L`alcoolisme est-il une maladie - Gisme
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L`alcoolisme est-il une maladie - Gisme
GISME, Centre d’Addictologie * Informations, Soins, Recherche sur les conduites addictives * * L’alcoolisme est-il une maladie ? * avantages et limites d’un concept * * 27 rue Emile Zola 38400 Saint Martin d’Hères Tél : 04 76 24 69 24 Fax : 04 76 62 51 10 Site internet : http://gisme.free.fr E-mail : [email protected] * * Introduction * Historique du concept de "maladie alcoolique" * "Personnalité alcoolique" et traitements médicamenteux * La Santé publique, nouveau mode de gestion des déviances ? * De la déculpabilisation à la déresponsabilisation * Obsessions sur le produit, aveuglement sur la conduite * La "dépendance" au secours du concept de "maladie" * Vers une prise en compte non-médicamenteuse des difficultés d'être * “ Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ” (A. Camus). * Introduction Dans notre société, les alcoolisations massives font partie de ces débouchés traditionnels à la fois autorisés et réprimés, par le biais desquels les individus peuvent à la fois exprimer leurs difficultés et remédier, tant bien que mal, à leurs manques et frustrations. Suivant les cas, les points de vue et les dispositions d'esprit, on peut considérer tel ou tel alcoolique plutôt comme un malade ou plutôt comme un délinquant, comme un pauvre bougre ayant "des problèmes", un rebelle ou une victime, une brebis égarée ou galeuse, un candidat à la réinsertion sociale, etc. A ces différentes étiquettes sociales correspondent différents types de dispositifs et d'organismes sociaux, financés par les fonds publics et mal connus du grand public. Tôt ou tard, toute personne "buvant trop" passe, bon gré mal gré, par ces structures sociales chargées de circonscrire le phénomène alcoolique et d'en limiter les manifestations les plus gênantes. Dans notre société, l'alcoolisme et les conduites toxicomaniaques sont essentiellement appréhendés en termes de maladies à soigner, ou - lorsqu’elles deviennent trop gênantes - de déviances à redresser. Ce parti pris réducteur révèle un choix implicite de ne prendre en compte que les conséquences néfastes de ces conduites. Mais les instances sociales chargées de punir et de guérir se voient, du fait d’un tel choix restrictif, condamnées à fournir un travail de Sisyphe, avec un sentiment de relative impuissance. Le malade/délinquant, quant à lui, se trouve renvoyé, comme une balle de pingpong, d'une structure répressive (méchante) à une structure soignante (gentille), jusqu'à ce qu'enfin "il comprenne" (qu’il a intérêt à changer de comportement). Compte tenu des réticences qu’il y a, dans cette société, à se reconnaître alcoolique (l’alcoolique, c’est toujours l’autre ; soi même, on est "un bon vivant"), ça prend en général beaucoup de temps, avant qu’il comprenne ; et ce retard se solde par un coût social et humain considérable. 2 Pour favoriser une telle prise de conscience (rendue difficile du fait de la connotation négative du terme "alcoolique"), les magistrats peuvent ordonner au consommateur d’alcool ayant outrepassé la loi, de "se faire soigner" (c’est-àdire d’endosser une identité de "malade"). Mais ce type d'injonction - dit "thérapeutique" - se trouve être à l'opposé d'une libre demande de soins, considérée comme étant la seule à avoir quelque chance d'aboutir à des résultats heureux... En fait, les catégories de la déviance et de la pathologie s'avèrent totalement inappropriées, lorsqu'il s'agit d'aider une personne à courir le risque de prendre soin d'elle-même. Ce sont néanmoins ces catégories qui prévalent actuellement en matière d’alcoolisme, dans une société où la dérive vers une surconsommation répétée de produits psychotropes ne peut plus être contenue dans le cadre de rituels sociaux conviviaux, ni, non plus, dans celui de la Force publique ou de la Santé publique. Un tel phénomène gagnerait sans doute à être pensé sereinement, à partir de la complexité de ses déterminants. Mais l’urgence et la catastrophe - et sans doute, aussi, une bonne dose de déni de la réalité - font que les réponses sociales mises en œuvre pour atténuer les conséquences de l’alcoolisme se réduisent, en fait, à une lutte sanitaire et sécuritaire sans fin (à coups de prises de sang, de retraits de permis de conduire, d’hospitalisations, de cures de désintoxication, de prescriptions médicamenteuses...). Tenter de comprendre l’inadéquation flagrante qui existe entre le phénomène de l’alcoolisme et les réactions sociales qu’il suscite, amène tôt ou tard à s’interroger sur les représentations que l’on se fait de la personne alcoolique. Ce sont bel et bien ces représentations, en effet, qui orientent et déterminent les réponses sociales mises en œuvre à son encontre. « Une représentation sociale est ce par quoi nous appréhendons - voire comprenons - le monde, la société, qui nous entourent. Elle est ce par quoi l’individu s’approprie son environnement, le "digère" en quelque sorte ».1 Le buveur au nez rouge, faisant "hips" en tanguant et en chantant faux, est une figure familière ancienne, qui déclenche tendresse sociale et rire complice, ou haine sociale et rire cruel. Les désignations de l’alcoolique en tant qu’individu dangereux et en tant que malade, sont, quant à elles, historiquement plus récentes, et il y a lieu d’examiner leur légitimité et leur histoire. Comment en est-on arrivé à faire de l’alcoolique un "malade" ? Quels sont les tenants et aboutissants d’un tel étiquetage social ? Peut-on promouvoir des représentations sociales qui ne seraient pas essentiellement défensives et qui favoriseraient une véritable prise en considération des réalités en jeu ? Telles sont les principales questions auxquelles le présent écrit tente de répondre. * Historique du concept de "maladie alcoolique" 1 Orfali B. L’adhésion au Front National Ed. Kimé, Paris, 1990, p219 3 Le médecin américain Benjamin Rush, auteur, en 1785, d’un essai consacré aux effets des spiritueux sur le corps et l’esprit, est sans doute la toute première personne à avoir rendu l’alcoolisme