Mozart, le génie et la mort - Philosophus| Ressources philosophiques

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Mozart, le génie et la mort - Philosophus| Ressources philosophiques
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
Année scolaire 2011-2012
2e année de 2e cycle supérieur
Mozart, le génie et la mort
(Réflexions sur la vie et l'œuvre)
Travail d'étude personnel de Master II de Nicolas Certenais, sous le tutorat de
Thierry Montlahuc, professeur de diction lyrique allemande.
1
Nicolas Certenais, Basse
Né à Brest en 1982, il commence la musique dès son enfance par le saxophone. Il s’oriente d’abord
vers la philosophie puis choisit de se consacrer au chant. Après une maîtrise de philosophie, il
intègre le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris en 2007 dans la classe du
baryton Alain Buet. Il y travaille notamment avec Anne le Bozec, Jeff Cohen, Olivier Reboul,
Susan Manoff et Catherine Simonpietri. Il suit les master-classes de Jean-Philippe Lafont, Lionel
Sarrazin. Il collabore régulièrement avec les Musiciens du Paradis. Comme soliste d'Oratorio,
citons le Requiem, la Messe de Couronnement de W.A Mozart, la Messe à Sainte-Cécile de C.
Gounod, l'Harmoniemesse et le Stabat Mater de Haydn, des oeuvres de Bach (Magnificat,
Cantates) ou encore de Buxtehude. Habitué aux emplois de soliste comme au travail d'ensemble et
à la musique contemporaine (créations de Hersant, Decoust...) on a pu entendre son timbre
chaleureux dans le rôle du Muphti dans Le Bourgeois Gentilhomme de Lully à Brest, le rôle de
Masetto dans Don Giovanni, le premier et le deuxième monsieur dans l'Amour Masqué au Musée
d'Orsay, les Nozze di Figaro (rôle d'Antonio) en 2010 à Paris (dir. K. Weiss, mise en scène E.
Cordoliani). Dans son activité récente figurent des extraits de Boris Godunov (rôle de Pimène) à la
Cité de la Musique, des extraits de Rossini au Théâtre du Châtelet en décembre. En 2011, il
incarne à l'Opera-Comique et au Théatre Impérial de Compiègne les rôles de Victor et Xavier
dans O Mon bel Inconnu de Reynaldo Hahn. En Mars, il est Sarastro et le Sprecher dans la Flûte
enchantée de Mozart au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, rôles qu'il
reprendra durant l'été 2011 en Bretagne. On le retrouve également au Théâtre du Châtelet pour un
programme d'opérette française au printemps. Durant l'hiver 2011, il interprète le rôle du
Commandeur dans Don Giovanni de Mozart à Chaumont et en Allemagne (Dortmund). Remarqué
par Thomas Quasthoff, ce dernier le choisi pour participer à une série de master-classes de lied
romantique à la Cité de la Musique en février 2012. Durant l'année 2012, on pourra également
entendre Nicolas dans des cantates contemporaines (dir. Bruno Mantovani, m.e.s Vincent Vittoz)
Echo et Narcisse de Glück (dir. J. Chauvin, m.e.s Marguerite Borie) à la Cité de la Musique, dans
le rôle d'Arkel dans Pelléas et Mélisande et à Arles pour un récital durant l'été 2012.
2
Remerciements :
Mes remerciements et ma gratitude vont à mes parents, à l'ensemble de mes professeurs qui
ont su me guider au cours de ces années de formation ainsi qu'à mes camarades de promotion avec
qui j'ai toujours pu m'enrichir avec autant de plaisir que d'intérêt.
3
«Οὐ χρὴ δὲ κατὰ τοὺς παραινοῦντας ἀνθρώπινα φρονεῖν ἄνθρωπον ὄντα οὐδὲ θνητὰ τὸν θνητόν, ἀλλ'
ἐφ' ὅσον ἐνδέχεται ἀθανατίζειν καὶ πάντα ποιεῖν πρὸς τὸ ζῆν κατὰ τὸ κράτιστον τῶν ἐν αὑτῷ· »
"Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa
pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure
du possible, s'immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui."
(Aristote Ethique à Nicomaque X, 7, 1177b30 )
4
Le but que se propose humblement ce travail est de porter un éclairage sur les relations
entretenues entre Mozart, son génie et la mort. La correspondance étant ce qui est le plus à même de
nous livrer l'intime d'un homme, nous nous servirons de cette dernière afin d'en extraire une
connaissance de la pensée de Mozart à ce sujet. Nous avons choisi de porter l'objet de cette étude
tout autant sur Mozart, le génie et la mort, (et non sur Mozart comme objet d'étude principal, sous le
prisme de ces deux notions étudiées secondairement) étude dont le résultat devra nous éclairer de
manière égale sur ces trois objets, dans l'idée d'une éventuelle et partielle origine du génie de
Mozart (dont il faudra évaluer la portée) dans son rapport à la mort : l'omniprésence de la mort
agissant comme un stimulant de sa vie géniale.
Si le propre de la musique est de s'associer à d'autres arts et savoirs (théâtre, histoire,
politique ou psychologie lorsqu'elle s'appelle « opéra », mélodies ou lieder lorsqu'il s'agit de
littérature ou de poésie, oratorio quand elle traite de religion...) si, comme l'aimait à le penser
Baudelaire, « la musique creuse le ciel1 », il nous semble que l'ouverture d'horizon du ciel musical à
une constellation plus philosophique
paraît justifiée et si, enfin, "On devient d'autant plus
philosophe que l'on est musicien2", ce travail sera tout autant musicologique que son objet d'étude
sera philosophique.
