Autojuridication

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Autojuridication
LA SEMAINE DE LA DOCTRINE LA VIE DES IDÉES
LE MOT DE LA SEMAINE
Autojuridication
1292
Comment et pourquoi les justiciables se passent
de plus en plus des professionnels du droit
NICOLAS MOLFESSIS, professeur
à l'université Panthéon-Assas,
secrétaire général du Club des
juristes
A
utojuridication, nf – Néologisme créé par imitation du terme « automédication », afin de décrire
un phénomène similaire rapporté au droit. Si
l’automédication décrit l’administration par
soi-même de médicaments, sans prescription
médicale ni consultation d’un médecin (N. Mollina, L’automédication : PUF, 1988), l’autojuridication désigne le traitement de
questions juridiques sans l’intervention d’un professionnel du
droit. Le phénomène se développe sous l’influence de sites spécialisés censés faciliter l’accès en direct au droit, c’est-à-dire sans la
médiation d’un homme de l’art juridique. À ce titre, relève d’une
démarche d’autojuridication, le recours à des forums spécialisés
dans les questions de droit (http://forum-juridique.net-iris.fr ;
http://www.village-justice.com/forum/index.php ; http://forum.
juridique.wengo.fr), grâce auxquels le web-justiciable peut provoquer des discussions sur les problèmes qui le préoccupent. Il
en va de même de l’utilisation de sites qui proposent des modèles
de courriers ou de contrats, destinés à faire face aux situations
de la vie (juridique) quotidienne. Correspondances pré-rédigées,
formules-types de mises en demeure ou modèles d’engagements
de toutes sortes – de la remise de dette à l’engagement de confidentialité (pour un aperçu : http://www.vosdroitsendirect.com)
– constituent une aide à l’action juridique individuelle. C’est
sur une même base que fonctionne le site easycdd.com, qui propose les « informations et outils gratuits pour rédiger et suivre
les CDD ». Une remarquable automatisation des tâches permet à
l’utilisateur de procéder à une rédaction circonstanciée de ce qui
prétend devenir « son » contrat.
Ces sites entendent s’adresser à des profanes de la chose juridique. Ainsi, peut-on désormais « rédiger en ligne un CDD en
quelques minutes, même sans rien y connaître » (easycdd.com).
L’ignorance du droit en est la raison d’être. Ils sont rendus
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possibles par une forme de standardisation de la vie juridique
qui permet d’anticiper sur les difficultés les plus fréquentes,
en croisant les situations et les qualités (locataires face à une
augmentation des charges, automobiliste victime d’un refus
d’assurance, salariés licenciés pour faute, etc.). Ils reposent sur
une représentation du droit sous forme de questions-réponses,
comme s’il était au mieux une science exacte et plus certainement une discipline située quelque part entre la mécanique
automobile (laquelle a aussi ses forums) et la science culinaire
(qui a ses recettes).
La comparaison avec l’automédication a certes ses limites.
Celle-ci repose en effet sur le fait qu’il existe des « médicaments
de prescription médicale facultative » (PMF), qui « ne présentent pas de dangers directs ou indirects liés à la substance
active qu’ils contiennent ». Peut-on vraiment en dire de même
de la chose juridique : existerait-il des questions juridiques
bénignes ? Les sites d’aide au droit ne le prétendent pas, qui
entendent précisément porter remède « aux nombreux risques
juridiques » et non régler des situations qui ne présenteraient
aucun danger. En outre, là où le développement de l’automédication se prévaut d’arguments extra-médicaux, principalement
économiques - le déficit de la sécurité sociale étant son meilleur
justificatif-, l’autojuridication s’explique surtout par le désarroi du justiciable face au droit et à la juridicisation de toutes
situations. L’omniprésence du droit, le maquis que constituent
la règlementation et les coûts de sa maîtrise sont autant de dérèglements qui favorisent l’autojuridication.
Toutefois automédication et autojuridication se rejoignent dans
le fait que, dans les deux cas, le particulier va être entretenu dans
une illusion de maîtrise de la chose technique. Une telle illusion
repose pour partie sur la foi conférée à l’expérience, celle de soimême ou celle d’autrui (sur le mode de : « faites comme moi,
ça m’a réussi » ou « attention, voici ce qu’il m’est arrivé »), et
pour partie sur une substitution pernicieuse de l’information
au savoir (V. S. Fainzang, L’automédication ou les mirages de
l’autonomie : PUF, 2012, spéc. p. 91 et s.). Comme le souligne
une mise en garde du site Legavox.fr, à propos des discussions
juridiques en ligne, elles ne prétendent apporter que de simples
« informations juridiques », ce qui signifie que « vous ne pourrez en aucun cas faire valoir cette discussion dans un cadre légal.
Merci de contacter un avocat pour cela ».
LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 48 - 26 NOVEMBRE 2012

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