LeS PulSiOnS - Clarence Edgard-Rosa
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LeS PulSiOnS - Clarence Edgard-Rosa
Corps et âme Vii9#eŸVVeVQQ$Ÿce CLARENCE EDGARD-ROSA 9HHsioeo9VQi DANIEL ZENDER POUR CAUSETTE LeS PulSiOnS mauvais genre ? Il paraît que les femmes ont des pulsions d’achat, de Nutella à la cuillère à soupe, de romantisme… pour la survie de l’espèce. Quant aux hommes, leurs pulsions s’agiteraient dans leur slip ou les pousseraient à la colère. Le premier à avoir décortiqué nos pulsions, c’est Freud. Entre nos instincts de vie et de mort, ces forces incontrôlables nous pousseraient à l’insu de notre plein gré vers l’action. À l’état sauvage, on se laisserait guider, mais en bon être civilisé, on apprend à les contrôler. « La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions », disait le fondateur de la psychanalyse. Nos pulsions sont peut-être ce qui nous reste de plus animal. Et quand on réveille les animaux qui sommeillent en nous, ce sont toutes les théories essentialistes qu’on rallume du même coup. N’oublions pas que Freud, qui a écrit les bases de notre réflexion contemporaine sur les pulsions, expliquait « l’imbécilité physiologique des femmes » par le « refoulement sexuel. Comme on leur interdit de penser à ce qu’il y a de plus valable pour elles, l’activité de la pensée en général n’a plus de valeur du tout. »"* On sent monter en nous une pulsion, là… Il faut qu’on fasse place nette dans tous ces clichés, c’est irrépressible!! 2 * Propos rapportés par Otto Rank, secrétaire de la Société psychanalytique de Vienne, dans la séance du 3 mai 1911. Les Premiers Psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, tome III – 1910-1911. Éd. Gallimard. 57ŸƋťÅŻŻÅŸ# 55 Corps et âme Corps et âme LeS PonCif s du calcif Les hommes ne penseraient qu’à ça quand les femmes, elles, ne seraient que passives. « Il est clair que notre société valorise chez les hommes une sexualité pulsionnelle, tandis qu’elle sanctionne le même comportement chez les femmes », soupire Sophie Morin, sexologue québécoise!1. « L’éducation donnée aux femmes en termes de sexualité ne les autorise pas toujours à écouter leurs pulsions et à s’autoriser la recherche du plaisir. Certaines éprouvent ainsi beaucoup de culpabilité face à leur désir. » Mais cela se vérifie-t-il dans le réel!? « Pas du tout », affirme Élisa Brune, journaliste scientifique, auteure notamment de La Révolution du plaisir féminin!2. « La première chose que l’on peut observer quand on étudie les comportements sexuels, c’est que les différences sont beaucoup plus importantes au sein du groupe des femmes et au sein du groupe des hommes, qu’entre les hommes et les femmes. Les pulsions n’appartiennent aucunement à un groupe plutôt qu’à l’autre. » Pourtant, les théories scientifiques associant testostérone et pulsion sexuelle sont assez nombreuses pour éveiller le doute. « Les hormones sont en effet l’un des éléments de l’équation, mais c’est loin d’être le seul"! On sait, par exemple, que traiter l’hyposexualité des femmes avec de la testostérone donne des résultats extrêmement variables d’un sujet à l’autre », note Élisa Brune. Pour l’essayiste, l’image du sexe dans notre culture y est pour beaucoup. « Le sexe masculin est représenté comme acteur, ce qui place l’homme comme détenteur de la pulsion. » S’ajoute à cela un blackout sur la sexualité féminine… À commencer par les organes sexuels. « Ils ont toujours été représentés comme des organes reproducteurs et non comme des organes de plaisir », regrette Élisa Brune. Même lorsqu’on a découvert le clitoris, son évocation n’est pas sortie du cadre médical. Le clitoris n’a d’ailleurs