On connaît le Mozart Franc-maçon (la Franc-Maçonnerie étant en un certain sens d'ailleurs,
dès l'initiation avec la présence d'un crâne dans le cabinet de réflexion, une méditation sur la mort),
inscrit dans le siècle des Lumières et les grandes réflexions de son temps, nous découvrirons le
Mozart philosophe. L'intérêt de ce projet et de ce parti pris sera de mettre en lumière un Mozart
aussi penseur que musicien et permettra d'examiner dans quelle mesure le génie se nourrit d'un
certain rapport à la mort. Le plan qui s'impose naturellement sera donc le suivant :
Un premier moment, documentaire, consistera à recenser des occurrences majeures du
thème de la mort dans la correspondance de Mozart, de déterminer le rapport qu'il entretenait avec
cette dernière dans le but de constituer une base de réflexion pour la suite.
Le deuxième moment, réflexif, tâchera d'éclairer la notion de mort afin d'apprécier plus
finement le matériau obtenu précédemment. Nous tâcherons donc de commenter les acquis de la
première partie.
Enfin, dans un troisième moment, nous réfléchirons sur le génie d'une manière générale,
1
2
in BAUDELAIRE, Journaux Intimes, (1887), Fusées
in NIETZSCHE, Le Cas Wagner, §1
5
puis sur celui de Mozart en particulier, en montrant que, loin de se résumer, morbidement, à n'être
que la « grande faucheuse », la mort dans l'esprit de Mozart peut-être conçue, dans une juste mesure
(qu'il conviendra de déterminer) la « grande semeuse » (de génie) nourrissant le génie de son geste
auguste.
6
I.Chapitre Un, la présence de la mort.
7
Mozart naît à Salzbourg en 1756, dans une famille où tout semblait le prédisposer à la
musique, à commencer par son père Léopold, compositeur, vice-maître de chapelle à la cour du
prince-archevêque de Salzbourg. Wolfgang est le septième enfant du couple et Mozart. Dès son
enfance, il côtoie la mort puisque cinq enfants du couple décèderont en bas âge avant sa naissance.
Des sept enfants que les parents Mozart auront, seuls deux survivront. Le taux de mortalité infantile
au milieu du XVIIIe siècle étant dramatique, on ne peut qu'imaginer le soin et la bienveillance dont
Mozart fera l'objet, dès sa naissance, la mort l'ayant, en un sens, entouré dès son couffin. Son père,
Léopold était un homme cultivé, ayant étudié chez les jésuites de Sankt Salvator à Augsbourg où il
obtint son diplôme le 4 août 1736 ; l'année suivante, il s'installa à Salzbourg et s'inscrivit à
l'université des Bénédictins, où il étudia la philosophie et la jurisprudence, mais fût contraint
d'abandonner deux ans plus tard pour « manque d'assiduité ». La même année, 1739, son instinct
musical l'emportant, il obtint un poste auprès de Johann Baptist, comte Thurn-Valsassina und Taxis,
prébendier de la cathédrale de Salzbourg 3» Cette érudition, auront une influence considérable sur le
jeune Mozart dont les lettres nous montrent bien l'attachement et le respect pour son père. Qui plus
est, Léopold comprit bien vite le génie de son fils « Dès 1759, Léopold avait compris que son fils
était à l'évidence un enfant prodige. « Les huit menuets qui précèdent, nota-t-il dans un cahier de
musique, ont été appris par le petit Wolfgang dans sa quatrième année. » Sous un scherzo de G. C
Wagenseil, il inscrivit :
« Le petit Wolfgang a appris cette pièce le 24 janvier 1761, trois jours avant son cinquième
anniversaire, entre neuf heures et neuf heures et demie du soir. 4»
La mort, qui n'avait pas épargné son enfance, n'épargnera pas non plus sa courte vie d'adulte,
que ce soit ses amis (à commencer par son meilleur, le comte von Hatzfeld qui décéda à 31 ans) ou
dans sa propre famille : son père à qui il tenait beaucoup mais surtout ses propres enfants. Des six
enfants que Wolfgang aura avec Constance, seuls deux survivront à la petite enfance. Mozart
craindra même un temps (en 1789) de perdre sa femme, qu'il aimait tant :
Constance, qui est alors enceinte, tombe très gravement malade. Infection du pied, qui
risque d'atteindre l'os. Elle souffre énormément, et son état est si grave que Wolfgang, bouleversé,
craint le pire (à tort ou à raison). C'est vers son ami Puchberg qu'il se tourne encore une fois, en ces
jours difficiles.
3 H.C Robbins Landon, Mozart, L'Âge d'or de la Musique à Vienne 1781-1791,pp.11-12, nous renvoyons à ces pages
pour plus d'informations sur Léopold Mozart. Le prébendier est au sens strict, un ecclésiastique à qui revient une
prébende, c'est-à-dire une charge ou revenu fixe liée à son titre.
4 id. p.12
8
« Très cher ami et frère, depuis le jour où vous m'avez rendu un si grand service d'amitié,
j'ai vécu dans l'angoisse ; si bien que non seulement je n'ai pu sortir, mais je n'ai pu écrire, tant
j'étais en peine. (...) Elle accepte son sort d'une manière étonnante et attend la guérison ou la mort
avec un abandon véritablement philosophique. Je vous écris ceci les yeux pleins de larmes 5»
(Début juillet 1789)
Un génie précoce, un talent reconnu par les plus grands, ce qui n'empêchera pas Mozart de
vivre dans une relative précarité (en témoignent les innombrables lettres, à Puchberg6 notamment,
où le malheureux Mozart demande encore et toujours à ce qu'on lui prête de l'argent, souvent à des
personnes auprès desquelles il a déjà contracté des dettes, ou encore les « académies » qu'il met en
place afin de gagner un peu d'argent)
Nous avons donc choisi d'examiner le rapport qu'entretenait Mozart à la mort par
l'intermédiaire de sa correspondance, dans l'idée que cette dernière est celle qui est la plus à même
de nous livrer l'intime d'un homme. Tâchons donc, dans un premier temps, de relever les
occurrences de celle-ci. Notons, d'abord, cette tendance qu'à Mozart de souvent signer par ces
formules « A jamais » (très présente dans les lettres de 1790- 91), «je t'embrasse des millions de
fois très tendrement et suis à jamais ton très fidèle serviteur, jusqu'à la mort W :A:
Mozart (8/04/1789, à sa femme)» ou encore «t'aimant jusqu'à la mort » (04/11/1790, à sa femme)
Autant de tendances, aussi quotidiennes que la rédaction d'une lettre, où la trace de la présence de la
mort est bien là. Mozart y pense donc souvent, voire tous les jours, comme il nous le confie dans sa
fameuse lettre du 4 avril 1787, à son père
« Je ne vais jamais me coucher sans penser (quel que soit mon jeune âge) que je ne serai
peut-être plus le lendemain ».
