Adam et Eve 2 - Antigone formation

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Adam et Eve 2 - Antigone formation
Qu’est-ce que la première famille enseigne à toutes les familles ?1
Adam et Eve – qu’est-ce que la première famille enseigne à toutes les familles
Qu’est-ce qu’être une mère, un père, un enfant ?
Que s’est-il vraiment passé entre Caïn et Abel ?
Comment comprendre cette violence familiale ?
Nous connaissons tous l’histoire d’Adam et Eve et du meurtre d’Abel par son frère
Caïn et les conséquences pour l’humanité de ce début malheureux.
En plus du message divin que cette histoire révèle, il est possible d’en faire une autre
lecture, plus centré sur l’enseignement de la vie familiale de ces personnages. En
effet, ce texte contient aussi des merveilleuses indications sur le fonctionnement
psychique de chaque personne. En particulier, la Bible nous renseigne sur les choix à
faire en tant que père et mère pour amener chaque enfant à devenir un sujet du
langage et un être humain à part entière.
Dans ce temps de réflexion, nous nous proposons de lire ce récit de la Genèse sous
l’angle de la clinique et d’une écoute de relations familiales.
La naissance du langage, de l’humain, du couple
Adam ce n’était pas le nom de l’homme. Adam en hébreu signifie « l’être humain » le vivant – le glébeux selon Chouraqui, sorti de la glèbe, de la terre. Placé au milieu
du jardin d’Eden, pour le cultiver et le garder, Dieu lui autorise de manger de tous
les arbres, sauf de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Tout sauf un, c’est
l’ordre donné : « Pour entrer dans l’humanité je te demande de lâcher de l’idée que
tu peux jouir de tout, du tout, de la totalité, de la complétude. Il faut que tu acceptes
qu’il y ait du manque en toi. Humain, tu ne seras pas comblé, mais de la part de vide
que s’inscrira en toi, le langage viendra t’habiter ». Le langage est le signe de ta
concession à une perte définitive, ne cherche pas en lui la promesse d’une
quelconque retrouvaille avec un objet perdu. Et oui, entre toi et les autres humains il
n’y aura jamais du bien entendu, ni de l’harmonie parfaite, vous serez voués à vous
mi-dire et toujours que très peu. (Gen. 2, 16 et 17) Mais en attendant qu’il y ait un
autre comme toi, joue du langage que Je te donne, mets-le à ton service, vas-y,
nomme « tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel ». « Et il les fit venir
vers l’homme pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom
que lui donnerait l’homme » (v. 19)
Adam, le premier homme doit entendre au nom de toute l’humanité le principe du
manque originaire, du pas tout prendre, pour que, pris dans le langage il ait les
moyens d’accomplir la tâche de nomination. Nommer c’est séparer et, se séparer,
Cet article est le fruit d’études et discussions avec Jean-Marc Bouville, enseignant en Sciences
sociales.
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désigner un autre (objet, personne, lieu…). Nommer c’est reconnaître un espace qui
se crée entre, un vide entre le mot et la chose et l’entrée de l’homme dans le monde de
représentations.
« Il n’est pas bien que l’humain soit à sa solitude » (s’écrie le Créateur) « que je fasse pour lui
un secours comme son vis-à-vis » (v. 18) Que Je lui fasse un autre être parlant, un semblable
à lui, un différent de lui.
Il se passe alors que le Créateur fait « tomber sur l’homme un profond sommeil et il prit
une de ses côtes et referma la chair à sa place… et forma une femme… et l’amena vers
l’homme » (v. 21-23)
« Et l’humain dit : “Celle-ci cette fois est os (tiré) de mes os et chair (tirée) de ma chair ; à
celle-ci sera crié “femme” (’isshâ) parce que d’homme (’îsh) a été prise celle-ci”. »
Adam s’exclame pour lui-même, il ne parle pas à elle, son merveilleux objet. Eve
sort du lieu que rêve l’homme, quand il n’est pas là, mais se trouve endormi, enfoui
quelque part, en attente. Eve sort de son côté, là où avant il n’y avait rien que ses os
et sa chair mais pas d’autre. Eve est née de là où il y avait du désir pour qu’elle
advienne, du mystère que porte le rêve, là où le sujet se niche et entend sans tout
comprendre, les murmures de la nuit. Ni Adam ni Eve n’ont vu de leurs yeux ce qui
les a marqué à l’un et à l’autre de leurs origines et de leur sexe, voués aux
élucubrations du langage, au jamais tout savoir et comprendre.
Eve, la femme rêvée, engendrée (par la côte, à côté), désirée et aimée… que pourra-til, son homme, le lui refuser à elle, la mère de tous les vivants ?
Un fils : Caïn, le premier. L’unique ?
