Le surréalisme dalinien - Histoire culturelle et sociale de l`art

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Le surréalisme dalinien - Histoire culturelle et sociale de l`art
COLLOQUE
L'image comme stratégie :
des usages du médium photographique dans le surréalisme
organisé par
l’Association de recherche sur l’image photographique (ARIP)
et
l’équipe d’accueil « Histoire culturelle et sociale de l’art » - Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne (HiCSA)
Institut national d’histoire de l’art (INHA)
75002 Paris
Le vendredi 11 décembre 2009
MARC AUFRAISE (Université Paris I) :
Le surréalisme dalinien : "diffusion et propagande"
(1934-1942)
Deux régimes de photographies composent principalement le corpus
d’images sur lequel s’appuient les recherches menées dans le cadre de ma thèse de
doctorat1 : d’un côté, en nombre relativement restreint, les clichés dont le régime
peut être qualifié de « théorico-public », dans lequel entrent les photographies que
Dalí choisit2 pour ses publications (articles théoriques, essais, autobiographies
fictionnelles) ; de l’autre, un régime largement majoritaire en quantité, que je
nommerais « identitaire-privé » et qui met à jour l’évolution des jeux identitaires
du sujet Salvador Dalí. Grâce à tout un faisceau de concordances, de ponts
connectant entre elles l’histoire de la photographie de la première moitié du XXe
siècle, l’histoire des avant-gardes et plus particulièrement celle du surréalisme,
l’histoire personnelle de Salvador Dalí et une histoire de la psyché, une logique
ensemblisante se dégage indéniablement.
Salvador Dalí exalte une photographie dite « objective », reposant sur la
fixation de la perception oculaire, définissant concrètement les objets enregistrés.
Son enjeu principal inavoué est de délimiter les frontières qu’il sent et sait
poreuses, entre son être propre et son environnement. Se voir en photographie
trouve donc chez Dalí des répercussions évidentes dans la constitution de son
identité, et par conséquent, de son statut d’artiste. Ainsi, ces images,
représentations visuelles obtenues mécaniquement, viennent compléter, nourrir,
celles qui constituent le magma incessant de sa psyché. Cette indistinction
symptomatique entre sujet et objet est un leitmotiv dans son utilisation de la
photographie. Le medium devient alors l’acteur et le témoin réels, concrets, des
liens insécables existant entre l’art et la vie de Salvador Dalí.
Depuis sa signature du Second manifeste en 1929, Dalí trouve dans le
surréalisme, en tant que philosophie esthétique, un système célébrant l’homme
comme entité créative et reposant sur les vases communicants existant entre
1
Salvador Dalí et l’utilisation de la photographie au service de son processus créatif, 19251942.
2
Récupération de photographies existantes, commandes particulières à des photographes ou
véritables mises en scène orchestrées par Dalí mais dont l’enregistrement est confié à des
photographes professionnels.
conscient et inconscient, entre réalité et surréalité, entre objectivité et subjectivité,
enfin entre création artistique et changement social.
L’exaltation de ses fantasmes devient alors le principal ressort créatif de
l’artiste. Le fantasme est élaboré par le « moi » dans un registre où le travail
conscient et le travail inconscient se relaient mutuellement et dans un espace
psychique où l’ambiguïté entre les réalités interne et externe demeure
intégralement vivante. De plus, les fantasmes présentent la propriété ambiguë
mais essentielle d’être à la fois uniques et universels : uniques chez l’individu,
universels dans la lignée humaine. Dès 1933, René Crevel saisit la puissance du
fantasme dalinien :
« Ainsi toute son œuvre (…) est l’application concrète du grand
principe de la dialectique hégélienne : « Ce qui est particulier est aussi
général et ce qui est général est particulier. »
(…) Dalí, à la lumière du monde extérieur, éclaire ses complexes,
tout comme à la lumière de ses complexes s’éclaire le monde extérieur.
Réciprocité. Universelle réciprocité. »3
De même, Jacques Lacan, dans son article publié dans Minotaure sur les
paranoïaques, révèle que leurs :
« délires n’ont besoin d’aucune interprétation pour exprimer par
leurs seuls thèmes et à merveille, ces complexes instinctifs et sociaux que la
psychanalyse a la plus grande peine à mettre à jour chez les névrosés »4.
Dalí n’est évidemment pas un « paranoïaque », entendu dans son acception
clinique5,
mais
il
utilise
dans
son
processus
créatif
des
penchants
« paranoïaquisants », basés sur une connaissance empirique et curieuse des
avancées de la psychanalyse.
Enfin, la spécificité de la photographie développe le pouvoir de la
communication intersubjective, comme l’indique Walter Benjamin6 :
« Dans la représentation de l’homme par l’appareil, l’aliénation à soi
est mise à profit de façon extrêmement productive. (…) cette image
3
« Nouvelles vues sur Dalí et l’obscurantisme », pp.316-330, L’esprit contre la Raison et
autres écrits surréalistes, Société Nouvelle des Editions Pauvert, Paris, 1986.
4
« Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de
l’expérience », pp.68-69, n°1, Paris, 1933.
5
Il n’aurait alors aucune possibilité de recul critique.
6
« L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), pp.67-113, Walter
Benjamin, Œuvres, t.III, « Folio/Essais », Gallimard, Paris, 2000 (Suhrkamp Verlag, Frankfurt
am Main, 1972).
spéculaire se détache désormais de lui, elle est devenue transportable. Et où
la transporte-t-on ? Devant la masse. »
La stratégie d’utilisation de la photographie entre 1934 et 1942 par
Salvador Dalí permet de révéler un paradoxe lié à la diffusion du surréalisme : la
volonté de changement social, inscrite dans le projet surréaliste « orthodoxe »,
s’incarne grâce à l’exaltation individuelle du sujet Dalí et de ses fantasmes aux
Etats-Unis. La prise de conscience de Dalí quant à la nécessité de diffuser le
surréalisme est ainsi concomitante à son affirmation identitaire progressive en
dehors du surréalisme. En effet, sa quête narcissique est une condition sine qua
non pour l’exhibition assumée de ses fantasmes, et ainsi pour obtenir l’assurance
de choquer ou séduire le public américain. Ces fantasmes sont principalement
concentrés autour des deux conflits originaires présidant, d’une part, à la
constitution du moi, du monde et de la réalité – pulsion de mort –, d’autre part, à
la distinction des sexes – pulsion sexuelle.
