnel bourgeois » (p. 97). Pendant cette période, ajoute Habermas, l’idéologie (selon laquelle chacun serait un jour en mesure de devenir un bourgeois, alors que l’accès à la classe politique devait être réservé aux seuls bourgeois) était idéologie, mais aussi plus que simple idéologie 10. Il y aurait tout lieu de penser que, si la sphère publique contemporaine, bien que dégradée, peut encore permettre une critique, elle le doit, d’une part à cette contradiction initiale selon laquelle des institutions politiques ont admis comme leur sens objectif l’idée de leur propre dépassement même si elles n’ont pu faire disparaître toute domination (l’état constitutionnel, libéral, puis social rend possible la critique de sa propre domination), d’autre part à l’usage possible, encore aujourd’hui, d’une activité communicationnelle (la discussion) entre les sujets11. Les médias sont en revanche les outils d’un travail publicitaire de détournement du processus de production de l’opinion publique : la fonction de critique de la domination disparaît pour devenir adhésion à un simulacre de discussion dispensé par les médias : l’accord rationnel visant l’intérêt général devient « consensus fabriqué ». Ainsi le « travail social fondé sur l’usage de la raison critique » se situe entre le « travail de la représentation » (société médiévale et absolutiste) et le « travail publicitaire ». « Entre » : historiquement, mais aussi théoriquement. rationalisme, voir le recueil d’articles traduits de l’allemand de : Hans ALBERT, La Sociologie critique en question, Paris : Presses universitaires de France, 1988. 9 L’espace public :…, ([1962] 1978), p. 207. «L’opinion publique est le résultat « éclairé » de la réflexion publique, effectuée en commun, à propos des fondements de l’ordre social. » (Id. p. 105). 10 « Si les idéologies ne se bornent pas à être le versant totalement erroné d’une conscience sociale de toute façon nécessaire, s’il y a en elles un moment qui, parce qu’il fait s’élever dans un élan utopique la réalité politique et sociale au-delà d’elle-même — fût-ce aux seules fins d’une justification — incarne la vérité, on peut dire alors qu’il n’a d’idéologie qu’à partir de cette époque-là. » Son origine est dans l’identification de la domination avec sa dissolution en pure raison. (p. 98). 11 Possibilité indiquée dans le « programme » qui vient à la fin de L’espace public (pp. 242-245 et 258) et dans l’analyse développée dans Raison et légitimité sur l’établissement d’un consensus universel rationnel (p. 147153.) Remarquer que ce travail consiste à lever la contradiction idéologique inhérente à l’institutionnalisation de la sphère publique bourgeoise en État constitutionnel : il s’agit d’achever la dissolution de la domination par la raison. 278 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Apports et limites pour une approche des médias La thèse d’Habermas sur l’archéologie de la publicité, peut faire, à notre sens, l’objet de deux remarques. En premier, on gardera en mémoire l’ambiguïté du statut politique qui y est reconnu aux médias : la presse, tout d’abord outil « critique », devient ensuite outil « publicitaire » ; d’outil permettant la discussion rationnelle par des individus et contribuant ainsi à constituer un « public » dans la mesure où elle diffusait et rendait publiques les décisions, les informations, etc., elle devient outil de « présentation » de personnalités, d’objets ou d’événements — c’est-à-dire outil d’une représentation, d’une mise en scène, à propos de laquelle l’on recueillera ensuite l’assentiment passif d’un public vassalisé. En fait, le point de vue adopté est celui de l’usage politique des médias, plus que leur propre évolution. Bien qu’Habermas insiste sur la dimension langagière (par exemple sa critique de la pensée marxiste porte sur le fait que cette dernière ne prend pas suffisamment en compte l’importance du langage), il ne développe aucune analyse sémiotique des médias. Cela s’explique facilement par sa conception même de la « dimension langagière » : il s’agit d’une activité qui est en son essence même communicationnelle. Par exemple, l’œuvre d’art devient « œuvre » au sens moderne en se détachant de la sphère publique structurée par la représentation et en acquérant un public, en devenant objet de discussion et de jugement. Cette prise de position théorique possède l’intérêt de proposer une approche du rapport entre l’œuvre et le regardant ; plus exactement de proposer une approche socio-historique de l’institutionnalisation du rapport-à-l’œuvre à une époque donnée. Nous découvrons ici un angle d’attaque possible pour aborder l'« aire d’énonciation » entre l’objet culturel et le regardant ; mais elle impliquera un réexamen de ce qu’il faut entendre par activité communicationnelle. En second lieu, l’approche socio-historique de l'« institutionnalisation du rapport-àl’œuvre », proposée par Habermas, a pour référence un modèle ; ce dernier lui sert, entre autres, à penser la structuration de la sphère d’utilisation de l’objet culturel. Selon ce modèle deux régimes de l’objet s’opposent : dans le premier, l’objet, en tant que support de discussion, installe l’activité communicationnelle à l’intérieur du groupe social ; dans le second, l’objet, en tant qu’outil de représentation, vassalise un ensemble de sujets, c’est-à-dire instaure une relation (que l’on ne peut qualifier de « communicationnelle » si l’on respecte la terminologie d’Habermas, car, selon ses propres classifications, elle est « représentationnelle » ou « publicitaire ») entre les sujets et un ailleurs, une autorité transcendante, réservée, secrète. Deux conséquences à cette conception du double régime de l’objet culturel : l’une sémiotique, l’autre théorique. Commençons par la conséquence sémiotique : bien que la question ne soit pas ni traitée ni même explicitement abordée par lui, il existe chez Habermas des critères sémiotiques SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 279 implicites d’appréciation des objets culturels commandés par le modèle critique : les objets, dont le fonctionnement sémiotique permet une activité communicationnelle, seront valorisés à l’inverse de ceux qui serviront à une activité représentationnelle ou publicitaire. Et l’on voit immédiatement de quel côté risque de tomber l’image. Certes, du strict point de vue archéologique, une telle valorisation n’a pas d’incidence, mais du point de vue critique, la distinction entre les régimes de l’objet présuppose une morale, en quelque sorte, une éthique sémiotique12. Laquelle morale n’est pas sans liens, on s’en doute, avec le modèle de référence dont nous signalions l’existence à l’instant ; qui est un modèle social et politique. D’où la seconde conséquence, annoncée plus haut comme conséquence théorique : le modèle de référence est incontestablement celui de la critique bourgeoise fondée sur l’activité communicationnelle. Pour Habermas, la critique n’est pas seulement un outil conceptuel destiné à permettre de comprendre un système social passé ; elle est bien plus : elle est un modèle vivant au sens où elle indique les possibilités de transformation du système social présent. Elle est, au fond, la seule possibilité d’émancipation. D’où l’impression qu’Habermas veut sauver cette capacité critique — malgré et contre la critique qu’il fait par ailleurs de la constitution de la société bourgeoise. Il en vient à dégager une sorte de forme pure — un idéal-type — qu’il situe à un moment historique donné ; puis il universalise cette forme en modèle. En dehors de cette forme et de ce moment, « original et sans précédent dans l’histoire »13, rien d’étonnant que l’on ne puisse que rencontrer une forme dégradée et distordue du modèle. D’où ce statut théorique assigné aux médias : ils condensent en eux tout l’écart entre la réalité et le modèle. Bref, tout ce qui empêche la société réelle de répondre aux normes du modèle, toute cette « technologie de l’opinion » qui fait que la sphère sociale rappelle tant la sphère structurée par la représentation. Par conséquent, la thèse d’Habermas montre a contrario la nécessité de nous pencher, au-delà de la définition de l’activité communicationnelle elle-même, sur deux points. 1) D’une part, sur l'« éthique sémiotique », car la mise à l’écart du fonctionnement sémiotique des médias fait que la théorie d’Habermas, qui place la communication à la base du fonctionnement d’un système social, prend paradoxalement peu en compte la dimension symbolique de la société. 2) Sur la référence au modèle critique, car elle semble bien correspondre à une « mythification », c’est-à-dire une idéalisation qui transforme en origine 12 On prendra soin de distinguer niveau sémiotique et niveau communicationnel : l'« éthique sémiotique » est présupposée, à la différence de l'« éthique communicationnelle » qui est revendiquée explicitement par Jürgen Habermas. 13 L’espace public, ([1962] 1978), p. 38. On trouve une approche des plus intéressantes — et par certains côtés nettement plus distanciée que celle d’Habermas — de la notion de « critique » dans Reinhart KOSSELECK, Le règne de la critique, trad. de l’all. [Kritik und Krise : Ein Bertrag zur Pathogenese der bürgerlichen Welt, Freidburg/München : K. Albert, 1959], Paris : Éd. de Minuit, 1979. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Sur les liens entre raison et critique, voir Ernst CASSIRER, La philosophie des Lumières, trad. de l’all. [Die Philosophie der Aufklärung, Tübigen : Mohr, 1932], Paris : Fayard, [1966]. 280 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART un temps et un événement14. Trois pistes d’investigation du modèle critique nous sont ainsi indiquées : une sur le principe de l’activité communicationnelle, une seconde sur l’éthique sémiotique et une troisième sur l’idéalisation d’un moment originaire. Mais trouvons-nous chez Habermas lui-même ces indications pour ouvrir l’investigation ? En réalité, la définition de l’activité communicationnelle, tout comme l’éthique sémiotique et la mythification de la critique, traduisent une profonde « compréhension » du modèle démocratique par l’auteur : non seulement Habermas présente une description de ce modèle menée de l’extérieur, mais il nous fait visiter le dit modèle de l’intérieur. L’intérêt de la critique portée par Habermas sur les médias est de montrer du doigt la période et le contexte d’élaboration de ce modèle. Mieux encore, par un jeu de subtil retournement, elle campe le point de vue que le modèle démocratique pose sur ces mêmes médias et elle nous fait, comble du retournement, « participer » à ce point de vue. En conclusion, on peut donc dire que ce qui apparaît « en négatif », lorsqu’on cherche à utiliser directement l’analyse d’Habermas comme un outil méthodologique d’approche des médias, vient au contraire s’inscrire « en positif » pour une connaissance du modèle politique qui sert de verrou à cette connaissance : le modèle démocratique. § 2. Media, activité communicationnelle et médiatisation symbolique La théorie des médias proposée par Louis Quéré Étant donné la proximité du projet et du cadre théorique développé par Louis Quéré dans son livre Des miroirs équivoques avec nos propres recherches — tant à propos de la critique qu’il porte sur l’approche des médias qui est habituellement menée par les sciences sociales et de la communication, qu’à propos de sa thèse même sur l’opérativité symbolique des médias et la nature symbolique du pouvoir — il paraît instructif de nous arrêter sur la manière dont cet auteur critique et utilise la théorie d’Habermas. D’autant plus que le bilan qu’il dresse des apports et des limites de la théorie d’Habermas concernant l’évolution des 14 On remarquera que ces deux limites vont évidemment de pair avec la conception de Jürgen Habermas concernant les rapports entre société et média. La conception de l’usage politique des médias, comme technologie de fabrication de consensus, fait écho à toutes les critiques faites habituellement par la sociologie et la psychosociologie des médias à ces mêmes médias : culture de masse, persuasion, atomisation du social, influence, fictionnalisation de la réalité, etc. D’ailleurs, l’analyse du concept sociologique d’opinion publique, qui occupe le dernier chapitre de L’espace public (et qui est, il ne faut pas l’oublier, au centre de la thèse de l’auteur), fait largement référence aux classiques de la sociologie nord-américaine des médias. Sur ce point, voir Jean DAVALLON, « L’opinion publique dans le modèle démocratique :… », Procès, 8, (1981). SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 281 structures de la sphère publique15 n’est pas sans évoquer le triple réexamen demandé à l’instant. Commençons donc par relever les points essentiels de la thèse de Louis Quéré qui ont un rapport direct avec notre propos. 1) Tandis qu’Habermas traite du concept psychosociologique d'« opinion publique » et élabore une archéologie de la catégorie de « publicité », Louis Quéré porte son attention sur les médias dans la société contemporaine et prend comme outil théorique le concept de « communication ». Les médias sont donc, en ce cas, l’objet même de la recherche. En effet, le projet épistémologique « repose sur l’idée que, pour comprendre le rôle social des médias ainsi que les enjeux sociaux et culturels de leur évolution contemporaine, il faut reconstituer leur “négatif”, au sens qu’a le terme dans le langage photographique, reconstruire la matrice dont procèdent ces processus, ces dispositifs et ces stratégies de communication dont nous faisons l’expérience quotidiennement comme système “positif” composé de techniques, de supports, d’opérateurs, de discours, d’images, etc. » (p. 11.) Et c’est donc au regard de ce projet d’analyse des médias que l’auteur en vient à traiter de « l’espace public ». 2) Critiquée la démarche des sciences sociales et de la communication, qui est fondée sur un modèle de la communication individuelle à deux pôles et qui conduit à penser l’opérativité des médias en termes mécaniques d'« influence » et de « persuasion », il convient, nous explique l’auteur, d’aller à l’essentiel : la nature du lien social. Il s’agit alors de reconstruire « le rapport social dans sa structure », à partir du constat élémentaire suivant : « l’échange social est interaction, médiatisée par du symbolique » (p. 29). Ce qui veut dire que la dimension sociale des médias sera abordée en tant que processus symbolique. De ces deux points, il ressort que l’approche des médias comme processus symbolique, telle que la conçoit Quéré, s’appuie sur une redéfinition de la notion de « communication sociale ». En effet il est structuralement nécessaire, pour que les sujets sociaux puissent accéder à une compréhension réciproque, que quelque chose d’extérieur à eux — un neutre — vienne conjoindre leur différence en établissant une équivalence. Ce quelque chose, cet opérateur, sera donc un « tiers symbolisant », fondateur et fondement de la communication sociale, qui permet de produire une identité tout en affirmant une différence. Ce neutre n’est pas un donné mais un construit : « Il procède d’une élaboration collective permanente (non imputable à des agents déterminés) des conditions de mise en forme du rapport social. Il est produit d’une activité communicationnelle instituante » (p. 33). Par conséquent, la communication sociale comporte une double dimension : une structure invariante et des modalités, spécifiques à chaque société, 15 Louis QUÉRÉ, Des miroirs équivoques, (1982), pp. 79-81. 282 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART d’actualisation de cette structure. Et, sous la structure, il faut entendre la réflexivité inhérente à l’activité communicationnelle. En ce qui concerne la structure invariante : dès lors que l’on ne conçoit plus la communication sur le mode « positiviste » d’une transmission de message, elle se caractérise par la nécessité d’une représentation de la totalité sociale par les sujets sociaux (donc, par la nécessité de représentation d’une extériorité objectivée), et en même temps, par une activité de constitution d’une communauté intersubjective au travers de la communication. Dire « communication » implique de penser « réflexivité du social » et « intersubjectivité »16. En ce qui concerne l’actualisation de la structure de l’activité communicationnelle, il apparaît qu’elle varie suivant chaque société : la structure est matérialisée et singularisée dans un système socioculturel donné par des dispositifs d’objectivation dont il revient à la sociologie d’étudier la constitution et le fonctionnement. Mais il y a plus encore : car tous les éléments de cette médiation n’étant pas totalement pensables, ni explicitement analysables, toute actualisation de la structure ouvre obligatoirement la possibilité d’autres actualisations. Tout échange social, dans la mesure où il ne saurait utiliser toutes les possibilités de la structure et des fonctions universelles de la communication, potentialise toujours une altérité, un « surplus », en face duquel chaque type de société va adopter une posture particulière. C’est précisément ici que nous retrouvons les médias. En effet, reprenant la typologie de Marcel Gauchet sur les différentes postures adoptées par les sociétés face à la scission constitutive du social17, Louis Quéré distingue les sociétés historiques, dans lesquelles le surplus disponible créé est explicité, thématisé, objectivé de façon à rendre sensibles les possibilités de choix et d’alternatives, dans lesquelles « le tiers symbolisant est soumis explicitement à l’action transformatrice des acteurs sociaux », des sociétés « sans histoire » qui adoptent une attitude inverse. Le politique moderne correspond donc très exactement à cette activité sociale de traitement du tiers symbolisant, et l’espace public est le cœur du champ d’action qui est le siège de cette activité. Quant aux médias, ils sont à considérer comme des dispositifs d’objectivation, de représentation et de mise en scène qui, dans le cas des sociétés historiques, médiatisent la réflexivité inhérente à l’activité communicationnelle humaine : ils « assurent dans la société moderne la gestion du tiers symbolisant propre à une société historique18 ». 16 Ibid., pp. 30-39. Louis Quéré distingue la structure universelle de la réflexivité et les fonctions pragmatiques inhérentes à l’activité communicationnelle ; mais le second point ne nous intéresse pas directement ici. 17 Marcel GAUCHET, « La dette du sens et les racines de l’État », Libre 2, Paris : Payot, spéc. pp. 20sq. Pour Gauchet, cette scission du social d’avec lui-même correspond à la « structuration politique originaire du fait social ». On retrouve, chez cet auteur, les deux thèmes de l’auto-réflexivité et de l’auto-institution du social comme principes de « l’auto-production symbolique du social » (p. 29). Noter qu’il s’agit alors, non plus seulement d’analyser la nature symbolique du pouvoir, mais plutôt la nature politique du symbolique. 