David Le Breton - anthropoado 1

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David Le Breton - anthropoado 1
Pour citer cet article : LE BRETON, D. « Concepts et significations majeures des conduites à
risque », Journal des socio-anthropologues de l'adolescence et de la jeunesse, Revue en-ligne.
Date de publication : janvier 2012.
[http://anthropoado.com/le-journal-des-socio-anthropologues-de-l-adolescence-et-de-lajeunesse-textes-en-ligne/]
Concepts et significations majeures des conduites à risque
Par David Le Breton
Significations des conduites à risque
Paradoxalement les conduites à risque sont des techniques de survie et des tentatives de contrôle
de la zone de turbulence traversées. Ritualisations sauvages d’un passage douloureux, le corps
lui-même se mue en objet transitionnel projeté parfois durement dans le monde pour continuer
un cheminement lourd de désarroi. Au moment de l’adolescence, quand les assises du sentiment
de soi sont encore à vif et vulnérables, le corps est le champ de bataille de l’identité. Il effraie
par ses changements, les responsabilités qu’il implique envers les autres, la sexualisation, etc.
Accroche au monde, il est l’unique moyen de reprendre possession de son existence.
L’ambivalence envers lui en fait un objet destiné à amortir le heurt d’une entrée problématique
dans l’âge d’homme. Malgré ses transformations et son inquiétante étrangeté, le corps est la
seule permanence qui relie à soi au fil du temps et des événements, même s’il se dérobe parfois.
Inéluctablement là, il est à la fois aimé et haï, investi et maltraité, part en soi des parents, lieu
d’une paradoxale altérité, mais aussi objet n’appartenant qu’à soi, frontière entre les autres et
soi, entre l’intérieur et l’extérieur, le monde interne et le monde externe. En le contrôlant, même
en se faisant mal ou en se livrant à des conduites addictives, l’adolescent cherche à contrôler son
existence, à apprivoiser son rapport au monde. Comme l’objet transitionnel de Winnicott, le
corps ainsi utilisé n’appartient ni au moi ni au non moi, il est l’organe de la transition, du
passage, le lien fondamental au monde, mais simultanément dissocié de soi et usé comme d’un
instrument pour accéder à l’autre rive (Le Breton, 2007). Espace d’amortissement, le jeune le
couve et l’écorche, le soigne et le maltraite, l’aime et le hait dans le même mouvement, avec une
intensité variable liée à son histoire personnelle, et à la capacité de son entourage à faire office
ou non de contenant de son désarroi.
Quand les limites de sens manquent, le jeune les cherche à la surface de son corps, il se jette
symboliquement (et non moins réellement) contre le monde pour établir sa souveraineté
personnelle, trancher entre le dehors et le dedans, établir une zone propice entre intérieur et
extérieur. Pour faire enfin corps avec soi et prendre chair dans le monde, il faut éprouver ses
limites physiques, les mettre en jeu pour les sentir et les apprivoiser afin qu’elles puissent
contenir le sentiment d’identité.
Les conduites à risque sont des formes paradoxales de communication, rétablissent des lignes de
vie, elles lancent un appel ambivalent à ceux qui comptent. Solution provisoire pour ne pas
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mourir. Plutôt que ruptures, elles sont des tentatives d’ajustement au monde en essayant de ne
pas renoncer tout à fait à soi. Elles témoignent de la résistance active du jeune et de ses
tentatives de se remettre au monde. Le soulagement est provisoire et il convient de reproduire
l’acte pour repousser encore la détresse sous une forme éventuelle d’addiction pour tenir le coup
malgré tout. Les conduites à risque sont une manière radicale de s’extraire d’une souffrance et
de forcer le passage pour accéder à un autre sentiment de soi. Ces conduites sur le fil du rasoir
sont une tentative paradoxale de reprendre le contrôle, de décider enfin de soi quel qu’en soit le
prix. Quête de limites pour y prendre un appui afin de revenir au monde. Si le choc du réel ne
fait pas lien, il met en condition pour l’établir puisqu’il restaure l’unité de soi. Si ces conduites
sont entendues par l’entourage, elles sont des accroches essentielles pour soutenir le jeune,
l’accompagner, lui trouver des interlocuteurs qui ne sont plus l’entre soi, mais des tiers.
Spécificités adolescentes
La reconnaissance, c’est-à-dire le sentiment d’exister dans le regard de ceux qui comptent et
d’avoir une valeur pour soi, commande le goût de vivre du jeune. Le sentiment de soi repose sur
un échafaudage de significations et de valeurs que les circonstances font et défont. Le monde en
soi et le monde hors de soi n’existent qu’à travers les significations projetées à leur encontre.