« Adam connut Eve, elle conçut et enfanta Adam et elle dit : j’ai formé un homme avec l’aide
de l’Eternel » (Gen 4,1) – Louis Segond
« Adam pénètre Ava sa femme. Enceinte, elle enfante Caïn. Elle dit : J’ai un homme avec
Adonaï » - André Chouraqui
« J’ai acquis un homme avec Dieu » - Josy Eisenberg
« Et l’homme a connu Eve sa femme, elle était enceinte, elle a enfanté Caïn et elle a dit : j’ai
crée un homme avec Adonaï » - Henri Meschonnic
Le nom de Caïn a comme origine le verbe « qanoh », acheter (un objet), ou « qnh » acquérir, donnant Caïn (Qaniti), l’acquis, le « je possède » dit par sa mère. Elle l’a
fait avec Dieu, elle l’a nommé (et non son père), elle se le garde, il sort d’elle
devenant son acquisition par le nom qui le rappelle sa situation. C’est la relation à la
mère qui appelle et marque la vie de cet enfant.
Le nom de Caïn s’apparente aussi à une autre racine « qna » - être jaloux, passant au
grec « zelos », qui veut dire empressement, ardeur.
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Probablement sans le faire exprès, en nommant son fils comme « sa possession » Eve
va lui donner comme empreinte ce registre imbriqué: il est à la fois l’« acquis » et le
« jaloux ardent », ou « l’acquis ardent ». Il a peut-être pris pour lui l’ardeur de sa
mère engagée dans la possession du fils. En tout cas, l’avenir de ce garçon va donner
raison à l’appellation maternelle car se seront des paroles fondatrices de son sujet et
collées à sa peau à tout jamais, donnant un sens pour son existence. En
psychanalyse on a l’habitude de dire qu’un enfant est parlé avant qu’il ne soit là,
avant qu’il ne vienne au monde sa place est préparée, comme une annonciation,
place dans laquelle il va se glisser et faire son nid d’accueil.
Ayant acquis un fils avec Dieu Eve, non seulement le possède mais cela fait d’elle
quelque part une déesse, vouée à être ne serait-ce qu’un moment la femme de Dieu et
réaliser avec Lui son désir de complétude. Caïn est le fruit de la connaissance que sa
mère prend pour elle, car Adam l’a connue.2 Rachi nous dit qu’elle aurait dû dire :
nous avons acquis un homme avec Dieu. En même temps, si Eve a acquis un homme
avec Dieu Adam était donc forcément de trop. Voilà une histoire de rivalité à
laquelle il faut réfléchir.
On va y revenir, mais les enjeux de rivalité font partie de la vie de toutes les familles,
souvent dans la vie de tous les jours. Nous constatons, par exemple, qu’il peut y
avoir de la jalousie du mari à l’égard de l’enfant qui arrive, surtout si sa femme est
totalement prise à sa fonction de mère et que la part du mari est un peu mise entre
parenthèses, d’où les récits fréquents sur les sentiments de rejet, d’être mis en second
plan, croyant que l’enfant a pris « sa » place pour de vrai.
Mais revenons sur les propos d’Eve. Elle dit « j’ai acquis un homme » et pas un
enfant3. Une formulation étrange que l’on n’arrive pas à comprendre. Cela me fait
penser aux représentations de l’enfant dans la peinture ancienne, où il apparaissait
comme un adulte en miniature. Philippe Ariès, historien de la famille a beaucoup
travaillé sur ces images et sur d’autres éléments pour montrer que l’iconographie
avait raison : dans la réalité de la vie de l’époque l’enfant était vraiment considéré
comme un adulte en miniature. L’enfant tel que nous le concevons aujourd’hui
n’était pas encore inventé, si l’on peut dire. Je pense que pour Adam et Eve la
représentation même d’enfant n’existait pas, il n’y avait jamais eu d’enfants, ils ne
pouvaient pas en connaître.
Adam ne connaît pas de femme avant qu’elle ne soit là. Le couple ne connaît pas
d’enfant avant Caïn, Eve ne sait pas ce que c’est que de porter un bébé dans son
ventre avant son expérience première. Elle fait avec son fils ce qu’Adam a fait avec
elle : elle le traite en objet, son objet à elle. Beaucoup d’amour, d’émerveillement,
mais pas de partage, pas de tiers, pas de distance.
L’enfant qui vient par elle au monde est aussi pour Eve le moyen de prendre
conscience de sa propre puissance. Comme chaque femme, elle vit comme une
2
3
Ibid
Relevé par le psychanalyste A. Wenin.
3
promotion en devenant mère, car enfanter, engendrer une nouvelle vie signifie en
quelque sorte créer un être humain à partir du rien, seulement de la puissance du
corps propre de la femme, un miracle inconnu et merveilleux. Cette attitude de la
mère est une nécessité structurale : il faut que le petit qui vient au monde soit une
« merveille » pour elle, et quand cela ne se fait pas pour une raison ou une autre
(décompensation, dépression importante de la mère, séparation précoce…) cela peut
laisser des traces désastreuses sur le psychisme de l’enfant. En même temps, la
question du père se pose : c’est assez souvent que nous rencontrons des femmes qui
accordent peu importance à ce que l’homme peut donner dans la fécondation de
l’enfant et encore moins à la place qu’il est censé avoir dans la vie de l’enfant, en
particulier dans la structuration de sa vie psychique.