18 Louis QUÉRÉ, Des miroirs équivoques, (1982), p. 43. Quéré ajoute : « Leur travail social est pour une part d’ordre symbolique. » et précise en note que « Il ne l’est pas exclusivement dans la mesure où ils agissent SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 283 Louis Quéré, critique d’Habermas Cette conception des médias conduit Louis Quéré à critiquer la façon dont Habermas aborde les médias. La critique ne porte bien évidemment pas directement sur une quelconque analyse des médias qui serait menée par Habermas, pour la bonne raison que celle-ci n’existe pas. Pour Habermas, les mass media ont pour fonction de mettre en scène et de représenter des intérêts privés devant le public comme s’il s’agissait d’intérêts d’ordre général et d’obtenir l’assentiment du public. Ils recouvrent un ensemble des procédures (au côté des associations) de prise en charge de formation de l’individu, de vassalisation du public et de reféodalisation de la sphère publique. Par conséquent, la discussion se situe forcément sur le terrain du fonctionnement de la sphère publique — donc, sur la conception de l’espace public. Louis Quéré fait justement remarquer, à ce propos, qu’en reprenant le concept kantien de Publicité, Habermas élabore une théorie de l’échange social qui s’inscrit dans la tradition de la pensée émancipatoire occidentale 19; et que, de plus, il utilise pour ce faire un modèle idéal qui est celui de l’universalisation des intérêts par la discussion rationnelle. L’analyse de l’espace public se retrouverait ainsi référée à un modèle politique de type jacobin qui « conduit la théorie de l’espace public d’Habermas dans une impasse, dans la mesure où il l’oblige à occulter la véritable structure du système d’objectivation de la médiation symbolique dans les sociétés modernes20 ». En revanche, si l’on entreprend l’analyse du système d’objectivation de la structure communicationnelle qui sous-tend l’espace public bourgeois, il appert que, estime Louis Quéré, la subversion du principe de Publicité, qui donne lieu à la publicité de manipulation et de démonstration, était déjà en germe dans le fonctionnement constitutionnel et libéral. Dès lors, il convient de reconsidérer la construction symbolique par laquelle se gère le tiers symbolisant dans le cas de la société bourgeoise et de l’État constitutionnel21. autant dans les milieux empiriques de l’activité instrumentale et de la domination que dans celui de l’interaction médiatisée par du symbolique. » On aura reconnu ici les trois formes d’activité distinguées par Habermas : instrumentale, langagière et de domination. Ce qui permet de mieux comprendre quelle place Louis Quéré fait à la fois des médias et de l’activité communicationnelle. 19 « Car il renouvelle son geste utopique qui vise la transparence de la société, la réappropriation totale par les sujets de la régulation symbolique créatrice du social, […] » Louis QUÉRÉ, Des miroirs équivoques, (1982), p. 78. 20 « Car, poursuit Louis Quéré, le champ d’action communicationnelle dont procède le tiers symbolisant n’est pas placé sous le signe de la discussion rationnelle ou de la quête d’un consensus libre sur des intérêts universalisables, mais sous celui de la division et du conflit. » (Ibid.). 21 « La mise en scène du Pouvoir, qui est une des raisons du “Principe de Publicité” […] fait signe vers le lieu autre depuis lequel la société serait totalement transparente dans son fonctionnement. D’où sa nature symbolique. Le Pouvoir ne coïncide jamais réellement avec la position qui lui est figurée. Sa maîtrise du fonctionnement de l’organisation sociale n’est jamais effective. La proposition que j’entends démontrer est donc que ce principe de publicité, dont les médias sont les organes, n’opère pas seulement aux niveaux institutionnel et organisationnel de la société. Il détermine une certaine épreuve du pouvoir et du savoir, constitutive du lien social et de l’identité collective. » Ibid., p. 86. 284 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Nous ne pouvons que souscrire à la critique faite par Quéré à Habermas, de la même manière que nous partageons son projet d’analyse d’un point de vue symbolique ; mais en revanche nous n’en partageons pas certaines prémisses (la thèse du tiers symbolisant, par exemple), et certainement pas la conclusion sur la destruction de la symbolisation dans la société post-moderne. Par contre, en conclusion, on peut reconnaître que l’analyse de Quéré fait apparaître encore plus fortement la nécessité d’une archéologie des médias fondée sur l’analyse du modèle politique démocratique dont l’examen de la thèse d’Habermas avait fait apparaître la nécessité. Et de plus, elle confirme que cette archéologie doit être pensée comme l’analyse d’un modèle symbolique qui sous-tend l’instauration de la société bourgeoise. Seulement, selon nous, ce modèle symbolique doit être abordé comme un fait historique produit et non comme un principe a priori concernant la communication et l’interaction sociale. Que faut-il entendre par « modèle symbolique abordé comme fait historique produit » ? C’est ce que nous allons préciser à présent. § 3. Du modèle critique au nouvel espace social de l’œuvre La question de l’espace public et l’institution de l’espace social de l’œuvre d’art L’expression « modèle symbolique abordé comme fait historique produit » appelle deux éclaircissements. Le premier concerne ce que l’on entend par modèle « symbolique » à propos du modèle démocratique ; le second a trait à la production historique de ce modèle. Reprenons. Le modèle démocratique est une représentation de la réalité, de l’organisation et du fonctionnement de la société. Cette représentation possède une opérativité sociale, au sens où elle sert à organiser la réalité sociale. Et, en première approximation, elle est symbolique dans la mesure où elle se fonde sur une relation de langage (de représentation et d’échange) entre des acteurs sociaux. Jusque-là, nous ne faisons que résumer grossièrement les points discutés à propos des thèses d’Habermas et de Quéré. Mais nous disons aussi que ce modèle symbolique est construit. Cela signifie schématiquement (nous détaillerons dans les pages suivantes) qu’il n’est pas à traiter comme un donné fondamental et universel ; il est à prendre comme un fait résultant certes de l’interaction entre des groupes sociaux, allant de pair avec la production d’institutions ; mais comme un fait mettant en jeu des objets culturels. Autrement dit, les objets culturels ne sont pas ici seulement prétextes à développer une activité critique qui serait en fait l’opérateur essentiel (par la formation de l’opinion SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 285 publique) de la constitution d’une nouvelle organisation socio-politique ; ils sont eux-mêmes des opérateurs de la vie socio-politique. Ils le sont socialement et politiquement, c’est-à-dire à travers des processus qui échappent à la maîtrise des acteurs sociaux et à travers d’autres dont ces acteurs tentent le contrôle pour les faire répondre à leurs stratégies. Or, le modèle critique fait l’impasse sur cette dimension d’opérateur des objets culturels ; il ne peut en permettre la description ; il en conteste même la légitimité. L’objectif de ce paragraphe est d’explorer les contours de cette impasse. L’enjeu en est l’investigation de la profonde mutation de l’œuvre d’art en tant qu’objet culturel et l’investigation conjointe des rapports qui existent entre cette mutation et le modèle démocratique. La mutation de l’espace public, le statut de l’œuvre, l’individu et le public Jürgen Habermas nous propose un premier canevas d’approche de la mutation qui intervient à partir du XVIIe dans l’usage politique des œuvres : il montre que les œuvres quittent la sphère du pouvoir pour le domaine privé et elles sont de moins en moins au service de la « représentation ». Rappelons les grands traits de la définition qu’Habermas donne de la « représentation ». Selon lui, la société monarchique a hérité de la société féodale la représentation comme modèle structurant la sphère publique. Les principes en sont conservés (à savoir : l’incarnation d’une autorité transcendante par le seigneur ; cette incarnation représente le pouvoir donné et le corps du pays devant le peuple ; les instruments de la représentation attachés à la personne seigneuriale prenant la forme d’un code de comportement — qui exprime la vertu et l’incarnation physique de celle-ci — et d’une mise en scène des qualités d’un seigneur ; le seigneur est en représentation partout où il se trouve ; enfin, le rapport d’inclusion/exclusion dans l’entourage du seigneur amène la pratique du secret). Seulement, à partir de 1400, la sphère publique structurée par la représentation se concentre sur la personne du monarque (Habermas donne l’exemple de la fête baroque). La société aristocratique n’a plus à représenter en premier lieu son pouvoir propre mais elle sert la représentation déployée par le monarque. Face à la sphère privée d’un côté, qui se développe, et de l’autre, d’une sphère de l’appareil d’État qui s’objective dans l’administration, la Cour sera pendant un temps l’ultime lieu, l’ultime réserve structurée par la représentation22. Ainsi, lorsqu’elles quitteraient la sphère politique structurée par la représentation, les œuvres s’adresseraient désormais à un public de gens cultivés, considérés comme des 22 Jürgen HABERMAS, L’espace public, ([1962] 1978), pp. 19-27. Cette analyse d’Habermas présente d’une manière synthétique mais, il faut le dire, tout à fait convaincante, le fonctionnement de la représentation dans le modèle monarchique. Analyse convaincante pour deux raisons. D’une part, elle est étayée par les recherches d’historiens, de sociologues et d’anthropologues de la « représentation » aussi divers que, par exemple, des Louis Marin, Ernst Kantorowicz, Ralph Giesey ; des Nobert Elias, Reinhart Kosseleck ; ou encore des Marcel Gauchet. D’autre part, elle est cohérente avec une analyse des liens qui existent entre modèle politique et modèles sémiotiques de la représentation ; et c’est, bien entendu, sur ce second point que nous aurons à revenir. 286 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART individus. Les salons, les clubs, les cafés seraient des facteurs déterminants dans la constitution de la sphère littéraire publique : les personnes s’y retrouveraient à égalité — c’est-à-dire en tant qu’êtres humains quelles que soient par ailleurs leurs appartenances sociales — pour discuter des informations, des œuvres philosophiques, littéraires et artistiques. En principe, tout être humain capable de lire, et de discuter ce qu’il lit, pourrait faire partie d’un public23. L’activité du public serait l’exercice de son jugement — de sa raison — à propos de ce qu’il voit ou lit. Les personnes qui seraient capables de produire les arguments les plus convaincants seraient des sortes d’experts (les critiques littéraires et artistiques) qui se devraient d’éclairer les autres. L’œuvre, nous explique encore l’auteur, ne serait plus moyen de manifestation d’une autorité transcendante qui fonderait et légitimerait le pouvoir ; elle ne serait plus outil de représentation. Elle se séparerait de la sphère du pouvoir public pour glisser vers le domaine privé. Elle deviendrait « œuvre » au sens moderne par le fait même qu’elle acquerrait un public ; par le fait qu’elle deviendrait un objet consommé pour lui-même et, simultanément, un objet de discussion, objet du jugement des amateurs éclairés24. Certes, une étude sociologique du circuit de distribution des œuvres montrerait sans doute une complexité plus grande que ne le laisse supposer cette approche du glissement des œuvres depuis la sphère publique politique vers le domaine privé. Il y aurait certainement à 23 Ibid., pp. 47-53. Pour l’auteur, la famille est le lieu de reproduction des individus-êtres humains ; l’éducation qui en fait des êtres raisonnables les forme tant à être propriétaires qu’hommes cultivés. Famille et société civile (sphère de l’échange des biens) sont en effet les deux composantes du domaine privé. Voici l’illustration de la sphère publique bourgeoise au XVIII e que nous donne Habermas (p. 41) : DOMAINE PRIVE Société civile (domaine de l’échange des marchandises et du travail social) Famille restreinte Domaine de l’intériorité (l’intelligentsia bourgeoise) Sphère publique politique Sphère publique littéraire (Clubs, Presse) (Marché des biens culturels) « Ville » SPHÈRE DU POUVOIR PUBLIC État (domaine de la « police ») « Cour » (Société de la noblesse de cour) 24 Le terme de « public » apparaît au XVIIe pour désigner les lecteurs, spectateurs et auditeurs des œuvres. Il est contemporain de celui de « critique ». On le trouve par exemple employé par LA FONT DE SAINT YENNE, dans l'« Avertissement » de la réédition de 1752 (la 1ère est de 1747) de ses « Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la Peinture… » (L’ombre du grand Colbert, le Louvre et la Ville de Paris : Dialogue, suivi de Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la Peinture en France avec quelques Lettres de l’Auteur à ce sujet, Nouv. éd. corrigée et aug. S. l., 1752.). Noter cependant qu’il n’apparaît pas avec ce sens dans l’Encyclopédie où, comme adjectif il possède une signification juridique (bien, intérêt, chemin, etc., « public ») ; à la limite d’une signification politique : « Ce terme se prend quelquefois pour le corps politique que forment entre eux tous les sujets d’un état, quelquefois il réfère qu’au citoyen d’une même ville. » (Encyclopédie : ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers ; vol. 1-7, Paris : Briasson/ David/ Le Breton/ Durand, 1751-1757 ; Vol. 8-17, Neuchâtel : S. Faulche, 1765 ; [Cité d’après Fac-similé réduit : New York/Paris : Pergamon Press, 4 vol.]). Sur l’importance La Font de St Yenne, se reporter à l’article de Roland DESNE, « L’éveil du sentiment national et la critique d’art : La Font de St Yenne précurseur de Diderot », La pensée 73, mai-juin, pp. 82-96, 1957. SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 287 faire intervenir une étape intermédiaire entre le statut « public » des œuvres du Moyen Âge et le caractère privé de celles des XVIIe-XVIIIe, qui serait celle de la constitution des collections princières et seigneuriales dès le XVe, puis des collections de riches amateurs ; collections qui deviendront, de fait, publiques avec l’ouverture au public (au sens moderne du terme cette fois-ci) des musées25. Un tel travail demanderait, entre autres, de comparer l’évolution de l’espace social de la peinture politique avec celui de la peinture religieuse ; il demanderait aussi de distinguer les œuvres littéraires des œuvres picturales, sculpturales ou architecturales. Mais, l’analyse d’Habermas — dans la mesure, justement, où elle distingue les principes qui structurent les « sphères » publiques, privées, politiques, etc. d’avec les circuits et les organisations concrètes — fait apparaître clairement comment à travers le passage de l’œuvre depuis la sphère structurée par la représentation vers la sphère littéraire et artistique, s’opère une véritable redéfinition de ce qu’il faut entendre par « œuvre » au sens moderne du terme caractérisé par l’autonomie de la pratique artistique (elle est autoréférentielle) et par l’orientation vers un public. De ce point de vue, les analyses socio-historiques actuelles semblent largement confirmer les principes énoncés par Habermas avec l’apparition d’un marché, la définition du public, le nouveau statut accordé à l’œuvre qui est perceptible dans la rédaction des catalogues par exemple26. Ainsi, l’ancien espace politique se désagrégeant, c’est un nouvel espace social « pour » l’œuvre qui émergerait. On aura d’ailleurs une idée de ce changement en comparant le statut conféré par le commentaire de Félibien au portrait de Louis XIV de Rigaud, avec la critique faite par Diderot du Portrait sur Roi de Van Loo dans le Salon de 176127. 25 Sur ce passage, sociologiquement essentiel, entre l’exposition « au regard de tou s » des œuvres religieuses au Moyen Âge, les collections et l’ouverture des musées, voir Krzysztof POMIAN, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise (XVIe-XVIIIe siècle), Paris : Gallimard, 1987, spéc. pp. 303sq, et aussi 53sq. Pour une première approche de l’usage politique de la publicité des collections, se reporter à Dominique POULOT, « Les finalités des musées du XVIIe siècle au XIX e siècle », in : Quels musées, pour quelles fins, aujourd’hui ?, Paris : Documentation française, 1983, spéc. pp. 13-21. 26 Sur le statut du portrait de Louis XIV : Louis MARIN, Le portrait du roi, (1981) et « Du sublime en politique », Procès 11-12, (1983), pp. 79-99. La critique du tableau de Van Loo se trouve dans Denis DIDEROT, Salons de 1759-1761-1763, Paris : Flammarion, 1967, pp. 31-32. Cette mutation de l’espace social de l’œuvre s’est étalée sur plusieurs siècles, mais c’est dès la fin du XVIIe–début du XVIIIe que se manifeste et la séparation de l’œuvre d’avec la sphère structurée par la représentation et l’institutionnalisation de son nouvel espace social : fin des commandes monumentales princières et royales, naissance du Salon de l’Académie, d’un côté ; développement de la peinture de genre, naissance de l’esthétique de l’autre. Et cette mutation est à peu de choses près établie au moment de la Révolution. C’est pourquoi, sauf nécessité particulière, nous désignerons, par commodité, l’espace historique de cette mutation : « le XVIIIe ». 27 Depuis le moment où nous avons rédigé ce Chapitre, nous avons découvert que l’approche, dont nous brossions les grandes lignes à partir de notre analyse de l’espace public d’Habermas, existait pour l’essentiel. Il s’agit de l’ouvrage de Thomas E. CROW, Painters and public life in Eighteen-Century Paris, New Haven & London : Yale University Press, 1985. L’ouvrage s’appuie à la fois sur la sociologie et la théorie de la représentation ; et on y trouve une approche de la sphère publique des œuvres. Nous y ferons référence sans autre mention en note lorsque cela paraîtra utile. Dominique POULOT a critiqué la thèse de Thomas Crow dans un article : « Sur l’espace public de la peinture en France au XVIII e siècle », Schweizerische Zeitschrift für Soziologie/Revue suisse de sociologie, 1989 (1), pp. 165-186, 1989. 