L`épopée Libération : de Mao à Rothschild

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L`épopée Libération : de Mao à Rothschild
UNIVERSITE DE DROIT, D’ECONOMIE ET DES SCIENCES
D’AIX-MARSEILLE
FACULTE DE DROIT ET DES SCIENCES POLITIQUES
INSTITUT DE RECHERCHE ET D’ETUDE EN DROIT DE L’INFORMATION ET
DE LA COMMUNICATION
L’épopée Libération : de
Mao à Rothschild
Chronique réalisée par :
Laetitia CERVONI et Valérie LANDMAN
INTRODUCTION
Avril 2005, c’est officiel. L’entrée d’Edouard de Rothschild au capital de
Libération est effective. La holding « Financier Jean Goujon », dirigée par
Rothschild, a finalisé sa prise de participation dans le journal, à hauteur de
38,87%. Il s’agit là du dernier épisode en date de la saga du journal Libération
qui a débutée voilà plus de trente ans.
Il est difficile de dater avec précision les débuts du journal Libération. Le
titre est né durant la seconde guerre mondiale, d’un mouvement de résistance à
l’occupation nazi, « Libération-Sud ». Ce groupe est fondé par des résistants
illustres : Lucie et Raymond Aubrac, Emmanuel d’Astier de la Vigerie et le
philosophe Jean Cavaillès. Ils décident d’éditer un journal, dans la clandestinité,
qui sera l’étendard de leurs idées et permettra aux réseaux de communiquer.
Basé en zone libre, à Lyon, le journal tire à 35 000 exemplaires en 1942.
Après la libération de Paris, le journal sort de sa clandestinité. Il est alors
racheté par le parti communiste. Pourtant il cessera d’être publié en 1962. Il ne
reparaîtra en kiosques qu’en 1973, mais ce n’est plus le même « Libé ». Il est
cette fois l’enfant de Mai 68. Certes, la résistance est toujours le mot d’ordre de
ceux qui fondent ce nouveau quotidien. Mais c’est une autre forme de résistance,
« la résistance populaire » dont se réclament Jean-Paul Sartre et Serge July, les
pères de Libé. Ce dernier explique d’ailleurs : « Le journal s’est créé parce que
l’actualité de millions de gens ne se trouvait pas dans les journaux ».1
A travers cette chronique nous allons entrer dans l’univers Libération. Nous
allons présenter les acteurs qui ont fondé le journal, qui lui ont insufflé un esprit
et une doctrine particulière. Nous allons aussi traiter des déboires financiers et
des nombreux remaniements qui ont touché le quotidien. Enfin, nous verrons
comment le groupe Rothschild a pu entrer au capital de Libération et ce que cela
implique pour ce quotidien traditionnellement de gauche.
1
Interview donnée à la Libre Belgique, citée par E. Porsia et M. Puech sur le site amnistia.net.
LES DEBUTS DE LIBÉRATION
Avant d’aborder les fondements idéologiques de Libération, intéressons-nous
à une question pratique : de quand datent les débuts du journal ? La réponse à
cette question n’est déjà pas une mince affaire.
C’est le 4 janvier 1973 que les créateurs du projet Libération donnent leur
première conférence de presse, à Paris2. Elle réunie Jean-Paul Sartre, Serge July
(l’actuel Président Directeur Général de la Société anonyme Libération), JeanClaude Vernier, Philippe Gavi et Jean-René Huleu. Ensuite, s’il faut donner une
date de naissance au quotidien, les choses se compliquent.
Libération, en effet, a connu différents faux départs. Un numéro zéro est
imprimé au mois de février 1973. Le premier numéro parait la 18 avril de la
même année ; il est vendu à la criée. C’est le 22 avril que le numéro 12 de
Libération fait son entrée officielle dans les kiosques. Cette date est celle que
retiennent généralement les historiens de la presse. Pourtant, la parution est
suspendue au moins de juin et l’été 1973 se passera sans Libération. Il reparaît
en septembre et est distribué six jours par semaine (c'est-à-dire tous les jours
sauf le lundi), ce qui n’était pas le cas auparavant.
