La crise suicidaire en cancérologie : évaluation et prise en charge
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La crise suicidaire en cancérologie : évaluation et prise en charge
Bull Cancer 2006 ; 93 (7) : 709-13 SYNTHÈSE © John Libbey Eurotext La crise suicidaire en cancérologie : évaluation et prise en charge Suicidal crisis in oncology: assessment and care Christelle LEFETZ Michel REICH Equipe de psycho-oncologie, Centre Oscar-Lambret, 3 rue Frédéric-Combemale, BP307, 59020 Lille Cedex <[email protected]> Résumé. La présence d’un cancer évolutif peut confronter le patient à une dégradation physique avec perte d’autonomie précédant parfois une mort inéluctable. C’est dans ce contexte particulier mais aussi dans les suites de l’annonce diagnostique d’un cancer débutant et durant toute la maladie que peuvent émerger des idéations suicidaires avec parfois un passage à l’acte. Ce risque serait deux fois plus élevé par rapport à la population générale avec une augmentation durant les stades avancés de la maladie. En cancérologie, la crise suicidaire peut s’exprimer sous la forme « déguisée » d’une demande d’euthanasie, d’un suicide médicalement assisté ou de conduites parasuicidaires. Certains éléments doivent aider le clinicien à identifier précocement les patients vulnérables. Ainsi, le contexte particulier de détérioration physique, de qualité de vie médiocre, de mauvais contrôle des symptômes physiques, tels la douleur, la localisation tumorale (poumon, ORL, pancréas), favorisent l’émergence d’une problématique suicidaire. L’association d’un sentiment de désespoir et d’impuissance et d’une perte de contrôle de la situation est fortement corrélée à l’expression d’idéations suicidaires. La présence d’un état confusionnel ou d’une désinhibition psychomotrice avec hallucinations, des pensées irrationnelles et l’absence complète d’objet d’investissement libidinal sont aussi à prendre en considération. Cette crise suicidaire peut s’entendre comme le besoin d’échapper à une situation intolérable (contexte hyperalgique ou autre symptôme physique non contrôlé), de garder une maîtrise de soi et une autonomie décisionnelle. La prise en charge de la crise suicidaire en oncologie consiste avant tout à entendre la souffrance du patient et à légitimer sa demande sans le culpabiliser. Il convient de s’assurer du bon contrôle de la symptomatologie physique, de dépister et de traiter un trouble de l’humeur sous-jacent, voire un trouble mental organique. Soulager une anxiété associée et assurer la sécurité du patient restent indispensables. Enfin, il ne faudra pas omettre d’effectuer un travail de liaison auprès des équipes soignantes afin d’éviter que la crise suicidaire ne se transforme en crise institutionnelle. ▲ Mots clés : cancer, suicide, facteurs de risque, souffrance globale, écoute, dépistage Article reçu le 18 janvier 2006, accepté le 29 mars 2006 Abstract. Patients with advanced cancer often experience with physical impairment and loss of autonomy sometimes preceding inexorable death. It is that can emerge Suicidal ideation occasionally associated with suicidal attempt can arise in this particular context but also following the initial diagnostic talk and during all the stages of the disease. The risk is often considered twice higher in this patients’group compared to the general population and increases with advanced stages of the disease. Among patients with cancer, suicidal crisis can be expressed as part of a request for euthanasia, physician-assisted suicide and para suicide behaviors. Clues can help the clinician to identify early these vulnerable patients. Therefore, suicidal situations can emerge in the particular context of physical impairment, poor quality of life and poor control of physical symptoms (such as pain, tumoral localization in particular lung, head and neck, pancreas). The association of hopelessness and helplessness and a loss of control of the situation are strongly correlated with the expression of suicidal ideations. The presence of a confusional or psychomotor disinhibition with hallucinations, irrational thoughts and the absence of a libidinal object of investment have also to be taken into account. This suicidal crisis can be considered as a way for the patient to escape an intolerable situation (uncontrolled pain or other symptoms) and maintain self-control and