Jean Bernard, père fondateur de la bioéthique

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Jean Bernard, père fondateur de la bioéthique
Hommage à Jean Bernard
Académie française et Académie des sciences / le 17 octobre 2006
« Jean Bernard, père fondateur de la bioéthique »
Discours de Jean-Pierre Changeux,
Membre de l’Académie des sciences
Jean Bernard est incontestablement le père fondateur de l’éthique biomédicale dans notre
pays.
Il a directement contribué à la création en 1983 du Comité Consultatif National d’Éthique
qu’il a présidé pendant 9 ans, de 1983 à 1992. A cette occasion, il a mis en place les principes
fondateurs de l’éthique de la recherche dans les sciences de la vie et de la santé. Il en a porté
le message dans nos écoles et au-delà de nos frontières, faisant de la France une nation
pionnière en matière de bioéthique.
Sa pensée représente pour moi les deux visages symboliques de la sagesse antique:
Hippocrate défenseur de la médecine rationnelle et Aristote avocat de la prudence et du juste
milieu.
J’examinerai ici :
1. Le rôle de Jean Bernard dans la Création du Comité Consultatif National d’Éthique, puis,
2. Les grandes lignes de sa pensée en bioéthique, enfin,
3. Le rayonnement de sa pensée éthique en France et dans le monde.
Je me tiendrai, ce faisant, au plus près des discours qu’il a prononcés lorsqu’il présidait le
Comité.
I. Création du Comité Consultatif National d’Ethique
« La médecine a plus changé pendant les 50 dernières années que pendant les 50 siècles
précédents – écrivait-il – le destin des hommes a été transformé par le traitement efficace des
infections, la guérison de la plupart des maladies de l’enfant, la prévision de la moitié des
cancers, les premières thérapeutiques génétiques, les premiers essais de prévention des
thromboses… L’espérance de vie qui était de 18 ans à la préhistoire, de 40 ans au début du
XIXe siècle est, en France (nous sommes en 1995) de 72 ans pour le sexe masculin et de 81
ans pour le sexe féminin ».
Et il poursuivait « la morale médicale est aussi ancienne que la médecine et l’on demande
toujours au jeune médecin de prêter le serment d’Hippocrate ». « La morale hippocratique se
limitait à quelques règles simples, généralement encore qu’inconstamment respectées :
générosité, compassion, dévouement, désintéressement. Les infractions n’étaient pas
exceptionnelles… Mais les médecins, en très grande majorité, les respectaient ».
« L’entrée progressive de la recherche dans le champ médical au cours du XIXe siècle a
transformé les pratiques traditionnelles. Claude Bernard développe la méthode expérimentale
en physiologie et sa chaire au Collège de France prend le nom de Médecine Expérimentale...
Pasteur, qui n’est pas médecin, fera essayer le vaccin de la rage mais les conditions dans
lesquelles ces expériences furent faites seraient difficilement acceptables de nos jours ». On
exige depuis une compatibilité des soins et des essais. L’intérêt du patient devient premier.
Le dévoiement criminel de la médecine expérimentale par les nazis dans les années trente et
pendant la seconde guerre mondiale marquera les esprits et suscitera le Code de Nuremberg.
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Cette prise de conscience internationale de la nécessité d’une réflexion éthique pour toute
expérimentation sur l’homme donne lieu à la création de premières règles d’éthique médicale.
A partir des années 60, le développement de l’industrie pharmaceutique suscite l’apparition
des premiers comités d’éthique. L’éthique prend une dimension politique, elle devient affaire
de gouvernements. La Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique crée en
1975 une commission qui a pour mission d’encadrer le développement du génie génétique.
Des commissions spécialisées apparaissent aux USA, en Grande-Bretagne, en Suède. Les
termes du débat éthique sont posés : comment concilier les apports considérables que les
sciences biologiques et médicales offrent à la société avec le respect de la dignité de l’être
humain, celui de son corps et de ses libertés individuelles ?