pensable en termes de "maladie". (Rush, qui était un humaniste, considérait, de la même façon, que la différence entre Blancs et Noirs était un problème médical : les Noirs étaient des hommes comme les autres... sauf qu’ils étaient atteints d’une lèpre chronique se manifestant par des troubles de pigmentation de la peau...2). « Le grand mérite, toujours aujourd’hui accordé au "modèle de maladie" inauguré par Rush en matière d’intempérance alcoolique, est bien d’avoir potentiellement soustrait les "malades" au jugement moral de leurs contemporains, comme aux foudres de l’Eglise ».3 La désignation des alcooliques comme "malades" s’est en effet inscrite dans la lente appropriation, par la médecine, de problématiques jusque-là considérées comme étant d'ordre moral ou religieux. En fait, avant les travaux scientifiques de Pasteur et de Koch, la morale, la médecine et la religion ne constituaient pas des domaines nettement distincts. Au XIXe siècle, par exemple, les déviances sociales étaient considérées comme étant le fait d’individus atteints d’une faiblesse physique, mentale et morale, transmise par hérédité et aggravée par la tuberculose ou par "l'ivrognerie". En règle générale, la syphilis, l'alcoolisme, la tuberculose... étaient appréhendées comme étant le fait de dégénérés, dont la descendance constituait une menace potentielle pour la nation.4 Les "excès alcooliques" et la "dissolution des mœurs" étaient en effet supposés produire « des éléments de dégénérescence qui se traduisent par des signes extérieurs tels que le rabougrissement de l’espèce, l’affaiblissement des facultés intellectuelles et la dépravation des sentiments ».5 (Les individus atteints de ce mal étaient censés se trouver « dans les ateliers, les hospices, les parties malsaines d’une ville, les asiles d’aliénés, les prisons, les maisons de correction »6). La condamnation de ces "excès sensuels" et autres "passions fâcheuses" (abus de boissons, de nourriture, de sexe...) se faisait au nom d’une morale empreinte de religiosité, "scientifiquement" secondée par un discours médical qui se voulait rationaliste. (« Le XIXe siècle, siècle du rationalisme et de la science triomphante, est aussi le siècle du moralisme »7). "L'ivrognerie", ainsi perçue en termes de fatalité, de dégénérescence, de dépérissement du sens moral et de troubles de l’ordre publique, a suscité des réponses sociales essentiellement répressives. « Seul le monde associatif des Ligues et des Mouvements d'Abstinents, soutenu par quelques philanthropes Szasz T. Les rituels de la drogue Paris, Payot, 1976 Ogien A., Mignon P. La demande sociale de drogues DGLTD La doc. fr., Paris, 1994, p78 4 Valleur M., Bucher C. Le jeu pathologique PUF, Qsj ?, Paris, 1997, p46 5 Morel B.A. Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives Paris, 1857 6 idem 7 Yvorel J.J. Les poisons de l’esprit Quai Voltaire, Paris, 1992, p58 2 3 4 hygiénistes, a proposé aux personnes et aux familles touchées par l'alcoolisme une possibilité d'accueil et de réhabilitation se démarquant de la répression ».8 Conformément aux conceptions punitives en vigueur, le pouvoir judiciaire s’est employé à emprisonner les alcooliques (en application de la loi de 1873 portant sur la répression de l'ivresse publique), tandis que le corps médical instaurait peu à peu, par le biais de la psychiatrie, une nouvelle forme de contrôle social. « La loi de 1838, qui institutionnalisait le placement d'office des aliénés, avait aboutit à une nette modification du rapport de force entre le médical et le pénal. La possibilité d'un enfermement rapide et décisif en asile d'aliénés permettait en effet une déjudiciarisation des déviances sociales, au profit de la psychiatrie naissante. Celle-ci avait ainsi conquis un espace nouveau d'intervention, et ce nouveau pouvoir était fondé sur un savoir, capable de détecter les potentialités d’un individu à s’orienter vers un avenir délictueux. Discours pénal et discours psychiatrique vont alors s'entremêler à la fin du XIXème siècle pour arriver à cerner la notion de "l'individu dangereux". Toutefois, face à la détérioration de l'état de santé du peuple français, provoquée par l'alcool dans une large part, le médecin, et particulièrement le psychiatre, de rival du juge qu'il était, va devenir son indispensable allié, par la constitution d'un nouveau réseau de contrôle social ».9 Les théories de Benjamin Rush n’ont pas seulement servi à l’autonomisation progressive de la médecine psychiatrique en tant que nouveau pouvoir : elles ont également inspiré le discours des Ligues de tempérance. De nos jours encore, le concept d’alcoolisme-maladie constitue une vérité de base, chez les Alcooliques Anonymes. « La seule variante significative de leur "modèle de maladie" par rapport à celui de B. Rush est la part la plus importante faite à la prédisposition individuelle, voire à l’allergie ».10 Chez les Alcooliques Anonymes, la "maladie alcoolique" est irréversible, tandis que dans d’autres associations (comme "Vie libre", par exemple) il s’agit d’une maladie dont on peut guérir : « Bien que les associations soient unanimes à dire que l'alcoolisme est une maladie, elles diffèrent donc néanmoins entre elles sur la question du type de maladie auquel on a affaire. La presse de Vie libre écrit ainsi : "on peut comparer l'alcoolisme à la boulimie, l'anorexie, le tabagisme, mais pas au cancer, diabète ou tuberculose. Les premières sont des maladies qui ont un rapport évident avec la volonté, les autres ne sont pas choisies mais subies". Ce point de vue est radicalement différent de celui des A.A. qui comparent au contraire l'alcoolisme au diabète ».11 Chapuis R. L'alcool, un mode d'adaptation sociale ? L'Harmattan, Paris, 1989, p16 idem p105 10 Ogien A., Mignon P. La demande sociale de drogues La doc. française, Paris, 1994, p80 11 Fainzang S. Ethnologie des anciens alcooliques PUF, Paris, 1996, p34 8 9 5 « Véhiculé par les groupes d’entraide du type Alcooliques Anonymes, le "modèle de maladie" est devenu un dogme qui s’est imposé même à la communauté scientifique ».12 L’idéologie des A. A. et l’œuvre de