Une exposition internationale prise dans la Grande Guerre : l

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Une exposition internationale prise dans la Grande Guerre : l
Une exposition internationale prise dans la Grande Guerre :
l’Exposition internationale urbaine de Lyon, 1914
Christiane Demeulenaere-Douyère
Centre Alexandre Koyré (EHESS-CNRS-MNHN), Paris
[email protected]
(V1/25/08/2014)
Résumé :
L’exposition internationale de Lyon, en 1914, voulue et organisée par le maire de Lyon,
Édouard Herriot, pour promouvoir sa politique municipale, est consacrée à la « Cité
moderne » ; pour augmenter ses chances de succès, elle comprend aussi des sections
industrielle, étrangère et coloniale avec un village sénégalais. Elle aurait pu n’être qu’une
parmi les innombrables expositions internationales qui prolifèrent en ce début de XXe siècle.
Elle en résume d’ailleurs assez bien les complexités : profusion désordonnée, incertitude des
thématiques, confusion des genres, obligation de rentabilité… Mais, ouverte le 1er mai 1914,
elle va être rattrapée par l’Histoire. Dès le début du mois d’août, suite à la déclaration de
guerre, les pavillons de l’Allemagne et de l’Autriche ferment leurs portes et les exposants des
nations ennemies font leurs bagages.
Les 22, 23 et 24 mai 1914, le Président de la République Raymond Poincaré inaugure
l'exposition internationale urbaine de Lyon. C'est la troisième « grande exposition » que la
ville accueille. Auparavant, Lyon a déjà été le cadre de deux expositions universelles, l'une en
1872 et l'autre en 1894 ; elles ont connu des fortunes diverses, celle de 1894 ayant été
dramatiquement marquée par l’assassinat du président Sadi-Carnot, le 24 juin 1894, par
l’anarchiste italien Caserio et par les violences commises à l'encontre de la communauté
italienne de Lyon qui suivirent. En 1914, peut-être à cause de ce funeste précédent,
l’exposition prend le titre d’« exposition internationale » et s’assigne un thème précis (mais
bien dans l'air du temps) : « la Cité moderne ».
Cette exposition va connaître à son tour une destinée singulière, qu’on ne pouvait pas
prévoir quand on prit l'initiative de l’organiser. Elle est, sinon interrompue, du moins
fortement perturbée par la déclaration de guerre franco-allemande qui, dès le début du mois
d’août, provoque la fermeture des pavillons de l’Allemagne et de l’Autriche et le retrait forcé
des exposants des nations ennemies dont les biens sont séquestrés.
Mais, au-delà de ces événements qui en font d’emblée une exposition « pas comme les
autres », l’exposition internationale urbaine de Lyon est intéressante à plus d’un autre titre.
Elle résume bien la complexité de l'évolution, en ce début de XXe siècle, des expositions,
qu’elles soient internationales, universelles ou thématiques : profusion désordonnée,
incertitude des thématiques, confusion des genres, obligation de rentabilité… Surtout, elle
illustre la faillite de l’utopie qui avait présidé à leur création : conçues pour contribuer à
établir durablement la concorde entre les peuples en leur proposant un idéal partagé de
progrès et de prospérité, elles n’ont pu résister aux déchirures du siècle.
Profusion désordonnée des expositions
Quand on commence à faire le projet d'une exposition à Lyon pour 1914, l'attention du
monde français et même occidental des expositions est focalisée par l’exposition de Gand, en
Belgique. Cette exposition universelle, dont l’initiateur était l’industriel belge Gustave Carels,
constructeur de machines à vapeur, de matériel ferroviaire et de moteurs, et dont, à sa mort en
1911, l’initiative a été relayée par le maire de la ville, Émile Braun, ouvre ses portes d'avril à
novembre 1913. C’est une manifestation industrielle impressionnante, sur une superficie de
21 ha, qui est un succès indéniable avec 9,5 millions de visiteurs, mais qui n’en est pas moins
une débâcle financière : elle coûte 9,3 millions de francs belges et se conclut par un déficit de
4,5 millions.