Pris dans la « contingence du monde » (Strauss, 1992, 40), enchevêtré au cœur des
circonstances sociales, le sentiment d’identité est saisi dans la trame du temps et des événements
imprévisibles susceptibles de transformer les routines du rapport au monde. En élaborant la
signification de sa conduite, l’individu est aussi élaboré par elle. Ses conditions d’existence le
changent en même temps qu’il influe sur elles. Simultanément le sociologue ou l’anthropologue
ne peut occulter les conditions spécifiques du statut de l’adolescence dans le monde
contemporain (Lachance, 2011).
L’adolescence est aussi un passage. Les mêmes symptômes à quinze ou à quarante ans n’ont ni
le même statut ni le même pronostic. L’adolescence est un temps fort d’obsolescence du
sentiment d’identité tant qu’un centre de gravité n’est pas établi en soi. La résolution des
tensions est rapide et inattendue, ou bien elle prend du temps, mais elle trouve le plus souvent
une issue favorable. Surprenante est alors la capacité de reconstruction. Les modes de défense
d’un adolescent n’ont pas la gravité de ceux d’un adulte. Contrairement à des hommes ou des
femmes plus âgés, les adolescent(e)s sont encore dans un passage plein de virtualités, avec un
sentiment d’identité labile. Le recours à des formes de résistance qui paraissent radicales est
rarement un signe de pathologie, mais plutôt une forme d’ajustement personnel et temporaire à
une situation de menace. « Il n’existe qu’un remède à l’adolescence et un seul et il ne peut
intéresser le garçon ou la fille dans l’angoisse. Le remède, c’est le temps qui passe et les
processus de maturation graduels qui aboutissent finalement à l’apparition de la personne adulte.
On ne peut ni les accélérer ni les ralentir, mais en intervenant on risque de les interrompre et de
les détruire, ou encore ils peuvent se flétrir du dedans et aboutir à la maladie mentale », écrit
Winnicott (1969, 257-258). D’où les enjeux cliniques et éthiques du diagnostic pour le médecin
ou le psychanalyste. Les souffrances adolescentes sont puissantes, mais réversibles. Elles
surprennent parfois par leur résolution rapide alors qu’elles semblaient aller vers le pire, de
même d’ailleurs que l’eau dormante recèle parfois de douloureux réveils pour l’entourage
n’ayant pas perçu l’étendue d’une détresse soigneusement dissimulée par le jeune. Dans
l’immense majorité des cas les conduites à risque sont abandonnées au fil du temps. Elles
participent de manière courante à la nécessité d’un ajustement au monde, elles se guérissent à
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travers les expériences successives du jeune qui prend peu à peu ses marques. La reconnaissance
soudaine octroyée par une relation amoureuse, une réussite sportive ou artistique, la résolution
des tensions avec ses parents, par exemple, transforment en profondeur le sentiment qu’il a de
soi. Tous les psychanalystes ne partagent pas ce point de vue, nombre d’entre eux tendent à
enraciner le jeune dans son histoire œdipienne sans prendre en compte ses capacités de
résistance et de symbolisation de son histoire au sein du lien social.
Les étiquettes psychiatriques enferment dans une essence, et une « imposition de statut »
(Strauss, 1992) qui alimente les réactions des autres à son égard en contraignant le jeune à une
version limitée de ce qu’il est et de ce qu’il pourrait être. Elles induisent pour l’entourage ou les
équipes soignantes un sentiment unilatéral qui engendre la répétition comme une self-fulfilling
prophecy, le jeune se convainquant d’être une entité clinique et non un sujet en souffrance
répondant à des situations précises. En outre, ses symptômes peuvent lui apparaître comme la
seule chose qui lui appartienne en propre et il risque de les investir comme des bannières
identitaires. Ils deviennent une manière efficace de se construire un personnage face aux autres.
En témoignent par exemple les nombreux sites Internet où des jeunes qui se coupent ou des
anorexiques entretiennent une passion mutuelle pour des comportements se muant alors en label
identitaire. Certains psychanalystes tendent à céder à ce principe d’une nomination qui
dépossède l’acteur de son histoire au profit d’un symptôme.