Quelques photographies datant des moments-clés du parcours de l’artiste
et fortement teintées par la mort et le choix de l’objet du désir confirment ces
pistes d’analyse.
1934, l’année charnière
Apaisement
Le 16 juin 1934 à Montparnasse l’Américain Carl Van
Vechten (1880-1964) réalise une série de photographies. Cet
écrivain, critique musical, commence en 1932 une carrière de
photographe quand il acquiert un Leica. Il a fréquenté le salon
d’Arensberg à New York à la fin des années 1910 – est donc
sensiblement engagé à gauche –, il est marié mais homosexuel et,
en plus de son activité de portraitiste, il s’intéresse et promeut la
culture noire et plus généralement l’ethnologie. Ce cliché nous
présente Salvador Dalí et Man Ray, en pied, devant des affiches de
publicité et d’annonces de spectacles plus ou moins arrachées.
Ce début d’année 1934 sent le souffre : Salvador Dalí frôle,
à l’initiative de Breton, l’exclusion du mouvement. Loin de
s’offusquer de cette attaque qu’Eluard, Crevel ou Tzara n’appuient
pas, le peintre redouble d’activité au sein du groupe.
1934, Carl Van Vechten, archives
Centre
d’études
daliniennes,
Figueres.
En plus de la réalisation de nombreuses toiles, deux articles illustrés de
photographies mises en scène par Dalí paraissent en février puis en décembre dans
Minotaure7 ; de même, lorsque les Belges Mesens et Nougé s’apprêtent à publier
en juin un numéro spécial de leur revue, « très actuel » et consacré au surréalisme,
Eluard se charge de rappeler à Gala qu’un article de son mari8 est attendu9. Pour
illustrer « Derniers modes d’excitation intellectuelle pour l’été 1934 »10, Dalí
envoie un portrait photographique de femme, ensuite publié avec cette légende
esthétisant les attributs de la mort : « cet anachronisme surabondant et spectral
semble nous dire « As-tu été mort ? car je te vois briller l’os » ».
Le contexte historique joue sans aucun doute un rôle déterminant dans
l’exaltation par Dalí d’une fascination morbide ; comme l’explique Lacan dans
son article pour Minotaure, chez le paranoïaque, « les réactions meurtrières (…)
se produisent très fréquemment en un point névralgique des tensions sociales de
l’actualité historique ». Le début de l’année 1934, avec ses soubresauts politiques
et sociaux en France, correspond parfaitement à ce « point névralgique des
tensions sociales » dont parle Lacan.
Ces articles et leurs illustrations confirment d’une part l’importance
donnée aux délires théoriques du catalan par le reste des surréalistes, et, d’autre
part, une maturité certaine dans la mise en scène photographique, et à travers elle,
dans la représentation de son théâtre mental11.
Par ailleurs, Dalí, qui ne peut encore se passer de l’aura du groupe, se doit
de clarifier publiquement ses positions politiques, houleux point de discorde avec
Breton. Fait étonnant, lorsque les surréalistes belges préparent avec leurs
homologues français la parution de Documents 34, ils ne recueillent la signature
de Dalí pour aucun des tracts politiques publiés au début de la revue12. En
revanche, en avril 1934, seul et en Espagne, Dalí tient une conférence peu connue
mais
7
primordiale,
« Pour
un
tribunal
terroriste
de
responsabilités
« Les nouvelles couleurs du sex-appeal spectral », Minotaure, n°5, Paris, février 1934 ;
« Apparitions aérodynamiques des « êtres-objets », Minotaure, n°6, Paris, décembre 1934.
8
Ils sont mariés civilement depuis le 30 janvier 1934.
9
Lettres à Gala, 1924-1948, Paul Eluard, « N.R.F. », Gallimard, Paris, 1984,
p.238.
10
Documents 34, Bruxelles, juin 1934.
11
L’exposé revient ensuite sur ces photographies.
12
Les tracts concernent l’agitation politique et sociale française.
intellectuelles »13. Il éclaircit alors sa position vis-à-vis du nazisme mais surtout
rappelle son appartenance indéfectible au surréalisme en définissant clairement ce
que cet état suppose, tant artistiquement que politiquement. Plusieurs digressions
conjuguent ces deux aspects en plaçant au premier plan le besoin, nécessaire à la
création, et par ailleurs revendiqué par la chapelle surréaliste, de laisser libre cours
au principe de plaisir dans le combat qu’il mène en tout un chacun contre le
principe de réalité.
Cette idée est justement développée en 1934 par Man Ray dans le texte
« L’âge de la lumière », introduction à son livre de photographies14. Deux
thématiques – la tension sociale et l’acte du créateur mû par son désir – résonnent
particulièrement :
« (…) il semble mal venu et futile de créer des œuvres inspirées
seulement de l’émotion et du désir de l’individu. (…) D’un autre côté, (…)
tout progrès naît d’un désir intense dans l’individu vers un meilleur présent
immédiat, remédiant à une insuffisance matérielle.
(…) le créateur, s’occupant de valeurs humaines, laisse filtrer les
forces inconscientes colorées par sa propre personnalité, qui n’est autre
chose que le désir universel de l’homme et met en lumière des motifs et des
instincts longtemps réprimés qui sont, après tout, une base de fraternité et de
confiance. »
La présence sur le cliché de Man Ray, engagé dans l’aventure surréaliste dès le
début des années 1920, peut donc être envisagée comme un signe d’apaisement,
de retour à des exigences esthétiques partagées par tous les membres du groupe.
