la situation economique mondiale : un an apres

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la situation economique mondiale : un an apres
LA SITUATION ECONOMIQUE MONDIALE : UN AN APRES (2010 - 2011)
QUELQUES REFLEXIONS
Monsieur le Président
Chers amis
Lorsque j’eus le privilège de m’adresser à vous il y a un an pour traiter de la
gouvernance de l’économie mondiale, j’ai cru bon de mettre l’accent sur le fait que
les institutions financières internationales, créées au lendemain de la deuxième
guerre mondiale, après avoir vécu un long passage à vide, commençaient enfin à
remplir le rôle majeur qu’on avait imaginé pour elles à leur origine. Sous la houlette
de responsables avisés comme DSK 1 (eh oui !), le FMI, avec une puissance
financière reconstituée, intégrait, de manière productive, les économies émergentes
des BRICS et autres, tout en intervenant de manière constructive dans plusieurs
zones de crise. La Banque mondiale coordonnait efficacement ses efforts avec le
Fonds, alors que la Banque des Règlements internationaux parvenait à étayer le
monde bancaire mondial à travers des augmentations importantes de fonds propres,
l’étape la plus récente étant Bâle III. Je croyais terminer mon intervention sur une
note prudente, mais optimiste.
Un an plus tard, je dois avouer m’être passablement fourvoyé. Non pas que les
phénomènes que je décrivais au sein des institutions financières internationales ne
se produisaient pas. Mais en ignorant plusieurs clignotements sur le tableau de bord
de l’économie mondiale, j’ai accordé trop d’importance aux changements en cours au
bord du Potomac et du Rhin. Comme de nombreux observateurs, les propos
lénifiants d’acteurs en Europe et aux États-Unis m’ont trop impressionné, et je n’ai
pas fait assez confiance aux signaux qui indiquaient que ces deux régions se
dirigeaient vers des crises majeures, voir qu’elles s’y trouvaient déjà. Le seul
indicateur majeur qui ne figurait pas au tableau, et encore à quelques jours près,
c’était l’élection d’une majorité républicaine très à droite à la Chambre des
Représentants des États-Unis, prête à faire n’importe quoi pour battre Obama aux
élections de 2012, quitte à paralyser pratiquement tout le système économique
mondial (pour lequel d’ailleurs ils n’ont aucun intérêt).
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Dominique Strauss-Khan
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Contrairement donc à il y a un an, l’optimisme, même très relatif, n’est
malheureusement pas de mise, s’agissant de la conjoncture économique mondiale et
de son évolution à court terme. Et ce ne sont pas les événements des dernières
semaines qui m’amèneront à changer d’opinion. Des dysfonctionnements graves des
systèmes politiques aussi bien aux États-Unis qu’en Europe conduisent à s’inquiéter
sérieusement de la capacité des acteurs de ces deux moteurs de l’économie
mondiale, l’Asie étant de plus en plus le troisième, de faire face aux défis multiples
qu’ils doivent confronter. Et ceci vaut aussi bien pour les acteurs publics, dans les
États, qu’au sein des IFI et des institutions européennes, que des acteurs privés,
dans le monde de la finance internationale.
Non pas que ces derniers manquent de liquidités, précisons le tout de suite. Les
profits des grandes entreprises américaines ont été singulièrement élevés ces deux
dernières années et les grandes multinationales disposent actuellement de plus de
deux mille milliards de dollars en liquide (dont un milliard à l’étranger) dont elles ne
savent apparemment pas quoi faire. Les circuits opaques, au sein desquels le City
de Londres joue un rôle central dans la conduite d’ opérations financières « noires »,
c'est-à-dire non comptabilisées dans les instances officielles comme les bourses,
s’accroissent à un rythme exponentiel. Comme se décuplent aussi les opérations
automatisées dans les bourses officielles, qui représentent plus de 60% de toutes
celles comptabilisées actuellement.
