Comment un journal choisit-il les faits divers

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Comment un journal choisit-il les faits divers
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Comment un journal choisit-il les faits divers ?
Le choix d’un fait divers répond aux mêmes conditions que
n’importe quelle nouvelle : son actualité, son intelligibilité, sa
proximité par rapport au public. Mais plus que toute autre information, il est chargé de significations qui résonnent en chacun.
Ce sont des histoires d’amour, de mort, d’argent, de jalousie, de
passions. Les faits divers sont des reflets du monde vécu, des
« tranches de vie ». Ils constituent le langage commun de l’information. Toute la presse, toutes les télévisions et les radios des
pays européens, pour ne parler que d’elles, ont suivi avec passion en été 2007 les épisodes de la disparition de la petite
Maddie, qui passait des vacances au Portugal avec ses parents.
Largement partagée, la présence des faits divers semble même
gagner au fil des ans, en temps et en espace. Les journaux télévisés leur accordent une attention croissante. L’attrait pour des
destinées individuelles cabossées, miraculées parfois, s’accroît
partout dans les médias.
Pourquoi cette histoire et non telle autre ? Les réponses précises dépendent des usages de chaque média en particulier, de sa
ligne éditoriale, de son environnement, des habitudes de ses principaux informateurs. Et parfois du hasard. On peut être employé
de l’Office fédéral de la statistique et croire tout de même aux
aléas de l’information ! Ce correspondant a été témoin, à plusieurs années d’intervalle, de dégâts importants causés par des
véhicules à des arrêts de bus. Un jour, c’était rue du Rhône ; un
autre, plus récent, rue des Pâquis. Dans les deux cas, s’étonnet-il, « aucune ligne n’a été consacrée dans la Tribune de Genève
à ces accidents, pourtant spectaculaires et potentiellement dangereux ». Du coup, il fait part de sa perplexité autour de lui. Il
constate que de nombreuses personnes ont assisté à des accidents, ignorés ensuite par la presse. Même dans les cas, ajoutet-il, où la police est intervenue et où une hospitalisation
d’urgence s’est imposée. Il exprime un soupçon : « Si votre
source unique (ou presque) est le service de presse de la Police
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genevoise, ne faut-il pas redouter une certaine manipulation,
volontaire ou non, selon les objectifs du moment de la police ou
des autorités (chauffards alcoolisés, réfugiés trafiquants, manouches
cambrioleurs…) ? »
L’interpellation concerne les catégories classiques de faits
divers : les accidents et les délits. Les uns et les autres constituent l’ordinaire de la police locale et l’aliment quotidien des
« brèves » des journaux – je laisse de côté les événements de
première grandeur, accidents de chemin de fer, catastrophes
aériennes, fusillades mortelles, actes de grand banditisme ou
crimes de sang, qui requièrent une couverture médiatique à leur
mesure. Quels sont les critères de la police ? Quels sont ceux
des journaux ?
Du côté de la police, les règles sont précises. Les accidents ne
sont pas mentionnés s’ils ne provoquent que des dégâts matériels, que la police en soit avisée ou non. Ils le sont toujours
lorsqu’ils entraînent des blessures justifiant l’intervention de la
Brigade de sécurité routière. L’information est alors intégralement transmise aux journaux. Il arrive aussi qu’une information
soit donnée par le biais d’un appel à témoin. En matière de
délits, les dommages volontaires à la propriété ne sont pas
signalés à la presse, qu’il s’agisse d’une voiture démolie par des
fêtards ou du cambriolage d’un appartement. Le service de
presse de la police n’en est même pas avisé par les voies
internes. Une information est cependant diffusée lorsqu’il
convient de mettre en garde la population, par exemple lors
d’une vague de cambriolages. Ou encore lorsque le dommage
est particulièrement grave. Quant aux arrestations, tous les mandats sont transmis au service de presse. Celui-ci les communique aux médias, sauf lorsque la personne en cause est immédiatement relaxée. Il appartient à un journaliste de piquet de
s’enquérir en fin d’après-midi des faits divers concernant les
délits. Les plus importants conduisent la presse à se déplacer au
siège de la police. Les seules exceptions concernent les délits
d’ordre sexuels et les délits impliquant des mineurs, qui font
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l’objet de précautions particulières et échappent à une information automatique.
