La crise suicidaire en cancérologie : évaluation et prise en charge

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La crise suicidaire en cancérologie : évaluation et prise en charge
Bull Cancer 2006 ; 93 (7) : 709-13
SYNTHÈSE
© John Libbey Eurotext
La crise suicidaire en cancérologie :
évaluation et prise en charge
Suicidal crisis in oncology: assessment and care
Christelle LEFETZ
Michel REICH
Equipe de psycho-oncologie,
Centre Oscar-Lambret,
3 rue Frédéric-Combemale, BP307,
59020 Lille Cedex
<[email protected]>
Résumé. La présence d’un cancer évolutif peut confronter le patient à une dégradation physique avec perte d’autonomie précédant parfois une mort inéluctable. C’est
dans ce contexte particulier mais aussi dans les suites de l’annonce diagnostique d’un
cancer débutant et durant toute la maladie que peuvent émerger des idéations
suicidaires avec parfois un passage à l’acte. Ce risque serait deux fois plus élevé par
rapport à la population générale avec une augmentation durant les stades avancés de
la maladie. En cancérologie, la crise suicidaire peut s’exprimer sous la forme
« déguisée » d’une demande d’euthanasie, d’un suicide médicalement assisté ou de
conduites parasuicidaires. Certains éléments doivent aider le clinicien à identifier
précocement les patients vulnérables. Ainsi, le contexte particulier de détérioration
physique, de qualité de vie médiocre, de mauvais contrôle des symptômes physiques,
tels la douleur, la localisation tumorale (poumon, ORL, pancréas), favorisent l’émergence d’une problématique suicidaire. L’association d’un sentiment de désespoir et
d’impuissance et d’une perte de contrôle de la situation est fortement corrélée à
l’expression d’idéations suicidaires. La présence d’un état confusionnel ou d’une
désinhibition psychomotrice avec hallucinations, des pensées irrationnelles et l’absence complète d’objet d’investissement libidinal sont aussi à prendre en considération. Cette crise suicidaire peut s’entendre comme le besoin d’échapper à une
situation intolérable (contexte hyperalgique ou autre symptôme physique non
contrôlé), de garder une maîtrise de soi et une autonomie décisionnelle. La prise en
charge de la crise suicidaire en oncologie consiste avant tout à entendre la souffrance
du patient et à légitimer sa demande sans le culpabiliser. Il convient de s’assurer du
bon contrôle de la symptomatologie physique, de dépister et de traiter un trouble de
l’humeur sous-jacent, voire un trouble mental organique. Soulager une anxiété
associée et assurer la sécurité du patient restent indispensables. Enfin, il ne faudra pas
omettre d’effectuer un travail de liaison auprès des équipes soignantes afin d’éviter
que la crise suicidaire ne se transforme en crise institutionnelle. ▲
Mots clés : cancer, suicide, facteurs de risque, souffrance globale, écoute, dépistage
Article reçu le 18 janvier 2006,
accepté le 29 mars 2006
Abstract. Patients with advanced cancer often experience with physical impairment and loss
of autonomy sometimes preceding inexorable death. It is that can emerge Suicidal ideation
occasionally associated with suicidal attempt can arise in this particular context but also
following the initial diagnostic talk and during all the stages of the disease. The risk is often
considered twice higher in this patients’group compared to the general population and increases
with advanced stages of the disease. Among patients with cancer, suicidal crisis can be expressed
as part of a request for euthanasia, physician-assisted suicide and para suicide behaviors.
Clues can help the clinician to identify early these vulnerable patients. Therefore, suicidal
situations can emerge in the particular context of physical impairment, poor quality of life and
poor control of physical symptoms (such as pain, tumoral localization in particular lung, head
and neck, pancreas). The association of hopelessness and helplessness and a loss of control of the
situation are strongly correlated with the expression of suicidal ideations. The presence of a
confusional or psychomotor disinhibition with hallucinations, irrational thoughts and the
absence of a libidinal object of investment have also to be taken into account. This suicidal crisis
can be considered as a way for the patient to escape an intolerable situation (uncontrolled pain
or other symptoms) and maintain self-control and decisional autonomy. Management of
Tirés à part : M. Reich
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C. Lefetz, M. Reich
suicidal crisis in patients with cancer includes careful attention and legitimization of the
patient’s distress without inducing any guilt. Appropriate control of physical symptoms is
warranted including screening and treating any mood disorder or any organic mental disorder.