Si cette image n’a pas été publiée, l’argument ne s’effondre pas pour autant. En
effet, un autre portrait des deux hommes, plan resserré pris par Van Vechten lors
de cette séance à Montparnasse, illustre un magazine danois consacré à l’imagerie
du surréalisme en 1937. La démarche de ces prises de vue de 1934 est donc
connue par les acteurs du mouvement qui ne peuvent ignorer le symbole d’une
association de Dalí à Man Ray.
13
« Per un tribunal terrorista de responsabilitats intelectuals », Ateneo Enciclopedico Popular,
Barcelone (publiée pp.255-260 dans Salvador Dalí, la construcción de la imagen, 1925-1930,
F. Fanès, Electa, 1999).
14
Man Ray, photographies 1920-1934, Paris, James Thrall Soby-Cahiers d’art, Hartford
(Connecticut)-Paris, 1934.
Distance
Néanmoins, la volonté d’affirmation du peintre transparaît nettement dans
sa posture sur la photographie. Pour la publication danoise, l’image choisie
présente un double portrait limité aux seuls visages des deux surréalistes, aucun
n’ayant une attitude prééminente. À l’inverse, le portrait en pied présente un Dalí
qui guide le regard de son aîné, sur lequel il s’appuie ; il assume ainsi dans sa
position le bien fondé d’une démarche individuelle qui, reposant encore sur les
bases du surréalisme orthodoxe, cherche à l’amener vers des territoires lointains.
Salvador Dalí depuis son journal d’adolescent se situe dans une position de
rejet par rapport à la conception sociale et morale bourgeoise européenne.
Enthousiasmé alors par l’URSS, il déchante vite lorsqu’il est confronté au
réalisme socialiste. C’est donc vers les États-Unis que se tourne le peintre dès
1932, tout juste auréolé du succès des expositions de ses peintures par la galerie
de Julien Levy.
Ce hors-champ d’où vient le soleil, pointé du doigt péremptoirement par
Dalí, semble illustrer parfaitement un court extrait puisé chez Breton. En 1934 est
rééditée l’Introduction au discours sur le peu de réalité dans Point du jour. Ce
texte, primordial pour Dalí et qu’il cite mot pour mot dès 192915, comporte à la fin
une sorte d’épitaphe de « la civilisation latine » et s’enthousiasme pour « l’Orient
vainqueur ». Il continue ainsi :
« La révélation, le droit de ne pas penser et agir en troupeau, la
chance unique qui nous reste de retrouver notre raison d’être ne laissent plus
subsister, durant tout notre rêve, qu’une main fermée à l’exception de l’index
qui désigne impérieusement un point de l’horizon. »16
Plus que vers l’Orient, il est probable que celui qui se sent de plus en plus investi
du « droit de ne pas penser et agir en troupeau », se tourne vers l’ouest et le
nouveau monde…
15
Dans « Revue des tendances antiartistiques », p.10, L’Amic de les Arts, n°31, Sitgès,
31/03/1929 (L’alliberament dels dits, Obra Catalana Completa, Presentaciò i ediciò de F.
Fanés, Fundaciò Gala-Salvador Dalí, Barcelona, 1995, pp.175-178). Le texte de Breton paraît
d’abord dans Commerce en mars 1925, est ressorti en plaquette par Gallimard en 1927, puis il
l’utilise pour ouvrir Point du jour en juillet 1934 aux éditions de la Nouvelle Revue Française
(voir Œuvres Complètes, « La Pléiade », Gallimard, Paris, t.II, pp.1433-1451).
16
Œuvres Complètes, t.II, p.280.
L’image réalisante
Salvador Dalí et Gala sont à New-York le 21 novembre 1934 lorsque
s’ouvre une nouvelle exposition chez Levy consacrée au peintre jusqu’au 10
décembre. Lors de la conférence de presse qu’il tient pour l’inauguration de cette
exposition, il a cette phrase symptomatique et emblématique : « Beware, I bring
surrealism »17.
Son expérience s’avère être plus que concluante comme le confie Dalí
dans une lettre envoyée à Eluard depuis les Etats-Unis :
« Cher ami : Mon exposition est vraiment une grande victoire du
surréalisme en Amérique. Depuis les journaux les plus mondains comme
"Vanity Fair" jusqu'aux journaux populaires à tendances truculentes, sont
occupés et souvent acclament le mot d'ordre "d'irrationalité concrète". Je
crois que tout le mérite consiste à obliger à ce qu'on s'occupe du surréalisme
et de Lautréamont des pages entières dans des journaux les plus diffusés du
monde. Cela est uniquement possible à mon point de vue, en se servant des
moyens les plus largement efficaces, "trompe l'oeil", etc, c'est à dire ceux qui
permettent de la façon la plus fétichiste et dramatique l'objectivation du
monde surréaliste. (…) L'abstraction a toujours une valeur conditionnée
immédiatement aux systèmes culturels et intellectuels, lesquels échappent
constamment aux masses situées dans des conceptions culturelles moins
évoluées. L'irrationalité concrète frappe et bouleverse tout le monde. J'ai
donné plusieurs conférences pour des milieux les plus différents, depuis les
masses, jusqu'aux centres universitaires. Les gens sont avides de la
pourriture de civilisation imaginative que uniquement nous nous pouvons
leur offrir, et laquelle leur manque totalement. (…) j'envisage la possibilité
d'un mouvement idéologique dans ce sens, d'envergure colossale.