Ces conditions de parution chaotiques sont essentiellement dues à des
difficultés matérielles. Le journal dispose à ses débuts de moyens financiers
limités, qui ne lui permettent pas d’être imprimé et distribué dans des conditions
optimales. En effet, Libération fonctionne sur un mode financier particulier et
inédit à cette époque. Depuis la fin de l’année 1972, et surtout tout au long de
1973, vont se développés les « Comités Libération ».
Il s’agit d’organisations présentes un peu partout en France, regroupant des
« apprentis journalistes » ayant le désir de fonder un journal nommé Libération,
qui répondrait mieux à leurs attentes de lecteurs. De plus, les comités participent
à des souscriptions afin de mener à bien leur projet et de financer les débuts du
journal. Ces souscriptions par vagues successives dureront jusqu’en 1974. Ce
sont elles qui permettront véritablement à Libération de voir le jour et qui
assureront le financement des débuts.
2
On peut voir la photographie de cette conférence de presse sur le site amnistia.net, qui contient également un
dossier sur le trentenaire de Libération dont nous nous sommes largement inspiré.
LES ANNÉES MAO
Comme nous l’avons vu précédemment, Libération est l’héritier de Mai 68.
A cette époque, un esprit de fronde souffle sur la France. Les Français ont envie
de changement, le monde qui les entoure est en pleine mutation. Toute une
partie de la population ne se reconnaît plus dans la presse quotidienne et désire
lire autre chose. C’est dans ce contexte, sur ces bases, que naît l’idée de
Libération. Comme l’explique Serge July3 : « Le premier titre du premier
numéro de Libération dit : la société bouge. [...] c’est le vrai manifeste de
Libération qui, dès les origines et jusqu’à aujourd’hui, est le journal de la société
en mouvement, de ceux qui font bouger la société. C’est ce positionnement qui
est le fond de Libération, et qui traverse son histoire. »
Des grandes figures du Libération des années 70, on retient surtout Sartre.
L’écrivain journaliste est engagé dans tous les combats politiques de son temps.
Il veut faire de Libération le journal qui véhicule ses idées humanistes et
empreintes de liberté. Le philosophe existentialiste écrit de nombreux articles,
chroniques et éditoriaux dans Libération. Mais la maladie (en 1974 il perd
presque complètement la vue), l’oblige à se retirer rapidement des postes à
responsabilité du journal.
Outre Jean-Paul Sartre, d’autres personnages, peut-être moins médiatiques,
font partie de la légende de Libération. A ses débuts c’est un journal d’opinion,
engagé très nettement à gauche, et plutôt même à l’extrême gauche. Il véhicule
les idées maoïstes prônées par certains de ses premiers dirigeants, tel JeanClaude Vernier, l’un des architectes du mouvement maoïste français.
Il est l’un des fondateurs et surtout le premier co-gérant avec Jean-Paul Sartre
de la « SARL Libération » créée en novembre 1974. Jean-Claude Vernier est
aussi le créateur, en collaboration avec Maurice Clavel de l’Agence de Presse
Libération (APL). En effet, le journal ne souhaitant pas dépendre des agences de
presse traditionnelles, a voulu avoir sa propre agence, afin de puiser dans ses
propres sources. Jean-Claude Vernier défend une ligne éditoriale dite de « la
maison de verre », c'est-à-dire un journal dont le mot d’ordre est la transparence.
Il veut « un journal fait par et pour ses lecteurs »
On peut penser qu’il s’agit aussi de faire des économies. Libé ne disposait
pas à cette époque de moyens financiers conséquents comme nous l’avons vu.
D’autant que, fidèle à sa philosophie de gauche, il se refusait à utiliser la
publicité comme mode de financement.