Cette lettre constitue, avec celle, hélas égarée par la Storace, l'écrit où Mozart exprime le
plus clairement son rapport à la mort. Nous la recopions ici afin de la rendre présente à la réflexion
du lecteur.
«Mon très cher Père !
Je suis très contrarié que, par la bêtise de la Storace, ma lettre ne vous soit pas parvenue; -je vous
y écrivais, entre autres, que j'espérais que vous aviez reçu ma dernière lettre – mais que comme
5 J. & B. MASSIN, W. A Mozart, p.506
6 12/07/1789 par exemple
9
vous n'en aviez jamais parlé (c'était ma 2e lettre de Prague), -je ne savais qu'en penser ; il est fort
possible qu'un domestique du comte Thun ait trouvé bon d'empocher l'argent; - j'aimerais mieux
payer deux fois les frais de poste que de savoir mes lettres dans des mains étrangères. -Pendant le
Carême, Ramm et les 2 Fischer sont venus ici – la basse et le hautboïste de Londres. - Si ce dernier,
lorsque nous avons fait sa connaissance en Hollande, ne jouait pas mieux que maintenant, il ne
mérite certainement pas la renommée qui est la sienne. -Ceci entre nous. -J'étais alors à un âge où
je ne pouvais porter un jugement – je sais simplement qu'il m'a alors beaucoup plu, comme au
monde entier; -cela semblera bien naturel si l'on tient compte du fait que le goût a
extraordinairement changé. -Jouerait-il alors selon une méthode dépassée? -Mais non ! -il joue, en
un mot, comme un misérable élève. -Le jeune André, qui fait ses études auprès de Fiala, joue mille
fois mieux – et quant à ses concertos – de sa propre composition – chaque ritournelle dure un quart
d'heure -puis paraît le héros- qui lève un pied de plomb après l'autre – et les fait retomber l'un
après l'autre sur terre; -sa sonorité est nasillarde – et ses thèmes de vrais trémolos d'orgue. Vous
seriez-vous imaginé cela? - Ce n'est pourtant que la vérité – mais une vérité que je n'avoue qu'à
vous seul. -J'apprends à l'instant une nouvelle qui m'accable beaucoup – d'autant plus que je
pouvais croire, d'après votre dernière lettre, que vous alliez- Dieu merci- fort bien ; j'apprends
maintenant que vous êtes vraiment malade ! Je n'ai pas besoin de vous dire avec quelle impatience
j'attends une nouvelle rassurante de votre propre plume; et je l'espère aussi, fermement – bien que
je me sois habitué à imaginer toujours le pire en toutes circonstances. Comme la mort (si l'on
considère bien les choses) est l'ultime étape de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques
années avec ce véritable et meilleur ami de l'homme, de sorte que son image non seulement n'a
pour moi plus rien d'effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur ! Et je
remercie mon Dieu de m'avoir accordé le bonheur (vous me comprenez) de le découvrir comme clé
de notre véritable félicité. - Je ne vais jamais me coucher sans penser (quel que soit mon jeune âge)
que je ne serai peut-être plus le lendemain – et personne parmi tous ceux qui me connaissent ne
peut dire que je sois d'un naturel chagrin ou triste. - Pour cette félicité, je remercie tous les jours
mon Créateur et la souhaite de tout cœur à tous mes semblables. -Dans ma lettre (si bien emportée
par la Storace), je vous exposais ma manière de penser sur ce point (à l'occasion de la triste
disparition de mon excellent meilleur ami le comte von Hatzfeld -il avait tout juste 31 ans – comme
moi ; ce n'est pas lui que je plains – mais plutôt, et cordialement, moi et tous ceux qui le
connaissaient aussi bien que moi. -J'espère et souhaite que vous alliez mieux au moment où j'écris
ces lignes; si contre toute attente vous n'alliez pas mieux, je vous prie par........ de ne pas me le
cacher et de m'écrire, ou de me faire écrire, la vérité pure, afin que je puisse aller me blottir dans
vos bras, aussi rapidement qu'il serait humainement possible; je vous en prie par tout ce qui – nous
10
est sacré. - Mais j'espère recevoir bientôt une lettre rassurante de vous, et dans cet agréable espoir,
je vous baise, tout comme ma femme et Carl, 1000 fois les moins et suis à jamais votre fils, très
obéissant
W.A Mozart, Vienne, le 4 avril 1787 »
Nous commenterons plus loin cette lettre. Deux mois plus tard, Mozart, grand amateur d'oiseaux (il
avait écrit vers 1775 la Messe en Do majeur, KV 220 « Spatzenmesse » dont le surnom « messe des
moineaux » lui a été donné plus tard en raison du motif d'accompagnement des violons dans le
Hosanna du Sanctus et du Benedictus qui rappelle le piaillement des oiseaux) écrira un poème à la
mémoire de son étourneau mort :
« Ci-gît un bien cher fou,
Un petit étourneau.