Évidemment il est urgent pour le surréalisme d'adopter une attitude
d'extrême rigueur idéologique (…) On doit être de rigueur colossale vis-à-vis
de l'authenticité des documents qui nous doivent servir d'exemple et
d'illustration de nos idées. Par contre, je suis certain qu'il faut faire des
concessions pour atteindre des facilités de diffusion et propagande, car sans
cela notre attitude serait mystique, il faut à tout prix agir et influencer
matériellement dans notre époque, et l'activité politique n'est pas exclusive
dans ce domaine, plus que jamais il nous faudrait une position et plate-forme
spécifiquement surréaliste vis-à-vis aux questions politiques. (…) Aussi je
pense de plus en plus sérieusement que le surréalisme doit évoluer vers les
bases d'une nouvelle religion (…) qui occuperait le vide imaginatif affectif,
que l'écroulement des idées métaphysiques a produit à notre époque. J’ai des
idées très concrètes à ce sujet et j’espère vous en parler personnellement car
je crains qu’elles puissent être interprétées autrement. »18
Cette lettre est sans ambiguïté concernant l’acuité dont fait preuve Dalí
face à l’utilité, pour le surréalisme, de tirer profit des divers développements de la
17
« Attention, j’apporte le surréalisme ».
Salvador Dalí. Rétrospective, Centre George Pompidou (18/12/79-21/04/80), Pontus Halten
(com.), MNAM, Paris, 1979, p.300.
18
notion de « masse », grandement discutée à l’époque. La psychanalyse19, l’art20,
sont des spécialités dont les penseurs proposent une explication particulière du
phénomène de masse. Le génie de Dalí, comme celui du marketing politique21,
consiste en sa faculté à regrouper les différentes tendances et explications dans le
but très prosaïque de toucher un public large par la diffusion d’images ; but qui,
maquillé en changement social, devient celui du surréalisme. Dans « Pour un
tribunal terroriste de responsabilités intellectuelles », il explique :
« Les images surréalistes nous donnent la clé des tendances vitales,
des aspirations réelles de notre esprit, lesquelles (…) s’opposent
furieusement à la vie conventionnelle déterminée par les facteurs moraux,
économiques, ect, ect, de l’organisation sociale, c’est pour cela que le monde
surréaliste tend vers la ruine de l’organisation sociale existante ».22
L’idée sur laquelle s’appuie Breton pour légitimer la puissance de
l’écriture automatique dans l’action sociale est celle d’une imagination avec des
facultés « réalisantes »23. Les images surgies dans la psyché conditionnent notre
perception du réel ; des images alors conçues comme délivrées de la censure
permettraient l’appréhension d’une réalité nouvelle, et donc à terme, le
changement social espéré par les surréalistes. Tout le problème est donc de
disposer d’images permettant une communication intersubjective provoquant le
bouleversement.
Salvador Dalí a parfaitement intégré cette conception de l’imagination
mais la parution de La conquête de l’irrationnel en juillet 193524 souligne
clairement la différence d’approche du surréel existant entre la voie « orthodoxe »
liée à l’automatisme et celle plus récente de la paranoïa-critique.
Le ton de l’essai est sans équivoque et, s’il est empreint de respect, il ne
cache pas une pointe de condescendance pour une méthode attachée à un groupe
dont Dalí tente progressivement de se détacher. Le peintre inscrit donc au sein des
éditions surréalistes, organe officiel de diffusion, les « graves inconvénients » des
19
S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi, 1921.
Frank R. Leavis, Mass civilisation and minority culture, The Minority Press, Cambridge,
1930.
21
Propaganda, Edward Barneys, paru aux États-Unis en 1928.
22
Traduction de l’auteur ; Salvador Dalí, la construcción de la imagen, 1925-1930, F. Fanès,
Electa, 1999, p.258.
23
La folie lyrique : essai sur le surréalisme et la psychiatrie, Soraya Tlatli, « L’œuvre et la
psyché », L’Harmattan, Paris, 2004.
24
Double édition, en français et en anglais ; Julien Levy se charge de la publication
américaine.
20
images obtenues par « des méthodes en liquidation ». Habilement, il cite de
nouveau l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, et fait sien le « principe
de vérification » appelé par le parisien ; malheureusement, selon Dalí, les images
nées de « procédés non évolutifs » n’apportent plus rien à la rénovation
surréaliste. En revanche :
« Les images délirantes du surréalisme tendent désespérément vers
leur possibilité tangible, vers leur existence objective et physique dans la
réalité. »25
C’est donc sur le réel que veut agir Dalí et il trouve dans la photographie le moyen
idéal – objectivité/reproduction/diffusion – pour instiller auprès des lecteurs de
journaux les images présentant ses propres fantasmes.
Fantasmes et mises en scène photographiques
Cette notion de fantasme constitue un point nodal primordial : elle peut
signifier vision, fantôme, activité imaginaire en général, ou encore « la mise en
scène interne du désir ». Le fantasme n’est pas réalisation du désir, car non
matériel, mais désir réalisé en tant qu’existant comme une réalité mentale26.
L’activité fantasmatique est très souvent définie par une comparaison avec le
théâtre : elle est une façon dont la psyché met en forme – met en scène – les
excitations pulsionnelles. Tout fantasme est donc une mise en scène – sur la scène
de la psyché – d’un désir27. La photographie par la captation du réel en est alors un
excellent substitut.
Depuis 1932, Salvador Dalí orchestre des mises en scène photographiques.
Dans les deux articles de l’année 1934, le peintre façonne les deux images de
fantômes de Man Ray prise à Port Lligat, et la série de Caillet et Allié où il pose
en Angélus. Tout l’attirail théâtral est mobilisé pour leur conception. Le cadrage
place les sujets sur une scène, les attributs sont évidents dans la série de l’Angélus
(rideau, petit guéridon pour les objets du décor, acteur centré) et, pour la série de
25
La conquête de l’irrationnel, Editions surréalistes, Paris, 1935, p.14.
« Des fantasmes et des « ismes » en peinture », Claude Wiart, pp.25-39, dans Art et
fantasme, dir. Murielle Gagnebin et Claude Wiart, « L’or d’Atalante », Champ Vallon, Seyssel,
1984.
27
« Sur la fonction du fantasme dans la création artistique et dans la psychose », Paul-C.