Avant elle, le rythme des expositions internationales s’est considérablement accéléré
depuis le début des années 1880. Pour ne citer que les plus importantes, il y a eu les
expositions de Sydney et Melbourne en 1879-1881, l’exposition coloniale d’Amsterdam en
1883, l’exposition de Boston en 1883-1884, La Nouvelle-Orléans en 1884-1885, Anvers en
1885, Edimbourg en 1886, Barcelone et Glasgow en 1888, Melbourne en 1888-1889, Paris en
1889, Chicago en 1893, Anvers en 1894, Bruxelles en 1897, et Paris à nouveau en 1900 ;
puis, avec le nouveau siècle, Buffalo et Glascow en 1901, Saint-Louis en 1904, Liège en
1905, Milan en 1906, l’exposition franco-britannique de Londres en 1908, Bruxelles en 1910
et Gand en 1913, et il faut encore ajouter l’exposition coloniale de Marseille en 19061. On est
bien loin du rythme tranquille des années 1850-1880. Il y a maintenant pratiquement une
exposition internationale par an, sinon deux. L’Europe et l’Amérique sont gagnées par une
véritable fièvre « expositionnaire ».
À tel point que la prolifération des expositions, si elle est peut être vue comme la marque
d’une certaine vitalité industrielle et commerciale, présente bien des inconvénients. Elle
risque de lasser les visiteurs et les exposants et surtout d’épuiser les capacités économiques
des entreprises à exposer, car participer à une « grande » exposition est un investissement très
important dont les bénéfices ne sont pas évidents, même si on peut espérer se rembourser, au
moins en partie, en termes de publicité. Quant à l’« universalité » des expositions universelles,
on peut s’interroger sur leur capacité à rendre compte globalement d’une production humaine
qui va en se complexifiant de plus en plus.
Il devient dès lors indispensable de se donner une réglementation internationale définissant
rigoureusement les différentes catégories d’expositions et établissant des contraintes plus
strictes en matière d’organisation. Par ailleurs, il faut aussi écarter le risque de dispersion lié à
la multiplicité des intervenants (États, villes, chambres de commerce, associations de
producteurs, fédérations industrielles…) en coordonnant et en encadrant la participation de
chaque pays aux expositions2.
Déjà, les grandes nations « expositionnaires » comme la France (déjà depuis 1895), la
Belgique (1903) et l’Italie (1905), puis l’Allemagne (1907), la Hongrie (1907), les Pays-Bas,
se dotent de Comités permanents, chargés, pour les uns, de promouvoir la participation
nationale aux expositions à l’étranger, et, pour les autres, d’assurer une « veille » pour une
répression plus efficace des fraudes et abus. À partir de l’exposition de Milan, en 1906, on
commence à envisager une association internationale des comités centraux d’expositions.
Pour la première fois, en 1907, ils se réunissent dans une conférence internationale à Paris,
puis, l’année suivante, une deuxième conférence se tient à Bruxelles du 30 novembre au 2
décembre 1908. Elle crée la Fédération internationale des comités permanents d’expositions,
dont les statuts sont adoptés à l’unanimité des huit délégations présentes.
Suit la conférence diplomatique de Berlin des 8-26 octobre 1912, qui réunit seize pays
participants. La convention élaborée vise à rationaliser l’organisation des expositions en
prévoyant un délai minimum entre deux expositions (trois ans entre deux expositions
universelles, et dix ans pour celles organisées par un même pays), en rendant obligatoire la
reconnaissance de toute exposition universelle comme « officielle », ce qui implique
1
Brigitte Schroeder-Gudehus et Anne Rasmussen, Les fastes du progrès. Le guide des expositions universelles
(1851-1992), Paris, Flammarion, 1992, Annexe A, p. 238.
2
Ibid., p. 40-50.
notamment que son administration et sa gestion financière soient contrôlées par les pouvoirs
publics, que les invitations soient acheminées par la voie diplomatique et qu’elle soit placée
sous la responsabilité d’un commissaire investi de pouvoirs de contrôle et responsable des
rapports avec les participants étrangers.
Signée le 28 octobre 1912, la convention n’a pas le temps d’entrer en vigueur. Elle ne peut
être ratifiée par un nombre suffisant de pays avant la Première Guerre mondiale. Mais
beaucoup de ses dispositions seront reprise après la guerre, à la Conférence de Paris de 1928
et aboutiront à la création du Bureau international des expositions (BIE) en 1932.
