MEP/Soif des entreprises H #60

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WADEROWLAND
La Soif des
entreprises
Traduit de l’anglais par Julie Lavallée
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Table des matières
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11
PREMIÈRE PARTIE
Comment l’économie a perverti la moralité
et pourquoi cela est important ?
01. Le voyage du pèlerin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .23
02. La fable des abeilles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37
03. Une moralité mécanique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .51
04. La « science » de l’égoïsme . . . . . . . . . . . . . . . . . .67
05. L’éthique et le marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85
06. Le sens de la moralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .105
DEUXIÈME PARTIE
L’étrange existence unidimensionnelle de
l’entreprise, et comment elle façonne nos vies
07. L’essor de l’entreprise moderne . . . . . . . . . . . . .131
08. Qui est le responsable? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .175
09. Le dilemme des employés . . . . . . . . . . . . . . . . . .201
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10. Éthique artificielle pour personnes
juridiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .225
11. La consommation et l’entreprise . . . . . . . . . . . . .249
12. Des entreprises risquées . . . . . . . . . . . . . . . . . . .269
13. À qui la faute ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .281
14. Quelques conclusions « irrationnelles »
mais pleines de bon sens à propos
des entreprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .299
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Introduction
NOUS VIVONS DANS LA MEILLEURE et la pire des époques. La
démocratie libérale se répand dans le monde avec un
succès triomphal. La technologie a révolutionné les
transports, les communications et l’accès à l’information. Les sciences médicales ont contribué à prolonger
nos vies et à nous les simplifier de milliers de manières
différentes. La société de consommation nous procure
une satisfaction instantanée de nos moindres désirs
matériels. Le progrès est en marche.
Parallèlement à tout cela, on ressent un malaise.
Nous sommes moins heureux qu’avant ; on dirait que
quelque chose cloche. D’une part, nous faisons un vrai
gâchis de notre planète. D’autre part, les objectifs éternels que sont la justice et l’équité semblent s’estomper
à un rythme accéléré. Il n’y a pas que le progrès qui soit
en plein essor, mais aussi l’avidité. Comme l’expose un
essai paru récemment dans The Guardian : « L’idée
même de ce que cela signifie d’être humain, et les
conditions nécessaires à l’épanouissement des qualités
humaines, sont en train de s’éroder1. »
Cet essai signale trois tendances qui sont en train
de modifier profondément la nature de notre société. La
première est l’essor de l’individualisme. « Nous vivons à
une époque où l’égoïsme va de soi, et dans laquelle
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l’essor de l’individualisme […] a fait du soi l’intérêt
dominant et le point de référence universel, comme il a
fait des besoins personnels la justification absolue de
tout. » La deuxième tendance consiste en l’intrusion
implacable du marché dans chaque aspect de la société.
« La logique du marché est devenue universelle. Elle
n’est pas seulement l’idéologie des néolibéraux, mais
celle de tout le monde. C’est cette logique que nous
employons dans le contexte de notre emploi ou de nos
achats, mais aussi dans notre vie personnelle et jusque
dans nos relations les plus intimes. Elle érode la notion
même de ce que cela signifie que d’être humain. » La troisième tendance est la révolution au sein des technologies
de la communication, qui « efface progressivement le
temps dont nous disposons et qui accélère notre rythme
de vie ». Ce qui a pour résultat net que tout ce qui prime
dans la vie humaine s’estompe devant les tensions
incessantes d’une société égoïste mue par le marché.
Personnellement, je suis ambivalent à propos de la
valeur et du sens de l’amélioration des technologies de
la communication. Je ne peux m’empêcher de penser
qu’Internet et toutes les ressources que cet outil met à
notre portée doivent être une bonne chose. Les téléphones cellulaires, malgré toutes leurs fonctions agaçantes, sauvent régulièrement des vies et procurent une
certaine sécurité. Je suis toujours heureux de prendre un
appel de ma fille qui se rend à un cours à l’université, ou
de mon fils qui veut que nous allions prendre un café
ensemble quelque part en ville. En ce qui concerne le
courriel, je n’ai pas encore décidé s’il s’agit d’une malédiction ou d’une bénédiction. En revanche, je suis
convaincu que la télévision, en raison de son caractère
commercial, fait plus de mal que de bien.
Je place l’égoïsme et l’essor de l’individualisme au
cœur des problèmes que je souhaite aborder dans ce
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livre. L’avidité, que l’on définit généralement comme un
instinct de possession pour tout ce qui se consomme, est
un symptôme de l’intérêt personnel poussé trop loin.
Dans un célèbre discours tiré du film Wall Street d’Oliver
Stone (1987), Gordon Gekko, homme d’affaires et requin
de la finance interprété par Michael Douglas, dit ceci à
propos de l’avidité :
Certains m’accusent de voracité ; eh bien la voracité,
je dirais plutôt la faim, est utile ; la faim est bonne, la
faim est un moteur, la faim clarifie les problèmes ; elle
décèle et s’imprègne de l’essence même de l’évolution
de l’esprit. La faim sous toutes ses formes, oui, la faim
de la vie, de l’amour, de l’argent, de la connaissance a
marqué chaque pas en avant de l’humanité et la faim,
notez bien mes paroles, va non seulement sauver cette
entreprise mais aussi cette belle société si mal gérée
que sont les États-Unis.