3
Source libération.fr.
Parmi ceux qui participaient à la conférence de presse fondatrice, figure aussi
le journaliste Jean-René Huleu. En 1972, il fait paraître un journal, « Pirate », à
la suite d’un drame survenu dans le nord de la France. Un notaire est soupçonné
du meurtre de la fille d’un mineur. Révoltés, les habitants veulent faire part de
leur indignation dans les pages du journal. Jean-René Huleu considère que
« cette tentative de presse voulant donner la parole au peuple fut d’une certaine
manière l’ancêtre de Libération. »4
Etait aussi présent Philippe Gavi. Au début des années 70, c’est un voyageur
invétéré qui écrit des piges dans différents journaux. Il a par exemple participé
aux « Cahiers de Mai » parus pendant les évènements de 1968. Il fait partie des
« non maos » de Libé et de la tendance dite des « désirants ». Il sera pendant
quelque temps co-rédacteur en chef avec Serge July. Mais les deux hommes
s’opposent souvent. Philippe Gavi propose même à plusieurs reprises des
motions de censure à son encontre, mais elles resteront minoritaires. En 1974, il
publie « On a raison de se révolter » avec Jean-Paul Sartre et un certain Pierre
Victor...5
Derrière ce Pierre Victor se cache en fait Benny Levy, à cette époque chef de
file de « la Gauche Prolétarienne ». Ce philosophe né en Egypte en 1945, prend
le pseudonyme de Pierre Victor en 1968. Il est alors militant marxiste-léniniste.
Il fonde le mouvement d’inspiration maoïste « la Gauche Prolétarienne » (ou
G.P). Ce personnage méconnu, mystérieux pour certains, prend une part active à
la fondation de Libération.
Il a l’idée de créer un quotidien lui permettant de véhiculer ses idées
politiques au plus grand nombre. En novembre 1972, il rédige avec Jean-Paul
Sartre le manifeste de présentation de Libération. Le texte commence par ces
quelques mots : « Il est temps que paraisse un quotidien démocratique... » qui
disent bien toute la détermination des deux hommes. Benny Levy-Pierre Victor
fixe également la date de sortie de Libération en fonction des échéances
électorales, alors même que la maquette n’est pas terminée.
En 1973, Benny Levy dissout la Gauche Prolétarienne. Les « groupes
maos », qui représentent l’organisation dans toute la France, deviennent les
« Comités Libération ». Serge July est alors membre d’un groupe mao du nord
de la France. Benny Levy lui demande de collaborer au futur journal et de
devenir directeur du service politique.
En 1974 Serge July prend la tête de Libération. Dès lors, la présence de
Benny Levy se fera de plus en plus discrète Il devient secrétaire particulier de
4
5
Cité sur le site amnistia.net.
« On a raison de se révolter » Gallimard, 1974.
Sartre entre 1974 et la mort du philosophe, en 1980. A partir de 1983, il se
consacre à l’étude du Talmud6, et crée l’Ecole Doctorale de Jérusalem. Benny
Levy est mort en 2003.
LES ANNEES JULY
Serge July devient donc directeur de la publication et PDG de Libération en
1974. Le journal reste fidèle à ses opinions et à sa ligne éditoriale. Son mode de
gestion est original puisque l'ensemble du personnel participe aux décisions
éditoriales et l'égalité de salaire est de règle pour tous7.
Mais Serge July veut faire évoluer le journal. En 1981, c’est la crise ouverte.
Elle oppose les maoïstes des débuts à ceux qui veulent faire de Libé un
quotidien d’information générale tourné vers l’avenir. En février, le journal
disparaît une nouvelle fois des kiosques. Il reparaît le 13 mai 1981, quelques
jours après l’arrivée au pouvoir de la gauche socialiste. On l’appellera Libé 2.