decisional autonomy. Management of Tirés à part : M. Reich 709 C. Lefetz, M. Reich suicidal crisis in patients with cancer includes careful attention and legitimization of the patient’s distress without inducing any guilt. Appropriate control of physical symptoms is warranted including screening and treating any mood disorder or any organic mental disorder. Treating associated anxiety and making sure that the patient’s safety is under control are essential. Last but not the least, involving the whole treatment team is key in preventing transformation of the suicidal crisis into institutional crisis. ▲ Key words: cancer, suicide, risk factors, early detection, pain, empathy P our bon nombre de patients, la survenue d’un cancer reste synonyme d’une maladie chronique, grave, à l’avenir incertain. Pour Bennett et al. [1] ou Holland [2], cette pathologie est responsable d’une souffrance globale et d’une détresse psychologique souvent ignorées, voire banalisées. C’est dans ce contexte, pour Kelly et al. [3] notamment, que peut émerger chez les patients un désir de mort aux multiples facettes. Ainsi, la crise suicidaire en cancérologie va désigner aussi bien la présence d’idéations suicidaires, le passage à l’acte suicidaire communément appelé tentative de suicide (TS) que la demande d’euthanasie ou de suicide médicalement assisté. Ces idéations suicidaires peuvent être fugaces, sans véritable volonté de passage à l’acte, ou prégnantes avec volonté de passage à l’acte s’inscrivant le plus souvent dans un contexte dépressif. Parfois, elles pourront apparaître rationnelles en dehors de tout trouble psychiatrique avéré. Ces idéations morbides pourront se manifester par un désir de hâter la mort, voire une demande de suicide médicalement assisté, notamment en situation de cancer avancé. Épidémiologie L’idéation suicidaire est fréquente en cancérologie. Dans une étude de Druss et al. [4], 32,2 % des patients souffrant d’un cancer ont présenté des idéations suicidaires et 22,6 % ont effectué une tentative de suicide. La présence d’idées suicidaires augmente de 25 fois le risque suicidaire et il existe 2 fois plus de suicides chez les patients cancéreux que dans la population générale (risque de TS de 2 à 2,3 fois plus élevé) selon Allebeck et al. [5] ou Breitbart [6]. Par ailleurs, le risque suicidaire est augmenté chez les patients ayant un cancer en phase avancée mais également dans l’année qui suit le diagnostic. Le risque d’idéations suicidaires serait estimé à 15 % 6 mois après l’annonce du diagnostic de cancer, et plus particulièrement si la localisation est pulmonaire [7]. Les moyens utilisés sont le plus souvent médicamenteux (utilisation d’antalgiques et de tranquillisants) et le lieu d’exécution est souvent le domicile du patient. Définition de la crise suicidaire Elle représente un état de détresse psychique intense dont le risque majeur est le passage à l’acte suicidaire. La crise suicidaire est complexe car elle comprend plusieurs niveaux [8] : – l’idée ou l’idéation suicidaire qui est une simple représentation mentale de l’acte suicidaire que tout un chacun peut éprouver ; – la tentative de suicide qui est un acte incomplet se soldant par un échec, traduisant lorsqu’elle se répète une psychopathologie sous-jacente ; 710 – le suicide qui désigne l’acte de se donner délibérément la mort, survenant souvent de manière soudaine, brutale, inattendue et impulsive. En cancérologie, viennent notamment se rajouter : – le parasuicide ou équivalent suicidaire, acte extrême par lequel on adopte des conduites à risque pouvant conduire à la mort : refus ou arrêt et abandon des traitements, usage excessif d’alcool ou autres toxiques, conduite automobile dangereuse... – la demande d’euthanasie qui représente l’administration par un médecin d’un traitement létal à un patient avec l’intention manifeste d’abréger la vie de celui-ci, le plus souvent par compassion ; dans ce cas de figure, le patient demande explicitement à une tierce personne de lui donner ou plutôt de lui « administrer » la mort ; – le suicide médicalement assisté qui représente l’administration par le médecin de médicaments ou de conseils qui permettent au patient d’en finir lui-même avec sa vie ; ainsi, le patient demande au praticien de lui donner un moyen de se donner la mort lui-même. Le suicidé est le mort par suicide ; le suicidant est le