Caïn, le premier petit humain venu sur terre, montre, plus que tous les autres
enfants venus après, l’incroyable miracle de l’engendrement ayant lieu dans le corps
de la mère. Mais Caïn semble n’exister que pour l’exigence de ce lien, non conduit à
s’en écarter, à civiliser son univers pulsionnel primitif avec toutes les concessions que
cela suppose pour entrer dans l’humanité. Est-ce cela que son sort nous montre ?
Dans la foulée : Abel, la fumée.
« Elle enfanta encore son frère Abel » Gen 4,2 - Louis Segond
« Elle ajoute à enfanter son frère Ebel » - Chouraqui
« Elle continua d’enfanter son frère Abel » - Josy Eisenberg « Elle a continué d’enfanter son frère Abel la Buée » - Henri Meschonnic
Abel – « Buée », vapeur, fumée, c’est le même mot que dans l’Ecclésiaste (vanité –
fumée) – tout est vanité, fumée.
Les naissances de Caïn et Abel sont racontées dans un continuum. Pour la naissance
d’Abel il n’est pas signalé qu’Adam l’a connue. Il y a des auteurs qui font même
l’hypothèse que ces deux frères étaient des jumeaux ? En tout cas l’histoire est
racontée comme si Abel ne comptait pas comme nouveau né séparé, différent,
comme si sa venue n’avait pas marquée, en premier Eve, sa mère.
On observe dans la clinique des naissances des mères qui ne donnent pas d’indices
d’avoir éprouvé ni dans son corps, ni dans sa vie psychique, la présence d’un enfant
dans leurs entrailles. Cela rend plus compliqué l’adoption du nouveau-né par elles
et quelques fois, impossible, l’enfant étant voué à l’abandon par manque de discours
maternel, de symbolisation possible pour elle sur le petit sujet sorti de leurs ventres.
Quelle hypothèse peut-on faire de la naissance d’Abel? Pourquoi elle le nomme ainsi
son nouveau-né (qui probablement la déborde et bouscule) l’« Abel Buée », le sans
consistance, le sans poids ni sens, l’évanescent qui est pourtant voué à devenir rival
absolu pour Caïn, l’acquis jaloux ardent, le premier enfant de la terre (et qui en rêvait
d’être l’unique ) ?
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Dans une lecture proche de la famille humaine l’on pourrait presque imaginer
qu’Abel est un retour de couche, naissance dans la foulée de la naissance de son
frère, enfant non attendu d’une mère pas encore prête à s’occuper de lui.
Enigme. La bible ne dit rien des intuitions de Eve, mais nous donne des pistes : un
enfant fragile dès sa naissance, malade ? Pensait elle qu’il n’allait pas vivre ? Elle
ne saute pas de joie, elle n’est pas étonnée ni ne s’exclame comme pour Caïn et
comme elle le fera avec le troisième enfant, qu’elle nomme Shet – « la relève, à la place
de »4. Pour la naissance d’Abel il n’y en a pas la référence à Dieu non plus mais
seulement qu’elle continua d’enfanter, ou qu’ « elle a encore enfanté », dans une étrange
formulation où on se demande où se termine la naissance de Caïn et où commence
celle d’Abel et à quel endroit se figurer une coupure entre les deux. Eve, la mère de
tous les vivants, aurait probablement fait l’expérience, dans sa solitude de femme
unique sur terre, de deux accouchements coup sur coup, et elle se débat avec la
réalité douloureuse de donner la vie, sans réaliser et comprendre ce qui se passait
pour elle-même.
Le prénom donné à un enfant dit quelque chose du désir des parents et en même
temps dit quelque chose de la condition de l’enfant. Nous connaissons bien les
incidences des choix des prénoms dans les familles (faire un rappel des personnes
mortes ou donner un des prénoms des parents, par exemple). En tout cas, le don
d’un prénom à l’enfant montre quelque chose d’une parole posée sur lui à la
naissance, ouvrant sur une perspective, un message, un signifiant d’entrée dans la
vie.
Gardons ces éléments de l’histoire de ces deux enfants et passons maintenant à la
querelle, la violence meurtrière entre eux.
La demande radicale de Caïn et son geste fou
Pourquoi la dispute éclate entre Caïn et Abel ? Pourquoi cela prend tout de suite une
forme si violente ? Comment peut-on trouver des réponses avec le peu d’éléments
que la Bible nous donne ?
La Bible ne dit rien sur ces enfants mais précise que Caïn était agriculteur et Abel
devint berger.
« Au bout de quelque temps » (entre-temps ils ont grandi), Caïn fit à l’Eternel une offrande
des fruits de la terre et Abel de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de
leur graisse. » (Gen. 4, 3)
4 Gen 4,25 – « Elle l’appela du nom de Shet car, dit-elle Dieu m’a donné un autre fils à la place d’Abel,
que Caïn a tué »
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La pratique de l’offrande est décrite dans le livre de Lévitique (Lev. 2 et 6), l’offrande
des nourritures est introduite dans le rituel de manière très précise : remise au
sacrificateur qui avait comme fonction de la brûler sur l’autel : « c’est une offrande
d’une agréable odeur à l’Eternel » (Lev. 2,9).