Incertitude des thématiques et confusion des genres
Quand la municipalité lyonnaise décide d’organiser une grande exposition en 1914, elle
veut plus qu'une exposition industrielle et commerciale3. Il s’agit de promouvoir la politique
édilitaire mise en œuvre par l'équipe du jeune maire de Lyon, Édouard Herriot (1872-1957),
élu en 1905, et de « faire connaître [...] tous les progrès réalisés dans l'ordre de
l'administration et de l'hygiène municipale4 ». L'affiche officielle de l'exposition, dessinée par
l’architecte Tony Garnier, en est une proclamation : elle porte la maxime « L'hygiène devrait
être "l'unique source" de toutes les lois ». Le choix de ce thème est original dans une époque
où la France ne dispose pas encore d'un ministère de la Santé.
La « Cité moderne »
Effectivement, une très large part de l'exposition est consacrée aux enjeux hygiénistes de la
nouvelle politique municipale, avec la présentation de ses réalisations récentes en matière de
logement, d'urbanisme, d'équipements municipaux et de santé publique. Elle est d’ailleurs
placée sous le commissariat général d’un hygiéniste militant, le Professeur Jules Courmont,
titulaire de la chaire d’hygiène à la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon et conseiller
d’Édouard Herriot pour les questions d’hygiène sociale et urbaine.
Sur la cinquantaine de sections que compte l'exposition, une trentaine, soit plus de la
moitié, ont trait à l'hygiène sociale. Sont présentés les divers dispositifs techniques destinés à
protéger la santé des citoyens : réseaux d'eau, d'assainissement, d'évacuation ou de traitement
des ordures ménagères, revêtement de rues « antipoussières ». Sont également exposées les
pratiques et institutions de prévention : habitations à bon marché et cités-jardins,
établissements de « bains populaires », protection de l'enfance et puériculture, « Gouttes de
lait », etc. Sont aussi abordées les maladies : maladies infectieuses, tuberculose (avec
notamment l’exposition de la collection de bacilles tuberculeux de Paul Courmont), animaux
nuisibles (mouches, rats, etc.). Et, en contrepartie, les pratiques thérapeutiques, avec un
importante représentation de l'industrie chimique et pharmaceutique lyonnaise (laboratoires
Rhône-Poulenc et Ciba), les sanatoriums et dispensaires, les œuvres de préservation des
enfants de tuberculeux, les produits industriels en relation avec les infections (crachoirs,
installations de désinfection, appareils antiseptiques et médicaments divers…), et bien sûr
l'hôpital moderne, dont le prototype, le nouvel hôpital qui se construit alors sur la butte de
Grange-Blanche et qui sera inauguré plus tard, en 1933, est représenté par des plans et des
maquettes ; mais ce n'est pas le seul, de nombreuses villes envoient aussi des plans,
d'hôpitaux, de lazarets, de maternités, etc. Enfin, sont présentées les instances administratives
organisant et coordonnant l'hygiène à tous les échelons de la vie publique : académies de
3
Généralement sur l’exposition internationale de Lyon, nous renverrons à l’ouvrage qui accompagnait la récente
exposition présentée par les musées Gadagne de Lyon, Maria-Anne Privat-Savigny (dir.), Lyon, centre du
monde ! L’exposition internationale urbaine de 1914, Lyon, Gadagne Musées / Fage éditions, 2013.
4
Lettre de Herriot à Karl Lingner, 15 février 1913, cité dans Jérôme Triaud, « Dresde un modèle pour
l’exposition internationale urbaine de 1914 ? », ibid., p. 26.
médecine, instituts Pasteur, associations savantes, services spécialisés municipaux ou
nationaux, Office international d'hygiène publique, etc.
La nouvelle halle construite à Gerland par l'architecte Tony Garnier, tout juste achevée
pour abriter le marché aux bovins des futurs abattoirs de Lyon mais pas encore mise en
service, est choisie comme lieu-symbole pour accueillir cette exposition.
Foire commerciale et industrielle
Toutefois, il faut aussi intéresser les industriels et les négociants lyonnais, en ouvrant
l'exposition aux plus belles réalisations de leur savoir-faire. C'est ainsi que l'exposition
accueillera également un Pavillon des soies et des soieries, un Salon des industries parisiennes
et une exposition du Garde-meuble national, qui fait la part belle aux réalisations des ateliers
de soierie lyonnais. Sans oublier le cinématographe et une exposition d'automobiles.