Le discours de Gekko, choquant dans son contexte, est souvent cité comme résumant bien l’éthique
du « moi d’abord » qui était prônée dans les années
1980. Mais ce pourrait aussi être le credo du capitalisme
d’entreprise moderne en général, un énoncé prétendument précis de la manière dont fonctionne le monde et
dont il doit fonctionner. Je remarque, par exemple, que
les républicains du Whitman College (Washington)
affichent ce discours sur leur site Web, avec la mention :
« Son personnage était peut-être désagréable, mais son
discours était tout à fait juste. »
Cette ambivalence quant à l’avidité et à l’intérêt
personnel est essentielle pour comprendre ce que je
considère comme une faille profonde dans le cours de
ce qu’on en est venu à appeler le progrès. Je veux parler,
le plus clairement possible, de la façon dont nous nous
sommes trompés de route et du moment où cela s’est
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produit. En tant que créatures imparfaites, nous ne
pourrons jamais créer une société parfaite, mais nous
pouvons faire beaucoup mieux que nos récentes réalisations. Pour y arriver, nous devons d’abord comprendre
la source du problème, et ensuite le régler.
Les théoriciens de la société et autres commentateurs pointent régulièrement du doigt le capitalisme
comme source des maux sociaux. Sans aucun doute,
mais où cela nous mène-t-il ? Comment pouvons-nous
modifier les préceptes à la base de la société ? Comment
pouvons-nous réformer le capitalisme ? Cette tâche
semble colossale, voire impossible à accomplir. L’essai
de The Guardian conclut par ces mots :
« Et que peut-on y faire ? » demandent les bûcheurs
acharnés. Pas grand-chose, je suppose. […] Si suffisamment de gens se rendent compte de ce qui s’est
produit et de ce qui continue de se produire, nous
pourrions peut-être retrouver un peu de nous-mêmes
ou, du moins, récupérer ce que nous avons perdu.
Le présent ouvrage donne à penser qu’il est certainement possible d’agir à ce sujet, mais qu’il faut d’abord
déterminer clairement la nature du problème structurel
auquel nous faisons face. Le véritable problème n’est pas
le capitalisme ni le capitalisme de marché, mais bien le
capitalisme d’entreprise. Ce sont les sociétés par actions
modernes qui détournent et dominent le capitalisme.
Nous savons tous que les entreprises ont souvent
un comportement profondément antisocial. Des sociétés
pharmaceutiques dissimulent les résultats d’essais défavorables ; des pétrolières dégradent l’environnement ;
des fabricants de vêtements exploitent une main-d’œuvre
enfantine ; des constructeurs automobiles mettent sur le
marché, en toute connaissance de cause, des véhicules
ayant des vices de conception pouvant entraîner la mort ;
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des entreprises médiatiques diffusent des images de
violence aux enfants. Lorsqu’elles sont surprises à
commettre un crime, les compagnies tentent habituellement de s’en sortir en cachant la vérité. En fait, elles
mentent généralement dans le cadre de la publicité sur
leurs produits et services et de leurs relations publiques,
et on dirait qu’elles s’en foutent complètement.
La question est la suivante : pourquoi donc les
entreprises se conduisent-elles comme des sociopathes ? La réponse réside, selon moi, dans l’exploration
de la sagesse éthique du quotidien, sujet qui semble aller
de soi mais qui est pourtant négligé. Plus particulièrement lorsqu’on se pose cette autre question : l’intérêt
personnel chez les humains est-il inné, ou tendonsnous instinctivement vers un comportement tourné vers
les autres, authentiquement bienveillant et altruiste ?
Cette question, débattue dans des temps aussi lointains
que ceux de Socrate, le premier philosophe moral, est
d’une extrême importance. En effet, si nous croyons que
nous sommes égoïstes de nature, nous devons également
croire que ce que nous appelons le comportement moral
– un comportement qui favorise le bien-être des autres
– est issu des structures sociales. Quelle autre origine
pourrait-il avoir ? En revanche, si nous sommes
convaincus que le comportement moral est l’expression
d’une sensibilité ou d’un instinct éthique inné, nous
sommes susceptibles de conclure que les structures
sociales sont rendues possibles par cette impulsion
morale.
Qu’est-ce que cela a à voir avec les entreprises et
leurs défauts ? Simplement que les hommes (c’étaient
tous des hommes) qui ont conçu l’économie de marché,
soit l’institution sociale dominante de la fin de l’ère
moderne, et qui ont adapté l’ancien instrument juridique qu’était la compagnie pour mener leurs activités
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en son sein, étaient convaincus que la moralité était
générée par les institutions sociales. Les sciences
sociales, qui venaient d’apparaître aux XVIIIe et XIXe siècles,
défendaient avec assurance l’égoïsme et l’avidité comme
des caractéristiques universelles et irrépressibles des
êtres humains. Le marché et l’entreprise étaient tous
deux conçus comme des mécanismes servant à corriger
ces défauts en fabricant automatiquement le bien commun à partir du vice individuel. Ces machines servaient
à synthétiser le comportement éthique.