Les conduites à risque touchent essentiellement des adolescent(e)s « ordinaires » qui souffrent
de meurtrissures réelles ou imaginaires de leur existence. Elles sont un recours anthropo-logique
pour s’opposer à cette souffrance et se préserver (Le Breton, 2007). Les circonstances ne
laissent pas le choix des moyens pour s’en sortir. Mais surtout les conduites à risque constituent
dans le même mouvement une résistance contre une violence sourde qui se situe en amont dans
une configuration familiale, sociale ou une histoire de vie. Elles se dressent contre l’affect
douloureux en lui opposant son cran d’arrêt. Il importe d’en interroger la signification et de
comprendre en quoi, même si elles mettent en danger l’existence, elles la protègent aussi en lui
permettant de se tenir la tête hors de l’eau. Ce sont des appels à vivre, des appels à la
reconnaissance touchant des jeunes en souffrance en quête d’adultes leur donnant le goût de
vivre et le désir de grandir. Des actes de passages, et non des passages à l’acte, pour là encore
prendre une distance critique avec une notion courante de la psychanalyse (Le Breton, 2007).
Mais si les conduites à risque sont une recherche de guérison, elles contiennent le poison propre
au pharmakon. Elles sont une solution provisoire qui doit vite trouver une forme moins
dangereuse pour leur existence ou leur intégration sociale. Dans un premier temps, mêmes au
prix de meurtrissures, ces ritualisations intimes participent du franchissement de la barrière de
souffrance et elles dessinent une aire transitionnelle où s’enchevêtrent l’expérience émotionnelle
et le processus de symbolisation. Ce sont des résistances immédiates ou étalées dans le temps à
l’encontre du malaise éprouvé. Manière de se plier et de se redresser devant l’affect ou la
situation sans se briser.
Des anthropo-logiques
Observer la dimension anthropo-logique de ces conduites en insistant sur leur caractère
provisoire ne signifie nullement qu’il faut laisser l’adolescent se meurtrir. Les conduites à risque
sollicitent une reconnaissance, un accompagnement du jeune une compréhension de ce que ces
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conduites sont le signe d’une souffrance intense en amont. Elles mobilisent une prise en charge
en termes d’accompagnement ou de psychothérapie, de soutien, de présence, de conseils, voire
simplement d’amitié. La première tâche est de les convaincre que leur existence est précieuse, et
de les détourner de ces jeux de mort pour les amener au jeu de vivre (Le Breton, 2002). Le
recours aux anthropo-logiques pour penser les conduites à risque évite l’écueil d’une pathologie
qui se confond souvent avec un jugement de valeur sur les comportements, transformant à leur
insu certains psychanalystes ou médecins en « entrepreneurs de morale », il signale à la fois la
souffrance et la nécessité d’une aide. Une aide qui n’est pas nécessairement celle de la médecine
ou de la psychanalyse, en tous cas certainement pas le dispositif classique de la psychanalyse
qui ne convient guère aux adolescents. Ces logiques de l’anthropos évitent aussi de concevoir
les comportements du jeune uniquement sous l’égide d’une constellation œdipienne pour
identifier plutôt une souffrance liée à un manque de reconnaissance du jeune de la part de ceux
qui comptent à ses yeux, ou des fractures dans son histoire personnelle le mettant en deçà d’être
en position de recevoir une reconnaissance ayant du sens pour lui.
Les conduites à risque sont des formes de résistance, elles impliquent de se débattre contre les
assauts de la souffrance, même si le jeune se laisse emporter parfois par le courant, car il n’est
plus possible de s’opposer à sa puissance dévastatrice, son intention n’est pas de mourir, mais de
se ressaisir pour reprendre pieds, même si ce savoir n’est pas conscient. Refus de donner prise à
la mort tout en la côtoyant, jouer avec elle sans se laisser dévorer par elle. Le jeune interroge
symboliquement la mort pour garantir son existence par le fait de survivre. Toutes les conduites
à risque des jeunes ont une tonalité ordalique. L’exposition au danger vise à expulser
l’intolérable pour trouver l’apaisement. Elle est une quête de réponse radicale sur le sens de sa
vie, et une quête de légitimité. A défaut d’une reconnaissance par les autres, le fait d’échapper à
la mort à travers l’épreuve infligée octroi une reconnaissance d’un autre ordre, plus puissante
encore, et qui prélude à la possibilité pour l’individu de se mettre en position d’une
reconnaissance par ceux qui comptent à ses yeux. En reprenant le contrôle par l’immersion
consentie dans la douleur, le danger ou le retournement contre le corps propre, l’individu
provoque un échange symbolique avec la mort, ou plutôt avec un signifiant au-delà du social
infiniment plus puissant. Il faut accepter de perdre ou de se perdre, de mourir même pour
pouvoir vivre, mais surtout pour gagner une sensation propice de soi, se cabrer face à un
manque à être, et s’en délivrer en éprouvant le sentiment que finalement la vie vaut la peine
qu’on s’y attache. Toute confrontation à la mort est une redéfinition radicale de l’existence, et
elle est ici délibérément provoquée. Quand la souffrance taraude, et qu’autour de soi nulle figure
ne s’incarne avec suffisamment de force pour convaincre que l’existence vaut la peine, il reste à
solliciter la mort comme instance anthropologique, réaliser à travers une épreuve personnelle un
échange symbolique au risque de se perdre. La démarche n’est nullement suicidaire, elle vise à
relancer le sens, à mettre l’individu au monde. L’ordalie, comme rite privé, peut procurer la
puissance de survivre, et le choc renouvelé du réel qui procure l’intuition d’une butée à
l’interminable chute dans la souffrance. La mort symboliquement surmontée est une forme de
contrebande pour aller fabriquer des raisons d’être (Le Breton, 2007).