« Il est nettement plus classique, tant dans son contenu que par son mode
d'administration, l'égalité salariale ayant été sacrifiée sur l'autel de la
rentabilité »8. D’ailleurs, le 16 février 1982, les premières publicités apparaissent
dans le journal.
Les années 80 et 90 seront celles des changements tant dans la forme que sur
le fond. Un Libé 3 sera tenté en 1994, la maquette est modifiée. Mais les lecteurs
ne suivent pas. Alors en 1995, la direction fait appel à Claude Maggiori pour
créer une nouvelle formule. Mais l’échec de Libé 3 a fait renoncer le journal à
son indépendance financière. Alors que les actions n’étaient détenues jusque là
que par des membres du personnel, en 1995 le groupe Chargeurs prend 60% du
capital de la société éditrice contre 70 millions de francs.
En 2000, Libération est contraint à une nouvelle recomposition du capital. La
Société civile des personnels de Libération (SCPL) dispose désormais d’une
minorité de blocage avec 36,4% du capital. Pathé conserve 20% des parts et le
groupe financier britannique 3i (Investors in Industry) entre au capital.
En 2003 Libération fête ses trente ans en changeant une nouvelle fois de
formule. La direction fait appel au designer américain Mario Garcia (qui a déjà
travaillé sur le « relookage » du Wall Street Journal) pour moderniser sa mise en
page. En fait, il s’agit plutôt d’une adaptation et de la création de nouvelles
rubriques. Le journal veut faire face au contexte de crise générale que subie la
presse quotidienne nationale en France. Le but de Libération est de « travailler
6
Principal recueil des commentaires de la Loi de Moïse.
« Libération », in Encyclopédie Hachette Multimédia.
8
« Libération », in Encyclopédie Hachette Multimédia.
7
sur la valeur ajoutée, sur l’approfondissement, sur le fait de donner encore plus
de place à l’explication, au décryptage, au reportage, à l’enquête, à l’analyse. »9
La nouvelle construction propose en pages d’ouverture « le double
évènement » qui met en lumière deux faits du jour. La rubrique « Grand angle »
en fin de journal est une enquête qui touche différents domaines. La chronique
« Rebonds » passe à trois pages quotidiennes. Elle fait l’une des particularités de
Libé puisqu’elle permet à des personnalités extérieures au journal, venant de
toutes les tendances politiques, de s’exprimer. Enfin, deux nouvelles rubriques
sont crées : « Terre » (qui s’intéresse aux questions environnementales) et
« Vous » (qui traite des problèmes liés à la vie quotidienne).
Sur le fond aussi, Libération a évolué. Ce n’est plus le Libé des débuts
fortement marqué par les idées maoïstes. Les différents plans de restructuration
ont fait entrer « le grand capital » dans l’esprit Libé. Aujourd’hui la ligne
éditoriale est beaucoup moins orientée à gauche, même si les lecteurs sont en
général de cette tendance10.
Serge July refuse l’appellation journal d’opinion lorsqu’il s’agit de
caractériser le Libé d’aujourd’hui. Pour lui cette expression « recouvre dans
l’esprit des gens que [Libération] est un journal partisan et ça ne décrit pas du
tout Libération. »11 Pour lui, Libération est en situation de contre-pouvoir. Il ne
s’agit plus de se trouver affilié à un parti politique mais de s’exprimer librement
sur les grandes questions de société. Il définit d’ailleurs Libération comme « un
organe de la modernisation démocratique. »12
L’équipe de rédaction compte aujourd’hui 246 journalistes. Près de 887 000
personnes lisent Libération tous les jours, dont 59% en province. Les étudiants
représentent 12% du lectorat et un tiers des lecteurs a moins de trente-cinq ans.
Et Libération est présent dans soixante-trois pays.13
Libération a donc changé au cours de ses trente-deux années d’existence.
Mais n’est ce pas l’un de ses fondements ? Evoluer au même rythme que la
société. Le dernier bouleversement en date est ainsi l’entrée de Rothschild au
capital du journal.