Jellinek (qui, dans les années 60, a donné une caution scientifique à cette doctrine en affirmant notamment "l’irréversibilité de la condition alcoolique"13,14) ont progressivement réussi à évincer la conception morale de l’alcoolisme, qui avait largement prévalu pendant tout le XIXe siècle, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. * "Personnalité alcoolique" et traitements médicamenteux Pour donner consistance au concept de "maladie alcoolique", il fallait d’abord définir, dans le champ nosographique (c’est-à-dire dans la description et la classification des maladies) une personnalité pathologique porteuse de cette "maladie". Il fallait ensuite trouver des traitements susceptibles de la "guérir". Qui dit "maladie", dit en effet également : prescription médicale en vue d’une guérison du mal particulier dont est atteint le "malade". L’alcoolisme a ainsi d’abord été désigné comme un « trouble de la personnalité »15, et l’on s’est mis en quête d’une personnalité spécifique qui aurait regroupé des traits communs à tous les alcooliques. Cette recherche s’est soldée par un échec : « aucun travail épidémiologique n’a permis de retrouver un type de trouble de la personnalité spécifiquement associé à l’alcoolisme ».16 En fait, « l’alcoolisme est à la portée de tous, si les circonstances s’y prêtent, car il n’y a pas une personnalité alcoolique type. Ce n’est pas une personnalité ou un type de famille qui amène à l’alcoolisme. Des facteurs multiples individuels, familiaux, sociaux, etc., se conjuguent ».17 La quête de traitements efficaces de la "maladie alcoolique", a amené, quant à elle, à imposer des programmes de conditionnement aversif aux "malades". (« Si la maladie se développe malgré le patient, en dehors de son désir, n’est-il pas légitime de la combattre en dehors de sa demande ? » 18). Ces "remèdes" se sont avérés pires que le mal qu’ils étaient supposés guérir. Ainsi en a-t-il été, par exemple, des traitements par chocs électriques : « Trois mois après le traitement, les patients (alcooliques ou tabagiques) étaient totalement abstinents. Mais douze mois plus tard, ils avaient retrouvé leur Ogien A., Mignon P. La demande sociale de drogues DGLTD La doc. fr. Paris, 1994, p81 Nadeau L. "L’Amérique en guerre des dépendances" Autrement n°106 avr 1989, p127-128 14 Jellinek The disease concept of alcoholism College and Un. Press New Haven, Conn, 1960 15 cf DSM édition de 1952, et DSM II 16 Adès J., Lejoyeux M. Alcoolisme et psychiatrie Masson, Paris, 1997, p157 17 Maisondieu J. "Noyer son mal d’amour" L’école des parents 1/93, p31 18 Ogien A., Mignon P. La demande sociale de drogues DGLTD La doc. fr. Paris, 1994, p83 12 13 6 niveau initial de consommation : l’effet du traitement avait complètement disparu. Et au bout de quinze mois, ce niveau moyen avait augmenté ».19 Ainsi en a-t-il été, également, des traitements à l’espéral : « L'espéral est une substance (disulfiram) dont les propriétés ont pour effet de rendre extrêmement désagréable toute ingestion d'alcool ultérieure à celle du médicament, généralement administré sous forme de comprimés quotidiens. Cette substance est parfois administrée sous forme d'implant (comprimé d'espéral introduit dans les tissus - généralement sous le péritoine - diffusant lentement ses propriétés dans le corps), bien que cette pratique ne soit désormais plus légale. L'espéral produit ce qu'on appelle l'effet antabuse, qui désigne un ensemble de réactions physiques telles que bouffées vasomotrices (congestions du visage, tachycardie, vomissements, chute de tension) ».20 Ces traitements punitifs consistaient, en somme, à rendre malade celui qu’on voulait "guérir", pour le dissuader d’être "malade" de l’alcool... (étrange paradoxe ; curieuse façon de procéder). On peut sans doute trouver pires dérives, dans l’histoire des "pratiques soignantes" perpétrées par des personnels médicaux. L’euthanasie des malades mentaux sous le troisième Reich reste une référence en la matière.21,22 Quelles que soient les différences de degré dans l’horreur, ces atteintes à la dignité humaine n’en ont pas moins le mérite de rappeler, si besoin était, à quels désastres physiques et moraux peut mener le mélange d’inconscience ordinaire, d’intérêt à court terme, de compromission, d’absence d’éthique et de soumission à l’autorité.23 De nos jours, nombre de "pratiques soignantes" de ce genre se font encore complices du mythe de la cure de désintoxication 24 et de l’idée qu’il y aurait des médicaments qui guériraient l’alcoolisme. Ces pratiques contribuent à retarder une véritable prise en compte, par l’intéressé (et les interlocuteurs qu’il se sera choisi) de sa vie, de ses conduites, de son histoire, de son devenir. Elles contribuent également à lui offrir, par avance, des excuses à ses "rechutes"... qui passent à ses yeux pour un échec des médecins, et à leurs yeux pour une manifestation de sa "mauvaise volonté". * La Santé publique, nouveau mode de gestion des déviances ? A partir des années soixante, l’alcoolisme est devenu une "maladie" aux yeux d’un nombre de plus en plus grand de décideurs politiques et médicaux des pays industrialisés. En 1968, par exemple, une décision de la Cour Suprême, Ogien A., Mignon P. La demande sociale de drogues DGLTD La doc. fr. Paris, 1994, p84 Fainzang S. Ethnologie des anciens alcooliques PUF, Paris, 1996, p25 21 Poliakov L. Bréviaire de la haine Calmann Lévy, 1951 22 Kogon E. Les chambres à gaz, secret d’Etat Ed. de Minuit, Paris, 1984 23 cf : Milgram S. Soumission à l’autorité Calmann Lévy, 1974 24 Rainaut J., Taleghani M. Annales médico-psychologiques, Paris, 1981, 139, n°5, p533 19 20 7 en Allemagne, a donné à l'alcoolo dépendance le statut de "maladie", avec, comme conséquence, le remboursement des soins administrés.25 Cette médicalisation n’a pas été due à un quelconque essor des connaissances scientifiques ou à des progrès dans le traitement médical des alcooliques ; elle a été un simple effet de la médicalisation générale des sociétés industrielles à partir des années 60.26 Les réactions sociales à l’alcoolisme ont ainsi progressivement quitté