L’offrande et le sacrifice veulent dire la même chose dans ce verset concernant Caïn
et Abel ? Pourquoi Caïn et Abel vont-ils dans le sens contraire l’un de l’autre ?
Ces deux mots renvoient à des représentations très différentes. Le dictionnaire nous
apprend que l’offrande est un cadeau que l’on fait à une entité, une divinité ; chacun
y peut décider de ce qu’il va offrir, selon aussi ses possibilités5.
Dans le dictionnaire étymologique, l’offrande vient du verbe offrir, d’origine indoeuropéenne, qui veut dire porter, « bher », qui passe au grec, « pherein », (action de
porter) et en latin « offerre » (action d’offrir) mais cela n’est pas tout car de là même
surgit aussi le verbe « sulferre » = souffrir (supporter, éprouver une douleur). Je ne
connais pas le texte en hébreu mais c’est tout à fait concevable que l’on puisse
traduire le geste de Caïn de la façon suivante : il porte des fruits devant le Créateur,
en état de souffrance. Il se serait porté entier et en souffrance devant Dieu, il
n’apporte pas ce qu’il était probablement déjà établi pour les offrandes et rituels, il
apporte ce qui le représente lui-même, comme s’il raisonnait : « je suis un agriculteur
alors j’offre les fruits de la terre, comme ça, j’offre quelque chose de proche de moi,
de ma personne, de mon être, de mon identité ». « Dieu va m’accepter parce que je
lui donne ce que je suis ». Il ne met pas de distance entre ce qu’il est et ce qu’il
donne, il est en quête d’une reconnaissance et acceptation.
Si tel est le cas, Caïn n’est donc pas dans le don, dans l’esprit de l’offrande, il est
surtout dans une demande démesurée d’une récompense de son acte, de
reconnaissance de sa personne et on peut ainsi comprendre qu’il prenne très mal la
réponse de Dieu, qu’il entend comme un rejet de sa personne. Il s’est de toute
évidence trompé d’adresse : c’est aux parents que l’on demande la reconnaissance de
la particularité du lien filial, c’est devant les parents qu’un petit humain a toutes les
raisons pour jalouser son frère, sa sœur. Qui n’aurait jamais songé au moins une fois
d’être l’enfant unique de parents attentifs et aimants, donc sans partage ?
Dieu veut juste lui apprendre quelque chose de l’ordre de la vie et la vie c’est quoi ?
Qu’il vaut mieux que chacun de nous accepte le partiel, le peu, le pas tout donner, ni
tout avoir, d’entendre les limites de soi et de l’autre. Apporter soi-même en sacrifice
c’est prendre le risque de passer à côté de la demande de l’autre, toujours trouble
5
Je vous donne un exemple de ce qu’il devenue la notion d’offrande de nos jours. Au Brésil, par
exemple, où je suis née, les rites afro-brésiliens sont très nombreux et une grande partie de la
population de descendants d’esclaves gardent toujours ces croyances et pratiques. Les vendredis soirs
ou à des dates importantes pour certaines communautés, nous pouvons voir dans les angles de rues
toutes sortes d’offrandes posées par terre ou sur des très beaux plats en terre cuite. Ils y mettent des
fruits, des mets savoureux, certains produits de cuisine particulièrement appréciés par les divinités
qu’ils veulent honorer, des fleurs, des flacons de parfum etc.
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dans son objet et souvent hypothétique. Apporter soi-même en sacrifice c’est
prendre le risque d’y laisser sa peau, dans une catastrophe narcissique.
Mais qu’est-ce qui fait qu’Abel trouve une offrande qui sera reçue par l’Eternel alors
que celle de Caïn va être rejetée ? On serait tenté de défendre Caïn, de le reconnaître
victime d’une terrible injustice. Le métier d’agriculteur était ardu car, après la faute,
la terre était devenue maudite par le Créateur, il fallait pourtant se battre pour
arracher de son sein le fruit de la subsistance, en le payant du prix de sa sueur et de
ses forces, sans pour autant perdre de vue la promesse d’une vie possible pour
l’humain. (Gen 2,17)
Ce texte m’a toujours interrogée par ce qu’il y plane d’incompréhensible et
d’inacceptable : deux jeunes hommes viennent devant Dieu, avec ce qui apparaît
comme beaucoup de bonne volonté, l’un d’eux est bien accueilli alors que l’autre
refusé. Oui, vu comme cela c’est profondément injuste. Comme Caïn, j’ai souvent
pensé que le refus tombait sur sa personne et non sur l’offrande qu’il portait.
Je me perdais souvent par manque de lire dans les entrelignes mais aussi faute de me
poser la question, celle du pourquoi Caïn et Abel vont se retrouver dans cette scène.