288 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Cependant, si l’on semble fondé à admettre l’émergence d’un nouvel espace social pour l’œuvre, reste à savoir si cet espace est aussi un « espace social de l’œuvre »28. Or, chez Habermas, l’espace social de l’œuvre n’est pas d’abord partie intégrante de la redéfinition de l’œuvre, mais un des composants de la sphère publique bourgeoise. Ou, si l’on préfère : l’étude n’est pas tournée vers l’œuvre comme objet culturel ; elle est au contraire principalement orientée vers la mutation politique de la société. La conséquence en est que les notions de « public », d'« individu » et de « critique », repérées par l’analyse de la sphère littéraire, deviennent des outils d’appréciation de l’évolution de la sphère culturelle en son entier, après avoir été promus au rang de concepts d’analyse de la sphère publique, c’est-à-dire de la sphère socio-politique dans son ensemble. On comprend dès lors comment, dans cette sorte de bouclage, s’opère une double mise en position dominante et de la dimension littéraire (par la « critique ») et de la dimension politique (à travers la notion d'« espace public »). La description de l’espace social de l’œuvre qui s’ensuit est tout à la fois : inexacte et exacte. Inexacte, car le mouvement de bouclage court-circuite de facto ce qui fait la spécificité des objets culturels — à savoir, leur fonctionnement comme ensembles symboliques (et par voie de conséquence, la dimension symbolique de l’image médiatisée) —, laissant entendre que leur socialisation dépend seulement de leur rapport ou de leur statut au regard de la sphère publique29. Exacte, car les recherches sur la mutation de l’espace social de l’œuvre portent à penser qu’Habermas adopte le point de vue de la sphère politique (le modèle démocratique) et fait ainsi émerger, sans l’analyser comme telle, la manière dont on se représente désormais la place et le statut des œuvres dans la société bourgeoise (selon un modèle de représentation de la socialité qui est le modèle démocratique). Cette description de l’espace social de l’œuvre est donc, comme nous le disions plus haut, incomplète en analyse et pertinente en représentation. Mais l’important est que nous soyons désormais sur la piste qui permet de démêler ce curieux chassé-croisé : le fond commun (à savoir, l’usage de la raison critique) à l’émergence de la sphère littéraire-artistique et à celle de la sphère politique ; ainsi que les liens qui 28 Krzysztof POMIAN, Collectionneurs, amateurs et curieux, (1987), Chapitre « Marchands, connaisseurs, curieux à Paris au XVIIIe siècle ». 29 C’est précisément dans ce creux laissé par l’approche institutionnelle de la genèse de l’espace public, cet « oubli », que prend place l’étude de Thomas Crow sur le rapport entre peintre et public. Elle aborde ce rapport à travers la question de la constitution du public comme entité. Constitution qui s’opère à partir de deux versants qui se rejoignent : d’une part, à partir d’un passage de l'« audience » (= ensemble d’individus venant au Salon, par exemple) à travers les revendications faites pour le représenter ainsi que le rattachement d’une partie de l’audience à une de ces représentations ; et d’autre part, à partir de la manière dont le peintre « fait place » à ce public (ou plutôt, cette partie du public constituée en groupe) dans la production de ses tableaux et dans ses tableaux eux-mêmes (Thomas CROW, Painters and public life…, 1985. Sur la question de la définition du public, voir spécialement pp. 4-5 ; sur la place du public dans le tableau, on se reportera aux analyses de la peinture de Watteau, Greuze et surtout de David qui occupent une grande part de l’ouvrage.). SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 289 existent entre le modèle politique, comme modèle de pensée du social, et le nouvel espace social des œuvres. Or, nous allons voir que ce fond et ces liens s’appuient sur un modèle qui correspond à ce que Louis Dumont a appelé « l’individualisme », c’est-à-dire l’importance accordée au « sujet » comme entité et intériorité reconnue juridiquement (« subjectivité »), capable d’exercer sa pensée sur le monde 30. Faisons donc un petit détour pour situer l’incidence de cette idéologie sur la manière d’aborder l’espace social de l’œuvre. Détour : le modèle de l’individualisme critique Le modèle de l’individualisme philosophique, puis politique, réfère aux droits des individus. À leur liberté de dire ce qu’ils pensent et ce qu’ils ressentent ; de critiquer les œuvres et l’opinion des autres sur les œuvres ; — opinion qui, lorsqu’elle est écrite, n’est jamais qu’une œuvre d’un genre particulier. Ainsi décrite, la République des Lettres31, apparaît comme le lieu d’une guerre civile innocente où, selon le mot de Bayle, « Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun32. » Ce fonctionnement de la République des Lettres va être rapporté par Reinhart Kosseleck au fonctionnement politique : « La guerre civile, que l’État a éliminée, réapparaît inopinément dans le for intérieur privé que l’État a dû concéder à l’homme comme homme. La liberté absolue, la guerre de tous contre tous y règne en maître. Le but commun de tous est la vérité, et le vrai souverain du combat spirituel, c’est la critique que chacun exerce et à laquelle chacun se soumet. La souveraineté est sans pitié, chacun y participe33. » La République des Lettres serait ainsi le modèle absolu de l’individualisme absolu. Ce commentaire de Kosseleck nous intéresse ici à un double titre. 1) Il rappelle l’importance du politique dans la constitution du « for intérieur ». L’absolutisme conduit la 30 Louis DUMONT, Homo æqualis, (1977) ; « La conception moderne de l’individu : Notes sur sa genèse, en relation avec les conceptions de la politique et de l’État à partir du XIIIe siècle », Esprit, févr. 1978, pp. 18-54. René Huyghe souligne l’importance de l’individualisme comme « force montante » en art au XVIIe et XVIIIe siècle : René HUYGHE (ed.), L’art et l’homme, Paris : Larousse, t. 3, 1961, p. 136. 31 Nous serions tenté d’ajouter « et des Arts ». Mais, à tort, car la « critique » est expressément du domaine des Lettres, non des Arts. Elle creuse, de par son existence même, une dissymétrie entre le discours et les autres modes de signification. 32 « C’est la liberté qui règne dans la République des Lettres. Cette République est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres : c’est un siècle de fer ; Non hospes ab hospite tutus / Non socer a genero (“L’hôte n’est pas en sureté auprès de l’hôte / Ni le beau-père auprès de son gendre”) Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. ». BAYLE, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, 1720, art. « Catius », cité par Reinhart KOSSELECK, Le règne de la critique, ([1959] 1979), p. 92. 33 Reinhart KOSSELECK, Ibid. 290 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART liberté à se retirer en un lieu strictement privé, réservé à la conviction morale et religieuse, apolitique : la conscience individuelle. D’où la dialectique entre privé (for intérieur) et public (sphère publique et politique de l’État), et entre le moral et le politique lorsque cette activité morale deviendra publique, qui se développe sous la forme précisément de la critique34. 2) Il expose les conséquences de cet individualisme absolu, lorsque l’espace social et politique se trouve être le siège de la seule « critique » : cet individualisme ne peut qu’entraîner la guerre de tous contre tous, « réalisant » ainsi concrètement l’analyse de Hobbes. Il faut dire que son propos qui est de traiter des conséquences de l’extension du règne de la critique et de montrer la manière dont ce règne s’articule avec l’histoire politique depuis les guerres de religions jusqu’à la destruction de l’État absolutiste35, le conduit tout naturellement à mettre l’accent sur le combat des consciences individuelles entre elles (combat qui est au principe de l’exercice critique de la raison) ; et à se servir de ce modèle pour comprendre l’émergence et le fonctionnement de l’État « démocratique », tel qu’il se mettra concrètement en place au cours de la Révolution française. C’est ainsi que l’auteur en vient par exemple à stigmatiser cette sorte d’apologie de la guerre civile que représente la conception de l’État moderne fondée sur la philosophie de l’histoire. Et c’est ainsi que l’on en arrive à lire, par exemple à la suite du passage cité plus haut, cette étonnante conclusion : « La démocratie totale que Rousseau concevra un demi-siècle plus tard est la République des Lettres de Bayle étendue à l’État. Elle fournissait le modèle d’une forme de l’État pour laquelle, fût-ce spirituellement, la guerre civile est légalisée et fonde la légitimité36 ». Et c’est là où ce qui était légitime devient contestable. À ce point que l’analyse du développement de la critique risque de faire perdre de vue les procédures de socialisation dont elle fait l’objet. Le point vaut en effet explication. Certes, il y a bien chez Rousseau le fameux paradoxe du Contrat selon lequel le peuple contracte avec lui-même, et Kosseleck a tout à fait raison de pointer ce lieu d’invisibilité où le social se retourne en lui-même créant une intériorité qui est en même temps son dehors (la volonté générale)37. Mais 34 L’ensemble du livre de Kosseleck est consacré à cette dialectique qui commence avec la séparation du sujet entre l’homme et le politique, et qui, passant par la justification morale de la critique du politique mettant en crise l’État, va aller jusqu’à la destruction de ce dernier. Sur le « for interne » voir Philippe DUJARDIN, « For interne, for externe, du rapport à la loi, du rapport à l’image à l’époque moderne », Asmodée/Asmodeo 2, 1990, Florence : GEF, pp. 157-183. 35 Rappelons l’essentiel de la thèse : l’État absolutisme met fin aux guerres de religion en retranchant la religion et la morale de la politique ; mais cette morale, réservée dans la conscience individuelle, se développera comme critique philosophique et, s’appliquant bientôt à l’État absolutiste (sous la forme principalement de la philosophie de l’histoire qui identifie la morale et la politique) en amènera la chute. Reinhart KOSSELECK, Le règne de la critique, ([1959] 1979), passim ; par exemple : pp. 122, 131, 137. Le propos de l’auteur se distingue donc assez nettement de celui d’Habermas, lequel considérait l’évolution de l’espace public en sa totalité. 36 Ibid., p. 92. Voir aussi pp. 134-142. C’est, nous allons le voir dans quelques instants, aller un peu vite en besogne et se ranger un peu rapidement à une lecture de Rousseau, héritée du XIX e ou d’auteurs anglais, qui voient la pensée de cet auteur au travers de certains aspects et de certaines références de la Révolution française (Kosseleck renvoie par exemple significativement à Augustin Cochin et Carl Schmitt). On note d’ailleurs une réduction de la pensée de Rousseau du même type chez Habermas. 37 « En revanche le paradoxe de Rousseau [à la différence de celui de Hobbes] selon lequel la nation a une volonté générale qui fait d’elle une nation ne peut se réaliser politiquement de façon directe : il libère une volonté qui, dans un premier temps, n’a pas d’exécuteur. Du fait qu’elle ne peut ni être déléguée, ni représentée SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 291 il oublie le soin avec lequel Rousseau, théoricien du contrat et de la primauté de la volonté générale, pense précisément les procédures de passage de la volonté générale à la loi et du contrat au gouvernement. Opérations symboliques de constitution du corps social et politique ; et procédures de mise en place d’institutions politiques. Autrement dit : il passe sous silence l’ensemble des procédures qui expriment, socialisent — médiatisent — ce qui correspond dans notre langage politique moderne à l'« opinion publique »38. Or, on sait que la question de théorie politique, que pose la philosophie politique du XVIIIe — et singulièrement celle de Rousseau —, et qui est la même que posait déjà Hobbes et que posera encore Hegel (si l’on en croit Louis Dumont) ; — la question donc, que passe justement sous silence Kosseleck, est celle des procédures de passage des consciences individuelles (avec leurs intérêts et leurs particularités privés) à une volonté générale, puis à un gouvernement. En effet, si le politique veut survivre (et avec lui la société), il doit mettre en place des procédures de socialisation (les politologues diraient « procédures de médiation ») pour positiver cette critique en institution, pour transformer ce combat de « fors intérieurs » (des consciences et de la raison) en un rassemblement, en une entité, en une unité (un corps social). Il ne peut donc se contenter d’être la seule transposition sociétale du modèle de la République des Lettres. Car derrière la question, certes fondamentale, de l’égalité de droit des consciences à l’expression, il y a celle — théorique et essentielle dans le modèle démocratique — de la solidarité organique qui constitue un corps social à partir d’individus et celle — pratique — du fonctionnement politique de ce corps. Nous touchons ici au modèle de représentation de ce qui fait que la société est société 39. (II, 1, 2), la volonté générale en tant que souveraine disparaît dans l’invisible. » Reinhart KOSSELECK, Le règne de la critique, ([1959] 1979), p. 136. Kosseleck s’arrête à une imagerie qui a longtemps eu cours — et dont certains ne sont pas encore défaits — d’un Rousseau fondateur de l’État totalitaire (de total à totalitaire, il n’y a qu’un pas) et chantre de la révolution permanente. Le point sur le prétendu « totalitarisme » de Rousseau a été fait par Raymond POLIN, La politique de la solitude : Essai sur J.-J. Rousseau, Paris : Éd. Sirey, 1971, pp. 145-147. Nul plus que Rousseau n’a suscité une aussi forte polarisation des opinions sur ses thèses. Nous ferions volontiers l’hypothèse que cela tient à sa capacité à exprimer les articulations et les paradoxes du modèle démocratique. Voir l’analyse de Georges BENREKASSA, Le concentrique et l’excentrique : Marges des Lumières, Paris : Payot, 1980, pp. 105-116. Même idée dans le bel essai de Todorov, qui invite d’ailleurs à revenir sur ce qui peut paraître « l’extrémisme d’une pensée » et qui n’en est en réalité que « l’intensité » : « A lire aujourd’hui Rousseau, écrit l’auteur, on ne peut s’empêcher de lui attribuer une clairvoyance prophétique ; ses adversaires diraient qu’on ne s’est toujours pas affranchi des mythes dans lesquels il nous a enfermés. » Tzvetan TODOROV, Frêle bonheur : Essais sur Rousseau, Paris Hachette, 1985, p. 9. Même idée encore chez Paul CLAVAL, Les mythes fondateurs des sciences sociales, (1980), p. 80. 38 Rousseau n’emploie pas le terme d'« opinion publique » en ce sens. Cependant, la volonté générale renvoie chez lui à ce qui fait le fond d’un peuple : les mœurs ; lesquels sont le fait de l’opinion plus que de la loi. Voir Jean Jacques ROUSSEAU, Œuvres complètes, vol. 3, Du contrat social/Écrits politiques, Paris : Gallimard, 1964, p. 494, fragm. 20 (note p. 1523) ; p. 55, fragm. 13 ; p. 555 ; p. 1894. Voir aussi ce qui est dit dans la « Lettre à d’Alembert » à propos du tribunal des maréchaux de France ; passage qui commence ainsi : « Par où le gouvernement peut-il donc avoir prise sur les mœurs ? Je réponds que c’est par l’opinion publique. […] », Jean-Jacques RousseauROUSSEAU, Du contrat social et autres œuvres politiques, Paris : Garnier, 1975, pp. 176-183. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce point. 39 C’est sur ce point que le modèle démocratique fonctionne comme mythe fondateur tant du politique que du sociologique. Louis Dumont rappelle que « Pour Durkheim, donc, la volonté générale de Rousseau se comprend comme l’émergence au niveau politique et dans le langage de la démocratie de l’unité d’une société 292 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Quel gain tirer de ce détour ? Un gain de première importance. En effet, selon ce modèle de l’individualisme, la critique est affaire de sujets, et l’espace social politique est pensé comme résultant d’un jeu de relations inter-individuelles. De ce fait, de même que penser l’espace politique à partir de la critique porte à laisser échapper les procédures de socialisation, de même penser l’espace social de l’œuvre de ce point de vue conduit à un double risque : 1) comme la critique est considérée comme un processus commun à la sphère artistique et à la sphère politique, l’articulation entre espace social des œuvres, critique, public et espace public risque de manquer de précision. 2) penser le rapport aux œuvres sur le modèle de la relation subjective risque de laisser pour compte la place effective des œuvres dans la constitution de l’espace politique. De là, naît la nécessité de lever l’hypothèque de l’individualisme dans l’approche de l’espace social de l’œuvre. L’émergence du nouveau rapport à l’œuvre et la question de l’individualisme Les modifications observables dans les conceptions esthétiques au début du XVIIIe traduisent un déplacement d’accent depuis l’œuvre elle-même (son essence) vers sa réception. Si l’esthétique des Lumières accorde certes une grande place au processus de création (problématique du « génie »), elle introduit surtout le sujet récepteur. Lors du passage de la doctrine esthétique classique à la philosophie esthétique des Lumières, la méthode d’explication et de déduction fait place à la pure description : « Et cette description, explique Cassirer, ne part plus directement des œuvres d’art mais de la conscience esthétique dont elle veut d’abord reconnaître et définir la nature. Ce ne sont plus désormais les genres artistiques qui sont en cause principalement mais les attitudes artistiques : l’impression que fait l’œuvre d’art sur celui qui la contemple et le jugement dans lequel il cherche à fixer cette impression pour lui-même et pour les autres. » Mais, cette méthode psychologique, « en cherchant dans la nature l’origine et le seul fondement du beau, n’entend nullement donner libre cours à un relativisme sans borne, élever le sujet individuel au rang d’un juge sans appel de l’œuvre d’art. Elle voit au contraire dans le goût une sorte de “sens commun” : la nature et la possibilité d’un tel sensus communis constituent proprement le point de départ de sa problématique40. » C’est pourquoi il ne s’agit ni d’éliminer toute espèce de règle, ni de s’en remettre à donnée en tant qu’elle préexiste à ses membres et est présente dans leurs pensées et leurs actions. Autrement dit, l’universitas en quoi la societas de Rousseau semble se transformer tout à coup lui préexiste et lui est sous-jacente. » Louis DUMONT, « La conception moderne de l’individu :… », Esprit, (1978), p. 43. Noter que Durkheim, séparant le social et le politique qui étaient unis chez Rousseau, déplace la question (ou l’aporie) du processus instaurateur de l’acte d’association (politique) vers la constitution de la conscience collective (social). 