pas cessé, au cours de l’Histoire, d’être découvert, occulté, puis redécouvert et à nouveau occulté… (Voir Causette #4.) Pour aboutir à une découverte « officielle » à la fin du XIXe siècle. « C’est tellement récent que ça n’existe pas encore dans les représentations culturelles. » Résultat!: « Ce désert culturel pousse les femmes à la passivité sans faire le bonheur des hommes », explique Élisa Brune. confier ce genre de décalages avec le stéréotype du mec pulsionnel sont seuls dans le désert », note Giulia Foïs. Croire que les hommes désirent de manière incontrôlable revient à penser qu’ils sont gouvernés par leur slip. Et si c’est incontrôlable, on ne peut pas leur en vouloir d’avoir les mains baladeuses ou, pire, d’agresser sexuellement. In fine, cette idée de pulsion sexuelle mâle participe de la culture du viol. Elle implique aussi que les hommes sont des bêtes et que c’est aux femmes de faire attention pour ne pas qu’il leur arrive malheur. Alors LE CLICHÉ DU MEC PULSIONNEL qu’il est prouvé à présent que le viol n’est Giulia Foïs a animé pendant plus d’un en fait qu’une histoire de domination et an l’émission Point G comme Giulia, sur Le pas de sexe. En découle le « double stanMouv!3. Elle y parlait sexe et recevait les dard »!: si la pulsion est masculine, il est confidences de ses aunormal pour un homme diteurs. À l’antenne, de coucher avec tout le l’idée selon laquelle les monde, mais pour une Si la pulsion hommes ont par esfemme, c’est louche… est masculine, sence des pulsions que On dit d’ailleurs souil est normal pour les femmes n’ont pas vent que les femmes un homme de revenait énormément. minimisent leur coucher avec tout « Qu’on parle d’infidélité nombre de partenaires le monde, mais ou de pratiques sexuelles, sexuels, tandis que les pour une femme, on en arrivait toujours hommes le gonflent. c’est louche… là, même en passant Eh bien, ç’a été prouvé par des chemins détourrécemment!! C’est en nés, explique-t-elle. Les essayant de comprentrois quarts des hommes adhéraient à cette dre l’écart criant du nombre de partenaires idée, les autres étaient gênés par ce modèle sexuels des hommes et des femmes dans imposé. Je me souviens d’un auditeur qui les études statistiques que la psychologue admettait n’avoir parfois pas envie, avoir américaine Terri Fisher a levé le voile!4!: besoin qu’on le chauffe pour que le désir pour ne pas sortir de la case « gentille monte, être énervé qu’on considère qu’il suffise d’appuyer sur un bouton pour que ça fonctionne. » Un autre expliquait qu’il ne pouvait faire l’amour que quand il était amoureux, ce qui lui donnait le sentiment d’être anormal. Un troisième lui avait confié que sa copine regardait ses baisses d’envie avec un mélange de mépris et de scepticisme. « Ceux qui appellent pour 58ŸƋťÅŻŻÅŸ# 55 conclusion qui chamboule tout!: les femmes ont autant, si ce n’est plus, de pulsions sexuelles que les hommes. Ce passionnant ouvrage révèle même que les stéréotypes de genre ont modelé la recherche scientifique de façon à ce qu’elle occulte ces pulsions. « Si la société ne s’est pas rendu compte de tout cela avant, c’est parce que les hommes qui la dirigent ne le voulaient pas », analyse Bergner. Cette sexualité reléguée au second plan est tellement bien intégrée à l’imaginaire collectif, explique-t-il, que les femmes elles-mêmes ont assimilé l’idée que leur sexualité était passive. 2 He#Q#Ÿ#0eĄeVi 1. Sophie Morin : www.sophiesexologue.com 2. La révolution du plaisir féminin, d’Élisa Brune. Éd. Odile Jacob, 2012. Le Salon des confidences. Éd. Odile Jacob, 2013. 