Enfin, il faut surtout y faire venir le public, qui est la clé du succès de l'exposition et de sa
réussite financière.
Le dépaysement exotique
En fait, si les colonies ont toujours figuré dans les expositions de l’industrie et du
commerce5, principalement pour leurs matières premières, mais aussi avec leurs populations
« dépaysantes », au fil du temps, cette présence s’est s’amplifiée. À Lyon, ville ouverte au
commerce international, il ne saurait en être autrement et l’exposition internationale de 1914
comprend donc une section coloniale, dont l’organisation est confiée au Comité national des
expositions coloniales6.
En 1914, celui-ci a déjà un réel savoir-faire en matière d’expositions coloniales : sa
première réalisation a été l’exposition coloniale de Marseille en 1906 ; puis, en 1907, il a
dirigé la participation coloniale de l’exposition internationale maritime de Bordeaux et
l’exposition nationale coloniale de Nogent-sur-Marne ; en 1908, la participation des colonies
françaises et pays de protectorat à l’exposition franco-britannique à Londres ; en 1910, à
l’exposition de Bruxelles ; en 1911 à l’exposition internationale du Nord de la France, à
Roubaix, puis, en 1913, à Gand7. À Lyon, le comité d’organisation de la section coloniale
française est présidé par un des vice-présidents et fondateur du Comité, Louis Brunet (18701927), député de la Seine de 1910 à 1914, membre du Conseil supérieur et du Comité
consultatif des colonies8.
Un des clous de l’exposition coloniale de Lyon est l’exposition rétrospective de la
conquête de l’Algérie. Présentée dans un pittoresque pavillon dont le fronton s’orne de la
dédicace « À l’Armée d’Afrique », « par l’originalité de sa conception, [elle] s’impose
particulièrement à l’attention ». Les organisateurs ont été guidés par le souci de « rechercher,
découvrir, recueillir au sein des familles tous les objets, costumes, tableaux ou documents
ayant un rapport avec l’épopée algérienne ; rassembler avec méthode ces glorieuses reliques ;
les présenter au public, en lui donnant la plus saine et la plus claire des leçons d’histoire 9 ».
5
Christiane Demeulenaere-Douyère, « Avant les expositions coloniales. Les colonies dans les expositions
industrielles et universelles du XIXe siècle », dans Archives municipales de la ville Marseille, Désirs d’ailleurs.
Les expositions coloniales de Marseille 1906 et 1922, Marseille, Éditions Alors Hors du Temps, 2006, p. 23-31.
6
Convention du 28 juillet 1913 entre la Ville de Lyon et le Comité national des expositions coloniales,
Christiane Demeulenaere-Douyère, « L’Exposition coloniale. Une rétrospective à la gloire de la conquête de
l’Algérie… et des tireurs de « pousse-pousse » en ville », dans M.-A. Privat-Savigny (dir.), Lyon, centre du
monde ! L’exposition internationale urbaine de 1914, op. cit., p. 259-267.
7
Bulletin de l’Exposition internationale de Lyon 1914, n° 7, 15 avril 1914.
8
Brunet a participé aux expositions de Bordeaux, Nogent et Londres ; à Gand, il présidait le groupe des colonies
françaises.
9
Bulletin de l’Exposition internationale de Lyon 1914, n° 12, 4 juin 1914.
Tout y invite à glorifier les héros de la conquête, évoqués par des portraits et des souvenirs,
tandis qu’à l’extérieur, montent une garde d’honneur six cavaliers du 1er régiment de spahis.
Malgré les dénégations vertueuses des organisateurs qui, en 1913, déclaraient que « les
rues du Caire et les Belle Fathma, les cabarets baptisés Montmartrois pour la circonstance n’y
trouveront pas la place qu’ils ont accaparée dans la plupart des Expositions10 », on a retenu la
leçon des expositions précédentes : apporter au public divertissement et dépaysement est le
gage du succès populaire et de la réussite financière de la manifestation. Ainsi, l'Exposition de
Lyon fait-elle la part belle aux attractions : le Scenic Railway, la Water Chute, la Roue
dansante, la Roue du Diable, la Ville des Fées (Lilliput) et le Zillerthal voisinent avec des
attractions qui ont depuis longtemps fait leurs preuves, le Café mauresque et les Danses
Orientales11.