9
Antoine de Gaudemard, directeur de la rédaction de Libération, s’est exprimé ainsi sur le site du journal,
libération.fr, lors d’une discussion en direct avec les abonnés, le 16 octobre 2003.
10
Une étude à montré qu’aux élections présidentielles de 2002, 41% des lecteurs ont voté pour Lionel Jospin,
10% pour Noël Mamère et 8% pour Olivier Besancenot.
11
Serge July, a tenu ces propos sur libération.fr, lors d’un forum avec les abonnés, le 9 octobre 2003.
12
Serge July dans une interview donnée à Label France.
13
Chiffres récoltés sur le site de Libération.
L’ACTUALITE DE LIBERATION :
L’ENTRÉE DU FINANCIER EDOUARD DE
ROTHSCHILD DANS LE CAPITAL
Le 20 janvier 2005, le journal Libération a accepté l’investissement dans son
groupe du financier Edouard de Rothschild pour un montant de 20 millions
d’euros. Edouard de Rothschild est même devenu l’actionnaire principal du
journal en acquerrant 37% du capital du journal.
Les membres du journal ont pu se prononcer lors d’un vote14. Ce vote,
initialement prévu le 11 janvier, avait été reporté en raison de l’émoi provoqué
par la disparition de l’envoyé spécial en Irak du quotidien, Florence Aubenas, le
5 janvier dernier à Bagdad, qui n’a toujours pas donné de nouvelles. Mais le
vote a tout de même été organisé jeudi 20 janvier car il était nécessaire avant la
date butoir du 31 janvier.
Pour Edouard de Rothschild le résultat devait être acquis à la majorité des
suffrages exprimés de deux sociétés de personnel sur trois, dont la société des
rédacteurs. Sur les 252 journalistes qui ont voté, 161 se sont prononcés pour le
« oui », 81 pour le « non ». La société des « fabricants » a vu seulement sept
suffrages favorables sur trente-cinq votants, avec un bulletin blanc. Enfin, au
sein de la société des administratifs et commerciaux, le résultat s'est joué à une
voix, puisque les 55 votes se sont partagés entre 28 « oui », 22 « non » et 5
bulletins blancs ou nuls. Au total, 196 personnes ont voté « oui », 130 « non ».
Soit une majorité de 57,3%.
Alors que de nombreuses inquiétudes naissaient quant à la « compatibilité »
entre l'un des descendants de la famille la plus emblématique du capitalisme
européen et l’équipe d’un quotidien fondé en 1973 par d’anciens maoïstes, un
représentant du personnel du quotidien expliquait que « Le principe de réalité l'a
[vait] emporté ». Le journal était en effet confronté depuis quelques années à de
nombreuses difficultés financières.
A l’annonce du résultat du vote interne, Edouard de Rothschild estimait qu’il
y avait à son égard « un soutien très large de la rédaction. J’en conclus donc,
ajoutait-il, que c’est une rédaction qui a beaucoup de maturité et de grandes
réserves d’énergie. C’est une étape de plus qui a été franchie dans le projet
d’investissement, une étape très importante et je note le soutien très massif de la
rédaction. C’est une nouvelle aventure, un nouveau défi très passionnant et je
14
Le Monde, édition du 6 février 2005.
me réjouis de me mettre à la tâche et d’avoir dorénavant plus de travail, car je
garde bien entendu la présidence de France Galop et la présidence du conseil de
surveillance de la Banque Rothschild. »
En mal de trésorerie et ne pouvant lancer des développements faute de
ressources, la direction du quotidien avait donné mandat il y a près de deux ans à
la banque Lazard pour trouver un nouvel actionnaire. Les discussions menées
mi-novembre avec Vincent Bolloré n'avaient pas abouti. Son projet était de
profiter de la force de la « marque » Libération, et du savoir-faire de sa
rédaction, pour accompagner le lancement en mars de sa chaîne de télévision
numérique, Direct 8. Mais au fil des jours, les représentants du personnel du
journal ne parvenaient pas à percevoir les contours du projet de Vincent Bolloré,
qui a fini par s'effacer.