3. Point G comme Giulia : Podcasts disponibles sur www.lemouv.fr 4. « Psychology Students Lie About Sex to Match Gender Expectations », de Terri Fisher, Sciences 2.0, mai 2013. 5. Que veulent les femmes ?, de Daniel Bergner. Éd. Hugo Doc, 2014. LA PULSION SEXUELLE sur le divan Freud classifie les pulsions selon deux catégories : d’un côté, les pulsions de vie, de l’autre les pulsions de mort. Et la pulsion sexuelle, on la range où ? « En ce qui concerne la sexualité, tout ce qui ne viserait pas à la procréation serait une pulsion de mort », explique Sophie Morin, sexologue. Pour elle, la pulsion est le « ça » pur : « C’est ce qui nous pousse à aller vers l’autre de manière irrépressible en oubliant ce qu’il y a autour. Mais les individus ont développé le “surmoi”. » Du coup, si on a envie d’avoir une relation sexuelle en plein milieu d’un repas de Noël en famille, on se retient parce qu’on sait qu’il y a des règles sociales que l’on a intégrées. © CRÉDIT PHOTO MONSIEUR AURAIT UNE SEXUALITÉ DE PRÉDATEUR, MADAME FERAIT L’AUTRUCHE. DISSECTION DE LA PLUS GROSSE IDÉE REÇUE SUR LES PULSIONS. fille », les femmes mentent!; et pour se conformer au modèle du tombeur, les hommes aussi. Le journaliste Daniel Bergner a compilé dans son livre Que veulent les femmes"? 5, les dernières études scientifiques réalisées sur la sexualité féminine et arrive à une 59ŸƋťÅŻŻÅŸ# 55 Corps et âme Corps et âme ViCTiMe de l’amour C’esT Pas Moi, c’est mon utérus!! NOTRE PROGRAMMATION GÉNÉTIQUE NOUS AURAIT DOTÉES DE PULSIONS SENTIMENTALES, HISTOIRE QU’ON SE CASE AVEC UN MÂLE POUR LA SURVIE DE L’ESPÈCE. AU COURS DE L’HISTOIRE, LA MÉDECINE S’EST MONTRÉE TRÈS CRÉATIVE POUR CALMER LES ARDEURS DE CES DAMES. Un savant cocktail de neurones et d’hor- La société actuelle réserve les pulsions sexuelles aux mâles. Les femmes"? Cherchez pas, elles n’en ont pas et n’en ont jamais eu"! Sauf qu’il n’en a pas toujours été ainsi. La tendance a même été d’affirmer que c’était les femmes qui avaient des pulsions à assouvir. « Du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, on pense que ce sont les femmes qui ont la sexualité la plus envahissante », explique Sylvie Chaperon, historienne, auteure de La Médecine du sexe et les femmes. Anthropologie des perversions féminines au XIXe siècle. « Les femmes sont des tentatrices, elles ont moins de volonté pour résister, elles tombent dans l’excès, ce sont aux hommes de le contrôler. » Ce n’est qu’« à partir du XIXe siècle que les choses s’inversent progressivement. À la fin du XIXe, les médecins disent que la plupart des femmes sont frigides par nature », confirme l’historienne. Les « petites masturbatrices compulsives », elles, sont considérées comme malades. Tour d’horizon des pulsions féminines à travers les âges. 2 se# ŸH##H UN UTÉRUS à tête de pieuvre Dans l’Antiquité, Platon, Socrate et autres barbus grecs affirment que les pulsions féminines découlent tout droit de l’utérus, ce petit animal à l’apparence d’une pieuvre qui se déplace dans le corps de la femme, attiré par les « bonnes odeurs ». S’il se trouve au mauvais endroit, il provoque des crises d’hystérie. Le seul moyen de les prévenir ? Enfanter, soit « fixer l’utérus ». 2 $Ve6ŸV#//9#eŸ LA PULSION, tu oublieras ! À partir du XVIIIe siècle, plus question de laisser les femmes s’abandonner à leurs envies, à commencer par la masturbation. On découvre que les femmes pourraient prendre du plaisir seules. Celles aux désirs sexuels trop assumés sont désormais jugées nymphomanes ou hystériques. « Les médecins consi- SORCIÈRE es-tu là ? dèrent que les femmes succombent plus facilement Au Moyen Âge, les femmes peuvent s’adonner plus librement à la que l’historienne Sylvie Chaperon. Aux grands mots masturbation que les