Treating associated anxiety and making sure that the patient’s safety is under control are
essential. Last but not the least, involving the whole treatment team is key in preventing
transformation of the suicidal crisis into institutional crisis. ▲
Key words: cancer, suicide, risk factors, early detection, pain, empathy
P
our bon nombre de patients, la survenue d’un cancer
reste synonyme d’une maladie chronique, grave, à
l’avenir incertain. Pour Bennett et al. [1] ou Holland
[2], cette pathologie est responsable d’une souffrance globale
et d’une détresse psychologique souvent ignorées, voire banalisées. C’est dans ce contexte, pour Kelly et al. [3] notamment, que peut émerger chez les patients un désir de mort aux
multiples facettes.
Ainsi, la crise suicidaire en cancérologie va désigner aussi
bien la présence d’idéations suicidaires, le passage à l’acte
suicidaire communément appelé tentative de suicide (TS) que
la demande d’euthanasie ou de suicide médicalement assisté.
Ces idéations suicidaires peuvent être fugaces, sans véritable
volonté de passage à l’acte, ou prégnantes avec volonté de
passage à l’acte s’inscrivant le plus souvent dans un contexte
dépressif. Parfois, elles pourront apparaître rationnelles en
dehors de tout trouble psychiatrique avéré. Ces idéations
morbides pourront se manifester par un désir de hâter la mort,
voire une demande de suicide médicalement assisté, notamment en situation de cancer avancé.
Épidémiologie
L’idéation suicidaire est fréquente en cancérologie. Dans une
étude de Druss et al. [4], 32,2 % des patients souffrant d’un
cancer ont présenté des idéations suicidaires et 22,6 % ont
effectué une tentative de suicide. La présence d’idées suicidaires augmente de 25 fois le risque suicidaire et il existe
2 fois plus de suicides chez les patients cancéreux que dans la
population générale (risque de TS de 2 à 2,3 fois plus élevé)
selon Allebeck et al. [5] ou Breitbart [6]. Par ailleurs, le risque
suicidaire est augmenté chez les patients ayant un cancer en
phase avancée mais également dans l’année qui suit le diagnostic. Le risque d’idéations suicidaires serait estimé à 15 %
6 mois après l’annonce du diagnostic de cancer, et plus
particulièrement si la localisation est pulmonaire [7]. Les
moyens utilisés sont le plus souvent médicamenteux (utilisation d’antalgiques et de tranquillisants) et le lieu d’exécution
est souvent le domicile du patient.
Définition de la crise suicidaire
Elle représente un état de détresse psychique intense dont le
risque majeur est le passage à l’acte suicidaire. La crise
suicidaire est complexe car elle comprend plusieurs niveaux
[8] :
– l’idée ou l’idéation suicidaire qui est une simple représentation mentale de l’acte suicidaire que tout un chacun peut
éprouver ;
– la tentative de suicide qui est un acte incomplet se soldant
par un échec, traduisant lorsqu’elle se répète une psychopathologie sous-jacente ;
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– le suicide qui désigne l’acte de se donner délibérément la
mort, survenant souvent de manière soudaine, brutale, inattendue et impulsive.
En cancérologie, viennent notamment se rajouter :
– le parasuicide ou équivalent suicidaire, acte extrême par
lequel on adopte des conduites à risque pouvant conduire à
la mort : refus ou arrêt et abandon des traitements, usage
excessif d’alcool ou autres toxiques, conduite automobile
dangereuse...
– la demande d’euthanasie qui représente l’administration
par un médecin d’un traitement létal à un patient avec
l’intention manifeste d’abréger la vie de celui-ci, le plus
souvent par compassion ; dans ce cas de figure, le patient
demande explicitement à une tierce personne de lui donner
ou plutôt de lui « administrer » la mort ;
– le suicide médicalement assisté qui représente l’administration par le médecin de médicaments ou de conseils qui
permettent au patient d’en finir lui-même avec sa vie ; ainsi,
le patient demande au praticien de lui donner un moyen de se
donner la mort lui-même.
Le suicidé est le mort par suicide ; le suicidant est le rescapé
d’une tentative de suicide ; le suicidaire est celui qui pense à
planifier un suicide.