Mais elle a aussi d’autres atouts, notamment avec les cent vingt indigènes du village
sénégalais. On les a installés dans de pauvres baraquements sommairement couverts de
joncs12 près de l'entrée des futurs abattoirs, face à l'exposition horticole. Le « village
sénégalais » est perçu, écrit Lyon-Exposition 1914, le 22 février 1914, comme « une vivante
démonstration de l’état encore primitif des régions de l’intérieur du Sénégal ». Le but avancé
est toujours le même : « étudier sur le vif les diverses mœurs de ces populations » et informer,
mais surtout distraire et étonner.
Début mai, c’est l’arrivée de cent quatre coolies chinois qui fait l’actualité : « leur
débarquement en gare de Perrache [où un train spécial les a amenés de Marseille] a attiré un
grand nombre de curieux ; leurs chapeaux bizarres, leurs nombreux bagages aux multiples
inscriptions jetaient une note exotique dans le hall de la gare. » Ils prennent possession des
« pittoresques pavillons » qui leur sont affectés et commencent immédiatement leur service de
« pouss-pouss » : le tour de la place Bellecour pour 20 centimes, le trajet place Bellecourplace de la Comédie pour 50 centimes, 1 franc l'aller-retour13, avec l’éclairage pour les
balades nocturnes ! Le succès des tireurs de pousse-pousse chinois est total, comme en
témoignent la presse et la profusion de cartes postales dont ils sont le sujet.
Au total, on a donc affaire à une exposition touffue, où de nombreux thèmes sont abordés
(en cela, elle aurait pu être « universelle »), mais qui n'en choisit clairement aucun et tente de
jouer sur tous les tableaux à la fois.
L’exposition dans la guerre
Au début du mois d’août 1914, l’exposition internationale bat son plein depuis trois mois ;
on en est à mi-parcours, quand survient, le 3 août, la déclaration de guerre entre la France et
l’Allemagne. L’exposition va être rattrapée par l’Histoire et la Grande Guerre.
La guerre est accueillie à Lyon par des manifestations patriotiques et l’attention de la
municipalité est bientôt accaparée par d’autres tâches (organisation de la mobilisation, du
ravitaillement…). Même si elle continue (elle sera même prolongée du 1er au 11 novembre),
l’exposition passe au second plan des préoccupations des autorités et de la presse qui n’en
parle presque plus (il faut dire que les journaux voient le nombre de leurs pages réduit)14.
10
Lyon-Exposition 1914, n° 2, 25 mai 1913 ; aussi Lyon-Exposition 1914, n° 11, 18 janvier 1914, « L’exposition
coloniale ».
11
Lyon-Exposition 1914, n° 24, 19 avril 1914.
12
Certaines photographies montrent la construction de ces baraquements. Sur les villages « noirs », Sandrine
Lemaire, Guido Abbatista, Nicola Labanca et Hilke Thode-Arora, « Les villages itinérants ou la démocratisation
du “sauvage” », dans Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Nanette Jacomijn Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention
du sauvage, Paris, Musée du quai Branly-Actes Sud, 2011, p. 292-317.
13
Bulletin de l’Exposition internationale de Lyon 1914, n° 9, 15 mai 1914.
14
Bruno Benoît, « La guerre de 1914, grande perturbatrice de l’exposition », dans M.-A. Privat-Savigny (dir.),
Lyon, centre du monde ! L’exposition internationale urbaine de 1914, op. cit., p. 138-140 ; Damien Petermann,
« L’exposition à travers la presse », ibid., p 145-149.
D’autant qu’elle connaît quelques difficultés à fonctionner. La mobilisation d’une partie du
personnel de surveillance contraint de recourir à des retraités bénévoles. Les restrictions de
circulation (les chemins de fer sont réquisitionnés par les autorités militaires et un laissezpasser est désormais nécessaire pour se déplacer) réduisent très notablement l’afflux des
visiteurs et les restreignent à un recrutement très local. Le prix d’entrée est diminué de moitié
pour les militaires, pour tenter de capter ce public nombreux à transiter par Lyon.