hommes et leurs pulsions sont jugées natu- les grands remèdes ! Dans Nouvel Éloge de la relles… Mais point trop n’en faut, malheureuse ! L’essayiste Diane masturbation, le médecin anthropologue Philippe Ducret rapporte, dans La Chair interdite, qu’en 1486 un dominicain Brenot rapporte que pour certains médecins de allemand, Henri Institoris, publiait un ouvrage* invitant les habitants l’époque, « c’est ce clitoris coupable qu’il faut cou- à « dénoncer [les femmes] au comportement sexuel subversif. Car per, brûler, castrer pour ramener les pulsions à la l’une d’elles peut être sorcière sans même le savoir […]. Les femmes normale ». Camisole de force, ceinture de chasteté, chevauchant leur compagnon sont particulièrement suspectes ». voire clitoridectomie sont donc préconisés dans les Résultat : en Allemagne, l’évêque de Bamberg brûle 600 femmes et cas extrêmes. En Angleterre, le Dr Joseph Mortimer celui de Salzbourg, en Autriche, 97. 2 A. L. soigne ses patientes en réalisant des massages * Le Marteau des sorcières, d’Henri Institoris et Jacques Sprenger. Éd. Jérôme Millon, 2015. à la tentation du diable, et donc à la maladie », indi– vaginaux, ce qui l’amène, en 1883, à inventer le premier vibromasseur... God Save Him ! 2 A. L. 60ŸƋťÅŻŻÅŸ# 55 POUR ALLER PLUS LOIN La Médecine du sexe et les femmes. Anthologie des perversions féminines au XIXe siècle, de Sylvie Chaperon. Éd. La Musardine, 2008. Nouvel Éloge de la masturbation, de Philippe Brenot. Éd. L’Esprit du temps, 2013. La Chair interdite, de Diane Ducret. Éd. Albin Michel, 2014. Les Sexualités au Moyen Âge, de Jacques Rossiaud. Éd. Jean-Paul Gisserot, 2012. Oh My God"! film de Tanya Wexler, 2011. mones ferait de nous, femelles, des êtres sentimentaux. C’est la théorie de l’anthropologue Helen Fisher, de l’université Rutgers (New Jersey). Acte 1": on focaliserait notre attention sur un partenaire mâle privilégié pour engendrer des petits. Acte 2": on s’attacherait au type pour remplir les besoins familiaux. Elle explique ainsi que les hommes sont d’abord intéressés par le sexe, les femmes par les sentiments… En France, la grande prêtresse de la biologie amoureuse, Lucy Vincent, a publié une myriade de livres sur le sentiment amoureux comme programme génétique, basé principalement sur les effets de l’ocytocine, une hormone favorisant l’attachement chez le campagnol (un mignon rongeur). Du coup, cet amour qu’on a cru ressentir l’été 2008, c’était peut-être un coup de l’ocytocine (l’enflure"!). Malheureusement, elle n’a pas voulu répondre à nos questions. En désespoir de cause, on a lancé un SOS à Catherine Vidal*, neurobiologiste, pour comprendre les mécanismes tordus de notre cervelle femelle. CAUSETTE : Est-ce peu de libre arbitre ? Bien sûr. Tout ce qui a trait à l’amour est le fruit de l’histoire personnelle, de la vie psychique, et aussi de l’environnement social et culturel… Il est vain d’imaginer qu’on va comprendre l’amour avec des IRM. On entend aussi parler du gène de la fidélité, de l’hormone du coup de foudre… Cette façon réductrice d’expliquer les comportements ne correspond en rien à la richesse et la diversité de l’esprit humain. C. V. : Des chercheurs sont en train de mettre au point un médicament anti-amour pour soigner les chagrins. Qu’en pensez-vous ? Ce sont des sujets très médiatiques, qui permettent de faire marcher l’industrie pharmaceutique. Il est bon de se rappeler que beaucoup d’études sur les antidépresseurs étaient pipées, car réalisées par des chercheurs à la fois juge et partie affiliés à des labos. Il faut aussi faire attention aux nouvelles maladies"! L’hyperactivité est devenue un trouble mental, la timidité est devenue « phobie sociale », et les médicaments pour les soigner arrivent à point. Si on décide tout à coup que l’amour est une maladie mentale, alors il lui faudra un traitement. 