Le vote positif des personnels en faveur d’Edouard de Rothschild ne lève pas
pour autant toutes les incertitudes. D'un point de vue financier, les besoins de
trésorerie pèsent lourdement sur l'avenir du journal. Or, le nouvel actionnaire et
la direction de Libération soulignent que les 20 millions d’euros apportés par le
financier doivent « financer les développements ».
C'est pourquoi le journal vient de souscrire un emprunt obligataire, sans
possibilité de souscription d'actions, de près de 3 millions d'euros auprès du
groupe Publicis. Ensuite, l'argent injecté ne sera pas totalement dépensé
immédiatement. Une grande partie de la somme sera placée, permettant d'alléger
le poids des frais financiers dans les comptes du quotidien. Edouard de
Rothschild entend « jouer pleinement [son] rôle d'actionnaire, notamment en
matière de gestion financière ».
Parfaitement conscients des difficultés traversées par le quotidien, deux
syndicats représentants les salariés du journal avaient toutefois appelé à voter
« non » lors de ce vote. Il s’agit de la CGT et du syndicat SUD. Ces derniers
s’inquiètent du projet de cet investisseur et de l’indépendance de leur journal.
Lorsqu’on demande au principal intéressé, il se contente, pour l'instant, de
réaffirmer que « le journal représente une marque forte, dotée d'une grande
notoriété »15. Un socle autour duquel il entend « constituer un groupe de
presse ». Il ajoute que d'un point de vue commercial, l'accent pourrait être porté
sur une baisse du prix de vente du quotidien, une promotion accrue de
l'abonnement et sur la création de suppléments.
Toutefois, les syndicats rappellent qu’Edouard de Rothschild a assorti son
entrée au capital de la possibilité de monter jusqu'à 49%, si ses exigences en
matière de rentabilité pour les années 2007 et suivantes ne sont pas satisfaites.
15
Le Monde, édition du 22 janvier 2005.
Or, de l'aveu même de représentants du personnel, « atteindre ces niveaux de
profit, jamais connus par le journal, va être très dur ». Pour tenter de diminuer
les inquiétudes, les dirigeants du journal rappellent toutefois que le financier
s'est engagé à ne pas dépasser le seuil de 40 % des droits de vote.
A l’heure actuelle, et depuis ce vote du 20 janvier ouvrant une nouvelle ère
pour le journal Libération, la répartition des votes est la suivante : Edouard de
Rothschild détient 37% du capital, et la Société civile des personnels de
Libération (SCPL) est descendue de 36,4% à 19%, mais elle conserve sa
minorité de blocage en droits de vote (33,34%), inscrite dans un pacte
d'actionnaires et dans les statuts de Libération. Pathé, la société de Jérôme
Seydoux, passe de 21,77% à 17,3%, le fonds d'investissement britannique 3i de
20,77% à 10,8% et Communication et Participation (actionnaires historiques) de
13,06% à 10,4%.
Edouard de Rothschild est devenu vice-président du conseil d'administration.
Il a proposé comme administrateurs Agnès Touraine et Guillaume Hannezo,
deux anciens de la galaxie Vivendi Universal, et Lionel Zinsou, associé gérant
chez Rothschild & Cie, ancien de Danone du temps d'Antoine Riboud (qui
finança naguère Libération ). En ce qui concerne les personnes dirigeantes Serge
July est confirmé à la tête du journal jusqu'en 2012, date à laquelle Edouard de
Rothschild proposera son successeur. La SCPL aura un droit de veto sur cette
nomination. En revanche, à plus court terme, Louis Dreyfus, actuel directeur
général adjoint de Libération et principal artisan de l'accord avec Edouard de
Rothschild, pourrait voir sa position renforcée.