MEP/Soif des entreprises H #60
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MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 5 WADEROWLAND La Soif des entreprises Traduit de l’anglais par Julie Lavallée MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:36 PM Page 329 Table des matières Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 PREMIÈRE PARTIE Comment l’économie a perverti la moralité et pourquoi cela est important ? 01. Le voyage du pèlerin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .23 02. La fable des abeilles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37 03. Une moralité mécanique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .51 04. La « science » de l’égoïsme . . . . . . . . . . . . . . . . . .67 05. L’éthique et le marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85 06. Le sens de la moralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .105 DEUXIÈME PARTIE L’étrange existence unidimensionnelle de l’entreprise, et comment elle façonne nos vies 07. L’essor de l’entreprise moderne . . . . . . . . . . . . .131 08. Qui est le responsable? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .175 09. Le dilemme des employés . . . . . . . . . . . . . . . . . .201 MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:36 PM Page 330 330 • La Soif des entreprises 10. Éthique artificielle pour personnes juridiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .225 11. La consommation et l’entreprise . . . . . . . . . . . . .249 12. Des entreprises risquées . . . . . . . . . . . . . . . . . . .269 13. À qui la faute ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .281 14. Quelques conclusions « irrationnelles » mais pleines de bon sens à propos des entreprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .299 MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 11 Introduction NOUS VIVONS DANS LA MEILLEURE et la pire des époques. La démocratie libérale se répand dans le monde avec un succès triomphal. La technologie a révolutionné les transports, les communications et l’accès à l’information. Les sciences médicales ont contribué à prolonger nos vies et à nous les simplifier de milliers de manières différentes. La société de consommation nous procure une satisfaction instantanée de nos moindres désirs matériels. Le progrès est en marche. Parallèlement à tout cela, on ressent un malaise. Nous sommes moins heureux qu’avant ; on dirait que quelque chose cloche. D’une part, nous faisons un vrai gâchis de notre planète. D’autre part, les objectifs éternels que sont la justice et l’équité semblent s’estomper à un rythme accéléré. Il n’y a pas que le progrès qui soit en plein essor, mais aussi l’avidité. Comme l’expose un essai paru récemment dans The Guardian : « L’idée même de ce que cela signifie d’être humain, et les conditions nécessaires à l’épanouissement des qualités humaines, sont en train de s’éroder1. » Cet essai signale trois tendances qui sont en train de modifier profondément la nature de notre société. La première est l’essor de l’individualisme. « Nous vivons à une époque où l’égoïsme va de soi, et dans laquelle MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 12 12 • La Soif des entreprises l’essor de l’individualisme […] a fait du soi l’intérêt dominant et le point de référence universel, comme il a fait des besoins personnels la justification absolue de tout. » La deuxième tendance consiste en l’intrusion implacable du marché dans chaque aspect de la société. « La logique du marché est devenue universelle. Elle n’est pas seulement l’idéologie des néolibéraux, mais celle de tout le monde. C’est cette logique que nous employons dans le contexte de notre emploi ou de nos achats, mais aussi dans notre vie personnelle et jusque dans nos relations les plus intimes. Elle érode la notion même de ce que cela signifie que d’être humain. » La troisième tendance est la révolution au sein des technologies de la communication, qui « efface progressivement le temps dont nous disposons et qui accélère notre rythme de vie ». Ce qui a pour résultat net que tout ce qui prime dans la vie humaine s’estompe devant les tensions incessantes d’une société égoïste mue par le marché. Personnellement, je suis ambivalent à propos de la valeur et du sens de l’amélioration des technologies de la communication. Je ne peux m’empêcher de penser qu’Internet et toutes les ressources que cet outil met à notre portée doivent être une bonne chose. Les téléphones cellulaires, malgré toutes leurs fonctions agaçantes, sauvent régulièrement des vies et procurent une certaine sécurité. Je suis toujours heureux de prendre un appel de ma fille qui se rend à un cours à l’université, ou de mon fils qui veut que nous allions prendre un café ensemble quelque part en ville. En ce qui concerne le courriel, je n’ai pas encore décidé s’il s’agit d’une malédiction ou d’une bénédiction. En revanche, je suis convaincu que la télévision, en raison de son caractère commercial, fait plus de mal que de bien. Je place l’égoïsme et l’essor de l’individualisme au cœur des problèmes que je souhaite aborder dans ce MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 13 Introduction • 13 livre. L’avidité, que l’on définit généralement comme un instinct de possession pour tout ce qui se consomme, est un symptôme de l’intérêt personnel poussé trop loin. Dans un célèbre discours tiré du film Wall Street