2 C. V. : ceVcViŸe#s#9HH9iŸceŸHe#Q#Ÿ#0eĄeVi * Catherine Vidal est auteure, notamment, de Hommes, femmes : avons-nous le même cerveau ? Éd. Le Pommier, 2007 ; Les Filles ont-elles un cerveau fait pour les maths ? Éd. Le Pommier, 2012. FreUD à la récré C’EST BIEN CONNU, LES FILLES, ÇA COIFFE DES POUPÉES ET LES GARÇONS, ÇA SE BAGARRE. TOUT ÇA PARCE QU’AU DÉPART L’UN SE BAT CONTRE SON ŒDIPE ET L’AUTRE A TROP HÂTE D’ÊTRE MAMAN. ENFIN, C’EST CE QU’ON DIT… que ça tient la route, cette histoire de pulsion sentimentale ? Non. Que les hormones aient des actions chez les rats, les souris, et les campagnols, certes. De là à ce que ce soit la même chose chez l’humain… Aucune étude scientifique rigoureuse ne montre que l’action de l’ocytocine sur le cerveau humain déclenche le sentiment amoureux. Certains ont vu des corrélations, mais pas de relations de cause à effet. Les êtres humains ne sont pas des machines programmées par les hormones. Chez nous, les instincts sont contrôlés par la culture grâce au cortex cérébral, une énorme masse de matière grise qui permet le langage, la pensée, le raisonnement, l’imagination, toutes ces fonctions qui séparent l’humain de l’animal. CATHERINE VIDAL : Bon, donc il nous reste un tout petit « Le garçon a des pulsions actives, la fille des pulsions passives »"; « l’origine sexuée de tous nos désirs fait qu’il y a une dominante chez le garçon, le désir de risque »"; « la fille a un désir attractif, le garçon un désir éjectif », explique Françoise Dolto, grande penseuse de l’enfance dans les années 1980. Dans Les Étapes majeures de l’enfance, recueil post-mortem de textes paru en 1994, la pensée de la psychanalyste apparaît très claire": « Le désir de l’enfant est entièrement au masculin ou au féminin, depuis la vie intrautérine. » Ainsi, les petits garçons et les petites filles sont naturellement différents, et ont donc des pulsions différentes. « Françoise Dolto a fait un apport très important, mais elle était dans son temps, explique Derek Humphreys, psychanalyste 61ŸƋťÅŻŻÅŸ# 55 et maître de conférences, qui fait partie de la Société de psychanalyse freudienne. Elle a écrit L’Évangile au risque de la psychanalyse… Une femme très catholique. Il y a des choses qu’on ne questionnait pas à l’époque. C’est seulement depuis une vingtaine d’années qu’on commence à regarder autrement la question sexuelle. Et encore aujourd’hui, vous allez trouver beaucoup d’analystes très normatifs, des gardiens de la civilisation et de l’interdiction. » Pour le psychanalyste, si l’on revient à la base de la pensée freudienne, la pulsion c’est la recherche du plaisir « de la bouche, du nez, de la peau… » C’est seulement plus tard que le plaisir s’organise culturellement comme quelque chose de reproductif": dans cette logique, la pulsion n’est pas basée à l’origine sur Corps et âme l’organe sexuel, donc elle ne diffère pas selon le sexe de l’enfant. Quant à la pulsion violente, « les petites filles l’ont aussi », renchérit Derek Humphreys. Comment expliquer alors que le regard diffère sur la petite fille et le petit garçon colériques"? « Si on demande à n’importe quel éducateur ou éducatrice, on entendra": les garçons sont plus violents, plus nerveux que les filles », constate Isabelle Collet, psychologue et chercheuse en sciences de l’éducation, qui travaille sur la mixité à l’école. La faute à une mauvaise interprétation des comportements des enfants, selon elle": on prendrait pour innées des attitudes qui sont en