J’ai longtemps eu la certitude que Dieu leur avait demandé quelque chose : que les
frères se présentent devant Lui avec un sacrifice, une offrande. Dieu aurait-Il
organisé cette rencontre ? Les a-t-Il incité à venir présenter leurs offrandes pour qu’Il
ait à choisir lequel Il prendrait, ou rejetterait ? Le Dieu arrogant, rien que pour
montrer Sa toute puissance se serait donné un malin plaisir à les voir s’affronter
devant Lui et choisir Son protégé, celui qui sortirait marqué de l’amour Paternel.
Mais elle n’apparaît pas la demande de Dieu, nous ne connaissons que sa réponse !
Réponse à quoi ?
Caïn et Abel cherchaient-ils à mettre Dieu à l’épreuve afin qu’il leur montre lequel
des deux serait en effet le préféré ?6 Le rituel du sacrifice tel qu’il va être pratiqué
plus tard était déjà pratiqué par Adam ou est-il issu de cette expérience douloureuse
entre les deux frères devant le Père Créateur ?
Le sacrifice et l’offrande respectent des formes rituelles à ne pas confondre avec
l’idée d’un cadeau que quelqu’un aurait envie d’offrir, un cadeau qu’il aurait besoin
de faire pour demander à Dieu la confirmation d’amour privilégié.
Le dictionnaire étymologique nous apprend que la racine « sak » veut dire sacrer, ce
qui diffère du profane, c'est-à-dire de la vie courante. Il y a donc l’idée de renoncer,
de se défaire, de se séparer avec peine de quelque chose. Accomplir un acte sacré
c’est ce qui sépare du quotidien. Exemple : le sabbat ou le dimanche représentent
une journée qui n’est pas comme les autres, une journée où le croyant renonce à faire
comme habituellement, dans la vie courante, pour se consacrer à autre chose qui
6 En tout cas, pour chaque enfant banal, cela correspond à un désir assez évident : que ce soit lui le
choisi et pas l’autre, l’autre de la fratrie, l’intrus qui ferait mieux de ne pas être là, lui laissant seul et
unique dans l’amour des parents.
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n’est pas du même ordre, mais relevant des actes voués à répondre à la demande du
divin.
Le sacrifice est un pacte commun tenu par un rituel instauré par Adonaï, un rappel,
une signification précise : il y a le sang qui coule, il y a l’attachement à l’animal
porteur de grande valeur pour la personne qui l’offre. Le rite est précis, le geste doit
être étudié, la partie du corps de la victime est choisie pour la mise à mort, le
sacrificateur ne doit pas s’adonner au sadisme, il ne s’agit pas de décharger son
agressivité et encore moins la violence sur l’animal, mais le respect et la
reconnaissance lui sont dus, car il porte les charges de l’humain et le représente
devant la Divinité.
Pour Adam et Eve, au moment de la faute, la mort est plus qu’une menace, elle est
dorénavant une ombre qui plane. La mort, maintenant possible, peut venir de
n’importe où et ce « fatum » inéluctable désigne chaque personne comme probable
butin en même temps qu’il la suppose chargée de violence, porteuse en potentiel
d’un geste fatal. Cette intention de mort toujours latente pour chaque fauteur devait
se détourner sur un animal, acceptant ainsi de déjouer sa propre violence, décharger
ses pulsions et préserver la vie du semblable. Le sacrifice ce n’est pas non plus un
cadeau, c’est une cérémonie : l’animal sacrifié représente la charge des fautes de la
personne. Tuer un animal de manière ritualisée signifie que l’on détourne sur lui la
violence que nous avons tous dans les relations humaines, violence qui est ainsi
déjouée. Accepter de mourir ce n’est pas la même chose que de croire que les
hommes sont autorisés à s’entretuer.
Une offrande, un sacrifice comportent plusieurs enseignements, ce sont des moments
codés, appris, transmis de père en fils, sans part pour la volonté d’improvisation
d’un sujet. L’offrande de Caïn ne me semble pas s’inclure dans les rituels prévus,
mais ressemble plutôt à une invention, une expression personnelle, quelques fruits,
un bel assemblage de fruits sûrement, mais de la nature morte.
Un « sacrifice » de fruits ça ne dit rien de la mort, ça ne rend pas évident son idée,
alors que sacrifier un agneau, faire couler du sang, s’occuper de l’animal mis à mort
rend présent le substitut du fauteur. Dieu porte un regard favorable au sacrifice
d’Abel non parce qu’il était plus aimé que Caïn. Le Créateur accepte le sacrifice
d’Abel parce qu’il a compris qu’Abel avait compris qu’il y avait de la violence en lui,
et que le sacrifice était indispensable pour la désamorcer. La violence qui pouvait
amener à la mort devait prendre un autre destin, il fallait que la haine (en
l’occurrence entre les frères rivaux) ne tombe pas sur la personne mais qu’elle s’en
écarte.
Contrairement à Caïn, Abel offre ce qui n’est pas directement lié à son travail et qui
ne le représente pas en tant que personne. Dieu accepte son sacrifice. Où est le
mystère ?