le discours militant anti-alcool et anti-vice, et se sont inscrites dans le champ de la Santé publique. Si, de nos jours, les alcooliques font encore l'objet de réprobation morale dans le grand public, les acteurs sociaux et les médias les désignent non plus comme des ivrognes, mais plutôt comme des "malades de l'alcool". Sans doute, ces changements d’appellation peuvent-ils apparaître comme un subterfuge analogue à celui qui permet - à peu de frais - de transformer un chômeur en "demandeur d'emploi", une femme de ménage en "technicienne de surface", ou un sous-directeur en "directeur adjoint". Toujours est-il qu’une telle modification dans le vocabulaire employé a certainement contribué, peu ou prou, à « rendre aux alcooliques-malades la dignité que leur avait fait perdre l’ancienne notion "d’alcoolisme-vice" ».27 Ce changement linguistique dans la désignation du problème - et la médicalisation qui s’en est suivie - constituaient sans doute un arrangement social qui permettait à une majorité de gens d’y retrouver leur compte. Les représentations de l’alcoolique comme "pauvre type" ou comme "déviant" ne s’en sont pas, pour autant, trouvées totalement mises de côté. Désigner celui qui a trop bu comme un simple criminel, ce serait remettre en cause de façon trop radicale le consensus social qui existe autour de l’acte de boire. Le concept de "maladie" a l’avantage de dédouaner l’intéressé de son comportement antisocial et de le considérer comme victime. Victime de troubles... qu’il a tout de même fortement intérêt à faire traiter au plus vite, lorsqu’ils deviennent trop visibles, trop bruyants, trop gênants. Car « comme la plupart des passages à l’acte, l’alcoolisme suscite des contre-réactions de l’environnement et de la société, et notamment des pressions pour se faire traiter ».28 Dans un tel contexte, le statut de malade « est un moyen d’amoindrir la dépréciation personnelle ou collective de l’éthylique qui n’éprouvera plus alors, de la honte à se faire "soigner" »29. Il pourra être "aidé" dans "sa" demande de soins, par le juge d’application des peines, le médecin du travail, le conjoint en colère, les acteurs sociaux, etc. Car « si l’alcoolisme est une maladie, celui qui est atteint de cette maladie, qui a cette maladie, l’alcoolique, Alcoologie Société française d'alcoologie, déc 95, t17, n°4, p275 Zolotareff J.P. et coll. Pour une alcoologie plurielle L’harmattan, Paris, 1994, p101 27 idem p116 28 Benichou J. Revue de l’Alcoolisme 26, 1980, n°2, p103 29 Farhi R. "Conceptions de l’alcoolisme et contrôle social" in Bulletin de Psychologie t.XXXVI, n°361, p760 25 26 8 peut et doit être confié au réparateur de maladies, le médecin, guérisseur de maladies des temps modernes, orthopédiste ou correcteur de l’anormal et du pathologique ».30 Le médecin en question, qui, sous couvert du droit à la Santé, se voit enjoindre par la société de débarrasser l’alcoolique de sa "maladie", risque, pour sa part, de faire comme s’il avait reçu, de la part du "malade" luimême, une véritable demande. Il devient alors un agent social de la lutte contre ce que le Code de la Santé publique nommait les fléaux sociaux (la tuberculose, les maladies vénériennes, le cancer, les maladies mentales, l’alcoolisme et les toxicomanies). La Santé publique peut ainsi endosser un rôle semi-répressif, à l’articulation du médical et du juridique, lorsque le juridique exprime une "commande sociale" dont il confie l’exécution à la médecine. On pourrait imaginer qu’un jour d’autres catégories de population - dont le comportement deviendrait socialement trop gênants - puissent, à leur tour, être désignées comme des "malades à traiter". C’est d’ailleurs ce qui se passe pour les délinquants sexuels.31 La désignation de l’alcoolique comme "malade" (porteur de symptôme dans une société où il faut être bien portant et où l’on doit réussir, sous peine de devenir un "raté") procède, en fait, d’une réaction essentiellement défensive. Cette stigmatisation permet en effet aux gens "normaux" de se croire fondamentalement sains, ou, en tout cas, fondamentalement différents de celui qui a perdu le contrôle de ses conduites. Une telle manière de voir ne tient pas compte du fait que tout être humain a des attitudes, des habitudes, des comportements, des fantasmes, des désirs qui ne sont pas totalement rationnels et raisonnables. Elle ne tient pas compte du fait que tout être humain est en lutte contre une partie de lui-même qu’il ne parvient pas, tout seul, à contrôler et dont il aimerait se débarrasser... et qu’en cela il est fondamentalement semblable à tout alcoolique. * De la déculpabilisation à la déresponsabilisation Quelles que soient ses vertus déculpabilisatrices, le concept de "maladie" est devenu « un refuge facile et infantilisant qui place entre parenthèses les moyens de contrôle d'un homme sur sa vie ».32 En gommant le rôle de l'individu dans la conduite de sa vie, ce concept entrave, en effet, la mise en œuvre des Rainaut J., Taleghani M. "Mytho-logique de l’alcoolisation" Annales médicopsychologiques, Paris, 1981, 139, n°5, p533 31 Zagury D. "Des soins pour les délinquants sexuels" Le Monde 16/12/1996 ; Folléa L. "Le Comité d’éthique formule des réserves sur le suivi des délinquants sexuels" Le Monde 7/1/1997 ; Folléa L. " Délinquance sexuelle : un suivi médical pourrait être imposé après la prison " Le Monde 30/1/1997 ; Dubret G. " Peut-on condamner les délinquants à se soigner ? " Le Monde 1/3/1997 32 Got C. La Santé Flammarion, 1992, p100 30 9 ressources propres à chacun pour se requalifier, retrouver une dignité et réorienter son destin. Dépouillé de sa responsabilité, le "malade alcoolique" risque de devenir un simple consommateur de traitements remboursés par la Sécurité sociale. Suivant une transaction implicite entre l’individu et la société, l’exercice correct du rôle de malade peut même, dans certains cas, permettre à celui-ci de bénéficier d’un véritable statut social 33... au prix d’une invalidation de sa personne. Dans tous les cas, "l'alcoolisme maladie", « notion à usage externe, destinée à l'ensemble du corps social, pour