De cette masse d’informations, que reste-t-il dans les colonnes
du journal ? Les petits faits divers répondent à l’exigence d’actualité (cela s’est passé hier) et de proximité (cela s’est passé
ici). Leur importance intrinsèque, leur signification restent très
relatives. Comme tout quotidien local, la Tribune de Genève est
animée par un souci d’exhaustivité. Elle n’y répond pas toujours, tant à propos d’accidents qu’à propos d’innombrables
manifestations locales, parmi lesquelles elle est tenue de choisir.
« Il s’agit moins de sélection des nouvelles en soi que de configuration des pages, explique un responsable de la rubrique
locale. On aimerait les publier toutes. Mais lorsque la place vient
à manquer, on est obligé d’éliminer. Alors, on coupe “par le
bas”, en renonçant aux moins graves, aux plus banales. En principe, les informations recalées sont conservées pour le lendemain. Si elles sont à nouveau écartées, elles disparaîtront. »
André Gide appelait journalisme « tout ce qui sera moins intéressant demain qu’aujourd’hui ».
Pour autant, les sujets d’interrogation ne manquent pas du
côté des lecteurs.
« Les vols à répétition dépriment le petit commerce » porte
en titre la Tribune de Genève un jour de février 2006. Ce n’est
pas encore l’écho du célèbre « La France a peur ! » du journaliste de télévision Roger Gicquel. Mais tout de même ! « Je
veille à n’être jamais seule », déclare la gérante du Petit Dépanneur, rue des Délices. « Tout mon stock a été dérobé », raconte
un kiosquier de Saint-Jean. A quoi s’ajoute le titre d’un article
présentant un rapide bilan « Voleurs qui montent en violence ».
Cela suffit à cerner un climat. Les agressions et les brigandages
occupent une place importante dans le journal depuis plusieurs
semaines. Cela commence par le vol à l’arraché dont est victime
une ancienne présidente du Conseil municipal. Celle-ci souffre
d’une fracture de l’humérus et de nombreux hématomes. Elle
est contrainte de fêter ses quatre-vingts ans sur un lit d’hôpital.
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L’ample couverture de ce délit vaut à la rédaction une lettre, qui
est transmise au médiateur. « Je suis un peu surpris que vous
donniez tant de place à un tel incident, devenu hélas ! très
commun à Genève. Cela signifie-t-il que vous vous fichez des
autres dames agressées, si elles n’ont pas occupé le devant de la
scène politique ? » Pourquoi donc les journaux relatent-ils en
détail certains délits plutôt que d’autres ? Est-ce lié seulement à
la notoriété de la victime ? La lettre est à peine tombée sur le
bureau du médiateur que son auteur est lui-même agressé sur le
quai marchand des Eaux-Vives, lors d’une altercation avec le
propriétaire de deux chiens. Il doit recevoir des soins à l’Hôpital
cantonal. Il se manifeste derechef auprès de la rédaction, qui
décide de consacrer un article à ce pénible incident. Quelques
jours passent, l’effet d’urgence s’essouffle. L’actualité impose
d’autres sujets. Le temps de recueillir le récit détaillé de la victime, de vérifier ce qui peut l’être et de requérir l’avis de la
police, ce n’est que deux bonnes semaines plus tard que l’affaire
est portée à la connaissance du public. Entre-temps, le journal
accorde la plus grande attention à une autre agression, dont est
victime un horloger bijoutier du quartier de Saint-Gervais, lui
aussi envoyé à l’hôpital.
Les agressions appartiennent à la catégorie des délits communiqués par la police. Elles doivent cependant répondre à des
conditions qui s’ajoutent aux règles générales énoncées plus haut.
La police ne divulgue pas l’identité des victimes, conformément
à la loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infraction (LAVI).