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Voyant que Caïn était « très irrité » et « son visage abattu » (Gen 4,5) Dieu va lui parler.
Il comprend son désarroi, Il voit bien que de toute évidence ce n’est pas facile pour
Caïn de se voir imposer cette terrible frustration. Il n’a pas l’habitude d’être contrarié
et encore moins de passer après Abel, ce second qu’il a eu collé à lui depuis sa
naissance. Pire : il ne supporte pas que Dieu vienne lui parler de sa propre violence
latente, des affects qui l’habitent et dont il ne reconnaît probablement pas comme
étant « les siens », encore moins leur portée. Dieu nomme ce qui se passe en lui, dans
lui, dans son univers intime, dans une tentative de lui parler au cœur mais aussi à
son raisonnement, d’introduire en lui une négociation possible, une division entre lui
et lui-même, alors que Caïn était tout dans la blessure et hâte de vengeance. Adonaï
essaye de désamorcer la violence pulsionnelle de l’homme prête à éclater : « … si tu
agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte et ses désirs se
portent vers toi ; mais toi, domine sur lui ». (Gen 4,7)
Mais Caïn a le cœur gros, ce qu’il vient de vivre est impardonnable. Lui, Abel, son
rival depuis toujours, comme un double, comme une ombre… Abel, la buée, et
pourtant là, il vient de gagner l’amour du Père alors que lui, le premier, celui sur qui
sa mère s’exclamait : « j’ai eu un homme avec Dieu » se fait rejeter. Le Père lui
parle… ce même Père qui a préféré l’autre… Peine insurmontable ! Le Père lui parle
mais Caïn le acquis-jaloux-ardent et pulsionnel n’a pas appris à se faire refuser.
On sait qu’il a essayé de parler à son frère. Gen 4,9 : « Cependant Caïn a adressé la
parole à son frère Abel… » Qu’a-t-il dit ? Quelle était cette réponse d’Abel qui
provoqua chez son frère une telle crise de violence ?
Chouraqui traduit ainsi cette phrase mystérieuse: « Caïn dit à Abel son frère… » C’est
tout.
On ne saura jamais le propos, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. On peut
tout de même s’imaginer que la réponse d’Abel n’a pas été dans le sens de la
conciliation. L’éclat de violence est immédiat : « Caïn se jeta sur son frère Abel et le
tua ». (Gen 4,8).
La position d’Abel (comment il a réagi, ses gestes, ses paroles, son regard…)
n’apparaît pas. Abel incarne ce que sa mère a dit qu’il serait : buée, éphémère, sans
parole, sans présence, promis à vivre dans l’ombre jusqu’au bout.
Pour Caïn dont les actes parlent avant la parole ce qui se passe en ce moment-là est
un dur apprentissage. Le meurtre ne peut pas rester en silence. La question divine
ne tarde pas à venir : « Où est ton frère Abel ? » (Gen 4,9)
« Suis-je le gardien de mon frère ? »
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Et Dieu se doit de trouver une réponse au meurtre : nommer le geste et la perte en
souvenir de la victime et de la douleur qui reste de sa disparition7 ; punir le coupable
et frayer un chemin d’une vie possible pour lui et ses descendants, car la haine
homicide est dorénavant déchaînée parmi les humains. Une marque est posée sur le
meurtrier, signalant que son acte est jugé et une sentence donnée : le criminel est
séparé de son crime, sa peine est à purger. Pour se trouver un signe parmi les
hommes, un sillon dans lequel s’inscrire en ancêtre et asseoir sa lignée, Caïn s’est vu
obligé d’un geste fou - éliminer l’autre - celui dont la simple existence menaçait la
sienne. Il s’en suit la malédiction, il pèse sur lui la contrainte de chercher en errance
sa vie en peine, protégé dans son errance par l’interdit et la promesse : celle de l’arrêt
du mécanisme de vengeance.
Les parents, où sont-ils ?
Le commencement de l’humanité.
Dans le drame que vivent les deux frères, ni père ni mère n’interviennent et c’est
devant Dieu qu’ils vont porter leur désarroi de petits garçons alors même qu’ils sont
déjà des hommes.
C’est avec Dieu qu’ils cherchent à avoir un dialogue filial,
probablement dans une demande d’apaiser la rivalité d’enfants, jamais désamorcée.
En réalité, dans la vie de la première famille, Caïn et Abel sont nés dans un contexte
dur. En quelques paroles Adonaï annonce ce qui sera le destin terrible de
l’humanité. La responsabilité de la faute leur pèse, ils sont seuls sans la présence
quotidienne du Dieu créateur. Démuni, le couple est chassé, contraint de quitter le
lieu protecteur de l’Eden. Gen. 2,14-24.
