«Comment prendre congé quand on se connaît à peine

Transcription

«Comment prendre congé quand on se connaît à peine
F O C U S
Entretien
«Comment prendre congé quand
on se connaît à peine?»
La sage-femme a l’habitude d’accueillir la vie, mais parfois mort
et vie sont intimement liées. Accompagner des parents dans ces
circonstances n’est pas facile. Aider à «prendre congé quand on
se connaît à peine», c’est pourtant la meilleure manière d’amorcer un travail de deuil auquel personne ne peut échapper.
Sage-femme.ch:
Vous avez consacré votre mémoire1 au sujet du
deuil périnatal.
Willemien Hulsber- Comment avezgen: infirmière sagevous été amenée
femme, Hôpital de Vevey.
à traiter ce sujet?
Willemien: Je ne sais pas comment cela
se passe maintenant mais, il y a dix ans,
durant ma formation, on n’en parlait
peu. J’ai voulu approfondir la question.
Et puis, j’avais connu une autre expérience, bien avant, quand j’avais 17–18
ans. A l’époque, j’avais trouvé un travail de vacances dans une famille très
nombreuse. Un jour, la maman m’a demandé d’aller chercher le bébé (env.
deux mois) et c’est moi qui l’ai découvert mort dans son berceau... Juste
avant, j’avais vu une émission à la télévision hollandaise sur le deuil d’un enfant mort-né. Ça se passait en Australie
et ça m’avait beaucoup marquée. Des
parents y prenaient le temps de dire
«au revoir» à leur enfant.
• Prendre le temps pour réagir «avec le
coeur», est-ce possible pour tout le
monde?
• Je vois encore des collègues qui préfèrent éviter, qui n’ont pas envie d’aller parler aux parents. Et pourtant,
être présente, c’est ça qui est important. Pour cela, il faut travailler sur soi
et prendre conscience de ses propres
peurs.
On dit souvent que le métier de sagefemme est un beau métier, justement
parce que nous accueillons la vie. Mais
la vie et la mort peuvent se télescoper...
1
«Une grossesse brisée. Réflexions autour des aspects médico-psycho-sociaux de l’interruption thérapeutique de la grossesse. Lausanne, 1996, 35 p.
Il faut alors savoir accueillir
les parents avec leurs émotions du moment (là où ils
en sont dans leur propre
cheminement) et surtout ne
pas les laisser seuls. Leur
propre famille ne peut souvent pas faire grand-chose:
elle ne sait pas quoi dire, ni
quoi faire. Et puis, faire le
deuil d’un être qu’on n’a
peu (pas) connu, que l’on
n’a parfois même pas vu ni
touché vivant, c’est bien
difficile... La fin de vie intrigue, comme le début
d’ailleurs. Dans la mort périnatale, les deux se confondent. On n’a pas de souvenirs sur lesquels se baser.
L’image de l’enfant est
floue: c’est un rêve brisé
que l’on pleure. Il faut accompagner les parents pour
qu’ils puissent dire «au revoir» à un projet, plus qu’à
une réalité.
J’ai aussi vu une émission
sur la chaîne ARTE qui
illustrait bien ce sujet: une
sage-femme allemande a
filmé la venue de son 4e bébé. Au milieu de la grossesse, elle a appris qu’il ne
pourrait vivre que quelques
heures. Elle décide tout de
même de le garder et d’accoucher à la maison. Elle lui
donne même un nom et elle
discute beaucoup avec sa
propre mère qui, elle aussi,
a eu un enfant mort-né. À
l’époque, sa mère a vu cet
enfant... vite «déposé dans
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Association canadienne
Que souhaite un parent en deuil?
1. J’aimerais que vous n’ayiez pas de
réserve à prononcer le nom de mon
enfant mort, à me parler de lui. Il a
vécu, il est important encore pour
moi; j’ai besoin d’entendre son
nom et de parler de lui. Alors, ne
détournez pas la conversation.
2. Si je suis ému-e, que des larmes
m’inondent le visage quand vous
évoquez son souvenir, soyez sûr-e
que ce n’est pas parce que vous
m’avez blessé-e. C’est sa mort qui
me fait pleurer, il me manque! Merci à vous qui m’avez permis de
pleurer! Car chaque fois mon coeur
guérit un peu plus.
3. J’aimerais que vous n’essayiez pas
d’oublier mon enfant, d’en effacer
le souvenir chez vous en éliminant
sa photo, ses dessins ou d’autres
cadeaux qu’il vous a faits. Pour
moi, ce serait le faire mourir une
deuxième fois.
4. Etre un parent en deuil n’est pas
contagieux, ne vous éloignez pas
de moi.
5. J’aimerais que vous sachiez que la
perte d’un enfant est différente de
toutes les autres pertes: c’est la
pire des tragédies. Ne la comparez
pas à la perte d’un parent, d’un
conjoint ou d’un animal.
