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Sous la direction de James D. Thwaites Travail et syndicalisme Origines, évolution et défis d’une action sociale Quatrième édition Travail et syndicalisme Sous la direction de James D. Thwaites Travail et syndicalisme Origines, évolution et défis d’une action sociale Quatrième édition Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la S ociété de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fond du livre du Canada pour nos activités d’édition. Photographie de la couverture : Affiches conservées aux archives de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). Courtoisie de la CSQ. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : In Situ ISBN 978-2-7637-9626-0 PDF 9782763796277 © Les Presses de l’Université Laval 2014 Dépôt légal 1er trimestre 2014 www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Pour Julie et Nadine, l’héritage du passé et la promesse de l’avenir Table des matières Sigles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . James Thwaites XI 1 Le syndicalisme au Québec et au Canada : un survol Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . James D. Thwaites 11 Première partie Des origines à la Révolution tranquille 1. Des origines à la dernière partie du XIXesiècle L’industrie de la chaussure à Montréal : 1840-1870* . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Les Chevaliers du travail et la montée de l’organisation ouvrière durant les années 1880* . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Une enquête ouvrière au xixe siècle : la Commission du travail 1886-1889* . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Les Chevaliers du travail et le cardinal Taschereau* . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 La formation matérielle de la classe ouvrière à Montréal entre 1790 et 1830 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Joanne Burgess Richard Desrosiers, Denis Héroux Fernand harvey Philippe Sylvain Robert Tremblay 2. De la fin du XIXe siècle au début de l’entre-deux-guerres Samuel Gompers et les travailleurs québécois - 1900-1914 . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Technologie et organisation du travail à la fin du XIXe siècle : le cas du Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Robert Babcock Fernand Harvey VIII Travail et syndicalisme « Wobblies » et « blanketstiffs » : la composition et le contexte de l’IWW dans l’Ouest canadien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 Le Québec et le Congrès de Berlin - 1902 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 La Fédération Ouvrière Mutuelle du Nord . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 L’anatomie d’un syndicat international de métiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210 La grève au Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 L’influence extragène en matière de direction syndicale au Canada . . . . . . . . 255 A. Ross McCormack Jacques Rouillard Michel Têtu James Thwaites James Thwaites Louis-Marie Tremblay 3. De l’entre-deux-guerres à la fin des années 1940 La conscience syndicale lors des grèves du textile en 1937 et de l’amiante en 1949 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alfred Charpentier 271 La Canadian Seamen’s Union (1936-1949) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290 La grève de l’amiante : trente ans après . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319 Syndicalisme catholique et révolution sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 328 Robert Comeau Gérard Dion Jean-François Simard 4. De la fin des années 1940 à la Révolution tranquille La grève de Murdochville - 1957 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349 Le clergé et la sécularisation des organisations syndicales au Québec . . . . . . 377 La CTCC et l’unité ouvrière canadienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 390 La démarche vers l’unité s yndicale au Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407 Guy Bélanger Hélène Bois Gérard Dion Eugene A. Forsey IX Table des matières Mutations de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (1940-1960) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423 Une petite grève d’envergure : l’Alliance contre la C.E.C.M. en 1949 et ses suites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 446 Jacques Rouillard James D. Thwaites, Nadine L.C. Perron-Thwaites Deuxième partie Thèmes récents et actuels 5. De la fin des Trente glorieuses à la recherche de stabilité et de direction dans un monde en mutation Les objectifs syndicaux traditionnels et la société nouvelle . . . . . . . . . . . . . . . . 471 Les pratiques sociales au Québec : nouveaux mouvements sociaux, mouvement syndical et démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 480 Les déboires du syndicalisme nord-américain (1960-2003) : p ourquoi le mouvement syndical canadien se tire-t-il mieux d ’affaires que celui des États-Unis ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 490 De la Révolution tranquille au projet de loi 25 : les enseignants au sein d’un système d’éducation en mutation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 511 Jean-Réal Cardin Louis Maheu Jacques Rouillard James D. Thwaites 2 Durables ou éphémères ? À la recherche de liens de collaboration entre le mouvement syndical et les organisations à mission sociale : le cas d’Operation Solidarity et de Solidarity Coalition en Colombie-Britannique, Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 524 James D. Thwaites Les centrales syndicales canadiennes et le libre-échange : Canada, États-Unis, Mexique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 562 Les syndicats et la négociation collective aux États-Unis d ’Amérique, 1945-1996 : vue d’ensemble et commentaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 574 Tensions à l’intérieur du mouvement ouvrier au Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . 592 James D. Thwaites James D. Thwaites James D. Thwaites X Travail et syndicalisme 6. La fin d’un siècle et le début d’un autre : entre le retour aux sources et le renouvellement d’un mouvement Syndicalisme et mouvement étudiant : le rôle des organisations de travailleurs pendant le « Printemps érable » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 613 Maxim Fortin La modernisation du syndicalisme québécois ou la mise à l’épreuve d’une logique représentative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 625 Vision floue du mouvement américain Tea Party face aux relations du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 650 Identités ouvrières et syndicales, fusion, distanciation et recomposition . . . . 691 Du combat au partenariat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 724 Antimondialisme, altermondialisme et le troisième Sommet des Amériques D’autres Amériques sont possibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 743 Mona-Josée Gagnon Anthony M. Gould Paul-André Lapointe Jean-Marc Piotte James Thwaites , La « Guerra Sucia » en Argentine, l’affaire « No Candu », et le mouvement syndical canadien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 772 Le G-20, le mouvement syndical et les NMS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 799 James Thwaites James D. Thwaites 7. Structures, démocratie et mouvement syndical Les structures syndicales au Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 829 La démocratie syndicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 847 Hélène Bois Olivier Bouchard Sigles Sigles pertinents au syndicalisme au Québec et au Canada et leurs significations : les organisations centrales aux XIXe et XXe siècles ACCL : AFL : AFL-CIO : CCCL : CCL : CCT : CCU CEQ : CEQ : CFL : CIO : CLC : CMTC : CNMTC : CNTU : COI : CPT : CSC : CSD : CSN : CSQ : CT : CTC : CTCC : FAT : FAT-COI : FCT : All Canadian Congress of Labouor (voir CPT) American Federation of Labour (voir FAT) American Federation of Labour-Congress of Industrial Organizations (voir FAT-COI) Canadian and Catholic Confederation of Labour (voir CTCC) Canadian Congress of Labour (voir CCT) Congrès canadien du travail (voir CCL) Confederation of Canadian Unions (voir CSC) Corporation des enseignants du Québec Centrale de l’enseignement du Québec Canadian Federation of Labour (voir FCT)* Congress of Industrial Organizations (voir COI) Canadian Labour Congress (voir CTC) Congrès des métiers et du travail du Canada (voir TLC(C)) Congrès national des métiers et du travail du Canada (voir NTLC(C)) Confederation of National Trade Unions (voir CSN) Congrès des organisations industrielles (voir CIO) Congrès pancanadien du travail (voir