La mort souhaitée ou wishing death est le seul recours que le
patient trouve pour échapper à une situation qu’il juge
comme intolérable, contexte hyperalgique ou autre symptôme physique considéré comme insupportable. Il n’existe
pas alors de douleur morale telle qu’elle peut se rencontrer
dans le cadre d’un épisode dépressif.
Récemment, la promulgation de la loi Leonetti du 22 avril
2005 [9] relative aux droits des malades et à la fin de vie
apporte un éclairage nouveau sur ces divers concepts avec
des différences d’enjeu qui ne se résument pas seulement à
des catégories nosographiques ou à des « subtilités sémiologiques ». Il y est stipulé dans l’article 1 que « les actes médicaux ne doivent pas être poursuivis par une obstination
déraisonnable » ; le praticien est donc en droit de limiter ou
d’arrêter les traitements jugés inutiles. Le malade en fin de vie
ou la personne de confiance désignée par lui peuvent donc
faire prévaloir par anticipation ce droit à l’arrêt des traitements sans qu’il s’agisse d’une volonté suicidaire. L’article 2
de cette même loi stipule la légitimité de la prescription
d’antalgiques sans aucune restriction, même s’ils « peuvent
avoir pour effet secondaire d’abréger la vie ». Cela n’entre
nullement dans le cadre d’un suicide médicalement assisté
ou d’une euthanasie dite « active ».
Facteurs de risque suicidaire
en cancérologie
Dans la pratique oncologique, il est important pour le praticien de pouvoir identifier certains facteurs susceptibles de
Bull Cancer vol. 93, n° 7, juillet 2006
Crise suicidaire en cancérologie
Tableau 1. Facteurs de risque suicidaire en cancérologie.
D’après Breitbart et al. [10] et Chochinov et al. [11]
Douleurs peu ou non contrôlées
Première année qui suit l’annonce du diagnostic
Maladie avancée, pronostic péjoratif
Localisation tumorale : poumon, ORL, pancréas, SNC
Dépression, sentiment de désespoir, charge/autrui
Confusion mentale, désinhibition
Sentiment d’impuissance et de perte de contrôle, dépendance
Antécédents psychiatriques personnels et familiaux :
toxicomanie, troubles de la personnalité, dépression, tentative
de suivi de, suicide familial, deuil récent
Fatigue, épuisement
Isolement social et familial
Sexe masculin et âge avancé
favoriser des conduites suicidaires. Ceux-ci sont résumés
dans le tableau 1 [10, 11].
Quel que soit le type de cancer ou son degré d’évolution, ces
facteurs de risque suicidaire se recoupent. On retrouve des
facteurs inhérents au cancer et des facteurs psychopathologiques.
Les facteurs en lien direct avec le cancer comprennent avant
tout les douleurs non ou peu contrôlées : ainsi sous une
demande d’euthanasie peut se cacher en réalité une demande d’un traitement antalgique plus efficace. De même,
d’autres symptômes incontrôlables peuvent être à l’origine
d’un désir de mort : nausées, vomissements, dyspnée... On
retrouve également l’altération du fonctionnement physique
avec la fatigue, l’épuisement, la diminution des capacités, la
perte d’autonomie et d’indépendance, la modification de
l’image corporelle comme par exemple l’amputation chirurgicale, surtout si elle est visible, notamment dans le cadre des
cancers de la sphère ORL ou mammaires, séquelles de certains traitements affectant la qualité de vie des
patients comme l’alopécie, les lésions dermatologiques et les
problèmes sexuels. La peur de devenir une charge pour autrui
et de perdre sa dignité se rencontre aussi très souvent. Tout
cela peut être corrélé aux sentiments de perdre le contrôle de
sa vie, de désespoir et d’impuissance. D’autres facteurs encore interviennent tels que la localisation tumorale (poumon,
voies aérodigestives supérieures, pancréas), l’état d’avancement de la maladie, un pronostic péjoratif ou l’usage de
certains traitements [12]. Ainsi, le risque semble majoré avec
les corticoïdes soit par l’anxiété, l’euphorie, soit par l’excitation qu’ils induisent et par l’immunothérapie (interleukine et
interféron) qui peut provoquer délire, confusion et agitation,
dépression et passage à l’acte suicidaire [13, 14]. L’incidence
est comprise entre 0,2 et 1,5 % associée à une mortalité de
0,1 à 0,65 % [15]. Un tiers des patients n’ont pas d’antécédents psychiatriques. Certains psychotropes comme les antidépresseurs peuvent être responsables aussi de tentative de
suicide par levée d’inhibition ou virage de l’humeur survenant vers le 10e jour de leur utilisation comme mentionné
dans le Vidal. Dans une moindre mesure, les benzodiazépines à demi-vie courte, par le biais d’un syndrome de sevrage
ou d’une réaction paradoxale (agitation, agressivité, troubles
du comportement, délire), sont parfois associées à un passage
à l’acte suicidaire. D’autres thérapeutiques sont également
incriminées : ifosfamide, tamoxifène [16, 17].
