santé travail
Transcription
santé travail
Isolement, surcharge de travail, impossibilité à se désengager sont la cause de suicides, de plus en plus nombreux. En faire un débat de société est un impératif. Il n’y a quasiment pas d’études sur la question suicides que j’ai eu à connaître en dix Références ans, je pense aujourd’hui que le travail Annette Leclerc, Didier du suicide en rapport avec le travail. Le chiffre de a joué un rôle déterminant dans la sur- Fassin, Hélène Grandjean, et cinq cents cas par an provient de projections sur venue de cinq d’entre eux. Je peux Monique Kaminski, les suicides qui se sont produits sur les lieux de argumenter aujourd’hui cas par cas ce Inégalités sociales de santé, travail. Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg que j’avais beaucoup de mal à penser Édition La Découverte, d’un phénomène social majeur, mais impensé et hier. sans visibilité. Ainsi, parce que quatre suicides se septembre 2000. On peut penser que le travail est l’élé- Christian Baudelot, Roger sont produits en deux ans concernant des agents ment direct et essentiel explicatif de Establet, Suicide, l’envers de de la centrale nucléaire de Chinon, on apprend 50 % des suicides des adultes. Seul le notre monde, Éd du Seuil, dans le même temps que trois suicides se sont rassemblement de monographies argu- 2006. produits concernant des salariés de l’usine mentées permettra d’avancer dans Christophe Dejours, SANOFI du même département. cette instruction. On a beaucoup de mal à admettre que l’effondre« Nouvelles formes de ment de la dynamique d’investissement au travail servitude et suicide », La désespérance du travail, puisse conduire à la mort. Pourtant, les ressorts Revue Travailler n° 13, 2005, élément déterminant du fait suicidaire de la vie sont d’une part la dynamique du plaisir p53-73. des adultes et du désir, d’autre part la dynamique du Dominique Huez, La question du suicide en rapport avec « Ce qui se joue au travail », Travailler, du Faire ensemble, donc le travail, le travail est trop peu instruite profes- Revue Pratiques n° 29, mais aussi toutes les activités dans la Cité ou les sionnellement, scientifiquement et avril 2005, p28-33. activités domestiques où la personne peut être socialement. Pourtant, il s’agit d’une reconnue pour sa « contribution ». Si l’un de ces inégalité sociale de santé qui touche www.a-smt.org deux soutènements s’effondre, désir ou travailler, près de trois fois plus les ouvriers et la vie peut basculer. employés que les cadres. Le différentiel entre ces Le travail peut devenir activisme, pour faire face catégories va s’aggravant. Les homaux demandes sans fin des entreprimes sont trois fois plus touchés que ses, pour fuir la peur devant des obsles femmes. tacles insurmontables, la honte de L’expérience de nombre de médefaillir. L’effondrement des défenses Le travail cins du travail semble montrer que, psychiques qui permettent de cliver peut devenir contrairement à ce qu’on dit sur le le monde en deux secteurs, le travail et la vie privée, peut faire basculer activisme pour modèle du suicide des adolescents, le projet suicidaire des hommes adultes dans le désir de mort quand le sujet faire face aux n’est généralement pas précédé d’apne trouve pas appui hors de l’éconoà l’aide. Les sujets qui mettent fin mie du Travailler. demandes sans pel à leurs jours sont souvent ceux qui Alors, après un suicide, quand la resfin de n’ont pu se désengager professionponsabilité du travail affleure, les nellement. Il leur semble alors entreprises mettent en exergue les l’entreprise. impossible d’abandonner une actiquestions d’ordres privées. Elles se vité dont ils se sentent responsables, proposent de faire des observatoires où ils ont construit une partie de leur santé par la pour ne pas remettre en cause ces organisations subversion des difficultés professionnelles, le du travail de la désespérance. retournement de la souffrance en plaisir. Ils sont Dans mon expérience professionnelle concrète, les victimes de leur engagement professionnel pour une population masculine de maintenance dans un contexte d’effondrement des collectifs industrielle de cinq cents personnes, sur six …/… « » 121 JUIN/JUILLET/AOÛT 2007 37-38 PRATIQUES santé au travail Dominique Huez, médecin du travail, association Santé et Médecine du Travail (SMT) MAGAZINE Penser le travail pour prévenir les suicides MAGAZINE santé au travail Penser le travail pour prévenir les suicides …/… se désengager de leur travail. Ils sont par la suite de travail. Prévenir le risque suicidaire oblige envahis par la peur de fauter ou de perdre leur alors à veiller et alerter à partir de la fragilisation emploi. Acculés à faire leur travail malgré tout, ils des collectifs de travail au cours des évolutions des peuvent être amenés à devoir travailler d’une organisations du travail. C’est l’investigation du « façon qu’ils réprouvent. La honte de cela va alors travailler » qui permet de comprendre l’origine les ronger, car travailler est alors pour eux des risques psychosociaux à l’aide de la mal travailler. Comment en être fier ? Des clinique médicale du travail, du côté de politiques de management construisent à l’activité et du sujet. Mais les règles promarche forcée l’excellence à coups de fessionnelles pour cela peinent à être Si politiques d’indicateurs déconnectés du élaborées collectivement tant elles heurle risque travail réel. L’évaluation individuelle des tent les représentations individuelles et bousculent l’ordre établi. collectif performances culpabilise à l’extrême et atteint profondément à l’estime de soi. La De nombreux suicides touchent des a été seule reconnaissance symbolique d’une personnes en grande difficulté dans alors invisible, est d’appaleur travail ordinaire. Dans un tel dénoncé, contribution, raître personnellement comme le maillon contexte, il est plausible que le travail puisse être l’élément direct et essentiel la faute de faible de l’entreprise. Isolé, on se sent comptable et coupable de cela. Parfois, la de l’intention suicidaire d’une personne. La reconstitution compréhensive de sa l’employeur stratégie de maltraitance fait basculer les salariés que l’entreprise juge « en trop ». trajectoire professionnelle, individuelle est Ce fait socialement construit peut renet collective, confrontée aux éléments contrer une trajectoire individuelle fragide sa vie familiale et affective permet reconnue. lisée. Le projet suicidaire imprévisible alors de mieux comprendre. Si des diffiindividuellement peut advenir. cultés collectives de leur situation de travail ont pu être mises en lumière antérieurement L’objectif de prévention du suicide en rapport à ce drame, ceci est susceptible d’emporter la avec le travail est donc de rouvrir le débat social conviction médicolégale. Le médecin du travail et de donner la possibilité d’agir sur la difficulté devrait être le mieux placé pour établir le certifidans telle ou telle situation de travail, et qui est cat de maladie professionnelle et le rapport d’anaresponsable de certaines dépressions réactionlyse à instruire par le CRRMP (1). Encore faut-il nelles professionnelles, de dépressions masquées qu’il ait une pratique de veille en santé mentale en par des somatisations, de troubles rhumatologirapport avec le travail. Si le risque collectif a été ques professionnels. C’est la seule façon de lutter énoncé antérieurement en CHSCT (2), la faute contre l’isolement et la désolation qui créent des inexcusable de l’employeur est alors de droit. victimes et les enferment dans ce statut. La surcharge du travail vécu, quand elle casse les stratégies de coopérations antérieures, isole les salariés et les empêche de contribuer à transfor1. Commission régionale de reconnaissance des maladies mer l’organisation de leur travail. Ils perdent professionnelles. alors la capacité de se préserver s’ils ne peuvent 2. Commission d’hygiène et de sécurité. « » PRATIQUES 37-38 JUIN/JUILLET/AOÛT 2007 122