éviter une condamnation de type moral »34 entre en contradiction avec une véritable prise en compte, par l'alcoolique (et les personnes qu’il choisit pour le seconder dans cette tâche) des moyens dont il dispose pour reconquérir le pouvoir d’orienter sa vie. Les confusions qu’induisent ce concept peuvent même amener des "soignants" à enjoindre à l’alcoolique « ce qui n’est exigé d’aucun autre malade, à savoir maîtriser son symptôme et l’empêcher d’apparaître ».35 Puisque l’alcoolique est malade, il doit, en effet, arrêter d’être malade... sous peine de mettre en péril l’identité des "soignants" chargés de le guérir. En somme, « l'alcoolisme n'échappe pas à la tyrannie que les concepts exercent sur les spécialistes, ni à la confusion qu'ils introduisent pour le public »36... Les alcooliques, pour leur part, se voient offrir tout ce qu’il faut pour devenir "malades". A ces drôles de malades, on enjoint de faire preuve de volonté pour lutter contre quelque chose d’indépendant de leur volonté. On leur dit que puisqu’ils ne peuvent pas s’empêcher de boire de l’alcool, ils doivent ne plus en boire une seule goutte jusqu’à la fin de leur vie. Curieux paradoxe, là encore... Ce n’est sans doute pas en traitant quelqu’un de "malade" qu’on l’aide à (re) trouver de l’estime de soi, du goût à vivre et de nouvelles manières d’être -plus avantageuses -, face aux difficultés rencontrées. Mais « l'inacceptable d'une conduite pathologique volontaire oblige les soignants à innocenter les buveurs en les créditant d'une dépendance qui en fait des malades irresponsables de ce qui leur arrive et qu'ils subissent plus qu'ils ne le cherchent".37 Ce que les alcooliques gagnent en innocence, ils le perdent, en somme, en capacité de se libérer de ce qui les aliène. Un alcoolique qui se coule dans une identité de "malade" s'empêche notamment de prendre conscience des fonctions positives de ses alcoolisations en tant que mesures auto-thérapeutiques d'urgence (c'est-à-dire, en fait, le contraire d'une maladie). Car « avant d’être une maladie ou d’engendrer des pathologies, le recours chronique à l’alcoolisation excessive est le traitement sauvage d’un malaise Macquet C. Toxicomanies Aliénation ou styles de vie L’Harmattan, Paris, 1994, p85 Got C. La Santé Flammarion, 1992, p100 35 Monjauze M. " Les hypothèses psychopathologiques au service de la prise en charge " Psychologues et Psychologies n°129 36 Rainaut J. Taleghani M. " Alcoolisation : les faits et les mythes " Bulletin de la Société Française d'Alcoologie n°4, 1982, p12 37 Maisondieu J. Les Alcooléens Bayard, Paris, 1992, p194-195 33 34 10 existentiel ».38 Faute de prendre pleinement en considération ce mal-être, le "malade" risque, tout bêtement, de s'épuiser en vain à se débarrasser de cela même qui, jusque-là, l'a aidé à (sur)vivre. * Obsessions sur le produit, aveuglement sur la conduite Le terme de "maladie", qui évoque celui de "guérison" (c'est-à-dire de "retour à la normale" après disparition des troubles), laisse entendre qu'on peut "se faire soigner de l'alcoolisme", comme s'il s'agissait d'une pneumonie à pneumocoques ou d'une fièvre typhoïde : il suffit de prendre le bon remède qui détruira le mauvais germe. De même, l'expression "cure de désintoxication" évoque l'idée d'une période de traitement qui serait consacrée à l'éradication du toxique, et à la suite de laquelle on serait "guéri". Transposer à l'alcoolisme un tel schéma revient insidieusement à promouvoir "la suppression définitive du produit" comme condition nécessaire et suffisante pour instaurer un mieux-être durable. Or, dans la pratique clinique, « s’il reste opportun de conseiller l’abstinence à qui a trop bu, il est plus important encore de ne pas faire une fixation sur ce problème et d’analyser avec le buveur pour quelles raisons il a tant besoin de se saouler au point de consacrer sa vie à cet exercice ».39 Car « pour ceux qui s’occupent de personnes qui ont des problèmes avec l’alcool, le mal-être qu’ils découvrent ne se résume pas au seul rapport à la boisson alcoolisée. Les individus qu’ils rencontrent connaissent une imbrication de difficultés dont l’alcool n’est que la partie peut-être la plus visible, ou le révélateur, ou le dernier moyen d’expression ».40 Dans tous les cas, « centrer l’objectif d’un traitement sur le seul arrêt de la consommation d’alcool et les moyens d’y parvenir est réducteur ».41 Tenter de se faire croire que l'action propre de la substance consommée prime sur l'ensemble des facteurs de dépendance pathogène constitue, en fait, un véritable déni de la réalité. Un tel aveuglement se manifeste d’ailleurs dans la définition même de l'alcoologie (par Fouquet, en 1966) comme "discipline consacrée à tout ce qui a trait dans le monde à l'alcool éthylique". Cette définition réductrice et restrictive tend, en effet, à centrer le problème sur le produit consommé plutôt que sur la personne sujette à une conduite répétitive et aliénante. Si le produit alcool est une substance toxique responsable de la "maladie", pourquoi tous les buveurs d’alcool ne sont-ils pas alcooliques ? "L’explication" généralement avancée (par les Alcooliques Anonymes, notamment) est que certains buveurs auraient une "allergie" à l’alcool. Mais comment se fait-il, Maisondieu J. “ Noyer son mal d’amour ” L’école des parents 1/93, p31 idem p32 40 Zolotareff J.P. et coll. Pour une alcoologie plurielle L’harmattan, Paris, 1994, p104 41 Kiritze-Topor " Avant, pendant, après : la question du suivi " in Vénisse J.L., Bailly D. Addictions, quels soins ? Masson, Paris, 1997, p250 38 39 11 alors que les effets produits par la dite substance peuvent varier du tout au tout (gaieté, tristesse, apathie, violence, sentiment de toute-puissance ou de nullité...) non seulement d’une personne à l’autre mais également chez une même personne (suivant les circonstances où elle s’alcoolise) ?... Le modèle de "maladie irréversible causée par l’agent alcool" se heurte à un autre écueil épistémologique : « Des études statistiques ont en effet démontré que des alcooliques abstinents, membres d’Alcooliques Anonymes, étaient