d’Oliver Stone (1987), Gordon Gekko, homme d’affaires et requin de la finance interprété par Michael Douglas, dit ceci à propos de l’avidité : Certains m’accusent de voracité ; eh bien la voracité, je dirais plutôt la faim, est utile ; la faim est bonne, la faim est un moteur, la faim clarifie les problèmes ; elle décèle et s’imprègne de l’essence même de l’évolution de l’esprit. La faim sous toutes ses formes, oui, la faim de la vie, de l’amour, de l’argent, de la connaissance a marqué chaque pas en avant de l’humanité et la faim, notez bien mes paroles, va non seulement sauver cette entreprise mais aussi cette belle société si mal gérée que sont les États-Unis. Le discours de Gekko, choquant dans son contexte, est souvent cité comme résumant bien l’éthique du « moi d’abord » qui était prônée dans les années 1980. Mais ce pourrait aussi être le credo du capitalisme d’entreprise moderne en général, un énoncé prétendument précis de la manière dont fonctionne le monde et dont il doit fonctionner. Je remarque, par exemple, que les républicains du Whitman College (Washington) affichent ce discours sur leur site Web, avec la mention : « Son personnage était peut-être désagréable, mais son discours était tout à fait juste. » Cette ambivalence quant à l’avidité et à l’intérêt personnel est essentielle pour comprendre ce que je considère comme une faille profonde dans le cours de ce qu’on en est venu à appeler le progrès. Je veux parler, le plus clairement possible, de la façon dont nous nous sommes trompés de route et du moment où cela s’est MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 14 14 • La Soif des entreprises produit. En tant que créatures imparfaites, nous ne pourrons jamais créer une société parfaite, mais nous pouvons faire beaucoup mieux que nos récentes réalisations. Pour y arriver, nous devons d’abord comprendre la source du problème, et ensuite le régler. Les théoriciens de la société et autres commentateurs pointent régulièrement du doigt le capitalisme comme source des maux sociaux. Sans aucun doute, mais où cela nous mène-t-il ? Comment pouvons-nous modifier les préceptes à la base de la société ? Comment pouvons-nous réformer le capitalisme ? Cette tâche semble colossale, voire impossible à accomplir. L’essai de The Guardian conclut par ces mots : « Et que peut-on y faire ? » demandent les bûcheurs acharnés. Pas grand-chose, je suppose. […] Si suffisamment de gens se rendent compte de ce qui s’est produit et de ce qui continue de se produire, nous pourrions peut-être retrouver un peu de nous-mêmes ou, du moins, récupérer ce que nous avons perdu. Le présent ouvrage donne à penser qu’il est certainement possible d’agir à ce sujet, mais qu’il faut d’abord déterminer clairement la nature du problème structurel auquel nous faisons face. Le véritable problème n’est pas le capitalisme ni le capitalisme de marché, mais bien le capitalisme d’entreprise. Ce sont les sociétés par actions modernes qui détournent et dominent le capitalisme. Nous savons tous que les entreprises ont souvent un comportement profondément antisocial. Des sociétés pharmaceutiques dissimulent les résultats d’essais défavorables ; des pétrolières dégradent l’environnement ; des fabricants de vêtements exploitent une main-d’œuvre enfantine ; des constructeurs automobiles mettent sur le marché, en toute connaissance de cause, des véhicules ayant des vices de conception pouvant entraîner la mort ; MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 15 Introduction • 15 des entreprises médiatiques diffusent des images de violence aux enfants. Lorsqu’elles sont surprises à commettre un crime, les compagnies tentent habituellement de s’en sortir en cachant la vérité. En fait, elles mentent généralement dans le cadre de la publicité sur leurs produits et services et de leurs relations publiques, et on dirait qu’elles s’en foutent complètement. La question est la suivante : pourquoi donc les entreprises se conduisent-elles comme des sociopathes ? La réponse réside, selon moi, dans l’exploration de la sagesse éthique du quotidien, sujet qui semble aller de soi mais qui est pourtant négligé. Plus particulièrement lorsqu’on se pose cette autre question : l’intérêt personnel chez les humains est-il inné, ou tendonsnous instinctivement vers un comportement tourné vers les autres, authentiquement bienveillant et altruiste ? Cette question, débattue dans des temps aussi lointains que ceux de Socrate, le premier philosophe moral, est d’une extrême importance. En effet, si nous croyons que nous sommes égoïstes de nature, nous devons également croire que ce que nous appelons le comportement moral – un comportement qui favorise le bien-être des autres – est issu des structures sociales. Quelle autre origine pourrait-il avoir ? En revanche, si nous sommes convaincus que le comportement moral est l’expression d’une sensibilité ou d’un instinct éthique inné, nous sommes susceptibles de conclure que les structures sociales sont rendues possibles par cette impulsion morale. Qu’est-ce que cela a à voir avec les entreprises et leurs défauts ? Simplement que les hommes (c’étaient tous des hommes) qui ont conçu l’économie de marché, soit l’institution sociale dominante de la fin de l’ère moderne, et qui ont adapté l’ancien instrument juridique qu’était la compagnie pour mener leurs activités MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 16 16 • La Soif des