Racamier, pp.41-49, dans Art et fantasme, dir. Murielle Gagnebin et Claude Wiart, « L’or
d’Atalante », Champ Vallon, Seyssel, 1984.
26
Man Ray, la contre-plongée et l’équilibre géométrique des volumes rappellent les
représentations grecques antiques.
Pour l’anecdote mais aussi pour confirmer mes assertions sur
le lien inextricable entre sexe et mort, cette photographie, que l’on
pourrait intituler De la sexualité ambiguë des fantômes, est incluse
dans la série prise par Man Ray à Port-Lligat.
Salvador Dalí devient l’acteur-metteur en scène de ses
photographies et donne au théâtre une place prépondérante. Dans le
programme d’un cycle de conférences prévues pour juin 1935 mais
finalement avorté, Dalí doit lire un poème vêtu d’une tenue
« appropriée », assurer une conférence sur l’activité paranoïaquecritique en mimant une pantomime tragique-atmosphérique entre le
personnage mâle et le personnage femelle de L’Angélus »28.
1933, Man Ray, archives CNAM,
Paris, AM1994-394(4385).
De même, en 1936, à Londres, il manque de s’étouffer lors de sa
conférence car il n’arrive pas à respirer, étouffé dans sa tenue de scaphandrier.
Dans toutes ses images et comme vraisemblablement pour ses conférences, Dalí
apparaît masqué. La chute du masque est parallèle aux progrès qu’il effectue dans
sa quête narcissique de beauté.
Quête de beauté
Cette quête est liée à celle de l’invulnérabilité du moi corporel, dans le but
de combler une défaillance29. Elle va lui permettre de tendre progressivement vers
l’unité narcissique afin de se présenter découvert dans ses mises en scène et
d’affirmer aux masses la validité de son message. Le va-et-vient est incessant
entre créateur et public : la reconnaissance du public vis-à-vis du créateur est
primordiale pour le maintien de l’être-même du créateur ; en retour, cette
protection face à son angoisse existentielle lui permet d’affirmer de plus en plus la
mise en scène de ses créations fantasmatiques.
Deux photographies prises en 1936 à Marlia, dans la résidence de la
comtesse Pecci-Blunt, illustrent cette quête de beauté ; elles s’inscrivent une fois
encore à un carrefour entre histoire politique, histoire du groupe surréaliste et
28
André Breton, Œuvres Complètes, t.II, p.553.
« Ce serait très beau d’être une femme », Agnès Oppenheimer, pp.142-159, dans Pouvoirs
du négatif dans la psychanalyse et la culture, dir. Murielle Gagnebin, « L’or d’Atalante »,
Champ Vallon, Seyssel, 1988.
29
histoire personnelle de Dalí. 1936 marque le début de la guerre civile espagnole et
surtout la mort de Federico Garcia Lorca. La même année, Eluard prend quelques
distances avec Breton et ressent aussi cet engourdissement que connaît le
mouvement. Il écrit à Gala en avril :
« Je voulais pouvoir critiquer sans que Breton s’appuie pour me
répondre sur des gens qui se foutent de tout, sur un troupeau de moutons. Le
surréalisme ne devait pas devenir une école, une chapelle littéraire où
l’enthousiasme et je ne sais quelle misérable action devaient répondre à la
commande. »30
Enfin, Dalí déclare a posteriori :
« (…) ce fut précisément au cours de ce voyage que mon âme livra
ses plus durs et ses plus décisifs combats. »31
La comtesse fait donc des photographies32 : Plastica
présente le visage de Salvador Dalí de profil, les yeux clos, les
moindres détails de sa peau rendus visibles par la lumière rasante
du soleil. Un tel gros plan laisse peu de doutes quant à la
fascination exercée sur la comtesse par le jeune peintre. Elevée au
rang d’œuvre d’art grâce au titre, la photographie transforme Dalí
en un simple modèle, un mannequin choisi pour sa plastique. Elle
occulte sa fonction de peintre, tant son seul visage est un sujet
d’émerveillement.
1936, Plastica, comtesse PecciBlunt, archives CNAM, Paris.
30
Lettre 216, Montlignon, avril 1936, Lettres à Gala, 1924-1948, Paul Eluard, « N.R.F. »,
Gallimard, Paris, 1984, p.263.
31
La vie secrète de Salvador Dalí, Salvador Dalí, « L’imaginaire », Gallimard, Paris, 2002,
p.401 (La table ronde, 1952, 1942 éd. américaine).
32
Son fils envoie les clichés de sa mère à Daniel Abadie lors de la préparation de la
rétrospective consacrée à Salvador Dalí au Musée National d’Art Moderne à Paris en 1979.
Une autre photographie prise à Marlia fait écho là encore à
une phrase de Breton de 1929, extraite d’une note parue dans
l’édition du Second Manifeste du surréalisme. Le cadre naturel, le
Teatro di verzura33, est une véritable scène de théâtre satirique34
créée
dans
et
avec
des
éléments
naturels.
Dalí
pose
langoureusement avec un faune sculpté, à tel point que le diablotin
semble littéralement sortir du ventre de Dalí. Le regard complice et
le sourire équivoque du peintre insistent sur cette indifférenciation.
La phrase de Breton exprime ses inquiétudes concernant un jeune
1936, attribué à la comtesse
Pecci-Blunt, archives CNAM,
Paris.
homme de 20 ans qui rallierait le mouvement surréaliste :
« … Intellectuellement la vraie beauté se distingue mal, a
priori, de la beauté du diable. »
Le diable, celui qui divise, est le symbole de l’orgueil pervers, de la démesure,
celui qui, à la loi du père, veut substituer sa propre loi35. Et c’est bien son
acception personnelle du surréalisme que tente de diffuser Dalí depuis la parution
de la Conquête de l’irrationnel.
Ces clichés de Marlia mettent en lumière la maturité nécessaire à la
communication entre Dalí, en tant que créateur surréaliste indépendant, et
l’extérieur.