À ces facteurs inhérents au cancer viennent s’ajouter des
facteurs psychopathologiques : l’isolement affectif et social,
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l’entourage sociofamilial défectueux, le deuil ou le décès
récent du conjoint, d’un proche de la famille, d’un ami ou
d’un animal familier, la perte d’autonomie et d’indépendance
avec ou non le sentiment d’être une charge pour autrui, le
sentiment d’impuissance, de perte de contrôle ou de désespoir, la présence de pensées irrationnelles, l’absence complète d’objet d’investissement libidinal.
Par ailleurs la présence d’une confusion mentale qui, par le
biais de la désinhibition psychomotrice et de l’impulsivité,
peut conduire au suicide souvent de manière violente (pendaison ou défenestration). Ainsi 20 % des patients atteints de
cancer et décédés par suicide sont confus selon Walter [18].
Enfin les antécédents psychiatriques personnels et familiaux
(dépression, tentative de suicide, suicide familial) sont également des facteurs de risque suicidaire. Pour Henriksson [19],
80 % des patients atteints de cancer et décédés par suicide
sont dépressifs et, pour Nezelof et Vandel [20], 6 à 10 %
présentent un syndrome dépressif majeur, un trouble de
l’adaptation avec ou sans humeur anxieuse, une schizophrénie ou l’existence d’une personnalité pathologique (hystérique, personnalité limite, psychopathique).
Outre la dépression, le praticien devra rechercher une autre
entité décrite initialement par Kissane [21] et dénommée
syndrome de démoralisation. Il se définit par l’existence
d’idéations suicidaires fluctuantes (alors qu’elles seraient
constantes dans le cadre d’un syndrome dépressif majeur).
Celles-ci ne font que traduire la détresse existentielle caractérisée par le désespoir, la perte de sens, de valeurs et de buts
accordés à la vie et aux activités quotidiennes. L’importance
du facteur environnement n’est pas à négliger dans ce cadre
où le patient sera amené à réagir sur le moment mais sera
incapable de se projeter dans l’avenir.
Un point particulier à l’oncologie est le risque de passage à
l’acte suicidaire lié à l’annonce faite au malade concernant
son diagnostic et/ou son pronostic. Il semblerait que ce lien
de cause à effet soit surestimé. En effet, en dehors d’une
psychopathologie préexistante, la révélation d’informations
de type « mauvaise nouvelle », si elle est associée à une prise
en charge adaptée sur le plan somatique et psychologique,
doit permettre d’éviter ce risque.
Finalités des conduites suicidaires
Le cancer marque une rupture dans la vie du patient : il est
souvent confronté à l’éventualité de sa propre mort alors que,
jusqu’à présent, il vivait avec un sentiment de toute puissance, d’insouciance, de fantasme d’immortalité décrit par
Freud en 1914 [22]. La vie elle-même se trouve bouleversée :
traitements contraignants, arrêt de travail, incapacité à effectuer ses activités quotidiennes, possible dépendance à autrui.
Tout est alors remis en question, certains projets doivent être
suspendus, voire même annulés. Dès lors que le mot « cancer » est prononcé, la vie n’est plus la même et l’avenir
devient incertain. Tout au long de la maladie, le sujet doit
faire face à différents symptômes, des douleurs, des amputations. Son corps devient alors un étranger qu’il ne peut plus
contrôler : il doit faire le deuil de son corps sain qui lui
permettait d’avoir une vie qu’il qualifiait jusqu’alors de « normale ». Confronté à la nécessité de vivre dans un corps
étranger, douloureux, mutilé et insupportable, le patient doit
développer des stratégies d’adaptation qui ne sont pas toujours efficaces. Ainsi, le suicide peut représenter la seule
solution pour lui d’échapper à toute cette souffrance. Pour
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C. Lefetz, M. Reich
Pedinielli [23], détruire ce corps reviendrait à détruire le mal.
