La métaphore : la sémantique du mot et de la phrase

Transcription

La métaphore : la sémantique du mot et de la phrase
Langues et linguistique, numéro spécial Journées de linguistique, 2011, p. 65-68.
LA MÉTAPHORE :
LA SÉMANTIQUE DU MOT ET DE LA PHRASE
Pierre Labranche
University of Massachusetts at Boston
Initialement paru dans les Actes des 9e Journées de linguistique (1995), Québec, Centre
international de recherche en aménagement linguistique, 1995, p. 201-206.
ISSN 0226-7144
© 2011 Département de langues, linguistique et traduction, Université Laval
P. Labranche (1995)
66
LA MÉTAPHORE :
LA SÉMANTIQUE DU MOT ET DE LA PHRASE
Pierre Labranche
University of Massachusetts at Boston
Introduction
Le but poursuivi dans la présente étude est
double : on se propose, d’une part, de mettre en
place l’arrière-plan théorique sur lequel se
construit la théorie de la métaphore-mot (ou
théorie de la substitution). D’autre part, on veut
mettre en relief, et éventuellement en réserve,
certains concepts et certaines descriptions de la
théorie de la métaphore-énoncé. Ce second
dessein ne se dégagera que peu à peu et
n’apparaîtra clairement que dans la dernière
section, où l’on s’emploiera à opérer
effectivement l’articulation entre la sémantique
du mot et la sémantique de la phrase.
La théorie substitutive
Il est convenable d’en appeler d’abord à
celui qui a pensé philosophiquement la
métaphore, à Aristote. De sa lecture (au moins
de la Poétique) on recevra un rappel sur ce
qu’est la conception substitutive de la
métaphore. La conception aristotélicienne de la
métaphore tend à rapprocher trois idées
distinctes : l’idée d’écart par rapport à l’image
ordinaire, l’idée d’emprunt à un domaine
d’origine, et l’idée de substitution par rapport à
un mot ordinaire absent mais disponible. C’est
l’idée de substitution qui paraît la plus lourde
de conséquences. Si en effet le terme
métaphorique est un terme substitué,
l’information fournie par la métaphore est
nulle, le terme absent pouvant être restitué s’il
existe ; et si l’information est nulle, la
métaphore n’a qu’une valeur ornementale,
décorative. Ces deux conséquences d’une
théorie purement substitutive ont caractérisé le
traitement de la métaphore dans la rhétorique
classique (McCall, 1969).
Le passage vers d’autres conceptions
Le caractère vague du mot, l’indécision de
ses frontières, le jeu combiné de la polysémie
qui dissémine le sens du mot et de la
synonymie qui discrimine la polysémie, et
surtout le pouvoir communicatif du mot qui lui
permet d’acquérir un sens nouveau sans perdre
les sens précédents – tous ces traits invitent à
dire que le vocabulaire d’une langue est une
structure instable dans laquelle les mots
individuels peuvent acquérir et perdre des
significations avec la plus extrême facilité
(Ullmann, 1951 : 195).
Dans de nombreuses langues, la classe des
formes de discours à laquelle le mot appartient
(nom, verbe, etc.) a sa marque incluse dans le
périmètre du mot tel que le dictionnaire
l’enregistre. Il appartient de toute façon au mot
de pouvoir figurer au moins dans une classe, si
bien que le noyau sémantique et la classe
définissent ensemble le mot. Bref, le mot est
grammaticalement déterminé. Cette empreinte
du fonctionnement prédicatif sur le mot est si
forte que certains auteurs donnent de la
signification une définition franchement
contextuelle. La théorie de Wittgenstein dans
Philosophical Investigations – dans la mesure
où l’on peut parler encore de théorie – est
l’exemple le plus « provocant » de cette
conception (Wittgenstein, 1953 : 43).