rescapé d’une tentative de suicide ; le suicidaire est celui qui pense à planifier un suicide. La mort souhaitée ou wishing death est le seul recours que le patient trouve pour échapper à une situation qu’il juge comme intolérable, contexte hyperalgique ou autre symptôme physique considéré comme insupportable. Il n’existe pas alors de douleur morale telle qu’elle peut se rencontrer dans le cadre d’un épisode dépressif. Récemment, la promulgation de la loi Leonetti du 22 avril 2005 [9] relative aux droits des malades et à la fin de vie apporte un éclairage nouveau sur ces divers concepts avec des différences d’enjeu qui ne se résument pas seulement à des catégories nosographiques ou à des « subtilités sémiologiques ». Il y est stipulé dans l’article 1 que « les actes médicaux ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable » ; le praticien est donc en droit de limiter ou d’arrêter les traitements jugés inutiles. Le malade en fin de vie ou la personne de confiance désignée par lui peuvent donc faire prévaloir par anticipation ce droit à l’arrêt des traitements sans qu’il s’agisse d’une volonté suicidaire. L’article 2 de cette même loi stipule la légitimité de la prescription d’antalgiques sans aucune restriction, même s’ils « peuvent avoir pour effet secondaire d’abréger la vie ». Cela n’entre nullement dans le cadre d’un suicide médicalement assisté ou d’une euthanasie dite « active ». Facteurs de risque suicidaire en cancérologie Dans la pratique oncologique, il est important pour le praticien de pouvoir identifier certains facteurs susceptibles de Bull Cancer vol. 93, n° 7, juillet 2006 Crise suicidaire en cancérologie Tableau 1. Facteurs de risque suicidaire en cancérologie. D’après Breitbart et al. [10] et Chochinov et al. [11] Douleurs peu ou non contrôlées Première année qui suit l’annonce du diagnostic Maladie avancée, pronostic péjoratif Localisation tumorale : poumon, ORL, pancréas, SNC Dépression, sentiment de désespoir, charge/autrui Confusion mentale, désinhibition Sentiment d’impuissance et de perte de contrôle, dépendance Antécédents psychiatriques personnels et familiaux : toxicomanie, troubles de la personnalité, dépression, tentative de suivi de, suicide familial, deuil récent Fatigue, épuisement Isolement social et familial Sexe masculin et âge avancé favoriser des conduites suicidaires. Ceux-ci sont résumés dans le tableau 1 [10, 11]. Quel que soit le type de cancer ou son degré d’évolution, ces facteurs de risque suicidaire se recoupent. On retrouve des facteurs inhérents au cancer et des facteurs psychopathologiques. Les facteurs en lien direct avec le cancer comprennent avant tout les douleurs non ou peu contrôlées : ainsi sous une demande d’euthanasie peut se cacher en réalité une demande d’un traitement antalgique plus efficace. De même, d’autres symptômes incontrôlables peuvent être à l’origine d’un désir de mort : nausées, vomissements, dyspnée... On retrouve également l’altération du fonctionnement physique avec la fatigue, l’épuisement, la diminution des capacités, la perte d’autonomie et d’indépendance, la modification de l’image corporelle comme par exemple l’amputation chirurgicale, surtout si elle est visible, notamment dans le cadre des cancers de la sphère ORL ou mammaires, séquelles de certains traitements affectant la qualité de vie des patients comme l’alopécie, les lésions dermatologiques et les problèmes sexuels. La peur de devenir une charge pour autrui et de perdre sa dignité se rencontre aussi très souvent. Tout cela peut être corrélé aux sentiments de perdre le contrôle de sa vie, de désespoir et d’impuissance. D’autres facteurs encore interviennent tels que la localisation tumorale (poumon, voies aérodigestives supérieures, pancréas), l’état d’avancement de la maladie, un pronostic péjoratif ou l’usage de certains traitements [12]. Ainsi, le risque semble majoré avec les corticoïdes soit par l’anxiété, l’euphorie, soit par l’excitation qu’ils induisent et par l’immunothérapie (interleukine et interféron) qui peut provoquer délire, confusion et agitation, dépression et passage à l’acte suicidaire [13, 14]. L’incidence est comprise entre 0,2 et 1,5 % associée à une mortalité de 0,1 à 0,65 % [15]. Un tiers des patients n’ont pas d’antécédents psychiatriques. Certains psychotropes comme les antidépresseurs peuvent être responsables aussi de tentative