En phase avancée, quand la dégradation physique et/ou la
mort deviennent inéluctables, il n’est pas rare que le patient
programme son suicide afin de garder la maîtrise ultime sur sa
vie. Parfois, certains patients, par le passage à l’acte suicidaire, préféreront même devancer la dégradation et la dévalorisation de leur image pour éviter ainsi de s’y confronter.
Pour Cioran [24], « je ne vis que parce qu’il est en mon
pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée de
suicide, je me serais tué depuis toujours ». Ainsi, Spiegel [25]
en 1982 et Werth [26] en 1995 définissent les critères de
rationalité du suicide : patient ne souffrant ni de troubles
psychiatriques ni de troubles cognitifs, patient au courant de
sa maladie et du pronostic et ayant une évaluation réaliste de
la situation médicale, motivation à vouloir commettre un
suicide compréhensible par des observateurs neutres, demande à mourir répétée et associée à une douleur physique
intolérable et processus décisionnel impliquant les proches. Il
convient de spécifier que les critères explicitant cette dimension rationnelle du suicide ont été élaborés par des auteurs
anglo-saxons et cela peut participer à une demande de suicide assisté propre à la législation nord-américaine qui n’est
absolument pas reconnue dans le cadre législatif français. Le
danger est de légitimer, voire de cautionner, le caractère
compréhensible de certaines demandes et le cadre légal
français et/ou européen est là pour servir de garde-fou.
Si les conduites suicidaires traduisent donc parfois le besoin
de reprise de contrôle des patients sur leur maladie, il ne faut
pas négliger le lien toujours possible avec une psychopathologie sous-jacente et en particulier un trouble de l’humeur
évolutif. Celui-ci devra toujours être recherché avant d’attribuer systématiquement l’intention suicidaire à un désir de
maîtrise.
Paradoxalement, la rémission, voire la guérison, peuvent
aussi être vécues avec souffrance. Les traitements sont terminés, les venues à l’hôpital sont de plus en plus espacées. Le
patient vit cela comme un abandon avec, en plus, la crainte
d’une rechute. Cette crainte génère une anxiété à chaque
consultation ou à chaque bilan de contrôle. Koocher et
O’Malley [27] la définissent sous le terme de syndrome de
Damoclès. Comme le mentionnait Pretty [28], « l’oubli d’une
maladie mortelle est impossible et la crainte d’une rechute
demeure une réalité constante. Le moindre malaise provoque
l’inquiétude ». Les difficultés psychologiques rencontrées durant cette période sont communément appelées syndrome de
Lazare par Dhomont [29]. Pour cet auteur, les patients atteints
de cancer en rémission sont « rescapés d’une mort certaine »
et « ils n’arrivent plus à se sentir tout à fait en vie ». Ainsi, pour
Pucheu [30], 20 % des patients en guérison présentent un
syndrome dépressif. On comprend alors comment un patient
peut vouloir se suicider pour échapper à cette souffrance et à
la menace d’une éventuelle rechute.
Enfin, il faut resituer le cancer dans l’histoire du patient. En
effet, un certain nombre de malades vivent le cancer comme
la conséquence d’une faute commise par le passé qu’il leur
est impossible de réparer ; leur réponse est alors le suicide
afin d’expier cette faute. D’autres encore revivent la maladie
d’un proche à travers leur propre cancer : ils s’identifient à ce
proche et préfèrent se donner la mort plutôt que d’endurer ce
que cette personne a vécu.
712
Prise en charge de la crise suicidaire
Il s’agit d’une prise en charge pluridisciplinaire qui comprend
deux axes d’intervention [31] :
– un axe temporel régi par la gestion de crise avec un suivi à
moyen et long terme ;
– un axe synchronique comportant la prise en charge individuelle et l’implication de l’entourage familial.
Les grands principes de cette prise en charge sont résumés
dans le tableau 2.