En France, le président de la république, François Mitterrand, crée le 23 Février 1983, une
nouvelle institution nationale qui répondra à ces interrogations : le Comité Consultatif
National d’éthique pour les Sciences de la vie et de la santé. Jean Bernard prend part très
activement à sa mise en place. Ce comité en quelque sorte complète le Conseil de l’Ordre des
médecins créé sous Vichy mais « double » le Comité d’éthique médicale de l’INSERM créé
en 1974 et dont le président est déjà Jean Bernard.
Le ministre de la recherche, Jean-Pierre Chevènement, charge alors Jean Bernard, avec le
concours du Directeur Général de l’INSERM, Philippe Lazar, d’élargir et de remodeler le
Comité d’éthique médicale de l’INSERM. Celui-ci avait pour fonction d’étudier
l’acceptabilité des projets de recherche clinique ; le Comité devenu « national » a désormais
sa mission « étendue » aux « problèmes moraux soulevés par la recherche dans les domaines
de la biologie, de la médecine et de la santé, que ces problèmes concernent l’homme, les
groupes sociaux ou la société toute entière ».
L’horizon s’élargit à l’ensemble de la recherche dans les sciences biologiques et médicales. Il
s’élève aux problèmes de société, non seulement en France mais dans le monde.
Le Comité donne des avis ; il est une force de proposition ; il n’est pas une instance de
décision. La seule arme dont il dispose, c’est la persuasion fondée sur l’autorité des membres
qui le composent et la qualité de ses réflexions. Il s’en servira pour éclairer le citoyen et lui
faire jouer son rôle dans la conscience collective de la nation.
Jean Bernard par son autorité morale, avec le concours de Pierre Laroque, qui mit en œuvre la
Sécurité Sociale après la seconde guerre mondiale, et de Jean Dausset, prix Nobel,
insufflèrent à l’institution une conscience éthique du plus haut niveau qui définira le style du
comité.
La composition du Comité reflète, me semble-t-il, la double exigence de médecin et de
chercheur de Jean Bernard :
pluralité des opinions, tout homme, ou femme, quelles que soient ses origines, mérite
l’attention du médecin. Jean Bernard sera toujours attentif à rester en quelque sorte « laïque »,
sans jamais révéler ses convictions personnelles.
pluridisciplinarité, Jean Bernard en a fait l’expérience avec ses recherches sur les leucémies.
Il souhaitait qu’aucune catégorie ne l’emporte sur les autres : philosophe ou théologien,
chercheur ou médecin. Cela se manifestera par la composition des membres du comité
Le Comité devait compter initialement 30 membres (ils seront 40 en Février 1993, répartis en
3 collèges). Un premier collège se compose de « cinq personnalités appartenant aux
principales familles philosophiques et spirituelles (ou religieuses) » désignées par le Président
de la République ; un autre comprend 19 « personnalités qualifiées » n’appartenant pas au
monde de la recherche mais « choisies en raison de leur compétence et de leur intérêt pour les
problèmes d’éthique », désignées par le Parlement, le Conseil d’Etat, la Cour de cassation et
plusieurs ministres ; le 3ème collège est formé de 15 personnalités appartenant au secteur de la
recherche.
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Lors de la création du Comité en Décembre 1983, Jean Bernard définit les méthodes de travail
qui seront celles du Comité et que je trouvais en place lorsque j’eus le privilège de lui
succéder.
« Les méthodes générales que nous emploierons… seront régies par la modestie (nous avons
bien conscience de la difficulté de notre tâche), par notre totale indépendance, par le
pragmatisme (ce sont les jurisprudences qu’il faut fixer et non les lois), par la nécessité d’une
constante adaptation aux progrès de la biologie et de la médecine. Méthodes souples,
variables certes, mais principes vigoureux qui vont gouverner notre action.
Avant tout respect de la personne humaine … Le respect de la science ensuite… Le Comité
d’éthique doit favoriser, aider, ne jamais retarder le développement de la connaissance ».