redevenus des buveurs modérés : or, même un faible pourcentage mis en évidence dans une enquête suffit à remettre en question le dogme de l’irréversibilité de la maladie ».42 La découverte de la cessation massive de l’intoxication des soldats américains de retour de la guerre du Vietnam a joué le même rôle pour la toxicomanie à l’héroïne : elle a démontré l’importance du contexte dans l’usage de drogues. Elle a montré que la "dépendance physique" (mise en avant comme si le corps était une mécanique autonome, dissociée de celui qui l’habite) pouvait n’être qu’un problème transitoire, dès lors que le changement des conditions de vie rendait le recours à la "drogue" à la fois difficile et injustifiable. Le modèle mécaniste de "l’alcool agent pathologique" empêche, en fait, la prise en compte de tout ce qui, au fil du temps, amène certaines personnes à recourir à des alcoolisations répétées. Désigner les méfaits - supposés intrinsèques - du produit consommé comme étant l’agent causal des dérèglements intérieurs, conduit en effet à attribuer à la substance une toute-puissance diabolique contre laquelle il s’agit de lutter de toutes ses forces. Focaliser l'attention sur le produit - ou confondre la conduite elle-même avec les complications somatiques qu'elle entraîne -, revient, finalement, à refuser de prendre en considération les déterminants multiples et complexes qui, dans l’histoire d’une personne, ont consolidé son attachement à cette conduite. Un tel refus de voir la réalité aboutit inévitablement à des attitudes obsessionnelles, volontaristes et inefficaces. C’est d’ailleurs la même obsession crispée vis-à-vis du produit qui se manifeste dans la nécessité impérieuse d’en prendre et dans « la contrainte d’exercer vis-à-vis de la consommation d’alcool une exclusion radicale ou une vigilance permanente et périlleuse ».43 Le fait de se focaliser sur un "mauvais objet externe" (en l’occurrence : l’alcool bouc émissaire) empêche foncièrement de se libérer de ce qui, en soi, conduit à en consommer de manière incontrôlée. Cette attitude est pourtant largement partagée, tant par la collectivité elle-même (qui met en place des dispositifs de lutte contre l'alcool) que par les "soignants", par les "malades" et par leurs proches. * La "dépendance" au secours du concept de "maladie" Ogien A., Mignon P. La demande sociale de drogues DGLTD La doc. fr. Paris, 1994, p81 Monjauze M. " Les hypothèses psychopathologiques au service de la prise en charge " Psychologues et Psychologies n°129 42 43 12 Le concept de "maladie alcoolique" a conduit à la création de "centres de cure" spécialisés dans le traitement des dommages physiologiques entraînés par des prises d'alcool massives et répétées. Dans le prêt-à-penser qui y est généralement fourni, figure parfois l'idée qu'il y aurait, pour chaque alcoolique, une cause (de préférence misérable et pitoyable) - à avouer en public - qui expliquerait sa maladie honteuse. La découverte de l'agent infectieux psychoémotionnel à éliminer, et son aveu public (dans une ambiance groupale où chacun doit, à son tour, "vider son sac") seraient synonymes de guérison, voire de "renaissance". Le recours à de telles pratiques magico-religieuses est généralement cautionné par un discours "scientifique" qui présente ce dont le "malade" est supposé "guérir", en termes de "dépendance physique" et "dépendance psychologique". En premier lieu, « cette "cartésienne" séparation entre le corps et l'esprit oublie que toute dépendance implique des changements neurochimiques, donc biologiques »44 et que toute la vie psychique s’étaye sur des éprouvés corporels (« que serait le psychisme sans cellules et système nerveux ? »45). Mais le plus grave, dans ce bric-à-brac idéologique, c’est que la dépendance - qui constitue une donnée essentielle de la vie et du développement de tout être vivant - soit mise à contribution pour donner corps au concept de "maladie". On semble en effet avoir oublié que tout être vivant est tributaire des échanges avec son environnement, et que cesser d'être dépendant ne signifierait rien d'autre que : devenir matière inerte. Cette présentation négative de la dépendance - assimilée à une maladie confirme en outre une idée implicite déjà bien ancrée chez les personnes alcooliques : celle qu'il faut être autosuffisant, car la dépendance à autrui s'avère dangereuse. (Dangereuse à tel point qu'il vaut mieux se débrouiller avec les moyens du bord pour combler ses manques et réguler soi-même les affects et sensations intérieures... et que les moyens du bord les plus accessibles se trouvent dans la bouteille d'alcool). Diaboliser ainsi la dépendance revient à nier qu'un individu puisse instaurer des relations de dépendance qui ne soient ni aliénantes, ni pathogènes. Dans Les Alcooléens, Jean Maisondieu stigmatise, parmi les idées reçues, celle d'une dépendance psycho-enzymatique qui se trouverait dans la tête de l'intéressé et se fixerait du fait de ses "mauvaises habitudes" : « Sous l'influence de conseils pernicieux et poussé par de mauvaises habitudes, l'alcoolique présenterait petit à petit des transformations de son organisme qui s'équiperait d'espèces d'enzymes gloutons toujours assoiffés d'alcool. D'abord ils créeraient la dépendance ; puis, si, par chance et avec courage, l'alcoolique s'arrêtait de boire, les petites bêtes chimiques resteraient à l'affût, des années peut-être, au fond des cellules. Qu'un seul verre d'alcool soit introduit dans l'organisme et aussitôt c'en serait fait de l'abstinence. Après avoir refonctionné 44 45 De Gravelaine F., Senk P. Vivre sans drogues R. Laffont, Paris, 1995, p27 idem 13 plus ou moins longtemps à l'eau, le corps, satisfait de retrouver enfin le produit perdu, pousserait malgré lui son propriétaire à retourner dans les bistrots pour se saouler de nouveau [...] Cette fable, aussi intéressante soit elle, n'est soutenue ni par des arguments biologiques probants ni par des illustrations cliniques incontestables ».46 Qui plus est, cette vision mécaniste, déterministe et cryptomoralisante déresponsabilise encore un peu plus des personnes déjà gravement