Regards croisés sur l`éducation bilingue en Vallée d`Aoste
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Regards croisés sur l`éducation bilingue en Vallée d`Aoste
Education et Sociétés Plurilingues n°13-décembre 2002 Regards croisés sur l'éducation bilingue en Vallée d'Aoste Rita DECIME avec Anne-Marie RAGOT Questo articolo vuole essere un primo resoconto sulla realtà valdostana e sulle iniziative nel settore dell’insegnamento del francese (con l’italiano seconda lingua ufficiale della regione), che hanno interessato, dalla seconda metà del secolo scorso, i diversi settori del suo sistema educativo. Seguendo i progressi della ricerca pedagogica è stato fatto dapprima il tentativo di passare dall’insegnamento del francese all’insegnamento in francese, per arrivare, molto più recentemente, ad una nuova forma di programmazione delle attività didattiche che possa progressivamente realizzare l’uso paritario delle due lingue. Si vogliono qui ricostruire le iniziative e le esperienze che hanno permesso (nel settore primario), o che lasciano intravedere come possibile (nel settore secondario), la realizzazione di un curricolo bilingue, di un curricolo cioè nel quale si costruiscono contemporaneamente l’apprendimento delle lingue e l’apprendimento delle discipline. This article is a first report on the situation in the Aosta Valley and on the initiatives in the teaching of French (the second official language of the Region, next to Italian), which, from the second half of the past century on concerned various sectors of the educational system. If we follow the progress of pedagogical research in the field, the first hurdle to overcome was to go from the teaching of French to the teaching in French, to achieve, much more recently, a new form of didactic planning that can insure the equal use of both languages. This article seeks to retrace the initiatives and the experiments that have allowed (for the primary sector), or that anticipate (for the secondary sector), the implimentation of a bilingual curriculum, i.e. of a curriculum in which both the learning of languages and the learning of various subjects are built up simultaneously. Introduction La Vallée d’Aoste est aujourd’hui une des cinq régions autonomes de la République italienne (avec le Trentin-Haut Adige, le Frioul, la Sicile et la Sardaigne). Elle jouit d’un statut spécial dite "loi constitutionnelle", qui affirme, à l’article 38, que «la langue française et la langue italienne sont à parité» et qui permet, entre autre, de pouvoir adapter les programmes scolaires nationaux aux exigences socioculturelles et linguistiques locales. L’article 39 aussi prévoit textuellement: «Dans les écoles de n’importe quel ordre ou degré qui dépendent de la Région, un nombre d’heures égal à celui qui est consacré à l’enseignement de l’italien est réservé, chaque semaine, à l’enseignement du français. L’enseignement de quelques matières peut être dispensé en français». Ce statut spécial a été promulgué le 26 février 1948. L’espoir de ceux qui avaient rédigé les articles concernés était de faire retrouver à la langue française le niveau d’emploi et de diffusion qu’elle avait avant la promulgation des différentes dispositions abrogatoires qui avaient caractérisé les vingt ans du fascisme (19221943). L’égalité horaire entre les enseignements des deux langues eut une application très rapide; par contre, l’emploi de la langue française dans le développement des activités didactiques et dans l’enseignement des disciplines eut une application R. Decime, A.-M. Ragot, Regards croisés sur l'éducation bilingue en Vallée d'Aoste beaucoup plus tardive. Suivant parfois la réforme des programmes de l’Etat ou d’autres actions normatives adoptées au niveau national, cet emploi est beaucoup plus récent et s’est réalisé de façon différente dans les divers secteurs de l’école obligatoire. On peut prendre le début des années 70 comme point de repère pour marquer une évolution significative dans le passage de l’enseignement du français à l’enseignement en français. Sans vouloir décrire ce passage dans le détail, il est néanmoins important d’en illustrer les moments essentiels pour chaque degré d’école. Pour tous on peut retrouver, dans des dispositifs d’ordre administratif ou normatif, des moments de passage, plus ou moins précis et clairs, qui témoignent des efforts déployés pour progresser dans l’acquisition de la langue française, dans le développement d’une compétence communicative et dans celui, plus récent, des compétences cognitives; pour tous ces moments, la centration sur l’apprenant et sur son travail de construction des représentations, est une constante qui dérive des résultats de la recherche dans le domaine des sciences de l’éducation. Les chapitres qui suivent veulent essayer