40 Ernst CASSIRER, La philosophie des Lumières, ([1932] 1966), pp. 293-294. SECTION B. PENSER LE TRAVAIL SOCIAL DES MÉDIAS 293 l’arbitraire41. Or, ce qui est vrai ici pour l’esthétique, c’est-à-dire pour le rapport à l’œuvre, l’est bien plus encore pour la critique d’art, qui implique une confrontation effective, sociale des appréciations. En effet, même si l’on se place du côté du sujet qui critique (et non du côté des institutions sociales de la critique), la question est bien celle de savoir comment des impressions, des mouvements de l’âme et des jugements de goût réfèrent, appartiennent, au « sens commun » et contribuent à le produire. Un sens commun qui est tout à la fois communauté, universalité et légitimité des appréciations42. De ce point de vue, la pure expression du goût et de l’opinion de chacun ne saurait être qu’un premier pas, et la discussion à partir de cette expression ne saurait encore suffire ; car, avec elles seules, nous ne sortirions pas d’un affrontement perpétuel de critiques individuelles. Il manquerait encore leur rassemblement et leur « gouvernement ». Qu’au siècle des Lumières, l’œuvre ne soit plus produite en effet pour s’intégrer à un espace architectural particulier, mais placée dans un espace destiné à sa présentation ; bref, qu’il y ait mutation de l’espace de l’œuvre et de sa socialisation, ne peut être réduit à un problème de philosophie esthétique. Il convient de bien voir que c’est au contraire la constitution de la philosophie esthétique moderne — de ce qui se présente désormais comme une théorie du rapport à l’œuvre, c’est-à-dire comme « l’élaboration d’une conscience philosophique de l’art et la loi qui gouverne cette conscience en sa genèse43 » —, qui est corrélative de la mutation de l’espace social de l’œuvre. C’est de ce point de vue qu’il convient de reprendre l’examen de ce qui est aujourd’hui devenu un lieu commun : avec l’autonomisation de la sphère littéraire et artistique vis-à-vis de la sphère politique, le rapport à l’œuvre serait devenu un rapport exclusivement individuel, puisque subjectif. L’œuvre serait devenue « objet » face à un « sujet » (spectateur, auditeur ou lecteur), qui l’apprécierait, exercerait sa sensibilité ou son jugement sur elle. 41 « L’élimination de l’arbitraire, la découverte des lois spécifiques de la conscience esthétique constituent au contraire le but de l’esthétique en tant que science. » (p. 294). On ne peut plus clairement dessiner le lien entre la subjectivité artistique et la question de la socialisation du rapport à l’œuvre. 42 Question qui est toujours d’actualité comme en témoigne ce qu’écrit Pierre BOURDIEU sur le jugement de goût dans la conclusion (« Classes et classements ») de La distinction : Critique sociale du jugement, Paris : Éd. de Minuit, 1979. 43 Ernst CASSIRER, La philosophie des Lumières, ([1932] 1966), p. 277. SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ART Comment aborder l’espace social de l’œuvre L’examen que nous venons de mener sur les traces de la sociologie critique nous a préparé la voie pour aborder l’espace social de l’œuvre. Nous y avons trouvé à la fois des éléments d’analyse et des pistes à explorer. Au cœur des éléments d’analyse collectés, il y a, en premier, un des apports les plus marquants de cette sociologie critique qui est d’avoir montré la manière dont la structuration de la sphère politique bourgeoise était l’héritière de la sphère littéraire, et d’avoir ainsi attiré l’attention sur les liens qui existaient entre ces deux sphères. Avec l’analyse, par Jürgen Habermas de la construction de l’espace public. Avec la mise en lumière aussi de l’importance décisive de la « critique » dans cette construction ; — laquelle critique est à entendre ici moins au sens restreint que lui donne l’histoire de la littérature, ainsi que l’a fort bien montré Reinhart Kosseleck, qu’au sens d’une véritable structure mentale, une véritable façon de penser et d’aborder les productions culturelles ou les données politiques. Le second élément collecté est une confirmation, apportée par Louis Quéré, de l’intérêt que présente une approche de l’espace public comme champ symbolique. Quant au troisième, il s’agit de la reconnaissance de la nouvelle approche des œuvres d’art, formalisée à travers l’esthétique. Mais tout cela, nous le savions déjà, il suffit par conséquent de le rappeler afin de le garder à l’esprit. Venons-en donc tout de suite à l’énoncé des pistes à explorer. Nous les découvrons dans les plis et les creux des éléments d’analyse collectés. Nous les trouvons aux limites de ces derniers. La première de ces pistes part directement de la notion d’espace public : elle porte sur la nécessité de préciser les liens entre espace public et espace de l’œuvre. Nous avons déjà entrevu cette nécessité à plusieurs reprises ; elle est centrale. Reste à y répondre ; ce que nous n’avons pu faire jusqu’à présent. Mais, par contre, nous avons travaillé à réunir les conditions de cette réponse. Deux conditions, qui ne sont d’ailleurs pas situées sur le même plan puisque l’une indique l’endroit où nous rendre, tandis que l’autre indique de quel point partir. Ce sont là les deux autres pistes à explorer. En effet, la seconde piste s’en va vers l’examen des modifications historiques du fonctionnement symbolique des images. Autant dire qu’une telle piste trace le paysage dans lequel nous allons évoluer et le chemin sur lequel nous avançons en ce moment même ; à savoir, l’étude de la représentation. 296 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Reste la troisième piste : celle de l’examen de la réception de l’œuvre ; celle de la levée de l’hypothèque de l’individualisme. Elle s’appuie sur une question précise : entre l’émergence de l’œuvre au sens moderne et la constitution de l’espace public, comment s’articulent la dimension individuelle de la réception de l’œuvre et la socialisation de cette réception ? C’est donc cette piste que nous emprunterons en premier. § 1. Les procédures de socialisation des œuvres au-delà de la subjectivité esthétique La publicité des œuvres comme préalable à la socialisation Quelles sont les conditions structurelles pour que s’organise l’espace social de l'« expression de la conscience » sur les œuvres ? Pour que l’on passe de la subjectivité esthétique à une socialité ? La première condition qui vient à l’esprit est bien évidemment l’existence d’une publicité des œuvres. Il est certain que sans présentation ni diffusion, pas de contact avec ces dernières ; et par conséquent, pas de socialité possible. Il faut que les œuvres soient exposées au regard, qu’elles soient diffusées. Il s’agit-là d’une « médiatisation » au sens d’une facilitation technique de la rencontre des œuvres ou de leurs substituts, soit en un espace unique, soit par leur circulation. D’où l’importance du théâtre et de l’imprimerie ; comme de la gravure puis de l’exposition publique (le Salon et, plus tard, les musées), par exemple 1. Cependant, cette première condition est une condition première de possibilité du rapport à l’œuvre en général ; elle est donc déjà valable pour l’expression de la conscience esthétique2. À l’opposé, elle intervient dans l’institutionnalisation de la socialité, à travers ces 1 Par exemple, LA FONT DE SAINT YENNE met sur le même plan l’écrit imprimé et le tableau exposé : « Un écrit imprimé ou un tableau exposé appartiennent au public ; et quoique ce dernier ne puisse pas se multiplier, comme un écrit par l’impression, chaque particulier a le droit d’en porter son jugement. » dans L’ombre…, suivi de Réflexions sur quelques causes…, (1752), p. 187. 2 En réalité, elle la modifie. Cette conscience esthétique est forcément différente lorsque le rapport à la peinture se fait à travers les tableaux d’une collection privée (constituée selon des principes de recherche du plaisir donné par le morceau) et pour le reste à travers des gravures ; et lorsqu’elle se fait à travers l’exposition régulière d’un grand nombre de tableaux dans lesquels on essaie de retrouver le savoir-faire d’un homme. Cette modification est remarquablement mise au jour par Krzysztof POMIAN, à partir de son étude des catalogues de vente au XVIIIe (« Marchands, connaisseurs, curieux à Paris au XVIII e siècle », Revue de l’art, 43, 1979, repris dans Collectionneurs, amateurs et curieux, 1987, pp. 163-194) : lorsque l’attitude vis-à-vis du tableau ne consiste plus seulement à apprécier ce qui est beau (et à trouver ce qui est beau dans un tableau) mais à acheter des noms, le regard se déplace du tableau vers le peintre. Le personnage social clé n’est plus l’amateur (qui sait balancer les beautés et les défauts, qui sait apprécier esthétiquement) mais le marchand (comme expert qui sait reconnaître la touche et la manière, qui sait porter un jugement d’attribution). SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 297 deux institutions majeures que sont l’Académie et le Salon 3. Elle n’est pas spécifique de la socialité ; elle lui est, si l’on veut, antérieure ou postérieure. Par conséquent, on le voit, l’expression « publicité des œuvres » est ambiguë dans la mesure où elle mêle des facteurs très différents qu’il convient en fait de distinguer. Aussi, afin de clarifier les conditions qui président à l’organisation de l’espace social de l’expression du sujet sur les œuvres, nous distinguerons : 1) les conditions qui portent sur le rapport à l’œuvre et 2) celles qui définissent le type de rapports (de socialité) entre les sujets4. Nous commencerons par le second type de conditions. Conditions de socialisation concernant la socialité Parler de socialité suppose, à l’évidence, l’existence de plusieurs acteurs. Mais, à l’inverse, cette existence ne saurait suffire, à elle seule, à autoriser à parler de socialité. Car, pour ce faire, encore faut-il qu’un lien social unisse ces acteurs ; et encore convient-il pour le chercheur de pouvoir identifier et décrire ce lien. Mettons de côté le cas où le sujet social n’est en rapport qu’avec lui-même appelonsle par convention : le degré zéro de la socialité. Hormis ce cas, on peut en distinguer utilement deux autres : 1) le cas où le lien entre les sujets sociaux est momentané, éphémère, ou plus exactement circonstanciel ; 2) et le cas où ce lien est durable, parce que mémorisé et différé. Dans le premier cas nous parlerons de socialité de la présence ; dans l’autre, de socialité de l’institué. Voyons en quoi cette distinction peut nous être utile pour notre description — et au-delà, notre compréhension — de l’espace social des œuvres. 1) La socialité de la présence, tout d’abord. Par exemple, une co-présence des regards sur l’œuvre due à un rassemblement des récepteurs peut constituer une condition de socialité. Car, les récepteurs peuvent alors former un groupe, une entité nouvelle distincte de la somme des individus la composant. Groupe momentané, le temps d’un rassemblement : c’est au fond ce qui se passe au théâtre, dans un salon, ou dans une fête — quelles que soient par ailleurs les différences de statut conférées à l’objet présenté dans ces divers types de 3 Sur ce point, on se reportera à Thomas CROW, Painters and public life…, 1985, spéc. l’introduction « The Salon Exhibition in the Eighteenth Century and the Problem of its Public », et les Chap. 1 « Public Space in the Making » et 3 « The Salon and the Street ». 4 Précision de vocabulaire : nous distinguons la socialité qui marque l’existence d’un lien social et la sociétalité celle d’une organisation ou d’une institution contribuant au fonctionnement de la société. Nous employons le terme « sociabilité » au sens, que lui donnent habituellement les historiens, de « rassemblement social ou politique à caractère durable se situant à mi-chemin entre le groupe et l’institution » ; il n’est donc pas pris au sens psycho-sociologique traditionnel de « ce qui pousse le sujet social à établir des relations avec d’autres ». Rappelons que la socialisation désigne, quant à elle, la constitution même du lien social. 298 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART rassemblements, sur lesquels nous reviendrons dans quelques instants lors de l’examen du rapport à l’œuvre. Or, l’examen des textes esthétiques et critiques de l’époque révèle que cette socialité de la présence autour de l’œuvre peut prendre deux modalités bien différentes : celle d’une sorte de communion quasi-religieuse de tous (et de chacun) avec l’œuvre ; et celle d’une discussion de tous sur l’œuvre. D’un côté ce sera l’impression unanime du public ; de l’autre, le jugement discuté, échangé. Par exemple, La Font de Saint Yenne distingue « l’impression des productions [des Académiciens], sur le public convaincu ou ignorant, puisque le grand beau et vrai exprimé à un degré supérieur et à un certain point de perfection, doit frapper l’admiration et affecter et indistinctement tous les hommes » et « l’obligation réciproque des avis et des conseils les uns envers les autres sur les sujets où l’on se voit plus éclairé, et capable de porter un jugement plus juste par des lumières naturelles ou acquises ». Distinction tout à fait intéressante. En effet, la première lecture laisse penser que l’auteur oppose l’individuel de l’impression et le social de l’échange. Mais la distinction est en fait bien plus subtile, puisque le social fait intervenir l’individuel (le jugement), et l’individuel, lorsqu’il est l’effet du beau et du vrai, frappe fortement et indistinctement tous les hommes. Il comporte donc de facto la potentialité d’une socialité. Par conséquent, moins qu’une absence ou une présence de socialité, il s’agirait plutôt effectivement de deux modalités de la socialité5. Cette distinction entre les deux modalités, nous amène tout suite à faire une remarque : la modalité de la communion avec l’œuvre nous installe soit sur le paradigme d’une sorte de révélation ; soit sur celui de l’esthétique classique centrée sur l’essence de l’œuvre. Comment en effet, pourrait-il se produire un rassemblement de tous du seul fait de l’œuvre, sans une puissance (transcendante, magique) ou bien une essence (intrinsèque) de celle-ci ? Cette modalité de la communion se déploie donc entre deux situations-limites. La première de ces situations correspond au rabattement de l’œuvre sur la réception ; le rassemblement constitue alors l’objet de la réception : c’est ce qui se passe dans la fête, dont le cas le plus extrême (idéal-typique) est la « fête communautaire » chez Rousseau. La seconde situationlimite est la communion d’un seul avec l’œuvre même s’il est au milieu de la foule, et l’on aura la forme la plus achevée du rapport subjectif, dont le cas extrême idéal-typique est le « sublime »6. Ainsi, on le voit : dans un premier cas, la conversion de la subjectivité esthéti- 5 LA FONT DE SAINT YENNE, L’ombre…, suivi de Réflexions sur quelques causes…, (1752), pp. 185186. L’auteur fonde « l’obligation réciproque des avis et des conseils » — qu’il met en parallèle d’ailleurs avec « la nécessité indispensable de la communication de nos biens établie par la nature » — ainsi : la nature a donné à chacun des lumières différentes « pour nous mieux lier ensemble étroitement, et engager pour le bonheur et l’avantage de la société, ceux qu’elle a enrichis de ses bienfaits, à répandre leurs richesses sur les indigents qu’elle semble avoir oubliés, et nous donner lieu par-là d’exercer la plus grande fonction de la condition humaine, qui est la bienveillance et la générosité. » (p. 185). Nous reviendrons dans quelques instants sur cette problématique de la constitution du social qui est au cœur de la pensée de cette période du milieu du siècle. 6 Subjectif au sens où Edmond Burke dit que le « sublime » isole, à la différence du beau qui unit (Ernst CASSIRER, La philosophie des Lumières, ([1932] 1966), p. 321); au sens où Kant dit qu’il est dans notre esprit et non dans la nature (Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, ([1790] 1986), p. 95). Diderot écrit de son côté que la « sensibilité », autre manière de dire ce rapport subjectif, exclut le langage. Il dénonce deux attitudes extrêmes ; celle de l’homme qui a du goût sans sensibilité et celle de l’homme qui a la sensibilité sans le goût : « La sensibilité, quand elle est extrême, ne discerne plus ; tout l’émeut indistinctement. L’un vous dira froidement : SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 299 que en socialité se résorbe dans le pôle de la socialité pure ; dans le second, elle s’abolit dans le rapport subjectif. Avec la modalité de la discussion de tous sur l’œuvre, nous voilà de plein droit dans le paradigme de ce que Habermas appelle l’espace public. Car il s’agit alors d’un travail explicitement social. L’exemple en sera les discussions philosophiques ou politiques, le rassemblement de visiteurs qui viennent discuter aux Salons (de peinture)7, les clubs ou les Salons littéraires. Ces échanges seront plus ou moins éphémères ou répétitifs, leurs formes plus ou moins définies et réglées, ou au contraire spontanées ; les personnes toujours les mêmes ou bien différentes à chaque discussion. C’est dire que cette modalité ira depuis la rencontre circonstancielle jusqu’à la sociabilité constituée qui est celle d’un Salon littéraire ou d’une société de pensée. 2) Que dire de la socialité instituée ? À ce stade de l’analyse, la description de cette forme de socialité paraît nettement moins aisée que celle de la socialité de la présence. Nous possédons en effet beaucoup moins d’éléments que pour la socialité de la présence. Nous avancerons son étude lorsque nous en viendrons à l’examen des procédures d’institutionnalisation. Nous nous contenterons, pour l’heure, de mettre à plat quelques caractéristiques afin de pointer les questions à reprendre ultérieurement. Du strict point de vue psychosocial (point de vue de la socialité), il y a deux différences notables entre socialité de la présence et socialité instituée. En premier lieu, les interactions propres à la socialité de la présence ne sont pas sans évoquer celles que l’Ecole de Palo Alto appelle interactions « symétriques » ; les interactions de la socialité instituée évoquant plutôt les interactions de type « complémentaires »8. En second lieu, si l’on considère le site de l’interaction (le lieu où elles se déploient), il apparaît que, dans la socialité de la présence, la relation entre les acteurs (du fait même de la co-présence de ces derniers) ne dépasse pas les limites du groupe ; elles sont intra-groupales, même si leurs enjeux ou leurs “Cela est beau !” L’autre sera ému, transporté, ivre : /Saliet tundet pede terram ; ex oculis stillabit amicis rorem/ Il balbutiera ; il ne trouvera point d’expressions qui rendent l’état de son âme. » Denis DIDEROT, Œuvres esthétiques, (1968), p. 739. 