entreprises en son sein, étaient convaincus que la moralité était générée par les institutions sociales. Les sciences sociales, qui venaient d’apparaître aux XVIIIe et XIXe siècles, défendaient avec assurance l’égoïsme et l’avidité comme des caractéristiques universelles et irrépressibles des êtres humains. Le marché et l’entreprise étaient tous deux conçus comme des mécanismes servant à corriger ces défauts en fabricant automatiquement le bien commun à partir du vice individuel. Ces machines servaient à synthétiser le comportement éthique. À l’instar du plus élégant des ponts, qui s’écroulera si les ingénieurs ont commis des erreurs de physique, les constructions sociales comme le marché et l’entreprise échoueront, souvent de façon spectaculaire et surprenante, si elles reposent sur de fausses hypothèses à propos des relations humaines. C’est ce qui s’est produit pour la compagnie, qui apparaît comme un projet d’ingénierie dont on aurait perdu le contrôle. La vision rationaliste de l’essence morale de l’être humain aux XVIIIe et XIXe siècles, selon laquelle nous sommes dénués de morale en l’absence de la société et de ses institutions, est un point de vue qui contredit directement la plupart des considérations antérieures sur la morale. En effet, la philosophie prérationaliste plaçait la source du comportement éthique en soi, dans une impulsion ou un instinct moral inné. La vision rationaliste représente un tournant très important dans la manière de percevoir le monde, car si l’on accepte que la société est un précurseur nécessaire à la moralité, il faut également accepter que la moralité dépend de la société, et que des sociétés différentes auront des moralités différentes, toutes également valables dans leurs propres contextes. Cela procure un argument solide au relativisme moral et crée un environnement social dans lequel les circonstances, et non les principes, déter- MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 17 Introduction • 17 minent le bien et le mal. Cette vision prescrit également une certaine approche de la construction et de la gestion des institutions sociales ; approche découlant essentiellement de la manière dont le comportement éthique doit être imposé, plutôt que décidé par les membres de la société, et encouragé. Ce n’est pas une coïncidence s’il s’agit exactement du type de comportement requis par le capitalisme d’entreprise moderne et son éthique du consommateur, et par-dessus tout, par les entreprises modernes, lesquelles constituent le sujet principal de ce livre. En quelques lignes, le problème posé par les compagnies est qu’elles ont été conçues pour ne reproduire qu’un seul des nombreux aspects de la psyché humaine : l’avidité. Elles ne recherchent que le profit. En outre, elles ne reflètent aucune des qualités des hommes, compensatrices de leurs défauts, que sont les produits de l’impulsion morale. En tant qu’acteur prédominant dans l’institution sociétale prééminente que constitue le marché, l’entreprise personnifie et amplifie le côté vénal de la nature humaine, tant et si bien qu’elle a réussi à refaçonner les grands traits de la société occidentale en une image unidimensionnelle. Cela n’avait pas été prévu ainsi ; l’alchimie du marché devait s’accomplir et transformer l’avidité de l’entreprise en bien-être commun, mais quelque part le long du chemin qui nous a menés jusqu’ici, les entreprises ont pris le dessus et le pouvoir. Il est essentiel de savoir d’abord comment et quand cela s’est produit afin de pouvoir corriger cette erreur de parcours historique. Les quelques termes techniques que j’ai cru nécessaire d’utiliser dans cet ouvrage seront définis et expliqués au fur et à mesure qu’ils se présenteront. Voici tout de même quelques définitions qui pourraient être utiles aux lecteurs dès maintenant : MEP/Soif des entreprises H #60 3/8/06 2:35 PM Page 18 18 • La Soif des entreprises Le terme rationalisme, tel que je l’ai employé, désigne une théorie selon laquelle l’exercice de la raison, contrairement à l’autorité, à la révélation spirituelle, à l’instinct et l’intuition ou même aux perceptions sensorielles, est la seule source de savoir valable et fiable. La science, qui est issue de la raison, est donc une source de savoir supérieure à la religion, qui relève de la révélation et de l’autorité. Le rationalisme est une théorie du savoir. Le déterminisme est une théorie selon laquelle chaque événement, acte et décision découle inévitablement des conditions préalables qui sont indépendantes de la volonté humaine et donc immuables. Le déterminisme explique pourquoi et comment les choses se produisent. Les premiers penseurs rationalistes étaient fortement déterministes, ce qui signifie qu’ils croyaient que la plupart, sinon tous les événements et toutes les décisions de la vie, étaient déterminés par les lois de la nature, lesquelles étaient indépendantes de la volonté des humains. En employant les termes « éthique », « moralité » et leurs variantes de manière interchangeable tout au long du présent ouvrage, j’ai suivi une convention pédagogique sans tenir compte des autres. Les conventions pédagogiques sont pertinentes dans leur contexte, mais pour les besoins de ce livre, le fait de donner différents sens à un mot aurait été tout simplement trop compliqué. Le mot éthique a une racine grecque et, le mot moralité, une racine latine, et elles se rapportent toutes deux à la notion de Bien.