Une autre anthropo-logique est celle du sacrifice (Le Breton, 2007). Si l’ordalie consiste à jouer
le tout pour le tout, le sacrifice joue la partie pour le tout. La perte d’une part de soi dans
l’attente inavouée, inconsciente d’une réponse, c’est-à-dire le retour à une existence propice. En
attentant à son corps, le jeune offre la partie pour le tout sans savoir réellement à qui il
s’adresse, en ignorant même la visée ultime de son geste. En se privant, en renchérissant un
instant sur la douleur, mais en en reprenant le contrôle, en cessant donc d’être emporté dans le
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courant sans fin du mal de vivre, le sacrifiant est susceptible de recevoir en échange
l’apaisement ou du moins un moment de répit, voire même peut-être un temps de rémission de
sa détresse. Si le propos vaut ici pour le sacrifice religieux effectué dans un cadre rituel précis,
sa dimension anthropologique s’applique aussi aux rites privés que s’infligent ceux qui mettent
leur existence en danger ou se tournent vers leur corps pour y inscrire leur marque. Ainsi des
scarifications par exemple. Le jeune en souffrance pourrait se plonger la lame dans la gorge ou
s’entailler le visage. Il semble aveugle dans ses attaques, et pourtant il ne rompt pas les ponts, il
joue avec le meurtre de soi, il ne se tue pas. Il tente de se frayer une issue. L’entame corporelle
conjure une catastrophe du sens, elle en absorbe les effets destructeurs en la fixant sur la peau et
en essayant de la reprendre en main. Martine, qui s’est longtemps coupée autour de ses vingt
ans, le dit avec force : « Les coupures c’était la seule manière de supporter cette souffrance.
C’est la seule manière que j’aie trouvé à ce moment là pour ne pas vouloir mourir »1. Voici
l’une des anthropo-logiques à l’œuvre dans les conduites à risque, une logique de sacrifice, qui
amène à devoir payer le prix pour continuer à vivre, sacrifier une part de soi pour sauver le tout.
Faire la part du feu. Se faire mal pour avoir moins mal.
Le paradoxe de cette forme redoutable du sacrifice est qu’elle trouve son origine et sa fin chez
l’individu, destinataire ultime de la quête sous la forme d’une relance de l’existence. Mais cette
démarche est inconsciente d’elle-même Etymologiquement le sacrifice est ce qui rend sacré
(sacra facere), consécration donc, ici c’est le jeune lui-même qui passe d’un monde à un autre
dans la brûlure d’événements dont il est, contre son gré, l’artisan. Ce sont là des ritualisations
privées, non validées par les autres, seul l’acteur est comptable de leur signification. Ce sont là
des formes d’action qui répondent à l’individualisation du sens qui caractérise nos sociétés. Ce
qui importe, s’agissant des conduites à risque ou des attaques au corps, ce n’est pas la dimension
sociale et valorisé du comportement, mais, la quête spécifique du jeune dont il ne connaît pas
toujours l’objet.
Loin d’une logique d’intérêt, en pleine ambivalence, sans tiers identifiable, ces comportements
subvertissent pour une part la question du don tout en l’inscrivant dans une autre dimension.
Dans l’ordalie ou le sacrifice par exemple il s’agit de donner sa vie ou une part de soi, non pour
disparaitre mais pour exister enfin, se défaire de l’insoutenable. Le don consiste dans le fait de
la blessure délibérée, de la douleur auto-infligée, du risque consenti de mourir … Il n’y a pas de
destinataires différents de soi pour recevoir et rendre. L’échange symbolique se déroule en soi.