7 Par exemple, Diderot écrit en ouverture du Salons de 1765 : « J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai recueilli la sentence du vieillard et la pensée de l’enfant, le jugement de l’homme de lettres, le mot de l’homme du monde et les propos du peuple ; et s’il m’arrive de blesser l’artiste, c’est souvent avec l’arme qu’il a lui-même aiguisée. Je l’ai interrogé et j’ai compris ce qu’étaient la finesse du dessin et la vérité de nature ; […] » Denis DIDEROT, Salon de 1765, Paris : Hermann, 1984, pp. 21-22. 8 « On peut dire qu’il s’agit de relations fondées soit sur l’égalité, soit sur la différence. Dans le premier cas, les partenaires ont tendance à adopter un comportement en miroir, leur interaction peut donc être dite symétrique. Il ne convient pas de parler ici des couples faiblesse-force, bonté-méchanceté, car l’égalité peut être maintenue à l’intérieur de chacun de ces comportements. Dans le second cas, le comportement de l’un des partenaires complète celui de l’autre pour former une “Gestalt” de type différent : on l’appellera complémentaire. » Paul WATZLAVICK, Janet ELMICK BEAVIN, Don D. JACKSON, Logique de la communication, ([1967] 1972), pp. 66-67. 300 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART sujets débordent largement ces limites. Dans la socialité instituée, les relations entre individus ou entre groupes sont tournées vers l’extérieur. Par exemple, la presse s’adresse non pas à ceux qui la font, mais à des lecteurs. Sémiotiquement, nous dirions que, dans le premier cas, l’échange du groupe ou du couple est « réflexif » ; dans le second, il est « transitif ». Mais il est indispensable de prendre en considération aussi le point de vue sociologique (le point de vue de l’institutionnalisation). En effet, la relation entre les acteurs passe en ce cas par le canal d’un moyen de communication : la relation est une relation médiatisée. Mais cette médiatisation implique la mise en place d’organisations sociales et la mobilisation de techniques qui servent à atteindre un récepteur éloigné. En effet, une chose est de participer à la critique en discutant dans un Salon littéraire ; une autre est de publier cette critique9. C’est pourquoi nous parlons de « socialité instituée » (et pas seulement de socialité médiatisée) : de manière à pointer le caractère sociétal de cette relation, qui résulte forcément d’un travail d’institutionnalisation à la fois de techniques et d’organisations. La presse est un bon exemple de cette forme de socialité. Reste en suspend le fait de savoir si la socialité instituée répond, comme la socialité de la présence, à plusieurs modalités différentes d’institutionnalisation. Nous pouvons en faire l’hypothèse, conservons donc en mémoire cette question pour l’examiner lorsque nous traiterons de l’institutionnalisation de l’espace social des œuvres. Conditions de socialisation concernant le rapport à l’œuvre Trois cas différents peuvent être distingués. 1) Le premier cas est le contact direct entre l’acteur (ou le groupe d’acteurs) et l’œuvre. C’est le cas le plus simple et le plus évident : celui des Salons de peinture, par exemple ; ou encore celui de la lecture d’un roman. 2) Le second cas est celui où aucune « œuvre » n’est présentée aux acteurs, sinon les récepteurs eux-mêmes ou le groupe de récepteur. Ce sont eux qui « font tableau ». Il s’agit là d’une auto-présentation. L’exemple le plus probant en est la conception rousseauiste de la fête dans laquelle le peuple est l’objet de son propre spectacle 10. Tout porte donc à penser que la partition entre fête et spectacle peut être décrite à l’aide de la distinction socialité/ rapport à l’œuvre : la « fête » est centrée sur les personnes, tandis que le « spectacle » est la présentation d’une œuvre ou, mieux, d’un événement. 9 On sait, par exemple, que les Salons de Diderot, destinés à tenir au courant les nobles étrangers de l’actualité parisienne, ne furent lus que par quelques personnes (sous forme de manuscrits), réellement diffusés dans les dernières années du XVIII e siècle, et publiés en 1812-1813. 10 Voir ci-dessous chap. 5, Section C, § 1: « Une politique de médiatisation : la fête révolutionnaire ». SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 301 Mais la lecture des débats dont cette partition entre fête et spectacle fut l’objet à l’époque, conduit cependant à la compléter. Une des questions qui se pose alors est celle de savoir si, par exemple, l’acteur de théâtre en train de jouer se présente à nous en tant qu’homme, ou bien s’il représente un héros, une fiction illusoire11. Par conséquent, il faut distinguer, à côté du rapport direct à l’œuvre (soit le cas 1, ci-dessus) et du rapport à soi-même (le cas 2) qui sont des rapports de présentation, un troisième cas qui est le rapport de représentation. Par commodité d’exposé, nous conviendrons de parler dans le cas 1 de « fête » ; dans le cas 2, de « spectacle » ; et dans le cas 3, de « théâtre ». 3) Ainsi, s’il existe un troisième type de rapport à l’œuvre (le rapport de représentation), pouvons-nous dire quels sont les traits qui le caractérisent. Tout d’abord, l’absence de l’objet en tant que tel, alors même qu’il est présupposé exister. Par exemple, au théâtre, existe ainsi un jeu entre texte et situation créée pour « représenter » la pièce. Ce qui fait que l’on ne sait plus ce qui est vrai, de la situation que l’on voit ou de la construction fictionnelle. Nous assistons à une contamination des deux champs : une sorte de confusion entre l’œuvre représentée et la représentation comme œuvre12. Il existe cependant une différence fondamentale de statut socio-sémiotique entre le plan de la représentation et le plan du représenté. Le théâtre n’est pas la lecture d’un texte ; ou la critique d’art n’est pas la description du tableau commenté. C’est pourquoi, il ne serait pas judicieux, à notre sens, d’employer le terme de « médiatisation » ; car ce serait se placer du point de vue du représenté, alors que le théâtre ou la critique enfoncent le représenté dans la profondeur de la représentation. Dans le cas du théâtre, il sera plus juste de parler de concrétisation d’un rapport au texte (un rapport proposé par la mise en scène). Quant à la critique, nous verrons que cette dernière oscille entre la concrétisation de la rencontre de l’œuvre et le commentaire (un rapport proposé par l’intermédiaire du texte écrit)13. Il est temps de synthétiser tous ces éléments. 11 Avec le recul du temps, les positions de Diderot et de Rousseau dans ce débat semblent se répondre. D’un côté : « Mais dit-on, un orateur ne vaut quand il s’échauffe, quand il est en colère. Je le nie. C’est quand il imite la colère. Les comédiens font impression sur le public, non parce qu’ils sont furieux, mais lorsqu’ils jouent bien la fureur. », d’où la nécessité de l’imitation pour amener les autres à des sentiments (Denis DIDEROT, « Le paradoxe sur le comédien » [1830], in : Œuvres, Paris : Éd. Gallimard, 1951 — C’est nous qui soulignons). De l’autre : « L’orateur, le prédicateur, pourra-t-on me dire encore, payent de leur personne ainsi que le comédien. La différence est très grande. Quand l’orateur se montre, c’est pour parler, et non pour se donner en spectacle : il ne représente que lui-même, il ne fait que son propre rôle, ne parle qu’en son nom propre, ne dit ou ne doit dire que ce qu’il pense : l’homme et le personnage étant le même être, il est à sa place ; il est dans le cas de tout citoyen qui remplit les fonctions de son état. » « Lettre à d’Alembert » [1758], in : Jean Jacques ROUSSEAU, Du contrat social et autres œuvres politiques, (1975), p. 187 (C’est nous qui soulignons). 12 Plus que la représentation en elle-même, c’est précisément une telle confusion que refuse Rousseau. On notera que la représentation théâtrale et celle de la critique procèdent sémiotiquement en sens inverse : l’une prend en charge du texte pour en « faire » du visuel, de la « représentation » du monde, de la spatialité ; l’autre prend en charge du visuel, de la mise en scène, pour aboutir à du texte, du langage verbal. 13 302 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Tableau résumant les conditions de socialisation de l’œuvre Dressons un tableau à double entrée, croisant les formes de socialités avec les types de rapport à l’œuvre au XVIIIe siècle : Contact direct Autoprésentation Degré zéro de la socialité Socialité de la présence Modalité de la communion Socialité de la présence Modalité de la discussion Fête Contact différé Présentation Représentation Subjectivité de la conscience esthétique : le sublime, l’impression, la sensibilité, etc. Jugement Spectacle Salons de peinture Théâtre Visite-débat Commentaire Club de discussion Socialité instituée Modalités ? Critique publiée Nous pouvons tirer deux enseignements de ce tableau. 1) Les divers types d’objets culturels, évoqués au cours de l’analyse, ne couvrent pas l’ensemble du tableau. Il conviendra donc d’examiner si d’autres objets culturels peuvent venir remplir les cases vides. Ainsi, notre tableau, initialement purement descriptif, pourrait acquérir un caractère systématique qui en ferait une grille d’analyse. 2) On remarque aussi que lorsque l’on parle de « critique », on se réfère habituellement à la « modalité de la discussion » (de la socialité de la présence). Cela est tout particulièrement vrai chez Kosseleck. La « modalité de la communion » n’intervient pas en tant que socialité ; elle sert plutôt à désigner ce qui va à l’encontre du bon fonctionnement de la socialité. Même postulat de départ chez Jürgen Habermas, même si ce dernier introduit la dimension de la « socialité instituée » avec ce qu’il appelle « l’institutionnalisation de la sphère publique » (la loi, l’état constitutionnel) et prend en compte le développement de média. Il est significatif que les Salons de peinture, les musées, les concerts soient considérés comme des moyens, des conditions, des supports sur lesquels va se développer une socialité dont le point de départ est le jugement des individus, et qui ne se développe comme socialité que dans SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 303 l’échange des jugements (la discussion) et l’institutionnalisation de ces échanges14. Ainsi, l’on passe directement d’un « degré zéro de la socialité » (le jugement, ce qui fait que l’objet sur lequel il s’applique fonctionne alors forcément en représentation) à la « modalité de la discussion ». La socialité commence avec la discussion ; mieux : avec l’institutionnalisation du jugement15. Autrement dit : 1) la « modalité de la communion » est absente ; et 2) le type de rapport à l’œuvre qui est objet de la socialisation est le « rapport de représentation ». Dès lors, on comprend pourquoi cette socialité, dite par l’auteur « publicité critique », est présentée comme le modèle de la socialité. Mais surtout, peut-être sommes-nous mis sur la voie d’une explication du statut accordé à la « publicité de manipulation » : on peut se demander en effet si, sous ce nom, ce ne sont pas la « socialité de la présence à modalité de communion », ainsi que les deux types de rapports à l’œuvre ignorés (« autoprésentation » et « présentation »), qui font retour16. Cette mise au point, fondée sur l’analyse de la socialisation de l’œuvre du point de vue de la réception, est importante car elle va permettre de considérer d’un autre regard l’institutionnalisation du rapport à l’œuvre dans l’espace public. 14 « En principe, tout homme est appelé et habilité à porter des jugements libres pour peu qu’il prenne part à une discussion publique, qu’il achète un livre, se procure une place au concert ou au théâtre, visite une exposition. Mais dans la polémique qui oppose les jugements, il ne peut se fermer à l’argument convaincant et doit laisser de côté ses « préjugés ». En principe, le dépassement des barrières imposées au sein de la sphère publique structurée par la représentation et qui séparent des initiés les profanes, neutralise les compétences particulières, qu’elles soient acquises ou héritées, d’ordre intellectuel ou social. Mais puisque le jugement vrai ne peut être mis à jour qu’au sein de la discussion la vérité apparaît comme un processus, et précisément comme le processus de la Raison critique (Aufklärung). Or une partie du public peut désirer en ces matières être plus avancée que les autres. C’est pourquoi le public connaît, sinon des privilégiés, du moins des experts. Il leur est imputé la tâche d’éduquer le public dans la mesure où ils sont capables de produire des arguments convaincants, et tant qu’ils ne doivent pas aller eux-mêmes à l’école d’arguments meilleurs. » (C’est nous qui soulignons), Jürgen HABERMAS, L’espace public, ([1962] 1978), p. 268 n. 32. Pour l’auteur la sphère politique constitutionnelle est le résultat d’une orientation politique de la sphère publique littéraire et elle en conserve le modèle. 15 On lit par exemple : « L’art dégagé de ses fonctions de représentation sociale, devient l’objet d’un choix libre et l’affaire d’un goût qui évoluait. Le “goût” d’après lequel désormais l’art s’oriente s’exprime à travers le jugement de profanes sans compétences particulières, car, au sein du public, chacun est en droit de revendiquer une certaine compétence. » et un peu plus loin : « C’est au sein des institutions de la critique d’art, de la critique littéraire, théâtrale et musicale, que prend corps le jugement profane d’un public majeur ou en passe de le devenir. » Ibid., ([1962] 1978), pp. 50-51. 16 Il s’agit là d’un élément à verser au dossier que nous avons ouvert plus haut sur « l’éthique sémiotique » d’Habermas : Sect. 1, § 1, « Apports et limites pour une approche des médias ». 304 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART § 2. Les procédures d’institutionnalisation au-delà de la socialisation de l’œuvre Le nouvel espace social de l’œuvre : la double médiatisation (1re spécificité) Nous venons de voir que le nouvel espace de l’œuvre était un espace de rencontre, de relation individuelle entre l’œuvre et celui qui regarde. Quelles sont les modalités sociales de cette relation ? À la différence de l’ancien espace, le nouvel espace de l’œuvre est, manifestement, avant tout un espace d’échange et de transaction, et non plus un espace de « représentation », un espace d’apparition. Échange et transaction marchande ; échange et transaction sémiotique. D’ailleurs ces nouvelles modalités de relation à l’œuvre (du côté de la réception) vont de pair avec une modification de l’ensemble de l’organisation sociale de la production artistique. L’œuvre n’est plus seulement commandée ; elle est exposée, comme un objet mis à l’étal, à la montre. Un objet qui va être évalué et apprécié ; un objet dont le « public » juge la valeur — au double sens économique et esthétique du terme 17. Cette modification de l’évaluation de l’œuvre est elle-même corrélative d’une modification des institutions artistiques que l’on observe tout au long de la période qui va du XVIIe à la fin du XVIIIe (en France, du moins) à travers l’évolution de l’Académie, depuis sa création, jusqu’à sa disparition à la Révolution, en passant par ses diverses réorganisations18. Ce lieu, où se définit ce que doit être l’art, va progressivement devoir prendre en compte l’autorité effective du public. C’est dans l’espace laissé vacant par le retrait de la fonction de service et de glorification de la puissance de l’État royal (fonction qui était au principe même de la création de l’Académie, puis de son développement sous Louis XIV), que le public va installer ses droits. 17 Tout au long de son ouvrage Painters and public life…, (1985), Thomas CROW insiste sur l’enjeu économique de cette modification de la nouvelle forme de relation aux œuvres, à la fois du point de vue de la détermination du goût et du point de vue de la carrière des peintres. La mise en place du nouvel espace sociétal implique un nouveau mode de définition du prix et du mérite. 18 Une des réorganisations des plus marquantes sera celle menée par d’Angiviller (devenu Directeur général des Bâtiments à la retraite du marquis de Marigny) à partir de 1774 qui correspondra à la montée de ce que l’on appelle souvent le néo-classicisme ; David devenant progressivement le maître du genre. Sur la vie de l’Académie sous le Comte d’Angiviller, voir Jean LOCQUIN, La peinture d’histoire en France de 1747 à 1785 : Étude de l’évolution des idées artistiques dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, 1912, spéc. chap. 3. À nouveau, nous rencontrons les analyses de Thomas Crow qui replace l’émergence du Salon dans une analyse socio-historique de l’Académie : Thomas CROW, Painters and public life…, (1985), chap. 1, « A Public Space in the Making ». SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 305 L’occasion lui en sera précisément fournie par l’institution du Salon : c’est là que s’opère en effet la rencontre entre lui et l’Académie ; c’est lui qui sera le terrain de la critique19. C’est dire que la relation à l’œuvre s’inscrit dans un espace social qui l’institutionnalise selon une procédure de double médiatisation. Tout d’abord, comme institutionnalisation d’un espace de rencontre, de relation sous la forme d’un espace d’exposition : un espace collectif, un espace d’échange et d’évaluation ; bref, l’espace de l’objet pour le sujet. Ensuite, comme institutionnalisation d’un espace qui médiatise à son tour cette médiatisation première de la relation du sujet à l’œuvre qu’est l’exposition. C’est l’espace de la critique. Si le nouveau rapport à l’œuvre fait que l’œuvre est exposée au public, ce dernier ne doit pas se contenter du coup d’œil superficiel et distrait du passant oisif. Or, qu’est-ce qui fait qu’un Diderot ne s’en tient pas à une approche superficielle et distraite ? C’est l’existence d’autres amateurs, c’est la nécessité d’entrer en relation, d’échanger avec eux : discuter, publier, lire. On connaît la manière dont Diderot entraînait peintres, philosophes ou écrivains dans les Salons pour discuter. Et on sait aussi que c’est pour un « public », les lecteurs de la Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm, que Diderot apprend à regarder la peinture et devient amateur20. C’est aussi l’existence d’une autre relation, non plus 19 Dont on sait qu’elle aura maille à partir avec l’Académie comme en témoigne l’étude des différents compte-rendus, libelles, pamphlets, réponses anonymes ou signés dont le Salon a été l’occasion. Un des « échanges » les plus éclairants entre critiques et défenseurs de l’Académie farouchement opposés au développement de la critique est constitué d’une part par les Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France avec un examen des principaux ouvrages exposés au Louvre le mois d’aoust 1746, (La Haye, 1749), publiées anonymement, et la réaction de l’Abbé Leblanc dans le Journal de Trévoux. Pour une étude d’ensemble de la littérature anonyme suscitée par les Salons (l’auteur en recense environ 150 !), voir Richard WRIGLEY, « Censorship and Anomymity in Eighteen-Century French Art Criticism », The Oxford art journal, 6 (2), 1983, pp. 17-28. 