6. Ne comptez pas que, dans un an, je
serai guéri-e; je ne serai jamais ni
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ex-mère/père de mon enfant décédé, ni guéri-e. J’apprendrai à survivre à sa mort et à revivre malgré
ou avec son absence.
7. J’aurai des «hauts» et des «bas».
Ne croyez pas trop vite que mon
deuil est fini ou au contraire que
j’ai besoin de soins psychiatriques.
8. Ne me proposez ni médicaments,
ni alcool; ce ne sont que des béquilles temporaires. Le seul moyen
de traverser un deuil, c’est de le
vivre. Il me faut accepter de souffrir avant de guérir.
9. J’espère que vous admettrez mes
réactions physiques dans le deuil.
Peut-être vais-je prendre ou perdre
du poids, dormir comme une marmotte ou devenir insomniaque. Le
deuil rend vulnérable, sujet aux
maladies et aux accidents.
10. Sachez aussi que tout ce que je fais
et que vous trouvez un peu fou est
en fait normal pendant un deuil. La
dépression, la colère, la culpabilité,
la frustration, le désespoir et la
remise en question des croyances
et des valeurs fondamentales sont
des étapes du deuil d’un enfant.
Essayez de m’accepter dans l’état
où je suis momentanément, sans
vous froisser.
Extrait d’une lettre des Amis compatissants du Canada, section Québec.
un seau» sans pouvoir lui dire «adieu».
Ensemble, elles cherchent à trouver un
sens à tout cela, pour pouvoir continuer
dans leur propre parcours de vie.
• Notre société rend la mort toujours
moins visible. On pense qu’elle sera
ainsi plus acceptable, plus facilement
acceptée.
• C’est le contraire! Il n’y a pas si longtemps, on enlevait même l’enfant immédiatement, si bien que la mère ne
le voyait même pas. On a mis du
temps à comprendre que, sans trace,
il était très difficile, voire impossible,
de faire le deuil. Aujourd’hui, on lui
propose de le voir, de toucher son
corps, de rester un moment avec lui...
Certains parents refusent d’abord,
puis acceptent. Dans tous les cas, les
professionnel-le-s gardent maintenant des traces (photos, empreintes
des pieds) dans le dossier. Si les parents ne sont pas prêts tout de suite,
ils peuvent récupérer ces traces plus
tard, quand ils en sentiront le besoin.
Un deuil périnatal est toujours une histoire particulière, liée au couple tel qu’il
est à cette étape-là, à l’investissement
qu’il a mis dans ce lien-là, à la place
donnée à cet enfant-là. Homme ou femme, chacun est pris par son chagrin,
par sa culpabilité aussi (exagérée ou
non). La mère et le père ne cheminent
pas de la même manière. Ils vivent
autrement leurs émotions, comme ils
vivent autrement leur propre corps. Et
cela aussi, il faut savoir le respecter.
• La parole semble avoir une énorme
importance dans le travail de deuil...
• Oui. En français, il n’y a pas de mot
pour désigner le parent qui a perdu
son (petit) enfant. On dit «orphelin»
ou «orpheline», «veuf» ou «veuve».
Comment nommer la mère, le père, la
sœur, le frère qui vient de perdre le
bébé pas né, ou à peine, ou encore
tout petit? C’est «comme si» c’était
finalement quelque chose peu important, peu signifiant... Mais, comment
dire son chagrin dans cette période
de bouleversement? Comment donner sens à cet événement-là qui, en
plus, était inattendu? Comment se
préparer à accueillir un autre enfant
sans faire de confusion? Il faut aussi
savoir accompagner les parents qui
ont à annoncer le décès aux autres
enfants.
Il arrive même que la femme soit chargée d’annoncer elle-même la «mauvaise nouvelle» au mari, par exemple en
cas d’interruption de grossesse pour
malformation congénitale. Ce qui me
choque: en plus de son chagrin, la femme doit alors assumer elle-même le rôle
de messagère... et de consolatrice. Les
professionnels pourraient au moins
veiller à faire cette annonce en présence des deux parents. Mais les médecins
ont tendance à intervenir vite, dès que
la vie n’est plus là. Ils agissent selon un
protocole type et, dès qu’ils pensent
qu’il n’y a plus rien à faire, ils «oublient» de faire une place au deuil.
• Et un travail de deuil prend toujours
du temps...
• Oui, moi-même, en tant que professionnelle, j’ai besoin de prendre du
temps devant un petit enfant mort: de
lui dire «au revoir» au moins un petit
moment. Pour moi, cela veut dire
prendre soin de la vie qui était là, qui
a existé, et qui s’en est allée. Après, je
peux tendre des perches aux parents,
qu’ils prennent ou non, selon leurs
désirs. Je n’impose rien. Je leur dis
simplement les possibilités qui existent parce que, sur le moment, ils sont
trop perdus par le côté tragique de
l’événement; ils ont peu de modèles
(souvent aucun) et ils ne peuvent imaginer ce qu’ils aimeraient pouvoir faire.
