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AGAPES
par MARIN WAGDA
La feuille de brick
assimilée
Cuisinée par les femmes
des familles maghrébines venues
dans les années soixante-dix
en France, la feuille de brick va
très vite retenir l’attention
des grands groupes industriels
et prendre sa place dans
la nouvelle cuisine de France.
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Avec l’immigration maghrébine, la feuille de brick s’est installée
en France. Ce ne sont pas les travailleurs sans famille qui l’ont
importée, leur ordinaire étant la chorba (voir H&M n° 1195) et le
couscous, qu’ils pouvaient confectionner eux-mêmes. S’ils mangeaient bouraks, bricks ou briouates, c’était dans les petits restaurants de leurs coreligionnaires moins démunis, où une épouse,
une mère, une sœur, savait confectionner diouls, malsouqa et
ouarqas, puis les garnir de toutes les farces traditionnelles. Mais
l’ordinaire des popotes maghrébines comportait surtout ce que l’on
trouvait dans les gargotes du pays d’origine, à savoir de rustiques
ragoûts, en particulier la loubia, le plat de haricots à la tomate et
au mouton du voyageur, du travailleur sans famille, de l’ouvrier
louant ses bras pour survivre.
Ce n’est qu’avec l’arrivée de familles, dans les années soixante-dix,
que la cuisine maghrébine de France s’est diversifiée, lorsque les
femmes ont apporté leur compétence. Elles confirmèrent l’introduction de plats venus avec les pieds-noirs une décennie plus tôt (voir
H&M n° 1207). Elles importèrent des recettes traditionnelles peu pratiquées par ces derniers et furent relayées par des restaurants dits
“marocains” (très peu osant se dire algériens), orientés vers une clientèle européenne de plus en plus curieuse. La période est en effet celle
de la naissance des classes moyennes, de l’ouverture paternaliste à la
gastronomie des anciennes colonies et des premières expériences de
la nouvelle cuisine (voir H&M n° 1219 et 1220). À partir de là, des épiceries “orientales” s’ouvrent un peu partout, pour les besoins d’une
population maghrébine de plus en plus nombreuse, venue se fournir
en condiments, épices et produits que la Méditerranée offre depuis
des siècles. Quelques Européens aventureux se rencontrent parfois
dans ces rayons, de même que des chefs cuisiniers de France, en
quête de produits nouveaux pour une cuisine nouvelle.
Bientôt, de grands groupes alimentaires s’intéressent aux denrées
de la cuisine du Maghreb, et les distribuent dans leurs circuits.
N° 1253 - Janvier-février 2005
C’est ainsi qu’après le couscous introduit par les pieds-noirs arrive la
feuille de brick industrielle sous conditionnement plastique, répandue
dans la grande distribution pendant l’ultime décennie du XXe siècle. À ce
moment-là, la cuisine mondialisée s’est imposée dans les mœurs de la
classe moyenne et de nombreux chefs français annexent dans leurs
recettes la “feuille de brick”, ainsi dénommée au détriment de toutes les
autres appellations, inconnues et au demeurant imprononçables.
La feuille de brick industrielle
Or donc, dans les dernières décennies du XXe siècle, la feuille de brick
ronde se trouve sur le marché des produits alimentaires en France. Un certain nombre de fabricants de produits de boulangerie la font entrer dans
leur catalogue. C’est ainsi qu’un important groupe alimentaire du Nord
de la France la présente aux côtés de ses pâtes feuilletées, sablées ou brisées, en blocs ou à dérouler, aux côtés de ses croissants et petits pains,
tourte alsacienne, pizza, pâte à beignets, à cuire dans le four familial par
les ménagères modernes. Même si la
La cuisine maghrébine de France
feuille de brick paraît un peu isolée,
s’est diversifiée, grâce aux femmes
elle n’en est pas moins distribuée parmaghrébines. Elles confirment
tout dans l’Hexagone et en Belgique,
l’introduction de plats déjà venus, avec les pieds-noirs,
avec une présentation dans la langue
de Molière et en néerlandais. Compoune décennie plus tôt.
sée d’eau, de farine, de sel, d’huile
végétale, elle comporte aussi, comme
conservateurs, de l’acide ascorbique (E 200), du propionate de calcium
(E 282) et de la lécithine (E 322) comme émulsifiant. Les musulmans et les
juifs représentant une part importante des acheteurs de ces feuilles, un
tampon du Grand Rabbinat de Paris atteste du caractère cacher du produit. C’est une garantie pour les juifs pratiquants et les musulmans
dévots, totalement confiants en un tel sceau, qui les rassure bien mieux
qu’une éventuelle marque d’autorités islamiques, corrompues, incompétentes et peu sûres à leurs yeux.