L’information n’est donnée que si une plainte est déposée. Elle
n’est communiquée à la presse – c’est le nœud de la divergence
sur le meurtre du Jardin anglais – que lorsqu’une publication ne
crée pas de difficultés aux enquêteurs, chargés notamment d’effectuer des constats techniques, relevés d’empreintes ou détermination du profil ADN. Au reste, il n’est pas rare que les victimes elles-mêmes ou leurs proches se chargent de révéler
l’agression et s’adressent directement aux journaux. La police
est alors mise hors jeu, elle n’est sollicitée qu’à des fins de
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vérification. L’agression contre l’ancienne présidente du
Conseil municipal est annoncée en séance publique de cette
assemblée. L’incident du quai marchant des Eaux-Vives est rapporté par la victime. Les malheurs de l’horloger de Saint-Gervais sont signalés par un commerçant voisin. A chaque fois, la
rédaction enregistre les témoignages, cherche à vérifier les faits et
demande le cas échéant à la victime l’autorisation de divulguer
son identité. Cette dernière précaution explique que seule
l’ancienne présidente soit nommée, et même photographiée sur
son lit d’hôpital.
La presse prête une attention privilégiée à certaines victimes,
en raison de leurs fonctions ou de leur notoriété. Les gens
connus ne sont pas épargnés par les désagréments de la vie !
Près de mille voitures ou embarcations ont été volées à Genève
en 2002. La presse a parlé cette année-là avec emphase du vol
par un homme armé de l’Audi de l’ancien champion olympique
de tennis Marc Rosset. C’est en partie injuste. Non seulement
pour les victimes ordinaires, qui pourraient concevoir l’anonymat protecteur comme une manière de ne pas les prendre en
considération. Mais aussi pour toutes celles dont la presse tait
les mésaventures, parce qu’elles ne sortent pas d’une triste
banalité, que les journalistes ne savent pas toujours tout et qu’ils
sont de toute manière obligés de trier parmi les nouvelles. Les
destins individuels de personnalités offrent ainsi un support à
une information plus générale. Ils permettent d’ouvrir un débat
sur l’état de la délinquance dans la société. La responsabilité des
médias est alors fortement engagée. Situer les délits dans leur
contexte, les rapporter à l’évolution du nombre et de la nature
des actes concernés, procéder en termes factuels et sans alarmisme inutile. Le défi n’est pas facile à relever, quand tout porte
à l’emphase et à la généralisation. Il s’agit en somme d’inciter
chacun à la prudence, sans céder à l’inquiétude ou développer
des sentiments sécuritaires disproportionnés. C’était d’ailleurs
aussi l’esprit, trente ans plus tôt, du commentaire de Roger Gicquel, alors que la France était plongée dans le débat sur la peine
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de mort. L’horreur même de l’enlèvement et du meurtre d’un
enfant ne doit pas susciter un sentiment de panique ni des pulsions vengeresses. La mémoire collective, très injustement, n’a
retenu que sa formule-choc.
Les victimes promises à l’oubli
Les victimes sont souvent escamotées des récits de faits
divers. La protection de leur anonymat est déjà un facteur de
disparition. Plus encore, les journalistes ont tendance à les
négliger lorsqu’elles ne sont pas des personnalités publiques ou
des gens jouissant d’une certaine notoriété. Ils focalisent leur
attention sur les circonstances du délit, leur auteur supposé, la
face active de l’histoire. Les victimes n’en constituent que la face
passive, elles sont alors instrumentalisées. Le déséquilibre n’est
pas moins perceptible dans les comptes rendus d’audiences.
Lors d’un colloque tenu à Genève en novembre 2004, le psychiatre français Gérard Lopez, spécialiste en victimologie, a
soutenu que « nous sommes tous formatés pour être du côté des
agresseurs ».
Une première difficulté tient à la confrontation habituellement requise par les tribunaux entre la victime et son agresseur.
La protection de la victime se heurte aux garanties d’un procès
équitable, reconnues à l’accusé par la Convention européenne
des droits de l’homme. L’équité a pour condition d’offrir à
l’agresseur la possibilité d’interroger tout témoin à charge, par
conséquent la victime elle-même. En Suisse, le Tribunal fédéral
a confirmé jusqu’à ce jour le droit à un procès équitable, sauf
lorsque la confrontation se heurte à une impossibilité matérielle,
liée à l’état physique ou psychique de la victime. Une seconde
difficulté tient à l’obligation faite aux tribunaux d’évaluer la
crédibilité de la victime. Cela implique, sauf circonstances exceptionnelles, une audition directe. L’enjeu de cette étape particulièrement douloureuse est de vérifier si les déclarations de la
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