Enfin, « c’est le troisième principe, la science porte en elle-même les moyens de corriger les
conséquences parfois temporairement fâcheuses des progrès. « Le grand malheur pour un
malade – écrivait-il – c’est d’être soigné par un médecin ignorant. La conscience sans la
science est inutile. L’honneur de la médecine et sa difficulté sont dans cette alliance du devoir
de science et du devoir humanitaire. Notre tâche est de favoriser cette alliance…C’est une
tâche difficile, une tâche de Sisyphe, mais …de Sisyphe heureux ».
Dans les faits, le Comité d’Ethique sous la présidence de Jean Bernard rendra, en 8 ans
d’exercice, 31 avis : « Jamais aucun vote n’a été nécessaire pour nous départager », écrivait
Jean Dausset. Le pari d’une sagesse collective désormais écrite et rendue publique aura été
tenu.
II. La pensée bioéthique de Jean Bernard
Les tout premiers avis du Comité d’Ethique sont révélateurs, selon moi, de l’influence
dominante de son premier président. Examinons-les successivement :
L’embryon
Débutons la présentation du premier avis sur l’embryon avec une citation de Jean Bernard :
« Le philosophe peut rester dans sa tour, le théologien peut rester dans sa cellule, mais les
femmes et les hommes qui se consacrent à l’éthique sont dans le monde ».
L’avis n°1 de 1984 stipule que « l’embryon ou le fœtus doit être reconnu comme une
personne humaine potentielle qui est ou a été vivante et dont le respect s’impose à tous ». Il
semble que l’expression même soit de Jean Bernard, même s’il est toujours difficile dans un
débat collectif d’attribuer à quiconque la paternité d’une expression. Tout en s’opposant à une
« réification » de l’embryon au cours de son développement, le Comité acceptera certaines
recherches sur celui-ci entourées de conditions strictes de validation et de consentement
parental. En 1986, sous la présidence de Jean-Bernard, il introduit un moratoire sur le
diagnostic préimplantatoire qui sera renouvelé en 1989. Il sera levé en 1994 par le législateur
français et cela aboutira à une première réussite française, certes, mais comme le regrettera
Jacques Montagut « dix années après la réussite britannique ».
Plus tard, en mars 1997, Jean Bernard n’est plus président, mais il participe aux débats du
comité comme Président d’honneur. L’occasion unique d’une anticipation de l’éthique sur la
science est donnée au Comité avec l’ouverture « limitée et contrôlée » de la recherche de
l’embryon « sans avenir reproductif ».
L’avis n° 53 de 1997 autorise en effet la « constitution et l’utilisation de cellules souches
totipotentes humaines à partir de blastocystes », une recommandation obtenue à la quasiunanimité des membres.
Le Comité s’oppose encore à toute constitution d’embryons à une finalité de recherche ou
thérapeutique autre que de répondre à un projet parental. Ce dogme sera cependant remis en
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cause avec l’avis n° 67 de Janvier 2001, où le Comité prendra position, avec une majorité
significative, en faveur du clonage à visée thérapeutique. Cet avis sera appuyé, à l’initiative
de Jean-François Bach - devenu entre temps notre Secrétaire perpétuel - à la fois par les
Académies des Sciences et de Médecine et par l’ensemble des professeurs de biologie du
Collège de France.
Cette réflexion du Comité sur l’embryon illustre à merveille cette phrase de Jean
Bernard : « l’éthique n’est pas une métaphysique », « elle est pragmatique ». Le législateur
français ignorera cependant les recommandations du Comité National d’Ethique sur le
clonage thérapeutique. Il placera notre pays aux côtés du Vatican, de Malte et de l’Autriche,
laissant à la Grande-Bretagne, la Suède, la Belgique et Israël, la responsabilité de cet
important devoir de recherches.