Non, l’argent ne manque pas. C’est plutôt sa gouvernance qui fait défaut. Prenons
d’abord le cas des États-Unis. Après avoir traversé une période bénie sous Clinton,
l’état
des
finances
publiques
américaines
a
connu
une
détérioration
extraordinairement sévère sous Bush et Obama pour des raisons très simples : sous
Bush, on a diminué les impôts des riches, on a financé deux guerres (pour un
montant de 2000 milliards de dollars) entièrement par l’emprunt et on a adopté un
nouveau programme d’assurance médicaments, au coût exorbitant, sans prévoir les
ressources pour le financer. Il a suffi de cinq ans pour déséquilibrer complètement
les finances publiques américaines, déséquilibre qui s’ajoute, bien entendu, au déficit
de longue date de la balance commerciale. En même temps, les chantres des
politiques néolibérales, sous Clinton puis Bush, déconstruisirent complètement
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l’édifice réglementaire mis en place sous Roosevelt pendant la Grande crise des
années trente, donnant libre cours aux pratiques les plus cupides et criminelles dans
des secteurs comme les hypothèques domiciliaires, le crédit à la consommation et
surtout les pratiques nouvelles de couverture en tous genres (hedge funds). Les
banquiers perdirent toute prudence, la recherche des bonus faramineux et des
dividendes trimestrielles spectaculaires occultant toute autre préoccupation. Les
rendements énormes de nombreux nouveaux types d’opération très risquées ou
opaques firent le reste. Dans ces conditions, le « crash » de 2008-2009 était
inévitable et la sortie de crise, avant même l’éclatement du minimum de consensus
politique nécessaire pour faire fonctionner le congrès à Washington, très difficile à
imaginer. Un état impécunieux est mal placé pour pratiquer des politiques de relance,
même si Obama s’y risqua.
Maintenant que l’appareil politique est bloqué, l’adoption de budgets provisoires
d’une durée de vie de trois ou cinq semaines paraît, aux professionnels de la
politique américaine, relever de l’exploit. Les Républicains font tout ce qu’ils peuvent
pour saboter les mesures de régulation financière péniblement adoptées en 20092009 (Dodd-Franks). Jamais le marché domiciliaire n’a paru aussi déprimé ; les
consommateurs ne dépensent pas, les entreprises n’investissent pas, les inégalités
sociales se creusent rapidement et la pauvreté se répand. Bien sombre tableau.
Obama, d’abord trop préoccupé par ses projets sociaux, mal entouré, trop
professoral, a perdu la confiance des Américains, mais les Républicains n’ont rien
d’autre à proposer qu’un « remake » de Bush II. Il est clair, comme le démontre le
comportement
d’entreprises
comme
Goldman-Sachs,
que
Wall
Street
n’a
rigoureusement rien appris et aspire ardemment aux beaux jours du « tout est
permis », qui reviendront, aux yeux des financiers, si seulement les Républicains
peuvent reconquérir la Maison Blanche. Ce qui est tout à fait possible, sinon certain.
En Europe, les choses vont encore moins bien, si cela est possible. Créer une
monnaie unique sans instance centrale de formulation et de mise en œuvre des
politiques économiques, fermer les yeux dès le début sur les turpitudes des petits,
comme la Grèce, ou les grands, comme la France et l’Allemagne, creuser les déficits
publics, ne pas comprendre les implications de ce qui se passait aux Etats-Unis pour
les économies européennes, voilà les recettes d’un désastre qui s’est produit, et se
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poursuit. Car la gouvernance de l’Union européenne est totalement bancale, les
hommes et femmes politiques désarmés devant la situation, les populations
désorientées et en proie à des fantasmes populistes et protectionnistes alimentés par
l’extrême-droite et l’extrême gauche. On vogue d’une crise majeure à l’autre de
semaine en semaine, sans que rien n’indique que la sortie du tunnel est en vue.
Alors que les observateurs clairvoyants un peu partout sont d’avis que seul un pas
en avant très important vers l’intégration politique et économique du continent
sauvera l’essentiel, la paix et la prospérité. On se contente d’appliquer des
sparadraps. Les acteurs non gouvernementaux européens, d’abord les Britanniques
mais les autres aussi, ont largement contribué à la détérioration de la situation,
s’adonnant aux jeux pervers qu’ils affectionnent, encore une fois. Le rôle joué par
Goldman Sachs dans le naufrage financier de la Grèce est maintenant bien
documenté et les principaux responsables de ce désastre, comme Mario Draghi,
occupent des positions de grande autorité aussi bien dans le secteur public que
privé.
Devant cette double crise dont la mondialisation ne fait qu’augmenter la gravité, le
reste du monde assume, à toutes fins pratiques, le rôle de spectateurs. Par le biais
du FMI et le G-20, les BRICS et quelques autres Etats ont, certes, leur mot à dire,
car le FMI intervient en Grèce et constitue le recours de dernière chance pour les
Européens. Mais, pour le moment, les pays émergents aussi bien que des Etats qui
ont assez bien géré leurs économies comme la Suisse, le Canada ou l’Australie, ne
peuvent qu’inciter d’abord les Européens, et ensuite les Américains, à poser le
minimum de gestes indispensables dans le sens de la discipline et la saine gestion.
Compte tenu de la cacophonie qui règne actuellement au Congrès, ils n’ont aucune
chance d’être entendu à Washington. En Europe, le rôle du FMI étant ce qu’il est, ils
sont entendus en tant que musique de fond, tout au plus.