Les multiples renvois du mot au discours
n’impliquent nullement que le mot n’ait aucune
autonomie sémantique. Mais le contexte
reparaît toujours dans le périmètre même du
mot : ce que nous appelons les acceptions
diverses d’un mot sont des classes
contextuelles, qui émergent des contextes euxmêmes au terme d’une patiente comparaison
d’échantillons d’emplois. Le sémanticien est
alors contraint de faire une place à la définition
contextuelle de la signification à côté de la
définition
proprement
référentielle
ou
P. Labranche (1995)
« analytique », selon le mot de Ullmann
(Ullmann, 1951 : 52) ; ou plutôt, la définition
« contextuelle » (ibid.) devient une phase de la
définition proprement sémantique.
La dépendance de la signification de mot à
la signification de phrase devient plus
manifeste encore lorsque, cessant de considérer
le mot isolé, on en vient à son fonctionnement
effectif actuel, dans le discours. Pris isolément,
le mot n’a encore qu’une signification
potentielle, faite de la somme des sens partiels,
définis eux-mêmes par les types de contextes
où ils peuvent figurer. Ce n’est que dans une
phrase donnée ; c’est-à-dire dans une instance
de discours, au sens de Benveniste, qu’ils ont
une signification actuelle.
Il résulte de cette dépendance du sens actuel
du mot à l’égard de la phrase que la fonction
référentielle, qui s’attache à la phrase prise
comme un tout, se répartit en quelque sorte
entre les mots de la phrase : dans le langage de
Wittgenstein ; proche de celui de Husserl, le
référent de la phrase est un état de choses et le
référent du mot, un objet.
À la limite, si l’on met l’accent sur la
signification actuelle du mot, au point
d’identifier le mot avec cette signification
actuelle dans le discours, on en vient à douter
que le mot soit une entité lexicale et à dire que
les signes du répertoire sémiotique se tiennent
en deçà du seuil proprement sémantique.
L’entité lexicale est le noyau sémantique
séparé par abstraction de la marque indiquant
la classe à laquelle le mot appartient en tant
que partie de discours. Ce noyau sémantique,
on pourrait l’appeler la signification potentielle
du mot ou son potentiel sémantique, mais cela
n’a rien de réel ni d’actuel. Le mot réel, le mot
en tant qu’occurrence dans une phrase, est déjà
tout autre chose : son sens est inséparable de sa
capacité de remplir une fonction prédicative.
Vers une synthèse des conceptions
La théorie de la métaphore-énoncé, qui met
l’accent sur l’opération prédicative, n’est pas
incompatible avec la théorie de la métaphoremot. La définition « analytique » et la
définition « contextuelle » du mot sont
67
compatibles dans la mesure où le point de vue
de la langue et le point de vue du discours
s’appellent et se complètent. Il faut dire
maintenant que la théorie de la métaphore-mot
et la théorie de la métaphore-énoncé sont dans
le même rapport. Cette valeur complémentaire
des deux théories peut être démontrée de la
manière suivante, qui coupe court à toute
objection d’éclectisme : la théorie de la
métaphore-énoncé renvoie à la métaphore-mot
par un trait essentiel qu’on peut appeler la
focalisation sur le mot, pour rappeler la
distinction proposée par Max Black entre focus
(« foyer ») et frame (« cadre »). Le « foyer »
est un mot, le « cadre » est la phrase ; c’est sur
le « foyer » que le system of associated
commonplaces (« système ou gamme des lieux
associés ») est appliqué à la façon d’un filtre ou
d’un écran (Black, 1962 : 43).
L’écart au niveau du mot, par lequel, selon
Jean Cohen, un écart au niveau prédicatif,
c’est-à-dire une impertinence sémantique, vient
à être réduit (Cohen, 1962 : 95-96), est lui aussi
un effet de focalisation sur le mot qui a son
origine dans l’établissement d’une nouvelle
pertinence sémantique au niveau même où
l’impertinence a lieu, c’est-à-dire au niveau
prédicatif. De diverses manières, par
conséquent, la dynamique de la métaphoreénoncé se condense ou se cristallise dans un
effet de sens qui a pour foyer le mot.
Mais la réciproque n’est pas moins vraie.