« Universelle réciprocité »
L’échange individu-monde dans la mise en scène du
fantasme est alors assumé par le peintre qui pose désormais « à
visage découvert ». Arrivé en 1939 à Arcachon dans une
atmosphère de fuite, Salvador Dalí met en scène une photographie
lors d’une ballade sur la plage. Prise par Federico Veneziani, mari
de Leonor Fini, elle confirme sans ambiguïté l’aller-retour
1939, attribué à Federico Veneziani,
archives CNAM, Paris.
33
Théâtre de verdure ou vert.
pp.123-124, chap.VIII del libro V de sus Diez Libros de arquitectura, M. Vitrubio Polion,
trad. Don Joseph Ortiz y Sanz, Imprenta Real, Madrid, 1787, cité dans « En el ombligo de un
mundo », Enrique Granell Trias, pp.164-167, dans Dalí, Arquitectura, Fèlix Fanés (dir.),
Fundacio Caixa de Catalunya, Fundacio Gala/Salvador Dalí, Barcelona, 1996.
35
« Les ruses et les pièges du diable », Luisa de Urtubey, pp.74-80, dans Pouvoirs du négatif
dans la psychanalyse et la culture, dir. Murielle Gagnebin, « L’or d’Atalante », Champ Vallon,
Seyssel, 1988.
34
incessant entre les angoisses personnelles de Dalí et celles
partagées par ses contemporains.
Voici une strophe de La métamorphose de Narcisse, « poème
paranoïaque » paru aux Editions surréalistes en 1938 :
« Déjà, le groupe hétérosexuel, dans les fameuses poses de
l’expectation préliminaire, pèse consciencieusement le cataclysme
libidineux, imminent, éclosion carnivore de leurs latents atavismes
morphologiques. »36
Prosaïquement, la photographie reproduit exactement ces instructions. Bien sûr le
poème met en scène de nombreux personnages typés37, absents ici… Mais si l’on
considère que la pose de « l’expectation préliminaire » est celle du couple de
paysans de l’Angélus, Dalí et Mandiargues campent le groupe représentant le
« mâle », Gala et Leonor Fini, celui de la « femelle ». Le sexe et la mort se
joignent ici comme dans la toile de Millet.
Par ailleurs, en plus de la référence aux obsessions personnelles du metteur
en scène, les acteurs se trouvent pris dans une situation historique propre à
susciter les délires morbides du catalan. Le contexte politique de 1939 est bien
celui d’un « cataclysme libidineux, imminent ». Dalí ne cesse de rappeler le
caractère psychanalytiquement délirant des événements et il est alors lui-même
très inquiet et en état d’alerte permanent38.
Cette photographie ne sort pas du cadre privé et la pose est sans doute
vécue par ses personnages comme une expérience ludique. Elle témoigne
néanmoins de préoccupations personnelles que le peintre transcende afin d’en
révéler le caractère universel. Dalí a conscience de l’avidité des masses pour « la
pourriture de civilisation imaginative que uniquement [les surréalistes peuvent]
leur offrir »39, mais surtout considère ce manque actuel comme un risque
éminemment important couru tant par les sociétés européenne qu’américaine. En
1937, il explique dans un article pour Harper’s Bazaar que :
36
La métamorphose de Narcisse, Editions Surréalistes, José Corti, Paris, 1937 (Oui, Denoël,
Paris, 2004, p.298).
37
L’Hindou, le Catalan, le Germain, l’Anglaise, la Russe, la Suédoise, l’Américaine,
l’Andalouse.
38
« Petite, petite, petite, quelle peur me prend le soir ! (…) la confusion universelle cette
confusion épaisse, come la sanguinaire cotelette, que tel que ge lai prévu NOUS MANGERA
TOUS. », Lettres à Coco Chanel, Arcachon, début 1940.
39
Cf : lettre envoyée à Eluard en 1934 et citée ci-dessus.
« Réduits à l’idiotie par le progrès matériel d’une civilisation
mécanique, le public et les masses exigent de façon pressante les images
tumultueuses et illogiques de leurs désirs et de leur rêves. »40
Ces images, qui doivent « à tout prix agir et influencer matériellement dans notre
époque » et être d’une « rigueur colossale vis-à-vis de l'authenticité »41, se
présentent donc comme des mises en scène des fantasmes daliniens, à la fois
uniques et universels.
Dalí et Eric Schaal réalisent en 1941 une série de
photographies destinées à illustrer un article de Life42 sur l’artiste ;
l’une d’elles illustre parfaitement cette plurivocité et la réciprocité
du fantasme dont parle Crevel en 1933. Toutes les composantes
propres à l’activité fantasmatique sont présentes. Cornélius
Castoriadis précise :
Eric Schaal, Life, 07/04/1941, archives
Centre d’études daliniennes, Figueres.
« Le pattern fondamental du phantasme, comme schème
essentiellement triadique comporte toujours le sujet, l’objet, l’autre. (…) Le
sujet n’est pas tantôt ici et tantôt là ; il est plus que la totalité des
personnages et l’organisation de la scène, il est la scène. Or le sujet n’est pas
scène dans la réalité diurne (…) Le sujet est la scène du phantasme (à la fois
éléments, organisation, régie et scène au sens étroit) parce que le sujet a été
cet état monadique indifférencié. »43
Cet état monadique indifférencié correspond au fantasme originaire d’unité, à ce
stade érotique primaire, dans lequel sujet et objet ne font qu’un. La toute première
pulsion de mort va permettre de séparer le sujet et l’objet pour accéder à l’identité,
et donc paradoxalement être salutaire pour la vie psychique de l’individu.
De nombreux axes d’interprétations façonnent cette photographie. À
considérer ce cliché comme la scène de la psyché de Dalí, nous sommes
confrontés à un espace dans lequel se place Dalí, sa femme et les autres, qui n’ont
d’ailleurs aucun regard pour le couple. Ces trois femmes peuvent symboliser la
conscience, absolument sans connaissance du couple, qui campe alors les pulsions
inconscientes ; notons d’ailleurs, le mot Vice inscrit derrière Gala, tout comme le
40
« Le surréalisme à Hollywood », Harper’s Bazaar, juin 1937, dans Salvador Dalí.