Pour ceux qui sont venus après dans l’histoire de l’humanité la tâche est sans
commune mesure plus simple : on demande à chacun de s’adapter dans notre monde
où il n’y a pas grand chose à inventer, il est attendu que la famille, l’église, l’école, la
vie en communauté, en société transmettent l’essentiel, et après c’est à chacun d’y
faire sa place, avec bien sûr, sa prise de part personnelle et les difficultés que cela
comporte. Pour Adam et Eve ce n’est pas la même chose. Le Créateur leur avait
donné la capacité d’enfanter, de créer à partir de ce qu’ils étaient, des personnes sur
terre mais pour eux-mêmes aucun humain sur lequel s’appuyer. A eux seuls de faire
l’expérience de ce que ça veut dire que d’être humain, faillible, confiné à ses limites,
dépendant… tout ce qui comporte ce que les psychanalystes appelleraient la
dimension de la castration et de la perte. Pour Adam et Eve tout est nouveau,
inconnu et menaçant dans l’au-delà des frontières du jardin…
« La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi… la terre (qui) a ouvert sa bouche pour
recevoir de ta main le sang de ton frère » Gen 4, 10 et 11.
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Caïn et le désir de sa mère
La naissance de Caïn et Abel nous enseigne déjà que la mère est la première à donner
une place pour son enfant, dans le désir qu’elle a pour lui. L’enfant sort de ses
entrailles et la naissance de chaque petit montre le combien cela est prenant pour
elle : la radicalité de la demande qu’il lui adresse, l’énergie vitale qu’il lui prend, le
lien indéfectible et unique qui les relie. Et puis, à elle d’exercer sur son rejeton la
puissance d’un savoir et d’un désir nouveaux, ceux qu’elle se doit de fabriquer à son
intention, à l’adresse de « sa » merveille, érigée pour elle, par elle, promue à se voir,
oui, pourquoi pas, la femme que Dieu aurait choisi pour lui faire un petit.
La découverte de l’humanité par l’homme est aussi l’expérience de la division qui le
forge en tant que sujet muni d’une subjectivité. Adam sort des mains du Créateur, il
est le dépositaire des legs pour tous les hommes, mais en même temps il aime sa
femme qu’il a désirée avant qu’elle ne soit à ses yeux visible. Il est fidèle à son
Créateur mais il suffit d’un brin de doute pour qu’il fléchisse à la demande de la
femme, pour qu’il bascule, se laisse séduire par l’invitation qu’elle lui amène à
entendre de la bouche du serpent. Et pourtant plus tard, dans la vraie vie, où était-il
quand elle, la compagne de ses jours heureux et malheureux accouche coup sur coup
(sans mère, ni grand-mère, ni tante, ni voisine, ni sage-femme pour la délivrer et
soutenir) des premiers fruits du couple : « Caïn, l’Acquis-Jaloux» et puis « Abel, la
Buée » ? Il y aurait tout un chapitre à écrire sur la solitude des femmes, de chaque
femme, devenant mère et des effets de cette solitude pour elle et pour le petit dont
elle accouche.
Prise dans la découverte de la maternité, Eve oublie-t-elle, comprend-elle qu’Adam a
quelque chose à voir avec cette double naissance, ces deux produits issus de son
corps? La Genèse nous apprend en effet tout le tissage nécessaire dans la fabrication
d’un humain. Le libre arbitre dont l’homme est doté c’est la reconnaissance par le
Créateur de la marque fondamentale qu’Il souhaite donner à sa créature : celle de
pouvoir décider ses chemins rationnels mais surtout désirants.
C’est la
reconnaissance dans le sujet qu’Il a crée, des ambivalences propres à l’humain en
même temps que ses désirs multiples, pour lesquels désirs, il n’y a pas d’objet sur
mesure, mais de laquelle impossibilité d’être comblé, l’humain se maintient vivant et
fabriquant, à tout instant, de la vie. Tout objet proposé à le satisfaire est ainsi voué à
ne pas être bon.
Mais si on se tient à l’enseignement de la Genèse, l’enfant Caïn ne se propose-t-il pas
à, en effet, se faire le produit, l’objet acquis par Eve, la seule femme dont on sait
qu’elle ait pu prétendre acquérir un enfant avec Dieu ? Le petit Caïn ne nous
apprend-il pas qu’une fois pris dans le désir maternel (sans la reconnaissance qu’elle
porterait sur un homme, un père pour son fils) il se découvre perdu pour
l’humanité ? C’est vrai que Eve en a choisi un de père, mais pas Adam (peut-être un
peu déchu et accablé par la dureté qu’il découvrait dans son existence). Eve, la mère
de tous les vivants a probablement fait croire à son aîné qu’il était quelque part, pas
loin d’être le fils de Dieu. Cela se justifierait, alors, qu’il aille confirmer auprès du
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Créateur, la reconnaissance de sa place de fils. D’accord, mais ça veut dire que dans
la vie banale, la vie courante, le quotidien, comme on appelle, le petit Caïn pensait
quoi de son père et de ce qu’il éprouvait (en bonheur et désagrément) de la place que
sa mère lui donnait : (d’acquis, jaloux et ardent) ?
Adam n’y apparaît nullement, sauf comme le père biologique, le géniteur de ses
enfants, il fait le nécessaire pour que Eve soit enceinte et il disparaît de la scène.