Il ne faut pas s’attendre à ce qu’un pays comme la Chine s’implique à fond dans la
gestion de la crise. Les dirigeants chinois ne cessent de répéter que leur pays est
encore en voie de développement. Ils ne veulent pas non plus que leur devise, qu’ils
gèrent avec efficacité actuellement, se trouve au coeur du tumulte créé en partie par
les spéculateurs. Le Brésil, autre exemple, est en proie à une invasion de capitaux
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étrangers qui nuit à sa compétitivité ; Brasilia n’a d’autre choix que de pratiquer une
forme de protectionnisme financier. Et ainsi de suite.
En fait, la sortie de crise, si elle est possible, devra d’abord venir des Européens, par
le biais de la constitution d’un véritable gouvernement économique européen, fondé
sur la confiance mutuelle et des pratiques éprouvées en matière de discipline
budgétaire et de régulation financière. Une forte dose de volonté politique sera
requise, volonté que l’on ne perçoit que par brèves périodes actuellement. À côté de
la Banque centrale de Frankfurt, de nouvelles institutions supranationales devront
être créées. Les banques privées européennes devront être fortement recapitalisées
selon les prescriptions de Bâle III et au-delà. Les mouvements de capitaux
spéculatifs devront être régulés, à l’image de ce qui s’est fait timidement avec la
récente taxe sur les transactions financières. Certains pays, comme la GrandeBretagne, ne voudront probablement pas suivre le mouvement. Les autres pays
Européens devront en tirer les conclusions qui s’imposent.
Des États-Unis, on ne peut attendre beaucoup d’ici les élections de novembre 2012.
Washington, par le biais de la Réserve fédérale et les quelques outils mis en place
par la législation financière de 2010, ne pourra que chercher à limiter les dégâts sur
le plan financier et bancaire. Des faillites spectaculaires et des poursuites criminelles
d’envergure ne sont pas à exclure. Mais les spéculateurs savent, et l’expérience le
démontre, qu’il n’y a pas de substitut pour le moment au dollar américain et au
système financier de ce pays. Au fond, malgré les turpitudes multiples qui l’affligent,
ce système est le moins mauvais à très court terme que l’on puisse imaginer. Il reste
à espérer qu’après novembre 2012, le futur président, quelque soit son parti
d’appartenance, dispose d’un minimum de moyens pour agir. La gravité de la
situation sera probablement telle qu’il n’aura pas beaucoup de choix en ce qui
concerne les mesures à prendre, quelque soit son idéologie.
Au niveau mondial, il faut poursuivre le travail entamé, ces dernières années, au FMI
en vue d’en faire un outil véritablement performant au service de la stabilité
financière et de la croissance de l’ensemble de ses membres, au Nord comme au
Sud. Le Fonds s’est débarrassé de nombres de tabous historiques depuis trois ou
quatre ans, sous la houlette d’abord de DSK, et maintenant de Christine Lagarde.
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Les pays du Nord, les USA au premier rang, ne sont plus à l’abri de ses critiques et
les Européens ont même dû largement recourir à ses ressources, au grand dam de
beaucoup de pays du Sud. Mme Lagarde s’est révélée beaucoup plus forte comme
gestionnaire de crise qu’on ne le pensait à l’origine et bénéficie de la confiance de la
communauté financière mondiale. Elle en bien besoin, car les problèmes urgents à
résoudre sont nombreux et complexes. Exemple : comment établir le plus
rapidement possible une forme d’encadrement législatif mondial de flux de capitaux
« noirs » ? Comment faire en sorte que les décisions au sein du FMI et du G20
reflètent désormais les paramètres actuels et prévisibles en matière de poids
économique et de taux de croissance des principaux intervenants? Autrement dit,
comment amener les Etats-Unis et l’Europe à accepter une véritable redistribution
des rôles en faveur des pays émergents et des puissances montantes? Comment
faire du G20, au sein du FMI, un organe fonctionnel, ce qui implique que ses
membres acceptent qu’ils partagent des intérêts en commun et qu’un minimum
d’abandon de souveraineté est indispensable. Les premiers pas ont été posés sous
DSK ; il faudra faire beaucoup plus.
Si ce n’était donc des Etats-Unis et de l’Europe, notre optimisme mesuré de l’an
dernier peut encore se justifier cette année. Mais le poids de ces deux monstres au
sein de l’économie mondiale, quoiqu’en diminution, demeure tel que tous vont pâtir,
à moins que les acteurs principaux à Bruxelles et à Washington ne se ressaisissent
et fassent preuve de courage et de raison.
C. Malone
Le 4/11/2011
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