Rétrospective, pp.359-360.
41
Cf : lettre envoyée à Eluard en 1934 et citée ci-dessus.
42
« Life calls on Salvador Dalí », 07/04/41.
43
L’institution imaginaire de la société, Seuil, « Point Essais », Paris, 1999, p.431 et p.444
(Seuil, 1975).
regard avide de Dalí sur sa femme, appuyé par une canne et une jambe déictiques.
L’objectif du photographe, englobant toute la scène, peut être considéré comme
un surmoi omniscient. En outre, comme la scène se passe dans un magasin
typique des États-Unis où les publicités et les produits de consommation
abondent, un renversement, tout à fait envisageable, change la photographie en
réalisation d’un fantasme propre à chaque américain moyen – conscience de la
sociabilité et de la satisfaction matérielle, et rejet dans l’inconscient du désir
créatif et pervers.
Dalí parvient donc à exprimer une parfaite scène psychique de fantasmes
en l’inscrivant grâce à la photographie dans une réalité toute matérielle et
évidemment contextualisable. Néanmoins, ce cliché est publié avec une légende
très littérale qui le limite à sa dimension documentaire. En effet, Dalí, prêt à toutes
les « concessions pour atteindre des facilités de diffusion et propagande », use
d’images et de textes clairement lisibles pour l’acheteur de magazines populaires.
Les mots-croisés
Un bon exemple de cette volonté « didactique » est offert
par « What Dalí thinks about », planche publiée dans le magazine
Click en 1942 et réalisée toujours avec le concours d’Eric Schaal.
Les enregistrements photographiques remplacent exactement les
visions psychiques de Dalí. Comme il l’explique dans un
commentaire :
« What Dalí thinks about », Click,
septembre 1942.
« Quand je me réveille, des danseurs de ballet sautent dans mon
cerveau. Tant que je conserve l'image, je les esquisse avant qu'ils ne partent
en courant. Depuis mon enfance j’ai gagné mes batailles contre mes visions
en les utilisant dans des peintures. Dessous vous pouvez voir ma scène
terminée.»
Effectivement, un petit dessin figurant le saut des deux danseurs est publié sous le
texte. Il en va de même pour la scène où Dalí est déguisé en employée de maison,
avec une poupée et un squelette. Il précise d’ailleurs que les trois personnages
sont « sa propre image ».
Les commentaires de Salvador Dalí comptent énormément dans le
caractère instructif revendiqué par les photographies : loin des envolées poétiques
délirantes auxquelles le surréaliste a habitué ses lecteurs parisiens, la légende est
réduite à la simple réitération de l’action présentée dans la photographie, voire à
l’indication précise et univoque du sens se dégageant des images. Ainsi, lorsqu’il
figure à l’encre ses pensées s’échappant du cliché photographique, il indique, au
cas où le lecteur moyen n’aurait pas compris : « vous pouvez lire mes pensées et
sentir le passage du temps flottant en haut dans le dessin du visage de Gala ». Ce
surréalisme photogénique n’est évidemment pas du goût d’André Breton, mais ce
dernier n’a pas attendu cette planche pour exclure le catalan. En 1939, il déclare,
pique à l’encontre de celui qui se partage entre l’Italie et les États-Unis et qui
professe « la réduction de tous les peuples de couleur à l’esclavage », que sa
peinture vire dans la monotonie :
« A force de vouloir raffiner sur sa méthode paranoïaque, on observe
qu’il commence à verser dans un divertissement de l’ordre des mots
croisés. »44
L’image des mots-croisés colle parfaitement avec le divertissement offert au
public américain avec la planche publiée dans Click. Certes, leur pouvoir
évocateur est puissant puisqu’elle mobilise les thématiques obsessionnelles de
l’art de Dalí, thématiques qui façonnent aussi nos constructions identitaires
personnelles, à savoir la mort et le sexe. Cependant, ces images n’accompagnent
pas d’article de fond, elles se contentent de simples commentaires, voire d’un
descriptif plaisant des occupations du peintre.
La puissance du phénomène de masse étant une donnée intégrée très tôt
par Salvador Dalí, l’usage de la photographie à travers les journaux américains
marque l’apogée et la fin brutale du cycle d’appropriation du surréalisme. Dalí a
collaboré avec la presse populaire américaine – Vogue, Life, Time, Newsweek,
Town and country, The Cincinnati Enquirer, Click Magazine – et a donc réussi
son pari en touchant un public large par une occupation aussi fréquente que
possible des journaux. Il y présente principalement l’objectivation de ses délires,
inscrite dans le projet surréaliste comme nécessaire à la transformation sociale,
mais glisse progressivement vers une utilisation stratégique du scandale45.
44
« Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste », Minotaure, n°12-13, Paris, mai
1939.
45
Notamment par l’entrefilet « Violent act of the week » dans Life (27/03/1939) qui relate son
arrestation par la police de New York suite au saccage d’une vitrine qu’il avait conçu pour le
Convaincu d’être une incarnation vivante du surréalisme, il réalise ainsi les vases
communicants entre l’image qu’il projette de lui-même dans ses photographies –
mises en scène psychiques/mentales – et son être propre.
Affirmation de soi
Enfin, en 1942, répondant à l’exclusion officielle de Breton, Dalí, lorsqu’il
publie aux États-Unis La vie secrète de Salvador Dalí46, rompt à son tour
définitivement avec toute idée de groupe, voire même enterre une période de sa
vie.