L’Enfant
Jean Bernard fut toujours très attaché à l’enfance: « L’essentiel des réunions d’éthique est
consacré - écrit-il - à l’embryon. Et c’est l’enfant, après la naissance, qui…est oublié ». Les
progrès de la médecine ont transformé le destin des enfants. L’enfant du passé était certes
aimé, mais il était probablement éphémère. Il appartenait à une série de frères et de sœurs
prêts à le suppléer s’il disparaissait. L’enfant de notre temps est un être unique,
irremplaçable… qui ne doit plus mourir » « un être précieux, un être qui ne peut être vendu,
un être dont la survie peut imposer des recherches considérables aux sociétés humaines » Et
cela est particulièrement vrai, ajouterai-je, pour les pays pauvres de notre planète dont les
premières victimes sont les enfants
L’avis n° 3 portera donc sur les recherches et techniques de reproduction artificielle et sur
l’enfant à naître. Il s’interroge sur « l’infécondité » qui « fait l’objet de thérapeutiques. Il
n’est pas question, parce qu’il ne s’agit pas d’une maladie, de refuser le traitement ou de
récuser le progrès », mais celui-ci implique dorénavant le recours de plus en plus fréquent à
des techniques de reproduction artificielle. Leur application « suscite des interrogations
éthiques.
Elles ne viennent pas d’un a priori à l’égard de ce qui est artificiel », mais « en dissociant les
différentes étapes du processus de reproduction, les nouvelles techniques obligent à
considérer séparément l’intérêt des patients, parents potentiels, et celui du futur enfant »…
« Est-ce que dans ces conditions, toute personne a le droit, à toute condition, d’avoir un
enfant ? » s’interroge Jean Bernard. L’intérêt de ce futur enfant est alors un des critères de
réponse. Sous aucun prétexte il ne doit être « traité comme un moyen et non comme une fin
en lui-même ». Le Comité fait deux recommandations : susciter une vaste consultation
publique et confier à des équipes spécialisées agréées et sans but lucratif (ce n’est hélas pas
toujours le cas) le soin de pratiquer des techniques de reproduction artificielle et de poursuivre
la recherche. C’est ce qui sera fait par la suite, en particulier, avec la mise en place en 2004
de l’agence de la Biomédecine.
Les Essais thérapeutiques
Le second avis du Comité porte sur les « Problèmes éthiques posés par les essais de nouveaux
traitement chez l’homme ». Il débute, certes, par un rappel du Code de Nuremberg de 1947,
mais l’expérimentation humaine est indispensable au développement de nouveaux
médicaments. C’est Le devoir d’essai : mais dans quelles conditions éthiques ?
Une première est « la valeur scientifique du projet », une équipe multidisciplinaire doit
apporter la justification scientifique de l’essai. Le leitmotiv de Jean Bernard que nous avons
tous entendu à mainte reprises est « ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique ».
Une autre est « l’obligation de pré requis » qui exige « toutes les garanties qu’est susceptible
d’apporter l’expérimentation pharmacologique et toxicologique en laboratoire, in vitro, et sur
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plusieurs espèces animales avec des effectifs suffisants ». Certes, la souffrance animale
existe. Mais soulager les souffrances humaines reste première, une recommandation à bien
peser aujourd’hui!
Une troisième condition demande un bilan risques-avantages acceptable. Le cas des patients
inclus dans un essai est simple. Deux objectifs doivent être atteints simultanément, mais ils
sont distincts : traiter le patient et évaluer un traitement. Soin et recherche sont souvent
intimement liés.
L’avis n° 2 prend une position courageuse en acceptant l’essai sur volontaires sains où le
sujet ne peut escompter aucun avantage personnel. Le risque en cours doit être minime. Mais
il existe. Dans les deux cas, le devoir de recherche l’emporte. Nous sommes à cent lieues d’un
obscurantiste et trop politique « principe de précaution ». Nous sommes, au contraire à la
recherche d’une sincère évaluation des risques et de l’application d’un principe de « moindre
mal ».
Une dernière et fondamentale condition de l’avis est l’impératif du consentement assorti du
double épithète libre et éclairé. Libre, certes, mais qu’en est-il des sujets juridiquement
incapables, des enfants, des patients dans le coma ? Eclairé bien sûr, mais est-il plausible de
faire comprendre au sujet la portée exacte dans la science en progrès, les limites, les risques
inhérents à un projet de recherche précis ? La relation patient médecin dans son asymétrie estelle compatible avec un authentique consentement éclairé ? Certes, le texte prévoit l’examen
détaillé du projet par un Comité d’éthique, ceux-ci deviendront, avec la loi Huriet-Sérusclat,
les Comités de Protection des Personnes dans la Recherche Biomédicale.