ACCL) Confédération des syndicats canadiens (voir CCU) Centrale des syndicats démocratiques Confédération des syndicats nationaux (voir CNTU) Centrale des syndicats du Québec Chevaliers du travail (voir KL) Congrès du travail du Canada (voir CLC) Confédération des travailleurs catholiques du Canada (voir CCCL) Fédération américaine du travail (voir AFL) Fédération américaine du travail-Congrès des organisations industrielles (voir AFL-CIO) Fédération canadienne du travail (voir CFL)* * Nom porté par trois organisations différentes à divers moments pendant le xxe siècle. XII FOC : FOMN : FPTQ : QPFL) FTQ : FUIQ : IWW : KL : LUO : NTLC(C) : OBU : QFIU : QFL : QPFL : TLC(C) : TUC : WUL : Travail et syndicalisme Fédération ouvrière de Chicoutimi Fédération ouvrière mutuelle du nord Fédération provinciale des travailleurs du Québec, CMTC (voir Fédération des travailleurs du Québec (voir QFL) Fédération des travailleuses et travailleurs du Québec (voir QFL) Fédération des unions industrielles du Québec, CCT (voir QFIU) Industrial Workers of the World Knights of Labour (voir CT) Ligue d’unité ouvrière (voir WUL) National Trades and Labour Congress (of Canada) (voir CNMTC) One Big Union Quebec Federation of Industrial Unions, CCL (voir FUIQ) Quebec Federation of Labour (voir FTQ) Quebec Provincial Federation of Labour, TLC(C) (voir FPTQ) Trades and Labour Congress of Canada (voir CMTC) Trade Union Congress Workers’ Unity League (voir LUO) Introduction James Thwaites1 Le syndicalisme À quoi répond exactement le syndicalisme ? D’où vient-il ? Quelles sont ses formes ? De quelle façon agit-il ? Change-t-il avec le temps ? Quels sont ses effets ? Quels sont ses défis ? Autant de questions, et même davantage, que le public se pose aujourd’hui par rapport à ce phénomène social omniprésent, que nous connaissons au Québec et au Canada depuis bientôt 200 ans. Il ne s’agit pas d’un phénomène marginal, mais plutôt d’une réalité d’importance primordiale. Le syndicalisme affecte l’économie, la politique, la société. D’ailleurs, il s’est manifesté dans les sociétés industrielles aussi bien que dans les sociétés en voie d’industrialisation. On associe habituellement son point de départ à la révolution industrielle en Europe occidentale, plus particulièrement au Royaume-Uni, pendant la dernière partie du XVIIIe siècle. Néanmoins, il se distingue ainsi du compagnonnage qui l’a précédé. Avant d’englober la main-d’œuvre non qualifiée, le syndicalisme s’était d’abord identifié aux travailleurs qualifiés et aux métiers spécifiques. Aujourd’hui, si le pourcentage d’adhésion de la main-d’œuvre active2 au syndicalisme est moins élevé aux États-Unis et en France, autour de 10 % actuellement, ce pourcentage n’est pas typique. Il est extrêmement élevé, à titre d’exemple, dans les pays scandinaves (Danemark, Finlande, Norvège, Suède), plus de 80 % en général, et en Belgique, autour de 70 %. Dans la plupart des pays industrialisés (comme l’Allemagne, l’Australie, le Canada, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni et la Suisse), le pourcentage d’adhésion se situe entre 25 % (au Japon) et 65 % (en Italie). Le Canada se place au cœur de ce groupe, approximativement à 35 %. L’étude du mouvement syndical peut être abordée de différentes façons. Parmi elles, deux prédominent. Celle de la lutte menée par les travailleurs et travailleuses pour faire reconnaître leurs associations par les autorités et se faire agréer par la société, et celle de l’évolution interne en tant que mouvement qui cherche l’unité, provoque des divisions et vit dans la diversité. Quant à la première façon signalée, le processus fut long et ardu. Le syndicalisme se faisait souvent reconnaître à coup de confrontations. Cela est particulièrement vrai au XIXe siècle. Cependant, c’est aussi vrai pour toute la période précédant la Seconde 1. 2. Professeur titulaire, Département des relations industrielles, Université Laval. C'est-à-dire, la main-d'œuvre active de la population civile et non agricole. 2 Travail et syndicalisme Guerre mondiale. On considère la résistance à reconnaître les syndicats comme une des causes les plus fréquentes des nombreuses grèves déclenchées durant ces années. Le syndicalisme exista longtemps avant que l’État et l’Église le reconnaissent officiellement. C’est depuis le premier quart du XIXe siècle qu’on retrouve sa présence, notamment sur la Côte atlantique et au Québec. Néanmoins, la reconnaissance du syndicalisme comme forme légitime d’action socioéconomique par les autorités constitua une étape de très grande importance. En 1872, l’État fédéral canadien, suivant l’exemple du Royaume-Uni, reconnut l’existence du syndicalisme. Ce geste fut suivi d’initiatives juridiques qui visaient à décriminaliser les gestes posés par les syndicats dans la défense de leurs intérêts. L’encyclique Rerum novarum, publiée par Léon XIII en 1891, constituait une reconnaissance officielle par l’Église catholique romaine du droit des travailleurs et travailleuses de s’associer pour défendre leurs intérêts. C’est à la suite d’une querelle célèbre que l’Église fit cette reconnaissance, querelle qui avait pris naissance dans le diocèse de Québec pour s’étendre au Canada et aux États-Unis avant d’atteindre l’Europe. Devant l’essor du mouvement syndical, au début du XXe siècle, l’État crut bon de multiplier ses interventions. Il le fit sous forme de commissions d’enquête et de législation. L’Église, de son côté, commença de plus en plus à intervenir dans un mouvement syndical en plein essor. L’acceptation patronale fut plus sporadique jusqu’à l’adoption d’une législation qui permettait automatiquement la reconnaissance aux organisations qui avaient obtenu la majorité des adhésions possibles, cela surtout après la Seconde Guerre mondiale. Depuis cette dernière guerre, le syndicalisme a connu au Québec la confrontation avec le régime Duplessis, suivie de la montée et ensuite de l’effritement de la Révolution tranquille. Par la suite, le syndicalisme a connu la turbulence des années 1970, la récession et la restructuration des années 1980 et le débat sur la mondialisation de l’économie et ses conséquences. Depuis ce temps, les syndicats ont dû composer avec un contexte externe de constantes fluctuations considérables de l’économie, de la mondialisation grandissante des marchés, de la désindustrialisation, de la transformation significative du marché du travail, entre autres par l’expansion du régime de sous-traitance, et d’une attaque plus ou moins voilée contre le filet social. Quant à la deuxième façon d’étudier le mouvement syndical, vu de l’intérieur, le syndicalisme a dû affronter des difficultés et entreprendre des ajustements. Il faut savoir qu’il est directement issu de trois sources. D’abord, un mouvement national né en territoire canadien, pendant la première moitié du XIXe siècle. Ensuite, un mouvement international en provenance du Royaume-Uni, qui prit racine au milieu du XIXe siècle. Enfin, un autre mouvement international, celui-là en provenance des États-Unis, et qui commença autour de la guerre civile étatsunienne. Vu sous l’angle de l’unité et de la division des structures syndicales, le XIXe siècle donne néanmoins l’impression d’un mouvement surtout unifié malgré les trois souches identifiées, bien qu’il soit relativement faible et dispersé géographiquement. En revanche, au XXe siècle, l’impression se dégage d’un mouvement qui va de division en division, hormis les décennies 1950 et 1960. Introduction 3 Au XIXe siècle, la tendance vers l’unité se manifeste particulièrement dès la fondation de la Canadian Labour Union (CLU) jusqu’à la rupture de 1902, qui se passa au sein de son successeur, le Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC), lors du congrès de Berlin, Ontario. Depuis cette date, il s’est produit une prolifération de diverses formes du syndicalisme sous le rapport de la qualification (de métiers ou industrielles), de la situation géographique (international, national, de l’Ouest, etc.), sous le rapport de l’idéologie ou de la religion (anarchisme, communisme, catholicisme) ou encore sur deux ou plus de ces critères. À part le CMTC3, se créèrent, par ordre chronologique, le Congrès national des métiers et du travail du Canada (CNMTC), transformé plus tard en Fédération canadienne du travail (FCT) et en Congrès pancanadien du travail (CPT), l’Industrial Workers of the World (IWW), le One Big Union (OBU), la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), la Ligue d’unité ouvrière (LUO) et le Congrès des organisations industrielles (COI). Si on écarte les efforts louables mais limités du mouvement national, notamment ceux de la FCT et du CPT, il faut