L’instance sollicitée est une figure anthropologique. Elle s’atteint à travers le fait pour l’individu
de faire figure du destinataire du sacrifice. Forme extrême du don-contre-don puisqu’il s’agit
cette fois d’un contrat inconscient avec les limites, avec la possibilité de se détruire ou de se
mutiler. Nous sommes aux antipodes du sacrifice religieux, utilitaire, qui vise à se rendre les
dieux conciliants à travers des cérémonies communes. Les rites, ici, sont privés, ils n’impliquent
que le jeune qui les met en œuvre. Le retranchement d’une part de soi est un gage pour ne pas se
perdre. Ce qu’il abandonne dans l’univers profane de son existence se métamorphose en sacré,
c’est-à-dire en force, en intensité d’être. L’individu fait comme si l’ordre du monde se jouait en
lui et le fait qu’il y croit, à son corps défendant, confère à son geste une certaine efficacité. En se
modifiant soi, il escompte modifier l’ordre des choses, la trame confuse des relations où il
s’insère sans y éprouver la reconnaissance attendue (Le Breton, 2007). Le sacrifice procure de la
1. D’autres anthropo-logiques alimentent aussi les conduites à risque. J’ai évoqué en ce sens la blancheur : la
volonté de disparaitre de soi, l’effacement de soi dans la disparition des contraintes d’identité. On la rencontre
notamment dans l’errance, l’adhésion à une secte ou la recherche de la « défonce » à travers l’alcool, la drogue ou
d’autres produits. Recherche du coma et non plus de sensations (Le Breton, 2007).
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puissance sans la médiation tangible d’un autre, d’un Dieu ou des dieux ; la circulation de
l’énergie va de soi à soi.
Les conduites à risque comme rites individuels de passage
Parler de rite individuel de passage pour les jeunes générations appelle le recours à une forme
clandestine et solitaire de symbolisation du goût de vivre. L'acte est singulier, il n'a de valeur
que pour celui qui l'ose, le jeune n'est pas toujours lucide sur l'objet de sa quête, et s'il en
réchappe, son statut social n’est en rien modifié. L'être même de l'homme est virtuellement
changé mais le recours ordalique peut se révéler un échec n'apportant pas le changement
intérieur souhaité, aggravant encore la situation. Il contient cependant une révélation possible
d'identité. Sa multiplication, sous des formes éparses et individuelles en fait un phénomène
sociologique. Ce sont des formes de braconnage du sens, rites intimes de contrebande, puisque
des professionnels cherchent à les prévenir, mais ils favorisent l'intégration sociale et le
sentiment d'être garanti, d'avoir enfin touché la signification de son existence. Le comportement
ordalique dans sa diversité infinie est une réponse douloureuse et intime aux failles culturelles et
sociales. Il est une sorte d'ultime recours pour celui qui pense de toutes façons n'avoir plus rien à
perdre. Dans nos sociétés le rite individuel de passage est une réplique douloureuse à l'exclusion
du sens. C’est une échappée belle hors de la liminarité.
La mise à l'épreuve de soi, sur un mode individuel, est l'une des formes de cristallisation
moderne de l'identité quand le jeune est en souffrance, en suspension avec une impossibilité
d’entrer dans la vie. Nombre de ces prises de risque donnent enfin l'impression de vivre par le
contact qu'elles suscitent avec le monde, les sensations provoquées, la jubilation éprouvée,
l'estime de soi qu'elles mobilisent. Loin d'être purement destructrices, elles relèvent d'une
expérimentation de soi, d'une recherche tâtonnante de limites. Si les autres modes de
symbolisation ont échoué, échapper à la mort, réussir l'épreuve, administrent la preuve ultime
qu'une garantie règne sur son existence. Ces épreuves sont des rites intimes, privés,
autoréférentiels, insus, détachés de toute croyance, et tournant le dos à une société qui cherche à
les prévenir. Parfois même elles provoquent un sentiment de renaissance personnelle, elles se
muent en formes d’auto-initiation (Le Breton, 2007).
Bibliographie du texte
Lachance J., L’adolescent hypermoderne, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011.
Le Breton D., En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007.
Le Breton D., Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, PUF, 2002.
Le Breton D., Passions du risque, Paris, Métailié, 1991 (2000).
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Mauss M., Essai sur le don, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.
Strauss E., Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1992.
Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.Winnicott D. W., De la pédiatrie à la
psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
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