d’illustrer les efforts et les difficultés, les essais et les étapes qui ont marqué le chemin parcouru. Pour chaque degré d’école il y a aussi un ‘regard extérieur’, c’est-à-dire une réflexion sur les initiatives et sur les expériences réalisées jusqu’à présent, apportée par une personne spécialisée qui a particulièrement interagi avec le corps enseignant du degré concerné. ECOLE MATERNELLE Elle accueille les petits de 3 à 5 ans. Sans être obligatoire, elle reçoit en Vallée d’Aoste 98% des enfants de cet âge: 80% dans les écoles publiques, 20% dans les école privées. Le contenu de l’exposé qui suit concerne tout particulièrement les premières, qui ont enregistré, en 2001-2002, 158 sections, 321 enseignants et 2.590 élèves. L’école maternelle régionale a pu être instituée en Vallée d’Aoste seulement en 1972, à la suite de la création en 1968, en Italie, de l’école maternelle d’Etat. Avant cette date, il y avait seulement des institutions privées ou gérées par les communes. L’occasion fut alors saisie pour mettre progressivement en chantier des dispositifs pour orienter les activités bilingues destinées aux enfants. Le document d’adaptation (1) des “Orientations” (terme qui remplace, au niveau des institutions scolaires pré-obligatoires, celui beaucoup plus commun de “programmes”) affirmait en 1983, et pour la première fois dans le panorama éducatif valdôtain, que: “L’œuvre éducative de la maternelle se distribue en temps égaux dans les deux langues, italienne et française. Elle s’effectue dans chacune d’elles sous des formes qui ne peuvent être distinctes, ni réparties en secteurs et horaires rigides... Chacun des systèmes de communication verbale utilisé doit avoir ses propres motivations: espaces et temps, matériels et soutiens didactiques spécifiques”. Ce document a donc établi la parité d’emploi des deux langues, tout en laissant aux 14 R. Decime, A.-M. Ragot, Regards croisés sur l'éducation bilingue en Vallée d'Aoste institutrices la plus ample liberté méthodologique. Il a sanctionné un principe qui, du point de vue juridique, a rendu bilingues les écoles enfantines de toute la région. Mais on peut facilement comprendre qu’un projet pédagogique de ce genre ne s’accomplissait (et ne s’accomplit toujours pas) par simple disposition de loi; les acteurs à qui incombait cette réalisation devaient être aidés et soutenus. Leur travail devait pouvoir compter sur des initiatives de recherche didactique, planifiées par l’Administration et conduite avec le concours de Centres particulièrement engagés dans l’enseignement précoce des langues vivantes. Une collaboration très fructueuse avait déjà débuté en 1975 avec le Centre de didactique du français de l’Université III de Grenoble. Elle commença par (ok) des cours de formation à l’intention du personnel enseignant; elle aboutit à la construction d’un matériel didactique spécifique, Valentine et les autres (Bourguignon et alii., 1984), pour la réalisation duquel une vaste expérimentation fut conduite avec les institutrices qui, année après année, participaient aux stages. Cette expérience contribua fortement à nous faire comprendre que la formation du personnel et l’élaboration d’un matériel, particulièrement conçu pour être employé dans un certain contexte scolaire, ne doivent pas être des initiatives dissociées, la production de cette ressource fondamentale étant un moyen de formation des plus efficaces. ‘Valentine’ contribua d’une façon déterminante à l’emploi du français dans les différentes activités didactiques qui caractérisent l’école maternelle: motrices, expressives, logiques, rythmiques, musicales, de socialisation, etc. A travers ses douze unités, le contenu des textes et des images est re-proposé pour les expériences les plus diversifiées, de façon à ne pas isoler la langue des autres moyens d’action et d’expression des enfants. Grâce à elle, le français a cessé d’être une activité spécifique à développer pendant des séances de travail particulières pour devenir une langue véhiculaire orientée vers le développement des capacités expressives et des compétences communicatives des petits élèves. Les efforts se sont concentrés sur l’organisation d’activités multiples dans lesquelles l’échange verbal entre institutrice et élèves devait être chargé de motivations et de significations importantes. Ce fut là un progrès considérable, mais les efforts des institutrices, s’ils étaient récompensés par les capacités de compréhension et d’exécution qui se manifestaient rapidement, butaient sur une capacité de production qui demeurait extrêmement faible. Une recherche, menée vers la fin des années 80 et confiée à une équipe pluridisciplinaire (cf. "Recherche...", 1994) a démontré, dans la partie qui a plus particulièrement pris en compte les aspects psycholinguistiques de la didactique bilingue réalisée dans nos écoles, que ce qui diversifie la méthodologie d’enseignement dépend moins de la nature de l’activité proposée, ou du temps dédié à celle-ci, que de sa conduite pédagogique. Dans toutes les situations, l’attention à ‘faire parler’ les enfants, à leur donner un vrai ‘espace de parole’, à les aider dans l’élaboration et dans l’exposition de leur pensée, est absolument essentielle. Il faut, 15 R. Decime, A.