Plans possibles pour un commentaire, repris et légèrement

Transcription

Plans possibles pour un commentaire, repris et légèrement
Texte 4
En pleine épidémie de peste à Oran, le docteur Rieux et Tarrou décident de se rendre sur la jetée pour oublier un instant
les difficultés auxquelles ils sont confrontés en soignant chaque jour les habitants malades
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Elle sifflait doucement au pied des grand blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur
apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers
tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer
faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites.
Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers
Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même
l’assassinat.
Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il
remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers
d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait
régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d’écume, l’eau fuyait le
long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé.
Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira
longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le
silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna,
se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui
et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même
vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arrêta le premier et ils
revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils
précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.
Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même cœur et le
souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait
que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait
maintenant recommencer.
Vous ferez le commentaire de l'extrait de La peste, d’Albert Camus
Plans possibles pour un commentaire, repris et légèrement aménagés à partir de différents plans
trouvés dans les copies d’élèves.
1. La mer, un élément vivant, accueillant mais exigeant ; une harmonie entre la mer et les nageurs, ce
qui procure un refuge temporaire contre le monde.
2. La baignade nocturne, un moyen d’oublier la vie réelle ; la vie réelle, un retour obligatoire et
reculé, avec ses difficultés.
3.
Un paysage ; des émotions.
4. Un lieu paisible et procurant un certain bonheur grâce à l’action ; des personnages perturbés qui
retrouvent un équilibre provisoire.
5.
Une influence bénéfique de la mer ; une situation tragique.
6.
Un lieu et une action fatigants, mais reposants ; une complicité entre Rieux et Tarrou.
7. Une échappatoire au monde, la nage et la solitude ; une amitié qui soutient Rieux et Tarrou dans
leur lutte contre le monde et la maladie.
8. Les sensations des deux personnages prouvent leur grande proximité avec les éléments naturels, et
la baignade est un moyen de se réfugier dans des pensées et des sentiments communs. (Proposition faite
aux élèves de série technologique)
Proposition de plan plus détaillé (plan n° 1), à l’intérieur duquel il n’est pas obligatoire de tout
prendre.
[Première partie]
Dans ce texte, on voit la mer comme un élément vivant, exigeant et accueillant aux nageurs.
Cette vie est perceptible d’abord dans les métaphores et comparaisons qui l’assimilent à un animal
(« comme une bête », ligne 2), lui attribuent la « respiration calme de la mer » (ligne 3), ou la capacité
de siffler (ligne 1).
Les rochers eux-mêmes de la jetée sont assimilés à une forme d’humanité, dans la métaphore de leur
« visage grêlé » (ligne 5).
Des actions sont attribuées à l’eau de la mer, avec le verbe pronominal « se gonflaient » et
« redescendaient », actions autonomes, produisant des effets esthétiques perçus par les deux hommes,
aux lignes 3-4.
Ce mélange de bruit et de formes mouvantes, associés à la dureté implicite des rochers, devient douceur
avec les deux comparaisons de la ligne 2 : « comme du velours », et « souple et lisse ». Les deux
adjectifs ajoutés à « épaisse » en font un monde compact, qui s’offre tout entier, mélange de douceur et
de danger.
Cette présentation initiale esthétique se continue avec d’autres qualificatifs, ceux du toucher : dès le
plongeon de Rieux, Camus exprime ce contact ressenti de manière très abondante et répétitive avec le
champ lexical de la température : « Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes », « il savait que la
mer, ce soir-là, était tiède », « de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur »,
« un moment où ils entrèrent dans un courant glacé ».
Cette sensation de toucher est ensuite élargie à la description du contact avec l’eau, ce qui la qualifie
implicitement d’accueillante, à la ligne 10 : « l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses
jambes », contact qui unit le nageur à son élément, par l’image de la fuite et du retour de l’eau, et des
parties du corps de Rieux.
Une autre image montre la mer comme vivante et entretenant une relation active avec les nageurs, à la
ligne19, c’est celle de la « surprise de la mer », dont les nageurs ont été « fouettés ». La métaphore est
ambiguë, évoquant soit la punition soit le jeu.
Un dernier aspect de cette mer est son gigantisme, augmenté par le fait que les deux hommes sont
totalement seuls à se baigner. On peut repérer cela à l’hyperbole de la ligne 4, « Devant eux, la nuit
était sans limites. », à l’emploi du pluriel pour parler des « eaux » à la ligne 7, au complément de lieu
très vague de la ligne 18, « loin du monde ». Lorsque Rieux s’arrête de nager pour attendre son ami, et
qu’il « se mit sur le dos et se tint immobile », l’image qui le montre dans cette immensité l’isole
totalement, puisqu’il est « face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles », comme seul au monde. On
voit donc que la simple description d’une posture de nage, faire la planche, prend une dimension
cosmique.