20 Lorsque Diderot écrit à Grimm : « Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, c’est à vous que je les dois. J’aurais suivi au Salon la foule des oisifs ; j’aurais accordé comme eux un coup d’œil superficiel et distrait aux productions de nos artistes ; d’un mot j’aurais jeté dans le feu un morceau précieux ou porté aux nues un ouvrage médiocre, approuvant dédaignant, sans chercher les motifs de mon engouement ou de mon dédain. C’est la tâche que vous m’avez proposée qui a fixé mes yeux sur la toile et qui m’a fait tourner autour du marbre. », il traduit assez justement et clairement ce second niveau de médiatisation (Denis DIDEROT, Salon de 1765, Paris : Hermann, 1984, p. 21). Il ne s’agit pas de soutenir l’idée (absurde) d’une incompétence totale de Diderot lorsque ce dernier commence à écrire ses Salons ; mais d’insister sur le fait, relevé par Paul Vernière, que 1) il possède effectivement un fond littéraire et théâtral avec lequel il aborde la peinture (la première approche qu’il fait de la peinture appartient effectivement à l’esthétique théâtrale dans le Discours sur la poésie dramatique) ; mais que 2) il n’est pas, au début, comme il le reconnaît lui-même, connaisseur en peinture ; et que 3) sa manière d’aborder la peinture évoluera considérablement au cours des neufs Salons, au fur et à mesure qu’il acquerra de l’expérience, découvrira la technique, abandonnera un certain penchant pour le pathétique, pour ce « dosage subtil de poésie bourgeoise et d’académisme moralisant », dont parle Paul Vernière dans son « Introduction » aux Œuvres esthétiques, in : Denis DIDEROT, Œuvres esthétiques, (1968). Dans une thèse sur L’expression de critique d’art dans les quatre premiers salons de peinture de Denis Diderot, Alain BOISSON montre que les Salons de Diderot définissent deux types de compétence linguistique : le premier qui correspond au vocabulaire de l’honnête homme de son temps ; l’autre, propre à l’artiste et au connaisseur (Cité par Robert ESCARPIT, Théorie générale de l’information…, (1976), pp. 159-158). Ces deux niveaux de compétence définissent l’espace de compréhension entre Diderot et son lecteur. 306 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART « horizontale » — si l’on veut — entre les membres du public, mais « verticale » entre le public (celui qui regarde en tant que membre du public) et le peintre. Appréciation, reconnaissance, admiration ; ou au contraire, refus, rejet, blâme. Ainsi, sur le niveau premier du rapport de médiatisation des individus avec l’œuvre exposée devant la foule (un rapport de présentation, si l’on se reporte à notre tableau des procédures de socialisation), vient se greffer un niveau second : celui des liens entre les individus qui regardent, qui écoutent et qui lisent (une socialité à modalité de discussion). Cette double médiatisation constitue une première spécificité de l’espace social de l’œuvre. Nous pouvons donc avancer une nouvelle conclusion à porter à l’actif de notre travail de distinction de l’espace social de l’œuvre et de l’espace public, tel que ce dernier est conçu par la sociologie critique. Nous avons vu que les analyses de Kosseleck et d’Habermas privilégiaient le niveau second de médiatisation ; savoir, celui de la critique. C’est celui, aussi, qui est valorisé par le modèle démocratique, dans la mesure où c’est celui sur lequel se sont établis les liens entre critique artistique et critique politique. Seulement, l’analyse de l’institutionnalisation de l’espace social de l’œuvre nous rappelle qu’il convient de ne pas oublier deux choses : 1) qu’il existe un premier niveau — en l’occurrence, celui de l’exposition — qui est aussi un espace social (relationnel et institutionnel) au même titre que le second, qui est précisément le niveau du rapport direct à l’œuvre ; 2) que le niveau de la critique s’institutionnalise moins sous la forme d’une simple sociabilité (celle d’un salon, par exemple) que sous celle d’un média, c’est-à-dire d’une relation instrumentalisée, telle que, par exemple, sous la forme régulière, organisée et reconnue, d’une publication. On le voit, ce qui est ainsi restitué, c’est la prise en compte de la dimension effective du rapport à l’œuvre et la réalité du média dans la critique. Cela revient à dire que l’espace social de l’œuvre comme « espace de médiatisation » est doublement structuré : sociologiquement et technologiquement. Sociologiquement : la rencontre du regardant à l’œuvre se trouve incluse dans une sociétalité qui prend en charge quatre types de relations : 1) les membres du public entre eux ; 2) le public et le peintre ; 3) le public et certains membres du public (les critiques) ; 4) les critiques et le peintre. Ces relations définissent trois types d’acteurs sociaux : le peintre ; le public ; le critique. Acteurs sociaux qui sont pris eux-mêmes dans des jeux d’institutions et de groupes d’intérêts. Médiatiquement : ces jeux de relations s’institutionnalisent autour de deux types de media : 1) l’exposition de l’œuvre aux regardants (i.e., au public, y compris les critiques) ; 2) la publication des critiques qui à la fois exprime ce que pense le public, s’adresse à ce dernier et s’adresse au peintre21. 21 La Font de Saint Yenne, figure-clé de la fondation de la critique artistique, traduit fort bien ces jeux de relations sociologiques qui s’appuient sur les deux médias (exposition et publication) dans ses commentaires sur la critique. Et il vaut la peine de citer largement un passage de son ouvrage (Réflexion sur quelques causes…, (1752)) : «Ce sont des motifs si avantageux au public [= l’obligation réciproque des avis et conseils les uns envers les autres sur les sujets où l’on se voit plus éclairé, et capable de porter un jugement plus juste par des lumières naturelles ou acquises], et si dignes de l’attention des magistrats qui ont déterminé depuis quelques années ceux SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 307 Ou, pour dire les choses encore autrement : deux procédures sont centrales dans l’assimilation de l’espace social de l’œuvre à l’espace public : le décrochement de l’espace du « public » d’avec la simple rencontre de l’œuvre ; le recours au discours. Examinons-les plus en détail. Le décrochement de l’espace du « public » d’avec la rencontre de l’œuvre Qu’entendre par cette expression ? Que l’institutionnalisation n’est pas pensée d’abord comme portant sur le rapport direct à l’œuvre (comme espace social de l’exposition), mais sur ce qui fonde le lien qui unit les personnes face à l’œuvre. Or ce lien n’est pas seulement un effet de l’œuvre ; il résulte d’un échange social entre les membres du public à propos de l’œuvre. L’œuvre devient alors l’objet de l’échange au double sens du terme « objet » : elle est support de l’échange ; mais elle en est aussi, en tant qu’œuvre reconnue socialement, la résultante. À la différence de l'« œuvre commandée » dont le statut et les caractéristiques sont définis a priori, tant dans leurs modalités économiques que dans leurs modalités techniques ou esthétiques par la commande ellemême22, l'« œuvre exposée » est livrée à l’appréciation d’un public. Et c’est cette appréciation qui établit désormais son statut. Mais il y a plus encore. Car l’appréciation n’est plus formulée par d’autres gens du métier (d’autres peintres, par exemple) comme cela est lors de l’entrée à l’Académie. En ce cas, en effet, l’institutionnalisation de l’espace de réception de l’œuvre ne « décroche » pas véritablement de son espace de production ; il y a au contraire « bouclage » entre les deux niveaux puisque ce sont des producteurs qui évaluent à travers une production la capacité d’un impétrant à produire ; et, surtout, à être reconnu comme producteur avec tous les avantages matériels et sociaux qu’amène cette reconnaissance. D’une part ce sont des pairs qui jugent et d’autre part, le but du jugement est l’organisation interne du corps académique. qui président aux Beaux-arts dans cette ville, d’exposer une fois l’an au grand jour et à la liberté de la censure publique, les ouvrages des Académiciens. C’était pour eux le moyen le plus sûr de faire des progrès rapides dans leur art par la vue de leurs fautes, et l’impression de leur production sur le public connaisseur ou ignorant, puisque le grand beau et le vrai exprimé à un degré supérieur et à un certain point de perfection, doit frapper l’admiration et affecter fortement et indistinctement tous les hommes ». Suit immédiatement le passage déjà cité plus haut : « Un écrit imprimé ou un tableau exposé appartiennent au public ; et quoique ce dernier ne puisse pas se multiplier comme un écrit par l’impression, chaque particulier a le droit d’en porter son jugement. Heureux l’artiste qui réunit les suffrages de la multitude ! Plus heureux encore celui qui trouve des critiques assez courageux et assez amis de son avancement, pour l’éclairer sur ses défauts, malgré l’approbation du plus grand nombre et les exclamations des flatteurs. » (pp. 185-186). 22 Pour un exemple du processus de la commande pendant la période Renaissance, voir Michael BAXANDALL, Painting and expérience in fifteenth century Italy : A primer in social history of pictorial style, Oxford : Oxford University Press, 1972. Certes, le système de la commande n’est plus la même au XVIIIe en France, mais l’impact du mode de production sur l’œuvre et sa perception restent en revanche un facteur à prendre en considération. 308 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Rien de tel dans le cas de l’appréciation du public : ce dernier n’est ni dans la situation d’un commanditaire ou d’un protecteur23, ni dans celle d’un jury interne. Il prend plaisir, se forme, apprécie, juge, évalue ; et ce sont ces actes, effectués pour eux-mêmes, qui le constituent comme public, c’est-à-dire comme un ensemble social constitué à partir d’individus. Mieux : c’est la confrontation des actes mêmes des individus qui les constituent en un ensemble social et qui instituent ce dernier comme tel. Car, au fond, si nous raisonnons de manière essentiellement théorique, nous pouvons dire que l’ensemble social ne préexiste pas ici à sa constitution. Avant, nous avons des individus lecteurs, auditeurs, spectateurs ; il s’agit d’un ensemble de personnes ayant été en contact simultanément ou successivement avec une ou avec des œuvres déterminées. Après, il s’agit d’un groupe qui se reconnaît comme « public », qui a conscience de former un ensemble ; qui peut comparer et confronter ses opinions et ses goûts ; qui peut les formuler et les codifier ; qui peut les publier et les discuter. Lorsque nous parlons d'« institutionnalisation » de l’espace du public et du « décrochage » de ce dernier vis-à-vis de l’espace de l’exposition et de la réception, c’est sur ce processus d’instauration du groupe (sa création) et sur les procédures de production d’organisation spécifiques à ce groupe que nous voulons attirer l’attention. Il y a un saut, et une différence de nature, entre la multitude des individus et le « public » qui est lié par des conventions et qui a conscience que ces conventions le lient24. Certes, raisonner de manière théorique laisse (volontairement) dans l’ombre le fait, sociologiquement primordial, que ce décrochage ne s’opère pas une fois pour toutes et que ce que l’on appelle du terme générique de « public » (ou de groupe) est constitué de fait de groupes aux intérêts plus ou moins convergents. Mais nous cherchons ici surtout à évaluer la parenté de modèle entre l’approche de l’institution du public et celle de l’institution du corps politique. C’est pourquoi, nous nous conformons à la manière de raisonner des théoriciens politiques du XVIIIe, chez lesquels nous trouvons l’idée qu’un groupe ainsi institué est forcément sous le régime de la conscience : un public ou un corps politique dans lequel les individus n’auraient pas conscience de leur appartenance — i.e. du groupe comme totalité — est en soi impensable. Nous dirions aujourd’hui qu’un tel groupe, sans conscience de lui- 23 Ce dernier fonde sa commande sur une appréciation ; mais il s’agit précisément d’une appréciation individuelle en situation de marché. 24 Thomas CROW, dans Painters and public life…, (1985), dès l’introduction, pose clairement la différence entre « audience » et « public ». L’audience, parce qu’elle est un phénomène additif, se présente soit comme une totalité grossière ou avec des constituants définissables empiriquement (sexe, âge, occupations, etc.). Le public, au contraire, est une entité qui médiatise ces deux versants : « a représentation of the significant totality by and for someone ». « A public appears, continue l’auteur, with a shape and a will, via the various claims made to représent it ; and when sufficient numbers of an audience come to believe in one or another of these representations, the public can become an important art-historical actor.//It follows from this that the role of the new public space in the history of eighteenth-century French painting will be bound up with a struggle over representation, over language and symbols and who had right to use them. » (p. 5). SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 309 même, est un groupe « sociologique » et non « politique ». Ainsi, de ce point de vue et moyennant cette distinction, pouvons-nous définir le public comme un groupe politique, toujours à la recherche d’une conscience de soi et de sa clôture comme totalité ; il est, en un sens, un groupe en perpétuelle institution. Le recours au discours Si le décrochement de l’espace du public suppose la conscience de la totalité que représente le public, les modalités pratiques d’instauration du public sont fondées sur l’usage du discours, et ce, sur deux plans différents : le plan de la formulation des émotions et des jugements par le sujet ; le plan de l’échange de ces mêmes émotions et jugements. En premier lieu, une formulation de l’expression de la conscience individuelle est indispensable à la constitution du public en tant que tel. Comment pourrait-on établir une socialité si les émotions, la sensibilité, le sentiment restaient hors langage ? Et Diderot va même jusqu’à dire que, si le plaisir esthétique lui-même sera à proportion de la sensibilité, il le sera aussi de la connaissance 25. La conscience, quel que soit par ailleurs ce que l’on met selon les écoles sous ce terme — sensibilité ou raisonnement — se dilate jusqu’au langage. Elle devient discours : verbal avec la conversation ou la discussion ; écrit avec la publication. Le silence de la contemplation ou les tumultes de l’émotion sont relayés par le discours ; et bientôt lui font place. Le modèle de la réception des œuvres est celui d’une expérience dont le discours a charge de rendre compte ; celui de l’instauration d’un discours « sur » les œuvres. En second lieu, le discours est l’outil indispensable de l’échange, de la discussion. Mais il ne semble pas que cette seconde fonction du discours fasse l’objet d’une approche explicite au XVIIIe en tant que fondement de la critique. Le langage y paraît plutôt considéré comme une fonction naturelle qui permet l’échange, sans plus. La philosophie (ou la critique, mais la seconde ne va pas sans la première) utilise le langage pour produire un « discours sur » l’œuvre, pour converser ou discuter ; mais elle ne se penche pas directement sur la fonction symbolique du langage dans la critique. Est-ce à dire qu’elle ignore complètement la fonction du langage dans la constitution du public ? La question ne semble pas posée en ces 25 Le chap. VII des Essais sur la peinture est sur ce point très instructif. Il l’est déjà dans la manière dont sont menés le raisonnement et l’argumentation, depuis la question de l’individualité du goût jusqu’à la question du génie, en passant par toutes celles concernant la sensibilité, la raison, l’utilité ? Une telle manière de procéder fait de ces Essais un résumé des différentes questions de la philosophie esthétique. Ensuite, ce chapitre est instructif dans son contenu lui-même ; par exemple, à propos de la différence de sensation entre l’homme ordinaire et le philosophe qui réfléchit et qui voit en esprit au-delà des choses peintes : « C’est ainsi que le plaisir s’accroîtra à proportion de l’imagination, de la sensibilité et des connaissances. La nature, ni l’art de la copie, ne disent rien à l’homme stupide ou froid, peu de chose à l’homme ignorant. ». Denis DIDEROT, Essai sur la peinture (composé en 1765, publié en 1795), in : Œuvres esthétiques, (1968), p. 738. 