situer en 1940 la première tentative significative de promouvoir l’unification de ces diverses forces depuis 1902. Il s’agit de la fondation du Congrès canadien du travail (CCT), qui réunit le CPT et le COI. La situation difficile qui prévalait après la guerre, soit la guerre froide, le conflit coréen, la chasse aux communistes, le virage à droite, le duplessisme au Québec et des grèves d’envergure, donna un nouvel élan à cette tendance unificatrice. Le résultat fut la fondation du Congrès du travail du Canada (CTC) en 1956. Il regroupait le CCT, le CMTC, l’OBU et des syndicats indépendants, environ 85 % des syndiqués canadiens, selon les estimations de l’époque. Après une accalmie relative, une nouvelle phase de divisions s’amorça à partir des années 1970. D’abord, il se produisit une scission au sein de la Confédération des syndicats nationaux (CSN)4, qui eut pour conséquence la diminution des effectifs de la CSN et la création d’une nouvelle centrale syndicale, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD). Ensuite, une autre scission se produisit au sein du CTC, scission qui eut un effet semblable sur cette centrale et qui contribua à en créer une autre, la Fédération canadienne du travail (FCT)5. Chacune de ces divisions augmenta le nombre de syndicats indépendants, ce qui contribua au mouvement grandissant des indépendants. Présentement, ces syndicats comptent environ 1 000 000 de syndiqués sur un total de 4 300 000. Ces fractionnements successifs à partir de 1902 furent le résultat d’expulsions et de mésententes de tous ordres. Ils provoquaient une certaine dislocation du mouvement syndical. Et pourtant, la collaboration se produisit parfois lors de situations particulières. Le régime politique de Maurice Duplessis en fournit des exemples 3. Auparavant, le foyer de toutes les formes de syndicalisme, mais désormais dominé exclusivement par les syndicats de métiers en provenance des États-Unis. 4. Successeur de la CTCC. 5. À ne pas confondre avec l'organisation du même nom, mais de composition très différente, la FCT, fondée au début du XXe siècle. 4 Travail et syndicalisme célèbres, à titre d’exemple les grèves de l’Amiante dans les Cantons-de-l’Est, de l’Alliance à Montréal et de Murdochville en Gaspésie. Depuis ce temps, le syndicalisme essaie de se définir un rôle renouvelé. Cela dans le contexte de batailles engagées pour protéger les droits acquis, d’efforts livrés pour composer avec le travail atypique, le travail précaire et les clauses de disparité de traitement (clauses orphelins), ainsi que le problème d’une certaine non-identification des membres avec leurs propres organisations. Fait important, le syndicalisme a réussi à s’ajuster et à se réinventer par rapport à nombre de défis dans le passé, et il y a d’excellentes chances qu’il réussisse à le faire de nouveau de nos jours. Enfin, le phénomène de la pluralité des centrales canadiennes continue. À l’heure actuelle, cinq centrales syndicales coexistent au pays. Ce sont, par ordre de grandeur, le Congrès du travail du Canada (CTC), la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Centrale des syndicats du Québec (CSQ)6, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) et la Confédération des syndicats canadiens (CSC). L’ouvrage La présente collection d’articles constitue une réponse à l’interrogation formulée au début de la section précédente. Elle comprend la présentation de l’expérience vécue par des syndicats en contextes québécois et canadien, ainsi que la présentation de celle des travailleurs et des travailleuses qui les composent. Les textes qui suivent constituent l’anthologie la plus considérable à paraître au pays à ce jour sur le syndicalisme. Les premiers articles remontent aux années 1950 et les derniers aux deux premières décennies du XXIe siècle. Ainsi, ces contributions constituent le produit de quatre générations de chercheurs. Elles nous parviennent d’auteurs formés dans divers domaines dont l’administration, le droit, l’économique, l’histoire, les relations industrielles, la science politique, la sociologie et la théologie. Les auteurs ne représentent pas uniquement leurs disciplines, ils sont également porteurs d’opinions et de points de vue différents. Par contre, ils partagent leurs préoccupations pour le monde du travail et le syndicalisme en contextes passé et présent. Les textes paraissent selon l’ordre chronologique des sujets. Dans la table des matières, on trouve les rubriques suivantes : • le syndicalisme au Québec et au Canada – un survol ; • des origines à la dernière partie du XIXe siècle – la création d’un mouvement ; • de la fin du XIXe siècle au début de l’entre-deux-guerres – un monde en transformation fondamentale ; • de l’entre-deux-guerres à la fin des années 1940 – la prolifération des formes du syndicalisme ; 6. Anciennement, la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ). Introduction • 5 de la fin des années 1940 à la « Révolution tranquille » – vers la centralisation sauf exception ; • de la fin des Trente glorieuses aux années 1990 – à la recherche de stabilité et de direction dans un monde en mutation ; • de la fin d’un siècle et le début d’un autre – entre le retour aux sources et le renouvellement d’un mouvement. Par contre, pour répondre aux besoins divers des lecteurs et faciliter davantage la consultation, une seconde table des matières se trouve à la fin du livre, organisée cette fois-ci par ordre thématique. Cette classification comprend : • une vue d’ensemble ; • les syndicats – les organisations et leur évolution et fonctionnement ; • le conflit de travail et la grève ; • la solidarité sociale et l’action politique syndicale ; • le syndicalisme devant le changement et des conjonctures ; • de nouvelles perspectives pour le syndicalisme ; • comparaisons et influences externes. À l’origine, le dessein général de cet ouvrage était de familiariser les étudiantes et étudiants et le public avec le syndicalisme et le rôle qu’il joue en ce pays. L’objectif plus particulier était de rendre disponible une collection d’articles représentatifs, de bonne qualité et en nombre suffisant. Les racines lointaines de cette idée se trouvent dans des études et recherches que nous avons nous-mêmes développées aux universités de Toronto, de Carleton et de Laval, surtout sous la direction d’Eugene Forsey, de Blair Neatby, de Jean Hamelin et de Gérard Dion. Ajoutons l’expérience de travail avec nos confrères et consœurs du Regroupement de chercheurs en histoire des travailleurs québécois (RCHTQ), du Committee on Canadian Labour History (CCLH), de la revue Relations industrielles/Industrial Relations et du Département des relations industrielles à l’Université Laval. D’abord, l’idée est née de discussions avec les étudiantes et étudiants dans le cadre de plusieurs cours que j’ai présentés au Département des relations industrielles de l’Université Laval. En vue d’atténuer quelque peu le mal des deux solitudes, nous avons inclus des articles sur les diverses régions du pays. Les jeunes exprimaient le désir de disposer d’un ouvrage qui leur permettrait d’avancer plus loin qu’un simple manuel de base et ainsi les familiariserait avec divers auteurs, aussi bien que leurs arguments et leurs controverses engagées. En ce qui concerne les traductions, Ahmed Belghenou, Éric Hufty, Joseph Lapointe, Jean-François Mathieu et Yolande Perron ont traduit en français les articles d’Eugene Forsey sur le mouvement vers l’unité intersyndicale, de Ross McCormack sur l’IWW dans l’Ouest, ainsi que celui de James Thwaites sur les tensions au sein du mouvement syndical au Québec. Rosemarie Bélisle a fait la version de l’article de Robert Babcock sur Gompers. Nous remercions Yolande Perron et l’équipe des Presses de l’Université Laval pour leur aide à la vérification de divers textes. Nous sommes également très reconnaissants aux Presses de l’Université Laval, qui ont bien voulu publier cet ouvrage. Nous remercions en particulier Jocelyne Naud 6 Travail et syndicalisme et Denis Dion pour leurs encouragements à éditer ce livre, ainsi que leur précieuse collaboration. Ce volume peut paraître grâce à la collaboration de plusieurs particuliers, maisons d’édition et revues. Sans eux, ce projet n’aurait pu être mené à terme. La liste des permissions particulières suit. (La mention exacte de la permission accordée paraît à la première page de chaque article.) James Thwaites Cap-Rouge, 2013 Babcock, Robert, « Samuel Gompers et les travailleurs québécois, 1900-1914 » Bélanger, Guy, « La grève de Murdochville (1957) » Bois, Hélène, « Le clergé et la sécularisation des organisations syndicales au Québec » Bois, Hélène, « Les structures syndicales