« Ma vie, en lutte constante pour l’affirmation de ma personnalité,
était à chaque instant une nouvelle victoire de mon « moi » sur la Mort »
Ecrite en 1941 ou 1942, cette phrase commente parfaitement une
photographie de Schaal prise au Hampton Manor de Caresse
Crosby et publiée dans l’article de Life d’avril 1941 abordé
précédemment. Dalí tient à affirmer son surréalisme et sa
renaissance en tant qu’artiste indépendant. Schaal immortalise cette
transition dans un cliché où Dalí vient déposer un cadavre voilé en
haut
des
marches
menant
au
photographe.
Ce
spectre
emblématique, ici couché et offert comme lors d’une cérémonie
rituelle, peut symboliser la mort d’une facette de l’artiste, celle
prise dans l’aventure d’un groupe. L’individu travaille maintenant à
la création du mythe, comme en témoigne les photographies prises
dans la bibliothèque de Caresse Crosby : l’atmosphère sérieuse et
silencieuse entourant l’écriture par l’artiste et la lecture par Gala
des pages de La vie secrète n’est en rien troublée par la présence
d’une énorme vache installée sur le tapis. Comment ne pas déceler
Eric Schaal, Life, 07/04/1941,
archives
Centre
d’études
daliniennes, Figueres..
dans cette image une métaphore décrivant à nouveau l’esprit du
Catalan, dont l’apparente quiétude est toujours assaillie par
l’irrationnel ?
magasin Bonwit Teller, ou par l’effet provoqué par le Dream of Venus à la World’s Fair,
toujours à New York en 1939.
46
The secret life of Salvador Dalí, (translated by Haakon M. Chevalier), Dial Press, Burton C.
Hoffman, New York, 1942.
Trois photographies publiées dans l’édition américaine de
La vie secrète de Salvador Dalí bouclent ces digressions sur le
fantasme, la mort et l’affirmation identitaire.
La première photographie est de Philippe Halsman, qui
déclare en 1965 que « la personnalité même de Dalí est la plus
surréaliste de toutes ses créations »47. Il n’est pas anodin qu’une des
premières photographies issues de la collaboration de Dalí avec
Halsman date de la même année que les clichés de Schaal
présentant le cadavre drapé, et représente le Catalan en position
fœtale dans un œuf, comme prêt à éclore et donc à renaître.
Nous retrouvons l’idée de l’autosatisfaction primaire avec l’écho
évident à la situation fœtale, mais aussi, sous un angle encore plus
profond, souvent développé par les mégalomaniaques, un fantasme
d’auto-engendrement qui consiste pour le sujet à se vivre comme
son propre géniteur.
Philippe Halsman, publié dans
The secret life of Salvador Dalí,
p.71.
Ensuite, un « couple photographique » est formé par la mise
en regard d’un portrait de profil en très gros plan et d’un cadavre
présenté comme l’un des amants de Terruel, exhumé lors de la
guerre civile espagnole. La légende de cet amour contrarié est
tragique : Marcilla qui revient de la guerre le jour du mariage de sa
bien aimée meurt de chagrin. Lors de ses funérailles, Isabella dans
une dernière étreinte expire sur le corps de son premier amour.
Amour et mort donc, mais surtout cadavre décomposé littéralement
collé au visage de Dalí.
Portrait de Dalí par Philippe Halsman,
publié dans The secret life of Salvador
Dalí, 1942, p.182.
Cette stratégie nécessaire à la fois à la construction de son être et à la
diffusion de son art a sans aucun doute marqué les esprits, au-delà de ceux des
simples lecteurs de magazines populaires48. « C’est un livre qui pue » dit George
47
Philipp Halsman, Art in America, avril 1965, cité dans La vie publique de Salvador Dalí,
publié à l’occasion de la rétrospective Salvador Dalì au Centre George Pompidou (18/12/7921/04/80), Pontus Halten (com.), MNAMC, Paris, 1979.
48
Voir sur ce point les controverses présentées dans la communication de Julie Jones à propos
des « mises en scène et expérimentations photographiques déroutantes des avant-gardes »
européennes ; Pessimisme et décadence surréaliste dans la photographie américaine des
années 1930-1945 : le photographe « à l’index ».
Orwell dans son article « L’immunité artistique : quelques notes sur Salvador
Dalí »49. La nécrophilie le choque particulièrement mais il est surtout
profondément circonspect devant un tel étalage revendiqué de perversions :
« Le problème est qu’on a affaire ici à une attaque directe et
manifeste, non seulement contre la santé d’esprit et la simple décence, mais
aussi – certains des tableaux de Dalí étant susceptibles d’empoisonner
l’imagination comme une carte postale pornographique – contre la vie ellemême.
Il est aussi antisocial qu’une puce. Il est clair que de tels individus
sont indésirables, et qu’une société qui favorise leur existence a quelque
chose de détraqué. »
En 1930, Salvador Dalí et Buñuel achèvent L’âge d’or en citant Les 120
journées de Sodome de Sade. La lecture de ce livre laisse inévitablement un goût
amer du fait de l’accumulation non seulement des scènes de perversions et de
tortures mais surtout de leurs justifications « théoriques ». Dans « L’amour »,
texte paru en 1930 dans La femme visible, Dalí considère la perversion et le vice
comme les « formes de pensée et d’activité les plus révolutionnaires ». Inscrites
sous l’égide du surréalisme, ces revendications ne posent pas de problème : L’âge
d’or est considéré comme le film surréaliste, voire comme un des jalons de
l’histoire du cinéma ; Breton et Eluard se chargent de la rédaction d’un élogieux
« Prière d’insérer » pour La femme visible. Douze ans après, Dalí exclu du
surréalisme et ne jouissant plus de l’étiquette d’avant-gardiste de gauche, se voit
considéré par un esprit aussi pointu que celui d’Orwell comme « indésirable »
pour la société, au même titre, finalement, que Sade en son temps.
Marc Aufraise, doctorant Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la
direction du Pr. Michel Poivert.
49
Essais, Articles, Lettres, vol.III (1943-1945), Ed. Ivrea-L’encyclopédie des Nuisances, Paris,
1998, pp.202-213 (Sonia Brownell Orwell, 1945).