Nous pouvons imputer à sa faveur que cet homme probablement affaibli par la faute
et l’expulsion de l’Eden, avait le sol maudit à labourer, il devait se procurer le pain
pour femme et enfants. Mais comment donc le situer, où faire la rencontre
paternelle ? Comment faire entendre à la mère qu’elle doit, pour assurer l’avenir de
son aîné, lâcher de son désir totalitaire sur lui ? Comment aider ces deux garçons
apparemment nés très rapprochés à se séparer l’un de l’autre, pour qu’au lieu d’un
enjeu meurtrier (« pour que je sois aimé et reconnu (de Dieu le Père) il faut que mon
rival cesse d’exister ») les deux frères puissent vivre simplement une rivalité
ordinaire ?
Le mot rivalité se rapproche de rive qui veut parler des gens qui prennent de l’eau
dans le même ruisseau. D’où l’idée de dériver, qui veut dire détourner la rivalité –
des personnes qui sont installées sur la même rive.
Séparer quelqu’un de celui qui est sur la même rive c’est le séparer de celui qui lui est
trop proche, dans le même bord, menaçant pour sa personne. La fonction des parents
par rapport à Caïn et Abel était de préserver l’identité de l’un et de l’autre, leur
montrant que chacun avait sa place dans le désir du père et de la mère. Mais ça c’est
notre façon actuelle de le dire, ils étaient à mille lieux de savoir ce qu’ils fabriquaient.
La tragédie de Caïn et Abel nous fait penser qu’ils organisent une mise en scène, une
question fondamentale qu’ils adressent à Dieu : lequel des deux préfères-tu? Il n’y a
pas un tiers qui les tranquillise en disant : « arrêtez, vous êtes différents l’un de
l’autre et c’est cela la vie ».
Une famille en voie d’exister
La scène du meurtre exprime bien l’échec d’Adam et Eve pour leurs deux enfants et
oblige Dieu à intervenir. Cela montre aussi que cet embryon de violence propre à
toutes les relations de fratrie s’adresse aux pères et mères, censés donner une place
particulière à chaque enfant.
Au temps des premiers parents, ils ne connaissaient pas l’enfant ni l’émotion et le
bouleversement qu’une naissance peut provoquer. Ils n’avaient pas d’idée de ce que
ça pouvait être un entourage, le passé, les ancêtres et le Créateur, présent auprès
d’eux en permanence, ne pouvait que les laisser vivre leur vie, en respectant pour
chacun son humanité. Voilà une dimension fondamental du libre arbitre : Dieu ne
peut pas empêcher l’être humain de faire comme il souhaite et surtout comme il
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peut, les interventions divines dans sa vie seraient persécutrices et sûrement très mal
supportées.
Cette expérience où le père et la mère se trouvent seuls avec leurs enfants, nous
enseigne que dans tous les cas le père et la mère prennent leur référence en dehors de
la « famille nucléaire » (comme on dit avec les mots d’aujourd’hui). Les parents, tous
les parents s’autorisent, prennent appui dans les lois de la famille, de la communauté
plus large, de la loi divine. Si les parents veulent imposer une loi à leurs enfants c’est
bien parce qu’eux-mêmes y sont soumis alors qu’Adam et Eve n’avaient aucune
parole d’autres humains pour les enseigner, les soutenir et avec qui partager.
Nous savons aujourd’hui que la transmission de la vie se fait par l’image. Dieu avait
déjà annoncé dans la Genèse qu’Il ferait l’homme à son image et ressemblance : nous
n’échappons pas à ce que nous appelons l’identification à ceux qui nous ont mis au
monde. Même si nous ne voulons pas, même si nous cherchons exactement le
contraire, l’ordre de la vie nous invite à nous identifier à nos parents. Sauf que pour
Adam et Eve cette image d’homme et femme, père et mère précédents n’existait pas
encore. L’humanité commençait avec eux.
Dans notre proposition d’une lecture clinique de ce texte sacré, nous pensons que les
premiers parents étaient en cours de finition de leur propre humanité en même
temps qu’ils ont mis leurs enfants au monde. Il y avait des éléments de la structure
psychique qu’ils ne pouvaient pas assumer, ils étaient trop défaillants, ce qui peut se
comprendre dans la mesure où ils se faisaient sans modèle, il leur fallait du temps,
des expériences très douloureuses et des interventions divines pour qu’un ordre
s’instaure pour eux.
Epilogue
Gen 5,3 – « Adam âgé de cent trente ans engendra un fils à sa ressemblance, selon son image
et il lui donna le nom de Shet ». Ce n’est qu’à la naissance de Shet, que le mot fils
apparaît pour la première fois, engendré par Adam et inscrit dans sa lignée. L’enfant
Seth n’est pas que voué à consoler sa mère de la perte d’Abel, il est aussi né du désir
de son père.
« Et Shet, fils d’Adam, engendra lui-même Enosch.
invoquer le nom de l’Eternel ». Gen 4,26.
Marlène Iucksch – psychologue clinicienne, psychanalyste
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C’est alors que l’on commença à