de suicide par levée d’inhibition ou virage de l’humeur survenant vers le 10e jour de leur utilisation comme mentionné dans le Vidal. Dans une moindre mesure, les benzodiazépines à demi-vie courte, par le biais d’un syndrome de sevrage ou d’une réaction paradoxale (agitation, agressivité, troubles du comportement, délire), sont parfois associées à un passage à l’acte suicidaire. D’autres thérapeutiques sont également incriminées : ifosfamide, tamoxifène [16, 17]. À ces facteurs inhérents au cancer viennent s’ajouter des facteurs psychopathologiques : l’isolement affectif et social, Bull Cancer vol. 93, n° 7, juillet 2006 l’entourage sociofamilial défectueux, le deuil ou le décès récent du conjoint, d’un proche de la famille, d’un ami ou d’un animal familier, la perte d’autonomie et d’indépendance avec ou non le sentiment d’être une charge pour autrui, le sentiment d’impuissance, de perte de contrôle ou de désespoir, la présence de pensées irrationnelles, l’absence complète d’objet d’investissement libidinal. Par ailleurs la présence d’une confusion mentale qui, par le biais de la désinhibition psychomotrice et de l’impulsivité, peut conduire au suicide souvent de manière violente (pendaison ou défenestration). Ainsi 20 % des patients atteints de cancer et décédés par suicide sont confus selon Walter [18]. Enfin les antécédents psychiatriques personnels et familiaux (dépression, tentative de suicide, suicide familial) sont également des facteurs de risque suicidaire. Pour Henriksson [19], 80 % des patients atteints de cancer et décédés par suicide sont dépressifs et, pour Nezelof et Vandel [20], 6 à 10 % présentent un syndrome dépressif majeur, un trouble de l’adaptation avec ou sans humeur anxieuse, une schizophrénie ou l’existence d’une personnalité pathologique (hystérique, personnalité limite, psychopathique). Outre la dépression, le praticien devra rechercher une autre entité décrite initialement par Kissane [21] et dénommée syndrome de démoralisation. Il se définit par l’existence d’idéations suicidaires fluctuantes (alors qu’elles seraient constantes dans le cadre d’un syndrome dépressif majeur). Celles-ci ne font que traduire la détresse existentielle caractérisée par le désespoir, la perte de sens, de valeurs et de buts accordés à la vie et aux activités quotidiennes. L’importance du facteur environnement n’est pas à négliger dans ce cadre où le patient sera amené à réagir sur le moment mais sera incapable de se projeter dans l’avenir. Un point particulier à l’oncologie est le risque de passage à l’acte suicidaire lié à l’annonce faite au malade concernant son diagnostic et/ou son pronostic. Il semblerait que ce lien de cause à effet soit surestimé. En effet, en dehors d’une psychopathologie préexistante, la révélation d’informations de type « mauvaise nouvelle », si elle est associée à une prise en charge adaptée sur le plan somatique et psychologique, doit permettre d’éviter ce risque. Finalités des conduites suicidaires Le cancer marque une rupture dans la vie du patient : il est souvent confronté à l’éventualité de sa propre mort alors que, jusqu’à présent, il vivait avec un sentiment de toute puissance, d’insouciance, de fantasme d’immortalité décrit par Freud en 1914 [22]. La vie elle-même se trouve bouleversée : traitements contraignants, arrêt de travail, incapacité à effectuer ses activités quotidiennes, possible dépendance à autrui. Tout est alors remis en question, certains projets doivent être suspendus, voire même annulés. Dès lors que le mot « cancer » est prononcé, la vie n’est plus la même et l’avenir devient incertain. Tout au long de la maladie, le sujet doit faire face à différents symptômes, des douleurs, des amputations. Son corps devient alors un étranger qu’il ne peut plus contrôler : il doit faire le deuil de son corps sain qui lui permettait d’avoir une vie qu’il qualifiait jusqu’alors de « normale ». Confronté à la nécessité de vivre dans un corps étranger, douloureux, mutilé et insupportable, le patient doit développer des stratégies d’adaptation qui ne sont pas toujours efficaces. Ainsi, le suicide peut représenter la seule solution pour lui d’échapper à toute cette souffrance. Pour 711 C. Lefetz, M. Reich Pedinielli [23], détruire ce corps reviendrait à détruire le mal. En phase avancée, quand la dégradation physique et/ou la mort deviennent inéluctables, il