dépossédées du pouvoir - et du plaisir - d’orienter leur propre vie. « Savoir pourquoi un être de raison ne présentant pas de pathologie mentale évidente s'est mis en situation de ne vivre que par et pour l'alcool, la question ne peut plus être posée si la dépendance est l'explication ultime de son comportement. Peut-être cette question est-elle trop dérangeante ? Qui sait, on pourrait découvrir que les raisons de boire des alcooliques ne sont pas fondamentalement différentes de celles des buveurs normaux, qu'ils soient alcoologues ou non. Dans cette perspective, au lieu de n'être que des handicapés de la volonté, les alcooliques pourraient être des sujets normaux ayant trouvé dans l'alcool un certain soulagement aux souffrances inhérentes à la condition humaine, mais souffrant plus que la moyenne, ils auraient plus souvent et davantage de raisons de boire trop que les autres humains. En acceptant ce point de vue, l'alcoolisme cesse de n'être qu'une maladie pour devenir une auto thérapie et l'alcoolique apparaît moins dépendant de son breuvage qui le soigne mais l'intoxique, que de sa souffrance qui le conduit à boire trop ».47 Dans une telle perspective, il s’agit moins de supprimer coûte que coûte l'alcool que de chercher à atténuer la souffrance pour que le recours à l'alcool cesse d'être nécessaire. En fait, « la notion de dépendance telle qu'elle est admise, outre qu'elle aliène l'alcoolique, ampute l'alcoologie contemporaine de la potentialité thérapeutique d'une démarche de soins qui ne placerait pas d'abord les secrets de l'alcoolisme au fond des synapses ou dans les parois membranaires mais qui, dans la genèse de l'alcoolisation excessive, tiendrait compte prioritairement du psychisme des personnes et des jeux relationnels entre les individus ».48 * Vers une prise en compte non-médicamenteuse des difficultés d'être La prise en charge de l’alcoolisme par la psychiatrie puis par la médecine a eu le mérite de nommer un trouble qui, sans cela, serait sans doute resté encore plus mal représenté qu’il ne l’est aujourd’hui. Peut-être est-il nécessaire, dans nos cultures, de transformer ainsi les souffrances de l'âme en "maladies", pour qu’elles puissent, tant bien que mal, être reconnues. Toujours est-il que le concept de "maladie alcoolique" - qui a eu d’authentiques vertus progressistes tant qu’il s’opposait aux attitudes sociales dévalorisantes, moralisatrices et Maisondieu J. Les Alcooléens Bayard, Paris, 1992, p194-195 Maisondieu J. in Vénisse J.L., Bailly D. Addictions : quels soins ? Masson, Paris, 1997, p45 48 idem p45 46 47 14 punitives - s’est avéré réducteur, invalidant, et source de confusions lorsqu’il a poussé les alcooliques dans les impasses et les dérives de la médicalisation. De nos jours, l’alcoolisme, la dépression, l’angoisse... sont encore trop souvent traités comme des "maladies", sans que l’on se soucie du parcours de vie et du devenir à long terme des personnes qui y sont assujetties. Les réponses médicamenteuses supposées éliminer ces formes de mal-être contribuent à pousser les individus dans une spirale de dépossession d’eux-mêmes, d’invalidation et de déshumanisation. Le concept de "maladie alcoolique" amène en effet le "malade" à passer d’un produit psychotrope à un autre, et, notamment, de la consommation d’alcool à celle de tranquillisants... pour le plus grand profit des marchands de pilules du bonheur. Pour tenter de limiter de telles dérives, le gouvernement français a décidé, en 1998, d’interdire le remboursement par la Sécurité sociale de l’un des anxiolytiques les plus prescrits en France : le Lysanxia dosé à 40 milligrammes. Cet anxiolytique, utilisé entre autres dans la prévention et le traitement du delirium tremens ou du sevrage alcoolique, était, jusque-là, couramment prescrit à des doses supérieures à la posologie maximale de l’autorisation de mise sur le marché. Il s’agit là de la première benzodiazépine retirée du remboursement.49 Après ceux qui pensaient que l’ébriété est un vice, et ceux qui voyaient la "dépendance à l’alcool" comme une maladie, une troisième génération d’intervenants s’efforce désormais de promouvoir une vision moins simpliste des réalités en souffrance. L’alcoolisme est ainsi parfois désigné comme « un trouble bio-psycho-social, dont le déterminisme est toujours multifactoriel »50 ou même comme une « manière de vivre », comme une « manière de faire face au monde ».51 Peu à peu le modèle biomédical (un agent causal, une maladie, un traitement) tend à être remplacé 52 par des pratiques qui prennent en considération la subjectivité des personnes concernées, leurs modes d’être relationnels, leur manière de réagir aux difficultés de la vie. L’abstinence, dans une telle perspective, ne représente plus un but en soi mais plutôt l’un des moyens à mettre en œuvre pour découvrir ce qui se jouait d'essentiel dans la prise du produit psychotrope, et pour pouvoir s’engager dans un véritable apprentissage à de nouvelles manières d'être. La prise en considération des multiples déterminants des alcoolisations répétitives et incontrôlées est facilitée par l’introduction du concept d’addiction. Celui-ci permet de comparer entre elles différentes conduites humaines qui peuvent devenir des habitudes envahissantes et nuisibles (toxicomanies, Nau JY. "Le gouvernement interdit le remboursement d’un médicament anxiolytique trop prescrit" Le Monde 29/1/1998, p10 50 Adès J. Alcoolisme, états névrotiques & troubles de la personnalité Pub. Sant. R. 1985, p13 51 Peele S. (1982) (cité in Gaignard J.Y. et Kiritze-Topor P. L'alcoologie en pratique quotidienne L. Santé, Lyon, 1992, p38) 52 Ministère du travail et des affaires sociales Mener un programme en santé des jeunes Paris, 1996, p31 49 15 alcoolo-tabagisme, troubles des conduites alimentaires, comportements sexuels aliénants, "boulimies" de travail, de vitesse, de jeux vidéo, etc.) et de mieux en percevoir, du même coup, les tenants et aboutissants. Le concept d’addiction permet en effet de mettre en lumière l’en deçà et l’au-delà des conséquences les plus manifestes de ces conduites. On peut ainsi voir