au Québec » Bouchard, Olivier, « La démocratie syndicale : le transfert du théorique vers la pratique » Burgess, Johanne, « L’industrie de la chaussure à Montréal : 1840-1870 – le passage de l’artisanat à la fabrique » Cardin, Jean-Réal, « Les objectifs syndicaux traditionnels et la société nouvelle » Charpentier, Alfred, « La conscience syndicale lors des grèves du textile en 1937 et de l’amiante en 1949 » Comeau, Robert, « La Canadian Seamen’s Union (1936-1949) : un chapitre de l’histoire du mouvement ouvrier canadien » Desrosiers, Richard / Héroux, Denis, « Les Chevaliers du travail et la montée de l’organisation ouvrière durant les années 1880 » Dion, Gérard, « La CTCC et l’unité ouvrière canadienne » Dion, Gérard, « La grève de l’Amiante, 30 ans après » Forsey, Eugene, « The Movement toward Labour Unity in Canada : History and Implications » Boréal Express Labour / Le travail Hélène Bois Études d’histoire religieuses Hélène Bois Olivier Bouchard Revue d’histoire de l’Amérique française Département des relations industrielles de l’Université Laval Labour / Le travail Revue d’histoire de l’Amérique française Les Presses de l’Université du Québec Relations industrielles / Industrial Relations La Société royale du Canada Revue canadienne de science politique / Canadian Journal of Political Science Helen et Margaret Forsey 7 Introduction Fortin, Maxim, « Syndicalisme et mouvement étudiant : le rôle des organisations de travailleurs pendant le ‘‘Printemps érable’’ » Gagnon, Mona-Josée, « La modernisation du syndicalisme québécois ou la mise à l’épreuve d’une logique représentative » Gould, Anthony, « Vision floue du mouvement américain Tea Party face aux relations du travail : un assemblage hétéroclite de tergiversations populistes sur les problèmes de l’ère Obama et de cogitations fragmentées par les marginaux de l’histoire » Harvey, Fernand, « Technologie et organisation du travail à la fin du XIXe siècle : le cas du Québec » Harvey, Fernand, « Une enquête ouvrière au XIXe siècle : la Commission du travail, 1886-1889 » Lapointe, Paul-André, « Identités ouvrières et syndicales, fusion, distanciation et recomposition » Maxim Fortin Les Presses de l’Université de Montréal Anthony Gould Recherches sociographiques Fernand Harvey Revue d’histoire de l’Amérique française Paul-André Lapointe Les Presses de l’Université de Montréal Nouvelles pratiques sociales Maheu, Louis, « Nouveaux mouvements sociaux, mouvement syndical et démocratie » McCormack, Ross, « Wobblies and Blanketstiffs : the Ross McCormack Constituency of the IWW in Western Canada », Memorial University of [traduction] Newfoundland Committee on Canadian Labour History Piotte, Jean-Marc, « Du combat au partenariat » Les éditions Nota bene Jean-Marc Piotte Rouillard, Jacques, « Le Québec et le congrès de Labour / Le travail Berlin, 1902 » Rouillard, Jacques, « Mutations de la Confédération Revue d’histoire de l’Amérique des travailleurs catholiques du Canada (1940française 1960) » Jacques Rouillard Rouillard, Jacques, « Les déboires du syndicalisme nord-américain (1960-2003). Pourquoi le mouveLe Bulletin RCHTQ ment syndical canadien se tire-t-il mieux d’affaires que celui des États-Unis ? » Simard, Jean-François, « Syndicalisme catholique et Jean-François Simard révolution sociale. Le combat oublié des ouvriers de la Dominion Textile de Montmorency » Sylvain, Philippe, « Les Chevaliers du travail et le Relations industrielles / Industrial Cardinal Taschereau » Relations Têtu, Michel, « La Fédération ouvrière mutuelle du Relations industrielles / Industrial Nord » Relations 8 Thwaites, James, « Antimondialisme, Altermondialisme et le troisième Sommet des Amériques » Thwaites, James, « Les centrales syndicales canadiennes et les accords de libre-échange Canada, États-Unis, Mexique » Thwaites, James, « De la révolution tranquille au projet de loi 25 : les enseignants au sein d’un système d’éducation en mutation » Thwaites, James, « Durables ou éphémères ? À la recherche de liens de collaboration entre le mouvement syndical et les organisations à mission sociale : le cas d’Operation Solidarity et de Solidarity Coalition en Colombie-Britannique » Thwaites, James, « La grève au Québec : une analyse quantitative exploratoire portant sur la période 1896-1915 » Thwaites, James, « La Guerra Sucia en Argentine, l’affaire No Candu, et le mouvement syndical canadien » Thwaites, James, « L’anatomie d’un syndicat international de métiers : l’Association internationale des machinistes de ses origines à son implantation définitive au Canada – Les trente premières années » Thwaites, James, « Le G-20, le mouvement syndical et les NMS : à la recherche de moyens d’action pour la présentation d’alternatives dans un contexte de la mondialisation de l’économie et des finances » Thwaites, James, « Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis » Thwaites, James, « Les syndicats et la négociation collective aux États-Unis d’Amérique, 1945-1996 : vue d’ensemble et commentaire » Thwaites, James, « Tensions à l’intérieur du mouvement ouvrier au Québec : relations entre les secteurs publics et privé à travers troisétudes de cas de 1972 à 1982 » Thwaites, James D. / Perron-Thwaites, Nadine L.C., « La petite grève d’envergure : l’Alliance contre la CÉCM en 1949 et ses suites » Tremblay, Louis-Marie, « L’influence extragène en matière de direction syndicale au Canada » Tremblay, Robert, « La formation matérielle de la classe ouvrière à Montréal entre 1790 et 1830 » Travail et syndicalisme Les Presses de l’Université Laval Cité libre Les Presses de l’Université Laval / CEFAN James Thwaites Labour/Le travail James Thwaites James Thwaites James Thwaites James Thwaites James Thwaites Institut de recherches politiques / Institute for Research on Public Policy McGill Law Journal / Revue de droit de McGill Relations industrielles / Industrial Relations Revue d’histoire de l’Amérique française Le syndicalisme au Québec et au Canada : un survol Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis James D. Thwaites1 Introduction Fondamentalement, le syndicalisme constitue une réponse à un contexte de travail donné, un désir de se défendre devant des abus, une volonté de protection mutuelle devant le danger. Par extrapolation, le syndicalisme peut étendre sa sphère d’action à sa communauté immédiate, celle de ses dépendants, ou lointaine, celle des personnes dans des contextes semblables. Sa quête de reconnaissance l’amène également sur la place publique, auprès des autorités constituées, pour obtenir gain de cause sous forme de la reconnaissance de sa légitimité et la sanction de ses formes d’action sous la forme de législations et de réglementations favorables. Le syndicalisme n’est pas un phénomène simple et uniforme. Il ne l’a jamais été. Il paraît sous diverses formes selon les conditions qui lui donnent naissance et qui le transforment. L’émergence et la croissance de ses formes d’action ne font pas nécessairement l’unanimité et aboutissent à des confrontations, de plus ou moins d’envergure selon le cas, au sein même du mouvement syndical aussi bien qu’à l’extérieur (avec le patronat et l’État). Ceci ne veut pas dire que le syndicalisme, malgré ses orientations divergentes, ses formes différentes et ses confrontations, est incapable de collaboration et d’action commune. L’existence de centrales syndicales prouve le contraire. Ces ensembles regroupent divers syndicats pour leur défense mutuelle et pour la promotion d’objectifs communs. Il y a également de la collaboration intercentrale habituellement associée à des conjonctures de menaces externes. Généralement, on reconnaît deux rôles distincts au syndicalisme mais complémentaires. Ainsi, le syndicalisme constitue à la fois une organisation de défense professionnelle et une organisation de transformation sociale. Le premier rôle est clair et est cerné de nos jours par une panoplie de mécanismes et d’outils tels que la négociation, l’arbitrage et la conciliation. Cependant, en ce qui concerne la nature du deuxième rôle, il n’est pas toujours clair s’il s’agit d’une simple extension de son autre 1. Professeur titulaire, Département des relations industrielles, Université Laval. 