310 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART termes. En revanche, la philosophie abordera explicitement la question du langage en d’autres lieux. À propos, d’une part, de l’art de penser, du travail de l’esprit, du jugement qui intervient dans la critique ; ou si l’on préfère, à propos de ce que nous considérerions aujourd’hui comme la dimension psychologique du langage. À propos, d’autre part, du rôle du langage dans la vie sociale ; ce qui ouvre sur une morale politique du langage, selon laquelle s’oppose, chez un Rousseau par exemple, le langage direct et transparent qui unit les hommes au langage factice qui les soumet à l’opinion d’autrui26. La conception instrumentale et pragmatique du langage qui fait force de loi dans le champ de la critique ne signe donc pas une absence totale de réflexion sur le langage. Bien au contraire. Il s’agira pour nous de replacer la critique entre une psychologie et une morale politique du langage. Nous y reviendrons. Retenons pour le moment une question : celle de l’articulation entre le discours de la critique et la dimension symbolique (langagière) de l’œuvre. § 3. Au-delà des procédures, la modélisation Vers l’examen des moyens de penser le nouvel espace social des œuvres Mettons de côté les procédures sociologiques qui ont effectivement amené la construction d’un public à partir de l’exposition, dont l’examen nous à conduit à dégager la première spécificité du nouvel espace social des œuvres (la double médiatisation), pour ne nous intéresser qu’aux modèles. Or nous observons à la fois une parenté avec le modèle démocratique et en même temps une différence profonde. Nous avons vu que l’assimilation entre l’espace de l’œuvre et l’espace public prenait son fondement dans l’individualisme critique ; nous avons cherché à mettre à plat les conditions de socialisation des œuvres, amorçant ainsi la restitution de ce sur quoi l’individualisme critique fait l’impasse (et non seulement de localiser ces impasses). Menant l’investigation sur le fonctionnement effectif de l’espace social de l’œuvre, nous avons alors dégagé une première spécificité de l’espace social des œuvres : la double médiatisation (exposition et critique). Nous allons maintenant mener l’investigation sur un troisième versant : le modèle qui 26 À la charnière des deux se trouvent les spéculations sur l’histoire et l’origine des langues, comme nous le verrons dans le Chap. 6. Sur ce point on consultera Tzvetan TODOROV, Théorie du symbole, (1977), [Cité d’après coll. « Points »], pp. 266-278. SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 311 sert à penser la constitution de ce nouvel espace social de l’œuvre. Le principe général est bien celui de la constitution d’un public à partir d’individus posés a priori comme égaux devant la réception de l’œuvre 27. Il existe bien une homologie entre la manière de penser les sujets dans le champ politique et dans le champ culturel. Qu’en est-il du social lui-même ? Nous avons vu que le processus central était celui de la critique. Elle est au centre du nouvel espace de l’œuvre comme espace de médiatisation, conformément aux nouvelles représentations du social qui sont en train de prendre cohérence dans le modèle démocratique. La critique n’est pas seulement l’exercice d’un jugement par des sujets ; elle est en même temps une façon de penser la constitution du social. C’est elle qui assure le pont entre le domaine artistique et le domaine politique. Afin de faire apparaître sur quoi portent les similitudes et les différences entre la façon de penser les deux champs, nous partirons de l’examen d’une figure centrale : celle du critique. Le rôle du critique Si l’activité critique se limitait à la discussion de vive voix, ces personnes que l’on nomme des « critiques » n’existeraient pas. La figure du critique est fondamentalement liée à la médiatisation de l’activité critique par l’imprimé. Le critique est la cheville de la constitution de cette socialité instituée : il est « l’arbitre des arts » ; celui qui tient discours « sur ». Beaucoup de publications ont la forme de conversations, de lettres, d’entretiens littéraires ou artistiques28, de sorte qu’une institution nouvelle, de nature médiatique, vient tout à la fois 1) offrir la représentation d’une socialité préexistante (le public restreint d’un groupe conversant ou s’entretenant), 2) diffuser cette représentation en s’adressant à des lecteurs et 3) constituer, par ce fait même, un nouveau groupe. Comme si le groupe initial, d’être mis en représentation, s’élargissait jusqu’à inclure tous les lecteurs de la publication en un public élargi ; puis essaimait, suscitant discussions et rencontres dans des sociabilités telles que les clubs et les sociétés de lecture29. Nous avons déjà évoqué le rôle pivot de cet arbitre des arts. D’un côté, il est un 27 Comme le fait remarquer Richard Wrigley, le Salon est le plus égalitaire des modes de réception artistique. La réception n’y est pas soumise à la hiérarchie sociale comme au théâtre, par exemple (différence entre parterre, loges, etc.). D’où la présence d’un nombre important de noms différents pour désigner — et essayer de distinguer — la « multitude », la « masse » des visiteurs (Richard WRIGLEY, « Censorship and anonymity… », The Oxford art journal, 6 (2), 1983, p. 25). Thomas Crow reprend cette remarque et la pousse jusqu’à montrer que, le Salon étant un lieu d’interaction entre les artistes et les publics, émergera un type de peinture répondant à l’attente de certains publics, aboutissant ainsi à un mélange de la haute culture et de la basse culture, et à une connivence politique entre certains artistes et une grande partie du public. 28 Ibid., pp. 17-28. Jürgen HABERMAS relève aussi le fait dans L’espace public, ([1962] 1978), p. 52 n. 33. Ces niveaux de stratégie médiatique sont repérables dans l’écriture même : usage du dialogue, choix des titres des revues, style direct s’adressant au lecteur, etc. 29 312 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART membre du public — un amateur — parmi tous les autres, et, d’un autre côté, il se distingue des autres par l’exemplarité de son jugement, ainsi que par l’accès qu’il possède, de fait, aux organes médiatiques et l’audience que lui donne cet accès. Il a donc le rôle de discuter avec les autres critiques, d’éduquer les personnes qui composent le public et, par conséquent, de rassembler des personnes en un public. Rôle essentiel qu’il est éclairant de rapprocher du modèle politique démocratique. Ce rapprochement répond à la fois à une façon politique de penser le social et l’activité critique. La Font de St Yenne débute ainsi l’Avertissement de son ouvrage de 1752 : « Voici une seconde édition de quelques écrits que le Public a reçu avec bonté et le Citoyen avec intérêt. Le même zèle pour la gloire de la Nation et le progrès des beaux Arts, qui avoit encouragé l’Auteur à les publier, et le désir de satisfaire plusieurs personnes qui les ont demandés, leur fait revoir le jour. Ce n’est qu’à l’amour des Français pour leur Patrie et tout ce qui peut l’illustrer, que l’auteur doit le succès de ses écrits, et les applaudissements que l’on a donnés à son courage et à sa généreuse sincérité sur des sujets qui intéressent la gloire et le bien public. Si le titre respectable de vrai Citoyen n’est dû qu’aux âmes libres, héroïques, élevées au-dessus du vil intérêt qui rapporte tout à son avantage personnel, et qui tient aujourd’hui la plupart des esprits dans les fers, quelle satisfaction pour l’auteur d’avoir trouvé un aussi grand nombre de Patriotes, si cher aux vrais français et indispensable à tous les hommes, puisque tout homme est né pour être utile à sa Patrie30. » La figure du critique et le modèle politique Si l’on prend comme référence d’analyse le modèle politique, le rôle du critique dans son rapport au public se décompose selon trois facettes. La première facette pourrait se traduire par la catégorie politique actuelle du représentant. Le critique représente le public, non par procédure d’élection, mais à cause de son exemplarité et, si l’on veut, de l’excellence de son jugement. Pour parler précis, il faut dire qu’il ne représente pas tant le public que l’appréciation de ce public, du fait même que son jugement est bien formé et éclairé. Une remarque concernant le statut de représentant. Le critique se pose face aux individus et aux artistes (qui sont une catégorie d’individus) comme représentant du goût du public. Sa légitimité représentative n’est pas élective ; elle est fondée pour une part en raison et pour une part en sensibilité. La seconde facette du rôle de critique pourrait être rapprochée de celle de magistrat ; LA FONT DE SAINT YENNE, L’ombre…, suivi de Réflexions sur quelques causes…, (1752), p. vii. Il est intéressant de comparer ces deux grandes figures de la naissance de la critique au XVIIIe que sont La Font de St Yenne et Diderot. Il semble bien que la première soit orientée vers l’institutionnalisation (en référence à l’espace public), tandis que la seconde l’est vers la construction d’un type de discours (un « genre » dira le sémioticien). Cette intuition (à l’examen des écrits) a été confirmée par les analyses de Thomas CROW dans Painters and public life…, (1985). La Font est au cœur de la mise en place de la structuration de l’espace public sur l’opinion publique. L’auteur nous dit qu’il était effectivement très lié aux jansénistes parlementaires (pp. 119-133). Mais il ajoute aussi que cette position allait de pair avec ses idées sur la peinture : ses Réflexions fustigeant la décadence de la peinture constituent un manifeste pour un retour au grand genre du classicisme. Or, cette conjonction d’un idéal politique et d’un idéal artistique se réalisera à partir des années 1775, et tout particulièrement à travers la peinture de David (pp. 185-209). Nous trouvons ici confirmation de la pertinence de notre choix pour nos études de cas : La Font, Diderot et David. 30 SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 313 il serait une sorte de « censeur » du goût31. Si la nature dicte ses lois, par l’intermédiaire du génie, et si ce dernier met en accord l’imagination avec les lois de l’entendement, il est normal que le « beau », issu de ce processus, soit ce qui « plaît universellement sans concept ». Par analogie avec le modèle politique, nous pourrions penser que le beau se trouve dans la position de la loi, comme issu de l’accord et de l’association. Dès lors, le rôle de critique serait celui de l’homme qui rappelle ce qui tend à faire loi au double sens, normatif de règle légitime des rapports à l’œuvre, et scientifique de principes systématiques régissant les arts. Mais, il faut rester prudent devant une telle analogie, car l’esthétique sur laquelle tend à se fonder la critique se refuse précisément à être normative, et en tant que théorie du beau, elle se distingue du jugement portant sur les « qualités » (marchandes) et sur l’attribution des tableaux 32. Et, même si la critique est prise de position, même si elle rend des avis sur des productions bien concrètes et particulières, elle vise une universalité du jugement. Reste donc une troisième facette, qu’il est quelque peu malaisé, à première vue, de distinguer des deux premières : ce qui fait que l’on pourrait comparer le rôle du critique à celui du législateur. Le point est important car la figure du législateur est au centre du modèle démocratique, comme celle du critique au centre de l’espace public des œuvres. Lorsque Kant définit le « génie » comme celui qui met en accord l’imagination avec les lois de l’entendement (et c’est par son intermédiaire que la nature dicte ses lois), l’on peut être tenté de réserver au génie la comparaison avec le législateur33. Or, il est intéressant de remonter vers la conception d’un Diderot, par exemple. Chez ce dernier, le « Génie » « est un pur don de la nature » ; quant au "goût", il est au contraire « l’ouvrage de l’étude et du temps ; il tient à la connaissance d’une multitude de règles ou établies ou supposées ; il fait produire des beautés qui ne sont que de convention ». On retrouve derrière la conception de Diderot, le partage, commun au XVIIIe, entre la nature et la convention ; on y trouve surtout une façon d’aborder l’union de 31 Nous mettons des guillemets sur le mot « censeur », car l’Encyclopédie précise que le « critique » est aux Belles-lettres ce que le « censeur » est à la théologie. Du point de vue de la pensée politique, on peut se rappeler que Rousseau fait du Censeur le magistrat des mœurs dans le Contrat social. 32 « À partir des années cinquante, ce savoir [celui portant sur la peinture] se dédouble : d’un côté se forment l’esthétique et la critique d’art, qui ont toutes les deux affaires à “l’esprit” ou, pour utiliser un langage plus moderne, aux significations des œuvres d’art ; de l’autre reste un ensemble de connaissances sans statut défini et qui portent sur ce qui a trait à la “main”, à la matérialité des productions artistiques ». Krzysztof POMIAN, Collectionneurs, amateurs et curieux, (1987), p. 184. « Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art. » Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, Trad. par A. Philonenko [Kritik der Urteilskraft, 1790], Paris : Vrin (coll. « Bibliothèque des textes philosophiques »), 1986, p. 138. Un peu plus loin Kant conclut que l’œuvre d’art conjoint génie et goût, donc imagination et entendement : « La Beauté n’exige pas si nécessairement que l’on soit riche et original dans les Idées ; elle exige bien plutôt la conformité de l’imagination en sa liberté à la légalité de l’entendement. Car toute la richesse de l’imagination en sa liberté sans loi ne produit rien que l’absurde ; la faculté de juger et en revanche la pouvoir de l’accorder à l’entendement. » (p. 148) Depuis que nous avons écrit ce passage, est paru le livre de Luc FERRY (Homo Aestheticus : L’invention du goût à l’âge démocratique, Paris : Grasset (coll. « Le collège de philosophie »), 1990) consacré à l’examen de la naissance de la subjectivité esthétique, et dans laquel on trouvera l’analyse de ce que l’auteur appelle le « moment kantien ». 33 314 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART l’entendement et de la nature (œuvre caractéristique du législateur et fondement de la loi), qui attire l’attention sur des points qui pourraient facilement passer inaperçus mais qui présentent un intérêt certain pour notre propos. Diderot place le « génie » en totalité du côté de la nature, du côté de l’imagination que le philosophe de l’Encyclopédie distingue, on le sait par ailleurs, de la philosophie ou de la mémoire34. Ce n’est donc pas le « génie » qui assure l’union de l’entendement et de la nature. Qui tient donc ce rôle ? Diderot ne le dit pas expressément. Seulement à lire la définition du beau dans l’article « Beau » de l’Encyclopédie, la conception du critique dans les dernières pages De la poésie dramatique, et surtout la manière dont il définit le goût dans les deux derniers Chapitres des Essais sur la Peinture35, il apparaît que ce rôle ne revient certainement pas au génie, mais bien plutôt à l’homme regardant, à l’homme confronté à la nature ou à l’art. On peut se demander alors s’il ne s’agit pas, dans cette différence de localisation de l’union de la nature et de l’entendement, d’une opposition entre deux conceptions, deux mythes différents pour penser l’institution d’un monde social de l’art à partir de la nature. Il faudrait, pour répondre à une telle question, se livrer à un examen théorique précis et détaillé des deux conceptions ; car l’on ne peut s’en tenir à une opposition simpliste de la définition kantienne du « génie » avec la définition du « beau » chez Diderot ; il faudrait donc reprendre l’articulation des notions dans leur ensemble pour chacun des auteurs. Un tel travail ferait éclater le cadre de la présente étude. Alors, que retenir de ce rapprochement entre les deux auteurs du point de vue de la figure du « législateur » dans la sphère artistique ? La position de Diderot attire notre regard sur deux points. Premièrement, il met l’accent non pas sur la production (le génie) mais sur la réception (celui qui regarde). Deuxièmement, il ne se situe pas sur le même plan que Kant, ce dernier se place sur le plan de l’esthétique théorique ; Diderot, sur celui de la critique pratique. Ce dernier subordonne la théorisation du « beau » à une pratique du jugement de goût. Le « beau » est le fait d’un accord, dont l’universalité n’est pas fondée sur un a priori, mais prend l’aspect d’un résultat quasi-scientifique et expérimental, dont la production s’appuie sur un mécanisme psychologique : celui de l’impression36. 34 Voir DIDEROT art. « Encyclopédie », dans l’Encyclopédie, (1751-1765) ; [Cité d’après Fac-similé : New York/Paris : Pergamon Press]. 35 « Mais qu’est-ce donc tous ces principes, si le goût est chose de caprice, et si il n’y a aucune règle éternelle immuable, du beau ? » ; ou : « Qu’est-ce donc que le goût ? Une facilité acquise, par des expériences réitérées, à saisir le vrai ou le bon, avec les circonstances qui le rend beau, et d’en être promptement et vivement touché. » ; et encore : « De l’expérience et de l’étude ; Voilà les préliminaires, et de celui qui fait et de celui qui juge. J’exige ensuite de la sensibilité. » Denis DIDEROT, Œuvres esthétiques, (1968), respectivement p. 736, p. 738, p. 739. 36 « J’appelle beau hors de moi, écrit Diderot dans l’article « Beau » de l’Encyclopédie, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports ; et beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée. » Denis DIDEROT, Œuvres esthétiques, (1968), p. 418. L’accent est mis sur la perception des rapports, comme il est mis sur l’apprentissage dans les Essais sur la peinture. Quant à l’accord et aux désaccords sur la beauté, Diderot leur consacre toute la seconde partie de l’article : « Après avoir tenté d’exposer en quoi consiste l’origine du beau, il ne nous reste plus qu’à rechercher celle des opinions différentes que les hommes ont de la beauté : cette recherche achèvera de donner de la certitude à nos principes ; car nous démontrerons que toutes ces différences résultent de la diversité des rapports aperçus ou introduits, tant dans les productions de la nature que dans celles des arts. » Id. p. 428 (C’est nous qui soulignons la dernière phrase). La ligne de partage s’opère entre une métaphysique et ce qui est déjà une « idéologie » (i.e. une psychologie sensualiste). Nous sommes ici aux « limites de la représentation » selon l’expression de Michel FOUCAULT (Les mots et les choses, 1966, p. 255). SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 315 Si nous rapprochons ces deux points (le second concernant l’accent mis sur la procédure de l’accord, et le premier point indiquant la primauté de la réception), nous pouvons aller encore plus loin. Le discours de Diderot, dans sa pratique même, montrerait que le philosophe — critique ou esthéticien — tient de facto un rôle comparable à celui du législateur. Cette idée apparaît d’ailleurs dans l’article « Critique » de l’Encyclopédie, à travers les définitions différentes de la critique suivant qu’elle s’applique aux sciences, aux arts libéraux et aux arts mécaniques. La critique, en effet, en un premier sens est la restitution de la littérature ancienne, et en un second, « un examen éclairé & un jugement équitable des productions humaines ». Dans le cas de la critique des arts libéraux, le critique compare les ouvrages et en tire des règles ; pour cela les productions dont le mérite a été constamment reconnu servent de modèles. « L’esprit faisant alors comme dit Appelle, se forme d’une multitude de beautés éparses un tout idéal qui les rassemble. C’est à ce modèle intellectuel au-dessus de toutes les productions existantes, qu’il rapportera les ouvrages dont il se constituera le juge. » (C’est nous qui soulignons). Nous voyons ici comment le critique peut se faire magistrat d’avoir été auparavant législateur. Mais Diderot nous situe sur la dimension énonciative et pragmatique de la critique ; il fait fonctionner en pratique ce rôle de législateur que nous venons d’évoquer. Sur le plan du modèle, le rôle de législateur se trouve considérablement relativisé, fragmenté, disséminé dans l’esprit des différents sujets regardants. La législation-critique — si l’on peut s’exprimer ainsi — reste une législation privée. La production de l’accord ou l’existence de désaccord incombent en totalité au sujet. Rien ne nous est dit directement sur les procédures d’échange social permettant cet accord. Ces procédures, comme nous l’avons vu, sont un fait sociologique37, ou encore un objet philosophique. Au creux de l’espace public, l’espace social des œuvres (2e spécificité) Si l’analyse des structures mentales, qui servent à penser la constitution du social, pourrait être tentée de pousser plus loin l’exploration des similitudes entre les modes de penser de la sphère politique et ceux de la sphère culturelle sous prétexte qu’ils ont un fond commun qui est le modèle critique, l’examen que nous venons de mener de la figure centrale du législateur l’invite à rester d’une grande prudence et chercher plutôt les divergences à partir de ce fond commun qu’est le modèle critique. 