Cet avis sur les essais thérapeutiques soulève, avec l’appel aux volontaires sains, un problème
sur lequel Jean Bernard est revenu à maintes reprises : celui de leur rémunération et d’une
manière générale de la relation entre éthique et argent.
Jean Bernard sera toujours ferme sur la non commercialisation du corps humain, de ses
éléments et de ses produits, le sang, le génome. Et cependant, comme l’écrit René Sautier,
« l’économie doit être prise en compte dans les avis du comité », même si le « comité n’a pas
tenté de fixer une doctrine ou d’établir une synthèse ». Jean Bernard en payera lui-même
durement le prix, et cela même après sa mort, lorsqu’un journaliste mentionne « ses silences
dans l’affaire du sang contaminé ».
L’avis du 13 Mai 1985 est cependant consacré à « l’appréciation des risques du SIDA par la
recherche d’anticorps spécifiques chez les donneurs de sang » : il souligne « qu’il serait
inadmissible que, par l’effet d’une excessive pression commerciale, on en vienne à devoir
suspecter les conditions d’exploitation des tests sérologiques » et « estime qu’il est
indispensable de faire dans des conditions techniques irréprochables le dépistage de
l’infection chez les donneurs de sang ». On ne pouvait être plus clair !
Le débat sur éthique et argent ouvert par Jean Bernard n’est cependant pas clos : il se
poursuivra avec la question de la brevetabilité du génome, les essais thérapeutiques sur les
populations défavorisées, les coûts de santé dans les choix médical ou encore la
commercialisation des cellules souches…
Neuroscience
Jean Bernard a toujours été fasciné par la neuroscience. « Si j’avais le bonheur d’avoir 20 ans
– écrivait-il – je me lancerais dans la neurobiologie…Certes on savait depuis longtemps,
comme le dit un compagnon d’Othello, la boisson rend la cervelle confuse. On savait depuis
le début du siècle que quelques centigrammes d’extrait thyroïdien transformaient une femme
charmante en une horrible mégère. Ce qui est nouveau, c’est la spécificité ». « Les mêmes
progrès de la science donnent à l’homme le pouvoir dangereux de modifier le comportement
de son prochain. La difficulté ne vient–elle pas du fait que - comme Jean Bernard le répétait
souvent - le cerveau de l’Homme est à la fois « sujet » et « objet » ?
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Sous la présidence de Jean Bernard, le Comité ne rendra cependant que peu d’avis sur la
neuroscience. Les avis du 10 octobre 1989 et du 13 décembre 1990, feront date cependant
comme exemples de la prudence du Comité et de son président. Ils portent l’un et l’autre sur
la greffe de cellules nerveuses dans le traitement de la maladie de Parkinson. Plusieurs
groupes, dans l’année 80, rapportent avoir réussi des greffes de cellules chromaffines de la
médullo-surrénale dans le cerveau de malades, mais les résultats sont incertains. Le Comité
fait recommander aux neurochirurgiens de ne pas entreprendre ces greffes.
Un an plus tard, l’avis défavorable est levé. L’équipe suédoise de Lindvall observe, avec des
greffons de tissus mésencéphalique de foetus humain, une restauration de la libération de
dopamine et une amélioration clinique. Cela justifie désormais l’autorisation de greffe sur
cinq malades, dans des conditions éthiquement acceptables de prélèvements des cellules
foetales. Les travaux les plus récents ont confirmé le bien fondé de cette décision.
Et Jean Bernard note « La progression des connaissances dans le domaine des neurosciences
va déboucher sur des interrogations considérables. On touche là à l’essence même de
l’homme et, pour moi, l’enjeu de la maîtrise du cerveau est autrement plus important que
celui de la maîtrise de la reproduction ».