n’est pas rare que le patient programme son suicide afin de garder la maîtrise ultime sur sa vie. Parfois, certains patients, par le passage à l’acte suicidaire, préféreront même devancer la dégradation et la dévalorisation de leur image pour éviter ainsi de s’y confronter. Pour Cioran [24], « je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours ». Ainsi, Spiegel [25] en 1982 et Werth [26] en 1995 définissent les critères de rationalité du suicide : patient ne souffrant ni de troubles psychiatriques ni de troubles cognitifs, patient au courant de sa maladie et du pronostic et ayant une évaluation réaliste de la situation médicale, motivation à vouloir commettre un suicide compréhensible par des observateurs neutres, demande à mourir répétée et associée à une douleur physique intolérable et processus décisionnel impliquant les proches. Il convient de spécifier que les critères explicitant cette dimension rationnelle du suicide ont été élaborés par des auteurs anglo-saxons et cela peut participer à une demande de suicide assisté propre à la législation nord-américaine qui n’est absolument pas reconnue dans le cadre législatif français. Le danger est de légitimer, voire de cautionner, le caractère compréhensible de certaines demandes et le cadre légal français et/ou européen est là pour servir de garde-fou. Si les conduites suicidaires traduisent donc parfois le besoin de reprise de contrôle des patients sur leur maladie, il ne faut pas négliger le lien toujours possible avec une psychopathologie sous-jacente et en particulier un trouble de l’humeur évolutif. Celui-ci devra toujours être recherché avant d’attribuer systématiquement l’intention suicidaire à un désir de maîtrise. Paradoxalement, la rémission, voire la guérison, peuvent aussi être vécues avec souffrance. Les traitements sont terminés, les venues à l’hôpital sont de plus en plus espacées. Le patient vit cela comme un abandon avec, en plus, la crainte d’une rechute. Cette crainte génère une anxiété à chaque consultation ou à chaque bilan de contrôle. Koocher et O’Malley [27] la définissent sous le terme de syndrome de Damoclès. Comme le mentionnait Pretty [28], « l’oubli d’une maladie mortelle est impossible et la crainte d’une rechute demeure une réalité constante. Le moindre malaise provoque l’inquiétude ». Les difficultés psychologiques rencontrées durant cette période sont communément appelées syndrome de Lazare par Dhomont [29]. Pour cet auteur, les patients atteints de cancer en rémission sont « rescapés d’une mort certaine » et « ils n’arrivent plus à se sentir tout à fait en vie ». Ainsi, pour Pucheu [30], 20 % des patients en guérison présentent un syndrome dépressif. On comprend alors comment un patient peut vouloir se suicider pour échapper à cette souffrance et à la menace d’une éventuelle rechute. Enfin, il faut resituer le cancer dans l’histoire du patient. En effet, un certain nombre de malades vivent le cancer comme la conséquence d’une faute commise par le passé qu’il leur est impossible de réparer ; leur réponse est alors le suicide afin d’expier cette faute. D’autres encore revivent la maladie d’un proche à travers leur propre cancer : ils s’identifient à ce proche et préfèrent se donner la mort plutôt que d’endurer ce que cette personne a vécu. 712 Prise en charge de la crise suicidaire Il s’agit d’une prise en charge pluridisciplinaire qui comprend deux axes d’intervention [31] : – un axe temporel régi par la gestion de crise avec un suivi à moyen et long terme ; – un axe synchronique comportant la prise en charge individuelle et l’implication de l’entourage familial. Les grands principes de cette prise en charge sont résumés dans le tableau 2. De manière synthétique, il convient avant tout d’instaurer une relation de confiance, de rechercher la signification des pensées suicidaires et de permettre leur verbalisation, d’explorer le degré de risque, d’évaluer l’histoire du patient et le degré d’intention suicidaire, d’effectuer un travail de liaison avec les équipes soignantes. Il est nécessaire de savoir dépister le risque suicidaire afin d’apaiser la souffrance du patient cachée derrière l’idée suicidaire ou la demande d’euthanasie, de limiter les tentatives de passage à l’acte et, bien sûr, les suicides réussis. Pour cela, il faut entendre cette souffrance, la légitimer sans cautionner mais aussi sans