Dans ses meilleures années
Il dut éprouver
De la mort l'amère douleur.
Saigne mon cœur
A cette seule pensée.
Lecteur ! Verse toi aussi
Une petite larme pour lui.
Il n'était pas méchant
Mais peut-être trop bruyant,
Et parfois même
Un petit espiègle vilain,
Sans être toutefois un gredin.
Sans doute est-il déjà là-haut
Pour me louer
De ce service d'ami
Absolument gratuit.
Car lorsqu'à l'improviste
Il s'est évanoui,
Il n'eut pas de pensée
Pour celui qui sait si bien rimer.
Mozart, le 4 juin 1787 »
11
II.Chapitre deux : la mort
ressentie, éclaircissement sur la
perception mozartienne de la mort
12
A présent que nous avons dégagé un matériau d'analyse, il nous semble nécessaire de le
commenter et de mettre en lumière la manière qu'avait Mozart d'appréhender la mort. Il convient en
premier lieu de noter, et cela a de l'importance dans le rapport qu'à une personne à la mort, que
Mozart était un chrétien fervent7 :
« J'ai vraiment de la religion » (à Léopold, 13 juin 1781)
Soulignons d'abord que, comme tout chrétien, la mort ne constitue pas une fin ultime, mais bien
plutôt un passage. Conception chrétienne que résume magnifiquement Bossuet dans une de ses
oraisons funèbres, lorsqu'il écrit :
« il a plu à notre grand Dieu, pour consoler les misérables mortels de la perte continuelle qu'ils
font de leur être par le vol irréparable du temps, que ce même temps, qui se perd, fût un passage à
l'éternité, qui demeure.8 »
Cet éclaircissement donné, tâchons de commenter, au plus près du texte, ce que Mozart écrit à son
père :
« Comme la mort (si l'on considère bien les choses) est l'ultime étape de notre vie.».
Il s'agit donc bien d'une « étape » et non d'une destination, même si cette dernière apparaît
comme la dernière, « l'ultime » de notre vie (sous entendue « terrestre », et non « céleste »). Mozart
nous parle ensuite de familiarité et de « véritable et meilleur ami de l'homme » (« je me suis
familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l'homme »). Chose
surprenante de prime abord car la mort, si on peut bien imaginer qu'à l'époque de Mozart elle était
plus « familière » (5 enfants de sa fratrie ont péri en bas âge et, comme nous l'avons vu, des six
enfants qu'il aura avec Constance, seuls deux survivront à la petite enfance) que de nos jours, on
comprend moins comment cette grande faucheuse mériterait la qualification de « véritable et
7 propos à nuancer cependant par le fait que durant des années, Mozart n'a plus écrit de Credo.
8 Bossuet, Oraison Funèbre de Yolande de Monterby : « Car cette présence immuable de l'éternité, toujours fixe,
toujours permanente, enfermant en l'infinité de son étendue toutes les différences des temps, il s'ensuit
manifestement que le temps peut entrer en quelque sorte dans l'éternité: et il a plu à notre grand Dieu, pour consoler
les misérables mortels de la perte continuelle qu'ils font de leur être par le vol irréparable du temps, que ce même
temps, qui se perd, fût un passage à l'éternité, qui demeure. Et, de cette distinction importante du temps considéré en
lui-même et du temps par rapport à l'éternité, je tire cette conséquence infaillible: si le temps n'est rien par lui-même,
il s'ensuit que tout le temps est perdu auquel nous n'aurons point attaché quelque chose de plus immuable que lui,
quelque chose qui puisse passer à l'éternité bienheureuse. "
13
meilleur ami(e) de l'homme ». Il nous semble d'abord, au contraire, qu'elle est l'ultime ennemie.
N'est-il pas, d'ailleurs, dit dans la Bible, suivant la position chrétienne, que :
« Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort 9» ?
Tâchons d'éclairer ce point. Il nous semble, en premier lieu, que c'est en tant que passage
que cette mort est louée : sans cette mort, il n'y aurait pas de passage au-delà de cette « vallée des
larmes » qu'est la vie terrestre. On peut donc la remercier sur ce point et la mort est ici davantage
visée comme la passeuse, à l'image d'un Charon devenu bienveillant, que comme la faucheuse,
comme l'Ancou. La mort perd donc son dard et aspect négatif dès lors qu'elle n'est plus visée en tant
que couperet final de l'existence mais comme le « billet », comme une clé pour la vie
(bienheureuse) éternelle. Voilà, nous semble-il (mais peut-être pas seulement comme nous le
verrons plus loin), ce que Mozart veut dire lorsqu'il précise « si l'on considère bien les choses »
D'où également le fait que Mozart écrit juste après que :
« son image non seulement n'a pour moi plus rien d'effrayant, mais est plutôt quelque chose
de rassurant et de consolateur ! Et je remercie mon Dieu de m'avoir accordé le bonheur (vous me
comprenez) de le découvrir comme clé de notre véritable félicité»
Nous avons donc confirmation de ce que nous venons de souligner : la mort est rassurante et
consolatrice en ce qu'elle achève le séjour dans l'ici-bas, mais surtout, en ce qu'elle ouvre la porte
(Mozart parle de « clé » qui ouvre « notre véritable félicité ») vers la vie (bienheureuse) éternelle10.