fait de l’ordre de la construction sociale. « Tout le monde ressent du plaisir, de la colère, de la rage… Mais ce ne sont pas pour autant des pulsions. » Elena Gianini Belotti, pédagogue et auteure féministe, a dirigé le Centre Nascita Montessori, à Rome. Elle a publié dans les années 1970, Du côté des petites filles où elle montre comment les bébés, selon qu’ils sont garçons ou filles, ne sont pas traités de la même manière par leurs parents, qui pensent les garçons moins patients, plus inconsolables, plus colériques"; et agissent en fonction de cet a priori. FRUSTRATION VERSUS ARROGANCE Du coup, certains comportements sont encouragés chez les garçons et reprochés aux filles": « Les mères sont plus sévères et exigeantes avec les filles, surtout lorsque cellesci sont actives, curieuses, bruyantes, autrement dit quand elles présentent des comportements considérés comme masculins. » Les conséquences sont énormes": les petites filles expérimentent très tôt la frustration, alors que les petits garçons découvrent « d’emblée l’arrogance ». « Dans les crèches, on observe des garçons qui ne supportent pas qu’on diffère l’attention qu’on devrait leur porter », rapporte Isabelle Collet. Pas tous les garçons bien sûr, mais quelques agités suffisent à conforter les a priori de pulsions particulières à chaque Corps et âme sexe. La famille, l’école, en confondant pulsion innée et comportement appris, permettent aux jeunes enfants d’intégrer les rôles sexués": « Il y a un phénomène de mimétisme": très tôt, les garçons comme les filles savent très bien ce qu’on attend de leur sexe. À force d’entendre “ne te bats pas comme un garçon” et “ne pleure pas comme une fille”, ils apprennent. La place de la pulsion, de l’inné, est finalement infime. » Pour la psychologue, si on « tolère bien plus une petite fille batailleuse qui grimpe, court, saute… », pour le garçon qui se déguise en princesse, c’est plus compliqué. Car le petit garçon aux pulsions de vrai mâle rassure": « Il faut qu’il fasse une certaine démonstration virile pour être sûr que sa sexualité soit conforme. Parce que c’est quand même ça l’angoisse, la peur qu’il soit pédé. » La vigilance aux préjugés s’impose. Mais ne vous inquiétez pas, on a connu des gens très bien dont les garçons jouaient aux camions et les filles à la poupée. 2 ;sH9#oo#ŸcH0Q#o J’AcHÈTe donc je suis APRÈS LES ANGLO-SAXONS, LES PSYS FRANÇAIS S’INTÉRESSENT À CE QUI EST CONSIDÉRÉ COMME UNE PULSION TYPIQUEMENT FÉMININE... SANS ENCORE EN QUESTIONNER LES DÉTERMINANTS SOCIAUX. « Dès que ça me plaît, j’achète sans regarder le prix. Je peux dépenser mon loyer d’un coup. J’ai une cinquantaine de paires de chaussures à talons et je n’en ai toujours pas utilisé la moitié. » Au Canada ou aux États-Unis, Cheyma serait considérée immédiatement comme une « acheteuse compulsive »": une pathologie qui toucherait près de 6 % de la population américaine, d’après une étude publiée par le National Center for Biotechnology Information. Sans qu’il y ait encore un consensus scientifique sur le sujet, la 62ŸƋťÅŻŻÅŸ# 55 « surconsommation » est de plus en plus reconnaître. » En France, aucune statistique considérée comme une addiction compor- officielle. Une récente étude du Crédoc"2, tementale comparable à la dépendance aux qui note une convergence des pratiques de jeux vidéo ou au sport. Une pulsion typi- consommation des deux sexes, pointe néanquement féminine pour moins": « L’achat de vêteles psychiatres français ments apparaît comme qui s’intéressent à la un loisir prioritairement Les femmes ont féminin. » Les femmes question. « C’est ce plus de facilité qu’on constate dans nos interrogées, loin d’être