Parler de l`image

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Parler de l`image
Parler de l'image
021/01/Monday 20h16
Parler de l'image
Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, expert de l'image,
dont le dernier ouvrage, "L'intimité surexposée[1]" a obtenu le Prix
du Livre de Télévision en 2002, analyse l'effet Loft Story, qui a
"rendu visibles plusieurs bouleversements psychologiques et
sociaux majeurs: déplacement des limites de l'intimité et des
repères de l'identité, avènement de héros radicalement différents
de ceux des générations précédentes, relations transformées entre
les sexes et, surtout, existence de nouveaux rapports familiaux."
Mais comment faut-il parler aujourd'hui aux jeunes - et aux élèves
de cette image-là, et des autres, qui semblent les fasciner ?
Entretien avec Serge
Tisseron, psychiatre,
psychanalyste.
Propos recueillis
par Janique Laudouar
Dans le Bonheur dans l'image, vous sortiez des sentiers de la critique "structuraliste", de
l'image analysée comme signe, pour professer que l'émotion devait être une des
composantes de l'analyse de l'image. Faut-il bannir certaines images actuelles ?
Comment parler d'image aujourd'hui ?
Très longtemps l'opposition à l'emprise des images s'est manifestée par la tentative de les
réduire. Les gens disaient: "chez nous, on n'achète pas la télévision", "il ne faut pas mettre
d'images dans les manuels"; j'ai même entendu des journalistes du Monde dire "il n'y aura
jamais d'images dans Le Monde parce que les images, c'est de la manipulation émotionnelle.
Aujourd'hui on a compris que la seule façon de gérer notre environnement d'images qui
s'enrichira de plus en plus, c'est de faire en sorte que les enfants, les adultes, portent un regard
différent sur les images, et pour ça il faut leur proposer des images qui leur apprennent à lire les
images.
Le problème apparaît dès qu'on essaie d'échanger avec les gens sur ce qu'ils mettent sur
l'expression "éducation à l'image". Si tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut une
éducation aux médias, les gens la définissent rarement. On s'aperçoit qu'il y a beaucoup de
manières différentes de l'envisager. Ce que j'y mets pour ma part, c'est apprendre à mieux
connaître les stratégies spontanées que les enfants, les adolescents, utilisent pour gérer
l'impact émotionnel des images sur eux. Dans "Enfants sous influence", je montre qu'il n'y a pas
une stratégie mais au moins trois: certains enfants sont à leur aise en parlant de ce qu'ils voient,
d'autres ont besoin de passer par des images, et heureusement de plus en plus d'enseignants
s'en préoccupent: ces enfants peuvent tenir un discours sur les images mais à condition de
pouvoir les toucher, les découper, les manipuler, les déconstruire, les reconstruire
matériellement, avec des ciseaux ou un logiciel de traitement d'images. Et puis il y a des
enfants qui restent les grands oubliés: ils ont besoin de passer par le corps, par la
sensorimotricité, ce sont des enfants qui ne tiennent pas en place quand on leur montre des
images, et pour eux il faudrait prévoir des activités de jeux de rôles, de groupes pour leur
permettre de commencer à gérer de cette manière-là l'impact émotionnel des images sur eux,
pour leur permettre à terme d'en parler. Les enfants doivent réaliser tout cela dans les
meilleures conditions possibles, c'est-à-dire accompagnés par un adulte parce qu'entre eux,
inévitablement l'un d'eux va avoir tendance à perturber toute la dynamique de groupe. La
présence de l'adulte est indispensable pour réguler cette dynamique.
On entend dire parfois que les enfants d'aujourd'hui sont très lucides sur l'image et les
médias, qu'en pensez-vous ?