• Un deuil périnatal, est-ce seulement
une affaire privée?
• Les parents sont en général très isolés. Il leur est déjà très difficile d’en
parler. Ils n’ont pas l’idée qu’ils ont le
droit d’en parler à d’autres personnes, ni même qu’ils ont le droit
d’être en chagrin (c’est vrai aussi
pour la dépression post-partum). Ils
cherchent plutôt à ne pas déranger.
La compassion vient plus souvent
d’un ami ou d’une amie avec qui ils
vont aller faire du sport, ou encore
d’une personne inconnue ayant vécu
le même drame. Pour cela, des associations existent, Arc-en-ciel par
exemple.
• Votre mémoire proposait un questionnaire (une check-list) relevant une
série de données sur les circonstances
de la mort périnatale. Qu’est-il devenu?
• Il n’est pas utilisé. Je l’avais conçu
pour que cet enfant ne soit pas «oublié» même s’il n’avait vécu qu’un
bref moment... Et puis, ne pas parler
de la mort, c’est ralentir le travail de
deuil. Mais en parler trop souvent,
c’est aussi néfaste. Je voulais éviter
que les professionnels ne posent dix
fois les mêmes questions et agressent
ainsi les parents qui ont déjà tant de
peine et qui ont entamé un bout de
chemin dans leur travail de deuil.
Propos recueillis
par Josianne Bodart Senn
Vient de paraître
Dominique Sigaud-Rouff
Aimé
Actes Sud, 2006,
89 pages,
ISBN 2-7427-5879-8
«Ma propre impuissance me sidère. Jusqu’au bout, elle me sidéra.
Je peux désirer l’enfant que je porte
et le perdre. Je peux désirer l’enfant
que je porte et faire l’inverse de ce
qu’il faudrait. Je peux désirer l’enfant que je porte et que sa présence,
dans le même temps, me mette face
à ce qui, en moi, rend cette présence difficile. Je sais que ces contradictions existent, ces contraires en
soi. Celle-là est peut-être la plus difficile à admettre. La vie est un jeu.»
Dominique Sigoud-Rouff est née à
Paris en 1959 à Paris. Ancienne
journaliste, écrivaine et mère de
deux enfants, elle nous propose un
récit intime écrit avec une grande
sensibilité. Elle décrit son expérience personnelle de femme, son désir
d’enfantement et son échec. Elle
parle à travers ce livre à son enfant
qui a vécu pendant 7 semaines in
utero avant de s’en aller. Cet enfant
s’était imposé sans prévenir et il
s’en est allé sans plus de souci du
vide qui s’en suivait pour celle qui le
portait. Elle décrit bien les joies et
les peurs que peut ressentir une
femme lorsqu’elle découvre qu’elle
est enceinte et comme cette grossesse peut la transformer. Ces moments
de plénitude et d’interrogations.
Ensuite, elle nous fait vivre le moment de la séparation de sa grossesse: «Je ne te prendrai pas dans mes
bras. Je ne t’appellerai pas Aimé».
A l’annonce de la grossesse, elle
en veut au père de ne pas l’accompagner dans l’attente de leur enfant.
Les regards des autres lui disent
qu’elle est trop vieille, qu’elle a besoin, vu son âge, de tranquillité. Les
visites médicales sont vécues comme froides et blessantes. Ceci nous
montre à nouveau l’importance des
paroles qu’on adresse aux femmes
dans cette période de vie bouleversante. Au moment où Dominique
Sigoud-Rouff apprend qu’elle est
en train de faire une fausse couche,
elle se pose plein de questions, comme si elle en était responsable:
«C’est de ma faute? Je suis trop
vieille? Je fume trop? Je me mets
trop en colère?» Très souvent, on
entend ces questions de culpabilité
quand la grossesse n’arrive pas à
terme, ces questions qui mettent en
doute les compétences de la femme
de porter la vie.
Et puis, il n’y a pas seulement le
deuil à faire d’un enfant qui s’était
annoncé brièvement, mais aussi le
deuil de sa propre fertilité. La fausse couche remue également en elle
un sentiment de culpabilité à l’évocation de l’enfant dont elle s’est
séparée à l’âge de 20 ans après une
IVG.
C’est souvent si difficile de parler
d’un enfant absent... Pourtant, l’enfant «absent» de l’écrivaine a reçu
sa place à travers ce témoignage
poignant. Un bon support pour les
sages-femmes et gynécologues qui
sont appelés à accompagner des
femmes à travers cette épreuve.
Mais aussi pour celles et ceux qui
ont vécu cette expérience. Mon interrogation reste cependant ouverte
autour du vécu de l’homme: quel
écrivain relèvera ce défi?
Willemien
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