À l’instar du plus élégant des ponts, qui s’écroulera
si les ingénieurs ont commis des erreurs de physique, les
constructions sociales comme le marché et l’entreprise
échoueront, souvent de façon spectaculaire et surprenante, si elles reposent sur de fausses hypothèses à
propos des relations humaines. C’est ce qui s’est produit
pour la compagnie, qui apparaît comme un projet d’ingénierie dont on aurait perdu le contrôle.
La vision rationaliste de l’essence morale de l’être
humain aux XVIIIe et XIXe siècles, selon laquelle nous
sommes dénués de morale en l’absence de la société et
de ses institutions, est un point de vue qui contredit
directement la plupart des considérations antérieures
sur la morale. En effet, la philosophie prérationaliste
plaçait la source du comportement éthique en soi, dans
une impulsion ou un instinct moral inné. La vision
rationaliste représente un tournant très important dans
la manière de percevoir le monde, car si l’on accepte que
la société est un précurseur nécessaire à la moralité, il
faut également accepter que la moralité dépend de la
société, et que des sociétés différentes auront des moralités différentes, toutes également valables dans leurs
propres contextes. Cela procure un argument solide au
relativisme moral et crée un environnement social dans
lequel les circonstances, et non les principes, déter-
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minent le bien et le mal. Cette vision prescrit également
une certaine approche de la construction et de la gestion
des institutions sociales ; approche découlant essentiellement de la manière dont le comportement éthique doit
être imposé, plutôt que décidé par les membres de la
société, et encouragé. Ce n’est pas une coïncidence s’il
s’agit exactement du type de comportement requis par le
capitalisme d’entreprise moderne et son éthique du
consommateur, et par-dessus tout, par les entreprises
modernes, lesquelles constituent le sujet principal de ce
livre.
En quelques lignes, le problème posé par les compagnies est qu’elles ont été conçues pour ne reproduire
qu’un seul des nombreux aspects de la psyché humaine :
l’avidité. Elles ne recherchent que le profit. En outre,
elles ne reflètent aucune des qualités des hommes,
compensatrices de leurs défauts, que sont les produits
de l’impulsion morale. En tant qu’acteur prédominant
dans l’institution sociétale prééminente que constitue
le marché, l’entreprise personnifie et amplifie le côté
vénal de la nature humaine, tant et si bien qu’elle a
réussi à refaçonner les grands traits de la société occidentale en une image unidimensionnelle. Cela n’avait
pas été prévu ainsi ; l’alchimie du marché devait
s’accomplir et transformer l’avidité de l’entreprise en
bien-être commun, mais quelque part le long du chemin qui nous a menés jusqu’ici, les entreprises ont pris
le dessus et le pouvoir. Il est essentiel de savoir d’abord
comment et quand cela s’est produit afin de pouvoir
corriger cette erreur de parcours historique.
Les quelques termes techniques que j’ai cru nécessaire d’utiliser dans cet ouvrage seront définis et expliqués au fur et à mesure qu’ils se présenteront. Voici tout
de même quelques définitions qui pourraient être utiles
aux lecteurs dès maintenant :
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Le terme rationalisme, tel que je l’ai employé,
désigne une théorie selon laquelle l’exercice de la
raison, contrairement à l’autorité, à la révélation spirituelle, à l’instinct et l’intuition ou même aux perceptions sensorielles, est la seule source de savoir valable et
fiable. La science, qui est issue de la raison, est donc
une source de savoir supérieure à la religion, qui relève
de la révélation et de l’autorité. Le rationalisme est une
théorie du savoir.
Le déterminisme est une théorie selon laquelle
chaque événement, acte et décision découle inévitablement des conditions préalables qui sont indépendantes
de la volonté humaine et donc immuables. Le déterminisme explique pourquoi et comment les choses se
produisent.
Les premiers penseurs rationalistes étaient fortement déterministes, ce qui signifie qu’ils croyaient
que la plupart, sinon tous les événements et toutes les
décisions de la vie, étaient déterminés par les lois de la
nature, lesquelles étaient indépendantes de la volonté
des humains.
En employant les termes « éthique », « moralité »
et leurs variantes de manière interchangeable tout au
long du présent ouvrage, j’ai suivi une convention pédagogique sans tenir compte des autres. Les conventions
pédagogiques sont pertinentes dans leur contexte, mais
pour les besoins de ce livre, le fait de donner différents
sens à un mot aurait été tout simplement trop compliqué. Le mot éthique a une racine grecque et, le mot
moralité, une racine latine, et elles se rapportent toutes
deux à la notion de Bien.

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