12 Travail et syndicalisme Le syndicalisme au Québec et au Canada : un survol rôle (considéré comme plus fondamental), ou d’un véritable désir de promouvoir le progrès et la solidarité sociale2 ? En outre, soit sous l’angle de sa première mission, soit sous celui de la seconde, le syndicalisme peut démontrer sa solidarité sociale en étendant son appui à d’autres regroupements sociaux, dont les objectifs sont compatibles avec les siens. En effet, dans certains cas, ces deux formes d’action sont intégrées en même temps pour des buts spécifiques quoique interdépendants face à un adversaire unique. Finalement, le syndicalisme doit toujours se mesurer contre les défis auxquels il doit faire face. Aujourd’hui, comme dans le passé, les défis ne manquent pas : participation, concertation, ajustement interne, adaptation aux nouvelles orientations du milieu et des autres acteurs sociaux, composer avec la « régionalisation » économique et la mondialisation. À la lumière des commentaires précédents, nous avons l’intention d’esquisser les phénomènes de la différenciation entre les syndicats, de la confrontation intersyndicale, de la collaboration intersyndicale, et les défis auxquels le syndicalisme doit actuellement faire face. Avant de terminer, nous examinerons certains aspects du deuxième rôle des syndicats3. N’oublions pas le contexte Évidemment, le contexte qui encadre le syndicalisme joue un rôle fondamental. D’abord, il y a le degré d’acceptation du syndicalisme et de ses moyens d’action dans une société donnée. Habituellement, cette acceptation est conditionnée par l’évolution même du mouvement syndical et son intégration graduelle dans la vie et les pratiques d’un pays donné. En outre, il y a des facteurs plus globaux, soit nationaux soit internationaux, qui peuvent influer sur la position du syndicalisme. À titre d’exemples, la récession, les tensions commerciales internationales, la guerre. Enfin, dans tous les cas, il y a les visées des acteurs immédiatement impliqués, le côté patronal et souvent l’État, ainsi que les enjeux spécifiques. Face à une société qui vit la tourmente de la première Révolution industrielle, comme le Royaume-Uni à la fin du XVIIIe siècle, le syndicalisme, encore à ses premières armes et mal accepté, se comporte fort différemment que dans une économie indus2. Certaines interprétations de ce deuxième rôle nous amènent à la conclusion que le mouvement syndical doit exprimer un degré d’uniformité et doit être conscient de son rôle « historique », pour être efficace. Dans le passé, certains ont reproché aux syndicats d’être trop pragmatiques, trop préoccupés par leur rôle de revendication professionnelle, et, par conséquent, trop peu par leur « véritable » rôle de transformation sociale. Critiques justifiées ou manifestation d’un désir de se servir de ce mouvement à d’autres fins ? Poser cette question c’est peut-être y répondre. 3. Nous traiterons deux références qui seront fréquemment citées de façon abrégée dans la suite du texte. J.D. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme : naissance et évolution d’une action sociale, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, 495 p. paraîtra de la façon suivante : J.D. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme... ; et J.D. Thwaites (dir.), La mondialisation : origines, développement et effets, Québec et Paris, Les Presses de l’Université Laval et L’Harmattan, 2000, 874 p. paraîtra de la façon suivante : J.D. Thwaites (dir.), La mondialisation... Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis James Thwaites 13 trielle occidentale mature de nos jours. Face à un régime politico-économique répressif, de type tsariste, hitlérien ou franquiste, le syndicalisme évolue fort différemment que sous un régime démocratique. Face à une polarisation internationale, comme celle occasionnée par la Guerre froide et le McCarthyisme, le syndicalisme occidental se comporte fort différemment que dans le contexte de la détente actuelle. I.Les caractéristiques A. Formes et orientations Il y avait diverses façons d’organiser le mouvement syndical au Canada. Pour les analyser, on peut mettre l’accent sur les structures, la composition, les champs d’activité, les obéissances, l’inspiration... On les décrit souvent par « couples » de concepts. Chaque couple révèle des façons différentes d’envisager la pratique du syndicalisme, d’obtenir de l’appui ou d’exercer le pouvoir. Ainsi, le syndicalisme peut être de type « métiers » ou de type « industriel ». Il peut être « national » ou « international », de type « non confessionnel » ou de type « confessionnel », du « secteur privé » ou des « secteurs public et parapublic ». Enfin, il peut être « affilié à une centrale syndicale » ou « non affilié à une centrale syndicale4 ». Il peut également être associé à une idéologie ou à une philosophie données. Selon le premier couple de descripteurs, « métiers » et « industriel », les syndicats sont organisés en fonction des métiers exercés par les travailleurs « qualifiés5 » ou ils sont surtout axés sur les travailleurs « non qualifiés6 » et « spécialisés7 ». Derrière ces concepts se trouve la notion de l’exercice du pouvoir. Doit-on contrôler les métiers essentiels au fonctionnement d’une entreprise ou, au contraire, doit-on regrouper toute la main-d’œuvre pour être efficace8 ? Le deuxième couple de descripteurs, « national » et « international », se réfère aux lieux ou à l’étendue des opérations du syndicat. Est identifié comme « national » le syndicat qui opère uniquement dans un pays, son pays d’origine. Est qualifié « international » le syndicat qui déborde les frontières de son pays pour entreprendre ses activités simultanément dans un autre pays. Dans le contexte canadien, les premiers syndicats furent des syndicats nationaux. Cependant, le Canada a accueilli des 4. J. Thwaites, « Union Growth : Dimensions, Policies and Politics », dans A. Sethi (dir.), Collective Bargaining in Canada, Toronto, Nelson, 1988, p. 94-99. 5. La « qualification », autrefois déterminée par un apprentissage sous la direction d’un travailleur qualifié, jusqu’à l’obtention du statut de « compagnon », est maintenant contrôlée généralement par l’État. La qualification est reconnue par l’obtention d’un document officiel attestant la compétence du travailleur suivant la réussite d’un programme de formation, de durée déterminée, reconnu par l’État. 6. La désignation « non qualifié » est réservée aux travailleurs n’ayant pas suivi de programmes officiels de compétence professionnelle. 7. La désignation « spécialisé » est réservée aux travailleurs possédant des compétences habituellement apprises au travail, mais qui ne constituent pas une formation complète menant à l’obtention d’une reconnaissance officielle de compétence. 8. À noter : le syndicalisme industriel n’exclut pas les travailleurs qualifiés (aussi désignés par « de métiers »). Il les intègre en même temps que les autres dans un mouvement d’ensemble. 14 Travail et syndicalisme Le syndicalisme au Québec et au Canada : un survol syndicats du Royaume-Uni à partir des années 1850 et d’autres des États-Unis d’Amérique à partir des années 1860. La première influence (britannique) fut sans doute rattachée au mouvement d’immigration de la main-d’œuvre des Îles britanniques de la patrie à la colonie, et il s’est manifesté également dans d’autres pays de l’Empire-Commonwealth comme l’Australie. Dans le cas des États-Unis, le phénomène paraît plutôt lié au va-et-vient de la main-d’œuvre canadienne à travers la frontière et au désir d’expansion territoriale et d’autoprotection des syndicats états-uniens face à une main-d’œuvre concurrentielle au nord et, plus tard, au déplacement de l’investissement et l’industrie états-uniens vers le nord. Le troisième couple, « confessionnel » et « non confessionnel », est de signification historique plutôt qu’actuelle et d’application limitée. Il nous permet de comprendre la différence entre les syndicats issus du courant de la doctrine sociale de l’Église catholique romaine et les autres qui n’affichaient pas d’appartenance religieuse. Le courant « confessionnel » s’associe exclusivement aux efforts de l’Église catholique romaine de manifester une certaine présence au sein du mouvement syndical, à partir de la diffusion de l’encyclique Rerum Novarum pendant la dernière partie du XIXe siècle. D’autres exemples incluent l’intervention du clergé dans des conflits de travail9 et les efforts de l’abbé Fortin de fonder un mouvement confessionnel au sein des diocèses10. La justification syndicale de ce mouvement, moins explorée, fut sans doute la recherche de l’appui d’une organisation sociale forte et respectée. Ce qui a amené la fondation de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) après la Première Guerre mondiale. Le groupe de syndicats désigné par « non confessionnel » était plus vaste, comprenant toutes les autres organisations syndicales, en fait, la vaste majorité du mouvement. L’argumentation habituelle des syndicats non confessionnels fut l’exclusion de tout facteur qui pouvait diviser les travailleurs, notamment la religion. Cette question fut débattue de façon significative, même au sein de la CTCC, lors du conflit chez l’entreprise Price Brothers, dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, en 194311. Le quatrième couple, « affilié » ou « non affilié », nous permet de cerner les syndicats affiliés à une des centrales syndicales au pays ainsi que les syndicats qui ne font pas partie d’une centrale syndicale. Les raisons pour l’affiliation peuvent varier, mais comprennent généralement le désir de solidarité, de protection, de bénéficier de services possibles dans une unité plus grande regroupant plusieurs syndicats. Celles pour la non-affiliation sont généralement l’inverse : le désir d’indépendance et d’autonomie, la conviction de posséder des ressources et des services 9. À titre d’exemple, il y a l’intervention de Mgr Bégin à Québec, lors d’un conflit majeur dans l’industrie de la chaussure, une industrie très importante à l’époque. 