[Transition]
Cette mer est donc un élément accueillant pour des nageurs vigoureux, qui ont d’elle une connaissance
rapide, comme le montre la phrase des lignes 9-10 : « Au bout de quelques brasses, il savait que la mer,
ce soir-là, était […] ». Cette harmonie n’est pas la seule, et on va voir qu’elle est plus complexe,
s’établissant entre les deux nageurs, à la fois dans l’action de nage et dans leurs pensées.
[Seconde partie]
L’harmonie qui s’établit entre la mer et les nageurs constitue un refuge contre le monde des hommes, et
surtout contre la peste.
Le premier indice qui le montre est le regard de spectateur implicite dans les lignes 2-3 : « Ils
s’installèrent sur les rochers tournés vers le large. » C’est le monde éloigné qui les attire ,ils fuient la
ville, et cet arrêt les montre en contemplation, ce qui provoque le « bonheur » de la ligne 6.
Cette harmonie est d’abord perceptible dans la fusion des nageurs et de l’eau, comme on l’a vu plus
haut, à la ligne 10. On la trouve aussi dans le lexique du bonheur ressenti en commun à l’idée de se
baigner à l’écart du monde, dès la ligne 6 : « il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce
même bonheur », résultant de l’impression vivante, douce, de la mer. On a ici la première occurrence
de l’adjectif « même », qui sera utilisé plus loin pour exprimer l’unisson.
Les sensations physiques de cette nage sont aussi un indice de l’harmonie, cette fois entre Rieux et
Tarrou. On peut relever par exemple les nombreuses marques de la similitude ou de l’égalité, de
l’alternance, de l’écho d’une nage vers l’autre : « Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et
nagea dans le même rythme », « ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur », « ils
précipitèrent tous deux leur mouvement » ; l’adjectif « même » est toujours placé dans des phrases au
pluriel dont le sujet est « ils ». Les petites différences montrent seulement que l’un plonge d’abord puis
attend l’autre, est rejoint, ou s’arrête ce qui donne le signal du retour, comme dans la phrase des lignes
18-19 : « Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement ».
Cette nage en double n’est pas pour autant une compétition, mais une volonté de se mettre au même
niveau, paradoxalement d’ailleurs puisque l’adjectif qui les caractérise est « solitaires », au pluriel, à la
ligne 18, et que presque tous les verbes d’action sont au pluriel, pluriel d’ensemble.
De plus, la connaissance de ce que fait l’autre, dans l’obscurité de la nuit, est très fine, obtenue par la
sensation de l’ouïe, comme à la ligne 12 ou 14 : « Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait
plongé », et « il perçut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue ». Cette connaissance sans
visibilité est celle de l’amitié, marque une communauté de pensée, et elle rejoint la connaissance sans
paroles de la fin du texte, aux lignes 21 à 24.
On touche alors au domaine de la pensée, ce qui nous ramène à l’image de Rieux face au ciel, ligne 12,
dans une posture de recueillement devant l’immensité. On peut rapprocher cette sorte de prière muette
avec la communion de pensée de la ligne 6 : « il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce
même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat », puisque le verbe « devina » marque la
connaissance intime des pensées d’autrui. Ce lexique de la pensée commune contient aussi le verbe
savoir de la ligne 22, tout comme à la ligne 9, mais quand on les associe on comprend bien que
l’harmonie n’implique pas seulement les deux hommes, mais aussi l’élément marin qui les a réunis.
La phrase longue et complexe, dans le dernier paragraphe, est significative de cette communauté,
puisque les deux sujets, au singulier d’abord, de « savait » et « se disait » sont rejoints dans le pluriel
de « la maladie venait de les oublier », puis dans l’emploi de l’impersonnel de l’obligation dans
l’expression finale « il fallait maintenant recommencer. », singulier où se retrouvent les autres
hommes, ceux de la ville.
C’est là que s’éclaire la phrase redondante, ou insistante, de la ligne 18, « loin du monde, libérés enfin
de la ville et de la peste ». La nage n’est qu’une parenthèse, qui soude davantage les deux hommes dans
le sentiment que « c’était bien » : mais l’ambiguïté de ce « bien » est très grande, puisqu’elle peut
désigner aussi bien le souvenir immédiat de la nage, ou le fait d’avoir été oubliés de la peste, ou le sens
du devoir qui les attend.
[Conclusion]
Le refuge procuré par cette nage nocturne est donc très provisoire, et le travail de Camus sur la finesse
des émotions, des idées, et des sensations physiques, montre bien que les deux hommes sont dans une
sorte d’entre-deux, les nombreuses nuances dans l’analyse en sont la manifestation la plus fréquente,
tout comme la conclusion narrative assez sèche.
Mais l’insistance mise sur la qualité de ce divertissement est aussi la preuve que, pour Rieux et Tarrou,
cette nuit est un apport de vie spirituelle : les sensations s’estompent, la réalité reprend le dessus, mais
celles-ci ont été le moteur nécessaire à un renforcement des convictions. Les personnages se constituent
ainsi, prennent de la force morale, tout en devenant très humains par leur goût de la vie concrète.
Camus s’avère donc une fois de plus un écrivain de la réalité sensible, et un intellectuel passionné par
l’analyse des situations de crise.