Quelques autres entreprises fabriquent en France le même produit, dans
le Midi ou la région parisienne. Moins importantes mais plus spécialisées,
elles mettent sur le marché de la pâte à filo, des galettes de riz ou des
feuilles pour ravioles. Au Maghreb, la fabrication industrielle se développe.
En Tunisie, une société commercialise des feuilles de brick circulaires de
trente et vingt-quatre centimètres et des petits formats, appelés “dannouni”, de douze centimètres et demi de diamètre. Elle produit aussi des
feuilles carrées de vingt centimètres de côté et des feuilles dites “à
samsa”, de vingt centimètres sur trente.
En amont, les machines existent pour une telle fabrication. Elles ont remplacé la virtuosité de toutes les femmes qui concoctaient des galettes de
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riz en Extrême-Orient, des lasagnes en Italie, des feuilles de filo dans les
Balkans, des malsouqas, diouls et ouarqas au Maghreb et des ravioles
dans le Dauphiné.
La feuille de brick dans la nouvelle
cuisine de France
On peut d’ailleurs penser que ces ravioles de fine pâte à nouille aux œufs,
enrobant du fromage de chèvre et du persil, ont inspiré les premières utilisations de feuilles de brick à la mode française. En effet, le fromage de
chèvre avec romarin, thym ou persil représente une des farces les plus
mentionnées dans les recettes. On note d’ailleurs que les conseils donnés
sur les emballages, après avoir longtemps été inspirés par la gastronomie
maghrébine et ses triangles et cigares aux farces traditionnelles, orientent
désormais vers les nouvelles aumônières, papillotes, coupelles, millefeuilles et croustillants qu’ont inventés les chefs du pays le plus gourmand
du monde.
Dans la profusion des recettes françaises avec feuilles de brick, nées de
multiples inspirations individuelles, il est difficile de percevoir une tradition. Pourtant, on peut déceler quelques formes déjà établies. La plus classique est l’aumônière, en bourse fermée d’un cordon. La bourse est ici la
feuille, remplie de sa farce, le bord ramené sur le dessus et clos par un brin
de ciboulette noué avant de passer au four. Nous ne finirions pas d’évoquer
les contenus inventés par les chefs de l’Hexagone, mais l’aumônière au fromage de chèvre est devenue un vrai classique. Il est aussi des aumônières
au maroilles, aux filets de poisson et même aux cuisses de grenouilles et
aux escargots. Il en est où se mêlent crevettes, coquilles Saint-Jacques et
filets de saumon frais. Pour le dessert, l’aumônière avec un fruit cuit, poire,
pomme ou pêche, mêlé d’amandes ou autres denrées, est déjà répandue.
À côté de l’aumônière, la papillote fait sa place, avec les mêmes farces. Elle
affecte la forme d’un bonbon dans son papier, les deux bouts refermés par
des brins d’herbe aromatique. Autre dérivé, la coupelle est une feuille de
brick raidie au four dans un moule creux aux bords relevés dont elle prend
la forme en durcissant. On y met à peu près tout ce que l’on veut, des
pommes de terre aux champignons de Paris jusqu’à des glaces accompagnées de fruits cuits.
Cette technique de raidissement préalable de la feuille de brick est désormais répandue. On confectionne ainsi de multiples formes croustillantes,
enduisant la chose de beurre ou d’œuf battu et saupoudrant de graines de
sésame. Outre la coupelle, il existe des fonds avec deux feuilles de brick
carrées disposées en étoile ou des éléments de mille feuilles avec des
cercles plus petits que les trente centimètres classiques du produit, ou des
triangles allongés, ou des petits carrés. Bref, ces formes raidies au four
accueillent toutes garnitures salées et sucrées. La plus élaborée des
recettes, inspirée de la bastella au lait (voir H&M n° 1249), est celle des
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croustillants, où alternent de la feuille de brick raidie, de toutes ces
formes, avec des filets fumés de truite ou saumon, des rillettes de divers
poissons ou ce qu’il vous plaira.
Certains chefs usent de la chose comme simple décoration, la froissant en
forme de fleur pour la dorer au four et la poser sur un pigeon rôti ou un dessert. En un mot, ici encore tout est possible dans le monde de la feuille de
brick assimilée dont la tradition s’élabore sous nos yeux dans les restaurants de France. Nous n’aurons donc jamais fait le tour de toutes les pratiques et il convient d’attendre que le temps œuvre.
Pourtant l’évocation d’une recette à l’accent canaille offre une conclusion
provisoire à l’aventure de la feuille de brick en France. Il s’y mêle de l’accent du yaouled (gavroche algérois), du Parigot du titi de Belleville et
même de l’intonation de Guignol. C’est de la salade de lentilles aux
oignons avec un cigare de dioul enveloppant une chipolata (godiveau pour
les Lyonnais) et doré au four. Cela se passe de commentaire.
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