Ainsi, Mozart conçoit bien la mort comme un passage et non comme une borne contre laquelle la
vie viendrait malheureusement s'éteindre. La mort devient par conséquent le moyen de relativiser
toutes les peines de ce bas monde (relativiser car le temps-malheureux- perdu sert à gagner
l'éternité -heureuse- ) D'où le fait que Mozart y pense tous les jours : soit pour donner un sens à ses
peines présentes (elle « est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur ») soit, peut-être (et
c'est là, peut-être, un point de vue bien moins chrétien, plus pragmatique voire épicurien) pour
profiter pleinement de ce qui demain ne sera plus (ce point de vue est moins logique si l'on
considère que la joie terrestre sera toujours moins intense que la félicité céleste, dans une
9 1 Corinthiens 15:26 à mettre en relation avec note infra
10 pour compléter le texte de l'Epître aux Corinthiens de tout à l'heure« Nous savons, en effet, que, si cette tente, notre
demeure terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison qui est l’ouvrage de Dieu, une demeure éternelle qui
n’est pas faite de main d’homme, dans le ciel. » (2 Corinthiens 5:1)
14
perspective chrétienne11.) On comprend ainsi pourquoi Mozart juge nécessaire de préciser que cette
considération journalière de la mort n'a pourtant rien de « morbide » (au contraire, elle vivifie en ce
qu'elle donne du sens et donc de la force pour affronter l'adversité) et que :
« personne parmi tous ceux qui me connaissent ne peut dire que je sois d'un naturel chagrin
ou triste. »
Mozart comprenant que c'est là la clé de sa félicité, il poursuit en la souhaitant « de tout cœur à tous
mes semblables » id est que tous ses semblables aient une conception aussi claire de la mort que lui.
Il s'agit donc en quelque sorte, d' « apprivoiser la mort 12», de lui ôter son dard. On ne peut que
regretter la lettre perdue par Storace où Mozart y exposait sa « manière de penser sur ce point ».
Amadeus parle ensuite de la « triste disparition de mon excellent meilleur ami le comte von
Hatzfeld ».
Nous pouvons, à première vue, être surpris du fait que Mozart parle de « triste disparition » à
l'évocation de la mort : il vient, en effet, quelques lignes plus haut, d'encenser cette dernière et
déplore maintenant qu'elle touche son ami... Mozart fait alors une distinction importante :
« ce n'est pas lui que je plains -mais plutôt, et cordialement, moi et tous ceux qui le
connaissaient aussi bien que moi. »
Il nous faut donc distinguer la mort de l'autre de sa mort propre car, dans un cas, je reste dans ce
monde à pleurer la perte d'un être cher, de l'autre je ne suis plus là pour pleurer. On pourrait rappeler
Epicure : ma mort et moi ne nous rencontrons jamais : soit je vis et la mort n'est pas, soit je suis
mort et je ne suis plus et comme l'écrit La Rochefoucauld : " Le soleil ni la mort ne se peuvent
regarder fixement. " (Maximes, 26) ou, pour qualifier en termes musicaux (en chanson) la
possibilité d'une rencontre entre la belle vie et la triste mort : « le soleil à rendez-vous avec la lune
mais la lune n'est pas là et le soleil attend »... « Je » ne rencontre jamais que la mort de l'autre et
jamais la mienne, ou plutôt, il faut redéfinir la mort propre comme le rapport à la possibilité de sa
propre fin, c'est-à-dire, la possibilité, certes radicale, de sa propre impossibilité13. Il convient donc14
11 Pour la philosophie chrétienne : "il n'est rien de si précieux que le temps, puisque avec un seul moment on peut
acheter la jouissance d'une glorieuse éternité." (P. Nicolas de SAULT cité in La Mort, V. Jankélévitch, p.85)
12 Jean Anouilh, in Le Directeur de l'Opéra : « Dieu a sans doute donné la venue lente de l'impuissance aux
hommes pour leur apprendre à apprivoiser la mort... »
13 «Der Tod ist die Möglichkeit der schlechtinnigen Daseinunmöglichkeit» (Heidegger, Sein und Zeit, § 50) «La mort
est la possibilité de l'impossibilité pure et simple pour le Dasein». sur ce point nous renvoyons aux brillantes
analyses de Heidegger dans Etre et Temps §§45 à 53 inclus
14 Notre éclairage, qui peut sembler un peu trop philosophique pour un « simple musicien » qu'était Mozart
15
de distinguer du décès (un état, purement extérieur) la mort redéfinie comme rapport à sa propre
fin15. Notre propre mort est donc, en un sens, un événement toujours anticipé, intériorisé.
En ce sens, la vie et la mort apparaissent comme l'histoire d'un rendez-vous manqué auquel on est,
pourtant, toujours ponctuel. Nous pouvons résumer ce que nous venons d'affirmer en disant que
mon décès ne me concerne jamais (je ne serais jamais là pour le constater), là où ma mort est
toujours préoccupante16. Cette notion de « souci17 » aura, nous le verrons, une importance dans le
rapport du génie à la mort. Rapport qu'il nous faut dès à présent examiner.
(l'expression est presque, nous le concédons, un oxymoron...), que nous tentons ici est légitimé par le fait que
Mozart n'est pas du tout étranger à la philosophie : son père, qui a été en quelque sorte son précepteur, l'a étudiée et
Mozart, Franc-Maçon et grand compositeur d'opéra dépeignant les passions humaines, ne peut pas ne pas y avoir
beaucoup réfléchi. Pour l'anecdote, Mozart se rendit le dimanche 19 février 1786 à un bal masqué déguisé en...
philosophe indien .
15 pour une description de cette appropriation de sa mort propre : La Mort d'Ivan Illitch, de Tolstoï
16 Ce n'est qu'en tant qu'être qui à la possibilité de se projeter, d'être-en-avance sur soi, que notre mort nous concerne.
La distinction décès / mort est évidemment fonctionnelle et pas substantielle car il est bien évident que le jour de
mon décès sera bien, également, celui de ma mort. Le concept de décès, clinique, a beaucoup moins d'extension que
celui de mort. cf Husserl : « L'animal périt mais ne meurt pas, faute d'avoir les moyens de se constituer un savoir
anticipé sur la mort, il aboutit à celle-ci, vit cette ultime étape comme toutes les autres péripéties qui ont façonné sa
vie. L'animal appartient non pas au mortel, mais à la terre. Les mortels sont les hommes, on les appelle mortels
parce qu'ils peuvent mourir. Mourir signifie être capable de la mort en tant que mort, les hommes savent mourir,
l'animal périt.»