à se décrire études cliniques », note toutes dépendantes aux comme accros au le Pr Michel Lejoyeux, boutiques, considèrent shopping quand chef du service psychiaen majorité les achats un homme dira trie et addictologie à comme des « moments qu’il collectionne l’hôpital Bichat"1. « En de plaisir », des « rituels consultation, les perfestifs ». L’étude note sonnes diagnostiquées sont aussi que les femmes, surtout des femmes"; de la considérées comme resmême manière que les alcooliques ou les accros ponsables des achats du foyer, utilisent la au jeu sont plutôt des hommes. On n’explique consommation comme moyen d’affirmation pas ce phénomène, pas plus qu’on en connaît sociale depuis plus d’un siècle. Dans l’Hexagone, les achats de fringues restent plus précisément les causes. » importants qu’ailleurs, car « l’image sociale SHOPPING ET BOULIMIE de la femme autour du paraître [y] est toujours Sophie, infirmière, cumule les symptômes très forte ». Alors le marketing a tout intérêt associés à cette pathologie": « Depuis que je à les caresser dans le sens de la carte bleue. Le marketing crée-t-il chez les femmes travaille de nuit, j’ai beaucoup de pression. Et dès que je sors, je claque au moins 100 euros les moins sûres d’elles des pulsions d’achat"? à chaque fois. Ça va très vite": j’ai dépensé mon Une seule certitude": les publicitaires dernier salaire quatre jours après l’avoir reçu. En rentrant chez moi, je regarde mon compte en banque sans arrêt. » Analyse de Michel Lejoyeux": « On retrouve la répétition des achats malgré la conscience du dommage financier et relationnel, la perte de contrôle et la sensation de plaisir intense au moment de l’achat"; puis souvent, la culpabilité. » Un comportement que les psys rapprochent de la boulimie, autre pathologie admise comme typiquement féminine. Une étude américaine rapporte que si les femmes représentent 95 % des personnes concernées, c’est aussi qu’elles ont plus de facilité à se décrire comme accros au shopping, quand un homme dira qu’il collectionne. « Les femmes qui consultent le Pr Lejoyeux ou qui répondent à ses questionnaires ont intégré des stéréotypes de genre », note Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l’Institut de veille sanitaire (INVS) et chargée de recherche sur les addictions à l’Inserm. « C’est plus facile pour les hommes de dire qu’ils ont une consommation excessive d’alcool ou de drogues dures – un comportement associé aux valeurs viriles –, tandis que les femmes culpabiliseront beaucoup plus à le 63ŸƋťÅŻŻÅŸ# 55 n’hésitent pas à jouer avec le cliché. Ultime exemple en la matière, la campagne des Trois Suisses associant achat de vêtements et orgasme, en 2010": « Notre point G, il est dans la penderie », proclamait l’affiche. « L’addiction au shopping est un phénomène culturel de mimétisme dont les femmes sont à la fois actrices et esclaves », opine Benjamin Smadja, auteur de L’Art du Marketing to Women. « Elles ont intégré les représentations de films comme Confessions d’une accro du shopping ou de la série Sex and the City. Acheter des vêtements a un impact sur l’image que les femmes ont d’elles-mêmes, comme une belle voiture peut le faire avec les hommes. » « Il ne suffit pas d’incriminer le marketing », tacle la journaliste Mona Chollet dans son essai Beauté fatale. « Celui-ci, cherchant le meilleur moyen de gagner de l’argent, ne fait qu’identifier les tendances profondes qui travaillent une société afin de les exploiter. » 2 ie6ŸVids#oŸ 1. La Fièvre des achats de Michel Lejoyeux et Jean Adès. Éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2002. 2. « Comment consomment les hommes et les femmes ? », 2013.