Les changements de sens dont la sémantique
du mot tente de rendre compte exigent la
médiation d’une énonciation complète. À cet
égard, le rôle joué par les champs associatifs
dans la sémantique de Stephen Ullmann risque
d’induire en erreur, même si au départ le rôle
accordé à l’imagination est digne d’attention.
Le recours à l’association des idées est même
une manière efficace d’éluder les aspects
proprement discursifs du changement de sens
et de n’opérer qu’avec des éléments, les noms
et les sens. En particulier, dans le cas de la
métaphore, le jeu de la ressemblance est
maintenu sur le plan des éléments, sans que
puisse faire jour l’idée que cette ressemblance
elle-même résulte de l’application d’un
P. Labranche (1995)
prédicat insolite, impertinent, à un sujet qui,
selon le mot de Nelson Goodman, yield while
protesting (« cède en résistant » ; Goodman,
1968 : 57).
Le rôle attribué au champ associatif permet
de maintenir la métaphore dans l’espace de la
dénomination et ainsi de renforcer la théorie de
la substitution. En revanche, si l’on voit avec
Max Black dans l’association un aspect de
l’« application » d’un prédicat étrange à un
sujet qui par là apparaît lui-même sous un jour
nouveau, alors l’association des idées requiert
le cadre d’une énonciation complète. Or les
deux
théories
sont,
non
seulement
complémentaires, mais réciproques. De même
que la métaphore-énoncé a pour « foyer » un
mot en mutation de sens, le changement de
sens du mot a pour « cadre » une énonciation
complète en « tension » de sens, pour reprendre
le mot de Ricoeur (Ricoeur, 1975 : 218).
Conclusion
C’est Aristote qui a défini la métaphore
pour toute l’histoire ultérieure de la pensée
occidentale, sur la base d’une sémantique qui
prend le mot ou le nom pour unité de base. La
difficulté consiste à rendre compte de la
production même de la signification, dont
l’écart au niveau du mot est seulement l’effet
(Derrida, 1971). Le point de vue sémantique ne
commence à se différencier que lorsque la
métaphore est replacée dans le cadre de la
phrase et traitée comme un cas non plus de
dénomination déviante mais de prédication
impertinente. Cette étude vise essentiellement à
établir que l’indéniable subtilité d’Aristote
s’épuise essentiellement dans un cadre
théorique qui méconnaît la spécificité de la
métaphore-énoncé et se borne à conférer le
primat de la métaphore-mot. C’est un énoncé
entier que constitue la métaphore, mais
l’attention se concentre sur un mot particulier
dont la présence justifie qu’on tienne l’énoncé
pour métaphorique. Si Max Black instaure une
frontière tranchée entre la théorie de
l’interaction et la théorie classique qui est une
conception substitutive, il demeure nécessaire
de serrer de plus près l’interaction qui se joue
68
entre le sens indivis de l’énoncé et le sens
focalisé du mot. Il apparaît même capital
d’élaborer une théorie de l’imagination, théorie
qui devra se démarquer des champs associatifs
et qui devrait se fonder sur Kant,
particulièrement sur le concept kantien de
l’imagination productive.
Bibliographie
BLACK, Max (1962) Models and Metaphors.
Ithaca, Cornell University Press.
COHEN, Jean (1966) Structure du langage
poétique, Paris, Flammarion.
GOODMAN, Nelson (1968) Language of Art. An
Approach to a Theory of Symbols,
Indianapolis, Bobbs-Merrill.
DERRIDA, Jacques (1971) Rhétorique et
philosophie. Poétique, Paris, Seuil.
MCCALL, Marsh (1969) Ancient Rhetorical
Theories of Simile and Comparison,
Cambridge, Harvard University Press.
RICOEUR, Paul (1975) La métaphore vive,
Paris, Seuil.
ULLMAN, Stephen (1951) The Principles of
Semantics,
Glasglow,
University
Publications.
WITTGENSTEIN, Ludwig (1953) Philosophical
Investigations, New York, MacMillan.