37 Il convient tout de même de relativiser le propos : rien ne nous est dit chez Diderot ; mais les critiques, au fur et à mesure que l’on ira vers la Révolution, reconnaîtront à la critique une fonction politique et à l’art une fonction d’éducation et de moralisation. Thomas Crow relève une tendance à appliquer à la critique politique des personnes les mêmes modèles qu’à la critique des images (Thomas CROW, Painters and public life…, 1985, pp. 221sq). 316 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART Certes, on entrevoit des points de convergence — dont une analyse sérieuse demanderait un travail spécifique — entre le « goût » (tel du moins que le conçoit Diderot) et l'« opinion publique », tous deux expressions de jugement et fondement d’un accord ; peutêtre en dériver des homologies entre le statut de la « loi » (à la racine de la socialité politique) et du « beau » (à la racine de la « socialité » esthétique) ; voire s’interroger sur ce qui fonde et qui, en même temps, est aux marges de cette socialité, tel que le « génie » (relevant de la seule nature chez Diderot) ou le « sublime » (relevant du seul esprit du récepteur chez Kant, bien que n’étant pas l’entendement)38. Ces explorations nous ouvriraient très certainement des pistes de recherche sur les dispositions mentales de l’époque. Mais prenons garde. si nous avons ouvert nos investigations archéologiques sur les médias par une approche de l’ensemble de l'« espace public » et non par l’analyse du seul modèle politique, puis discuté ensuite cette approche en croisant les pratiques discursives avec les procédures institutionnelles, c’était bien pour éviter d’être enfermé dans une description de la modélisation de la sphère culturelle par le modèle politique ou vice-versa. Or, nous venons de l’apercevoir à propos du rôle du critique, la socialité esthétique n’est pas du même type que la socialité politique. Allons plus loin dans l’examen. Kant est celui qui a poussé le plus loin la réflexion sur le caractère propre de la socialité esthétique : pour lui, le goût correspond à un accord, à un consensus immédiat. Autrement dit, il ne ressortit pas à un accord rationnellement produit, à un consensus de discussion des intérêts. Certes, des intérêts existent bien, des groupes se forment effectivement autour des œuvres. Mais, de toute évidence, la discussion se perd et ce qu’elle est censée mettre au jour lui échappe. Soit l’accord entre les sujets est antérieur et alors il s’agit d’une reconnaissance, soit l’accord est un effet du tableau et alors la raison en échappe. Ce qui n’empêche pas, de surcroît, aux deux termes de l’alternative de se croiser39. Autrement dit, ce qui est au centre de l’acte critique — le jugement — en est aussi le point aveugle : le point d’hémorragie par où toute la rationalité sur laquelle se fonde le modèle de constitution du social s’enfonce vers l’impondérable, vers l’insaisissable, vers l’indiscutable. C’est pourquoi, lorsque Jürgen Habermas, par exemple, considère le jugement « du » critique d’art comme un jugement « critique », c’est-à-dire éclairé par la Raison critique, il ne 38 Voire lire ces oppositions selon l’opposition individu/société : le « sublime » ou la « sensibilité » sur un versant et la « raison » ou le « beau » sur l’autre. Richard Wrigley montre que le lien entre « goût » et « opinion publique » existe bien dans les textes des critiques, surtout à partir de la seconde moitié du siècle. Les termes « public », « peuple entier », « Nation » prennent un sens polémique et politique ; les conservateurs parlent au contraire de « bas peuple », de « multitude », d'« amas d’êtres ». Quant au génie, il se reconnaît à l’universalité de son impact. Richard WRIGLEY, « Censorship and anonymity… », The Oxford art journal 6 (2), (1983), pp. 25-26. 39 Les discussions sur les tableaux de David montrent ce croisement entre les deux termes de l’alternative : il y a à la fois reconnaissance (ou non) et difficulté à en donner une raison. Les opposants comme les défenseurs appuient des arguments contradictoires sur des points de technique identiques. Il faut lire sur ce point l’analyse de Thomas CROW (Painters and public life…, 1985, chap. 7, « David and the Salon »). SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 317 prend en compte que la moitié du phénomène. Il met en valeur la part revenant à la socialisation (confrontation des arguments au sein de la discussion) de l’acte de juger ; en revanche, il fait comme s’il n’y avait aucune différence entre jugement de connaissance, jugement moral et jugement esthétique. Cette indistinction entre les formes de jugement s’accompagne d’une homogénéisation des différentes formes de la « critique », littéraire, artistique, morale, politique ; l’ensemble des formes de jugement est rapporté à la Raison, à l’argumentation et à la recherche de la vérité. Si Habermas fait bien apparaître la procédure ; en contrepartie il réduit le processus à un seul modèle : celui du jugement de connaissance 40. Ainsi, se trouve escamotée, comme allant de soi, la spécificité du jugement esthétique (au sens kantien), c’est-à-dire — paradoxalement — escamotée la théorie de l’opération de passage de la subjectivité à l’accord du goût comme sens commun ; escamotée le point d’inversion entre le domaine esthétique et le domaine politique ; escamotée sous le processus même de la critique. Or, ce que trace l’examen de Kant sur la spécificité du jugement esthétique, c’est très exactement le champ d’opérativité sociale spécifique de l’œuvre d’art. Champ qui vient se loger au cœur même de l’espace public, puisqu’il est ce sur quoi s’établit (et en partie se fonde) le domaine de la critique. Cette opérativité sociale est la seconde spécificité de l’espace social des œuvres. L’activité organisationnelle et langagière de la critique qui assure le lien entre la sphère culturelle et la sphère politique, est l’opérateur et l’indice d’un partage. D’un double partage ; d’une double séparation qui va définir l’espace des médias comme un espace en négatif de l’espace du politique. Espace social de l’œuvre, espace des médias Proposons un modèle de compréhension du nouvel espace social de l’œuvre, en rapport avec l’évolution de l’espace public. Un modèle qui tienne compte des deux spécificités de l’espace social de l’œuvre (double médiatisation et opérativité des œuvres) laissées pour compte par la sociologie critique. La constitution de l’espace public à travers l’activité et le modèle de la critique aboutit de fait à l’institutionnalisation de deux sphères tendant à l’autonomie : d’un côté la sphère du 40 Le « jugement esthétique » fait intervenir la capacité à sentir et à imaginer. Kant a explicitement posé le problème de la constitution de la communauté à propos du jugement esthétique et du goût (Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, ([1790] 1986), §31-40.). Il s’agit donc là d’un point qui mérite beaucoup d’attention. On retrouve cependant la spécificité du jugement de goût dans le fait que ce jugement est émis par des profanes, quiconque étant en droit de revendiquer une certaine compétence ; tout se passe comme si Habermas, focalisé sur des modèles socio-politiques, traduisait sociologiquement la distinction kantienne (il s’agit d’universaliser soit des opinions, soit des intérêts, soit des sentiments subjectifs), mais sans la présenter ni la discuter théoriquement. Se reporter Jürgen HABERMAS, L’espace public, ([1962] 1978), pp. 52-52 et 268, note 32. 318 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART politique ; de l’autre, la sphère de l’art. Cette double autonomie est fondée, légitimement et socialement, sur l’opinion publique qui résulte elle-même de l’institutionnalisation de l’activité critique. L’opinion publique apparaîtra donc comme le fondement même de l’ordre social et politique ; de la même manière qu’elle apparaîtra comme la légitimation (sinon l’origine) de l’ordre artistique. Se trouve ainsi introduite une première ligne de partage : entre le politique et l’artistique, qui correspondra à l’abandon du recours aux bons offices de la peinture comme instrument de représentation de la puissance et de la légitimité du Prince, si l’on suit l’analyse de l’espace public faite par Habermas. La production et la réception de la peinture (et de ce qui l’accompagne : gravure, commentaire, etc.) tendent à appartenir au domaine privé : domaine psychologique en ce qui concerne la réception et l’appréciation esthétique ; domaine des échanges en ce qui concerne la commande ou l’achat. Donc, elle est en dehors de l’espace public. En réalité, nous avons montré que les choses étaient loin d’être aussi simples. Raisonner ainsi c’est faire l’impasse sur la socialisation du rapport aux œuvres et celle des jugements de goût, au profit de la seule approche des procédures d’institutionnalisation de ces jugements. Autrement dit, c’est partir de la critique comme d’un espace social et d’un discours qui possèdent leurs propres lois ; qui n’est pas tributaire de ce sur quoi il se fonde ; comme un espace social déjà autonome, affranchi de l’espace social de l’art. Tout se passe comme si l’art sortait de l’histoire par une porte quand la critique y entrait par une autre. Or, nous l’avons vu, ces deux espaces — de l’art et de la critique — sont superposés, concomitant, en interaction sous la forme de ce que nous avons appelé « l’espace social de l’œuvre ». Donc, lorsque nous voulons restituer la spécificité de l’opérativité sociale de l’œuvre, il ne s’agit pas d’évacuer le social, mais bien au contraire de resituer l’œuvre d’art (au sens moderne du terme) dans son assiette socio-historique. Et ne pas s’en tenir à une représentation qui reprend le modèle démocratique. En effet, l’œuvre se constitue comme objet autonome dans la mesure où elle est séparée de son espace social. Autrement dit, de la même manière que l’œuvre sous l’ancien régime appartenait à un espace social politique et religieux — ce qu’Habermas reconnaît comme espace de représentation —, de la même manière l’œuvre moderne appartient à un espace institué et pensé comme un espace autonome. Ce qui relève de l’art, sous le double coup de la séparation du politique et de sa mise comme en réserve « sous » le discours de la critique, se trouve prendre son siège dans le domaine le plus privé qui soit : le domaine psychologique, le for intérieur de chacun. L’art est classé comme une affaire individuelle qui existe socialement comme objet du goût. Le domaine de l’art constitue ainsi un champ autonome, avec ses institutions et ses théories, mis à l’écart du social et du politique. La théorie du goût, l’esthétique, va, d’une part se pencher sur les rapports que l’art entretient avec le for intérieur (sentiment, émotion, sensation), et d’autre part approfondir les spécificités de chacun des arts (nous dirions aujourd’hui : de chacun des systèmes de signes, SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 319 musique, architecture, peinture, littérature, etc.). Quant à la dimension sociale, elle sera dès lors abordée non sous le registre sociologique ou anthropologique, mais sous celui de l’histoire de l’art. Mais il y a plus encore, car cet espace n’est pas plus autonome que ne l’est l’espace du politique. Il tend à l’autonomie. Surtout à la période du XVIIIe. En réalité, il faut penser que cette autonomie s’inscrit dans l’instauration du nouvel espace social de l’œuvre avec sa double médiatisation (l’exposition et le critique). Or, ce qui caractérise cet espace social, nous l’avons dit, c’est que l’art soit tourné vers un « public ». Ce qui modifie le rapport que le peintre introduit entre son tableau et le regardant et ce qui modifie aussi le rapport que le regardant instaure au tableau. Et nous touchons ici à une seconde ligne de partage : entre les œuvres visant l’autonomie et celles qui restent tournées vers leur espace social. Les premières tendront à exclure ce dernier, et elles seront qualifiées appartenir à l’art ; les secondes tendront à l’inclure et correspondront à ce que l’on appelle aujourd’hui les médias. Simplement, nous ne devons pas oublier que les premières appartiennent à un espace social et que les secondes possèdent encore une matérialité de production artistique (d’œuvres). *** § Conclusion. Éléments pour l’analyse de l’image médiatisée En conclusion, nous retiendrons quatre éclaircissements qui viennent répondre partiellement à nos interrogations sur l’image et dont il nous faudra tenir compte pour nos investigations ultérieures. 1) Nous pouvons définir l’image médiatisée comme un produit historique. Nous avons vu que l’espace social de cette image était caractérisé par son orientation vers un « public » dont elle participe ainsi à la constitution. Selon la fonction qui lui est assignée, elle est soit image artistique, soit image médiatique41. La fonction de la première est de type individuel et subjectif ; celle de la seconde, collectif et social. Mais quoi qu’il en soit, elle est rejetée hors de la sphère du politique : l’image artistique est placée dans un champ qui tend à l’autonomie ; l’image médiatique, nous allons le voir sous peu, est en position subalterne et sous contrôle de la critique. 2). L’espace social de l’image médiatisée est aussi caractérisé par une distance sémiotique 41 Répondant respectivement, à la valeur d’exposition dont parle Benjamin et à ce que nous avons appelé la valeur communicationnelle. 320 CHAPITRE IV : UN NOUVEL ESPACE SOCIAL POUR L’ŒUVRE D’ART entre l’œuvre et la critique. Qu’est-ce à dire ? Que faut-il entendre sous « distance sémiotique » ? Prenons un exemple a contrario : celui de la poésie. Qu’elle déclenche l’émotion, qu’elle demande de la sensibilité pour être appréciée, qu’elle relève du jugement personnel, elle n’en demeure pas moins un fait de langage. Qu’on vienne à considérer la modification de la syntaxe, ou bien le surgissement du génie et de l’enthousiasme, quelle que soit la puissance du travail poétique, elle restera dans l’enceinte de la langue ; la critique ou l’esthétique utilisera elle-même la langue, son discours — aussi différent soit-il de la poésie — sera sémiotiquement homogène avec la poésie ; c’est-à-dire l’un et l’autre évolueront à l’intérieur du même système de signe. Dans le cas de l’image, il en va tout autrement. Le discours critique ou esthétique sur l’image s’applique en fait sur un processus qui se situe à l’extérieur de la langue, dans un ailleurs d’une nature sémiotique autre. À la distance, née d’un usage différent d’un système de signe qui est le même, se substitue une autre distance : au minimum, entre un système de signe et un autre, et, au maximum, entre un système de signe et quelque chose d’autre, expression, reproduction du réel, mise en scène, etc. 3) Cela ne prêterait guère à conséquence si le discours « sur », dont la nature sémiotique est celle du langage écrit-verbal, ne se trouvait être l’outil de la socialisation (une socialisation dont le modèle est l’échange) des œuvres. Cela signifie en effet que la différence entre l’image artistique et l’image médiatique n’est pas seulement une différence de statut. Elle est aussi une différence sémiotique : une différence dans le rapport au langage. Dans le cas de l’image artistique, la socialisation de l’image par la critique aura pour effet soit de constituer a priori le système sémiotique de l’image comme un ailleurs, une réserve par contraste avec le langage de la critique et de l’esthétique 42, une part d’ombre irréductible, comme un négatif, devenue l’objet d’une quête impossible pour le discours rationnel. Dans le cas de l’image médiatique, celle-ci devient l’objet d’une recherche et d’une prise de contrôle, soit que le discours critique tende à infléchir sa production — voire à intervenir directement en se faisant prescripteur (il faut peindre ceci ou cela, de telle et telle manière 43) — ; soit qu’il vienne à se loger dans l’objet lui-même comme une sorte de commentaire in situ, de « critique off », enfantant des objets hybrides fait d’images, de langage, d’objets. L’image entre alors dans un domaine spécifique de la sphère culturelle : celui de la communication, des médias. 4) Si l’espace social de l’œuvre introduit une médiatisation de l’aire d’énonciation de l’image, inversement cette aire d’énonciation médiatisée tend à prendre consistance, à donner naissance à des objets culturels spécifiques. Nous appellerons médias de tels objets culturels. Leur caractéristique première est donc d’être une relation sociale sédimentée, une situation sociale 42 Il est intéressant de remarquer qu’un critique d’art comme Diderot — que l’on considère souvent comme le fondateur de la critique moderne — remplace le Ut pictura poesis classique par un Ut pictura theatrum. À noter que le premier niveau de médiatisation (l’exposition) est reporté du côté de l’œuvre. 43 Il tend alors à suppléer le commanditaire. Il fixe le programme. Nous sommes probablement là à une des racines du fonctionnement de la propagande. SECTION C. L’ESPACE SOCIAL DE L’ŒUVRE D’ ART 321 concrétisée qui modélise un rapport au récepteur. Le matériau de ces strates sédimentaires est fait de technologies symboliques hétérogènes (images, discours, mise en scène, etc.) et de textes dont le degré de sémioticité est varié (depuis des reproductions de la réalité jusqu’à des langages très abstraits). Le terrain ainsi constitué doit sa consistance à l’institutionnalisation de la relation sociale : pour qu’il y ait média, il faut en effet que cet ensemble hybride « tienne » et fasse système. Or, cette institutionnalisation s’appuie sur trois types de paramètres : des paramètres sémiotiques qui lui donnent la cohérence d’un langage ; des paramètres technologiques qui correspondent à l’usage de techniques de production des objets ; et des paramètres institutionnels qui en font un fait social et organisationnel C’est la raison, selon nous, pour laquelle une approche seulement technologique, ou relationnelle, ou institutionnelle des médias laisse échapper ce qui en fait la particularité ; de la même manière qu’une approche seulement sémiotique ou psychologique de l’image aboutit à une impasse.