10. D’abord, la Fédération ouvrière de Chicoutimi (FOC) et, ensuite, la Fédération ouvrière mutuelle du nord (FOMN). Tous les deux furent des précurseurs à la fondation de la CTCC. 11. H. Bois, « Le Clergé et la sécularisation des organisations syndicales au Québec », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme : naissance et évolution d’une action sociale, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 320-331. Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis James Thwaites 15 adéquats12. De nos jours, approximativement 20 % des effectifs syndicaux canadiens se trouvent dans les organisations « non affiliées13 ». Il est séduisant mais difficile de classifier les organisations syndicales par affinité idéologique. Il est vrai que la Workers Unity League (WUL) fut l’aile syndicale du Parti communiste du Canada (PCC) entre 1929 et 1935. Pourtant, malgré le contexte des années 1930 – le chômage massif, les camps de travail, la polarisation idéologique – l’historien Avakumovic maintient que le pourcentage de membres du PCC fut minime parmi les syndiqués14. Quant à l’Industrial Workers of the World (IWW), fondée en 1905, on la qualifie généralement de marxiste, mais ses orientations et son style d’action font plutôt penser à l’anarchisme et à l’anarcho-syndicalisme15. La One Big Union (OBU), fondée après la Grève générale de Winnipeg, s’avère d’une plus grande complexité encore. Plusieurs de ses effectifs sont issus du Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC), à son tour lié à la Fédération américaine du travail (FAT) et au gompérisme. Il s’agit de la philosophie pragmatique du célèbre président de la FAT. D’ailleurs, certaines tendances des membres de l’OBU nous rappellent le mouvement travailliste du Royaume-Uni très actif à l’époque16. 12. G. Fleury, « Le portrait du syndicalisme indépendant au Québec », Le marché du travail, vol. 9, no 9, sept. 1988, p. 69-71. 13. Les chercheurs se réfèrent, également, à d’autres modèles et à des grilles d’analyse généralement acceptés pour expliquer la nature du syndicalisme. À titre d’exemple, un syndicat donné est considéré de type « revendication et opposition », « revendication et contrôle », « de gestion » ou encore « rattaché au pouvoir », selon le cas. (Une forme abrégée de cet argument se trouve dans l’article de G. Caire et T. Lowit, « Syndicalisme », Encyclopedia Universalis, Paris, 1984, p. 543-547.) On identifie la première forme avec le début du syndicalisme – des syndiqués très minoritaires, confrontés par l’absence de législation favorable et un pouvoir patronal presque absolu, ayant recours à la confrontation et à la violence. La deuxième forme est associée à un syndicalisme bénéficiant d’une certaine reconnaissance. L’aspect « contrôle » prend la forme de la négociation collective et la convention collective. La troisième forme se caractérise de l’autogestion, pratiquée de façon exceptionnelle dans une économie de marché (l’Italie et la Catalogne pendant l’entre-deux-guerres). Quant à la quatrième forme du syndicalisme, « rattaché au pouvoir », on l’associe avec l’État sino-soviétique, où le syndicalisme est intégré entièrement au système en place. Certains voient une continuité de la première à la quatrième forme du syndicalisme, conditionnée par l’évolution de la société. Par contre, l’expérience du mouvement « Solidarité » en Pologne suggère une autre conclusion, car le but de « Solidarité » a été de rétablir à une forme d’action syndicale plus typique du modèle « revendication et contrôle ». D’autres considèrent cette classification comme un résumé des formes universelles qui coexistent et qui constituent un éventail de réponses possibles à des conditions socio-économico-politiques diverses. 14. Avakumovic n’estime qu’à 5 ou 6 % le nombre de membres de la WUL affiliés au PCC. I. Avakumovic, The Communist Party in Canada : A History, Toronto, University of Toronto Press, 1975, p. 74. 15. A.R. McCormack, « “Wobblies” et “blanketstiffs” : la composition et le contexte de l’IWW dans l’Ouest canadien », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 136-151. 16. D.J. Bercuson, Confrontation at Winnipeg : Labour, Industrial Relations, and the General Strike, Montréal et London, McGill-Queen’s University Press, 1974, p. 90-102. 16 Travail et syndicalisme Le syndicalisme au Québec et au Canada : un survol B.Les rivalités intersyndicales Forsey a signalé que l’unité syndicale au Canada fut plutôt l’exception que la règle. On peut ajouter que l’on l’a souvent associée à des moments de crise. En effet, l’évolution du syndicalisme au Canada et au Québec est parsemée de confrontations et de divisions17. La querelle entre la Fédération américaine du travail (FAT) et les Chevaliers du travail (CT) aux États-Unis d’Amérique, pendant la dernière partie du XIXe siècle, s’est soldée par la disparition des CT dans ce pays-là. Ce conflit a traversé la frontière canado-états-unienne pour reprendre ses activités au Canada à cause de la présence de ces mêmes organisations au Canada. Ce problème a contribué à polariser le mouvement canadien entre les organisations canadiennes affiliées à la FAT et, en pratique, toutes les autres formes du syndicalisme au Canada. La rupture qui a suivi s’est concrétisée lors de la réunion du Congrès des métiers et du travail (CMTC) à Berlin (maintenant Kitchener), Ontario en 190218. Cette division durera près de cinquante ans. Le Congrès national des métiers et du travail du Canada (CNMTC), formé des expulsés, qui s’opposait au CMTC après la division de 1902, perdra des effectifs à son tour en faveur du nouveau mouvement confessionnel issu du désir d’intervention de l’Église catholique romaine en matière syndicale. Ce désir d’intervention a suivi la réflexion autour de l’Encyclique Rerum Novarum19, l’intervention de certains évêques impliqués dans des arbitrages célèbres20, et les efforts de l’abbé Eugène Lapointe de bâtir un tel mouvement21. Une autre centrale, née à Chicago en 1905, a pris de l’expansion aux États-Unis et ensuite au Canada parmi des travailleurs immigrants et non qualifiés. Cette centrale de type industriel, l’Industrial Workers of the World (IWW), s’opposait à la forme et aux objectifs du syndicalisme représentés par la FAT et le CMTC, les considérant être une « trahison de la classe ouvrière22 ». La FAT et le CMTC lui rendaient la pareille, Gompers stigmatisant les membres de l’IWW en parlant de « la canaille ». Suivant la grève de Winnipeg en 1919, une division s’est manifestée au sein du CMTC, parmi ses délégués des provinces des Prairies. Cette division a provoqué un exode. Le groupe sécessionniste favorisait une autre sorte de pratique pour sa région, 17. E.A. Forsey, « La démarche vers l’unité syndicale au Canada. Historique et conséquences », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 264. 18. R. Babcock, « Samuel Gompers et les travailleurs québécois 1900-1914 » ; J. Rouillard, « Le Québec et le Congrès de Berlin 1902 », respectivement dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 99-116 et p. 117-135. 19. À la suite de la confrontation entre Mgr Taschereau et les Chevaliers du travail. Voir : P. Sylvain, « Les Chevaliers du Travail et le Cardinal Taschereau », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 57-66. 20. À titre d’exemple, il y a eu intervention de Mgr Bégin à Québec, au début du XXe siècle lors d’un conflit d’envergure dans l’industrie de la chaussure. 21. La Fédération ouvrière de Chicoutimi et la Fédération ouvrière mutuelle du nord, prédécesseurs de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC). Voir : M. Têtu, « La Fédération ouvrière mutuelle du Nord », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 152-170. 22. R. McCormack, op. cit. Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis James Thwaites 17 une région peu urbanisée et faiblement syndiquée où la solidarité régionale était de mise. Par conséquent, on a fondé la One Big Union, une organisation qui prônait le syndicalisme industriel, contrairement à l’orientation de métiers privilégiée par le CMTC23. Aux États-Unis d’Amérique, pendant les années 1930, la FAT a expulsé le Comité des organisations industrielles de ses rangs, après une tentative de faire coexister les deux formules (métiers et industriel) au sein d’une même centrale syndicale. Ce conflit s’est également répercuté au Canada, malgré la tentative de certains éléments du CMTC d’éviter une rupture. Par conséquent, on a renforcé l’opposition au CMTC par l’unification des syndicats nationaux (issus du courant CNMTC-FCT-CPT) avec les unités canadiennes du COI pour former le Congrès canadien du travail (CCT). Un effort concerté d’unification de tout le mouvement syndical au Canada a eu lieu au cours des années 1950, face à l’opposition de certains gouvernements provinciaux dans le contexte de la Guerre froide24. La nouvelle centrale portait le nom du Congrès du travail du Canada (CTC). Néanmoins, certains éléments hostiles à l’unification au CTC ont fait bande à part. D’autres, apparemment de la FPTQ25, se sont opposés à l’adhésion de la CTCC. Cette faction d’opposition au sein du CTC trouvait son équivalent dans les divisions internes à la CTCC, selon Dion, où la majorité ne favorisait pas le projet d’unification CTC-CTCC26. Par conséquent, la CTCC a évolué indépendamment et s’est transformée en Confédération des syndicats nationaux (CSN) au début des années 1960. Au début des années 1970, pendant le premier Front commun des secteurs public et parapublic au Québec, la CSN à son tour a subi une division interne. Cette division a contribué à la fondation d’une nouvelle centrale, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) ainsi qu’au renforcement du syndicalisme non affilié, certains syndicats voulant rester indépendants de quelque centrale que ce soit27. Une décennie plus tard, ce sera le tour du CTC de vivre la même sorte d’expérience. Une partie des dissidents a fondé d’une nouvelle centrale, la Fédération canadienne du travail (FCT), et les autres ont refusé toute affiliation à une centrale, renforçant par le fait même le syndicalisme non affilié28. Certains auteurs lient ces divisions à l’émergence de malaises entre les secteurs public et privé au sein de la centrale. Malgré certaines indications à cet effet, il paraît qu’on a beaucoup exagéré l’impact de ce facteur29. 23. D. Bercuson, op. cit. 24. E. Forsey, op. cit. 25. Formée de syndicats de métiers, affiliés au CMTC et à la FAT. 26. G. Dion, « La CTCC et l’unité ouvrière », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 289-293. 27. J. Thwaites, « Tensions à l’intérieur du mouvement ouvrier au Québec. Relations entre les secteurs public et privé à travers trois études de cas de 1972 à 1982 », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 349-354. 28. Ibid., p. 357-361. 29. Ibid., p. 361-363. 18 Travail et syndicalisme Le syndicalisme au Québec et au Canada : un survol D’ailleurs, cette liste n’est pas exhaustive. D’autres problèmes se sont manifestés pendant ces années relativement aux centrales et aux syndicats particuliers. C.Rapprochement et collaboration intersyndicale Comme nous l’avons vu, au cours de son développement, le mouvement syndical a dû composer avec de multiples changements de plus ou moins grande envergure et, dans bien des cas, ces changements ont provoqué des confrontations, au moins pendant un certain temps. Cependant, l’histoire du syndicalisme n’est pas composée uniquement de divisions. La collaboration intersyndicale s’est manifestée à plusieurs reprises, de deux façons : l’intégration au sein des mêmes structures et la collaboration ad hoc. Pendant la dernière partie du XIXe siècle, à titre d’exemple, le mouvement syndical a dû composer avec un mouvement d’origines très diversifiées, en provenance du Royaume-Uni, des États-Unis d’Amérique aussi bien que du Canada. Une certaine rivalité s’est manifestée entre des syndicats, tantôt nationaux, tantôt britanniques, tantôt états-uniens, intéressés à recruter la même sorte de main-d’œuvre ou les mêmes corps de métiers. La première expérience de fonder une centrale syndicale, la Canadian Labour Union, s’est produit dans ce contexte. Cette diversité semble avoir réussi pendant la plus grande partie de la période avant la rupture de 1902, malgré la rivalité impliquée dans le recrutement de membres. Cette situation trouve son parallèle dans la situation actuelle du CTC, avec son mélange de syndicats de type national et international, ainsi que de type des métiers et industriel. Une composition aussi hétéroclite nécessite une bonne dose de tolérance et le respect des différences, aussi bien que des mécanismes d’arbitrage et de conciliation et des talents de négociation. Prenons aussi l’exemple du syndicalisme de métiers, dominant du début du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, qui a dû s’ajuster au syndicalisme industriel à plusieurs reprises : d’abord aux Chevaliers du Travail au XIXe siècle, ensuite à l’OBU pendant l’entre-deux-guerres, et au COI à partir des années 1930. Le processus n’était pas facile, mais, malgré des difficultés, chacun de ces mouvements a trouvé des collaborateurs parmi d’autres syndicats d’allégeance et d’orientation différentes. Enfin, le syndicalisme industriel deviendra dominant après la Seconde Guerre mondiale et il le reste de nos jours. Le cas du COI est intéressant car, malgré les expériences de relations difficiles même impossibles du passé, la FAT et le COI furent prêts à tenter l’expérience d’intégration au sein d’une seule centrale. Cette expérience ne fut pas de longue durée, mais dans un sens elle était le précurseur de l’unification entre le COI et le CPT à la fin des années 1930 au Canada, et certainement celui de la fondation du CTC en 195630. Parallèles à ce dernier sujet, et impliquant les mêmes acteurs, après plusieurs décennies de confrontation, les syndicalismes national et international ont dû trouver un terrain d’entente. Initialement, cela s’est produit vers la fin des années 1930 avec 30. E.A. Forsey, op. cit. Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis James Thwaites 19 la fondation du Congrès canadien du travail (CCT), une unification des syndicats nationaux, dont les ancêtres furent expulsés du CMTC en 1902, et des syndicats du COI, récemment expulsés par la FAT aux États-Unis d’Amérique et par le CMTC au Canada. Ensuite, pendant les années 1950, naît le Congrès du travail du Canada (CTC), regroupant le CCT, le CMTC, l’OBU et divers autres syndicats, c’est-à-dire la vaste majorité des syndiqués du pays31. Par conséquent, au sein d’une même centrale se trouvent des syndicats de métiers, industriels, nationaux et internationaux, souvent en concurrence pour les mêmes effectifs. Quant aux collaborations ad hoc, au Québec, pendant les célèbres grèves d’Asbestos (1949) et de Murdochville (1957), les grévistes ont bénéficié d’une collaboration d’autres syndicats de leurs centrale, ainsi que des appuis des syndicats d’autres centrales rivales. À la fin des années 1950, les diverses centrales du mouvement syndical au Québec ont réuni leurs forces, de façon ad hoc, pour provoquer un changement politique – la défaite de l’Union nationale et l’élection du gouvernement libéral de Jean Lesage. Pendant les années 1960 et 1970, le mouvement syndical québécois, face à un État intéressé à se tailler une place dans les secteurs public et parapublic, s’est unifié, encore de façon ad hoc, d’abord dans le cadre de la centralisation de la négociation dans le secteur de l’éducation32 et ensuite dans celui du premier Front commun des secteurs public et parapublic (1972)33. Plus récemment, face au débat sur le libre-échange, trois centrales syndicales du Québec, la FTQ, la CSN et la CEQ/CSQ, ont fait cause commune contre l’ALÉ entre le Canada et les États-Unis d’Amérique, et de nouveau plus tard contre l’Accord de libre échange nord-américain (ALÉNA) entre ces deux pays et le Mexique34. Encore plus récemment, malgré des tensions significatives du passé entre les deux centrales, la CSD et la CSN ont collaboré sur la question des camionneurs artisans au sujet de leur statut et de leur droit à la syndicalisation. II.Des défis actuels A.La participation Parmi les défis actuels des syndicats se trouve la « participation », l’engagement accru des employés dans la vie des entreprises. Selon l’argument privilégié, il s’agit d’un phénomène qui peut renforcer ou menacer la position des syndicats. Au cœur du débat se situent deux préoccupations : la « nature » de la participation et l’« intention » des parties. Pour clarifier le premier concept, il serait utile de rappeler le modèle classique de Poole, élaboré il y a quelques années (axé sur la recherche de 31. Ibid. 32. J. Thwaites., « De la Révolution tranquille au projet de loi 25 : les enseignants au sein d’un système d’éducation en mutation », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 332-346. 