III. Le rayonnement de la pensée éthique de Jean Bernard en France et dans le monde.
Ethique et droit
« La science va plus vite que l’homme » nous rappelle Jean Bernard reprenant l’expression de
François Mitterrand. « Il appartient au Comité d’Ethique de combler ce retard ». Ce qui n’est
pas toujours facile. « Notre mission en effet est consultative. Nous n’avons aucun pouvoir, et
là est notre grandeur, aucun pouvoir que celui tout moral …que peut nous apporter la sagesse
de nos avis … Il appartient au Parlement, poursuit-il, aux autorités gouvernementales
administratives, juridiques, responsables, d’édicter des lois, décrets, arrêtés, règlements,
jugements nécessaires, en tenant compte - au moins nous l’espérons - de nos avis ».
Cependant Jean Bernard avertit dès 1987 que « les lois réglant la bioéthique doivent être très
peu nombreuses… Les progrès de la biologie sont si rapides qu’une loi nouvelle risque, à
peine promulguée, d’être périmée ». Les premières lois de bioéthique sont votées en Juillet
1994. Neuf ans après, le 23 Février 2003, dans un entretien avec le Journal du Dimanche, Jean
Bernard fait le point : « les premières lois de bioéthique ont été adoptées en 1994 pour être
révisées en 1999. Nous sommes en 2003 et on nous dit qu’elles devraient être votées d’ici à
l’été »… « pour les élaborer, il a fallu des années de travail. Pour que la justice s’en serve, il
faudra encore du temps. D’ici là les textes seront caducs »... « Ces lois sont absurdes ! »
Jean Bernard fait le diagnostic. Il note que « les difficultés rencontrées étaient dues, pour une
bonne part, à l’insuffisante connaissance que les hommes d’Etat avaient des questions
scientifiques et de leur évolution rapide… C’est ainsi que nous avons été conduits à proposer
la création… d’école d’été pour chefs d’Etat ». Il poursuit : « La seule réponse positive fut
alors donnée par le Premier Ministre canadien, Pierre E. Trudeau. Les autres étaient trop
occupés…». Seize ans après, à la veille de l’élection présidentielle, le commentaire de Jean
Bernard est toujours d’actualité !
Enseignement en France et dans le monde
Chaque année, à l’occasion des Journées d’Ethique auxquelles Jean Bernard a toujours
beaucoup tenu, celui-ci souligne l’importance des enseignements de bioéthique :
« enseignement supérieur d’abord, et en premier lieu les facultés de médecine…de tels
enseignements ont été retardés en France… Cette situation s’est heureusement modifiée…»
« Notre pays - poursuit-il - a, en revanche, été pionnier pour l’enseignement secondaire. Nous
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avons été frappés par l’enthousiasme des lycéens, invités depuis 1986 à participer à nos
journées annuelles… comme auditeurs, organisateurs d’ateliers, responsables de tables rondes
.. J’ai été moi-même souvent m’entretenir dans les lycées». Il se pose alors la question :
quand doit-on introduire la bioéthique dans les lycées et collèges ? « probablement assez tôt à
14 ou 15 ans ». Par qui ? une « coopération doit être établie avec les professeurs de biologie,
de philosophie, d’histoire », mais il souligne avec sagesse qu’il faut « éviter de créer une
bioéthique d’Etat ».
Enfin, chaque année se tiennent les Journées nationales d’éthique : elles font partie des
missions du Comité, et sont « ouvertes à tous les citoyens » à Paris et également en province ;
elles «permettent l’instruction du public » et -nous dit-il avec humour - « complètent la
formation des membres du Comité d’Ethique »
Jean Bernard reconnaît un aspect important du débat éthique : « les variations géographiques
de la bioéthique » « Il est une histoire et une géographie de l’éthique de la vie. Les réflexions
divergentes peuvent être complémentaires et s’éclairer mutuellement. D’où l’importance des
rencontres, des confrontations ». « Ainsi, la bioéthique, d’abord locale, régionale… puis
nationale devient internationale ». Jean Bernard attache beaucoup de prix à sa participation et
celle des membres du Comité à des colloques ou congrès internationaux. Chaque année, des
invités étrangers participent aux Journées Nationales. « La bioéthique est universelle » nous
dit-il avec « des échanges féconds entre des personnes qu’inspirent des philosophies fort
différentes ».