-M. Ragot, Regards croisés sur l'éducation bilingue en Vallée d'Aoste bien sûr, que les enseignantes facilitent les situations de communication authentique et d’échange, mais il faut tout autant qu’elles soient attentives au travail cognitif sous-jacent à toute production langagière. L’adoption en 1991, des nouvelles “Orientations pour l’activité éducative dans les écoles maternelles d’Etat” (2), orientations qui ne sont plus articulées en termes d’activités mais en termes de ‘domaines d’expérience’ (tels que: le corps et le mouvement; les discours et les paroles; l’espace, l’ordre et la mesure; les choses, le temps et la nature; messages, formes et média, le soi et l’autre) a donné l’occasion d'une réflexion méthodologique d’ordre général. Même si elles n’ont pas encore été officiellement ‘adaptées’ à la réalité régionale, elles ont mis en marche un processus de renouvellement qui a contribué à faire préférer, à une pédagogie axée sur la réalisation d’objectifs prédéfinis, une ‘méthodologie de projet’ beaucoup plus attentive au processus d’élaboration conceptuelle des enfants. L’éducation bilingue y a trouvé un nouvel essor, parce que les enseignantes sont actuellement aidées à mieux comprendre tout le travail intérieur qui accompagne la construction précoce d’une nouvelle langue. La modalité d’intervention suggérée est celle d’accepter la microalternance et d’aider, avec re-formulations et paraphrases, le travail de passage progressif d’un code à l’autre. On pense, en effet, que l’engagement de l’enseignante bilingue à l’école maternelle doit être d’abord centré sur la construction des concepts et des représentations. Et deux langues contribuent mieux qu’une à toute élaboration conceptuelle. Ces nouvelles indications méthodologiques ont eu récemment une occasion ultérieure de développement à travers la recherche-action dénommée A.l.i.c.e. (Autonomie: Laboratoire pour l’Innovation des Contextes Educatifs), recherche développée au niveau national qui, chez nous, a tout particulièrement travaillé sur le concept de curriculum, perçu sous l'angle du parcours d’apprentissage, que l’élève conduit consciemment dès l’école enfantine. Ce parcours, pour être conscient, prévoit un emploi tout particulier du langage et il peut profitablement commencer à l’aide de deux langues, si celles-ci sont perçues et employées comme ‘langues de pensée’ (voir Dossier A.l.i.c.e., 2000, 2001). Notes: (1) "Adaptation des orientations de l’activité éducative dans les écoles maternelles d’Etat au exigences socioculturelles et linguistiques de la Région autonome de la Vallée d’Aoste", délibération du Gouvernement Régional n° 529 du 28.01.1983. (2) “Orientamenti dell’attività educativa nelle scuole materne statali”. Décret ministériel du 03.06.1991. Références: BOURGUIGNON, C., MALLET, B., OTHENIN-GIRARD, C., RAGOT, A.-M. 1984. Valentine et les autres. Méthode d’enseignement du français pour une école maternelle bilingue. Aoste: Ed. Musumeci. 16 R. Decime, A.-M. Ragot, Regards croisés sur l'éducation bilingue en Vallée d'Aoste Dossier A.l.i.c.e. – 1er Document d’étape, janvier 2000 in L’Ecole Valdôtaine, n° 50 et Dossier A.l.i.c.e. – 2 ème Document d’étape, janvier 2001 in L’Ecole Valdôtaine, n° 55. Aosta: Tipografia Valdostana. “Recherche sur l’école maternelle bilingue en Vallée d’Aoste. Le contexte – Aspects sociogéographiques – Aspects psycholinguistiques – Aspects pédagogiques". 1994. Aoste: Ed. Musumeci. Un regard constant et fidèle (quelques réflexions sur l'Ecole Maternelle) Anne-Marie RAGOT (professeur de psychologie) J’ai participé, depuis ses débuts en 1975, à la vie de l’école maternelle valdôtaine, à travers stages, cours de formation, recherches, en me faisant le relais, auprès des enseignantes, des idées et questions vives en psychologie de l’apprentissage, susceptibles de les aider à progresser dans leur pratique d’une pédagogie bilingue. La Vallée d’Aoste a eu, depuis trente ans, une politique soutenue de formation de ses enseignants de l’école maternelle, établissant et consolidant une culture pédagogique commune, à travers laquelle les choix, tant personnels que collectifs, à l’intérieur des communautés de montagne, ont pu trouver leur expression. J’insisterai ici sur trois dimensions de cette politique, qui me paraissent caractériser fortement à la fois l’histoire et le caractère propre de l’école maternelle valdôtaine. 