culpabiliser. Il convient de rechercher tous les facteurs de risque énoncés précédemment et de pouvoir contrôler toute symptomatologie physique et psychique. L’évaluation de la douleur et du confort du patient est indispensable : revoir éventuellement les traitements antalgiques, anti-émétiques, repérer et traiter toute confusion mentale. Il convient également de rechercher un trouble de l’humeur ou un trouble anxieux. Il ne faut pas laisser admettre qu’il est normal d’être déprimé quand on souffre d’un cancer. Mais, attention, la dépression n’est pas toujours facile à déceler : certains patients se forcent à avoir un discours positif face à leur cancérologue par honte, par crainte de prendre le temps de leur médecin, par peur de décevoir, parce « qu’il faut se battre ». Par conséquent doit s’instaurer une relation d’écoute, de confiance où le patient sait qu’il a le droit de souffrir. Il convient donc de rechercher la signification de cette crise suicidaire (douleur intolérable, effet secondaire d’un médicament, épuisement physique ou psychique, problème personnel n’ayant aucun rapport avec le cancer) et de permettre sa verbalisation afin de pouvoir y répondre. Parfois, l’écoute, la prise en charge des symptômes physiques ne sont pas suffisants et on doit recourir à l’utilisation de psychotropes, voire à une hospitalisation en psychiatrie, quand le risque de passage à l’acte est trop élevé. Les entretiens psychothérapeutiques permettent au patient d’exprimer son ressenti, sa souffrance, le but étant de le soulager, de légitimer sa douleur morale et de lui faire retrouver le contrôle de ce qui lui échappe. Il n’a pas choisi d’être malade, de changer de mode de vie, les traitements si lourds Tableau 2. Conduite à tenir face à la crise suicidaire en cancérologie Instaurer une relation de confiance Analyser le contenu des idées suicidaires Rechercher la signification de la crise Recherche des facteurs de risque Évaluation du degré de dangerosité (risque de passage à l’acte) Contrôler toute symptomatologie physique (douleur) et psychique (dépression) Prise en charge psychothérapeutique et/ou pharmacologique Hospitalisation si risque de passage à l’acte imminent Bull Cancer vol. 93, n° 7, juillet 2006 Crise suicidaire en cancérologie soient-ils. D’autres approches visent à faire le deuil de son corps sain et d’accepter la nouvelle réalité physique. La relaxation est également utile pour lui apprendre à gérer son stress et son anxiété. Des entretiens impliquant son entourage sont aussi possibles. La prise en charge psychothérapeutique peut passer aussi par l’usage de psychotropes : anxiolytiques de type benzodiazépines ou neuroleptiques pour calmer l’anxiété et les angoisses trop importantes, antidépresseurs pour traiter la dépression associée. Enfin, quand la menace de passage à l’acte est imminente, il faut savoir hospitaliser son patient, voire recourir à l’hospitalisation sous contrainte si la maladie cancéreuse est stable. Quoi qu’il en soit, le patient en crise suicidaire doit faire l’objet de soins adaptés assortis d’une surveillance régulière et rapprochée. 9. Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie dite loi Leonetti. Journal Officiel de la République Française. 10. Breitbart W, Rosenfeld B, Pessin H, et al. 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Elle doit au contraire être intégrée dans une démarche sémiologique rigoureuse pour pouvoir y apporter la réponse thérapeutique la plus adéquate. La possibilité d’une verbalisation de ce désir de mort et l’écoute attentive et empathique du soignant doivent primer avant toute médicalisation intempestive. ▼ alpha et troubles psychiatriques. Encephale 2001 ; 27 : 308-17. 16. Cormier JN, Patel SR, Herzog CE, Ballo MT, Burgess MA, Feig BW, et al. Concurrent ifosfamide-based chemotherapy and irradiation. Analysis of treatment related toxicity in 43 patients with sarcoma. Cancer 2001 ; 92 : 15550-5. 17. Duffy LS, Greenberg DB, Younger J, Ferraro MG. Iatrogenic acute estrogen deficiency and psychiatric syndromes in breast cancer patients. Psychosomatics 1999 ; 40 : 304-8. 18. Walter M. Le suicide chez les patients atteints d’une maladie organique. Neuropsy 2000 (numéro spécial). 19. Henriksson MM, Isometsa ET, Hietanen PS, Aro HM, Lonnqvist JK. Mental disorders in cancer suicide. 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