17 cf Heidegger Être et Temps, §12 et §58
16
III.Chapitre trois : le génie, l'enfant
et la mort
17
Nombre de biographies ont fait de Mozart un éternel enfant plein de frivolité. Sa
correspondance18 n'en est d'ailleurs pas moins bavarde à cet égard : entre les jeux de mots un peu
scatologiques19, les petits dessins et autres petits sobriquets inventés par Mozart pour décrire son
entourage, le lecteur y trouvera amplement de quoi sourire. En un sens, il fût déjà génie quand il
était enfant et le resta toujours enfant lorsqu'il devint adulte. Ce que n'a pas manqué, non plus, de
remarquer Schopenhauer, consacrant tout un chapitre sur le génie dans son Monde comme Volonté
et comme Représentation20 et qui prend, précisément, Mozart comme exemple, très éclairant, de
génie ayant gardé une part d'enfance. Nous ne résistons pas à l'envie de recopier ces lignes :
« En réalité, tout enfant est dans une certaine mesure un génie, et tout génie est en quelque
façon un enfant. Leur parenté se montre tout d'abord dans la naïveté et la sublime simplicité qui est
un trait essentiel du vrai génie ; elle se révèle encore par bien d'autres traits, de sorte que le génie
ne laisse pas de toucher à l'enfant par quelques côtés de son caractère. Riemer, dans ses
Communications sur Goethe, rapporte (vol. I, p.184) que Herder et d'autres disaient de Goethe, par
manière de reproche, qu'il était toujours un grand enfant : ils avaient certainement raison de le
dire, mais tort de l'en blâmer. On a dit aussi de Mozart que durant toute sa vie il était demeuré un
enfant (cf. Nissen, Biographie de Mozart, p. 2 et 529). Schlichtegroll, dans son Nécrologe (1751,
vol. II, p. 109), s'exprime ainsi à son sujet : « Il devient de bonne heure un homme dans son art;
mais pour tout le reste il demeura toujours un enfant. » Tout homme de génie est déjà un grand
enfant par là même qu'il regarde le monde comme une chose étrangère, comme un spectacle, c'està-dire avec un intérêt purement objectif. Aussi n'a-t-il pas plus que l'enfant cette gravité sèche des
hommes du commun, qui, incapables de sentir d'autre intérêt que le leur propre, ne voient jamais
dans les choses que des motifs (1126) pour leurs actions. Celui qui ne demeure pas, durant sa vie,
en quelque mesure un grand enfant, mais devient un homme sérieux, froid, toujours posé et
raisonnable, celui-là peut être en ce monde un citoyen très utile et capable, mais jamais il ne sera
un génie. Ce qui constitue en effet le génie, c'est que chez lui cette prédominance, naturelle à
l'enfant, du système sensible et de l'activité intellectuelle, se maintient, par anomalie, toute sa vie
durant, et devient ainsi continue. »
Le premier point commun qui nous semble essentiel entre le génie et l'enfant et que tous
deux créent en toute liberté, sans le moindre regard à certaines normes préétablies 21, le génie s'avère
18 lettres du 5 et 6 juillet 1791 par exemple.
19 les lettres des 13 novembre 1777 et 28 février 1778 à sa cousine par exemple.
20 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme Représentation, p.u.f, 1998 chap.XXXI « Du Génie » pp.
1126-1127, nous soulignons.
21 « Le style, c'est l'oubli de tous les styles » Jules Renard, Journal, (7 avril 1891)
18
capable de voir le monde comme l'enfant qui vient de naître, sans appliquer et organiser ce qu'il sent
sous des catégories, normes et autre paradigmes existants, bref d'un regard tout à fait neuf. Ils
partagent également une grande fantaisie22 et un goût pour la création. Le génie se caractérise donc
par un premier trait « enfantin ». Ensuite, un deuxième trait typique du génie est, indéniablement, le
travail : Mozart, à l'article de la mort, organise deux jours avant qu'elle n'advienne, une répétition du
Requiem, allant jusqu'à assurer lui-même depuis son lit, la partie du chant alto...
«L'homme de génie est celui-là seulement qui trouve une si douce jouissance à exercer son art, qu'il
travaille malgré tous les obstacles. Mettez des digues à ces torrents, celui qui doit devenir un fleuve
fameux saura bien les renverser.23 » (Stendhal)
Mozart, lui-même, reconnaissait avoir dû travailler énormément la composition24. Certes, il ne
raturait pas ses manuscrits et les écrivait d'une manière rapide et fluide, mais ce n'était pour la seule
raison que l'énorme travail de composition était déjà fait : l'œuvre ne naissait jamais sur le papier,
mais toujours antérieurement, dans sa tête. Ensuite, et c'est là le point que nous souhaitons
développer, il nous semble que le génie puise sa force de travail dans un certain rapport à la mort.