1. La formation par la recherche Dès le début, les enseignantes ont été étroitement associées aux travaux qui ont abouti à la construction de la méthode Valentine et les autres, dans une très large expérimentation, ponctuée de stages de formation. Ce travail a été fondateur, pour les institutrices de l’école maternelle, d’une identité professionnelle fortement marquée par le souci d’analyse et de réflexion continue et collective sur les pratiques. Il a également amorcé la réflexion sur l’identité de l’enseignant bilingue, qui doit transmettre des données linguistiques et permettre aux élèves de les organiser, dans des interactions centrées sur des activités scolaires, c’est-à-dire des activités visant d’autres apprentissages que le seul apprentissage de la langue. Au cours des trois dernières années, une nouvelle recherche a associé plusieurs équipes d’enseignantes à un programme national sur le curriculum: Alice (Autonomie: Laboratoire pour l’Innovation des Contextes Educatifs). L’objectif de cette recherche-action était de constituer un itinéraire de formation en service (c'est-àdire quand on a déjà la responsabilité d’une classe). Quoique menée à une échelle régionale plus réduite, elle a été l’occasion d’une relance de la réflexion et de l’innovation pédagogiques, centrée sur l’attention portée au fonctionnement cognitif de l'élève, pour le soutenir dans son effort de construire des concepts et de penser en deux langues. 2. Diffusion et valorisation systématique des différentes recherches On a favorisé la diffusion, la valorisation systématique des différentes recherches, leur transposition dans des dispositifs pédagogiques, encadrées et contrôlées, d’abord historiquement par l’inspection des écoles maternelles, puis par des collaboratrices 17 R. Decime, A.-M. Ragot, Regards croisés sur l'éducation bilingue en Vallée d'Aoste didactiques. Et plus généralement la mutualisation des savoirs, chaque enseignante étant invitée à partager avec les membres de sa communauté les connaissances acquises au cours des différentes occasions de formation. Ce travail, patient et insistant, a très fortement contribué à faire de cette école maternelle bilingue un lieu riche de créativité pédagogique. Sa poursuite s’impose d’autant plus aujourd’hui que la réunion des différents degrés d’école au sein d’un même établissement oblige à penser avec plus de cohérence encore la continuité des apprentissages en situation bilingue. 3. Contrôle et évaluation des pratiques pédagogiques On a eu le souci, enfin, d’engager les enseignantes dans un contrôle et une évaluation stricts de leurs initiatives et de leurs pratiques pédagogiques. L’Administration Régionale a elle-même procédé, vingt ans après la création de l’école maternelle, à une évaluation de son fonctionnement, dans toutes ses dimensions, géographiques et sociologiques, linguistiques et psycholinguistiques, pédagogiques (voir la Recherche sur l’école maternelle bilingue en vallée d’Aoste, IRRSAE, 1994). Dans ce cas encore, les résultats de ces travaux ont été diffusés auprès des enseignants et lorsque ils ont été repris en formation, cela a contribué à réajuster les outils et les pratiques. La génération des «pionniers» part depuis quelques années à la retraite. De jeunes enseignants arrivent, qui doivent à la fois inscrire leur identité professionnelle dans l’histoire récente de cette école et inventer son avenir. Ils doivent aussi lui donner toute sa place et toute sa spécificité dans l’organisation verticale des différents degrés d’enseignement. Ils auront sans doute besoin d’être, à leur tour, accompagnés dans ce travail, pour eux-mêmes, afin de développer leurs compétences au niveau où ils exercent, et avec leurs collègues des autres degrés d’école, pour concevoir et mettre en oeuvre l’innovation pédagogique imposée par l’autonomie scolaire. (A suivre) La description de la réalité valdôtaine se poursuivra dans les prochains numéros de la revue avec les contributions de M. Auguste Pasquier (Service des Langues de l'enseignement primaire à Genève) pour l'école élémentaire, de M. Laurent Gajo (Universités de Lausanne et de Neuchâtel) pour l'école secondaire du premier degré et de M. François Giraudeau (Coordinateur pour le français dans les sections bilingues en Italie) pour l'école secondaire du deuxième degré. Cet article aura donc trois parties, réparties sur trois numéros d'Education et Sociétés Plurilingues: ESP n° 13: Introduction, Ecole Maternelle ("regard" de Mme Ragot). ESP n° 14: Ecole Elémentaire ("regard" de M. Pasquier); Ecole Secondaire du 1er degré ("regard" de M. Gajo). ESP n° 15: Ecole Secondaire du 2ème degré ('regard' de M. Giraudeau); Université, Conclusions finales ("regard" de M. Daniel Coste). 18