Certains pavillons ferment. C’est le cas notamment de ceux des pays belligérants,
l’Autriche et l’Allemagne, fermés le 6 août 1914 ; les exposants originaires des nations
ennemies sont expulsés et leurs biens mis sous séquestre. Les exposants tchèques, présents
dans le même pavillon que l’Autriche, mais à part, demandent au Président de la République
et au maire de Lyon la protection de leurs biens, au nom de l’amitié franco-tchèque et de leur
revendication à être un État.
Devant les risques, les objets les plus précieux sont remis en caisses ‒ les tapisseries du
Mobilier national décorant le Salon d’honneur de l’Exposition et les reliques royales et
impériales exposées dans la section du Mobilier national. Quant au pavillon italien, très en
retard, il ne sera jamais ouvert.
Enfin, la guerre interrompt le service des coolies chinois dont les pousse-pousse étaient une
des attractions majeures de l’exposition. Ils seront cédés par le maire de Lyon au service de
santé militaire pour servir au transport des blessés.
Malgré les déclarations des organisateurs qui tentent de limiter les dégâts, l’exposition
internationale urbaine de Lyon perd une grande partie de son attractivité. Un chiffre est
significatif : 100 000 visiteurs le 14 juillet 1914, 1 500 le 1er août. Au total, elle accueille à
peine plus d’un million de visiteurs et se solde par des déboires financiers, tant pour la
municipalité que pour les exposants.
Le journal Lyon républicain du 12 novembre 1914 évoque la fermeture de l’Exposition,
« pâle apothéose sous un soleil blafard », ajoutant : « Nous croyons ne pas trop nous avancer
en disant que nous n’en reverrons plus jamais à Lyon. » Et le Salut public rappelle que
l’exposition « avait été frappée au cœur le jour de la déclaration de guerre ».
Bientôt, la guerre et ses préoccupations emportent jusqu’au souvenir de l’exposition. En
novembre 1914, les locaux sont réquisitionnés par les autorités militaires et les nouveaux
abattoirs de Tony Garnier convertis en hôpital pour les militaires convalescents. Le Grand
Hall sera ensuite transformé en usine de munitions, employant quelque 12 000
« Munitionnettes » qui produisent près de 20 000 obus par jour.
Quant aux biens allemands et autrichiens, séquestrés en 1914, ils seront estimés en 1916 à
1 750 000 francs. Leur garde est confiée à la société de manutention Lachat qui, après la
guerre, présentera une facture de 500 000 francs ; pour la payer, certains biens seront vendus
aux enchères. Parmi les biens séquestrés, figuraient aussi des pièces provenant du Musée
Goethe de Francfort, qui étaient exposées dans le Pavillon de l’Allemagne ; parmi elles, il y
avait le portrait de Goethe par Kolbe, des portraits des parents de Goethe et du comte
Thoranc, et une édition de Faust, illustrée par David et Delacroix, estimée à 500 000 marks. Il
fallut de longues négociations pour que les vingt et une caisses des précieuses « reliques » de
Goethe soient restituées à l’Allemagne en 1927 seulement15.
L’exposition internationale urbaine, ouverte à Lyon le 1er mai 1914, n’aurait pu être qu’une
parmi les innombrables expositions internationales qui prolifèrent en ce début de XXe siècle.
Elle en résume d’ailleurs assez bien toutes les complexités : incertitude des thématiques,
confusion des genres, obligation de rentabilité… Toutefois, elle est singulière en cela qu’elle
15
Documents publiés sur <http://bernard.hesnard.free.fr/Hesnard/GoetheMuseumf.html> (consultés le 22 août
2014).
est rattrapée par l’Histoire. Confrontée à la déclaration de guerre entre la France et
l’Allemagne, « frappée en plein cœur » comme l’écrit un journaliste lyonnais, elle est un
semi-échec et signera la faillite de l’idéal d’universalisme qui avait guidé les initiateurs des
expositions au milieu du XIXe siècle. Au fil du temps, ces expositions avaient connu bien des
dérives qui en avaient dénaturé l’esprit et rendaient indispensables et urgentes la recherche et
l’adoption de mesures pour les « moraliser », les encadrer et les coordonner. La question sera
à reprendre après 1918…