De manière synthétique, il convient avant tout d’instaurer
une relation de confiance, de rechercher la signification des
pensées suicidaires et de permettre leur verbalisation, d’explorer le degré de risque, d’évaluer l’histoire du patient et le
degré d’intention suicidaire, d’effectuer un travail de liaison
avec les équipes soignantes.
Il est nécessaire de savoir dépister le risque suicidaire afin
d’apaiser la souffrance du patient cachée derrière l’idée suicidaire ou la demande d’euthanasie, de limiter les tentatives
de passage à l’acte et, bien sûr, les suicides réussis. Pour cela,
il faut entendre cette souffrance, la légitimer sans cautionner
mais aussi sans culpabiliser. Il convient de rechercher tous les
facteurs de risque énoncés précédemment et de pouvoir
contrôler toute symptomatologie physique et psychique.
L’évaluation de la douleur et du confort du patient est indispensable : revoir éventuellement les traitements antalgiques,
anti-émétiques, repérer et traiter toute confusion mentale. Il
convient également de rechercher un trouble de l’humeur ou
un trouble anxieux. Il ne faut pas laisser admettre qu’il est
normal d’être déprimé quand on souffre d’un cancer. Mais,
attention, la dépression n’est pas toujours facile à déceler :
certains patients se forcent à avoir un discours positif face à
leur cancérologue par honte, par crainte de prendre le temps
de leur médecin, par peur de décevoir, parce « qu’il faut se
battre ». Par conséquent doit s’instaurer une relation
d’écoute, de confiance où le patient sait qu’il a le droit de
souffrir. Il convient donc de rechercher la signification de
cette crise suicidaire (douleur intolérable, effet secondaire
d’un médicament, épuisement physique ou psychique, problème personnel n’ayant aucun rapport avec le cancer) et de
permettre sa verbalisation afin de pouvoir y répondre. Parfois,
l’écoute, la prise en charge des symptômes physiques ne sont
pas suffisants et on doit recourir à l’utilisation de psychotropes, voire à une hospitalisation en psychiatrie, quand le
risque de passage à l’acte est trop élevé.
Les entretiens psychothérapeutiques permettent au patient
d’exprimer son ressenti, sa souffrance, le but étant de le
soulager, de légitimer sa douleur morale et de lui faire retrouver le contrôle de ce qui lui échappe. Il n’a pas choisi d’être
malade, de changer de mode de vie, les traitements si lourds
Tableau 2. Conduite à tenir face à la crise suicidaire en cancérologie
Instaurer une relation de confiance
Analyser le contenu des idées suicidaires
Rechercher la signification de la crise
Recherche des facteurs de risque
Évaluation du degré de dangerosité (risque de passage à l’acte)
Contrôler toute symptomatologie physique (douleur) et
psychique (dépression)
Prise en charge psychothérapeutique et/ou pharmacologique
Hospitalisation si risque de passage à l’acte imminent
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Crise suicidaire en cancérologie
soient-ils. D’autres approches visent à faire le deuil de son
corps sain et d’accepter la nouvelle réalité physique. La
relaxation est également utile pour lui apprendre à gérer son
stress et son anxiété. Des entretiens impliquant son entourage
sont aussi possibles.
La prise en charge psychothérapeutique peut passer aussi par
l’usage de psychotropes : anxiolytiques de type benzodiazépines ou neuroleptiques pour calmer l’anxiété et les angoisses
trop importantes, antidépresseurs pour traiter la dépression
associée. Enfin, quand la menace de passage à l’acte est
imminente, il faut savoir hospitaliser son patient, voire recourir à l’hospitalisation sous contrainte si la maladie cancéreuse
est stable. Quoi qu’il en soit, le patient en crise suicidaire doit
faire l’objet de soins adaptés assortis d’une surveillance régulière et rapprochée.
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Conclusion
La crise suicidaire traduit de multiples situations cliniques
d’adaptation réactionnelles ou pathologiques. Elle ne doit
jamais être banalisée ni écartée systématiquement. Elle doit
au contraire être intégrée dans une démarche sémiologique
rigoureuse pour pouvoir y apporter la réponse thérapeutique
la plus adéquate. La possibilité d’une verbalisation de ce désir
de mort et l’écoute attentive et empathique du soignant
doivent primer avant toute médicalisation intempestive. ▼
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