clairement que le recours répétitif à telle ou telle conduite addictive a, entre autres fonctions adaptatives, celle de court-circuiter des vécus anxiogènes - en substituant à l’incertitude (des désirs, des états d’âme, des relations humaines) le déroulement prévisible d’une séquence comportementale maintes fois vécue -. En fait, ces différentes conduites ont toujours - au moins dans les débuts de leur installation - une valeur d’auto-thérapie : « Elles protègent contre l'angoisse et les tendances dépressives et elles représentent, pour le sujet, un compromis par lequel il se trouve un substitut relationnel qui le protège de sa dépendance affective à autrui et sur lequel il croit exercer le pouvoir d'un maître qui a toujours sa chose à disposition ».53 Ces conduites, certes, finissent par altérer gravement les potentialités des intéressés et par avoir une valeur d’auto-sabotage. Mais on ne saurait alors prétendre s’en débarrasser purement et simplement, sous peine de se mettre en état d’impuissance et d’échecs répétés (tant au niveau de l’intéressé lui-même, qu’à celui de la collectivité dans son ensemble). Le défi que posent ces conduites adaptatives devenues source de souffrance, consisterait plutôt à leur découvrir - dans le cadre d’une relation de confiance - des dépassements heureux valorisants (ce qui n’a rien à voir avec une "guérison", ni avec une "renaissance"). Une prise en compte appropriée de l’alcoolisme contribuera sans doute à faire évoluer la conception que l’on se fait de la santé et de la maladie. Les nouvelles manières d’être thérapeutiques à l’égard des personnes alcooliques, pourraient, en effet, bénéficier à toutes les personnes qui se sentent, elles aussi, "engluées" dans des manières d’être dont elles ne peuvent pas, seules, se défaire. Là encore, il ne s’agit pas tant, pour elles, de "se débarrasser d’une maladie" que de trouver des alliés pour retrouver une emprise dans des domaines où s’était effectuée insidieusement une réduction de leur capacité à opérer de véritables choix. Le concept d'addiction a ainsi le mérite de « promouvoir une approche globale de troubles et de patients trop souvent cloisonnés, ou ignorés, au gré de clivages administratifs et thérapeutiques plus ou moins dépassés et centrés avant tout sur la nature des produits plutôt que sur la problématique de ceux qui s'y adonnent ».54 Les "drogués" et les "drogues", en effet, sont multiples, et « faire des distinctions trop rigides entre héroïnomanes et pornographes, entre ceux qui se shootent et ceux qui boivent de l'alcool ou fument, entre ceux qui absorbent de 53 54 Jeammet P. in Venisse J.L. (sous la dir.) Les nouvelles addictions Masson, Paris, 1991, p12 Venisse J.L. (sous la dir. de) Les nouvelles addictions Masson, Paris, 1991, pXIII 16 la télévision ou ceux qui se tuent au travail, relève de l'illusion et d'une vue étroite et partiale du problème ».55 Force est de reconnaître que « rien ne démontre aujourd’hui que l’alcoolique appartienne à une "espèce" différente de celles des autres alcoolisés non appelés alcooliques »56, et que “ »es frontières entre addiction "normale" et addiction "pathologique" sont floues »57... Mais si une telle prise de conscience s’avère trop déstabilisante, alors on peut toujours se faire croire que l’alcoolique est un "malade" et continuer à maintenir, entre soi et lui, une altérité fondamentale rassurante. Loonis E. Notre cerveau est un drogué -Vers une théorie générale des addictions- P.U. du Mirail, Toulouse, 1997, p18 56 Rainaut J., Taleghani M. "Mytho-logique de l’alcoolisation" Annales médicopsychologiques, Paris, 1981, 139, n°5, p541 57 Loonis E. Notre cerveau est un drogué -Vers une théorie générale des addictions- P.U. du Mirail, Toulouse, 1997, p118 55 17 Liste des articles et ouvrages cités Adès J. Alcoolisme, états névrotiques & troubles de la personnalité Riom, 1985 Adès J., Lejoyeux M. Alcoolisme et psychiatrie Masson, Paris, 1997 Alcoologie Société française d'alcoologie, déc 95, t17, n°4 Benichou J. Revue de l’Alcoolisme 26, 1980, n°2 Chapuis R. L'alcool, un mode d'adaptation sociale ? L'Harmattan, Paris, 1989 De Gravelaine F., Senk P. Vivre sans drogues R. Laffont, Paris, 1995 Fainzang S. Ethnologie des anciens alcooliques PUF, Paris, 1996 Farhi R. "Conceptions de l’alcoolisme et contrôle social" in Bulletin de Psychologie t.XXXVI, n°361 Gaignard JY, Kiritze-Topor P. L'alcoologie en pratique quotidienne Lyon, 1992 Got C. La Santé Flammarion, 1992 Jellinek EM. The disease concept of alcoholism C&U. Press, New Haven, 1960 Kogon E. Les chambres à gaz, secret d’Etat Ed. de Minuit, Paris, 1984 Le Monde 16/12/1996 ; 7/1/1997 ; 30/1/1997 ; 1/3/1997 Loonis E. Notre cerveau est un drogué -Vers une théorie générale des addictions- P.U. du Mirail, Toulouse, 1997 Macquet C. Toxicomanies Aliénation ou styles de vie L’Harmattan, Paris, 1994 Maisondieu J. Les Alcooléens Bayard, Paris, 1992 Maisondieu J. "Noyer son mal d’amour" L’école des parents 1/93 Milgram S. Soumission à l’autorité Calmann Lévy, 1974 Ministère du travail et des affaires sociales Mener un programme en santé des jeunes Paris, 1996 Monjauze M. Psychologues et Psychologies n°129 Morel B.A. Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives Paris, 1857 Nadeau L. Autrement n°106, avr. 1989 Nau JY. Le Monde 29/1/1998, p10 Ogien A., Mignon P. La demande sociale de drogues DGLTD, d. f., Paris, 1994 Orfali B. L’adhésion au Front National Ed. Kimé, Paris, 1990 Poliakov L. Bréviaire de la haine Calmann Lévy, 1951 Rainaut J., Taleghani M. "Mytho-logique de l’alcoolisation" Annales médico-psychologiques, Paris, 1981, 139, n°5 Rainaut J. Taleghani M. Bulletin de la Société Française d'Alcoologie n°4, 1982 Szasz T. Les rituels de la drogue Paris, Payot, 1976 Valleur M., Bucher C. Le jeu pathologique PUF, Qsj ?, Paris, 1997 Venisse J.L. (sous la dir. de) Les nouvelles addictions Masson, Paris, 1991 Vénisse J.L., Bailly D. Addictions : quels soins ? Masson, Paris, 1997 Yvorel J.J. Les poisons de l’esprit Quai Voltaire, Paris, 1992 Zolotareff J.P. et coll. Pour une alcoologie plurielle L’harmattan, Paris, 1994 18