33. D. Éthier, J. Reynolds et J.-M. Piotte, Les travailleurs contre l’État bourgeois : avril et mai 1972, Montréal, L’Aurore, 1975, 274 p. 34. J. Thwaites, « Les centrales syndicales et le libre-échange : Canada, États-Unis, Mexique », dans J. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme..., p. 364-374. 20 Travail et syndicalisme Le syndicalisme au Québec et au Canada : un survol Schuchman). Poole retient deux catégories, la coopération et la codétermination et les subdivise de la façon suivante, du plus simple au plus complexe : coopération : (a) droit à l’information ; (b) droit de contestation ; (c) droit de suggestion ; (d) droit de consultation ; codétermination : (e) droit de veto – temporaire ; (f) droit de veto – permanent ; (g) droit à la codécision ; (h) droit à la décision35. Dans le sillon d’auteurs du domaine de la gestion comme Peters et Waterman36 aux États-Unis, et Sérieyx et Archier37 en France, la participation de la main-d’œuvre au fonctionnement de l’entreprise contribue substantiellement à l’efficacité de l’entreprise. Ces arguments rappellent ceux développés par des générations de chercheurs en relations industrielles et en psychologie organisationnelle, depuis les années 193038, préoccupés par la dimension humaine du travail ou par le lien nécessaire entre les aspects techniques et humains du travail39. La vague d’expériences sur la « qualité de vie au travail » (QVT), promues par tous les intéressés, abondent dans le même sens40. Le successeur de ce genre de programme est celui sur le « partenariat » au Canada41. Ailleurs, on a eu recours à la même sorte de démarche. Aux États-Unis, par exemple, on a créé le programme « Employee Involvement » et au Royaume-Uni, le « Joint Problem Solving42 ». D’autres signalent l’expérience japonaise où, à la suite d’années de confrontation immédiatement après la Guerre ainsi que d’une offensive patronale, patrons et syndicats ont élaboré une stratégie de collaboration mutuelle et d’emploi garanti au niveau de l’entreprise43. 35. M. Poole, Workers’ Participation in Industry, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1978, p. 26. 36. T. Peters et R.H. Waterman, In Search of Excellence : Lessons from America’s Best Run Companies, New York, Harper & Row, 1982, 360 p. 37. H. Sérieyx et G. Archier, L’entreprise du troisième type, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 231 p. 38. À titre d’exemple, la succession de chercheurs-intervenants comme Maslow, Herzberg et Lewin, souvent regroupés sous la bannière de l’École des relations humaines. Voir, à titre d’exemple : D.A. Wren, The Evolution of Management Thought, New York, Ronald, 1972, 556 p. 39. Il s’agit de l’approche dite « sociotechnique » associée, initialement, au travail du Tavistock Institute au Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale. 40. Voir, à titre d’exemple : J.B. Cunningham et T.H. White (dir.), Quality of Working Life : Contemporary Cases, Ottawa, ministère of Approvisionnements et Services Canada, 1984, 484 p. ; et M. Boisvert, La qualité de la vie au travail : regard sur l’expérience québécoise, Montréal, Éditions Agence d’Arc inc., 1980, 472 p. 41. Voir, à titre d’exemple : Programme de partenariat syndical-patronal, Innovations patronales- syndicales au Canada : exemples d’initiatives fructueuses de syndicats et d’employeurs qui, ensemble, ont relevé les défis posés par les nouveaux milieux de travail au Canada, Ottawa, ministère des Approvisionnements et Services, 1994, 135 p. 42. Au Royaume-Uni le programme est coordonné par un service paragouvernemental, l’Advisory Conciliation and Arbitration Service (ACAS) qui travaille pour la plupart sur des mandats de résolution de problèmes en milieu industriel et commercial. Voir, à titre d’exemple : ACAS, A Problem Shared : A Case Study on Joint Problem Solving, VHS, London, ACAS, s.d. (Document audiovisuel de formation). 43. K. Koshiro, « Organisation du travail et flexibilité interne dans les relations professionnelles au Japon », dans J. Thwaites, La mondialisation..., p. 713-739. Aujourd’hui, on remet en cause certains de ces acquis. Voir : S. Kiyoshi, « Japanese Employment Practices Viewed from a Labor-Union Perspective », F. Michio, « The Current State of Labor Relations and Employment Practices in Japan, and Future Problems », I. Shyouhei, « IIRA 12th World Congress Pre-Congress Symposium Keynote Speech », dans JIL, Le syndicalisme canadien : caractéristiques et défis James Thwaites 21 Par contre, selon d’autres auteurs récents, comme Lapointe44 et Piotte45, il s’agit surtout d’une opération apparentée à la récupération des travailleurs et de leurs syndicats plutôt que l’implication, affaiblissant l’action syndicale et renforçant la partie patronale. Tout en admettant l’inévitabilité de certains changements organisationnels, Lapointe suggère le refus de l’implication passive et recommande une implication active, par la défense musclée des positions syndicales46. Piotte va plus loin, questionnant le bien-fondé des prises de position universelles des directions d’entreprises qui évoquent la « crise actuelle » pour justifier l’identification des employés aux entreprises et des concessions de tout ordre. D’un côté, devant le spectacle des mises à pied massives et de la révision des conditions d’emploi à la baisse, et de l’autre, de la création des conditions de rémunération mirobolantes pour les directions d’entreprises, Piotte postule que la « crise » invoquée par le monde des affaires n’est qu’une illusion. La crise, selon Piotte, est vécue surtout en bas de l’échelle économique, tandis qu’en haut, ça va très bien47. Un autre développement, qui abonde dans le même sens, est le drame déconcertant, relaté récemment par les journalistes nord-américains, du comportement de certains chefs d’entreprise trouvés coupables de mauvais jugement, d’incompétence, d’égocentrisme, voire de conduite criminelle. Dans les cas les plus sérieux, les accusations portent sur la fraude à l’égard du public, des investisseurs ou des employés des entreprises en question. Accompagnée d’accusations formelles, de procès et de condamnations, cette situation contribue à saper la confiance du public face à la direction des entreprises, un coup dur devant de mauvaises performances actuelles du marché48. En même temps, ce problème de crédibilité sème le doute parmi les employés des entreprises et leurs syndicats concernant les motivations de la direction des entreprises en matière de collaboration avec leur main-d’œuvre. The Present Situation and Future Problems of Japanese Practices in Industrial Relations and Employment, Tokyo, IIRA 12th World Congress Pre-Congress, 29 mai 2000, 20 p. 44. P.-A. Lapointe et P.R. Bélanger, « La participation du syndicalisme à la modernisation des entreprises », dans G. Murray et al., L’État des relations professionnelles, Québec, Les Presses de l’Université Laval-Octares éditions, 1996, p. 284-310. 45. J.M. Piotte, Du combat au partenariat, Montréal, Éditions Nota Bene, 1998, 273 p. 46. Lapointe, op. cit. 47. Piotte, op. cit. 48. À titre d’exemple, selon un sondage récent de la revue Maclean’s Magazine : K. Macklem, « Crooks in the Boardroom », Maclean’s, 30 décembre 2002-6 janvier 2003, p. 30-31. En 1998, Henry Mintzberg a critiqué les salaires exagérés de la haute direction des entreprises, dans A. Robitaille, « La voracité des p.d.g. entraîne celle des travailleurs : l’obsession pour les actionnaires mène à une impasse, soutient Henry Mintzberg », Le Devoir, 19 octobre 1998, p. B3. Le journaliste cite Mintzberg ainsi : « “Un système irresponsable de bonis a été mis sur pied” qui fait que les dirigeants ont droit à d’importantes rétributions lorsque les actions augmentent de valeur. Mais c’est injuste et ça protège les gestionnaires contre tous les risques puisque ça ne fonctionne que dans un sens seulement : lorsque les actions tombent, les dirigeants n’ont absolument rien à rembourser... ces mesures centrent la gestion sur les résultats à court terme... » Curieusement, quatre ans plus tard, cette question est reconnue comme un problème généralisé dans la grande entreprise et étroitement lié aux comportements désormais proscrits.