Citons ces lignes éclairantes de Jankélévitch :
"Mais c'est surtout la vie propre qui est rendue féconde par la menace passionnante de la mort. De
même que l'homme d'action n'aboutirait jamais dans ses entreprises sans le couperet d'une
échéance terminale, de même que le créateur ne terminerait jamais son œuvre s'il n'était limité par
le temps, de même le vivant en général ne viendrait à bout de rien s'il n'était talonné par la mort,
pressé par le terme fatal et par la prognose intuitive de sa courte carrière : voué au provisoire et
disposant de certains délais, le condamné en sursis devient capable d'entreprendre de grandes
choses.25"
Nous l'avons vu, Mozart pense à la mort chaque jour, il sait qu'elle peut frapper n'importe quand et
pensait la mort non comme l'ultime borne contre laquelle sa vie viendrait un jour s'échouer, mais
22 voire un petit grain de folie : « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit » , (pas de génie sans un
grain de folie) le génie étant, peut-être, ce qui veille à ce que le grain ne germe jamais ou pas. D'où l'archétype du
« savant fou » et le fait que certains génies ont finis fous (Nietzsche, Schumann par exemple)
23 tous s'accordent sur le fait que génie sans travail n'est rien. Ainsi, « Le génie, c'est Dieu qui le donne, mais le talent
nous regarde. » Gustave Flaubert (Correspondance, à Louise Colet), Paul Valéry « Le talent sans génie est peu de
chose. Le génie sans talent n'est rien ».(Mélange) ou encore Joubert : « Le génie commence les beaux ouvrages,
mais le travail seul les achève. »
24 Haydn dira de lui à Léopold « Je vous le dis devant Dieu, en honnête homme, votre fils est le plus grand
compositeur que je connaisse, en personne ou de nom, il a du goût, et en outre la plus grande science de la
composition. » Cela fût, de l'aveu de Mozart, le fruit d'un grand travail, Mozart y travailla, rappelons le, toute son
enfance.
25 V. Jankélévitch, La Mort, p.43
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bien plus comme une limite (lire la note de bas de page26) à partir de laquelle sa vie, si courte soitelle, prenait sa valeur. La mort n'est alors, en quelque sorte, plus un terminus ad quem (un point
d'arrivée) mais en quelque sorte, un terminus a quo, un point d'où l'on part. La valeur de la vie, c'est
précisément qu'elle est limitée, au sens où on dit qu'il faut profiter d'une « offre limitée » car elle ne
sera pas toujours là27. Comme le résume plus poétiquement Jankélévitch, quelques gouttes d'eau,
même insignifiantes, prennent une valeur infinie pour celui qui, précisément, meurt de soif en plein
désert. Ainsi les brefs instants de la vie, inestimable îlot bordé de deux océans infinis. Une vie sans
mort serait insipide, elle priverait la vie de l’échéance des échéances, l’échéance transcendantale28,
originaire, celle qui fait qu'on ne peut remettre les choses sans cesse à plus tard. La mort se
caractérise donc bien par le double sens qu'à le mot « fin » en français : à la fois ce qui s'arrête et
fait disparaitre (au sens où le film que l'on regarde est « fini »), mais aussi, et surtout, « fini » au
sens de l'achèvement d'une œuvre, lorsqu'on dit qu'un tableau est « fini » et qu'on va pouvoir
l'accrocher. Il en va de même de notre vie : si la naissance en initie l'esquisse, la mort (et pas nous)
signe l'œuvre, évitant de nous laisser « quelque part dans l'inachevé ».
Le génie se constitue donc dans un rapport au temps conçu comme étant limité et donc précieux.
Cependant, n'avançons rien sans preuve, la « prognose intuitive » dont parle Jankélévitch est
justement belle est bien présente chez Mozart :
« Un beau jour d'automne, Constance le conduisit en voiture au Prater pour le distraire et le
remonter. Ils s'assirent à l'écart et Mozart se mit à parler de la mort ; il disait qu'il composait le
Requiem pour lui-même. Des larmes brillaient dans ses yeux en ajoutant :
« je ne sens que trop que je n'en ai plus pour longtemps. On m'a sûrement empoisonné. Je ne peux
me défaire de cette idée » (Niemtschek)29 »
Mozart se dépêcha d'écrire le Requiem, sachant que ce serait sa messe, allant jusqu'à donner des
instructions pour le terminer. D'une certaine manière, l'existence géniale, par son intensité, peut être
26 La limite se distingue fondamentalement de la borne en ce qu’elle ajoute de la valeur. Ainsi, pour la chèvre de
monsieur Seguin, la clôture délimite l’enclot plus qu’elle ne le borne, car, à l’égard du loup qui rôde, mieux vaut y être
quand vient la nuit. Ce qu'il s'agît de bien saisir, c'est que la différence entre borne et limite n'est PAS substantielle, mais
fonctionnelle, c'est-à-dire qu'elle tient dans notre manière de nous rapporter à une chose. Ainsi la chèvre de monsieur
Seguin qui voyait en sa clôture -et ce fût bien dommage pour elle- une borne frappant d'interdit les vastes étendues là où
son maître y voyait une limite enclosant d'une manière toute positive la vie de sa petite chèvre. cf la distinction grecque
entre ὅρος et πἐρας. Cf « l'Avenir de la Philosophie est il grec? » sous la direction de C. Collobert, pp.211 et
suivantes.
27 c'est ce que, nous semble-t-il, Jankélévitch décrit de la mort lorsqu'il la qualifie « d'organe-obstacle » obstacle car la
vie vient un jour s'échouer sur elle et organe, au sens grec d'organon, d'outil pour donner de la valeur à sa vie. Tout
notre propos pouvant se résumer en ce que la mort donne de la valeur à la vie plus qu'elle ne lui en ôte.
28 transcendantale car elle précède (non pas temporellement, mais logiquement ou ontologiquement) en rendant
possibles nos échéances de la vie quotidienne : il n'y aurait nul besoin d'avoir des choses à faire, si nous n'étions
talonnés par la mort.
29 in J. & B. Massin, Wolfgang Amadeus Mozart, p.567
20
conçue comme une manière de vivre pleinement en ces limites, au sens où cet autre génie qu'était
Leibniz affirmait que :
« Vivre longtemps est en notre pouvoir si, en effet, nous rendons sensibles les parties les plus tenues
de notre temps ».
L'existence géniale nous semble intensifier la vie au sein de ses propres limites plutôt que de
chercher, sans garantie d'y arriver, d'en repousser le terme, elle permet, judicieusement de « rajouter
de la vie aux années » plutôt que « des années à la vie ».