Jean Bernard pose alors la question : « Faut-il aller plus loin, envisager par exemple des
comités supranationaux » tel un comité d’éthique européen alors en préparation ou même un
comité mondial ? Il assiste à la première réunion à Madrid des présidents de comités
nationaux d’éthique européens. Il permettra, selon ses termes, de « mesurer les difficultés, de
préciser les conditions, les espérances ». Une réflexion éthique mondiale se développe ensuite
avec la création d’un comité international d’éthique auprès de l’UNESCO. Mais ce type
d’institution suffit-il dans un monde traversé de conflits et d’injustices qui vont s’aggravant ?
Peut-elle contribuer à l’émergence d’une « conscience éthique » internationale » ?
La responsabilité du scientifique
La responsabilité du scientifique sera particulièrement chère au cœur de Jean Bernard : « il
appartient aux hommes de science – écrit-il – de prendre conscience de leurs responsabilités,
ce qu’ils ont longtemps refusé de faire.
Une première catégorie regroupait des « Ponce Pilate » : j’ai fait une découverte, je m’en lave
les mains, débrouillez-vous.
La seconde catégorie était celle des malheureux : ainsi certains des physiciens dont les
travaux ont abouti à la bombe atomique furent-ils horriblement malheureux.
Une troisième catégorie est apparue, à la conférence d’Asilomar aux Etats-Unis, qui n’étaient
ni Ponce Pilate, ni déprimés, mais qui ont dit : nous sommes concernés… Ils ont pris une
décision tout à fait extraordinaire : un moratoire d’un an et demi, dans le monde entier, pour
arrêter toute recherche dans ce domaine. En fait, on s’est aperçu qu’on avait eu peur pour rien,
car le colibacille de laboratoire, trafiqué comme il est, ressemble au lion d’un jardin
zoologique… Si on le remet en liberté en Afrique… il sera immédiatement mangé par ses
congénères ».
Ce qui compte pour Jean Bernard c’est cette « prise de conscience des hommes de science »
dont il donnera l’exemple à maintes reprises. Il fera partie du groupe fondateur du
Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique (actuellement présidé par Jean
Dausset).
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En guise de conclusion : qu’est ce que l’éthique pour Jean Bernard ?
Toujours attaché à l’usage des mots, Jean Bernard s’est interrogé à plusieurs reprises sur « le
vrai sens » du mot éthique. Pour lui, « l’éthique est une recherche, un effort de mise en ordre
rationnel…Il ne saurait s’agir d’un code absolu fixant des règles et des devoirs »…« l’éthique
est compréhension et non compromis. Il ne s’agit pas de gouverner au centre. Il faut
confronter, allier, unir les expériences, les jugements, les pensées de chacun d’entre nous pour
obtenir la réponse la plus sage ».
Plaçant la pluralité des opinions, la diversité des disciplines et le débat critique au centre de
la réflexion éthique, Jean-Bernard renoue, selon moi, avec cette noble tradition de l’Agora
antique, à laquelle on attribue les origines du droit, de la science, et, en un mot cher à JeanPierre Vernant, les origines de la raison.
Avec Regard de Président, Jean Bernard livre en 2003 son dernier message : « La bioéthique
c’est d’abord une double rigueur, la rigueur glacée de la science, la rigueur glacée de la
morale. Mais c’est aussi, alliées à ces rigueurs, la chaleur de la vie, la profondeur de la
réflexion, la chaleur, la profondeur d’une discipline toute entière inspirée par l’esprit de
limiter cette souffrance humaine, toujours présente autour des questions posées, toute entière
inspirée par l’amour du prochain ».
Et Jean Bernard termine en citant Spinoza « les âmes ne sont pas vaincues par les armes mais
par l’amour et la générosité ».
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