C'est une invention des adultes pour se rassurer et décider qu'il n'y a rien à faire. Certains
adultes affirment que les enfants ne sont pas dupes, même face aux images de violence. C'est
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adultes affirment que les enfants ne sont pas dupes, même face aux images de violence. C'est
vrai uniquement les enfants sont aidés dans cette démarche qui leur permet de se donner des
représentations de ce qu'ils éprouvent et de maîtriser leurs émotions. La chose importante à
prendre en compte, dans un premier temps, c'est cette émotion. Les enfants qui ont une
aptitude au langage vont parler de leurs émotions, ceux qui ont une aptitude à manipuler les
images vont faire des images qui sont un miroir de leur émotion, et les enfants qui ont besoin
de passer par le corps vont d'abord mimer, mettre en gestes les émotions que les images ont
provoqué chez eux. Pour que les enfants soient introduits à la nomination de leurs émotions, il
faut évidemment que les adultes les y encourage, et donc qu'ils reconnaissent l'importance de
l'émotion. Aujourd'hui l'éducation à l'image doit commencer de la part des adultes et des
pédagogues par accepter que les images ont été inventées par l'être humain pour lui donner
des émotions. Consoles de jeux, cinéma hollywoodien, et jadis les panoramas du XVIIIème
siècle: les images ont été conçues pour provoquer des émotions fortes. Cette composante
émotionnelle a été longtemps acceptée: quand on lit les critiques de Diderot sur la peinture,
quand on lit les premières critiques sur la photographie, d'Ernest Lacan, on voit que les
émotions sont au premier plan. Mais la sémiologie et le structuralisme sont est passés par là et
on est devenu honteux des émotions. Aujourd'hui on a tendance à dire: "qu'est-ce que ça
signifie, qu'est-ce que le réalisateur a voulu dire…" Revaloriser les émotions, ce n'est pas
régresser par rapport à ce qu'a été la sémiologie, c'est comprendre qu'on ne peut adopter une
attitude constructive de compréhension du sens que si commence par mettre du sens sur ce
qu'on a éprouvé. Il faut d'abord passer par le sens des images pour soi avant d'envisager le
sens des images en elles-mêmes.
Quelle doit être l'attitude des enseignants quand il y a des émissions de télévision où il y
a surenchère à l'émotion ? N'y a-t-il pas un nouveau danger de l'image que nous
n'avions pas prévu ?
Loft Story présente plusieurs paradoxes: il y en a un qui me semble particulièrement important.
Cette émission a été dénoncée comme une émission qui mentait sur sa réalité: le faux direct, la
censure, donnant une image catastrophique de la télévision. Malheureusement, toute la
télévision st construite comme ça, avec beaucoup de faux directs, des débats de deux heures
dont on ne garde que quarante-cinq minutes, les débats littéraires n'échappant pas à la règle.
Les actualités télévisées sont découpées, montées, commentées, encadrées par d'autres
images qui induisent le jugement du spectateur. Loft Story m'est apparu comme une porte
d'entrée extraordinaire pour critiquer toute la télévision. Dans Loft Story, les ficelles qui sont
souvent manipulées avec subtilité dans l'ensemble de la télévision étaient utilisées de manière
grossière. Loft Story était une bonne base pour une éducation aux médias, à l'image, et c'est
pour cela que j'ai souvent invité des enseignants à travailler sur la localisation des caméras
dans le Loft, de permettre à des enfants de reconstituer mentalement l'espace, ou sur une
carte, de travailler sur les coupes, le choix de filmer dans une pièce et pas l'autre.
Pour la première fois la télévision revendiquait son propre pouvoir, fondé sur le désir qu'a le
téléspectateur de croire. Les gens savaient que Loft Story, c'était du faux, mais ils avaient envie
d'y croire comme à du vrai.
L'escalade de cette "intimité surexposée" a de quoi nous effrayer. Nos élèves ont déjà
tendance à s'identifier à cette célébrité facile incarnée par la télé-réalité, va-t-on pouvoir
trouver une réponse et leur proposer d'autres valeurs ?
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trouver une réponse et leur proposer d'autres valeurs ?
Avec le développement d'Internet, avec le développement du portable, la revendication de
l'intimité est en train de changer: il ne s'agit plus de se faire reconnaître par un petit nombre de
gens proches, mais d'avoir la reconnaissance de la masse et éventuellement des inconnus.
Comme la nouvelle génération a souvent grandi en étant filmée par les parents, elle grandit des
deux cotés du poste. Pour les jeunes, la télévision prolonge naturellement leur intimité. Ils
veulent s'exposer. Plus encore que "pour être célèbre", c'est pour se faire reconnaître dans ce
qu'ils peuvent avoir de plus spécifique. Ce n'est pas imiter quelqu'un de célèbre, c'est devenir
célèbre par son originalité, en ne renonçant pas à soi. J'appelle ce phénomène le désir
"d'extimité".
[1] L'intimité surexposée, Serge Tisseron, Ramsay 2002
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