N'était-ce ce que fît Mozart, capable, selon ses proches de s'évader dans son imaginaire à la faveur
du moindre moment de silence, de solitude ou d'ennui?
L'autre rapport entre le génie et la mort qui nous semble manifeste est que le génie assure d'une
certaine manière sa propre survie au-delà la limite, humaine, qu'est la mort. Il y a donc un double
rapport entre le génie et la mort : d'une part le génie, par la conscience de sa finitude, et donc de sa
propre mort, puise sa force, de l'autre il la dépasse30 en ce que le propre de l'œuvre géniale est de
passer à la postérité. La haute conscience de sa propre finitude -et donc de la mort- revêt au temps
qui nous est imparti une préciosité telle que seule l'existence géniale peut assurer. Mettre à profit le
peu de notre temps à une œuvre qui deviendra intemporelle et satisfaire en tentant de combler, peutêtre, ce « désir d'éternité31 » ou encore le fameux « dur désir de durer 32» dont parlait Valéry et qui
caractérise l'homme.
Mozart a mis beaucoup de sa personne dans son œuvre, on y retrouve sa profonde légèreté, les
thèmes qui lui sont chers, l'amitié, l'amour, la mort, la Franc-maçonnerie… Autant de traits que
nous reconnaissons dans ses opéras et sa musique. Ainsi, si le petit être chétif qu'était Mozart est
bien mort en ce funeste jour de décembre 1791 son âme ne l’est peut-être pas, « à jamais » ni
totalement, comme le décrivent brillamment ces lignes proustiennes de Du côté de chez Swann :
« Mort à jamais? C'était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous
permet pas d'attendre longtemps les faveurs du premier. Je trouve très raisonnable la croyance
celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans
30 cf ce que Jankélévitch appelle l' « organe-obstacle », en parlant de la mort : obstacle car ce contre quoi la vie vient se
heurter, « organe » au sens grec d'ὄργανον , c'est-à-dire d' « outil », d' « instrument » permettant à la vie de se
déployer pleinement.
31 cf le livre de Ferdinand Alquié, Le Désir d'Eternité
32 expression littéraire du fameux conatus de Spinoza.
21
une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au jour, qui pour
beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de
l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons
reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre
avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de
notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet
matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet
objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions
pas. »
Telle nous semble la musique de Mozart et d'une manière plus générale le rapport de l'œuvre au
génie : tant que l'œuvre perdure, le génie est toujours là. D'où peut-être la phrase de Nietzsche
affirmant que « Les plus grands naissent posthumes », la postérité de l'œuvre ouvrant à une nouvelle
naissance, non plus ex-utero mais post-mortem.
22
Conclusion :
Par cette brève étude du rapport du génie et de la mort à travers l'exemple de Mozart, nous
avons tâché d'éclairer ces notions en montrant dans quelle mesure l'omniprésence de la mort dans sa
pensée avait pu stimuler son génie.
A cet égard, il nous semble que Mozart apparaît comme un précurseur du romantisme dans lequel
cette présence de la mort prendra de plus en plus de place. La suite possible de ce travail et son
approfondissement serait d'examiner comment Mozart a traité, musicalement, du thème de la mort
dans son œuvre.
Une des conséquences dégagées pourrait être une clé possible pour l'interprétation des œuvres de
Mozart : le tourment et un certain empressement qu'il nous semble possible d'entendre et de
restituer dans sa musique. Pas de leitmotiv dans la musique de Mozart, la beauté ne tombe qu'une
fois et ne revient plus, elle jaillit, comme, dirait Baudelaire, telle « un éclair puis la nuit 33».
33 Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « A une Passante »
23
Bibliographie, pour aller plus loin :
Aristote, L'Homme de Génie et la Mélancolie in Problèmes (livre 30)
N. Certenais, Affectio et affectus dans l'Ethique de Spinoza, U.B.O, Brest 2005
A. Einstein, Mozart, l’homme et l’œuvre, trad. Jacques Delalande (1951), Gallimard, coll. Tel,
Paris, 1991
Heidegger, Être et Temps, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986 particulièrement §§45 à 53 inclus
J.-V. Hocquard, Mozart l'Amour, la Mort
V. Jankélévitch, La Mort, Flammarion, Paris, 1977
H.C. Robbins Landon :
-Mozart, l'Âge d'or de la Musique à Vienne 1781-1791
-(dir.), Dictionnaire Mozart, trad. Dennis Collins, Fayard, coll. Les Indispensables de la musique,
Paris, 1997
-1791 : la dernière année de Mozart, trad. Dennis Collins, Fayard, Paris, 2005
Montaigne, Essais, éditions du Seuil, Paris, 1967 (not. I, 20 et II, 36)
Mozart, Correspondance, Flammarion, Paris,
24
Table des matières :
Introduction p. 5
I.La présence de la Mort p. 7
II.La mort ressentie, éclaircissement sur la perception
mozartienne de la mort p. 12
III.Le génie, l'enfant et la mort. p. 17
Conclusion p. 23
Bibliographie p. 24
25
Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris
Communication des travaux d’étude personnels (TEP), mémoires de musicologie, d’esthétique,
d’analyse et de pédagogie
aux lecteurs extérieurs de la médiathèque Hector Berlioz du Conservatoire et, par extension,
du département de la Musique de la Bibliothèque Nationale de France
Je, soussigné(e) .....CERTENAIS, Nicolas..................................................................(Nom, prénom)
auteur du travail écrit intitulé « Mozart, le Génie et la Mort (Réflexions sur la vie et l'oeuvre ».
déclare autoriser la libre consultation de cet ouvrage.
Photocopie autorisée
Date et signature manuscrites : ............................................................................................................
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