N° 737 - Page d`accueil
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736 OK ChineOK 14/12/04 17:06 Page 1 Débat Un capitalisme sans bourgeoisie ? TURQUIE – EUROPE Mariage de raison CUBA Des Yankees en exil www.courrierinternational.com N° 737 du 16 au 22 décembre 2004 - 3 € Le rêve chinois Devenir une superpuissance AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € JAPON : 700 Y - LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH PORTUGAL CONT. : 3,20 € - SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU M 03183 - 737 - F: 3,00 E 3:HIKNLI=XUXUU[:?a@h@n@r@a; 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 05 sommaire 14/12/04 19:15 Page 5 s o m m a i re ● E N Q U Ê T E S E T R E P O R TA G E S e n c o u ve r t u re ● LE RÊVE CHINOIS Devenir une superpuissance mondiale NG han Guan/AP/Sipa “Usine” du monde, future organisatrice des Jeux olympiques, la Chine a désormais des ambitions politiques. En conquérant les marchés, elle acquiert une influence grandissante. Puissance régionale, elle se voit déjà puissance mondiale. Dans ses choix diplomatiques, Pékin donne la priorité à la stabilité de ses relations avec Washington. pp. 46 à 52 Pékin, mars 2004. Ouverture de la session annuelle de la Conférence politique consultative du Peuple chinois (CPCPC). en perpétuelle révolte A 81 ans, le grand réalisateur sénégalais reste un révolutionnaire dans l’âme. Son dernier film s’attaque à la pratique de l’excision et à la lâcheté des sociétés qui perpétuent cette tradition. Portrait d’un éternel jeune homme en colère. Guillemot. Cette semaine : “Ousmane Sembène, le père du cinéma africain”, avec Pierre Cherruau, de CI, et Catherine Ruelle, productrice de l’émission “Actualité du cinéma” sur RFI. Cette émission sera diffusée sur 89 FM le dimanche 19 décembre 2004 à 14 h 40 et lundi 20 décembre à 16 h 10 puis disponible sur <www.rfi.fr>. 6 ■ les sources de cette semaine 8 ■ l’éditorial Rivalité asymétrique, 56 ■ enquête Ces Américains réfugiés à Cuba Ce sont des militants révolutionnaires ou des droits communs. Retourner aux Etats-Unis signifierait pour eux la prison à perpétuité ou la peine capitale. Leur principale crainte : la fin du régime castriste. par Philippe Thureau-Dangin 8 ■ l’invité Alexandre Goltz, Ejenedelny Journal, Moscou ■ ■ ■ ■ ■ 54 ■ culture Ousmane Sembène, le Dakarois Sur RFI Retrouvez l’émission “Retour sur info”, animé par Hervé RUBRIQUES 8 11 11 69 69 46 ■ en couverture Le rêve chinois Devenue l’“usine” du monde, la Chine prend son essor dans la sphère économique. Puissance régionale, elle se voit déjà puissance mondiale. Pour cela, elle avance méthodiquement ses pions en Asie centrale et en Asie du Sud-Est. Elle recherche la coopération avec les grands voisins que sont la Russie et l’Inde. Et elle parie sur ses convergences d’intérêts avec les EtatsUnis. 58 ■ enquête Moscou répudie ses années le dessin de la semaine à l’affiche ils et elles ont dit le livre Dors ! d’Annelies Verbeke épices et saveurs 1970 Tous les grands bâtiments modernistes érigés dans la capitale russe pendant les années 1970 sont peu à peu détruits. Pourquoi priver les Moscovites d’un pan aussi emblématique de leur patrimoine ? Italie : tempête dans un pot de pesto 70 ■ voyage Vent léger sur Parme 74 ■ insolites A court d’idées pour Noël ? Offrez… Parme par Enrique Vila-Matas p. 70 60 ■ débat La bourgeoisie, une force de transformation qui s’épuise La disparition de la classe sociale dominante des deux derniers siècles n’est pas forcément une bonne nouvelle. Car elle laisse le capitalisme sans garde-fou éthique. Une analyse venue d’Italie. D’UN CONTINENT À L’AUTRE 13 ■ france INTELLIGENCES Derrière les barreaux, l’islam prospère M É D I A Le charme décalé du “Monde” D I P L O M AT I E La nouvelle idylle franco-espagnole SOCIÉTÉ 19 ■ europe D O S S I E R T U R Q U I E : entre suspicion et adhésion • L’aboutissement logique d’une longue histoire • Les Turcs n’ont pas attendu l’Europe pour changer • La question kurde ne doit pas être une condition préalable • Le “non, mais” des Arméniens ALLEMAGNE Des immigrés aimés et honnis ITALIE De la Mafia à Berlusconi R O U M A N I E Avec Basescu, le futur a enfin commencé ! U K R A I N E Les trois conseils de la pasionaria de Kiev 62 ■ économie M A R K E T I N G Après le bio et l’équitable, voici le café durable S O C I A L Wal-Mar t trouve enfin des syndicalistes à son goût ■ la vie en boîte Joyeuses fêtes quand même ! I N D U S T R I E L’industrie européenne du jouet lutte pour sa survie 66 ■ sciences SANTÉ Un compte en banque plein de cellules souches 67 ■ écologie MICROBIOLOGIE Super-Conan, le microbe qui mange les déchets radioactifs Le père du cinéma africain p. 54 68 ■ multimédia JEUX Des trolls, des mariages virtuels… et une vraie guerre 27 ■ amériques ÉTATS - UNIS Les démocrates sontils capables de se battre ? ÉTATS - UNIS Cinquante-cinq ans de prison pour port d’armes BOLIVIE Un pouvoir tout neuf pour les Indiens C O L O M B I E Le chef des paramilitaires dépose les armes 33 ■ asie AFGHANISTAN Un pays en pleine déconstruction PA K I S TA N - I N D E Les missiles comme armes diplomatiques LAOS Un pont sur le Mékong pour booster l’économie ÎLES SALOMON Quand Internet arrive au village 36 ■ moyen-orient Les sunnites de Falloudjah n’iront pas voter le 30 janvier SYRIE - ISRAËL Un climat de légère détente sur le Golan ARABIE SAOUDITE Qu’estce qu’on s’ennuie, à Djeddah ! IRAK LA SEMAINE PROCHAINE Ralentissez ! dossier Le temps du “slow” 42 ■ afrique CÔTE - D ’ IVOIRE Comment les Etats-Unis voir ont lâché Gbagbo LIBYE Kadhafi et l’esprit des lois MAROC Avec les prisonniers de guerre du Front Polisario COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 5 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 page 8 737p06 14/12/04 18:37 Page 6 l e s s o u rc e s ● CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL ARABNEWS 50 000 exemplaires, Arabie Saoudite, quotidien. Principal titre en anglais du royaume, il est ouvert à l’Occident. Ainsi, il peut publier des éditoriaux repris des grands titres de la presse américaine. Fondé en 1975, il sert aujourd’hui de tribune aux milieux libéraux réformateurs, y compris ceux de la diaspora installée à Londres et aux Etats-Unis. ASIA TIMES ONLINE <http://www.atimes.com>. Lancé début 1999 de Hong Kong et de Bangkok, ce journal en ligne, “fait par des Asiatiques pour des Asiatiques”, dispose de correspondants dans toutes les capitales de la région. L’édition papier de l’Asia Times éditée à Bangkok s’est arrêtée en juillet 1997. THE ATLANTIC MONTHLY 500 000 ex., Etats-Unis, mensuel. Grandes enquêtes, analyses au long cours, nouvelles signées des meilleurs écrivains et critiques de livres… Rien n’échappe à ce magazine chic, publié à Boston, qui est certes classique dans la forme (il est né en 1857), mais toujours pertinent sur le fond. est élégant dans la forme, sérieux, clair et offensif sur le fond. L’ESPRESSO 430 000 ex., Italie, quotidien. Fondé en 1955 par Eugenio Scalfari, qui créera ensuite La Repubblica, le titre s’est vite imposé comme le grand hebdomadaire du centre gauche. Comme La Repubblica, il appartient à l’industriel piémontais Carlo De Benedetti. Il mène une lutte acharnée contre la politique de Silvio Berlusconi. EVENIMENTUL ZILEI Plus de 229 000 ex., Roumanie, quotidien. Fondé en 1992, “L’événement du jour” se veut le journal d’opposition au plus fort tirage de tout le pays. Apprécié pour ses positions pertinentes et parfois impertinentes, il dispose aujourd’hui d’un site Internet. FOCUS 560 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Lancé en 1993 par le puissant groupe de presse Burda, ce newsmagazine “moderne” avec ses articles courts et son infographie envahissante est un grand succès. C’est aussi le premier concurrent sérieux pour le Spiegel, qui avait régné seul pendant plus de quarante ans. BANGKOK POST 55 000 ex.,Thaïlande, quotidien. Fondé en 1946, ce journal indépendant, en anglais, réalisé par une équipe internationale, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés. BERLINGSKE TIDENDE 152 000 ex., Danemark, quotidien. “Les Nouvelles de M. Berlin” parurent pour la première fois en 1749 ! Le journal appartient à la maison Berlingske Officin, qui publie aussi le quotidien du soir B.T. et l’hebdomadaire Weekendavisen. Berlingske Tidende se situe au centre droit. THE GUARDIAN 400 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le Manchester Guardian and Evening News a été fondé en 1921. Ayant quitté le nord de l’Angleterre pour Londres, The Guardian est une des institutions du journalisme britannique. Au programme depuis l’origine : l’indépendance, la qualité et la gauche. GUOJI ZHANWANG (World Outlook) 50 000 ex., Chine, bihebdomadaire. Publié par le Centre de recherches sur les questions internationales de Shanghai, ce magazine, créé en 1987, a reçu la bénédiction des instances les plus autorisées en la matière. Il traite des questions de stratégie et de défense. AL HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public. BIRGUN 30 000 ex.,Turquie, quotidien. “Un Jour” a été lancé en 2004 grâce à des fonds réunis par un groupe d’intellectuels turcs. Situé clairement à gauche, le titre est proche de la sensibilité des Verts européens. DAGENS NYHETER 361 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1864, c’est le grand quotidien libéral du matin. Sa page 4 est célèbre pour véhiculer les grands débats d’actualité. “Les Nouvelles du jour” appartient au groupe Bonnier, le plus grand éditeur et propriétaire de journaux en Suède. THE DAILY TELEGRAPH 933 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Fondé en 1855, c’est le grand journal conservateur de référence de la presse de qualité. Sa maquette a été entièrement renouvelée en 2003. C’est sa pugnacité et ses partis pris qui font son succès, à droite de l’échiquier politique. THE INDEPENDENT 216 500 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, ce journal s’est fait une belle place dans le paysage médiatique. Racheté en 1998 par le patron de presse irlandais Tony O’Reilly, il reste néanmoins farouchement indépendant et se démarque par son engagement pro-européen, ses positions libertaires sur des problèmes de société et son illustration photographique. INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE 245 000 ex., France, quotidien. Edité depuis 1887, naguère détenu par le NewYork Times et le Washington Post, ce quotidien imprimé dans 24 villes du monde et lu dans 180 pays n’appartient plus qu’au NewYork Times depuis janvier 2003. Ce faisant, il ne serait plus qu’une édition internationale du journal new-yorkais s’il ne continuait à publier aussi les articles de la rédaction parisienne. DENG 15 000 ex., Belgique, mensuel. Apparu d’abord sous le titre MAO, ce magazine flamand (devenu DENG) d’un ton volontairement provocateur traite principalement de la politique flamande, de l’humour et de la culture. JINGJI GUANCHA BAO 100 000 ex., Chine, hebdomadaire. Cet “Observateur économique” se donne pour but de suivre l’actualité pour un lectorat doté d’un sens critique. Par sa volonté de participer à la réflexion des hommes qui font le dynamisme de l’économie chinoise, en proposant une ligne éditoriale “critique et rationnelle”, il se pose en concurrent des journaux les plus avancés du sud de la Chine. EJENEDELNY JOURNAL Russie, hebdomadaire. “L’Hebdomadaire” espère supplanter rapidement ses concurrents. Né en novembre 2001 de la volonté de l’ancien rédacteur en chef d’Itogui, démissionné de son poste sept mois plus tôt à la suite d’une reprise en main du journal, le titre Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à : KOMMERSANT-VLAST 73 000 ex., Russie, EL PAÍS 440 000 ex. (777 000 ex. le hebdomadaire. Vlast, “Le Pouvoir”, lancé en 1997, est l’hebdomadaire phare du groupe Kommersant. Ce magazine vise un public de “décideurs” – chefs d’entreprise, “nouveaux Russes”… – avec des informations et des analyses spécifiques, mais publie aussi de bons reportages sur divers sujets et offre de nombreuses photos de grande qualité. dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution en Espagne. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Il appartient au groupe de communication PRISA. KYIV POST 20 000 ex., Ukraine, hebdomadaire. RADIKAL 65 000 ex.,Turquie, quotidien. Paraît en ukrainien et en anglais, dispose d’un site Internet très actif, qui touche un lectorat composé “d’hommes d’affaires et de touristes d’Ukraine et de l’étranger”. Lancé par le groupe Milliyet en 1996 pour devenir le quotidien des intellectuels. Certains l’appellent “Cumhuriyet light”, en référence au grand journal kémaliste qu’il veut concurrencer. MILLIYET 360 000 ex.,Turquie, quotidien. “Nationalité”, fondé en 1950, se veut un journal sérieux, mais publie parfois des photos alléchantes, comme son petit frère Radikal. Appartenant au puissant groupe de presse Dogan Medya, il se situe au centre et revient de loin : en 1979, son rédacteur en chef a été assassiné par Ali Agca, l’homme qui a tiré sur le pape. EL MUNDO 286 000 ex., Espagne, quotidien. 21 SHIJI JINGJI BAODAO 380 000 ex., Chine, “Le Monde” a été lancé en 1989 par Pedro J. Ramírez et d’autres anciens de Diario 16. Pedro Jota, comme on appelle familièrement le directeur d’El Mundo, a toujours revendiqué le modèle du journalisme d’investigation à l’américaine bien qu’il ait tendance à privilégier le sensationnalisme au sérieux des informations. quotidien. Créé comme son nom l’indique au début du XXIe siècle, le “Reporter économique du XXIe siècle” s’est vite hissé à la troisième place des quotidiens économiques chinois. Publié par le groupe Nanfang Ribao, dépendant du Comité du Parti de la province du Guangdong, il se distingue par son dynamisme et son sens critique. Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanais de référence. Modéré et libéral, il est lu par l’intelligentsia libanaise. THE NATION 25 000 ex., Pakistan, quotidien. C’est le principal quotidien de langue anglaise de Lahore, capitale culturelle du Pakistan. La rubrique Opinion est célèbre. Le titre est accompagné d’un supplément culturel quotidien, The Nation Plus. NEWSWEEK 3 000 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Le regard des Etats-Unis sur le monde. Avec sa diffusion totale de 4 millions d’exemplaires à l’international, le rapide et professionnel Newsweek utilise l’actualité pour révéler les tendances du monde contemporain. THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, le NewYork Times est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Sophie Gherardi (16 24), Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (édition, 16 54) Chef des informations Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Anthony Bellanger (chef de service, Royaume-Uni, Portugal, 16 59), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Isabelle Lauze (Espagne, 16 54), Danièle Renon (chef de rubrique, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Guy de Faramond (Suède), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Mehmet Koksal (Belgique), Laurent Sierro (Suisse) France Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47), Eric Maurice (16 03) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Sophie Chergui (Etats baltes),Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Zbynek Sebor (Tchéquie, Slovaquie), Marija Filipovic (Serbie-et-Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Iouri Tkatchev (Russie) Amériques Jacques Froment (chef de service, Etats-Unis, Canada, 16 32), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Eric Maurice (Etats-Unis, Canada, 16 03), Marianne Niosi (Canada), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Claude Leblanc (Japon, Asie de l’Est, 16 43), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eunjin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) MoyenOrient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran, Afghanistan, Asie centrale), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Anaïs Charles-Dominique (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Catherine André (chef de service) et Pascale Boyen (16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (16 74) THE WALL STREET JOURNAL 1 820 000 ex., Etats- AN NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le NANFANG ZHOUMO 1 200 000 ex., Chine, hebdomadaire. Le magazine le plus attendu de Chine pour ses enquêtes et ses reportages a souvent débusqué des cadres corrompus et dénoncé des scandales, au point de déranger en haut lieu. Il subit régulièrement des rappels à l’ordre et des évictions de dirigeants qui n’arrivent pas à lui faire perdre son caractère. RÉDACTION 64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13 Téléphone 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Née en 1976, La Repubblica se veut le quotidien de l’élite intellectuelle et financière du pays. Le titre est orienté à gauche, avec une sympathie affichée pour les Démocrates de gauche (ex-Parti communiste), et fortement critique vis-à-vis de l’actuel président du Conseil, Silvio Berlusconi. Son supplément féminin, hebdomadaire, s’intitule D. LA TERCERA 200 000 ex., Chili, quotidien. Lancé en 1950, “La Troisième” est un journal populaire lu essentiellement par la classe moyenne. Il tente de faire de l’ombre à son concurrent, le conservateur El Mercurio. Unis, quotidien. C’est la “bible des milieux d’affaires”. Des articles de qualité – et d’esprit – sur la vie des affaires dans le monde entier, notamment grâce à ses éditions européenne (Bruxelles) et asiatique (Hong Kong). Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service, 16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35), Pierrick Van-Thé (webmestre,16 82),Julien Didelet (développement) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) THE WASHINGTON POST Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) 812 500 ex. (1 100 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Recherche de la vérité, indépendance : la publication des rapports secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam ou les révélations sur l’affaire du Watergate ont démontré que le Washington Post vit selon certains principes. Un grand quotidien de centre droit. Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lise Higham (16 10), Lidwine Kervella (16 21), Cathy Rémy, assistés d’Agnès Mangin (16 91) Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Michiyo Yamamoto Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures Pour en savoir plus Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Marianne Bergère, Gilles Berton, Aurélie Boissière, Marianne Bonneau, Valérie Brunissen, Christine Chaumeau, Alexandre Cheuret, Fabienne Costa, Valeria Dias de Abreu, Bernadette Dremière, Jean-Luc Favreau, Antoine Godor-Potier, Morgane Harmignies, Hugo Lecourt, Françoise Lemoine-Minaudier, Françoise Liffran, Jean-Christophe Pascal, Carlotta Ranieri, Emmanuel Tronquart, Janine de Waard LE GUIDE MONDIAL DE LA PRESSE EN LIGNE Retrouvez une présentation détaillée des 500 principaux journaux de la planète et de leurs sites Internet. Ce guide est un outil obligé pour qui s’intéresse à la presse internationale et pratique grâce à son CDROM. Vous pouvez vous le procurer auprès de la boutique du Monde au 01 57 28 29 85 au prix de 6,50 euros. ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Nolwenn Hrymyszyn-Paris (16 99), Agnès Mangin, Lara Neumann. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 42 17 27 30, fax : 01 42 17 21 88 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée d’Olivier Boy (16 73) Diffusion Le Monde SA , 21 bis, rue Claude-Bernard,75005 Paris, tél. : 01 42 17 20 00. Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Abonnements : Marianne Brédard, Sabine Gude-Talbot. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Franck-Olivier Torro (38 58), fax : 01 42 17 21 40 Publicité Le Monde Publicité SA, 17, boulevard Poissonnière 75002 Paris, tél. : 01 73 02 69 30, courriel : <[email protected]>. Directeur général : Stéphane Corre. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat, tél. : 01 40 39 14 01. Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella, tél. : 01 73 02 69 31. Direction de la clientèle : Karine Epelde, tél. : 01 73 02 69 32. 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Courrier international Accueil 01 46 46 16 00 Adresse abonnements Courrier international Service abonnements, 60646 Chantilly Cedex Abonnements et relations clientèle Tél. depuis la France : 0 825 000 778 ; de l’étranger : 33 (0)3 44 31 80 48. Fax : 03 44 57 56 93. Courriel : <abo@courrierinternational. com> Changement d’adresse et suspension d’abonnement 0 825 022 021 Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 21 bis, rue ClaudeBernard, 75005 Paris.Tél. : 01 42 17 27 78 Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0 805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Voici mes coordonnées : Nom et prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président, directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : René Gabriel, président ; Gilles de Courtivron, vice-président ; Bruno Patino ; Eric Pialloux ; Sylvia Zappi Dépôt légal : décembre 2004 - Commission paritaire n° 0707C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie, quotidien. MING PAO 140 000 ex., Chine (Hong Kong), quotidien. “Clarté” est populaire tout en étant un lieu d’analyses et de réflexions sans position déterminée vis-à-vis de Pékin. Créé en 1958 par Louis Cha (Jing Yong), Chinois francophone et connu pour être l’un des auteurs de romans de chevalerie les plus populaires de Chine. LA NACIÓN 185 000 ex., Argentine, quotidien. Fondé en 1870, le titre est une institution de la presse argentine. Quotidien conservateur, il est destiné aux élites. Une rubrique internationale de qualité contribue à sa réputation. Courrier international DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Ce numéro comporte un encart Abonnement jeté sur l’ensemble du tirage et un encart “Chemins solidaires” jeté pour une partie des abonnés. 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737 p08 14/12/04 19:14 Page 8 l’invité ÉDITORIAL Rivalité asymétrique Alexandre Goltz, L’Europe doit-elle lever son embargo sur les exportations d’armes à destination de la Chine ? Question plus difficile qu’il n’y paraît. On le sait, la France et l’Italie poussent vers l’ouverture, pour les raisons que l’on devine. D’autres pays européens, qui n’ont pas d’industries militaires à rassasier, gardent une ligne plus éthique. Cette semaine, dans l’un de ses éditoriaux, The Economist juge que lever l’embargo serait non seulement une erreur stratégique, mais aussi “une faute politique”. Car Pékin est décidé à récupérer Taïwan, par la force s’il le faut, estime l’hebdomadaire britannique. En cas d’attaque, les Etats-Unis défendraient Taïwan, et on pourrait voir leurs armes affronter les armes vendues par les Européens aux Chinois. “L’alliance transatlantique pourrait être la première victime de cette guerre”, conclut The Economist. Doit-on craindre cette Chine si ambitieuse qui peut s’appuyer sur la puissance de ses 1,3 milliard d’habitants, sans compter la diaspora disséminée de Vancouver à l’Asie du Sud-Est ? Les Taïwanais ont déjà en partie répondu par leur vote du 11 décembre : loin de chercher la confrontation avec Pékin, ils ont donné une majorité à la “vague bleue”, autrement dit à ceux qui restent dans la perspective d’une seule Chine (voir notre dossier pp. 46 à 52). Ce scrutin ôte un souci au gouvernement de Washington, qui a par ailleurs besoin des dirigeants chinois pour résoudre le problème posé par les ambitions nucléaires de la Corée du Nord. Ce “partenariat stratégique” entre les deux empires – Chine et Etats-Unis – ou, si l’on veut, cette rivalité asymétrique (poids démographique contre richesse et technologies) dominera les dix ans à venir. Elle est également au sommaire de notre hors-série Le Monde en 2005*, réalisé, comme chaque année, avec nos confrères de The Economist. Et, comme chaque année, on trouvera dans cet outil toutes les analyses géopolitiques, tous les repères et les prévisions économiques pour l’année qui vient. Un bon tour d’horizon qui ne se contente pas de faire un bilan, mais qui esquisse des pistes stimulantes et des prospectives pour la compréhension du monde. V DR Le casque colonial de Poutine Philippe Thureau-Dangin D E S S I N D E L A Ejenedelny Journal, Moscou ladimir Vladimirovitch Poutine s’est sécurité de la Russie. Pendant un temps, Poutine fâché très fort. Il s’est fâché contre a profité du cynisme des politiques occidentaux, les Etats-Unis, l’Union européenne et qui préféraient ignorer ses écarts de langage. Ces l’OSCE, qui, plutôt que de féliciter Vik- derniers ne voyaient pas dans la Russie une menace tor Ianoukovitch pour sa victoire, ont militaire potentielle et ils avaient trop de chats à au contraire qualifié la présidentielle fouetter par ailleurs : la situation en Irak, en Afghaukrainienne de ce qu’elle a effective- nistan, le règlement du conflit israélo-palestinien… ment été – une farce. Lorsqu’il est ap- en un mot, trop de soucis pour s’avouer que la Rusparu que cette position de principe faisait de sie était elle aussi devenue un problème. Mais, en l’Occident, en lieu et place de la Russie, le mé- laissant ainsi exploser son courroux, Poutine diateur légitime et accepté par les deux parties en presque contraint l’Occident à changer d’attitude. conflit, notre président L’assurance que la Rusest sorti de ses gonds. sie ne représentait pas Chef d’un Etat qui s’est une menace était d’abord ouvertement ingéré dans fondée sur la confiance le processus électoral en ses compétences de d’un pays voisin, il a dirigeant. Aujourd’hui, en commencé par blâmer les entendant Poutine s’exobservateurs de l’OSCE, primer à la manière des manifestement responséniles secrétaires génésables de ce gâchis, avant raux du Parti, Washingde laisser soudain libre ton, Bruxelles et Paris cours à des philippiques sont en droit d’avoir des exaspérées à destination doutes sur sa capacité à ■ Alexandre Goltz est journaliste et spéde ceux qui, de son point appréhender correctecialiste des questions militaires.Auteur en de vue, donnaient des lement les réalités, ce qui 2004 de L’Armée russe : onze années perçons de démocratie coifpourrait assez vite les dues, il est l’un des meilleurs connaisseurs fés d’un casque colonial. inciter à revenir à une de cette armée mythique qui tente depuis Il a enfin livré des considoctrine de containment dix ans d’accoucher d’une réforme. Il est dérations très curieuses militaire de la Russie. par ailleurs membre du Comité 2008sur les bombardements Surtout si celui-ci souElection libre, dont l’objectif est d’empêsubis par la Yougoslavie, ligne lourdement qu’il est cher la réélection de Vladimir Poutine. sans aucun rapport avec capable de créer des prola situation en Ukraine, mais qui en disaient long blèmes dans les domaines prioritaires de la polisur son état d’esprit. Pour finir, il a démoli les pro- tique étrangère de l’Occident et des Etats-Unis, chaines élections irakiennes, alors qu’il avait au- tel le règlement du conflit en Irak. paravant déclaré qu’une défaite des Américains Déjà, à Paris, Le Monde publie une caricature où dans ce pays serait la défaite de l’ensemble du l’on voit le président russe descendre un rideau de monde civilisé. fer devant le nez de l’Occident. Il n’y a pas si longJusqu’à ces derniers temps, Poutine réservait ses temps, Javier Solana, le haut représentant de propos incendiaires aux journalistes, et unique- l’Union européenne pour la politique étrangère et ment quand ceux-ci l’interrogeaient sur la Tché- de sécurité, et Colin Powell, le secrétaire d’Etat tchénie. Désormais, le club des cibles de sa vin- américain, prônaient une attitude conciliante envers dicte grossit à vue d’œil et englobe la plupart des la Russie. Leur vive réaction aux propos de Pouinstitutions internationales. La liste de ceux qui tine est un premier avertissement pour ceux qui le mettent en fureur s’allonge aussi.Tout cela pour- élaborent la politique étrangère russe. Reste à savoir rait avoir de graves conséquences, non seulement si cela arrêtera notre président, sur la tête de qui le sur nos relations avec l’Occident, mais aussi sur la casque colonial pèse un peu. ■ * En vente chez votre marchand de journaux, 6,50 euros. L E ● LA SEMAINE PROCHAINE S E M A I N E Numéro double exceptionnel dossier Ralentissez ■ “Ben moi, ce que j’voudrais, c’est un peu plus de blindés et une vague idée de quand je rentre à la maison.” Rumsfeld : “Je veux, je veux, je veux ! Les gosses d’aujourd’hui, vous êtes tellement gâtés !” En visite dans une base américaine au Koweït, le ministre de la Défense a essuyé les critiques de soldats sur l’insuffisance de matériel militaire en Irak. Dessin de Mike Keefe paru dans The Denver Post, Denver. Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 ! Le temps du “slow” est arrivé religion Le sexe et le Coran asie Le continent de la culture pop bilan Dix ans de guerre en Tchétchénie cartoons L’année 2004 en dessins 8 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737 p11 14/12/04 18:17 Page 11 ● Changement de casquette pour le rappeur PERSONNALITÉS DE DEMAIN Etats-Unis Frank Micelotta/Getty Images/AFP I JAY-Z, 34 ans, rappeur et homme d’affaires. L’enfant chéri du hip-hop, riche à millions, avait abandonné la scène début 2004 avec l’objectif avoué de se consacrer au business. Il devrait prendre la présidence du label Def Jam début janvier. lot. Fort d’un impressionnant public de fans, ce rappeur aux allures de brave garçon, particulièrement décontracté, a incarné un modèle pour toute une génération de gamins des quartiers défavorisés, qui ont échangé leur rêve de rentrer à la NBA contre l’espoir tout aussi fantaisiste de rouler en Bentley et de boire du champagne en galante compagnie. Conscient de son influence, Jay-Z a commencé à visiter les lycées dans différentes villes du pays, encourageant les élèves à rester à l’école et à éviter les ennuis. “Je voulais les mettre en garde. Je leur ai expliqué qu’ils avaient plus de chances de jouer à la NBA que de devenir rappeurs. Je leur ai dit, genre : ‘Faut pas vous Première fois leurrer – il y a environ 200 joueurs de la NBA qui ont un salaire. Et il n’y a pas plus de 10 ou 20 rappeurs professionnels qui gagnent de l’argent album après album. Le calcul est vite fait : il faut faire des études.’” Actuellement, Carter finance entre 12 et 20 bourses attribuées à des étudiants issus de son ancien quartier. “Nous sommes la première génération de musiciens de hip-hop qui a touché le jackpot, commente-t-il. Alors, à nous de faire en sorte que ça continue et de redistribuer.” Or Jay-Z est même devenu un modèle pour d’autres modèles. “Jay-Z, c’est quelqu’un avec qui tout paraît si facile, si cool. Quand je l’ai vu pour la première fois, il représentait une autre facette du hip-hop, il n’était pas de ceux qui ont la haine ou qui font des conneries. Il avait juste l’air de s’amuser”, déclare le basketteur Allen Iverson, star de la NBA qui se serait aussi bien vu rappeur. “C’est pour ça que les gamins veulent être Jay. La moitié de la NBA veut être Jay.” L’idée de faire entrer Carter chez Island/Def Jam paraît excellente sur le papier, mais l’affaire n’est pas encore conclue, et personne ne sait vraiment encore quelle sera sa prestation sur ce terrain de jeu à la fois plus vaste et plus complexe. “N’importe quel cadre sup de maison de disques sait que Jay-Z, dans un conseil d’administration, apporte un plus incontestable, assure un vice-président d’un autre label. Mais la vraie question n’est pas de savoir s’il sera capable de trouver et de signer des talents. Il faut plutôt se demander s’il saura tenir un budget et faire un certain chiffre.Voilà le test pour Jay.” Jusqu’à présent, il faut reconnaître qu’il a fait un sans-faute. Allison Samuels, Newsweek, New York ILS ET ELLES ONT DIT “Son mouvement ne ressemble pas à un mouvement Dessin de droite français de Barrigue, traditionnel. Avec Lausanne. Sarkozy, la droite à l’américaine vient officiellement de naître en France !” (Zaman, Istanbul) nales ? Nous sommes déjà très avancés. Je propose à Jörg Haider de devenir le chef de file de notre mouvement. J’ai le sentiment qu’il est intéressé par une coopération.” Il assure aussi entretenir d’excellentes relations avec le Front national depuis des années. (News, Vienne) dages prédisent une majorité absolue pour le PSP et son nouveau leader, José Sócrates, à quelques semaines des élections législatives anticipées. (Visão, Lisbonne) ALEIDA GUEVARA, fille du Che Complexée CHEIK ABDEL-AMID AL-ATRACHE, président du comité des fatwas à l’université islamique Al Azhar du Caire Tolérant “On ne m’aime que parce que je suis la fille du Che”, se plaint la fille du révolutionnaire légendaire, qui vit à Cuba. (La Tercera, Santiago du Chili) “Il est licite pour un musulman de manger des mouches, des papillons, des singes, des chiens et des chats, s’il en a envie.” (Asharq al-Awsat, Londres) FILIP DEWINTER, chef du parti belge d’extrême droite Vlaams Belang Internationaliste HELENA ROSETA, députée socialiste portugaise Pessimiste GERHARD SCHRÖDER, chancelier allemand Catégorique “Pourquoi n’y aurait-il pas une internationale des droites natio- “Le Parti socialiste n’est pas prêt à gouverner.” Et pourtant, les son- “Avec un droit de veto, comme les cinq autres.” C’est à Tokyo, et de COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 11 concert avec le chef du gouvernement japonais, que le chancelier a pris clairement position pour une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU qui donne aux nouveaux membres permanents les mêmes droits qu’aux anciens. (Frankfurter Allgemeine Zeitung, Francfort) VLADIMIR POUTINE, président de la Russie Magnanime “Si l’Ukraine veut entrer dans l’Union européenne, si l’UE Dessin de Kal, Etats-Unis. l’accepte, nous n’aurons qu’à nous en réjouir”, a déclaré le chef de l’Etat russe, précisant que la Russie était contre l’élargissement de l’OTAN, mais pas contre celui de l’UE. (Izvestia, Moscou) DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Car toonists & Writers Syndicate LAURENT FABIUS, ancien Premier ministre français et numéro deux du PS Perspicace 78 ans, l’auteur dramatique et metteur en scène allemand Tankred Dorst a l’avenir devant lui. Après le retrait surprise du réalisateur danois Lars von Trier – dépassé, de son propre aveu, par l’ampleur de la tâche –, c’est lui qui mettra en scène la Tétralogie des Nibelungen de Richard Wagner au festival de Bayreuth en 2006. En acceptant la mission titanesque que lui confie le directeur du festival, Wolfgang Wagner, Dorst met fin à plusieurs mois d’inquiétudes et de spéculations. Pour mettre en scène ces quelque quinze heures d’opéra, placées sous la direction musicale de Christian Thielemann, il pourra compter sur le soutien d’Ursula Ehler, son épouse et conseillère artistique depuis les années 1970. “L’œuvre dramatique de Dorst tourne autour de l’échec individuel en situation extrême”, rappelle le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung. “Un thème qu’il traite en ayant recours au mythe, à l’histoire ou à la politique et en réaction à des événements du présent.” Avec quelque trente-cinq pièces de théâtre à son actif, Dorst est l’un des auteurs contemporains les plus joués sur les scènes allemandes. A Bem/Corbis Sygma l est à la tête d’une fortune estimée à près de 300 millions de dollars ; ses récompenses et ses disques de platine pourraient remplir l’une de ses demeures princières ; sans parler de son histoire d’amour avec la délicieuse Beyonce Knowles. Jay-Z, né Shawn Carter il y a trente-quatre ans, mène une vie qu’il aurait sans doute eu du mal à imaginer quand il grandissait à Marcy Projects, un ghetto de Brooklyn livré à la criminalité. Au début de l’année, Carter a annoncé qu’il se retirait de la scène musicale, et il s’est vu proposer le poste de président de la maison de disques Island/Def Jam Records [la mythique écurie hip-hop détenue par Vivendi Universal]. Par ailleurs, il dirige son propre label, Roc-a-Fella [dont Vivendi détenait 50 % des parts et qu’il vient d’acquérir en totalité], qui réalise un chiffre d’affaires d’environ 1 milliard de dollars par an, et il possède une participation dans l’équipe de basket des New Jersey Nets. “Je pense que Puffy [le nouveau nom de Puff Daddy] a fait des affaires pour pouvoir devenir rappeur, explique un dirigeant du secteur. Jay-Z, lui, a fait du rap pour devenir homme d’affaires. C’était sa manière à lui de se faire connaître.” Jay-Z reconnaît qu’il a toujours eu d’autres projets, qu’il voyait plus loin que le studio d’enregistrement et la salle de concert. “Je me suis toujours concentré sur l’aspect business, et j’ai bien fait, assure-t-il. Le rap n’a qu’un temps, je me disais ça même quand j’étais jeune. Dans n’importe quel métier, qu’on fasse le trottoir ou qu’on travaille dans une galerie commerciale, il faut prévoir sa reconversion.” Mais il n’est pas près de passer une petite annonce pour un bou- TANKRED DORST HELEN GREINER Intelligente, pas artificielle Noël, petite fille, elle contemplait avec envie la voiture télécommandée ou les jouets électroniques qu’avait reçus son frère. Quand elle a vu La Guerre des étoiles, à 11 ans, ce n’est pas Luke Skywalker qui l’a fait rêver, mais R2D2, relate The Hindu. Ça ne l’a jamais lâchée : à 37 ans, l’Américaine Helen Greiner dirige la société iRobot Corp., qu’elle a créée il y a quatorze ans avec Colin Angle et qui revendique le titre de principale entreprise de conception de robots au monde. Tous deux étaient bardés de prestigieux diplômes du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et particulièrement calés en intelligence artificielle. Quand Helen Greiner apparaît dans les journaux, c’est toujours pour y parler robots. On sait seulement qu’elle est née à Londres ; que son père est d’origine hongroise ; que sa famille a émigré aux Etats-Unis quand Helen avait 5 ans. Aujourd’hui, les i-robots multiplient leurs terrains d’action – militaires, domestiques ou industriels. Ils sont intervenus à Ground Zero après les attentats du 11 septembre 2001, dans l’exploration des pyramides d’Egypte ou dans des opérations de surveillance et de sécurité en Afghanistan et en Irak. Mais la vedette de cette entreprise implantée dans le Massachusetts, c’est l’aspirateur autonome Roomba, vendu à plus de 1 million d’exemplaires outre-Atlantique et qui devrait être disponible en Europe ces jours-ci. Pas sûr qu’il aspire les bouchons de champagne ! A Ap-Sipa à l ’ a ff i c h e 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 13-14 france 14/12/04 17:28 Page 13 f ra n c e ● SOCIÉTÉ Derrière les barreaux, l’islam prospère En France, 60 % des prisonniers seraient de confession musulmane. Mais, entre la nécessité de répondre à leurs besoins spirituels et les dangers du prosélytisme radical, les autorités ont du mal à s’adapter. THE NEW YORK TIMES New York DE NANTERRE bdullah est grand et musclé. Il a la tête rasée et un petit bouc. Assis sur le lit en fer de sa cellule minuscule, il m’explique comment il a trouvé la foi. “Quand j’étais à la Santé, j’ai lu des livres sur le Prophète”, me dit-il. Au cours des deux dernières années, Abdullah a fait cinq séjours en prison pour trafic de stupéfiants et vols de voiture, dont le troisième dans cette prison parisienne. Lors de sa quatrième incarcération, à Fleury-Mérogis, la plus grande prison d’Europe, un détenu lui a passé un DVD sur la vie de Mahomet. Plus tard, alors qu’il était à l’isolement pour trois semaines, il a fait le vœu de se consacrer à l’islam. “Ici, les gens rencontrent Dieu”, dit-il. En moins de dix ans, la population des prisons françaises a connu un bouleversement radical. Les musulmans ne représentent que 10 % de la population, mais ils sont majoritaires dans les établissements pénitentiaires français. Et, dans nombre de pays européens, la part des musulmans au sein de la population carcérale est en constante augmentation. Alors que l’islam radical est de plus en plus actif en Europe, les gouvernements ne savent pas comment répondre aux besoins spirituels des prisonniers tout en se prémunissant contre le cocktail explosif que constitue le mélange d’une idéologie extrémiste et d’un passé criminel. Les gouvernements préfèrent souvent ne rien faire, ce qui, selon les professionnels, laisse la porte ouverte à l’extrémisme. En France, la population carcérale a augmenté de 20 % au cours des trois dernières années, principalement en raison de la volonté du gouvernement de faire baisser les chiffres de la criminalité. La proportion des détenus de confession musulmane a augmenté encore plus rapidement, signe de la jeunesse de cette communauté immigrée, la plus importante d’Europe. Les détenus incarcérés pour terrorisme ne sont pas toujours séparés des autres prisonniers. Et, comme les imams modérés font cruellement défaut, ils jouent volontiers les guides spirituels auprès de leurs codétenus. Abdullah (le règlement carcéral interdit de divulguer sa véritable identité) raconte qu’à Fleury-Mérogis les intégristes étaient très actifs au sein de la prison, prêchant que les chrétiens et les juifs sont des ennemis et des infidèles. En mai dernier, des islamistes ont défié le règlement en profitant de la promenade obligatoire pour organiser une réunion de prière. “L’islam est en train de devenir, surtout en France, la religion des opprimés, comme A Dessin de Mayk paru dans Sydsvenska Dagbladet, Malmö. Représentation “En France, 40 % des musulmans pratiquants sont marocains, comme 95 % des imams. Autrement dit, l’islam français est marocain”, rappelle Le Journal hebdomadaire. Mais, alors que “l’islam modéré marocain devait donner le la à l’évolution de l’islam français […], cet islam de ‘bons pères de famille’ n’a pas vu le jour, et c’est au contraire l’islam tablighi et transnational qui foisonne dans les banlieues françaises. C’est un échec flagrant de la Fédération nationale des musulmans de France et de ses soutiens marocains”, estime l’hebdo casablancais. (Le Tabligh est un mouvement missionnaire considéré comme proche de l’islam radical.) le marxisme à une certaine époque”, assure Farhad Khosrokhavar, un universitaire franco-iranien auteur de l’ouvrage L’Islam dans les prisons [éd. Balland]. Selon lui, la part croissante de musulmans au sein de la population carcérale est la preuve qu’une nouvelle classe sociale musulmane très défavorisée est en train de se développer dans toute l’Europe et dont certains éléments sont de plus en plus acquis à des idéologies fondées sur l’islam politique. UN MANQUE CRIANT D’AUMÔNIERS MUSULMANS L’Europe a mis du temps à s’ajuster aux bouleversements ethniques et religieux de sa population carcérale. La France, notamment, qui craignait de faire entrer le loup dans la bergerie, a longtemps résisté à l’introduction d’aumôniers musulmans dans les prisons. Missoum Abdelmadjid Chaoui, l’aumônier responsable de la maison d’arrêt de Nanterre, explique qu’il n’y a que huit aumôniers musulmans pour près de 20 000 prisonniers musulmans dans la seule région parisienne. Il s’occupe à lui seul de neuf des vingt-cinq prisons franciliennes – mais il n’est aumônier qu’à mi-temps. En France et ailleurs en Europe, les autorités ont cherché à former des imams modérés sensibles aux idéaux laïcs de l’Europe. Mais cela prend du temps et, selon Chaoui, il faudra COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 13 encore des années avant qu’il y ait suffisamment d’aumôniers musulmans pour satisfaire les besoins de la population carcérale française, qu’il estime composée à 60 % de musulmans. Pour de nombreux observateurs, la négligence à l’égard de leurs besoins spirituels nourrit le ressentiment des prisonniers de confession musulmane et en fait des proies faciles pour les tenants des interprétations radicales de l’islam. Les détenus musulmans en France se plaignent d’être complètement ignorés par un système carcéral avant tout organisé pour une population chrétienne. Rares sont les prisons françaises à servir de la viande halal, et encore plus rares sont celles qui proposent aux musulmans des services religieux réguliers, alors que les détenus catholiques peuvent assister à une messe chaque semaine s’ils le souhaitent. “Ces récriminations sont ensuite répercutées à l’extérieur des prisons,au sein de la communauté musulmane qui, forcément, s’en émeut”, souligne James Beckford, professeur de sociologie à l’université de Warwick, en GrandeBretagne. “Et cela ne fait que renforcer le sentiment d’exclusion.” Abdullah m’apprend que, depuis le 11 septembre 2001, de nombreux prisonniers de sa génération ont commencé à s’intéresser de plus près à leur religion d’origine. Avec l’un de ses codétenus, Bandjougou, ils se plaignent DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 de manquer de soutien spirituel. “En trente mois, j’ai vu l’aumônier deux fois, dit Bandjougou. Peut-être que ça va entrer par une oreille et ressortir par l’autre, mais au moins nous aurons une autre vision de la vie.” Un prêtre passe dans leur bloc presque tous les jours, mais il n’apporte pas grand réconfort à la majorité des détenus, qui sont musulmans, déplore Bandjougou. Comme ils n’ont pas de guide spirituel officiel, dit-il, les prisonniers se débrouillent entre eux. Les autorités pénitentiaires affirment repérer rapidement tout prosélytisme trop agressif et déplacer les prisonniers qu’ils jugent avoir trop d’influence sur leurs codétenus. “Chaque fois que nous voyons des détenus se rassembler dans la cour pour prier ou faire du prosélytisme, le groupe est dispersé”, explique Géraud Delorme, directeur adjoint de la maison d’arrêt de Nanterre. “Tout est organisé afin d’empêcher les contacts prolongés et les échanges d’idées de ce genre.” Dans le système pénitentiaire français, de nombreux prisonniers passent jusqu’à vingt et une heures dans leurs cellules exiguës et ont très peu d’occasions de parler avec d’autres personnes que leurs compagnons de cellule, sauf deux fois par jour lors de la promenade. Les drogues circulent beaucoup, passant de cellule en cellule par un système de ficelles passées à travers des trous percés dans le grillage qui recouvre la petite fenêtre de chaque cellule. Ces “yoyos” sont tolérés dans certaines prisons, mais, à Nanterre, le filet a récemment été remplacé. A Fresnes, où transitent les détenus avant d’être répartis dans les autres établissements du pays, ces bouleversements démographiques sont inscrits sur les murs de brique de la petite cour de promenade. “Maurice Barbes, 1909”, peut-on lire sur le mur. Les noms gravés dans la brique il y a un siècle sont tous français. Mais ceux laissés par les jeunes hommes qui déambulent ici aujourd’hui sont en majorité nord-africains, comme Oulmana, Chebbabi et Karim. Le professeur Beckford explique que de nombreux pays se sont adaptés à l’explosion du nombre de détenus de confession musulmane. La Grande-Bretagne compte aujourd’hui plus de vingt aumôniers musulmans salariés à plein temps, et des centaines d’imams bénévoles visitent les prisons chaque semaine. Certaines prisons d’Angleterre et du pays de Galles organisent même régulièrement la prière du vendredi et offrent quotidiennement de la viande halal au menu. Mais, à Nanterre, une prison modèle en comparaison de la majorité des prisons françaises, pour obtenir de la nourriture halal, il faut encore passer par l’intermédiaire de l’intendant. Craig S. Smith 13-14 france 14/12/04 17:29 Page 14 f ra n c e MÉDIAS Le charme décalé du “Monde” Un quotidien qui privilégiait les longues analyses et n’aimait pas les images : c’est ce qui a longtemps fait le succès de cet étrange titre daté du lendemain, rappelle le journal conservateur britannique. La position debout n’incite guère à entrer dans les détails, mais, une fois les chefs de service de nouveau assis, l’inspiration leur revenait et ils compensaient en produisant des milliers de mots par jour. Mais, depuis quelques années, quoique encore longs en comparaison de ce qui se fait chez les confrères britanniques, les articles ont été raccourcis. Photos et graphiques occupent désormais une partie de l’espace auparavant exclusivement rempli par du texte. Pendant des décennies, il n’y a pas eu de photos dans Le Monde. On trouvait bien des dessins en principe humoristiques. Mais je n’ai jamais rencontré un Français qui en ait ri. THE DAILY TELEGRAPH Londres e Monde est en crise. Le directeur de la rédaction du célèbre quotidien [propriétaire, entre autres, de Courrier international], Edwy Plenel, a démissionné. Un Britannique demanderait : “Vous appelez ça une crise ?” Les directeurs de la rédaction britanniques disparaissent souvent sans que les lecteurs s’en aperçoivent. Ce à quoi un Français rétorquerait : “Ne voyez-vous donc pas les attaques dirigées contre le journal ? Elles viennent des hommes politiques et d’autres journalistes.” Et le Britannique de ricaner : “Chez nous, les politiques et les confrères s’en prennent continuellement aux journaux.” Mais les Français les plus élitistes estiment que Le Monde n’est pas un journal comme les autres. Et ils ont raison – mais pas pour ce qu’ils croient. Le Monde sort en kiosque à Paris vers midi, mais il est daté du jour suivant. C’est le moment où on le trouve dans la plus grande partie du pays. Selon les critères journalistiques britanniques, c’est alors déjà un document historique. Le Monde doit décider du temps à employer pour un événement dont il pense qu’il va survenir, mais qui, à l’instant où le journal parvient entre les mains de la majorité des lecteurs, pourrait ne pas s’être produit. Ainsi, la plupart du temps, sa prose rappelle la scène désopilante de History Boys, d’Alan Bennett, dans laquelle un professeur exige que ses élèves jouent une scène de visite dans un bordel en utilisant uniquement le conditionnel et le subjonctif. Souvent, L on ne sait pas exactement si, par exemple, le président Chirac a dit ou fait quelque chose, ou s’il était sur le point de dire ou de faire quelque chose, ou s’il aurait dit ou fait quelque chose d’ici le moment où la France tout entière lira le journal. Apparemment, le principe est que, lorsque l’article sera lu, le président pourrait avoir été assassiné. Il ne semble pas venir à l’esprit de l’équipe du journal que, lorsqu’ils liront l’article, la plupart des lecteurs pourraient avoir déjà perdu tout intérêt pour le sujet, ce qui est le cas. La crise et le départ de M. Plenel s’expliquent en partie par la baisse de la diffusion. Parmi les nombreux rites immuables du journal figure la conférence quotidienne entre les chefs de service et le directeur de la rédaction, au cours de laquelle tout le monde est debout. Les réunions ne durent donc pas très longtemps. Mais, pendant des décennies, les brèves conférences ont néanmoins produit de longs articles. Dessin d’Igor Smirnov, Moscou. INFORMER LE LECTEUR, PAS LE TITILLER Du point de vue de nombreux lecteurs, le pire était à venir : Le Monde s’est mis à donner des informations. D’aucuns prétendent que le ver est entré dans le fruit à la fin des années 1970, avec un article extraordinaire sur les diamants que Valéry Giscard d’Estaing avait reçus de l’empereur de Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa. Comme tant d’autres scandales hexagonaux, l’affaire n’a jamais été élucidée. Giscard a-t-il gardé les diamants pour lui ? Les a-t-il toujours en sa possession ? Sont alors apparues les limites à la quantité d’informations que Le Monde était prêt à publier pour accrocher le lecteur. Mais que publiait-il donc, si ce n’était pas de l’information ? Quoi que cela ait été, c’était impressionnant. Lors de mon séjour de six mois à Paris, dans les années 1980, je me le suis procuré tous les jours au kiosque, qui le recevait en premier. C’était vers 14 heures à l’époque. J’achetais le journal et me précipitais vers la brasserie la plus proche. Une fois attablé, j’avalais simultanément mon cassoulet et les grands articles du Monde. Le but n’était pas de titiller le lecteur mais de l’informer. J’avais l’impression d’être un ministre des Affaires étrangères passant en revue les dépêches diplomatiques, voire Talleyrand avec ses nombreuses sources personnelles d’informations importantes. Titre typique barrant toute la une : “Changements à la direction du Parti communiste cambodgien”. Puis je commençais à lire les reportages sur mon pays. Le Royaume-Uni était visiblement en proie au chaos et aux conflits, comparé au Cambodge. Le Monde rapportait ainsi que Margaret Thatcher voyait enfin se dresser devant elle un adversaire à sa mesure, en la personne de Michael Foot. Alors, j’ai pensé : “Si Le Monde estime que ce bon vieux Footie représente une menace pour Thatcher, comment pourrais-je me fier à ce qu’il dit sur le Cambodge ?” Mais les longs articles sur des endroits exotiques autres que le Royaume-Uni restaient un enchantement. Je crois qu’ils enchantaient les classes instruites en France également. Le Monde permettait d’échapper aux médias tapageurs. Aussi ne suis-je pas certain que publier autre chose que les opinions et les réflexions contenues dans ces analyses des correspondants étrangers soit une bonne idée. La baisse de la diffusion a, semble-t-il, coïncidé avec la publication de toute cette information. Frank Johnson D I P L O M AT I E La nouvelle idylle franco-espagnole Unis par leurs sentiments anti-Aznar et anti-Bush, Chirac et Zapatero redonnent du souffle aux relations entre leurs deux pays. D epuis que José Luis Rodríguez Zapatero gouverne, les sommets hispano-français sont une fête. Jacques Chirac et lui ont l’air ravis de s’être trouvés. En politique comme dans la vie, les inimitiés déterminent les amitiés. Et, avant de se connaître, Chirac et Zapatero avaient déjà quelque chose en commun : ils détestaient Aznar. Le coup de foudre était donc assuré dès la première rencontre. Peu importe que le par ti de Chirac soit lié à la droite européenne et celui de Zapatero à l’Internationale socialiste ; ce qui compte, c’est l’ennemi commun, dont tous deux, par le passé, ont subi l’arrogance et le mépris. Et, si cela ne suffisait pas, Chirac et Zapatero ont aussi une inimitié commune envers Bush. Ce sentiment aurait pu poser problème si les deux hommes avaient rivalisé pour le titre officieux de “premier anti-Bush européen”. Mais Zapatero a su respecter la hiérarchie de l’âge et estimer correctement la distance qui sépare un président de la République d’un président de gouvernement. La nouvelle amitié hispano-française est donc ainsi doublement scellée par deux inimitiés partagées. En pleine euphorie, Chirac et Zapatero ont appliqué le principe selon lequel “l’ennemi de mon ennemi est mon ami”, et ils ont pris la défense de Kofi Annan, actuellement dans la ligne de mire du président Bush et de son équipe de guerre. Aujourd’hui, les secrétaires généraux des Nations unies entrent en fonction avec l’autorisation des Américains et s’en vont lorsque ces derniers décident qu’ils sont de trop. Chirac et Zapatero vont devoir batailler ferme pour changer cela. Plus que les inimitiés, ce sont les rappor ts de forces qui sont déterminants en politique. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 En tant que francophile convaincu, je suis ravi que, pour une fois, les Français soient nos amis et non pas ces voisins rébarbatifs, les gabachos, sur lesquels se focalisent presque tous les complexes d’infériorité espagnols. Cer tains sont irrités de voir que la France a réussi à occuper une place importante dans le monde alors qu’elle n’a pas la puissance qui pourrait lui permettre d’y prétendre. Mais c’est là son mérite, qui tient beaucoup à la capacité qu’elle a d’élaborer des produits intellectuels qui ont un grand retentissement (ce que les Américains appellent le soft power). L’important est que les haines partagées ne viennent pas faire obstacle aux intérêts communs, qui sont le plus fort ciment de toute alliance. Et des intérêts communs, il y en a. Un intérêt commun en Europe : l’Espagne veut reconquérir une place centrale et la France a besoin d’appuis pour renforcer le noyau 14 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 dur européen. Zapatero est un Européen convaincu, et Chirac l’est malgré lui. Un intérêt commun pour une relation transatlantique qui ne soit pas placée sous le signe de la soumission et qui permette des politiques étrangères dif férenciées, avec le risque que leurs sentiments pour Bush les poussent à commettre quelques erreurs stratégiques. Un intérêt commun dans la lutte contre les divers terrorismes et contre les mafias. Et des intérêts communs en matière d’infrastructures et d’échanges économiques, rendus particulièrement importants par la proximité des deux pays. Les amitiés négatives ont toujours l’air très solides au début, mais elles s’exposent au risque que de nouvelles haines, de nouvelles rancœurs viennent les affaiblir et provoquer des changements d’affinités. Rien là que de très humain, en somme. Josep Ramoneda, El País, Madrid 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p19-22-22 13/12/04 20:20 Page 19 e u ro p e DOSSIER Turquie Entre suspicion et adhésion ■ Le 17 décembre, l’Union européenne décidera du destin européen de la Turquie. ■ Pour ce pays qui se modernise à marche forcée et qui s’est résolument placé dans le sillage de l’Occident, cette date est décisive. ■ L’Europe sera-t-elle à la hauteur de ce défi politique et culturel ? L’aboutissement logique d’une longue histoire L’Europe peut-elle absorber 70 millions de Turcs ? Pour Robert D. Kaplan, la stabilité et l’avenir du Vieux Continent sont à ce prix. THE ATLANTIC MONTHLY Boston ui a dit que les empires étaient une mauvaise chose ? L’Empire ottoman, tout comme à la même époque l’Empire austro-hongrois, était multiethnique et montrait plus de tolérance à l’égard des minorités que les Etats nationaux qui lui ont succédé. La tolérance ottomane était fondée sur l’absence de délimitation territoriale, des Balkans à la Mésopotamie et auYémen. Les minorités pouvaient s’épanouir n’importe où dans ce vaste ensemble sans susciter de conflits de souveraineté. Les violentes querelles pour déterminer quel groupe allait contrôler telle ou telle région n’ont émergé qu’après la Première Guerre mondiale, lors du démantèlement de l’Empire, et continuent aujourd’hui encore de hanter la géopolitique régionale. L’effondrement du pouvoir ottoman a par ailleurs contribué à réorienter la pensée musulmane. Pendant huit cent cinquante ans – depuis 1071, date de la victoire des Turcs seldjoukides sur les armées de Byzance, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale – c’est en Turquie, non en Arabie ou en Iran, que le monde musulman a puisé son inspiration spirituelle. En 1924, l’abolition officielle du califat a déclenché une lutte pour la légitimité doctrinale, dans laquelle les interprétations les plus radicales ont fini par l’emporter. En Turquie même, c’est le régime farouchement laïque de Mustafa Kemal Atatürk qui [à partir de 1922] restaure la stabilité et tourne définitivement le pays vers l’Occident. Pour la nouvelle Turquie, le prix à payer a été la militarisation de l’Etat et la mise à l’écart de l’islam. La démocratie turque s’est ainsi développée de façon tardive et anémique, ce qui s’est traduit par une succession de gouvernements peu représentatifs et inefficaces. La première lueur dans cette sombre chronique est l’élection, Q en 1983, du Premier ministre Turgut Ozal, un politicien rusé originaire des campagnes d’Asie Mineure. Partageant la profonde religiosité et le côté “nouveau riche” de nombreux Turcs, il a réintroduit la religion dans l’espace politique turc sans remettre en question le penchant pro-occidental du pays ni son esprit de tolérance. Au début des années 1990, il s’orientait vers une sorte de néo-ottomanisme, qui aurait dû aboutir, entre Turcs et Kurdes, à un compromis historique fondé sur l’islam. Malheureusement, Turgut Ozal fut terrassé par une crise cardiaque en 1993. On raconta qu’il était mort d’avoir trop mangé, comme Dessin d’Oliver paru dans Der Standard, Vienne. ■ * L’auteur Grande signature à The Atlantic Monthly, Robert D. Kaplan est l’auteur de La Stratégie du guerrier : l’éthique païenne dans l’art de gouverner, éd. Bayard, 2003. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 19 Atatürk était mort d’avoir trop bu. Parce que la Turquie est un véritable Etat et non, comme tant d’autres pays du Moyen-Orient, dont l’Irak, une simple entité géographique, rien ne s’y effondre d’un coup. La corruption et l’irresponsabilité de politiciens aussi ternes et incapables les uns que les autres ont atteint, à la fin des années 1990, de tels sommets que l’armée est revenue sur la scène politique sous le couvert d’un Conseil national de sécurité. Par ce biais, les militaires ont fomenté, étape par étape, ce que l’on a ensuite appelé un “coup d’Etat en douceur”. Au même moment, le mouvement islamique turc commençait à s’ébrouer. Un groupe de disciples de Necmettin Erbakan, l’inusable champion de l’islam turc, prenait ses distances avec celui qui avait été leur mentor. Le vieux leader, qui participait depuis des décennies au ballet des combines partisanes, s’était aliéné le gros des classes moyennes en se rendant en Libye ainsi qu’en Iran, et en plaidant en faveur d’un système scolaire religieux qui risquait de produire des fanatiques à la chaîne. C’est [après l’interdiction du parti d’Erbakan] en 2001 que naît le Parti de la justice et du développement (AKP). Son chef est un certain Recep Tayyip Erdogan, un politicien d’une quarantaine d’années. Originaire de Kasimpasha, un quartier pauvre d’Istanbul parmi les plus touchés par la criminalité, Erdogan ne parle aucune langue étrangère. Sa femme porte le foulard. Aux yeux de la classe dirigeante européanisée, il manque cruellement de style. Il se révèle pourtant un habile politique. Elu maire d’Istanbul au milieu des années 1990, il a su améliorer les services publics, nettoyer les rues et rapprocher les autorités municipales des citoyens. En 2002, alors que les Etats-Unis venaient d’envahir l’Afghanistan et envisageaient déjà d’intervenir en Irak, Erdogan, pieux musulman, était devenu l’homme politique le plus populaire de Turquie. Ou plutôt le seul – vu le dégoût qu’inspiraient tous les laïques insignifiants et grands buveurs de whisky qui avaient conduit le pays à la ruine politique et économique. Ayant rompu avec son puissant mentor Erbakan (dont il a donné le nom à un de ses fils),Tayyip Erdogan a pu afficher ses convictions réformistes et élargir son influence au-delà de sa DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 base musulmane. Jugé sincère, il a vite été considéré comme un gestionnaire sachant faire bouger les choses. Aux élections de novembre 2002, le Parti de la justice et du développement a remporté une immense victoire, alors même qu’Erdogan se voyait empêché de se présenter : ultime tentative des militaires turcs de barrer la route du pouvoir à un parti islamique, même modéré. Le temps que soit abrogée la disposition empêchant Erdogan de devenir Premier ministre, c’est l’un de ses proches, Abdullah Gul, qui a occupé le poste. Washington a compris trop tard que l’islam modéré et réformiste d’Erdogan représentait le meilleur – et en fait le seul – espoir de réconcilier les musulmans, du Maroc à l’Indonésie, avec les réalités sociales et politiques du XXIe siècle. Trop tard, en tout cas, pour s’épargner le camouflet de mars 2003, qui vit la Turquie refuser le passage des troupes américaines sur son territoire. Mais qu’en est-il des Européens ? Le 17 décembre, une Union européenne hésitante décidera d’ouvrir ou non des négociations en vue de l’adhésion de la Turquie. L’hésitation européenne repose à la fois sur des raisons légitimes et illégitimes. Les raisons légitimes soulignent toute la difficulté d’absorber un pays de 70 millions d’habitants – pays qui, de surcroît, est plus pauvre et plus peuplé que beaucoup des dix nouveaux membres admis dans l’Union le 1er mai 2004. Les raisons illégitimes se focalisent sur le fait que, eh ! oui, la Turquie est musulmane. L’Europe souhaite-t-elle accueillir en son sein autant de musulmans ? En réalité, l’Europe n’a pas le choix. Elle est de toute façon en train de devenir plus musulmane, pour des raisons démographiques. Et puis, la Turquie n’est pas seulement contiguë à l’Europe : elle lui est d’ores et déjà étroitement liée sur le plan économique. La seule incertitude est de savoir si le Vieux Continent sera en mesure d’encourager l’islam modéré par le biais du développement économique de la Turquie. Bien que ce soient des soldats américains qui se battent en Irak, ce sont les Européens qui, au bout du compte, pour de simples raisons géographiques, ont le plus intérêt à la stabilisation du Moyen-Orient. Et le plus sûr moyen d’avancer dans cette voie, c’est d’intégrer la Turquie à l’Europe Robert D. Kaplan 737p19-22-22 13/12/04 20:21 Page 20 e u ro p e DOSSIER Les Turcs n’ont pas attendu l’Europe pour changer La vie politique du pays est comme suspendue au verdict de l’Union européenne. Quelle erreur ! La Turquie n’a pas eu besoin de Bruxelles pour se moderniser. Un simple coup d’œil aux quotidiens populaires le prouve. RADIKAL Istanbul e 17 décembre, l’Union européenne décidera s’il convient d’ouvrir des négociations avec la Turquie en vue de son éventuelle adhésion. La vie politique et journalistique du pays semble s’être arrêtée en attendant le verdict des Vingt-Cinq. La société turque, elle, n’attend rien de cette date : elle change, se modernise ou non, mais, en tout cas, elle fait preuve au quotidien d’une vitalité qui n’attend pas une date fatidique pour s’exprimer. Il suffit d’ouvrir les journaux et de parcourir les pages Société pour s’en rendre compte. Laissez-moi vous rapporter quelques faits divers qui ont émaillé l’actualité turque ces dernières semaines. D’abord, il y a cette étude réalisée par un fabricant de préservatifs. Selon cette entreprise, les Turcs feraient de plus en plus l’amour : désormais, nous nous adonnerions au sexe trois fois par semaine, contre deux lors de la précédente étude. Pour les spécialistes, c’est sûr, ce regain de vigueur est le signe de la vitalité retrouvée de notre économie nationale. Car, selon ce fabricant, l’augmentation de l’activité sexuelle est parallèle à la croissance économique – optimisme confirmé par certaines boîtes de nuit qui, apprend-on par ailleurs, incluent désormais un préservatif gratuit pour chaque entrée payante. Une précaution bien pratique (et bien européenne) pour finir la soirée en beauté… Et, comme l’amabilité n’a pas de limites dans ce pays, le petit L Dessin de Mix & Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne. cadeau n’est pas glissé discrètement dans la poche de monsieur, mais offert avec force démonstration par des employés déguisés en préservatif géant. D’autres exemples de la Turquie qui bouge – et pas forcément dans le bon sens ? Depuis quelque temps, les unes des quotidiens populaires se couvrent d’histoire d’enfants d’à peine 7 ou 8 ans particulièrement agressifs et souvent spécialistes du vol à la tire. Ça aussi, c’est une nouveauté : jusqu’à présent, les enfants en Turquie allaient à l’école ou restaient auprès de leurs parents, mais n’étaient pas censés recevoir une formation professionnelle de pickpocket. C’est peutêtre aussi ça se rapprocher chaque jour un peu plus de l’Europe. Se divertir aussi est une nécessité vitale. Comme partout, les jeunes Turcs se précipitent dans les salles de cinéma. Et que vont-ils voir ? Bridget Jones 2, bien évidemment, et le plus étonnant est qu’ils s’identifient à cette jeune trentenaire si britannique dont les démêlés pourraient sembler à des annéeslumière de leur quotidien. Et, pour faire bonne mesure, plus de deux millions et demi de spectateurs ont déjà fait un triomphe à G.O.R.A., le premier film turc de science fiction. Passez-vous le mot : il est interdit de penser du mal ou de ne pas rire en regardant cette parodie grandguignolesque du genre, sous peine de se faire traiter d’imbécile. Mais la leçon est ailleurs : en Turquie aussi, on fait aussi du cinéma pour rire. Reste ceux qui ne verront même pas en rêve les boîtes de nuit où l’on distribue à pleine poignée des préservatifs – même s’ils en meurent d’envie. Ceux qui n’ont même pas les moyens de pousser la porte d’un simple bar à bière de province. Pour ceux-là, pour les laissés-pour-compte de l’européanisation du pays, il reste le système D. Je lisais dans le journal l’autre jour qu’une petite bande bien inoffensive avait mis au point un plan pour échapper un peu à la misère quotidienne et goûter aux délices d’une autre vie, ne serait-ce que le temps d’une nuit. Ils ont guetté la fermeture d’une gargote. Une fois les derniers clients partis et les rideaux de fer abaissés, notre bande d’amis a trouvé le moyen de pénétrer dans l’endroit. Ils ont ensuite convoqué un groupe de musiciens, prétendant que le patron ne manquerait pas de les payer.Toute la nuit, ils ont pioché dans les réserves de la gargote pour boire et manger à satiété. Au petit matin, ils ont quitté les lieux aussi discrètement qu’ils étaient arrivés, sans oublier de laisser ce mot d’excuse à l’attention des patrons : “Nous vous prions de bien vouloir nous pardonner, faute d’argent nous ne pouvons pas fréquenter votre établissement, mais, reconnaissez-le, on a bien le droit de faire la fête, nous aussi !” Peut-être le “droit de faire la fête” à la turque ferait-il bien d’être ajouté à la liste des droits fondamentaux de l’homme. Ça nous aiderait peut-être le soir du 17 décembre. Pendant ce temps, votre serviteur se trouvait aux Journées littéraires de Diyarbakir, la capitale du Kurdistan turc. Pendant une semaine, plus d’une quarantaine d’activités y étaient organisées. Une véritable cure de littérature au cours de laquelle les soirées de poésie succèdent aux débats littéraires. Tous les jours, des dizaines de colloques sont organisés autour des thèmes aussi divers que “Mythologie et culture populaire”, “Langue et violence”, mais aussi de longues interventions sur la traduction littéraire, la littérature pour enfants, la satire, la critique, la politique, etc. Certes, il y a aussi à Diyarbakir des enfants qui vendent des paquets de mouchoirs jetables dans la rue pour quelques sous. Certes, la jeunesse d’ici cherche du travail, est désœuvrée et ne sait plus comment s’en sortir. Mais, à Diyarbakir aussi, les marques mondiales et leurs boutiques ont envahi la ville. Diyarbakir change et cette quête est partout perceptible. Et le 17 décembre ne changera pas grand-chose à cette aspiration. Zeki Coskun DROITS DE L’HOMME La question kurde ne doit pas être une condition préalable ■ I l y a déjà bien longtemps, j’ai assisté à une séance de la Cour européenne des droits de l’homme. La partie plaignante était constituée de Kurdes et sur le banc des accusés se trouvait le gouvernement turc. L’avocat des plaignants a d’abord raconté comment on avait brûlé et détruit leur village. Le représentant du ministère des Affaires étrangères d’Ankara a ensuite démenti les accusations. Après avoir écouté les deux parties, les juges européens se sont retirés pour délibérer. C’était une triste scène : pendant des siècles, nous avons partagé les mêmes terres comme des frères, et, là, nous ne parvenions plus à nous entendre, à nous écouter. Nous cherchions à régler nos comptes devant des arbitres étrangers. Nous ne devrions pas nous en étonner. La Cour est une instance européenne où les Etats sont jugés pour leurs actions contre les citoyens, et il est tout à fait naturel que le gouvernement turc, qui reconnaît la juridiction de cette cour, vienne rendre des comptes comme tous les autres gouvernements européens. Toutefois, n’est-ce pas un problème que nous cherchions sur le terrain européen le règlement de tous nos différends, qui se résument à trois problèmes : la torture, le voile et la question kurde. Si la Turquie adhère à l’Union européenne, elle aura signé la Charte des droits fondamentaux et elle se démocratisera encore plus vite sous sa houlette. Mais les choses se résument-elles à cette simple équation ? Formulons-les plus clairement. Admettons qu’une condition très lourde soit posée sur la table de Bruxelles le 17 décembre, lorsque les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Cinq devront se prononcer sur l’ouverture de négociations d’adhésion avec la Turquie, et que celle-ci claque la porte en disant : “Je n’accepte pas de négocier à cette condition préalable.” Que va-t-il se passer ? Va-t-on retourner à la case départ ? Les faucons sortiront-ils de nouveau la hache de guerre qu’ils avaient enterrée en attendant la date fatidique ? Les calumets de la paix provisoire s’éteindrontils ? La question kurde s’enflammera-t-elle ? COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 L’interdiction des voiles va-t-elle être renforcée ? La torture sera-t-elle systématisée ? Sommes-nous parés à une telle éventualité ou avons-nous déjà un “plan B” au cas où les Vingt-Cinq refuseraient d’ouvrir des négociations d’adhésion ? La question est revenue à l’ordre du jour lors de la crise surgie après la parution-surprise de l’“appel des 200 signatures” [signé par des personnalités kurdes, celui-ci appelle l’Union européenne à prendre en compte les revendications du peuple kurde en Turquie]. L’appel exige que la Turquie applique aux Kurdes “les mêmes droits que ceux qu’elle veut pour les Chypriotes turcs” [disposer d’un Etat dans une confédération bizonale] et demande que ce soit une condition préalable à l’adhésion de la Turquie à l’UE. J’étais dans le sud de Chypre [partie grecque] cette année. La situation des Turcs et des Grecs qui n’ont pas su vivre en paix sur une toute petite île et qui se sont éparpillés des deux côtés d’une frontière gardée par des troupes d’interposition des Nations unies ne 20 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 m’est pas apparue comme très enviable. J’espère que les Kurdes et les Turcs ne connaîtront pas une telle séparation. Je n’ai pas d’objection à ce que les signataires de l’appel demandent une réforme fédérale en Turquie. Mais, à un moment aussi critique, signer une telle pétition sans trop peser ce que l’on signe et parfois sans trop savoir ce qu’il y a dans le document signé [certains des signataires de l’appel en Turquie ont affirmé que le document publié diffère de celui qu’ils ont paraphé] et poser face à l’opinion occidentale de nouvelles conditions préalables à l’admission de la Turquie dans l’UE, n’estce pas comparable à se tirer une balle dans le pied ? L’adhésion à l’UE a été le déclencheur d’un rêve, mais pas le rêve lui-même. N’oublions pas que notre but est de bâtir une société démocratique fondée sur “la diversité culturelle et la pluralité politique”. L’UE peut faciliter l’accession à ce rêve. Mais nous devons le poursuivre, fût-ce sans l’Union européenne. Can Dundar, Milliyet, Istanbul 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p19-22-22 13/12/04 20:22 Page 22 e u ro p e DOSSIER Le “non, mais” des Arméniens Si la classe politique reste intransigeante sur la question du génocide de 1915, la société arménienne se veut plus ouverte au dialogue avec la Turquie. Objectif : sortir de l’enclavement et de la pauvreté. BIRGUN Istanbul Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid. D’EREVAN ’Arménie est-elle un obstacle sur la voie de l’UE ? “Oui”, répond la classe politique arménienne, toutes tendances confondues. La Turquie “ne doit pas entrer dans l’UE avant d’avoir résolu la question arménienne”. Quant à l’homme de la rue, il n’a pas de réponse précise : ses priorités sont ailleurs. Dans ce petit pays de 2,5 millions d’habitants, les relations avec la Turquie sont à l’image des conditions climatiques actuelles : glaciales, avec beaucoup de brouillard ! Le fait que les deux pays n’essaient en rien de converger l’un vers l’autre, brouille encore plus l’atmosphère.Tandis que la Turquie déploie toute son énergie afin d’obtenir une date pour l’ouverture des négociations, Erevan observe attentivement le processus. Sur le fond, les partis politiques n’affichent guère de différences de vues concernant la Turquie, l’UE et l’Arménie. Quant à la population, elle se demande surtout comment sortir du cercle vicieux du chômage et de la pauvreté, désormais chroniques dans ce pays handicapé par son enclavement géographique. Dès qu’on évoque les relations arméno-turques, la première chose qui vient à l’esprit des gens est de demander l’ouverture de postesfrontières entre les deux pays. Une forte proportion d’Arméniens pensent avec pragmatisme que, en cas d’intégration de la Turquie, leur pays aura alors une frontière commune avec l’UE. Ils estiment qu’il serait plus facile de discuter de leurs problèmes avec une Turquie à l’intérieur de l’UE. Toutefois, la pauvreté et le pragmatisme cèdent la place en dernière analyse aux traumatismes de l’Histoire. Une idée communément admise refait surface : la Turquie ne se conforme pas à la “philosophie de l’UE”. Le parti ultranationaliste Dashnaksoutioun, par exemple, exige la “reconnaissance du génocide arménien par la Turquie” comme condition préalable à son adhésion à l’UE. Le président du groupe parlementaire du parti, Levon Mguirditchian, argue que “l’Europe ne se définit pas par une frontière géographique mais par un ensemble de valeurs. Et tant que la Turquie ne résoudra pas le problème lié aux événements de 1915, elle restera loin de ces valeurs.” Et il poursuit : “D’autre part, la Turquie n’observe pas une neutralité de pays tiers dans le conflit arménoazéri. Là non plus, elle ne se conforme pas à la philosophie européenne.” De la part du parti le plus à droite sur l’échiquier politique, on ne saurait s’attendre à une autre attitude. La formation nationaliste préconise donc qu’“on exerce une contrainte par des pourparlers”. Bien que sa représentation au Parlement et dans le gouvernement L ■ Optimisme A quelques jours du sommet européen, Mehmet Yildirim, le secrétaire général de DITIB, la plus grande fédération de Turcs musulmans en Allemagne, exhortait encore Berlin à “faire preuve d’optimisme”. “L’inquiétude des Allemands est compréhensible, mais elle est infondée”, confiait-il au quotidien berlinois Die Welt. Désamorçant un à un les arguments traditionnellement avancés contre l’adhésion de la Turquie, il insistait sur l’enracinement historique des bonnes relations entre les deux pays – “une chance pour que règne l’amitié non seulement entre les personnes, mais aussi entre les Etats”. soit restreinte, elle peut exercer une influence considérable sur la société. Et elle joue un rôle de soupape de sécurité pour le pouvoir en place. Dans toute la société arménienne, les deux aspects importants qui reviennent toujours, concernant l’adhésion de la Turquie à l’UE, sont soit la perspective d’un voisinage géographique avec l’UE, soit des considérations pratiques liées à l’ouverture des frontières, ce qui pourrait changer beaucoup de choses à court terme. Selon Aram Simonyan, vice-recteur de l’université d’Erevan, le problème majeur entre la Turquie et l’Arménie est justement “l’ouverture de la frontière, pour accroître le commerce et les allées et venues”. Pour les universitaires, il faut commencer par se parler : “Si on met comme condition préalable la résolution des questions complexes, on ne s’en sortira jamais. Quand les intellectuels, les artistes et les peuples des deux pays commenceront à mieux se connaître, on aura au moins ouvert la voie du dialogue.” L’un des mots les plus utilisés par les intellectuels arméniens est donc “dialogue”. Ils n’ont pas tort. Le dialogue par l’intermédiaire des intellectuels et des organisations non gouvernementales des deux pays – plutôt que par leurs politiciens – semble être la seule issue possible aux nombreux problèmes épineux dans les relations arménoturques. Mais l’Histoire, alors ? L’Histoire occupe une place importante dans le subconscient des Arméniens. Les événements de 1915 reviennent tout naturellement dans les conversations, même si l’ordre des priorités dans la vie des gens change. En témoigne l’incident qui a eu lieu lors de la tenue de la Conférence sur l’Orient, une initiative lancée par un groupe d’intellectuels turcs appartenant à diverses sensibilités. Les partenaires arméniens ne font aucune allusion à 1915, mais un étudiant en turcologie se lève brusquement et interpelle l’auditoire en turc pour l’appeler à “une minute de silence à la mémoire des victimes du génocide”. Surpris par cette injonction, les participants de la conférence hésitent. On trouve finalement un terrain d’entente pour “une minute de silence à la mémoire des victimes des deux côtés”. Tout le monde se lève en mémoire des Arméniens et des Turcs qui ont péri dans les massacres de 1915. L’éditeur du journal arménien de Turquie Agos, Hrant Dink, qui est membre de la Conférence sur l’Orient, est furieux de cette minute de silence imposée comme un fait accompli. Quelle que soit l’analyse qu’on en fait, le traumatisme historique ne lâche pas les Arméniens. Malgré tout, il est évident que les relations arméno-turques ne sont plus ce qu’elles étaient dans le passé. Elles avancent, même si c’est à petits pas. Selon toute vraisemblance, c’est la société civile, par ses initiatives, qui déterminera les avancées sur la voie non de l’affrontement, mais du dialogue. Mete Cubukcu ALLEMAGNE Des immigrés aimés et honnis Les immigrés turcs de deuxième génération fréquentent les universités, dirigent des entreprises, entraînent des clubs de foot et votent à gauche. Et la droite allemande les rend responsables de tous les maux. F er de lance de la Turquie et souffre-douleur de l’Allemagne, les 3,5 millions de ressortissants turcs vivant dans les pays de l’Union européenne sont à la fois une chance et un désavantage pour l’adhésion de leur pays natal. L’université d’Anadolu a, depuis dix-huit ans, une filiale à Cologne ; elle forme 6 000 étudiants turcs établis en Allemagne, dont 1 000 au niveau du DEA. Et 36 000 jeunes Turcs étudient par ailleurs dans des universités allemandes. Il s’agit là d’un potentiel intellectuel important. Plusieurs Turcs se distinguent déjà par ailleurs pour leur rôle dans la société allemande. C’est le cas d’Orhan Adyrba, originaire du village de Nazimiyeli et propriétaire du plus célèbre restaurant mexicain de Cologne, le Si claro. Si vous n’avez pas réservé longtemps à l’avance, il vous sera difficile de goûter sa délicieuse cuisine, œuvre du chef Bülent, lui-même originaire de Malatya. Dans le même ordre d’idées, le chef de projet des relations publiques du Football Club de Cologne est une jeune ingénieure turque, Nilgün Soydan ; Hasan Oduz, un des hommes les plus élégants d’Allemagne, est le maître couturier de la plus grande entreprise de prêt-àporter du pays ; de même, Murat Arslan, très envié par ses collègues allemands pour sa réussite dans toutes ses entreprises, est l’un des hommes d’affaires les plus importants de Hambourg. L’Union des petits commerçants de Stuttgart s’est enfin transformée en puissant lobby sous la houlette d’un autre Turc, Bedii Avcy. On pourrait continuer ainsi à égrener les noms de milliers d’autres Turcs qui ont réussi. Admirablement formés, ils sont nos meilleurs ambassadeurs auprès de l’Union européenne. Près de 760 000 Turcs vivant en Allemagne ont choisi la nationalité allemande. Selon les sondages, 95 % d’entre eux votent pour le Par ti social-démocrate ou pour les Verts. Les partis de droite considèrent d’un mauvais œil tous ces électeurs qui votent pour leurs adversaires. D’autre part, ces “étrangers” entreprenants, avec leur éducation et leurs compétences, éner- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 22 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 vent les Allemands de souche, qui les verraient plutôt dans la catégorie des exclus, sur tout quand ils leur arrachent des parts de marché. Cette population dynamique, qui a l’ambition de réussir, est soupçonnée de vouloir, à terme, confisquer à son profit le pouvoir économique. Les craintes ont encore enflé après l’unification avec l’Allemagne de l’Est et le passage à l’euro, et que les Allemands ont fait la connaissance du chômage et de l’inflation. Les partis de droite ont alors pointé du doigt les Turcs, désignés comme les responsables de tous ces maux. Et ils ont rencontré en cela l’adhésion des Allemands mécontents de la situation économique. Dès lors, il a été facile de faire des amalgames : en se focalisant sur les foulards, les calottes, les trafiquants de drogue, l’illégalité, on a fait des généralisations visant à assimiler la Turquie à l’islamisme. En fait, derrière les réactions, c’est la peur d’avoir à partager le gâteau de la réussite économique ; et cela, bien que l’on mette en avant, avec une finesse toute politique, les “différences culturelles et sociales”. Fikri Saglar, Birgun, Istanbul 737 p.23 14/12/04 14:27 Page 23 I TA L I E De la Mafia à Berlusconi LA REPUBBLICA (extraits) Rome arcello Dell’Utri a-t-il appor té un soutien “concret, spécifique, conscient et volontaire” à la défense et au renforcement du pouvoir de la Cosa Nostra sicilienne ? Les juges qui l’ont condamné à neuf ans de prison ferme le samedi 11 décembre en sont convaincus. Dell’Utri a été l’“intermédiaire” entre la Mafia et le groupe de l’actuel président du Conseil, Silvio Berlusconi. Il a eu un rôle “d’auxiliaire, de soutien et de représentant des intérêts de Cosa Nostra”, ont-ils estimé. Il est intervenu et a résolu, chaque fois qu’ils ont surgi, les nombreux conflits entre les ambitions de la Mafia et les souhaits de Berlusconi. Et c’est précisément son rôle d’“artisan des solutions” qui lui a permis d’occuper un rôle décisif à la droite du chef. Dans les années 1970 et 1980, le patron de la Fininvest avait été menacé d’enlèvement et son groupe visé par des attentats. C’est Dell’Utri qui organise la rencontre entre Berlusconi et les parrains Stefano Bontade et Mimmo Teresi pour le “rassurer” quant au péril d’un kidnapping. C’est lui qui fait engager le mafieux Vittorio Mangano chez Berlusconi comme écuyer pour sceller “un accord de cohabitation avec Cosa Nostra”. C’est encore Dell’Utri qui “négocie en 1993-1994 avec Cosa Nostra”. Un cadre probatoire qui aurait pu être plus détaillé et significatif si Berlusconi n’avait pas fait valoir sa faculté de ne pas répondre aux juges. Si la reconstitution du rôle de Dell’Utri s’avère fondée (nous n’en sommes qu’à la première instance), Berlusconi est conscient de la dangerosité de son collaborateur et il sait que le moindre aveu de sa part, même le plus vague, aurait été pour le tribunal une confirmation de cette sorte de contrat d’assurance qu’il avait scellé avec la Mafia, en engageant et en promouvant la carrière de son ancien secrétaire et camarade d’études. Il ne fait aucun doute que Berlusconi en paie aujourd’hui le prix – un prix très embarrassant, en termes d’image. Si l’on assemble en effet les éléments collectés au cours de ces années, il apparaît que le patron de la Fininvest a payé un juge de Rome (faits prescrits) ; a acheté la décision qui lui a apporté en dot l’éditeur Mondadori (faits prescrits) ; a financé illégalement le Parti socialiste de Bettino Craxi (faits prescrits) ; a falsifié pour 750 millions d’euros les bilans de sa Fininvest (faits prescrits) ; a manipulé les chiffres des droits de retransmission télévisée entre 1988 et 1992 (faits prescrits) ; a trafiqué avec les assurances des joueurs du Milan AC (faits prescrits). Ce n’est pas un beau spectacle, et l’on comprend pourquoi Silvio Berlusconi se sentait “affligé” ces jours-ci. Giuseppe D’Avanzo M COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 23 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 737p24 14/12/04 14:29 Page 24 e u ro p e ROUMANIE Le 8 décembre, avec Basescu, le futur a enfin commencé ! Avec 51,7 % des voix, Traian Basescu a battu Adrian Nastase, le candidat du pouvoir – une victoire qui s’est dessinée quatre jours avant le scrutin de dimanche, lors d’un débat télévisé qui restera dans les mémoires. avons choisi des gens qui se vantaient d’être capables de redresser la situation. Tous mentaient profondément, car nul n’avait le courage d’aborder le problème comme Basescu l’a fait publiquement. EVENIMENTUL ZILEI Bucarest ’est le 8 décembre 2004 que les mots les plus importants jamais prononcés par un homme politique roumain depuis quinze ans ont été entendus. C’était au cours du débat qui opposait, sur la chaîne publique TVR, les deux candidats à la présidence, Adrian Nastase [soutenu par le Parti social-démocrate du président sortant, Ion Iliescu, et par le Parti humaniste] et Traian Basescu [soutenu par le Parti national libéral et le Parti démocrate, regroupés dans l’alliance libérale Justice et vérité, voir CI n° 735, du 2 décembre 2004]. Vers la fin de la joute, Traian Basescu a coupé court aux habituelles discussions sur les statistiques et s’est exprimé sans détour. “Je me demande si notre pays n’est pas maudit, lui qui se voit contraint de choisir entre deux anciens communistes ? Entre Adrian Nastase et Basescu. En quinze ans, il n’y a pas eu un seul homme politique qui n’ait été souillé par les mauvaises habitudes du communisme, qui n’en ait été affecté d’une façon ou d’une autre.” Et de poursuivre ainsi : “Peut-être ce débat aurait-il dû ne jamais avoir lieu. Peut-être le moment estil venu pour qu’un autre genre de candidat se présente devant les Roumains, plutôt que nous deux. Le gros problème, que nous partageons, n’est pas seulement lié au fait que nous étions tous deux membres du Parti communiste. Peut-être, finalement, cela n’est-il pas une honte, un mal, d’être un membre du Parti dans un Etat communiste. Car ainsi était l’Etat à l’époque. Le drame, c’est que nous n’avons plus le droit de conserver la même mentalité quinze ans après la disparition du communisme en Roumanie.” Car c’est bien le “grand problème”. De la Roumanie en tant qu’Etat et des Roumains en tant que personnes. Le problème de notre vie commune, alors que nous sommes encore divi- C SON SECRET : UNE RÉELLE ET AUTHENTIQUE RECONVERSION sés, et de notre présent, lui-même né de notre passé et qui va accoucher de notre avenir. Basescu l’a dit ouvertement, il nous l’a lancé courageusement au visage comme seul lui peut le faire. Soit il nous parlait du prix des pommes sur le marché, soit du prix des mensonges dans la vie. Traian Basescu, ce soir-là, s’est assuré une place dans l’histoire de la vie morale roumaine. Et voici pourquoi. Il a dit à cet instant-là ce qui aurait dû être clamé en chœur en décembre 1989, à l’avènement du nouvel Etat roumain. Avec de telles paroles, nous aurions pu fonder un Etat libre, et non une colonie de l’occupant communiste et de ses héritiers. Nous ne l’avons pas fait et nous avons laissé passer quinze ans de désespoir et de corruption. Toutes ces années, nous Dessin de Vlahovic paru dans NIN, Belgrade. ■ Bio express Ancien de la marine marchande, ministre du Transport à deux reprises, Traian Basescu, 53 ans, est maire de Bucarest depuis 2000. Elu président de la République le 12 décembre, c’est lui qui désignera le futur Premier ministre. Pour son portrait, voir “A l’affiche”, CI n° 735, p. 11. Pour que puisse naître le futur, il était nécessaire que le passé soit tué.Traian Basescu s’est chargé de la besogne, proférant des mots qui, sur le moment, ont pu passer pour de l’autodérision, mais qui, la seconde d’après, nous ont donné la chance d’ouvrir un nouveau chemin. Il s’est adressé à ceux qui avaient manifesté sur les marchés, à tous ceux qui s’étaient repliés, vaincus, persuadés que les Roumains étaient un peuple attiré par le mal. Il s’est adressé à ceux qui ne sont plus parmi nous. A ceux qui sont morts durant l’ère communiste sans imaginer qu’ils auraient pu connaître des jours meilleurs. Et Basescu s’est adressé à ces deux millions de personnes qui ont quitté le pays, qui sont allées travailler pour d’autres, et à ceux qui sont restés mais qui continuent de douter, à ceux qui croient que l’on ne peut rien y faire, à ceux qui préfèrent rester chez eux le jour des élections.Traian Basescu a réussi à parler ce soir-là à tous les Roumains. Et c’est pour cette raison qu’Adrian Nastase a perdu. Pourquoi devrions-nous croire Basescu ? Parce que le chemin de la souffrance que doivent emprunter les Etats ne saurait être bouleversé par la simple démagogie des convertis. Traian Basescu était un communiste, il a vécu dans le système. Mais il a su user de ces quinze années, alors que Nastase, Iliescu et leurs équipes n’ont pas voulu le faire. Eux se sont contentés d’accroître leur fortune, tandis que lui se posait la question, celle du “grand problème” de la Roumanie. Pas en privé, ni en théorie. C’est ce qu’ont fait les intellectuels, qui, il y a quatre ans, nous ont suppliés de voter Iliescu et qui, maintenant, se taisent. Des intellectuels qui ne sont nulle part, et qui y resteront. Déclassés. Basescu a compris bien plus et a beaucoup mieux travaillé. Dans la vie, pas en rêve. Dans notre intérêt, pas en vain. Il a progressé étape par étape. Il était membre du Front du salut national [au lendemain de la révolution], mais il a su en tirer les fruits. Il a été ministre et, là encore, il en a tiré quelque chose : pas une villa, mais quelques conclusions réalistes sur le fonctionnement d’une politique contraire aux Roumains. Il est progressivement devenu l’homme qu’il nous fallait. Il n’est pas étranger au monde d’où nous venons, il n’est pas un observateur impuissant de l’extérieur. Communiste écœuré par les communistes convertis, il est devenu le seul homme du système à se retourner contre lui. Et, étant de naissance un homme d’action,Traian Basescu a fait ce qu’il a dit. A commencer par ce qui le concerne. J’écrivais il y a peu qu’il était le seul exemple de réussite des réformes en Roumanie. Lui, personnellement. Depuis le 8 décembre, nous savons désormais que sa réforme personnelle pourrait devenir la nôtre. Basescu a deviné quel était le “grand problème” de la Roumanie. C’est là une chose qu’il nous faut bien comprendre. Ce mercredi soir, le communisme nous a demandé pardon, par la voix d’un homme crédible. Le futur peut commencer. Enfin ! Traian Ungureanu W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com UKRAINE Les trois conseils de la pasionaria de Kiev I oulia Timochenko est l’un des chefs de file les plus en vue de l’opposition ukrainienne. Celle qu’on appelle la “pasionaria de Kiev” [voir CI n° 736, du 9 décembre 2004] compte évidemment sur la victoire du candidat Viktor Iouchtchenko à l’issue du “troisième” tour du 26 décembre prochain, mais elle émet toutefois quelques réser ves. C’est pourquoi elle donne dès maintenant ses conseils au futur président. Le 11 décembre dernier, elle déclarait dans les pages du magazine Korrespondent, de Kiev, qu’il est “nécessaire de commencer non pas par des réformes économiques ou sociales, mais par la mise en place de médias libres. Sinon, aucune réforme n’obtiendra de résultats.” Il faudra ensuite s’attaquer au système judiciaire, a assuré la dirigeante du groupe parlementaire qui porte son nom. “Nous devons nous débarrasser de la corruption, de la dépendance, des pressions. C’est un domaine où il ne saurait être question de perdre du temps”, a-t-elle lâché. Enfin, il serait “des plus importants” de libérer la culture économique de “l’influence administrative et [de] développer les programmes les plus efficaces pour attribuer des capitaux de départ aux gens qui veulent créer des petites ou moyennes entreprises”. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 En ce qui concerne le programme de réforme des institutions politiques qui a été voté le 8 décembre à la Rada [le Parlement, dont le pouvoir sera renforcé grâce au vote en question], Ioulia Timochenko estime qu’il peut être considéré comme “une victoire sans conditions”. Mais elle reconnaît qu’elle a été arrachée “les larmes aux yeux”. Son bloc parlementaire n’a d’ailleurs pas participé au vote. Pour elle, le compromis à la Rada a abouti à plusieurs résultats positifs, notamment au remplacement de la Commission électorale centrale et au limogeage du procureur général, ainsi qu’à des modifications de la loi sur l’élection pré- 24 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 sidentielle visant à contrer les fraudes. Elle juge en revanche que le compromis a accouché d’autres éléments moins positifs, comme “les modifications et amendements à la Constitution qui, à compter du 1er septembre 2005, aboutiront à un affaiblissement des pouvoirs du prochain président”. “La question est de savoir si ces jolies victoires parlementaires de l’opposition auraient pu avoir lieu si nous n’avions pas dû avaler du même coup la désagréable pilule de la réforme constitutionnelle. Je suis persuadée que… oui”, conclut-elle. Kyiv Post, Kiev 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p27 BAF 14/12/04 14:13 Page 27 amériques ● É TAT S - U N I S Les démocrates sont-ils capables de se battre ? Pour le commentateur Peter Beinart, si le parti de l’Ane est si faible, c’est à cause de son indifférence face à la principale menace politique du monde actuel : l’extrémisme islamique et son expression terroriste. THE WASHINGTON POST Washington u début de la guerre froide, les démocrates avaient un gros problème de sécurité nationale. Comme l’écrivaient les journalistes Joseph et Stewart Alsop en 1946, “ils éludent invariablement la grande réalité politique d’aujourd’hui : la menace que l’Union soviétique représente pour l’Occident”. Si rien ne change, prédisaient-ils, “c’est la droite, et plus précisément l’extrême droite, qui a le plus de chances de remporter la victoire”. Trois ans plus tard, les choses avaient changé. L’anticommunisme, minoritaire chez les démocrates en 1946, était devenu en 1949 l’un des piliers de leur credo. Le mérite en revient en grande partie à Harry Truman, qui a su rallier les Américains de gauche et les autres derrière le plan Marshall et la politique d’endiguement du communisme. Mais Truman n’y est pas parvenu seul. Sur le terrain, des organisations telles qu’Americans for Democratic Action (ADA) se sont employées à mettre la lutte contre le communisme au cœur de la nouvelle conception démocrate du monde. Lorsque l’ancien vice-président Henry Wallace tenta de réunir libéraux de gauche et communistes, en 1948, l’ADA fit tout pour l’écarter de la course à la présidentielle. Et, lorsque les républicains finirent par reprendre la Maison-Blanche, l’ADA fit en sorte que l’anticommunisme reste un mot d’ordre pour tous, et pas seulement pour les conservateurs. Les démocrates ont à nouveau un problème de sécurité nationale. Aujourd’hui, la “grande réalité politique” est la A menace que posent Al Qaida et l’extrémisme islamique. Or l’ombre de cette menace a permis à la droite de remporter deux élections d’affilée, en partie parce que les Américains ne font pas confiance aux démocrates pour assurer leur sécurité. Le problème n’est pas seulement John Kerry. Depuis le 11 septembre 2001, les démocrates n’ont créé aucune institution visant à amener le combat contre l’ennemi extrémiste de l’Amérique au centre de leur mission, comme l’avait fait l’ADA en son temps. Ils ne montrent pas un grand enthousiasme pour la lutte contre le terrorisme, et cela leur a coûté très cher aux élections. Prenez l’exemple de MoveOn.org, qualifiée par le magazine en ligne Salon d’“organisation militante la plus importante dans la sphère démocrate”. MoveOn a été fondée à la fin des années 1990 pour protester contre Dessin de Phil Foster paru dans The New Republic, Etats-Unis. l’impeachment de Clinton. Sa réaction au 11 septembre a été de critiquer la guerre contre les talibans. En 2002, elle a incorporé 9-11peace.org, une association également opposée à la guerre en Afghanistan. Depuis, MoveOn a dépeint la lutte contre le terrorisme dans des termes très négatifs, la présentant comme une menace pour les libertés civiques et une façon de détourner l’attention des problèmes nationaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles les trois candidats qui ont placé la lutte contre le terrorisme au centre de leur campagne pour l’investiture démocrate (Joe Lieberman, Bob Graham et Wesley Clark) n’ont pas été suivis. Qui plus est, lorsque The New York Times a demandé aux délégués à la Convention démocrate quels étaient les sujets politiques les plus importants, seuls 2 % ont mentionné le terrorisme. La défense et la sécurité du territoire n’ont été évoquées que par 1 % des délégués interrogés. 2 % DES DÉMOCRATES SE DISENT CONCERNÉS PAR LE TERRORISME A la fin des années 1940, l’ADA voyait un lien moral entre la lutte contre le totalitarisme soviétique et la lutte contre l’injustice aux Etats-Unis. Elle a utilisé la guerre froide pour défendre les droits civiques des minorités et les libertés individuelles, affirmant que, si les Etats-Unis ne respectaient pas les droits de l’homme sur leur propre territoire, le communisme se renforcerait à l’extérieur. L’ADA a également soutenu l’augmentation du budget de la défense et de l’aide extérieure en insistant sur le fait que ce n’était pas le Parti républicain, avec son attachement aux réductions d’impôt et à l’équilibre budgétaire, qui risquait d’avoir la combativité requise pour mener la guerre froide. Ces arguments sont aujourd’hui à la disposition des démocrates. Le fait que le gouvernement Bush ait fermé les yeux sur les actes de torture commis à Abou Ghraib et à Guantanamo a nui aux efforts déployés par les Américains pour convaincre le monde musulman que la lutte contre le terrorisme était une lutte pour les droits de l’homme. Les importantes réductions d’impôt décidées par le président privent le gouvernement de l’argent dont il a besoin pour financer correctement l’armée et la sécurité du territoire. Quant aux efforts du président Bush pour promouvoir la démocratie dans le monde musulman, ce ne sont que des mots. Pour les conseillers démocrates, ces critiques ne sont pas une nouveauté. Le sénateur Joseph Biden, par exemple, a demandé une action de grande envergure pour encourager l’éducation laïque dans le monde musulman. Mais les candidats démocrates ne défendront pas ce genre d’idées si elles ne sont pas soutenues par la base du parti. Les choses se sont passées autrement pendant la guerre froide parce qu’ils pouvaient compter sur le travail crucial réalisé par l’ADA, ainsi que par les syndicats, farouchement anticommunistes. Les choses peuvent changer, mais seulement si les démocrates mettent en place des organisations qui fassent du combat de l’Amérique contre l’ennemi totalitaire l’affaire de la gauche. C’est ce qu’ils ont fait il y a cinquante ans ; c’est ce qu’ils doivent de nouveau faire aujourd’hui. Peter Beinart* *Directeur de la rédaction du New Republic. RECONDUCTION Un béni-oui-oui en guise de ministre des Finances uand la recherche d’un nouveau ministre des Finances traînait en longueur, les républicains proches de la Maison-Blanche dénigraient ouvertement le ministre sortant, John Snow. Puis, la semaine dernière, le président a reconduit Snow dans ses fonctions. Pour justifier cette décision surprise, un haut responsable de l’administration a déclaré que “ce n’était pas le moment de créer un climat d’incertitude”. Eh bien, ce n’est pas non plus le moment de faire comme si de rien n’était. Car le bilan économique du premier mandat de George W. Bush est carrément désastreux. Le marché des actions est orienté à la baisse malgré les allégements fiscaux destinés à doper l’investissement. Le dollar s’est beaucoup déprécié, et chaque jour fait craindre un peu Q plus une chute libre. Le budget fédéral excédentaire est passé à un déficit de 412 milliards de dollars, principalement à cause des baisses d’impôt excessives et peu judicieuses. Le déficit commercial et celui des investissements internationaux battent des records et sont près de trois fois plus élevés que le niveau généralement considéré comme supportable par les économistes. Les créations d’emplois n’ont jamais été aussi peu nombreuses depuis des décennies. Et comme si le tableau n’était pas assez sombre, le maintien de Snow laisse entrevoir un aspect troublant, quoique peu surprenant, du processus de prise de décision du président. A l’instar des autres ministres de Bush, la mission de Snow consiste principalement à promouvoir une politique et COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 non à en proposer une. Dans la mesure où ce gouvernement a une politique économique (“les baisses d’impôts avant tout”, “les déficits n’ont aucune impor tance”), celle-ci est élaborée dans le cercle des proches du président. Snow, comme tant d’autres dans l’entourage de Bush, n’est rien d’autre qu’un messager. Le Congrès, les marchés financiers, nos partenaires commerciaux, tous le savent. Il est difficile de croire que la Maison-Blanche ne pouvait pas trouver quelqu’un parmi les experts de Wall Street, les anciens hommes politiques et autres spécialistes dont les noms ont circulé, quelqu’un qui aurait pu faire un ministre des Finances acceptable. Il est plus vraisemblable que personne ne faisait l’affaire pour le vrai travail proposé : celui de 27 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 béni-oui-oui. En gardant John Snow, le président évite les auditions au Sénat, qui auraient été inévitables dans le cas de la nomination d’un nouveau ministre. Du coup, on a manqué une belle occasion de connaître les idées personnelles de Snow. L’économie ne pourra s’améliorer que si le président commence à écouter ceux qui lui disent des choses qu’il refuse d’entendre. Par exemple, que le seul moyen de redresser durablement le dollar est une discipline budgétaire visant à réduire les déficits. Snow n’est pas de ceux-là. Le plus inquiétant est que l’homme à la hauteur de cette tâche n’existe pas – et que, même s’il existait, il ne pourrait jamais entrer dans cette administration. The New York Times (extraits), New York 737 p28 14/12/04 14:17 Page 28 amériques É TAT S - U N I S Cinquante-cinq ans de prison pour port d’armes Les juges des tribunaux américains sont contraints d’appliquer un barème de peines minimales excessivement sévères et sans aucune mesure avec les délits commis. Un système qui doit être remis en question. noncer. “Condamner M. Angelos à passer le reste de sa vie en prison est injuste, cruel et irrationnel”, s’insurget-il. Les peines minimales obligatoires prononcées dans le cas de petits délits sont une insulte aux victimes de crimes, poursuit-il, parce que les sanctions sont souvent plus lourdes que celles prévues par le Congrès pour des crimes avec violence : quelques heures auparavant, il avait ainsi condamné à vingt-deux ans de prison un homme reconnu coupable d’avoir battu une vieille dame à mort à coups de gourdin. THE WASHINGTON POST Washington orsque le nouveau Congrès se réunira, en janvier, il pourrait bien être confronté à une véritable révolution en matière de justice pénale : la Cour suprême semble en effet prête à annuler les directives qui régissent le système de fixation des peines. La définition d’un nouveau barème par le Congrès donnerait au corps législatif l’occasion de mettre fin à une pratique injuste et dépourvue de sens : l’application de peines minimales obligatoires. Il s’agit des condamnations sévères, parfois draconiennes, que les juges fédéraux ont l’obligation d’infliger pour certains délits. D’une durée de cinq, dix, vingt-cinq ans ou plus, elles sont fixes et sans possibilité de libération conditionnelle. Et ni les circonstances atténuantes ni les antécédents de l’accusé ne sont pris en compte. Ce système implacable entraîne souvent des sanctions n’ayant aucune mesure avec le délit commis. Les principales victimes en sont les membres de minorités ethniques et les pauvres, mais pas exclusivement. Prenons le cas de Weldon Angelos, 25 ans, un jeune homme de la classe moyenne de Salt Lake City condamné pour la première fois de sa vie pour avoir vendu à trois reprises de petites quantités de marijuana. Le juge lui a infligé vingt- L CONDAMNÉS ANTICONSTITUTIONNELLEMENT ? quatre heures de détention pour la vente de stupéfiants, mais a ajouté cinquante-cinq années supplémentaires de peine obligatoire parce qu’Angelos était porteur d’un pistolet lors des trois transactions. Le juge Paul G. Cassell, récemment nommé par Bush, ancien procureur et avocat de la défense, a été tellement choqué d’avoir à rendre un tel jugement qu’il a rédigé une note de 67 pages pour protester contre cette sentence que le Congrès l’avait forcé à pro- Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. Vingt-neuf anciens juges fédéraux, procureurs et ministres de la Justice ont remis à la cour un mémoire en faveur d’Angelos, où ils affirment que le verdict prononcé contre lui constitue une infraction au huitième amendement de la Constitution, qui interdit les châtiments cruels et inhabituels. “Un terroriste qui fait exploser une bombe dans un lieu public avec l’intention de provoquer la mort d’un passant n’encourt pas plus de deux cent trente-cinq mois de prison… Pour meurtre simple, la peine ne dépasse pas cent soixante-huit mois de détention, et pour viol, elle est de moins de quatre-vingt-sept mois.” Selon eux, la peine de six cent soixante mois à laquelle Angelos a été condamné est anticonstitutionnelle, “premièrement, parce qu’elle est totalement disproportionnée par rapport aux délits dont Angelos s’est rendu coupable ; deuxièmement, parce qu’elle va à l’encontre de l’évolu- tion des règles qui caractérisent notre société civilisée”. Les condamnations sévères sont justifiées pour punir les grands criminels ou les gros bonnets de la drogue. Mais les prisons sont remplies de détenus comme Angelos, et cela coûte très cher au contribuable : 26 696 dollars par détenu et par an, soit 4 milliards de dollars par an. Selon le Bureau of Prisons, plus de la moitié des 180 000 pensionnaires des prisons d’Etat ont été incarcérés pour des délits liés à la drogue. La plupart sont des petits délinquants occasionnels et non violents. Il serait plus bénéfique pour eux et pour le contribuable de confier leur surveillance et leur réhabilitation aux communautés locales. Il existe un consensus de plus en plus large parmi les juges, les procureurs et les avocats sur la nécessité de déterminer un barème plus raisonnable pour les peines prononcées au niveau fédéral. Espérons qu’il s’étendra au Capitole. J’ai vu dans ma vie des centaines de personnes condamnées à tort sortir de prison ou du couloir de la mort. J’espère aussi voir réintégrer la société ceux qui ont été accusés à des peines injustes. Mais il y a au moins une chose que nous pouvons faire : mettre fin à cette aberration que sont les peines minimales obligatoires. Barry C. Sheck* * Président de la National Association of Criminal Defense Lawyers et professeur à la faculté de droit de la Yeshiva University de New York. BOLIVIE Un pouvoir tout neuf pour les Indiens Plus de 300 représentants de partis indigènes et d’associations citoyennes ont détrôné les formations politiques traditionnelles à l’occasion des dernières élections municipales. L Commandez vos hors-série en appelant le 01.57.28.27.78 es élections municipales du 5 décembre ont bouleversé l’échiquier politique de la Bolivie. Le taux de par ticipation a été extrêmement élevé [4,5 millions d’électeurs, soit la moitié de la population bolivienne, se sont exprimés], et les mouvements citoyens et indigènes sont venus souffler la vedette aux par tis politiques traditionnels. Les résultats officiels ne seront connus qu’à la fin du mois en raison de l’extrême complexité du dépouillement. Le scrutin a en effet vu s’affronter un grand nombre de candidats indépendants – issus de 337 mouvements citoyens et de 59 mouvements indigènes – et pas moins de 17 par tis politiques traditionnels. Les enquêtes réalisées à la sortie des urnes par ATB et Bolivisión, les principales chaînes de télévision boliviennes, révèlent que les formations politiques traditionnelles ont été battues en brèche dans l’ensemble du pays. Les quatre principales villes de Bolivie (La Paz, El Alto, Santa Cruz et Cochabamba) sont passées aux mains de candidats de petits partis ou de mouvements citoyens qui participaient pour la première fois à des élections. [Grâce à la réforme constitutionnelle de février dernier, les partis indiens peuvent désormais présenter un candidat]. Ces résultats illustrent bien la disgrâce dans laquelle sont tombés les par tis de l’élite blanche, en particulier les formations qui ont partagé le pouvoir avec l’ex-président Gonzálo Sánchez de Lozada [deux fois chef de l’Etat : 1993-1997 et 2002-2003]. La révolte populaire d’octobre 2003, qui aboutit à une répression sanglante (plus de 100 morts) et à la démission de Sánchez de Lozada, a largement contribué à ce désaveu. Le plus gros perdant serait le parti de Gonzálo Sánchez de Lozada : le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), vainqueur des municipales en 1993, en 1995 et en 1999, et des législatives de 2002. Le Mou- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 28 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 vement de la gauche révolutionnaire (MIR) a également disparu des grandes villes. Un autre protagoniste important de la politique bolivienne, Action démocratique nationaliste (ADN), de l’ancien président Hugo Banzer Suárez, est ressorti du scrutin très affaibli. A La Paz, le maire Juan del Granado, du Mouvement sans peur (gauche) a obtenu 46 % des voix contre 19 % à Pablo Ramos, du Mouvement vers le socialisme (MAS). Mais ce parti quechua [une des principales ethnies indiennes du pays], dirigé par le cocalero Evo Morales, a constitué l’exception en maintenant sa présence au niveau national grâce à des victoires remportées dans des capitales de province et les zones rurales. A Potosí, le maire indépendant, René Joaquino, a connu un nouveau triomphe en obtenant 66 % des voix, le pourcentage le plus élevé du pays. Le président Carlos Mesa [qui ne s’appuie sur aucun parti] a salué l’élan démocratique révélé par ce suffrage et a déclaré que les réformes constitutionnelles approuvées l’année dernière avaient accru le pouvoir de déLa Tercera, Santiago cision du peuple. 737 p29 14/12/04 14:34 Page 29 amériques COLOMBIE Le chef des paramilitaires dépose les armes Beau cadeau de Noël pour le président Uribe : le plus puissant groupe armé du pays va déposer les armes avant la fin de l’année. Reste à savoir si son chef sera extradé vers les Etats-Unis. Dessin de Merino paru dans El Mundo, Madrid. LA NACIÓN Buenos Aires DE TIBÚ e 10 décembre, le principal chef des paramilitaires colombiens, Salvatore Mancuso, a annoncé qu’il allait déposer les armes. Cet acte historique sera suivi de la démobilisation de 1 500 combattants du Bloc Catatumbo – considéré comme la structure la plus puissante des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) [extrême droite]. L’événement constitue un véritable triomphe pour la politique de “main dure” du président Alvaro Uribe face au conflit armé. Mancuso, qui doit répondre de nombreux chefs d’accusation pour violation des droits de l’homme et trafic de drogue, a accepté de désarmer après deux décennies de lutte contre la guérilla [des FARC, marxiste]. Peu de temps auparavant, il avait fait des excuses publiques tout en prévenant le gouvernement qu’il reprendrait le combat s’il était question de l’extrader vers les Etats-Unis. Ce désarmement sera le plus important qui ait jamais eu lieu jusqu’à présent, non seulement par le nombre de combattants, mais aussi parce que le Bloc Catatumbo est l’un des groupes les plus violents de l’organisation. L 3 000 COMBATTANTS SERONT DÉMOBILISÉS AVANT 2005 Les paramilitaires remettront leurs armes lors d’une cérémonie particulière qui aura lieu dans une propriété de Campo Dos, un village situé dans la municipalité de Tibú, à 600 km au nord-est de Bogotá. Salvatore Mancuso, accompagné du haut-commissaire pour la paix du gouvernement, Luis Carlos Restrepo, désarmera en compagnie du chef politique des AUC, Ernesto Báez. Mancuso restera en première ligne des négociations en cours avec le gouvernement d’Alvaro Uribe et se rendra à Santa Fe de Ralito, une localité du Nord, où se tiennent les pourparlers de paix. Parallèlement, le gouvernement doit prendre position concernant la onr désarmé le 9 décembre dans la localité de Yacopí, à 180 km au nord de Bogotá, au cours d’une cérémonie présidée par Restrepo et le chef du groupe, Luis Eduardo Cifuentes, alias El Aguila [l’Aigle]. En outre, le 25 novembre, 452 paramilitaires du Bloc Bananero ont déposé les armes dans la région d’Urabá (à 60 km au nord de la capitale) et samedi dernier 47 autres ont fait de même dans le département caribéen du Magdalena. Mais le Bloc Catatumbo est la plus nombreuse des 11 structures des AUC. Selon les accords conclus, 3 000 combattants seront démobilisés avant le 31 décembre. Catatumbo est l’un des blocs les plus puissants, tant du point de vue de sa préparation militaire que de ses ressources économiques, issues essentiellement du contrôle des “narcocultures”, sa zone d’influence étant située dans une région stratégique de la Colombie proche de la frontière avec le Venezuela. De nombreux paysans, vivant dans une pauvreté extrême, n’ont pas d’autre solution que de planter ou de récolter la coca, notamment dans les villes de El Tarra et demande d’extradition de Mancuso vers les Etats-Unis. Un sujet délicat qui peut remettre en cause les accords de paix, vu l’insistance des Etats-Unis à juger le chef paramilitaire pour trafic de drogue. “L’extradition est une question sur laquelle le président se prononcera le moment venu, déclarait récemment Restrepo. L’important c’est que 1 500 hommes du Bloc Catatumbo vont être démobilisés et que l’un des groupes les plus puissants des Autodéfenses cessera d’exister.” Les démobilisations survenues ces dernières années sont sans précédent en quarante années de conflit en Colombie. Le gouvernement d’Uribe a dû investir des millions pour financer les programmes de réinsertion sociale des 7 300 guérilleros et paramilitaires qui ont déjà déposé les armes depuis vingt-huit mois. Prélude au geste du 10 décembre, 150 membres du Bloc Cundinamarca A N A LY S E Juger Salvatore Mancuso ? ■ C’est certainement la légendaire intuition politique de Salvatore Mancuso qui le pousse aujourd’hui à rendre les armes. Son but est de négocier avec le gouvernement colombien tant qu’il en est encore temps afin d’éviter son extradition vers les Etats-Unis. Une sortie comparable à celle de son prédécesseur, Carlos Castaño, mystérieusement disparu du théâtre des combats en avril dernier. Côté gouvernement, c’est la réélection d’Alvaro Uribe qui est en jeu. La sortie de Man- cuso est une belle victoire. Pour en bénéficier, Uribe est sans doute prêt à prendre des risques importants. “Que l’Etat colombien reprenne le contrôle d’une zone armée où l’on cultive la coca est très positif. Cependant, les termes de l’accord entre Uribe et Mancuso rendent possible une impunité pour les paramilitaires alors qu’un grand nombre de personnes ont été victimes de leurs violences”, signale Léon Valencia, un politologue colombien, dans le quotidien El País, de Cali. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 29 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Tibú, qui comptent quelque 30 000 hectares de cultures illicites. A force d’assassinats et de massacres, le Bloc Catatumbo est parvenu, en 1999, à disputer le contrôle de la région aux guérillas gauchistes, principalement le Front 33 des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), mais aussi l’Armée de libération nationale (ELN). Entre le 16 juillet 2003 et le 16 juillet 2004, le Bloc Catatumbo a perpétré 211 assassinats et 44 massacres, selon un rapport de l’ONG locale Progresar. Ce groupe de paramilitaires à la réputation sulfureuse est celui qui a le plus violé le cessez-le-feu que les AUC avaient elles-mêmes décrété, le 1er décembre 2002. Pourtant, un mois plus tard ils relançaient un processus visant à faire sortir de la guerre quelque 20 000 paramilitaires avant 2006. La démobilisation des AUC progresse sans conteste, même si la grande question pour les Colombiens reste la manière dont les paramilitaires vont payer pour leurs crimes. Le gouvernement doit en effet soumettre au Congrès un projet de loi qui précise le sort réservé à ceux qui ont déposé les armes. ■ 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p33 14/12/04 12:18 Page 33 asie ● A F G H A N I S TA N PAKISTAN – INDE Un pays en pleine déconstruction Les missiles comme armes diplomatiques Un journaliste pakistanais porte un regard très critique sur la politique américaine à Kaboul, sur le regain d’activité des talibans et sur Hamid Karzai, le “pantin de Washington”. Tableau sombre d’un univers troublé. Hekmatyar, ancien Premier ministre, homme politique et seigneur de la guerre, a appelé les Afghans à mener la guerre sainte contre les forces américaines. Il est sur la liste des personnes recherchées par les Etats-Unis pour terrorisme. Dans un discours d’une vingtaine de minutes, il a justifié son appel par l’hostilité persistante que les Etats-Unis manifestent vis-à-vis des musulmans dans plusieurs parties du monde et a déclaré que la résistance afghane emploierait tous les moyens pour accomplir sa mission – y compris les attentats suicides. Il a ajouté que si elle ne pouvait combattre de manière organisée, elle procéderait par des attaques sporadiques. Ironie du sort, Hekmatyar était jadis un protégé de la CIA et a combattu les Russes en première ligne en Afghanistan [lors de la guerre qui a opposé les deux pays de 1979 à 1989]. Autre facteur inquiétant, le mollah Omar et la plupart des chefs talibans, dont Ben Laden et certains de ses lieutenants d’Al Qaida, ont survécu à l’invasion américaine et dirigeraient des groupes rebelles dans plusieurs parties du pays. Ces groupes insurgés indépendants mettent en péril la sécurité de l’Afghanistan, et nul ne semble être à l’abri de leurs attaques. THE NATION (extraits) Lahore e général américain Eric Olson a annoncé à Kaboul, le 7 décembre, le lancement prochain d’une offensive d’hiver destinée à prévenir une campagne des talibans au printemps 2005. Les 18 000 soldats de la force internationale dirigée par les Etats-Unis vont essayer de traquer les combattants dans leurs “sanctuaires d’hiver” afin de les empêcher de perturber les élections législatives, prévues pour avril prochain. L’opération a été baptisée “Liberté éclair”. Zalmay Khalilzad, l’ambassadeur des Etats-Unis en Afghanistan, a quant à lui pressé les rebelles d’entrer en contact avec les chefs de tribu et de déposer les armes s’ils ne voulaient pas être pris pour cibles. Il a aussi déclaré que la poursuite de la résistance était contraire à la volonté du peuple afghan et à l’islam. On ne voit pas sur quelle base juridique le diplomate américain se fonde pour lancer ce genre de propositions et de menaces dans un pays souverain ! A moins qu’il ne s’appuie sur la présence des 18 000 militaires américains qui tentent d’éliminer les talibans pour affermir le pouvoir de Hamid Karzai [président afghan, élu le 7 décembre], l’Américain de Kaboul ? M. Khalilzad a émis ces exhortations lors d’une conférence de presse qu’il a récemment tenue à Kaboul. Il a pressé les combattants afghans de faire allégeance au gouvernement Karzai, en échange de quoi ils ne seraient pas poursuivis. Le président a déclaré dans le passé que les talibans qui déposaient les armes se verraient accorder l’amnistie s’ils renonçaient au terrorisme et rompaient leurs liens avec Al Qaida. Il a d’ailleurs plusieurs fois invoqué la nécessité d’inclure les anciens talibans modérés dans le processus politique. Selon M. Khalilzad, l’Afghanistan est entré dans une nouvelle phase et les talibans ne gagnent rien à rester se faire tirer dessus dans les montagnes. Mais l’offre de l’ambassadeur américain est douteuse : il tend d’une main le rameau d’olivier en déclarant que les combattants qui déposent les armes ne seront pas poursuivis et, dans le même temps, il se contredit en ajoutant que cela ne s’applique pas à ceux qui sont coupables de crimes graves. Qui décidera de la gravité des crimes commis quand le seul nom de taliban est déjà en lui-même, pour les Américains, le plus grave des péchés ? Conséquence naturelle, les talibans se sont empressés de rejeter l’offre trompeuse de l’ambassadeur américain. Aujourd’hui, trois ans après avoir été chassés du pouvoir, les talibans L LE PAYS DU MONDE LE PLUS DIFFICILE À GOUVERNER lancent des opérations de guérilla contre les forces de la coalition, tuent et enlèvent les étrangers impliqués dans la reconstruction du pays et sont en position de force dans le Sud et l’Est, ravagés par la violence. Fin novembre, une bombe a tué deux soldats américains dans la province d’Uruzgan [dans le centre du pays], d’où les combattants ne cessent de faire des allées et venues depuis le Pakistan. Les troupes américaines ont d’ailleurs installé plusieurs nouveaux camps le long de la frontière pakistanaise. La persistance de ces attaques constitue un signal d’alarme pour les forces dirigées par les Américains. Les activités des combattants vont certainement s’intensifier, et nul ne sera épargné. Il faut donc vraiment se réveiller avant qu’il ne soit trop tard. On ne voit nulle part trace de la paix promise par les Américains. Même Kaboul, qui grouille de militaires étrangers, n’est pas à l’abri des attaques des talibans. Certaines parties de l’est et du sud du pays sont de moins en moins sûres. Les talibans avaient justement déclaré en mars dernier qu’ils comptaient reprendre le pouvoir en Afghanistan, et le nombre de leurs attaques n’a cessé d’augmenter depuis, en particulier dans le sud-est du pays. De plus, Gulbuddin Dessin de Cajas, Quito. Désarmement En partenariat avec le gouvernement intérimaire de Kaboul, les Nations unies ont lancé, en octobre 2003, un programme de “désarmement, démobilisation et réintégration”. Depuis cette date, près de 30 000 miliciens ont été désarmés et invités à se reconvertir. Mais la tâche est loin d’être accomplie quand on sait qu’il reste entre 40 000 et 60 000 hommes armés. Le ministre de la Défense afghan a cependant promis de régler la situation avant les élections législatives prévues au plus tard en mai 2005. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 33 Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, dans son message aux trois employés de l’Organisation libérés le 23 novembre dernier, a exprimé ses doutes quant à la situation. De vastes territoires restent en effet inaccessibles aux organisations humanitaires internationales à cause de la persistance de l’insurrection talibane. Tout le monde s’accorde donc à reconnaître qu’il faut faire davantage pour mettre fin aux attaques quotidiennes que subissent les Afghans, le personnel humanitaire étranger et les soldats américains. Mais qui va s’en charger ? Hamid Karzai doit sa survie au fait qu’il est porté par les Américains, mais le jour viendra bientôt où ceux-ci se débarrasseront de leur pantin. Les troupes américaines tiendront bon tant que cela sera avantageux pour Washington ; en elle-même, la sécurité de Karzai leur importe peu. Or le pauvre homme ne doit sa sécurité qu’aux soldats américains. L’Afghanistan passe depuis longtemps pour le pays du monde le plus difficile à gouverner. Karzai peut-il gouverner les Afghans en s’entourant de gardes américains armés comme s’il était américain ? Combien de temps cette situation peut-elle durer ? La réponse ne se trouve pas dans l’histoire des Etats-Unis. M. Karzai doit la chercher dans l’histoire de l’Afghanistan. Ghulam Asghar Khan DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 epuis plusieurs années déjà, les Etats-Unis sont un partenaire militaire privilégié de l’Inde. New Delhi fut donc très choqué d’apprendre que Washington avait autorisé, le 4 décembre dernier, la vente d’armements à Islamabad pour une somme de 1,2 milliard de dollars. Comme l’a fait remarquer Dawn, le grand quotidien de Karachi, “il s’agit du plus important contrat militaire américain accordé au Pakistan depuis la levée des sanctions [après les essais nucléaires de 1998], en 2001”. Le Pakistan obtiendrait ainsi les avions F-16 qu’il cherche à acquérir depuis près de quinze ans, des avions de surveillance, ainsi que des missiles. Malgré les propos rassurants des autorités pakistanaises et américaines, cette nouvelle donne géostratégique inquiète l’Inde, soucieuse de conserver sa supériorité militaire dans la région. Mais New Delhi peut à présent se sentir rassuré : Donald Rumsfeld, en visite dans la capitale indienne le 9 décembre, a confirmé l’accord pour la vente de tout un arsenal militaire qui comprendrait des missiles, un système de radar antimissile et des avions espions. Selon Siddharth Srivastava, du quotidien en ligne Asia Times, “ce nouvel accord indo-américain est le fruit d’un raisonnement double qui prévaut àWashington. D’abord, il y a les affaires. New Delhi devrait en effet répondre à l’offre de Washington en se fournissant auprès d’entreprises américaines comme Boeing pour renouveler la flotte d’Air India, par exemple.” En effet, les marchés militaires précèdent souvent l’ouverture de marchés commerciaux, et les Etats-Unis pourraient chercher à bénéficier de cette logique. Un autre élément, purement géopolitique cette fois, explique cette surenchère américaine. D’après Srivastava, le départ de Colin Powell, très favorable à Pékin, et son remplacement par la néoconservatrice Condoleezza Rice se traduisent par un recentrage stratégique sur l’Inde pour faire contre-poids à la Chine. De plus, selon le journaliste indien, “avec Mme Rice, le général Musharraf [qui dirige le Pakistan] sera toujours un allié important des EtatsUnis, mais pas au prix de bonnes relations avec l’Inde”. Pourtant, si New Delhi peut se féliciter de ce développement, ce nouveau partenariat militaire risque d’entraîner une course aux armements entre l’Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires, et un revirement du vieil allié russe. En effet, Moscou, traditionnellement pro-Delhi mais méfiant envers Washington, pourrait renouer ses liens avec Islamabad. Bref, la nouvelle donne américaine en Asie du Sud risque de bouleverser à long terme le jeu des alliances diplomatiques et militaires. ■ D 737p34 14/12/04 15:09 Page 34 asie LAOS ÎLES SALOMON Un pont sur le Mékong pour booster l’économie Quand Internet arrive au village La construction d’un immense pont entre les rives laotienne et thaïlandaise devrait entraîner un renforcement de la coopération régionale. De quoi ouvrir de nouveaux débouchés aux entreprises locales. BANGKOK POST Bangkok DE KHANTABOULI (SAVANNAKHET), LAOS a traversée du Mékong en ferry de Mukdahan à Khantabouli [autre nom de Savannakhet] est à coup sûr une expérience pittoresque pour les touristes. Mais, pour les passagers locaux, il s’agit plutôt d’une corvée coûteuse en argent et en temps. Un aller simple coûte 50 bahts thaïlandais [95 centimes d’euro], plus que ce que gagnent beaucoup de Laotiens en une journée entière, et les marchands et les voyageurs munis de bagages doivent payer des frais de portage supplémentaires. Le trajet dure à peine 15 minutes, qui peuvent facilement se transformer en plus de 1 heure à cause de la file d’attente et des procédures d’immigration sur chaque rive. Débarquer à Khantabouli, équivaut à faire un saut dans le passé. Ses beaux immeubles de style français et son rythme de vie tranquille évoquent des temps révolus. Mais les changements risquent fort de s’accélérer avec l’ouverture, en 2006, d’un nouveau pont sur le Mékong de 1,6 km de long. Le projet, évalué à 75 millions de dollars [57 millions d’euros] et comprenant également la modernisation de l’aéroport et l’amélioration des axes routiers, entraînera des modifications importantes aussi bien pour la ville que pour la province. Les nouvelles infrastructures font partie d’un programme de coopération économique axé sur le Mékong et soutenu par la Banque asiatique du développement (BAD), le gouvernement du Japon et certaines organisations humanitaires. Le pont est financé par l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA). Des travaux ont été prévus pour adapter aux standards internationaux l’aéroport de Savannakhet, qui sera utilisé à la fois par le Laos et la Thaïlande et renforcera les liaisons aériennes régionales et touristiques. L Dessin de Riber paru dans Svenska Dagbladet, Stockholm. ■ Sommet Kunming, capitale de la province du Yunnan, en Chine, accueillera en juillet 2005 le second sommet des pays du bassin du Mékong. Depuis la mise en place, en 1992, du Programme de développement du Mékong, à l’initiative de la Banque asiatique de développement, le Cambodge, la Chine, le Laos, le Myanmar et le Vietnam se rencontrent régulièrement pour favoriser les échanges économiques. Plus de 100 projets ont déjà bénéficié de ce programme de coopération régionale. Courrier international C H I N E INDE POSER LES BASES DE L’INDUSTRIALISATION Kunming M é kon YUNNAN g MYANMAR MY R LAOS 500 km Vientiane Savannakhet Mukdahan 0 Khon Kaen THAÏLANDE Bangkok Ban CAMB. AM M VIETN NAM N M g Ponts existants Mékon Pour le vice-gouverneur de Savannakhet, Soukaseum Bodhisane, l’amélioration des moyens de transport attirera les investissements nécessaires pour “poser les bases de l’industrialisation du pays”. Avec 15 % de la population totale du pays, Savannakhet est la province la plus peuplée du Laos, et sa croissance économique dépasse déjà de 1 à 2 points la moyenne nationale de 6 %. Les entreprises laotiennes, encore peu nombreuses, se réjouissent des perspectives d’élargissement des marchés. C’est le cas de Lahasin Indigo, une entreprise de tissage de Savannakhet, qui utilise des teintures naturelles et du coton cultivé sur place pour fabriquer en collaboration avec des stylistes japonais des tissus de grande qualité destinés au pays du Soleil-Levant. “Si davantage de touristes et d’hommes d’affaires viennent ici, nous aurons plus de possibilités d’exportation et nous pourrons créer des emplois”, affirme Keokaenta Phavisith, le contrôleur de qualité. La plupart des ouvriers sont des jeunes femmes, et cet emploi leur permet de sortir des tâches traditionnelles qu’elles exercent dans l’agriculture de subsistance. Chanhom ne sait ni lire ni écrire. Il y a quelques mois à peine, elle a quitté son village, à 35 kilomètres de là, pour rejoindre l’entreprise. Aujourd’hui, elle loge sur son lieu de travail et adore sa nouvelle vie. “J’ai des amis ici et je gagne 330 000 kips [environ 32 euros] par mois”, expliquet-elle d’une voix timide. De l’autre côté du fleuve, les commerçants du grand marché indochinois de Mukdahan s’attendent à un véritable essor économique après l’ouverture du pont. Saulathin Sirimoukdamethakoun, un quincaillier thaïlandais d’origine vietnamienne, vend de solides casseroles et poêles fabriquées LAOS Etats membres de l’AS ASSE SEAN EEAN (As Ass sso sso soci soc sociation ocia ciation i titio tion i ddes nnations titio tions i s duu SSud-Est dd-Est Est E t asiatiq asiatique) sii titiq i e)) Golfe de Thaïlande Mer de Chine méridionale COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 34 au Vietnam. Elles sont, selon lui, moins chères que les mêmes ustensiles thaïlandais. Il montre le quai de chargement où les porteurs lancent des caisses et des cartons sur les bateaux prêts à partir, et il se plaint que sa marchandise arrive parfois cabossée. “Lorsque le pont sera ouvert, je traverserai et je choisirai mes casseroles et mes poêles moi-même”, promet-il. De nombreux articles viennent de Chine, parmi lesquels des jouets et de la céramique. Dans un magasin de jouets, Haruetai Chanit explique que les jouets chinois sont plus populaires, même s’il n’y a pas beaucoup de différence de prix avec les autres. “Mais les Thaïlandais aiment acheter des jouets chinois, parce qu’ils sont modernes et différents”, précise-t-elle. Khon Kaen, une ville située plus à l’intérieur [à 200 kilomètres à l’ouest de Savannakhet], est une porte sur le nord-est de la Thaïlande. Ses entreprises se préparent à occuper les nouveaux créneaux qui vont s’ouvrir sur la frontière orientale. Selon Prayoon Angsanant, président de la chambre de commerce, une délégation s’est rendue récemment à une foire à Kunming, capitale de la province chinoise du Yunnan, pour étudier les débouchés commerciaux avec la Chine. Les filets de pêche sont l’un des principaux produits d’exportation de la ville.Vinai Sereeyothin, responsable des ressources humaines à la Khon Kaen Fishing Net Factory Co., une entreprise qui fabrique des filets de grande qualité pour l’exportation, prévoit d’élargir ses marchés au Myanmar (Birmanie), au Vietnam et au Cambodge. “Si tout s’ouvre, nous allons avoir besoin de beaucoup d’ouvriers qualifiés. Nous espérons pouvoir faire venir des Laotiens pour les former et les embaucher”, lance-t-il. Le nouveau pont sur le Mékong engendrera, à n’en pas douter, une augmentation considérable des mouvements transfrontaliers de personnes et de marchandises. Ian Gill* * Spécialiste des relations internationales à la BAD. DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 DE HONIARA e PFNET, le dernier outil de communication des îles Salomon, était enfin arrivé dans le village de Sa’a [sur l’île de Malaita] et les jeunes étaient tout excités à l’idée d’être reliés au reste du monde grâce au miracle de la Toile. Ils exhibaient fièrement leur ordinateur nouvellement connecté à toute personne à portée de voix. C’était un grand jour pour le village. Une personnalité fut informée du prodige : il suffisait d’appuyer sur une touche d’ordinateur pour accéder à un nouveau monde. Malheureusement, les premières images que vit l’olo (ancien) étaient choquantes : jeunes femmes et filles à divers stades du déshabillage emplirent l’écran. Le vieil homme, scandalisé, exigea qu’on les fît disparaître immédiatement. Un incident malheureux dont on se serait bien passé ! Les choses auraient pu être bien différentes – et le sont, la plupart du temps. Mais cette histoire illustre le fossé croissant et frustrant qui, malgré toutes nos bonnes intentions, se creuse dans les villages. Bien entendu, le PFNET – la connexion du village à Internet – constitue un grand pas vers le XXIe siècle. Ce nouveau lien technologique qui raccorde le village au monde moderne est très bien accueilli par les jeunes et les moins jeunes. Mais il a un prix, qui devient de plus en plus élevé : il dépossède un groupe de son pouvoir au profit d’un autre – ce qui n’est malheureusement pas nouveau dans les villages des Salomon. Le fait que Honiara [la capitale, située sur l’île de Guadalcanal] absorbe 70 % des richesses nationales a des conséquences désastreuses pour la vie des villages. Le phénomène ne date pas d’hier. Depuis l’indépendance, la capitale concentre toutes les activités, tandis que le reste de l’archipel lutte pour survivre. Il ne faut cependant pas ralentir la progression du PFNET vers les villages mais faire en sorte de ne pas négliger les autres pans de la vie rurale. La vieille génération était paraît-il prête à rejoindre l’autoroute de l’information, mais d’une façon différente. Huit villages de la côte occidentale de l’île de Malaita, quant à eux, ont opté pour un émetteur-récepteur radio, qui permet de diffuser rapidement les informations telles que les horaires des navires, tout en permettant par exemple aux infirmières de suivre des formations continues tout en restant en poste dans leur communauté. L’ordinateur, malgré son important potentiel, a élargi le fossé, dans certaines régions du monde, entre les personnes saturées d’information et celles qui pensent en être privées. On pourrait réduire la fracture numérique dans les îles Salomon en adoptant une stratégie de communication associant les merveilles du PFNET et les avantages de l’émetteur-récepteur. John Roughan, Pacific Islands Report (extraits), Honolulu L 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p36 14/12/04 14:36 Page 36 m oye n - o r i e n t ● IRAK Les sunnites de Falloudjah n’iront pas voter le 30 janvier Washington insiste pour que les élections aient lieu à la date prévue. Mais, dans les conditions présentes, elles ne peuvent mener qu’à la partition du pays, affirme An Nahar. AN NAHAR Beyrouth l est évident que, si l’actuelle situation politique et sécuritaire perdure jusqu’au 30 janvier 2005 [date prévue pour les élections], le résultat du scrutin sera semblable – excepté dans l’apparence du déroulement du vote – à celui du référendum organisé par le président irakien déchu, Saddam Hussein, quelques mois avant son renversement, en obtenant un vote à 100 % en sa faveur ! En effet, l’apparence de ces élections, si elles sont tenues à cette date, sera démocratique : contrôle exercé par les Nations unies, présence d’observateurs internationaux, etc. Mais, en ce qui concerne le Conseil qui sera élu, il faut se rendre compte que, pour ce qui est des espoirs et attentes du peuple irakien concernant le “nouvel Irak” d’après Saddam, sa représentativité ne sera ni démocratique ni populaire. Il suffit de considérer les habitants de villes comme Falloudjah, Ramadi, Mossoul et bien d’autres encore : qu’en sera-t-il de leur participation ou non au scrutin ? Et comment, sans leur participation, le vote global irakien pourra-t-il vraiment représenter les sunnites, majoritaires parmi la population de ces villes ? On peut supposer que 30 à 40 % de la population de ces agglomérations étaient décidés à voter. Pourtant, on peut être certain que les massacres commis au nom de la politique de sécurité pour assurer les élections, il y a quelques semaines à Falloudjah – et qui risquent de se reproduire dans d’autres villes –, ont eu naturellement l’effet contraire. Qui, dans ces cités, I Le feuilleton américain. Dessin de Habib Haddad paru dans Al Hayat, Londres. Modeste Alors que les combats continuent à Falloudjah, un mois après le début de l’offensive américaine, le président intérimaire de l’Irak Ghazi al-Yaouar a affirmé, dans une interview à Asharq al-Awsat, que les élections se dérouleraient à la date prévue et que de ce scrutin émergerait un Irak fort, qui “fera l’amour et non la guerre avec le monde”. Al Yaouar a insisté : il ne sera jamais un “président-chef”, car “le temps des Supermen est révolu. Superman n’existe qu’au cinéma, tout comme la cité vertueuse n’existe que dans l’imagination de Platon”, a-t-il ajouté. voudra encore aller voter après ces carnages ? Et qui donc acceptera de se porter candidat ? Après les combats de Falloudjah, les troupes américaines ont déclaré qu’elles avaient arrêté et emprisonné près de 1 600 combattants retranchés dans la ville, dont seulement 30 non-Irakiens. Comme premier commentaire, on peut déjà affirmer que vient d’être dévoilé un troisième mensonge, qui fait suite aux deux premiers concernant les armes de destruction massive et les liens supposés entre le régime de Saddam et l’organisation Al Qaida. Effectivement, il y a à peine quelques jours, le gouvernement irakien et les forces américaines déclaraient encore que la rébellion de Falloudjah était l’œuvre de groupes étrangers, derrière lesquels il fallait voir Zarqaoui et ses fidèles, tous non irakiens ! Dans cette partie de l’Irak qu’on a pris l’habitude d’appeler “triangle de la mort” se trouve une majorité de musulmans sunnites. Si le projet du nouvel Irak est de devenir un régime regroupant les diverses ethnies et confessions irakiennes, comment un Conseil national irakien à vocation unitaire pourrait-il émaner d’élections auxquelles n’aurait pas participé l’un des groupes sociaux essentiels du pays ? LES IRAKIENS CRAIGNENT UNE “LIBANISATION” DU PAYS Essayons de nous imaginer ce que pourrait devenir ce pays, après ces élections. Il y a de quoi s’arracher les cheveux. A Washington, on insiste sur le besoin pressant de donner la priorité à la sécurité en Irak, avant la tenue des élections (d’où l’opération militaire contre Falloudjah) et sur la nécessité de procéder à la consultation au jour prévu, sans le moindre report, même sous le feu des canons et malgré le boycott du scrutin par certains Irakiens. Le ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, répète sans relâche qu’il ne voit aucun inconvénient à ce que les élections se tiennent dans les zones considérées comme sûres et qu’elles n’aient pas lieu dans les autres zones. La seule explication plausible à cela, si l’on exclut celle d’une volonté américaine de provoquer le fractionnement de l’Irak par le biais de cette consultation, est donc le désir de George Bush de paraître à tout prix avoir réussi à faire quelque chose, occultant ainsi la série de défaites politiques qu’il a subies en Irak. Quant au gouvernement de Bagdad, feignant d’ignorer la démission de plusieurs membres du Conseil national provisoire pour protester contre l’opération de Falloudjah, il trépigne de joie en annonçant que 160 partis politiques et associations ont décidé de participer au scrutin. Les responsables irakiens oublient aussi de rappeler que près de 50 organisations ont décidé de ne pas prendre part à la consultation et demandé son report à une date ultérieure. Tout porte donc à penser que l’Irak, au bout de ces élections, entrera dans une période nouvelle, dangereuse pour son unité. Les Irakiens ont craint la “libanisation” de leur pays, au sens d’une répartition contingentée du pouvoir entre les diverses ethnies et confessions. Mais, après le vote – s’il a lieu comme prévu –, on peut craindre pour l’Irak une libanisation sous la forme d’un affrontement armé entre Irakiens. Si les communautés irakiennes décident de se présenter aux élections sous des listes monoethniques ou monoconfessionnelles, comme le font les Kurdes et comme tentent en ce moment de le faire les chiites, ce sera l’étincelle qui mettra le feu aux poudres dans le tissu social comme dans l’unité du pays. Alors, le scrutin du 30 janvier 2005 aura été rien de moins que le signal de déclenchement de la guerre civile irakienne. Mohammed Machmouchi HUMEUR Un gouvernement toujours en vadrouille Terrés dans la “zone verte” ou en déplacement dans les capitales arabes et européennes, les ministres irakiens sont toujours absents, s’insurge un journaliste irakien. D epuis près de deux ans, la plupart des ministères et services du gouvernement irakien sont confinés à l’intérieur de la “zone verte”, dans laquelle avaient déjà résidé les gouverneurs civils américains et qui fut le quartier de Bagdad où Saddam Hussein avait construit ses palais présidentiels. La” zone verte” s’est transformée, jour après jour, en une surface isolée au sein même de la capitale, comme c’était le cas du temps de Saddam, vers la fin de son régime. De plus, les nombreuses attaques au mor tier subies depuis vingt mois ont donné à cet endroit une coloration nettement rougeâtre qui lui a fait perdre la douceur de son vert initial. Le gouvernement provisoire vit dans l’obsession d’une frappe terroriste. Il vit donc sous la protection des forces américaines, à l’intérieur de cette ceinture de sécurité. Mais ce qui s’est révélé graduellement, comme première conséquence pratique d’un tel enfermement, c’est que le gouvernement s’était de lui-même exilé politiquement dans Bagdad. Cet isolement forcé, d’autres partis politiques l’ont connu lorsque, après avoir brillé dans les médias pendant leur activité à l’étranger, ils sont rentrés en Irak et ont dû se rendre compte qu’ils ne jouissaient plus d’aucune popularité. Cet exil intérieur, imposé sous la pression de la résistance armée, surtout à Bagdad, a engendré un second exil : la grande majo- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 rité des politiciens irakiens passent le plus clair de leur temps à l’extérieur de l’Irak, s’assurant ainsi un sommeil tranquille que ne viennent troubler ni les voitures piégées ni les roquettes. Cette situation a évolué si rapidement que le gouvernement et ses administrations vivent désormais comme un gouvernement “of ficiellement en exil”, puisque presque tous les ministres et leurs principaux collaborateurs vivent à Amman, la capitale de la Jordanie. C’est effectivement à partir d’Amman que sont conduites les affaires de l’Etat irakien, et spécialement tout ce qui a trait aux relations avec les grandes entreprises qui réalisent les projets spéciaux sous l’égide des Nations unies. A cela il faut ajouter les nombreux déplacements, en délégation, des personnalités du nouveau régime. Se sont ainsi absentés 36 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 plusieurs fois le chef du gouvernement provisoire et le vice-Premier ministre, le président et ses deux vice-présidents, durant trois à quatre semaines, alors que l’Irak s’enflammait des suites des graves difficultés qu’il traverse. Une situation qui aurait nécessité, en temps normal, non pas une mais plusieurs équipes gouvernementales ! Mais les politiciens irakiens sont en permanence à l’étranger, notamment à Londres. Ils ont l’habitude de s’y arrêter, pour mener à bien leurs projets personnels et régler les affaires engagées durant leurs longues années d’exil en Grande-Bretagne, où résident encore leurs familles. C’est comme si chacun des responsables irakiens portait sous le bras son agenda et parcourait les capitales proches et lointaines, en préparation des prochaines élections. Fateh Abdel Salam, An Nahar, Beyrouth 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p40 14/12/04 15:06 Page 40 m oye n - o r i e n t SYRIE-ISRAËL Un climat de légère détente sur le Golan La tension est moins perceptible sur la ligne de démarcation entre Israël et la Syrie. Même si le discours officiel est toujours guerrier, Damas se lance dans la réhabilitation de cette zone sinistrée. financement de la reconstruction, y compris l’infrastructure des réseaux d’égouts et d’adduction d’eau, les routes, les hôpitaux et les écoles. Ce qui est sûr, c’est qu’un “décret a été publié décidant la réhabilitation des bâtiments de la ville, à l’exception de quelques lieux symboliques émouvants, tels que certaines églises, mosquées et écoles”. Ce projet coûtera environ 200 millions de dollars, répartis entre la construction de 25 000 logements et la restauration de l’infrastructure. AL HAYAT Londres ès que l’on s’éloigne de la capitale syrienne, Damas, et que l’on se rapproche de la ligne de démarcation (entre les forces armées syriennes et israéliennes) dans le Golan, on est de plus en plus convaincu que “quelque chose est en train de se passer” à Quneitra, cette ville du Golan que le pouvoir syrien avait récupérée à la suite de la guerre de 1973 et qu’il a toujours tenu à conserver dans son état de destruction, telle que l’ont abandonnée les forces israéliennes, après leur retrait, parrainé par les Etats-Unis en mai 1974. L’effervescence ne se limite pas uniquement à la construction d’une autoroute à quatre voies, le long des soixante kilomètres qui séparent Damas de cette ville du Golan occupé. Il y a aussi toutes ces commissions, supérieures, intermédiaires et locales, qui ont été constituées pour recueillir données et statistiques, préalables à une étude économique sur la reconstruction de Quneitra et de ses infrastructures. Ce qui est frappant, ce sont les affirmations des responsables de la Force des Nations unies chargée d’observer le désengagement (FNUOD) sur le changement d’attitude des Israéliens et sur le climat actuel de détente. L’un des officiers de la FNUOD a même déclaré à Al Hayat qu’Israël et la Syrie avaient donné leur accord de principe pour qu’un agriculteur syrien du Golan puisse “exporter” 15 000 tonnes de pommes vers la Syrie ; des contacts ont été pris par l’intermédiaire de la Croix-Rouge afin que cela se passe sans conséquences politiques préjudiciables. Pourtant, le mystère du projet de reconstruction de Quneitra continue D SAINT PAUL EST PASSÉ PAR QUNEITRA d’intriguer les habitants de la ville, que ce soient les 35 personnes qui y sont toujours présentes depuis le retrait de l’armée israélienne, il y a près de trente ans, ou bien les 60 000 déracinés disséminés dans les villages environnants. Comme Damas n’a fait aucune déclaration officielle au sujet de ce projet, les spéculations à propos de la dimension politique d’une telle décision vont bon train. Certains replacent cette bouillonnante activité, dans le cadre d’un “arrangement” que le Qatar aurait arraché aux deux belligérants et selon lequel la Syrie entamerait la réhabilitation de la zone de Quneitra, comme la première des “étapes du rétablissement de la confiance” et comme démonstration du désir de réaliser la paix. En contrepartie, Israël se retirerait des 20 % encore occupés des faubourgs de cette ville qui se trouve derrière les barbelés, dont un grand hôtel, célèbre il y a plus de trente ans. Quant au Qatar, il participerait au Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid. + Plus d’infos WEB sur le site Un an après les accords de Genève, interview de Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo Le Golan syrien s’étend sur une superficie de 1 860 kilomètres carrés, dont 1 260 demeurent encore sous occupation israélienne et où vivent 20 000 Syriens, répartis dans cinq villages, le plus important étant celui de Majdal Chams, avec ses 5 000 habitants. Il y a également 20 000 colons israéliens, occupant 40 colonies. Dans le Golan se situe le mont Hermon, le point le plus élevé de Syrie, à 2 814 mètres, ainsi que le point le plus bas, près du lac de Tibériade, à 212 mètres au-dessous du niveau de la mer.Tout cela donne à cette région une importance touristique et en fait, grâce à sa pluviométrie élevée, une source d’eau abondante. On peut aussi évoquer l’aspect religieux si l’on se rappelle que saint Paul, lors de son périple de Jérusalem à Damas, était passé par Quneitra. Tous ces facteurs font que l’on peut s’attendre que Quneitra et ses environs deviennent une destination de choix pour les Syriens, une fois la reconstruction avancée. C’est ce qui a encouragé la direction du restaurant La Tour de Quneitra à rénover les lieux sans attendre et à investir de grosses sommes, dans l’attente de… milliers de clients ! Le directeur, Helmi Sal- mane, se souvient que le gouverneur lui avait prédit qu’il “gagnerait bientôt beaucoup d’argent”. En attendant, il est toujours dans le rouge et doit débourser 600 dollars chaque mois pour les salaires de ses employés. Curieusement, l’officier chargé de la communication de la FNUOD, le major Stephen May, nous révèle qu’“une entreprise américaine doit construire un hôpital à Quneitra et une autre, japonaise, serait chargée de la remise à neuf de l’infrastructure de toute la zone”. Pourtant, c’est ce même officier qui, dans son bureau militaire onusien, nous déclare qu’Ariel Sharon n’est pas actuellement “préoccupé par un accord de paix avec la Syrie”. Puis le voilà qui affirme, dans le même mouvement, que les Israéliens ont fait preuve, ces derniers temps, d’une “certaine souplesse”, accélérant à titre d’exemple la remise aux autorités syriennes de deux jeunes filles qui avaient franchi le mur de barbelés, en direction de la zone occupée par Israël. Il est également signalé que la Croix-Rouge facilite la conclusion de plus de dix mariages par an, entre de jeunes Syriennes et des jeunes gens parmi leurs proches en zone israélienne ; elle arrange aussi le passage quasi quotidien de près de 300 étudiants du Golan qui étudient dans les universités syriennes, ainsi que le franchissement chaque jour de quelque 300 religieux druzes qui visitent les lieux saints en Syrie. Néanmoins, la situation est bien plus complexe qu’il n’y paraît puisque les cartes géographiques officielles syriennes accrochées aux murs du gouvernorat de Quneitra désignent toujours Israël par les termes “Palestine occupée” et que, du côté israélien, on répète toujours que “les Syriens veulent nous jeter à la mer” ! Ibrahim Hamidi ARABIE SAOUDITE Qu’est-ce qu’on s’ennuie, à Djeddah ! Un journaliste saoudien constate la pauvreté de la vie culturelle dans la ville la plus occidentalisée du royaume wahhabite. O n s’ennuie !” C’est ce que mes enfants et leurs amis m’ont dit la semaine dernière. “Tes récriminations me déçoivent”, ai-je répondu à ma fille. “Ta mère et moi t’avons enseigné à apprécier chaque chose de la vie et à tirer profit de ton temps.” Les enfants ont gloussé, avant de répéter la même constatation : “On s’ennuie.” “Qu’est-ce que vous voulez dire par ‘On s’ennuie’? — On sait pas quoi faire ! On a fait du vélo, et après on a joué avec la PlayStation. Mais maintenant, on veut sortir pour le week-end et on ne sait pas où aller. — Où allez-vous d’habitude ? — A Funtime Pizza ou à Stationary Magic, mais on y va tout le temps ! — Et si vous alliez au Muséum d’histoire naturelle ? J’adore ceux de Londres et de New York.” Ma femme est intervenue : “Il n’y a pas de muséum d’histoire naturelle à Djeddah. Le seul musée d’histoire du pays se trouve à Riyad.” “Dans ce cas, les enfants, leur ai-je dit, allez au musée des Beaux-Arts. Vous êtes assez grands pour apprécier et vous vous instruirez.” Ma femme est inter venue à nouveau : “Désolée, il n’y a pas non plus de musée des beaux-arts à Djeddah. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 — Allez au planétarium, alors. C’est très sympa et vous apprendrez un tas de choses sur notre monde, les planètes et les étoiles. — Désolée, mais y a pas de planétarium non plus, a repris ma femme. — Allez au cinéma. Je suis sûr qu’il doit y avoir quelque chose d’amusant et d’instructif.” Ma femme a alors lâché d’un ton exaspéré : “Tu ne sais donc pas que le cinéma est interdit, et que les cinéphiles sont les serviteurs du diable ?” Un peu désespéré, j’ai lancé une nouvelle idée : “Pourquoi n’allez-vous pas voir les courses de voitures sur la piste de l’Automobile Club de Djeddah ? — Y en a pas, a répondu ma femme. Le gouvernement préfère que les jeunes fas- 40 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 sent la course dans les rues de la ville plutôt que dans l’environnement artificiel d’un circuit. D’ailleurs, ici, on considère que filer comme une flèche dans les rues en slalomant pour éviter les collisions est le meilleur moyen pour un jeune homme d’affiner ses talents de conducteur.” Nous leur avons ensuite proposé un piquenique dans un parc, une pièce de théâtre ou un concer t, et tout un tas d’autres choses, toutes impossibles à Djeddah. Finalement, les enfants ont renoncé et ont décidé d’aller manger au Chucke E. Cheese pour la énième fois. Quand ils ont été sortis, je me suis tourné vers ma femme et je lui ai dit : “Je m’ennuie !” Amr al-Faisal, ArabNews, Djeddah 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p42-44 14/12/04 12:37 Page 42 afrique ● CÔTE-D’IVOIRE Comment les Etats-Unis ont lâché Gbagbo Le président ivoirien a choisi l’épreuve de force avec Paris, explique The Washington Post, parce qu’il croyait bénéficier d’un soutien américain. Mais Bush a préféré raffermir ses liens avec la France. THE WASHINGTON POST Washington es derniers temps, de nombreux Européens, en particulier des Français, ne trouvent guère à leur goût la diplomatie américaine. L’action de l’administration Bush apparaît ainsi d’autant plus remarquable et salutaire en Côte-d’Ivoire, où elle tente de limiter les dangereux effets de l’agitation antifrançaise. Alors qu’on en sait un peu plus sur le mois d’émeutes et d’affrontements raciaux et religieux, ainsi que sur le raid aérien ciblé qui a tué neuf soldats français et un humanitaire américain, il devient évident que le président ivoirien Laurent Gbagbo avait misé sur une manipulation possible, à son avantage, des relations extrêmement tendues entre Paris et Washington, dans une situation classique d’instabilité chronique. Gbagbo s’est efforcé de renforcer ses liens avec le président Bush alors que tous deux s’engageaient dans des conflits ouverts avec Jacques Chirac depuis un an et demi. Confronté à des problèmes politiques et économiques croissants, il a attisé le ressentiment à l’égard de la présence coloniale résiduelle de la France chez le premier producteur de cacao du monde. Gbagbo a sans doute estimé que le torchon brûlait tellement entre les deux grandes puissances à cause de la crise irakienne que les Etats-Unis prendraient volontiers la place de la France comme protecteur de la Côte-d’Ivoire. On voit mal, autrement, ce qui l’aurait enhardi au point d’ordonner à ses pilotes mercenaires d’Europe de l’Est d’attaquer les forces françaises de maintien de la paix le 6 novembre. C Dessin de Gado, Kenya. Gbagbo calme le jeu La manifestation que prévoyaient d’organiser les “jeunes patriotes”, le 11 décembre à Abidjan, pour exiger le départ de Côted’Ivoire des troupes françaises a été annulée. Le président Laurent Gbagbo a décidé d’interdire toutes les manifestations jusqu’au 10 mars. Paris a lancé immédiatement d’implacables représailles. Les forces françaises ont détruit la petite armée de l’air ivoirienne et se sont assurées que les pilotes biélorusses, auteurs de l’attaque, étaient bien morts, indiquent plusieurs sources françaises qui souhaitent garder l’anonymat. UN GESTE QUI N’A RIEN COÛTÉ À WASHINGTON Le président ivoirien reçut d’abord une première douche froide lorsque Bush apporta son soutien à la demande de Chirac concernant des sanctions des Nations unies, avant de voir ses espoirs d’obtenir la protection américaine anéantis après une longue et houleuse conversation téléphonique avec le secrétaire d’Etat, Colin Powell, selon des responsables américains, français et africains. A Washington, on a résisté à la tentation de faire payer à Paris son opposition à l’invasion de l’Irak sous la houlette des Etats-Unis, car on a rapidement compris que rendre la pareille aux Français minerait la sécurité régionale en Afrique de l’Ouest et au-delà. A l’instar de Robert Mugabe au Zimbabwe, Gbagbo se remplit les poches et s’accroche au pouvoir au prix de la ruine de son pays, autrefois prospère. Mais l’enjeu dépasse l’établissement d’un régime de voyous comme on en voit tant en Afrique. La Côte-d’Ivoire rassemble, dans un chaudron explosif de changements, nombre des forces qui menacent, un peu partout dans le tiers-monde, les structures postcoloniales de gouvernement et de développement économique. En facilitant la circulation des biens, des personnes et des technologies à travers les frontières nationales, la mondialisation a également inauguré une ère de réactions dont l’ampleur n’est devenue visible qu’aujourd’hui. Les aspirations, les décep- tions et les rancœurs augmentent à mesure que les distances se réduisent, et certaines communautés jugent leur identité ou leur sécurité menacées par des circonstances et des peuples qu’elles pouvaient autrefois ignorer sans problème. Dirigée avec paternalisme pendant trente ans par Félix HouphouëtBoigny, la Côte-d’Ivoire n’a pas su développer de fortes institutions ni d’identité nationale. Cela est vrai dans d’autres pays africains ayant à leur tête des “grands hommes” ou des élites politiques qui s’enrichissent et défendent leurs intérêts au détriment de la population.Tout comme les mythes et les histoires réelles de lutte de libération nationale, qui s’estompent dans l’esprit des gens, la baisse des ressources tirées de l’aide internationale et d’erratiques échanges de produits agricoles rend le système néocolonial plus difficile à supporter. En Côte-d’Ivoire, les musulmans du Nord s’estiment lésés par la confiscation du pouvoir par Gbagbo et par le favoritisme à l’égard des ethnies non musulmanes du Sud. C’est le genre de tensions qui risquent de surgir n’importe quand dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, comme l’ont rappelé les dirigeants de la région à Chirac. Dans le même temps, ils l’exhortaient à agir encore plus vigoureusement pour rétablir l’ordre en Côte-d’Ivoire. L’Europe, et surtout Paris, devrait reconnaître et saluer publiquement la décision de l’équipe Bush de ne pas succomber à la tentation de se venger de Chirac. Le geste n’a rien coûté à Washington. C’est cependant ce qu’il fallait faire pour améliorer la coopération francoaméricaine dans un monde en pleine mutation. Jim Hoagland LIBYE Kadhafi et l’esprit des lois A u cours de sa récente visite en Libye, le président Chirac a offert à son homologue libyen la collection complète des œuvres de Montesquieu, l’auteur de L’Esprit des lois. Jacques Chirac a-t-il voulu de cette façon faire comprendre à Kadhafi qu’il ferait bien de moderniser réellement son pays en y permettant l’épanouissement des libertés et de la démocratie, qui y font actuellement cruellement défaut ? Interrogé lors d’une conférence de presse sur la nature de ce cadeau, Chirac a répondu qu’il savait que le président Kadhafi éprouvait de l’intérêt pour Montesquieu, dont il avait déjà probablement lu les œuvres et que c’est pour cette raison qu’il lui avait offert cette belle édition qu’il pourrait mettre dans sa bibliothèque. Mais où est donc l’esprit des lois dans la Libye de Kadhafi ? Bien que les plus grands responsables occidentaux se bousculent désormais à Tripoli depuis que les EtatsUnis se sont accommodés d’un leader de la “révolution” libyenne qui a laissé tomber son programme d’armes de destruction massive, rien ne semble avoir vraiment changé en Libye. L’anarchie dans le pays et dans l’entourage du leader est de plus en plus flagrante. La visite de Jacques Chirac a ainsi été l’occasion pour la presse de mesurer le degré de désordre qui règne en Libye et la toute-puissance des services de renseignements du colonel Kadhafi. Les photographes n’ont par exemple pas été autorisés à assister au repas offert par le colonel en l’honneur de son hôte français en raison du mauvais comportement d’une COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 escouade de responsables libyens de la sécurité. Quant aux réformes en faveur de l’ouverture évoquée par le Premier ministre Choukri Ghanem, qui a vécu à Vienne et a donc connu le monde développé, elles sont en réalité inexistantes, tant sur la forme que sur le fond. Voilà donc la fameuse révolution libyenne, que les Libyens n’ont pas eu peur de comparer à la Révolution française. Aujourd’hui, de nombreux hommes d’affaires britanniques, allemands et français se plaignent de l’extrême lenteur de la bureaucratie libyenne. L’un d’entre eux expliquait qu’il avait perdu 12 kilos depuis qu’il avait commencé à travailler en Libye à cause de l’anarchie ambiante, de la corruption et de la non-application des lois. Il y avait quelque chose de comique dans les 42 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 grands panneaux qui ornaient les rues de Tripoli pendant cette visite. On pouvait ainsi lire sur fond de deux drapeaux français et libyen des slogans affirmant : “La révolution mène à la liberté”. La délégation française a eu beau chercher cette liberté en Libye, elle n’en a pas trouvé la moindre trace. Pas de médias ni de presse libres. Dans la Libye du colonel Kadhafi, malgré les richesses pétrolières, le chômage atteint 30 %. La croissance démographique en Libye est évaluée à environ 3,4 % par an. L’administration américaine, qui a besoin de trouver des débouchés pour ses sociétés pétrolières, affirme qu’il y a aujourd’hui une amélioration de la situation dans ce pays, alors qu’elle sait très bien qu’il n’en est rien. Randa Taqieddine, Al Hayat, Londres 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p42-44 14/12/04 12:35 Page 44 afrique MAROC Avec les prisonniers de guerre du Front Polisario Pour la première fois, un journaliste marocain a pu visiter les geôles du Front Polisario à Tindouf, en Algérie. Un reportage d’Ali Lmrabet, ancien directeur de l’hebdomadaire interdit Demain Magazine. EL MUNDO Madrid DE TINDOUF A Tindouf, deux détenus marocains. Ali Lmrabet A ciellement auprès du Polisario contre l’“instrumentalisation” des détenus. Pour parvenir jusqu’à eux, il m’a fallu l’intervention personnelle de Mohamed Abdelaziz, qui n’a autorisé la visite qu’au dernier moment. Le camp du Neuf Juin compte entre 70 et 80 prisonniers. La vision qu’il offre est des plus surprenantes : il n’y a autour ni murs, ni barbelés, ni miradors. “Les détenus sont libres d’aller où ils veulent”, explique un responsable sahraoui avant d’ajouter que, même si la frontière entre l’Algérie et le Sahara-Occidental ne se trouve qu’à une centaine de kilomètres, il ne viendrait à l’esprit de personne d’essayer de la franchir. Des millions de mines antipersonnel ont été semées là par l’armée marocaine, rendant le passage impossible. Les bâtiments, petits et de forme arrondie, sont peints en blanc. A l’entrée du camp, un sous-officier marocain, entouré d’autres prisonniers, me reçoit froidement. Il veut savoir si je suis vraiment marocain. Ma carte d’identité passe de main en main, mais cela ne suffit pas à dissiper l’hostilité et la méfiance. “Comment as-tu fait pour qu’ils te laissent entrer ?” demande un grand gaillard. “Tu dois être un sympathisant du Polisario”, affirme un prisonnier. “Ou un espion sahraoui qui cherche à se faire passer pour un Marocain”, renchérit un autre. UN DÉTENU FRAPPÉ À MORT AVEC UNE BARRE DE FER Finalement, après des palabres interminables en dialecte marocain, certains se persuadent qu’ils ne sont pas en train de parler avec un Sahraoui. L’ambiance se détend. Quelques-uns des détenus qui s’étaient éloignés reviennent, disposés à raconter leur long séjour dans cette prison étouffante de chaleur. Leurs histoires sont difficiles à entendre. Mohamed (les noms ont été changés pour éviter d’éventuelles punitions) a été arrêté il y a dix-huit ans. Il n’avait alors que 27 ans. Ses premières années de captivité ont été très dures. Le Polisario obligeait les prisonniers à travailler sous un soleil implacable. “Nous avons construit tout ce que tu as vu entre la ville de Tindouf et ici. Même le siège de la présidence d’Abdelaziz.” Ahmed avait 32 ans lorsqu’il a été pris. Aujourd’hui, c’est un vieillard de 52 ans qui marche péniblement, en s’aidant d’une canne. “Avant on m’appelait Hassan, mais, comme le roi Hassan II était le diable en personne pour le Polisario, ils m’ont obligé à changer de nom, dit-il. Je reprendrai mon nom quand je rentrerai au Maroc.” Pour AhmedHassan, le plus difficile aujourd’hui n’est pas les mauvais traitements – “On ne nous maltraite plus depuis 1994”, indique-t-il –, mais le manque de médicaments et de nourriture. Comme il ne peut pas travailler à l’extérieur, comme ses compagnons, il vit des colis de la Croix-Rouge et de la générosité de quelques compagnons d’infortune. Abdeslam allait fêter ses 24 ans lorsqu’il a été capturé. Mais son allure n’a rien de celle d’un homme de COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 44 ■ Postes sahraouies Le premier service de poste sahraoui a été lancé le 11 décembre dans les camps de Tindouf (sud-ouest de l’Algérie). Selon le président de la “République sahraouie”, Mohamed Abdelaziz, “ce service postal est l’expression de la souveraineté nationale et une preuve du progrès dans la construction de l’Etat sahraoui”. ESPAGNE Courrier inetrnational u Maroc, la censure du gouvernement est si féroce qu’aucun organe de presse ne veut ni ne peut envoyer ses reporters dans les camps de réfugiés. Ceux qui, par le passé, ont tenté de rencontrer un dirigeant du Polisario ou d’aller à Tindouf ont été accusés de trahison. En 2000, Mohamed Larbi Messari, alors ministre de la Communication, avait ainsi ordonné la saisie de tous les exemplaires des hebdomadaires Le Journal et As Sahifa, qui avaient osé publier un entretien avec le secrétaire général du Polisario, Mohamed Abdelaziz. Quelques jours plus tard, le gouvernement étendait sa colère à 2M, la deuxième chaîne de télévision publique, qui avait mentionné l’interview dans une revue de presse : Messari et André Azoulay, le conseiller du roi, limogèrent ses dirigeants au cours d’un acte de lynchage public. Aujourd’hui encore, le Polisario est considéré comme un ennemi qui n’a pas le droit de s’exprimer dans les médias. Il était donc intéressant pour un journaliste marocain de visiter Tindouf et ses centres de détention, perdus au milieu du désert algérien. Je me suis rendu dans l’un des principaux camps. Les détenus, dont certains sont là depuis plus de dixhuit ans, n’ont pas reçu la visite de la presse depuis un an. Ces prisons faisaient encore récemment partie d’un circuit de visite pour la presse internationale, jusqu’à ce que le Comité international de la Croix-Rouge, sous la pression de Rabat, proteste offi- 40 ans. Seize années d’une dure captivité sont passées par là. Il reconnaît cependant que ses geôliers le traitent bien. “Certains d’entre nous vivent mieux que nos gardiens, qui n’ont même pas de quoi manger.” Ce qui se passait avant, lorsqu’ils subissaient la vengeance et la répression, c’est Abdelaziz qui le raconte. “Ici, à part le sable et les pierres, il n’y avait rien. Nous avons dû tout construire avec nos propres mains. Lorsque nous tombions malades, on nous envoyait chez des médecins cubains, des stagiaires qui s’entraînaient sur nos pauvres corps.” Au début des années 1990, un soldat nommé Omar a passé presque une année enfermé dans une caisse. “Ils le sortaient pour le laisser respirer un peu et, après, ils l’enfermaient à nouveau”, relate un vieux prisonnier. Puis, un jour, le soldat Fanidi est mort. “Au moins il a eu une mort digne, parce qu’il n’acceptait pas leurs règles”, conclut-il. D’autres évoquent le calvaire d’un lieutenant appelé Mouzoun. En 1993, cet officier de 45 ans a été frappé à mort avec une barre de fer et son cadavre a été suspendu à l’entrée du camp. Pourquoi ? Personne ne s’en souvient. “Il avait dû dire quelque chose qui n’avait pas plu, comme ‘Le Sahara appartient au Maroc’ ou ‘Vive Hassan II’.” Les deux seuls prisonniers à avoir accepté de se laisser prendre en photo sont deux jeunes hommes qui ont perdu la raison. “Ils sont fous. Ils n’ont pas supporté la captivité”, explique le chef du camp. Selon lui, la majorité des détenus souffrent de problèmes psychiques par manque d’espoir d’être libérés un jour. Avant de partir, un homme m’appelle de la cuisine. Il dit être le plus ancien détenu. Il veut savoir comment les prisonniers qui ont été libérés sont traités à leur retour au Maroc. Je n’ai pas pu lui dire que le Maroc livre à l’abandon et au désespoir ceux à qui il a donné un jour un fusil en leur ordonnant de défendre la patrie. Ali Lmrabet OCÉAN ATLANTIQUE Rabat M A R O C ALGÉRIE CANARIES (Espagne) Tindouf Siège du gouvernement de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) en exil et du Front Polisario SAHARAOCCIDENTAL MAURITANIE Dakhla 0 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 400 km Système de défense marocain (barbelés, champs de mines, murs sur 2 000 kilomètres de long) Principaux camps de réfugiés sahraouis 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 46-47 OK SA 2 14/12/04 16:07 Page 46 NG han Guan/AP/Sipa e n c o u ve r t u re ● Pékin, mars 2004. Ouverture de la session annuelle de la Conférence politique consultative du peuple chinois (CPCPC). LE RÊVE CHINOIS ■ “Usine” du monde, future organisatrice des Jeux olympiques, la Chine a désormais des ambitions politiques. En conquérant les marchés, elle acquiert une influence grandissante. Puissance régionale, elle se voit déjà puissance mondiale. ■ Dans ses choix diplomatiques, Pékin donne la priorité à la stabilité de ses relations avec Washington. Les points de convergence sont aujourd’hui majoritaires, malgré le soutien américain à Taïwan. ■ Forte de cette concorde, la Chine avance méthodiquement ses pions dans la région. ■ Faut-il avoir peur de la Chine ? Non, notre pays est pacifique, assurent les analystes en stratégie chinois. Il est essentiellement préoccupé de développement économique. Nous nous éveillons, n’ayez pas p Fondée sur l’économie, intégrée dans le mouvement de la mondialisation, la montée en puissance de la Chine est innovante et ne menace personne, explique un magazine de stratégie chinoise. GUOJI ZHANWANG Shanghai ’établissement d’une grande puissance en tant que telle est un aboutissement, il suit forcément une phase d’émergence. L’accent mis, depuis la fondation de la Chine nouvelle il y a plus d’un demi-siècle, et surtout depuis une vingtaine d’années avec la politique de réformes et d’ouverture, sur l’accumulation [l’investissement] plutôt que sur la redistribution a permis à la Chine de constituer les bases nécessaires à son émergence. L’Histoire montre que l’arrivée d’un pays fort de la génération montante a toujours de profondes conséquences sur les relations internationales. De ce fait, l’émergence de la Chine focalise l’attention. Ces dernières années, à l’étranger, certains ont avancé de grandes théories selon lesquelles le jour où la Chine prendrait son essor, elle menacerait sérieusement l’ordre mondial, comme l’avaient fait en leur temps l’Allemagne, le Japon ou l’Union soviétique. La Chine et les Etats-Unis risqueraient alors de se livrer à une surenchère dangereuse en matière de sécurité, ce qui pourrait même dégénérer en un affrontement semblable à celui qui opposait les EtatsUnis et l’Union soviétique à l’époque de la guerre L ■ Positif Pour les Etats-Unis, les avantages de l’approche diplomatique modérée de la Chine sont substantiels, écrit un commentateur américain dans le quotidien hongkongais South China Morning Post. Elle permet à l’administration Bush de présenter les relations sinoaméricaines comme un succès, et offre une atmosphère positive pour la coopération sur la question nord-coréenne et dans la guerre contre le terrorisme. froide. L’essor de la Chine se traduira-t-il forcément par une confrontation avec les Etats-Unis ? Outre que la puissance réelle de la Chine actuelle est encore loin de pouvoir égaler celle des EtatsUnis, le prétendu décollage de la Chine correspond seulement au fait que son développement s’inscrit désormais dans la continuité [elle connaît une croissance économique spectaculaire depuis quinze ans]. La Chine a encore beaucoup de chemin à parcourir avant de décoller véritablement, et elle ne risque donc pas de prendre la place occupée autrefois par l’Union soviétique. A l’époque, l’Union soviétique et les Etats-Unis étaient des superpuissances, alors que la Chine est encore un pays en développement. A l’époque, l’Union soviétique et les EtatsUnis avaient pour objectif stratégique d’étendre leur suprématie sur le monde entier, alors que la Chine n’a pas de visées hégémoniques et ne dispose pas de sphère d’influence. A l’époque, les deux blocs américain et soviétique ne se contentaient pas de s’opposer à la fois sur le plan politique et militaire, économiquement, leurs modèles s’excluaient réciproquement. En revanche, la Chine a instauré un système d’économie de marché socialiste, elle participe au processus de mondialisation et s’est intégrée dans le système économique mondial. Aussi les relations sino-américaines actuelles n’ont-elles rien à voir avec les relations américano-soviétiques de jadis. En d’autres termes, la montée en puissance de la Chine s’inscrit dans un contexte spatio-temporel radicalement différent. Sur le plan intérieur, la Chine axe son développement autour des idées de paix, de démocra- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 46 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 tie et de nation civilisée. Sur le plan extérieur, c’est par des moyens légaux qu’elle se procure l’énergie et les ressources nécessaires à son développement ; elle participe de façon constructive aux affaires internationales. Elle s’affranchit donc du modèle traditionnel d’émergence d’une grande puissance, où l’accroissement de la force militaire prenait le pas sur la croissance économique et où les Etats cherchaient à établir leur suprématie et à contester l’ordre établi au niveau mondial par la constitution de sphères d’influence et d’axes militaires. La Chine, elle, émerge de façon pacifique, et cet essor pacifique s’inscrit en priorité sur la base d’une prospérité commune avec les autres pays. Aussi, loin de constituer une menace pour ces derniers, elle leur offre de nouvelles opportunités. En ce qui concerne les relations de la Chine avec les Etats-Unis, malgré la persistance de nombreuses divergences entre les deux parties et la question taïwanaise, grave facteur d’instabilité, ces dernières années ont montré que la coopération multilatérale fonctionnait bien, mais les conflits d’origine unilatérale restent nombreux [voir page suivante]. Cela s’explique par l’intérêt accru de la Chine pour les grands dossiers mondiaux, lié à sa montée en puissance. En tant que grand pays en développement, ses vues rejoignent de plus en plus celles des Etats-Unis sur un certain nombre de questions, en particulier sur le problème de la sécurité non conventionnelle. Alors que, autrefois, les polémiques étaient fréquentes, aujourd’hui, l’heure est davantage à la concertation. Par ailleurs, de grande puissance régionale, la Chine est en passe de deve- 46-47 OK SA 2 14/12/04 15:14 Page 47 ACTUALITÉ Taïwan vote pour le statu quo Le scrutin législatif du 11 décembre a donné la majorité aux partisans de la réunification avec Pékin. Le gouvernement indépendantiste de Chen Shui-bian, récemment réélu, reste donc sans majorité au Parlement. a “vague verte” [du camp indépendantiste comprenant le Parti démocratique progressiste (DP) au pouvoir] n’ayant pas obtenu la majorité des suffrages aux élections législatives à Taïwan, ce résultat est dans l’ensemble considéré comme exerçant une influence positive sur les relations de part et d’autre du détroit de Taïwan. Dès lors que la “vague bleue” [du camp favorable à la réunification avec le continent, mené par le Kouomintang] a réussi à maintenir sa majorité au Parlement, non seulement la réforme de la Constitution voulue par le président [DPP] Chen Shui-bian sera considérablement restreinte, mais la “taïwanisation” de la république de Chine lancée avant les élections ne pourra pas être menée entièrement selon les idées du gouvernement du DPP. On en conclut que les relations de part et d’autre du détroit de Taïwan resteront stables et détendues. Néanmoins, la situation se révèle plus complexe. Après cette défaite, le DPP va naturellement tenter de regagner du terrain pour les prochaines élections locales. Ses réflexions seront plus orientées vers la politique intérieure, tandis que les relations avec la Chine continentale et avec les Etats-Unis seront quant à elles plus teintées de conservatisme. Les relations bilatérales sont remplies d’incertitudes et de risques, et le DPP, déstabilisé, ne dispose que d’une marge de manœuvre extrêmement réduite. Quant à la “vague bleue”, qui contrôle donc toujours le Parlement, va-t-elle se consacrer au développement de ces relations avec Pékin ? Il faut d’abord voir si les diverses tendances politiques en son sein pourront s’entendre, et comment va se passer la coopération avec le gouvernement. De plus, une situation politique figée entre l’exécutif et le Parlement rendra la formation d’un consensus concernant la politique bilatérale extrêmement fragile. Tout cela démontre que la division du pouvoir entre la “vague bleue” et la “vague verte” ne pourra pas produire une politique de relations bilatérales générant des initiatives de réconciliation : il manque à Taïwan les conditions politiques nécessaires. Pékin et les Etats-Unis se sentent peut-être soulagés parce qu’ils voulaient justement ralentir le processus de réforme de la Constitution [prôné par un président désormais en minorité parlementaire]. Après la défaite du DPP, un référendum sur la Constitution n’aura pas lieu. Mais ni Pékin ni les Etats-Unis n’ont pensé à la perspective de la reprise du dialogue. Or, en vue des prochaines élections, les relations bilatérales, les interactions entre les Etats-Unis, la Chine et Taïwan ne seront probablement pas les priorités du programme politique du DPP. La porte de la reprise du dialogue est bien fermée ; on en revient à une situation de remise en ordre. L s peur de nous nir une grande puissance mondiale. De ce fait, elle soigne ses relations avec les grandes nations, et en premier lieu avec les Etats-Unis. La diplomatie chinoise a gagné en maturité. Enfin, la Chine étend le champ de sa coopération avec les Etats-Unis en matière de sécurité régionale. Elle n’est plus une nation en dehors du système : elle fait partie de presque toutes les grandes organisations internationales. Son crédit est en hausse et sa capacité à se mouvoir sur la scène internationale en amélioration. Aussi, à long terme, la base stratégique d’un développement pacifique des relations sino-américaines devrait continuer à s’élargir et les conflits ne devraient plus être majoritaires. L’émergence d’une nation et d’un peuple est un mouvement des plus grandioses.Tel un courant océanique puissant, une fois la tendance générale amorcée, elle progresse toujours de l’avant sans qu’aucun obstacle ne puisse l’arrêter. La pacifique montée en puissance de la Chine est unique en son genre, que ce soit dans le contexte spatio-temporel actuel ou d’un point de vue historique. Si nous élargissons un peu notre horizon pour rechercher l’origine et le moteur de cet essor dans l’histoire chinoise plurimillénaire, nous découvrirons peutêtre que les Chinois sont en train d’écrire l’une des plus belles pages de l’histoire de l’humanité. Place Tian’anmen, un char se fond dans la porte d’entrée de la Cité interdite, le centre du pouvoir impérial chinois. Dessin de Ferguson paru dans le Financial Times, Londres. CONTEXTE Les pommes de discorde avec Washington ■ Entrées dans une phase de “coopération constructive” depuis le 11 septembre 2001, et malgré un début difficile après la première élection de George W. Bush, les relations sino-américaines sont encore tendues sur quelques grands dossiers, écrit l’hebdomadaire pékinois spécialisé en relations internationales Huanqiu Shibao. Economiquement, les deux pays s’opposent sur les exportations de textiles – la Chine vient d’annoncer qu’elle leur appliquerait une taxe à l’exportation au 1 er janvier 2005, ce qui devrait apai- ser les Etats-Unis qui craignaient une inondation de leur marché à la disparition du système de quotas. Washington demande par ailleurs une plus grande flexibilité de la monnaie chinoise – accrochée de fait au dollar –, s’oppose à Pékin sur nombre de dossiers touchant aux droits de propriété intellectuelle et estime trop lent le rythme d’adaptation de l’économie chinoise aux règles de l’Organisation mondiale du commerce. Mais, plus encore que l’économie, c’est la question de Taïwan qui détermine la qualité des relations entre les deux pays, poursuit le journal qui cite des spécialistes chinois. Le soutien américain à Taïpei s’est quelque peu adouci, reconnaissent ceux-ci, Washington étant plus préoccupé par sa lutte contre le terrorisme que par les tensions dans le détroit de Taïwan. Mais la position de fond n’a pas changé, et les ventes d’armes à Taïwan sous prétexte d’équilibre de l’armement se poursuivront dans les quatre ans à venir. Globalement, les relations sino-américaines sont donc dans une phase de coopération, n’excluant cependant pas de véritables sujets de friction. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 47 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Hsu Yungming* Ming Pao (extraits), Hong Kong * Assistant à l’Institut de recherche en sciences humaines de l’Académie centrale de Taïwan. 48-49 en couv 14/12/04 15:22 Page 48 e n c o u ve r t u re Encore cinq belles années pour Pékin Ralentir la croissance serait une erreur stratégique. Pékin doit au contraire tirer parti des cinq années à venir, au cours desquelles le pétrole sera encore accessible pacifiquement, estime un spécialiste de macroéconomie. JINGJI GUANCHA BAO (extraits) Pékin I LE DÉVELOPPEMENT PACIFIQUE DU MONDE A UN AVENIR LIMITÉ Origine des importations chinoises (en % du total) 40 35 Japon 30 25 Union européenne 20 15 Etats-Unis 10 Asie (hors Japon et Hong Kong) 5 0 1980 1985 1990 1995 2000 Destination des exportations chinoises (en % du total) 30 Etats-Unis Japon 20 Union européenne 10 Asie émergente (hors Hong Kong) 0 1980 1985 1990 COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 48 1995 2000 Source : Fonds monétaire international (FMI) nquiet du risque de grave surchauffe de son économie en raison de l’emballement des investissements, de l’aggravation des problèmes d’approvisionnement en énergie et en matières premières, et de l’insuffisance des capacités de transport, sans oublier la hausse continue des prix, le gouvernement chinois a pris au printemps dernier une série de mesures macroéconomiques d’austérité, dont les effets se sont vite fait sentir. Il existe des entraves réelles à la croissance économique chinoise, qui sont d’ordre externe et non interne. L’an dernier, la Chine a consommé 30 % du pétrole extrait, 30 % de l’acier, 40 % du ciment et 25 % des investissements directs mondiaux. La hausse générale du prix des produits de base a sans aucun doute été tirée par la demande chinoise liée à la forte croissance du pays. Et ce n’est qu’un début ! Prenons l’exemple de l’acier : l’an dernier, les importations de la Chine en minerai de fer s’élevaient déjà à 150 millions de tonnes (30 % de l’ensemble des exportations mondiales), ce qui avait provoqué un envol des cours, qui avaient plus que doublé. Si l’on considère qu’en 2030 la Chine comptera 1,6 milliard d’individus et que le PIB moyen par habitant s’élèvera à 5 000 dollars, elle utilisera chaque année plus de 300 millions de tonnes d’acier et sa consommation en minerai de fer dépassera les 600 millions de tonnes, soit davantage que les quantités disponibles actuellement sur le marché mondial. La situation est encore plus grave en ce qui concerne le pétrole et les céréales. A l’heure actuelle, la production pétrolière mondiale avoisine les 4 milliards de tonnes. Aujourd’hui, la part commercialisée de ces ressources représente 1,6 milliard de tonnes, soit 40 % de la production totale. A supposer que cette dernière atteigne 5 milliards, la quantité de pétrole mise sur le marché international pourrait alors s’élever à 2,2 ou 2,3 milliards de tonnes. La consommation de pétrole par habitant dépasse 1 tonne dans les pays industrialisés. Si la Chine, avec ses 1,6 milliard d’habitants, rejoignait leurs rangs, il lui faudrait donc 1,6 milliard de tonnes de pétrole, mais elle ne peut espérer produire elle-même au mieux que 200 millions de tonnes, en raison de ressources limitées. Autrement dit, il lui faudra importer 1,4 milliard de tonnes de pétrole, soit plus de 60 % des ressources disponibles. Pour les autres pays, il restera à peine 900 millions de tonnes, alors qu’aujourd’hui les importations pétrolières des Etats-Unis, du Japon et des pays européens dépassent déjà les 1,2 milliard de tonnes… La Chine pourra-t-elle vraiment obtenir de quoi satisfaire ses besoins ? Quand le monde entier prendra conscience des bouleversements que la demande chinoise grand bénéficiaire de l’hégémonie du billet vert sur la scène mondiale ; c’est ce qui motive le rapprochement progressif de ces deux grands pays. De leur côté, les Etats-Unis [par leurs interventions militaires en Afghanistan et en Irak, le renforcement de leur présence en Asie centrale et de leur coopération avec les pays asiatiques après le 11 septembre 2001] ont tracé entre les zones pétrolifères du Moyen-Orient et de l’Asie centrale une courbe orientée vers l’est. Ainsi, en cas de conflit avec l’Union européenne, ils peuvent pousser le Japon et la Chine dans leur camp grâce aux intérêts pétroliers. En effet, faute de se montrer dociles, ces deux derniers pays risquent de voir leur économie sombrer dans le marasme par manque de pétrole à court ou à moyen terme. Or, si jamais les Etats-Unis, la France, l’Allemagne ou la Russie cherchaient à utiliser leur puissance militaire pour affirmer leur position de leader de la planète, il est très difficile d’affirmer que l’approvisionnement mondial en pétrole, en acier et en céréales ne serait pas perturbé. Aussi la Chine doit-elle d’ores et déjà élaborer une parade aux possibles soubresauts qui risquent de secouer l’économie mondiale. devrait à terme entraîner en matière d’offre et de demande de produits primaires sur le marché international, des limitations aux importations chinoises de matières premières apparaîtront inévitablement. A mon sens, la Chine ne pourra poursuivre son développement économique sans subir d’importantes restrictions au niveau mondial que jusqu’en 2010, dans le meilleur des cas. Il lui reste donc cinq à six ans. Si, durant ce laps de temps, la Chine s’impose des contraintes pour freiner sa croissance économique, elle risque de passer à côté d’une phase stratégique offrant de précieuses opportunités. Dans ce contexte, la Chine tend désormais à partager avec les Etats-Unis un nombre croissant d’intérêts stratégiques. Les Etats-Unis ont besoin du gigantesque déficit de leur balance commerciale vis-à-vis de la Chine pour soutenir leur croissance économique, et la Chine, de son côté, a besoin de l’énorme marché américain pour servir de locomotive à son développement. L’an dernier, le déficit de la balance commerciale entre les Etats-Unis et la Chine a atteint 123 milliards de dollars, alors qu’à la même époque l’excédent du commerce extérieur chinois était seulement de 25,5 milliards de dollars. Cela signifie que la Chine se sert des dollars gagnés aux Etats-Unis pour effectuer auprès d’autres pays des importations de biens dont elle a un urgent besoin. La Chine est donc le plus DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Dans l’état actuel des choses, la stratégie américaine de contrôle des principales sources d’approvisionnement en pétrole de la planète n’est pas encore achevée. Sans doute faudra-t-il encore deux ou trois ans. Une fois cette emprise établie, il est probable qu’elle fera l’objet d’un jeu d’influence entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Le développement pacifique du monde n’a donc peut-être que cinq ans devant lui. C’est pourquoi nous ne pouvons pas considérer que permettre à l’économie chinoise de faire une pause est indifférent. Ni qu’une fois les ajustements économiques effectués il sera encore possible de se développer dans un environnement mondial paisible et de se procurer pacifiquement comme auparavant les matières premières nécessaires sur le marché mondial. La Chine en est déjà arrivée au point où toute nouvelle augmentation de 1 % de sa croissance repose sur des ressources énergétiques étrangères.Toute diminution significative des sources d’énergie, voire leur interruption complète au cours d’une période donnée, se traduirait forcément par un arrêt de la croissance chinoise. Aussi, tenter de ralentir le rythme de croissance de l’économie chinoise par des mesures d’austérité macroéconomiques apparaît certes fondé d’un point de vue local, mais ne l’est pas sur le plan international. En effet, la Chine fait désormais partie des grands de la planète. Elle doit de ce fait aborder toute chose sous l’angle international et ne peut pas réfléchir à ses problèmes à huis clos. Elle ne doit pas s’imposer des contraintes pour freiner sa forte croissance actuelle, mais bien mettre à profit les possibilités exceptionnelles de développement pacifique que lui offrent les quelques années à venir afin d’accélérer encore son rythme de croissance. Face à un monde qui s’annonce de plus en plus chaotique, toute montée en puissance de la Chine est un gage de sécurité pour elle. Wang Jian* * Membre de la Société de macroéconomie de Chine. 48-49 en couv 14/12/04 15:23 Page 49 LE RÊVE CHINOIS FÉD. DE RUSSIE ● KAZAKHSTAN JAPON MONGOLIE C. DU N. Pékin OUZB. TURKM. KIRG. Région autonome du XIJIANG TADJ. IRAN C. DU S. AFGHANISTAN H C I M A PAKISTAN H I N E OCÉAN L A Y A NEPAL NÉPAL TAÏWAN PACIFIQUE BHOUTAN Hong Kong BANGLADESH MYANMAR INDE LAOS MER D'OMAN 0 GOLFE DU BENGALE THAÏLANDE PHILIPPINES VIETNAM CAMBODGE 2 000 km Courrier international Sous la coupe de l’Empire Le Laos et le Myanmar sont des vassaux, la Thaïlande et Singapour des obligés. Face à la Chine, les pays de l’ASEAN ne font pas le poids, ni économiquement ni politiquement. ASIA TIMES ONLINE (extraits) Bangkok, Hong Kong es dirigeants du Laos et du Myanmar [Birmanie] ont beau être irresponsables, ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles tant qu’ils se prosternent devant une Chine en pleine renaissance qui aime avant tout la stabilité. Les relations que Pékin entretient avec l’Asie du Sud-Est rappellent la diplomatie du tribut qui prévalait du temps des dynasties Tang,Yuan et Ming. Sa montée en puissance a donc peu de chances de faire apparaître des gouvernements plus éclairés au Laos et au Myanmar. Frappés par les sanctions de l’Occident, les généraux birmans n’ont pas d’autre choix, ne leur en déplaise, que de se rapprocher de la Chine. Le Myanmar fournit à Pékin des stations d’écoute pour ses espions, des ports amis pour ses vaisseaux de guerre, et reçoit en échange des tombereaux d’armes bon marché tout en pouvant espérer une éventuelle intervention des troupes chinoises si, aussi improbable que ce soit, les soldats occidentaux débarquaient à Rangoon. Le Laos n’a pas non plus d’autre choix que de s’appuyer sur les épaules musclées de la Chine. Son alliance avec le Vietnam repose sur les liens personnels qu’entretiennent les leaders vieillissants des deux pays – Vietnamiens et Laotiens n’ont jamais été proches au cours de l’Histoire. Ces derniers n’ont en outre pas la moindre envie de se tourner vers le sud car leurs cousins thaïlandais leur paraissent arrogants. De toute façon, la Chine a beaucoup plus à offrir. Le Laos et le Myanmar sont tous deux riches en ressources naturelles, en particulier en bois, minerais, pierres précieuses et peut-être en électricité dans un avenir pas si lointain. Tous ces L ■ Alimentation La Chine doit cesser de recevoir une aide alimentaire, et doit au contraire contribuer à l’aide internationale, a déclaré le Programme alimentaire mondial. En visite à Pékin, le directeur du PAM James Morris a déclaré que l’aide qu’il gère est “destinée aux pays les moins développés, dont la sécurité alimentaire est le plus en danger, et le revenu par tête le plus bas.” “La Chine ne fait plus partie de ces pays. Elle a développé la capacité de répondre à ses propres problèmes”, a-t-il ajouté. L’aide du PAM à la Chine doit prendre fin en 2005. produits sont à la disposition d’une économie chinoise particulièrement vorace, et à prix d’ami. Les régimes de ces pays, dont la survie dépend de la Chine, préfèrent donc se montrer déférents. Les voisins de la Chine ont timidement commencé à se tourner vers l’Occident il y a dix ans. Les diplomates chinois s’efforcent depuis de contrecarrer l’influence occidentale et sont parvenus à instaurer la stabilité le long de leurs frontières, aidés en cela par la richesse croissante générée par vingt-cinq ans de réformes : ce miracle économique force le respect et permet d’acheter de l’influence et de se forger de meilleures armes. C’est dans le Sud-Est asiatique que la Chine a commencé sa reconquête du continent. Ses relations avec la Thaïlande se réchauffent depuis trente ans. Les Thaïlandais d’origine chinoise comptent parmi ses plus gros investisseurs. Les locaux de la Bangkok Bank sont les plus grands de toutes les banques étrangères présentes sur le Bund [grande artère] de Shanghai. La Chine se veut comme la Malaisie le défenseur des “valeurs asiatiques”. Elle achète beaucoup de gaz et de pétrole indonésien, et investit de plus en plus dans l’énergie, la banque et les autres secteurs. La Chine a passé les trente années qui ont suivi 1949 [prise du pouvoir par les communistes] à se consolider après avoir connu un siècle de faiblesse pratiquement sans précédent dans sa longue histoire. Après avoir essayé en vain de redevenir une grande puissance internationale en exportant la révolution communiste, elle opta pour une nouvelle stratégie et se mit, dans les années 1970, à jouer les grands frères bienveillants et généreux. Ce changement de cap porta ses fruits presque immédiatement. L’engagement des Etats-Unis dans le SudEst asiatique étant remis en cause après leur retrait du Vietnam, le Premier ministre thaïlandais Kukrit Pramoj se rendit à Pékin en 1975. La déférence et la politesse dont il fit preuve à l’occasion – qui furent qualifiées de simple courtoisie thaïlandaise – rappelaient celles des émissaires des royaumes du Sud qui vinrent au cours des siècles prêter allégeance et payer tribut à leur COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 49 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 seigneur du Nord. Ses hôtes furent enchantés. Si la Chine tenait une carotte dans une main, elle avait dans l’autre un bâton, qui frappa le Vietnam en 1979 [au cours d’une guerre rapide destinée à le forcer à quitter le Cambodge]. Comme les incursions militaires impériales, ce fut un succès mitigé mais qui eut le mérite d’envoyer un avertissement. La Chine peut se permettre ce genre d’aventure, mais pas ses voisins. Or l’obéissance est supportable et les royaumes situés au sud de la frontière de l’Empire s’en étaient aperçus en leur temps. Les relations de la Chine avec la Thaïlande et ses alliés du Sud-Est se réchauffèrent encore au cours des années 1980. La première promit de défendre la Thaïlande au cas où les troupes vietnamiennes, qui lorgnaient son territoire depuis la frontière cambodgienne, arriveraient. Et les ventes d’armes bon marché allèrent bon train. La Chine exerça une influence décisive dans les négociations qui se terminèrent par le retrait vietnamien du Cambodge et l’émergence d’un gouvernement de coalition. La Chine parle d’un ton nettement impérial dans ses relations avec ses voisins. Prenez l’incident du mois de juillet avec Singapour : en se rendant en visite à Taïwan [officiellement pour des raisons personnelles], Lee Hsien Loong [à l’époque vice-Premier ministre et futur Premier ministre singapourien] attira sur son pays les réprimandes de la Chine, qui s’était sentie offensée. Les négociations sur un accord de libreéchange entre les deux pays risquent de connaître un ralentissement. Quand la tempête de l’effondrement économique frappa l’Asie, à la fin des années 1990, la Chine garda sa monnaie solide comme un roc, assurant ainsi une influence stabilisatrice bienvenue contre la potion amère prescrite par le Fonds monétaire international (FMI). Paradoxalement, la dévaluation de la monnaie chinoise, en 1994, a probablement eu un rôle dans la précipitation de la crise asiatique. L’ASEAN ne parviendra probablement pas à conclure un accord de libre-échange avec la Chine avant quelques années [en novembre 2004 a été signé un accord prévoyant sa mise en place d’ici à 2010]. Mais les négociateurs chinois savent bien qu’à chaque année qui passe leur force s’accroît de façon exponentielle par rapport à celle de l’organisation, ce qui leur permettra de dicter des conditions encore plus avantageuses. Préoccupée par un développement intérieur problématique, la Chine repousse – pour le moment – le règlement de la question des Spratly, ces îles de la mer de Chine méridionale que l’on suppose riches en gaz et en pétrole, et qui sont revendiquées par elle-même, par Taïwan et par quatre autres Etats de la région. Au fil des années, les prouesses expéditionnaires de l’empire du Milieu augmentent et son enveloppement économique de l’Asie du Sud-Est s’intensifie. Les Philippines risquent de maudire le jour où elles ont éjecté les forces américaines. Il est fort improbable que les Etats-Unis – compte tenu de la débâcle irakienne. Chose paradoxale, tandis que la puissance de la Chine grandit à l’extérieur, elle diminue à l’intérieur : les provinces essaient d’arracher toujours plus de pouvoir à Pékin, la population manifeste et les territoires frontaliers, loin du centre, en font à leur guise. C’est le long de ses frontières agitées que la Chine est à la fois la moins et la plus puissante. David Fullbrook 50-51 en couv 14/12/04 15:26 Page 50 e n c o u ve r t u re Face à face, deux Etats forts CHINE-JAPON Devant l’inexorable montée en puissance de la Chine sur la scène internationale, le Japon cherche à renforcer son rôle. NANFANG ZHOUMO (extraits) Canton D Dessin de Zhang Yaoning paru dans China Daily, Pékin. ■ Tokyo Au Japon, la nouvelle programmation quinquennale (2005-2009) de la défense nationale, rendue publique le 10 décembre dernier, mentionne pour la première fois la Chine comme une menace potentielle pour la sécurité de l’archipel, au côté de la Corée du Nord, ce qui a suscité des protestations de la part de Pékin. Il est vrai que le contentieux territorial entre les deux pays autour de l’archipel de Senkaku (Diaoyu en chinois), l’incursion de sousmarins chinois dans les eaux territoriales japonaises et la tension entre les deux Chines ont constitué une des principales préoccupations de Tokyo durant ces derniers mois. Quoi qu’il en soit, pour l’Asahi Shimbun, l’objectif majeur de cette nouvelle programmation est de “mieux intégrer la politique militaire japonaise à l’alliance nippoaméricaine”. moment extraordinaire de l’Histoire, le “petit morceau” avait tenté d’avaler le “gros morceau”. Le développement poussé de la société marchande a complètement mis fin à l’époque où la conquête de marchés et de sources d’énergie se faisait par les armes. Le Japon est devenu une puissance économique dont l’expansion repose sur une industrie présente dans toutes les régions du globe et dont le secteur recherche et développement et la politique d’aide extérieure talonnent de près ceux des Etats-Unis. Par rapport au Japon, la Chine d’aujourd’hui ne se contente plus de rechercher les conditions devant lui permettre de “grandir”, elle est en train de les concrétiser. De la même manière, le Japon, fort de compétences en matière de recherche et développement technologique qui le placent au premier rang mondial, est désormais reconnu comme un pays développé possédant toutes les conditions requises pour devenir une puissance économique et militaire. L’hypothèse d’un déséquilibre des forces entre la Chine et le Japon est maintenant exclue, et la probabilité est quasi nulle de voir une partie remporter des avantages décisifs sur l’autre. CONTRAINDRE LA CHINE À RESPECTER LES STANDARDS INTERNATIONAUX Dans les années 1990, le Japon avait le premier pressenti les grandes tendances du développement chinois, contrairement aux Etats-Unis, qui hésitaient entre une politique de contact et une stratégie de contention. Le Japon a très tôt proposé que la Chine rejoigne le système international afin de la contraindre à adopter un certain comportement et à devenir un pays res- 15 Croissance du PIB chinois (en %) * Prévisions du consensus économique. 12 9 6 3 0 1990 COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 1995 50 2000 2005 Source : Thomas Datastream ans le passé, lorsque la Chine était puissante et prospère, l’ordre régnait en Extrême-Orient. En revanche, si la Chine et le Japon étaient tous deux en position de faiblesse ou si le Japon était fort mais la Chine faible, il était fréquent que la stabilité des relations entre ces deux pays en soit affectée. Actuellement, l’Extrême-Orient se trouve dans une situation sans précédent : un Japon fort et une Chine forte. Cela constitue sans nul doute une importante mise à l’épreuve pour les hommes d’Etat des deux pays. La logique historique peut-elle être récrite ? En ce début de XXIe siècle, des chercheurs occidentaux ont demandé à leurs homologues japonais s’ils pouvaient accepter que la Chine devienne la puissance dominante de l’ExtrêmeOrient. La réponse des spécialistes japonais mérite réflexion. “Peut-être sur le plan économique, mais sûrement pas sur le plan politique !” La raison de cette distinction subtile est-elle inspirée par l’idée qu’une coexistence doit correspondre à un rapport de forces équilibré ? En d’autres termes, cela voudrait dire que, tant que le Japon n’aura pas retrouvé un statut de nation “normale” [qui aurait une armée classique, et non des Forces d’autodéfense comme c’est le cas aujourd’hui], il admettra difficilement que son grand voisin soit une puissance politique. Dans ce cas, logiquement, le fait que le Japon et la Chine soient tous deux des Etats forts peut servir de base à une bonne dynamique entre les deux pays. Considérant que la Chine rejoindrait tôt ou tard les rangs des grandes puissances, le Japon a accéléré le processus destiné à se hisser parmi les puissances politiques et militaires, comme l’illustrent les efforts qu’il a accomplis ces dernières années pour devenir membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Le Japon est en train de créer les conditions requises pour la coexistence de deux pays forts, sans doute le choix le plus rationnel pour le maintien de l’ordre en Extrême-Orient. Comme, dans l’état actuel du monde, la coexistence de ces deux pays forts s’inscrit forcément dans un contexte multipolaire, la probabilité de voir se former une sphère d’influence autour de la Chine [seule] ou du Japon [seul] est infime. Soumis qu’ils sont aux efforts conjugués de toutes les nations, la Chine et le Japon ne pourront exprimer au maximum leurs avantages géopolitiques que s’ils collaborent. Mao Tsé-toung avait affirmé en son temps dans un langage imagé que, la Chine étant un “gros morceau”, elle faisait reculer ceux qui avaient envie de l’engloutir ou au contraire de l’aider. Le Japon, lui, était un “petit morceau”, mais qui avait rêvé de conquérir la Chine par les armes. A un DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 pectueux des règlements et standards internationaux. Au moment de la révision de son traité de sécurité avec les Etats-Unis, le Japon, soucieux de ne pas irriter la Chine, a veillé à ce que le texte ne comporte pas de termes susceptibles d’indisposer cette dernière. Depuis que nous sommes entrés dans le XXIe siècle, la Chine participe activement et spontanément aux affaires internationales et régionales. Son influence dans les organismes multilatéraux est de plus en plus remarquée, ce qui suscite l’inquiétude et la vigilance croissante du Japon. L’accession de la Chine au statut de grande puissance politique et militaire n’est déjà plus du domaine de la probabilité, c’est une réalité. Un tel constat est difficile à accepter. Aussi, tout en accélérant le pas sur le chemin qui doit le mener lui aussi au statut de grande puissance politique et militaire, le pays du Soleil-Levant a choisi de soutenir à fond la position dominante des Etats-Unis dans le nouvel ordre mondial, pour se prémunir contre la Chine. Le Japon veut se servir du “gros morceau” américain pour tenir tête au “gros morceau” chinois. Aujourd’hui, il ne cache plus que la Chine est l’élément qui justifie l’existence du traité militaire nippo-américain. Cet accord, qui autrefois avait pour but de limiter le développement des équipements militaires japonais, a évolué pour devenir une alliance militaire visant à juguler la Chine. Historiquement, jamais l’émergence d’une grande puissance ne s’est déroulée dans des conditions similaires à celles que connaît la Chine actuellement, qui, encore “dans ses langes”, voit se dresser des fortifications destinées à se prémunir contre elle. De toutes les grandes puissances, le Japon est l’élément le plus actif. La Chine et le Japon ne souhaitent ni l’un ni l’autre que la partie adverse devienne une grande puissance politique et militaire, mais n’a pas pour autant les moyens de l’empêcher. Appartenant à la même sphère culturelle, les Japonais ont une compréhension bien plus approfondie que les Occidentaux du mode de pensée, du passé historique et de la situation actuelle des Chinois. Le Japon et la Chine ne pourront améliorer leurs conditions respectives qu’en coexistant pacifiquement et en coopérant. Certes, cela passe pour le Japon par une indispensable prise de conscience de son passé d’agresseur, sans laquelle il ne pourra pas devenir une nation “normale”. Rong Liang 50-51 en couv 14/12/04 15:27 Page 51 LE RÊVE CHINOIS ● CHINE-RUSSIE-FRANCE Malgré l’intensification des relations entre la Chine, la Russie et l’Europe, il ne faut pas conclure à la constitution d’un nouvel axe. C’est la concurrence entre les pays qui mène le monde aujourd’hui. 21 SHIJI JINGJI BAODAO (extraits) Canton a guerre d’Irak menée par le gouvernement Bush a mis en évidence les relations contradictoires de coopération et de rivalité qui existent entre les pays à économie de marché depuis la fin de la guerre froide. D’un côté, les Etats-Unis, ce nouvel empire, poursuivent leur stratégie d’expansion planétaire ; de l’autre, des pays comme la France, l’Allemagne, la Russie ou la Chine passent à l’action pour exprimer leurs aspirations démocratiques à un monde multipolaire. Il existe de nombreuses tensions entre ces grandes nations, et leurs relations recèlent de multiples possibilités de développement politique mondial. Pour les Américains, il va de soi qu’ils doivent envisager le cas où les autres grands pays feront feu de tout bois pour rivaliser avec eux ou même s’opposer à leur superhégémonisme. A la suite des récentes rencontres des dirigeants chinois avec le président de la République française, Jacques Chirac, puis immédiatement L Une convergence, pas un axe après avec le président russe,Vladimir Poutine, The Wall Street Journal, le grand journal américain, a commencé à s’interroger sur la possibilité d’un “axe sino-franco-russe”. La tendance est très nette à une intensification des échanges et de la coopération de la Chine avec la Russie et la vieille Europe, principalement représentée par la France et l’Allemagne. Différents éléments ont récemment témoigné de cette évolution favorable des relations entre ces trois parties : l’intervention appuyée de la France en faveur d’une levée de l’embargo sur les ventes d’armes à la Chine, le fait que la Russie soit arrivée à un arrangement avec cette dernière sur les tracés frontaliers, que les deux pays aient mené à bien leur s négociations bilatérales en vue de l’adhésion de la Russie à l’OMC et enfin que la Chine et la Russie partagent la même compréhension de certains problèmes intérieurs et de la manière de les résoudre [comme la question tchétchène]. Ces différentes formes de coopération sont à coup sûr fortement influencées par la situation internationale de l’aprèsguerre froide. Parallèlement, on peut observer une autre tendance : l’action planétaire des Etats-Unis se heurte non seulement à des divergences croissantes parmi leurs alliés Hu Jintao, le président chinois. Dessin de Cajas paru dans El Comercio, Quito. ARMEMENT Pékin fait ses courses à Moscou ■ Qu’importe le maintien de l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine, voté par le Parlement européen à la mi-novembre, Pékin est un grand acheteur d’armes, écrit le journal Asia Times Online. Cer tes, la Chine ne détient pas les armes ou les technologies les plus modernes, mais elle possède ce dont elle a besoin et se fournit sans dif ficultés auprès de la Russie et de l’Ukraine. Selon le Centre russe d’analyse des stratégies et des technologies, cité par le journal, la Chine est le plus grand importateur d’équipement militaire russe, ses achats atteignant selon les années de 30 à 50 % des expor tations d’armes russes. De quoi fournir les fonds nécessaires à la modernisation de l’arsenal postsoviétique. L’unique intermédiaire chargé des transactions, Rossoboronexport, estime qu’en 2004 le total des ventes russes à l’étranger aura atteint 4,1 milliards de dollars, contre 5,1 mil- liards en 2003. Avions et navires entrent pour moitié dans ces sommes. Pékin a ainsi acquis 8 systèmes de missiles cet été, ainsi que 24 avions de combat Su-30MKK. La Chine aurait en sa possession une “quantité énorme de variantes russes du Soukhoï”, selon John Pike, directeur d’un centre de recherche américain sur les questions de défense. L’hebdomadaire spécialisé Jane’s Defence Weekly a par ailleurs indiqué que la Chine était en pourparlers avec l’Ukraine pour l’acquisition de 42 turbopropulseurs destinés à son propre avion d’attaque léger. Cela ferait suite à l’achat de 58 moteurs similaires en 1997. Des négociations sur la fourniture de plusieurs avions de transport de troupes seraient également en cours avec ce pays, pour répondre à une nécessité stratégique non encore comblée de l’Armée populaire de libération. En octobre dernier, les arsenaux de Saint-Pétersbourg ont livré à la marine chinoise le premier de 2 sous-marins d’attaque Kilo modifiés. Il s’agit de la réalisation par tielle d’un contrat de 1,5 milliard de dollars pour la fourniture par la Russie de 5 sous-marins, signé en mai 2002. De quoi augmenter considérablement la capacité chinoise à installer un blocus naval autour de Taïwan, commente le journal. Celui-ci cite l’Asian Wall Street Journal pour indiquer que, d’ici à 2007, Pékin aurait à sa disposition un total de 12 sous-marins Kilo, la plupar t dotés de missiles mer-mer d’une portée de 136 miles. Enfin, ayant essuyé un refus israélien de lui vendre des systèmes radars destinés à la fabrication d’un avion radar, la Chine a développé son propre système, monté sur un avion de transpor t russe, et en est à la phase de test, selon une information du Washington Post. L’AWACS chinois pourrait être opérationnel dans le détroit de Taïwan dans un ou deux ans. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 51 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 traditionnels, mais aussi à l’opposition de plus en plus forte de la population mondiale. L’opinion publique des autres pays a souvent une perception différente de celle du peuple américain de l’action planétaire des Etats-Unis. Il est intéressant de noter que ce sentiment va toujours de pair avec l’écrasante domination américaine. Cependant, l’existence simultanée de ces deux tendances ne doit pas nous conduire à penser que l’intensification de la coopération entre les autres grands pays a pour but de rivaliser avec les EtatsUnis, voire de s’opposer à eux. Même si la France, la Russie et la Chine étendent considérablement leurs échanges mutuels, leurs relations avec les EtatsUnis conservent une place cruciale et irremplaçable. Dans le système actuel des pays à économie marchande, en l’absence de force motrice et de grande tendance de nature à délimiter des camps, la probabilité de voir s’unir ces trois grandes nations est nulle. Certes, aujourd’hui, l’initiative pr ise par la France de remettre en question la mentalité de la guerre froide encore présente dans le monde occidental en proposant la levée de l ’ e m b a r g o s u r l e s ve n t e s d’armes à la Chine aura sans doute des conséquences sur le déploiement de la stratégie mondiale des Etats-Unis, en particulier sur leur politique asiatique. Cependant, il faut bien voir que cette demande audacieuse n’a pas valeur de décision. Les Etats-Unis doivent faire des choix dans les relations qu’ils entretiennent traditionnellement avec les grands pays d’Europe, qui peuvent conduire à mettre en concurrence les divers partenaires. L’on peut considérer comme certains commentateurs que le centre de la politique mondiale du XXIe siècle se situera dans la zone Asie-Pacifique, en particulier en Asie orientale, ou même entre la Chine et les Etats-Unis. Ce qui veut dire que l’émergence de la Chine dans la communauté des pays à économie de marché est possible, mais qu’elle sera limitée par la concurrence entre et avec tous ces pays. Le gouvernement et la population chinoise sont assurément confrontés à une difficile épreuve, celle de savoir comment gérer leurs relations avec les Etats-Unis et les autres grandes nations. Comment, par exemple, sous les regards du monde entier, régler les problèmes posés par Taïwan et la péninsule coréenne pour obtenir l’espace et le temps nécessaire à un développement dans la paix ? 52 en couv 14/12/04 15:42 Page 52 e n c o u ve r t u re CHINE-ASIE CENTRALE ● Réchauffement continental Depuis les années 1990, l’Asie centrale a retrouvé sa place régionale. Face à l’influence américaine, la Chine a œuvré à un processus d’intégration qui englobe la Russie et s’étendra bientôt à l’Inde, écrit un ancien diplomate indien. ASIA TIMES ONLINE (extraits) Bangkok, Hong Kong L Dessin de Danziger, Etats-Unis. ■ Car toonists & Writers Syndicate a politique chinoise s’est adaptée avec une remarquable souplesse à la situation de l’après-11 septembre 2001 en Asie centrale. Pékin y recherche aujourd’hui la coopération régionale de New Delhi. Honorant une invitation déjà vieille de quatre ans, Ismail Tiliwandi, président de la Région autonome du Xinjiang (Turkestan chinois), s’est ainsi rendu en Inde en octobre dernier. Objectif : le développement d’axes de transport entre sa région et l’Inde, ainsi que la construction d’un oléoduc. Pékin s’est rapproché de la position russe, favorable à l’octroi pour l’Inde du statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Enfin, la Chine considère qu’il n’existe pas d’obstacle à un règlement du litige frontalier l’opposant à l’Union indienne. Cela semble indiquer une volonté de négocier susceptible de faire passer les relations bilatérales à un tout autre niveau. L’Inde ne peut que constater que l’Asie centrale postsoviétique s’est vu accorder une grande importance stratégique dans la politique chinoise, juste après l’Asie orientale et le détroit de Taïwan. Quand la Chine est “revenue” en Asie centrale, en 1992, dans l’espace postsoviétique [après plusieurs siècles d’absence dus à la déshérence de la Route de la soie], c’était en tant qu’héritière d’une tradition ancrée dans la conscience historique de la région. Mais elle s’est heurtée à plusieurs écueils : des frontières mal définies avec le Kazakhstan, le Kirghizistan et Tadjikistan ; l’instabilité des structures étatiques ; le spectre de l’extrémisme et du militantisme religieux ; un bouleversement économique et social lié à l’effondrement pur et simple de toute une époque ; des identités nationales que des années de pouvoir soviétique n’avaient pas suffi à brider ; et la compétition entre puissances pour le contrôle de l’espace géopolitique. On distingue deux phases dans la diplomatie chinoise. Jusqu’en 1996, une fois mises en place les relations d’Etat à Etat, la Chine a commencé à inciter à la coopération dans tous les domaines, y voyant un facteur de stabilité régionale. Pékin souhaitait être perçu en Asie centrale comme “bienveillant”. L’équipe Jiang Zemin – Zhu Rongji a beaucoup contribué à projeter de la République populaire une image d’acteur régional responsable. La seconde phase de la politique chinoise s’est manifestée en avril 1996, avec l’initiative des “Cinq de Shanghai”. Après des débuts modestes au commencement des années 1990 – il s’agissait d’une simple extension du dialogue entre la Chine et la Russie à propos de la délimitation des frontières et de la réduc- Iran La Chine et l’Iran ont signé début novembre trois accords concernant la coopération dans le domaine de l’énergie. La Chine va acheter 250 millions de tonnes de gaz naturel liquide sur trente ans. Elle va explorer et développer les champs pétrolifères iraniens de Yadavaran, dont elle importera 150 000 barils de pétrole brut par jour. L’ensemble de ce contrat, d’une valeur de 70 milliards de dollars, commencera à être réalisé d’ici à cinq ans. Aujourd’hui, l’Iran fournit environ 13 % des importations chinoises de pétrole. tion des armements –, elle a fini par devenir l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui englobe la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. C’est en grande partie grâce à la Chine que l’OCS a évolué rapidement, pour être aujourd’hui une organisation de sécurité collective dont les activités vont du partage du renseignement à la coopération économique, en passant par la coordination de la lutte antiterroriste et la coopération militaire. De fait, Pékin et Moscou s’inquiètent pour la stabilité et veillent à prévenir l’agitation sur leurs marches d’Asie centrale. (Les groupes ouïgours et les rebelles tchétchènes ont parfois utilisé à leur avantage les faiblesses structurelles et les frontières poreuses des pays de la région.) Par ailleurs, la région a fait preuve d’une nouvelle volatilité dans le sillage du 11 septembre 2001. Sur le terrain, la présence militaire américaine à long terme est aujourd’hui une réalité. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord a commencé à s’étendre sérieusement à l’Asie centrale. Le Japon a récemment été à l’origine d’une initiative marquante dans le cadre d’un autre forum régional, le “dialogue Asie centrale – Japon”, qui a pour HORIZONS De Libreville à Brasília ■ Dans ses efforts pour développer ses relations extérieures et varier ses sources d’approvisionnement, la Chine a récemment exprimé son intérêt pour l’Afrique et l’Amérique latine. En novembre 2004, le président Hu Jintao a effectué un voyage de douze jours en Amérique latine – au Brésil, au Chili, en Argentine et à Cuba – et a annoncé plus de 30 milliards de dollars de nouveaux investissements dans la région, dont 20 milliards en Argentine, dans les transports et l’exploration pétrolière. En février 2004, Hu Jintao s’était rendu en Afrique – en Algérie, en Egypte et au Gabon –, où la Chine est en train de devenir un investisseur majeur. L’aide chinoise à l’Afrique s’est élevée à 1,8 milliard de dollars en 2002, loin derrière les 12,4 milliards d’échanges commerciaux. Ceux-ci devraient avoir augmenté de 50 % en 2003. Mais c’est surtout au pétrole que les Chinois s’intéressent en Afrique. En 2003, la Chine est devenue le deuxième importateur de pétrole africain, après les Etats-Unis et devant le Japon. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 52 mission de s’attaquer à toutes les questions clés intéressant la région. Le Japon montre ainsi qu’il compte jouer un rôle aussi important que celui de la Chine dans la stabilité et la sécurité en Asie centrale. Pour citer Frederick Starr, influent stratège américain spécialiste de la région, “la décision du Japon concorde parfaitement avec les intérêts américains en Asie centrale et représente un pas vers la création d’un ‘concert’ des puissances concernées”. L’Inde a à tout le moins des intérêts communs avec la Russie et la Chine face à la menace que font peser le terrorisme et l’extrémisme religieux dans la région. Sa sécurité aussi dépend directement de la stabilité en Asie centrale. Quoi qu’il en soit, New Delhi ne s’est pas joint aux deux puissances lorsqu’elles ont dénoncé l’existence d’un “double langage” dans la “guerre contre le terrorisme” [George Bush ayant fait la distinction entre les ennemis des Etats-Unis et les séparatistes tchétchènes ou ouïgours], lors d’une récente rencontre des ministres des Affaires étrangères des trois pays à Almaty. A l’évidence, l’Inde préfère s’engager étape par étape dans un dialogue constructif avec ses deux interlocuteurs, à l’abri des regards diplomatiques officiels. Il est intéressant de rappeler que New Delhi a suggéré qu’à l’occasion de futures consultations trilatérales on aborde également la possibilité d’une coopération économique, distincte des échanges politiques. Dans les capitales d’Asie centrale, les diplomates indiens n’ont pas gaspillé leur temps et leur énergie à brocarder la Chine comme une puissance “rivale” ou “concurrente”. Autre source de réconfort pour la Chine, l’Inde, en dépit de sa volonté d’établir des liens étroits avec les Etats-Unis et de sa répugnance à s’opposer à Washington sur les questions régionales et internationales au centre d’opinions et d’intérêts divergents, a soigneusement gardé ses distances vis-à-vis de toute stratégie américaine d’isolement de la Chine. M K Bhadrakumar* * L’auteur est un ancien diplomate indien qui a successivement servi au Pakistan, en Afghanistan, en Ouzbékistan et à Moscou. DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 737p53pubmonde2005 13/12/04 17:10 Page 77 Un peu de voyance, beaucoup d’expertise Un outil indispensable pour anticiper Chez votre marchand de journaux Collection Christophel Collection Christophel 737p54-55 13/12/04 17:02 Page 54 LE PÈRE DU CINÉMA AFRICAIN Ousmane Sembène, le Dakarois e Paris DE NEW YORK e dernier film d’Ousmane Sembène, qui vient de sortir aux Etats-Unis, est bien plus qu’une étude politique sur l’excision des fillettes en Afrique. Avec une héroïne qui défie la tradition et protège les jeunes villageoises, Moolaadé [Le sanctuaire] choque par la brutalité des rites de purification sur lesquels il se penche. Le metteur en scène sénégalais a réalisé un film radical, dévoilant des drames quotidiens, montrant comment les hommes traitent les femmes et comment les femmes réagissent entre elles. “L’excision est aussi vieille que l’humanité, estime Ousmane Sembène. Nous, Africains, sommes aussi responsables que les autres de ce que l’humanité a fait de bien ou de mal. Nous aussi, nous sommes responsables de l’esclavage, de la guerre et de la guerre civile.” D’après lui, l’islam n’est pas en cause : “La tradition africaine a absorbé toutes les religions, et, lorsque la religion ne donne pas satisfaction, nous revenons à la tradition. Chacun interprète la religion comme bon lui semble.” Ousmane Sembène est aussi un écrivain marxiste qui vit à Dakar. Son premier roman, Le Docker noir [éd. Présence africaine, Paris, 2002] remonte à 1956. Celui qui est considéré comme le père du cinéma afri- L A 81 ans, le grand réalisateur sénégalais reste un révolutionnaire dans l’âme. Son dernier film, Moolaadé, s’attaque à l’excision et à la lâcheté des sociétés qui perpétuent cette tradition. Rencontre avec un éternel jeune homme en colère. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 Arici Graziano/Corbis Sygma INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE 54 cain a débuté à l’âge de 40 ans. La plupart de ses films sont adaptés de ses romans. En 1947, il quitte Dakar pour Marseille, où il travaille comme docker. Il se syndique, rejoint le Parti communiste et milite contre la guerre en Indochine et pour l’indépendance de l’Algérie. A la bibliothèque du syndicat, il lit Richard Wright, John Dos Passos et Pablo Neruda. Il étudie le cinéma aux studios Gorki, à Moscou. Moolaadé, qui sortira en mars 2005 en France et, en 2006, dans la plupart des pays européens, a été l’un des films les plus salués par la critique au Festival de Cannes 2004 ; lors de sa projection en première mondiale, dans la sélection parallèle Un certain regard, l’auteur et son équipe ont reçu un accueil triomphal. Dans La Fille noire, le premier film réalisé par Ousmane Sembène en 1965, une jeune fille quitte le Sénégal et sa famille pour travailler chez un couple dans le sud de la France. Humiliée, traitée comme une esclave, elle met brutalement fin à ses jours. Ousmane Sembène vient tout juste d’arriver de Dakar. Il parle vite, tout en tirant sur sa pipe. “En Afrique, nous parlons trop, estime-t-il. J’ai eu du mal à faire ce film, parce qu’un Africain ne se contente jamais DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Collection Christophel Collection Christophel Collection Christophel 737p54-55 13/12/04 16:56 Page 55 Page de gauche, affiche de Xala (1974) et du Mandat (1968). Page de droite, photos de tournage, en haut Le Mandat et en bas Guelwaar (1992) ; affiche de ce film sur les relations entre chrétiens et musulmans. s en perpétuelle révolte de dire : Non. Il faut toujours qu’il dise : Non, mais… Il a donc fallu neuf mois pour monter ce film.” Il estime que Moolaadé est le plus africain de ses films. Il l’a tourné dans un petit village situé à 650 kilomètres de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. “Ni électricité, ni téléphone. Rien que des moustiques.Aujourd’hui, les grandes villes africaines ne sont jamais que le prolongement de l’Europe. C’est pourquoi j’ai tourné dans un village. J’ai cherché au Sénégal, au Mali, au Burkina Faso, et, quand je suis tombé sur celui-ci, Djerisso, je n’ai plus voulu en bouger.” Moolaadé a pour thème la tradition qui veut que l’on offre une protection aux fugitifs. Dans le film, quatre jeunes filles s’enfuient pour ne pas être excisées et demandent protection à Collé (jouée par la comédienne malienne Fatoumata Coulibaly), qui a refusé que sa fillette soit “purifiée”. Collé protège ces jeunes filles des femmes et de leurs couteaux. Ce faisant, elle s’oppose à son mari et à sa famille et, en fin de compte, au village tout entier. Elle est battue en public par son mari, aux cris de : “Brise-la !” “Une femme n’est pas un morceau de viande, estime Ousmane Sembène. Les gens me demandent où je vais chercher ces histoires. J’ai une grande famille qui compte plus de femmes que d’hommes, et on y raconte beaucoup d’histoires.A mon âge, les gens se confient davantage à moi.” “Je suis pour l’abolition de l’excision, poursuit-il. J’ai vu des mères en mourir ou tomber malades. Et les couteaux utilisés pour cette mutilation propagent le sida. En outre, je condamne le silence des hommes. Ça me fait mal de voir les hommes garder le silence.” Il est rare qu’un réalisateur place ses personnages dans des situations aussi extrêmes. Mais Ousmane Sembène se dit intéressé par les actes d’héroïsme au quotidien. Dans ses films, les femmes ne se laissent jamais abattre. Elles se mettent en colère et répondent. “La femme est la plus belle création de Dieu, dit le réalisateur. Il n’y a rien de plus beau au monde, quel que soit son âge. La mère avec son enfant, la grand-mère avec ses petits-enfants. J’ai eu la chance de grandir entre mes deux grands-mères. Elles veillaient sur la famille.” Il prend rarement les hommes pour héros. Dans Moolaadé, Mercenaire (le personnage joué par Dominique T. Zeïda) sème le trouble. C’est un colporteur venu de la ville, qui vend des soutiens-gorge, des piles électriques et des bols en plastique. Il a fait la guerre et a déserté. Mais il a un sursaut d’héroïsme, qui lui coûtera cher. “Dans tous les villages, on déteste les intrus, explique Ousmane Sembène. Les villageois ont peur de Mercenaire. Il leur fait connaître des éléments de la vie moderne, comme le plastique. Si vous allez dans n’importe quel village, vous y verrez des piles de déchets en plastique.” Moolaadé est le volet central d’une trilogie. Le premier, Faat Kiné (2000) est l’histoire d’une autre femme forte – une grand-mère – et de sa fille. Kiné dirige une station-service. Elle n’a jamais pu obtenir son diplôme COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 55 scolaire parce qu’elle a été séduite par le professeur, qui l’a fait renvoyer lorsqu’il a su qu’elle était enceinte. Le père de son deuxième enfant ne vaut guère mieux : il la quitte pour aller vivre en France. Mais Kiné et sa mère font de leur mieux pour que le fils qu’elles élèvent reçoive une bonne éducation. Lorsque les deux pères font une apparition à l’occasion de la remise du diplôme du fils, sa mère et lui les mettent dehors. “A mon époque, les femmes étaient soumises, se souvient Ousmane Sembène. Mais, aujourd’hui, demandez aux hommes si leurs femmes sont soumises. Chez mon fils, c’est lui qui fait la cuisine. Les hommes ont toujours eu peur des femmes. Quand on voit tout ce que fait une femme, il est clair que l’homme ne lui arrive pas à la cheville.” Son prochain film, le dernier volet de sa trilogie, aura pour thème la corruption et pour titre La Confrérie des rats. Moolaadé est une coproduction de la France, du Maroc, du Burkina Faso, de la Tunisie et du Sénégal. On y voit des acteurs sénégalais, maliens et ivoiriens. Ousmane Sembène travaille depuis des années avec le même cameraman, Dominique Gentil. “Je n’ai pas fait d’études, et c’est la France qui m’a appris tout ce que je sais. J’ai vécu parmi les Français. J’ai partagé leurs repas de famille dominicaux et, quand je retourne à Marseille, ils veulent tous m’inviter. Maintenant, c’est Marseille qui vient me voir à Dakar.” Joan Dupont DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 56-57 cuba 13/12/04 18:04 Page 44 enquête ● EN EXIL CHEZ FIDEL Ces Américains réfugiés à Cuba THE WASHINGTON POST (extraits) Washington ehanda Abiodun (Cheri Dalton, de son nom de jeune fille) est considérée par le FBI comme “armée et extrêmement dangereuse”. Cette intellectuelle noire, dont le dossier rapporte qu’elle fut aux Etats-Unis une étudiante brillante et une fan passionnée du rhythm’n’blues des années 1940, réside à La Havane depuis douze ans. Politiquement engagée dans l’organisation de réseaux – elle fait partie des marraines du mouvement hip-hop cubain –, Nehanda fuit la justice américaine. Assise sur les marches du café Cantante (après avoir tenté en vain d’y entrer, repoussée par deux vigiles répétant : “Capacidad, capacidad, capacidad”, pour lui signifier que c’était complet), elle finit par abandonner l’idée de passer la porte du club et retourne à sa vie d’exilée. L’impossibilité de rentrer chez soi qu’évoque l’écrivain américain Thomas Wolfe n’a jamais été aussi réelle que dans le cas de ces fugitifs américains en exil à Cuba. Pour ces quelque 70 personnes – si l’on en croit les dernières estimations officielles –, revenir aux Etats-Unis leur vaudrait de lourdes peines de prison.Voire, pour certains, la mort par injection létale. Nehanda Abiodun soutient la cause du mouvement hip-hop cubain. Elle bénéficie de l’entière confiance des jeunes danseurs. “Ce sont mes enfants”, affirme-t-elle. C’est bien ainsi qu’ils la voient, avec sa coiffure rasta : comme une mère adoptive de 50 ans, qui les aide à choisir de nouveaux noms africains pour remplacer leurs noms d’esclaves. Elle s’intéresse sincèrement à leurs problèmes et aime danser toute la nuit avec eux. Elle ressemble bien peu à la desperada que m’a dépeinte un autre réfugié américain. “Elle est très sympathique, je l’adore, mais il ne faut pas être aveugle, c’était quelqu’un de dangereux”, me prévient-il. Dès la première rencontre, je suis intimement persuadé d’être en présence d’une femme extraordinaire : 1,80 m, la voix assurée et autoritaire d’un chef d’entreprise. Bien qu’elle s’en défende, Nehanda en impose. Nous nous asseyons à la table d’un petit restaurant du Chinatown de La Havane et savourons une excellente soupe aigre-douce. Après être restée pendant une bonne heure sur la défensive, elle finit par se détendre. Elle accepte de m’aider à pénétrer au cœur de l’univers du hip-hop et que je cite son nom dans les milieux musicaux, si toutefois je ne précise pas sa condition d’exilée. Au moment de notre rencontre, les Etats-Unis et Cuba envisageaient de programmer une nouvelle série d’en- N tretiens sur l’immigration. Les exilés craignaient que ces échanges ne finissent par aboutir à la signature d’un accord de normalisation entre les deux pays, ce qui représenterait une catastrophe pour eux. Ces inquiétudes ont fini par s’estomper. Selon le FBI, Nehanda est réellement dangereuse. La police secrète affirme qu’elle a appartenu à un obscur groupuscule de quelques dizaines de vétérans de la gauche révolutionnaire noire, issu de [l’organisation clandestine] Weather Underground. Le groupe, formé en 1970, se faisait appeler La Famille. Installés dans les faubourgs de New York, ses membres se sont livrés à des attaques à main armée de fourgons blindés, dans le but de financer un soulèvement social violent. Certains affirment que c’était Nehanda qui servait de chauffeur lors des hold-up, mais qu’elle n’a jamais tiré un seul coup de feu. Un distinguo qui n’intéresse pas la loi, ni les proches des agents de sécurité et policiers abattus par La Famille. Pendant huit ans, elle a vécu en cavale aux Etats-Unis, avec la police et le FBI à ses trousses. Elle reste obstinément muette sur cette période, sauf pour raconter que ses camarades n’ont jamais refusé de l’héberger quand elle en avait besoin. Après avoir longtemps erré en Amérique centrale, elle a fini par atterrir à Cuba. Le côté romanesque de sa vie s’arrête là. Nehanda est loin de vivre dans le luxe à l’ombre des palmiers, bercée par la douce brise de la mer des Caraïbes. Sa vie ressemble à celle des Cubains ordinaires. Elle se nourrit de riz et de haricots, et gagne sa vie en dirigeant des séminaires de formation. Situé dans un quartier populaire excentré de La Havane, le seul signe de richesse visible dans son petit appartement est un ordinateur. Il lui a été offert par des amis américains, tout comme les quelques coupons d’accès à Internet auxquels elle a droit dans COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 la mesure où elle n’est pas citoyenne cubaine. Comme tout le monde, elle doit se battre pour gagner sa vie. Sans compter les transports, qui lui coûtent plus d’argent qu’elle n’en possède. Elle n’a pas de voiture et déteste prendre les bus, toujours bondés, où elle perd tout contrôle sur son environnement immédiat, une habitude qu’elle a gardée de la période où elle vivait dans la clandestinité. Ses précieux dollars sont donc engloutis par les taxis. Une nuit, peu après avoir fait sa connaissance, je me suis rendu à un concert de hip-hop. “C’est sans doute la première fois que tu verras une danseuse de hip-hop enceinte de cinq mois”, m’avait prévenu Nehanda. Mon attente est déçue, l’artiste a fait une fausse couche le jour même. Nehanda, la fugitive endurcie, atterrée par la nouvelle, console la jeune fille en pleurant à chaudes larmes avec elle. Elle annonce la nouvelle à tous, embrasse chacun. Lorsqu’elle se retrouve seule, inconsolable, quelqu’un apporte une bouteille de rhum. Elle boit à longs traits, puis répand quelques gouttes sur le sol – “pour le bébé”, précise-t-elle. Nehanda passe de nombreuses nuits avec ces jeunes, qui ont souvent moins de la moitié de son âge. Elle admire leur passion pour un genre musical engagé. Ce n’est plus la soul de Philadelphie qui chante dans sa tête, elle a fait sien le hip hop cubain. Nehanda a eu un compagnon cubain, séducteur impénitent et danseur très élégant, dont elle est aujourd’hui Charlie Hill, séparée. Malgré toutes ces attaches déserteur de la guerre qui se sont tissées au fil du temps, du Vietnam, Nehanda cache sa nostalgie. Elle m’a est arrivé à Cuba affirmé qu’elle était certaine, même en 1971, après avoir détourné un si cela paraissait impensable, de renavion de la TWA. trer un jour chez elle. “En fait, elle est au bout du rouleau”, m’a dit un autre réfugié. “Elle en est arrivée au point où elle a compris qu’elle n’irait plus nulle part. Ça se sent.” Certains réfugiés sont célèbres. Robert Vesco, par exemple, une crapule dont les frasques financières lui ont permis de s’offrir de belles vacances dans les environs de La Havane, hors de portée de ses poursuivants. Jusqu’à ce qu’il s’écarte du droit chemin dicté par Fidel Castro. La dernière fois qu’il a été aperçu, il était quelque part en détention provisoire.Tout en bas de l’échelle, il y a les criminels anonymes, ceux dont on n’a quasiment jamais entendu parler et que personne ne regrette. Et puis il y a les exilés politiques, des Africains-Américains pour la plupart, comme Nehanda. Ils se définissaient autrefois comme des soldats révolutionnaires clandestins de la cause noire. Pour certains, c’est toujours le cas. Le gouvernement cubain, sans leur reconnaître les mêmes droits que les citoyens cubains, les considère comme des réfugiés politiques et des hôtes d’Etat. Pour le gouvernement des Etats-Unis, ce sont des Dudley M. Brooks/The Washington Post Ce sont des criminels de droit commun ou des militants révolutionnaires. Retourner aux Etats-Unis signifierait la prison ou la peine capitale. Leur principale crainte : la fin du régime castriste. 56 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Dudley M. Brooks/The Washington Post 56-57 cuba 13/12/04 18:04 Page 45 braqueurs et des assassins. L’asile dont ils bénéficient à Cuba empoisonne en permanence les relations entre les deux pays. Le FBI les conserve scrupuleusement sur ses listes de personnes recherchées. Les diplomates américains exigent leur extradition de façon répétée. Les sénateurs et les membres du Congrès n’hésitent pas à lire, pendant les sessions parlementaires, d’interminables rapports sur leurs délits supposés ou prouvés. La plupart des Américains les ont oubliés depuis bien longtemps. Certains de ces militants de l’époque du mouvement Black Power ont bien quelque chose sur la conscience. “D’autres ont commis des erreurs ; moi, j’ai fait de vraies conneries”, avoue l’un d’entre eux. Mais ils considèrent en général leurs actes plus politiques que criminels. Ce sont des Américains d’un certain âge, qui tentent d’organiser leur vie dans un pays où, malgré les années, ils se sentent encore étrangers. Assata Shakur, alias Joanne Chesimard, est une des exilées les plus célèbres. Membre de la Black Liberation Army, elle a été jugée et condamnée en 1973 à la prison à perpétuité pour le meurtre d’un policier du New Jersey. Dix ans plus tard, des camarades armés, lors d’une visite, ont organisé son évasion avec prise d’otages, et c’est ainsi qu’elle a atterri à Cuba. Elle a nié par la suite et à longueur d’interviews avoir tué le policier, laissant entendre que le coupable aurait été un autre membre de la Black Liberation Army. Son habileté oratoire et son talent pour les relations publiques en ont fait un emblème pour la gauche radicale noire américaine. Elle a ainsi éclipsé la sulfureuse notoriété des autres exilés à Cuba, coupables de crimes équivalents ou encore plus graves. Elle est devenue la fugitive dont l’extradition est réclamée le plus fréquemment et avec le plus de véhémence. Le tapage est devenu tel autour de son histoire qu’elle a commencé à s’inquiéter de la réaction de Fidel Castro. Elle a eu peur qu’il ne désapprouve sa présence dans le pays et a choisi la discrétion. Assata – qui recevait la visite de pèlerins révolutionnaires venus de Brooklyn, de Stockholm ou de Caracas, et dont le nom figurait dans l’annuaire de La Havane – a disparu brusquement sans laisser de traces. L’exilé que j’ai le mieux connu s’appelle Charlie Hill. Ce vétéran de la guerre du Vietnam a atterri ici en 1971. Chassé de l’armée pour avoir déserté son unité, Hill est devenu le soldat imaginaire d’un pays plus imaginaire encore : la république de New Afrika, avec un k. L’objectif de son groupe était de créer un territoire indépendant dans le sud-est des Etats-Unis, au besoin à la pointe du fusil, pour abriter la nation africaine-amé- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 57 ricaine. Avec deux autres camarades, Michael Finney et Ralph Goodwin, Hill a reçu l’ordre d’acheminer un chargement d’armes et d’explosifs depuis San Francisco jusqu’à Jackson, dans le Missouri. Le plus surprenant est que ces trois soldats noirs aient réussi, avec leurs coiffures afro et leur attitude arrogante, à parvenir jusqu’aux portes d’Albuquerque avant d’attirer l’attention de la police du NouveauMexique. “Nous avions dépassé la vitesse limite autorisée. Un flic nous a suivis et il a accéléré pour se retrouver à côté de nous. Il a allumé la sirène et nous a demandé de nous ranger sur le côté, raconte Hill. Le policier, un père de famille du nom de Robert Rosenblum, nous a ordonné de sortir et nous a avertis qu’il allait inspecter notre véhicule, qui était bourré d’armes. C’est comme ça qu’il est mort”, conclut Hill, qui ne précise pas qui a appuyé sur la détente. Sa mère a déclaré un jour à un journaliste que le coupable était son camarade Goodwin, affirmation difficile à confirmer depuis qu’il est mort. Quant à la veuve du policier, elle a créé il y a quelques années un site Internet, où elle qualifie Hill et ses acolytes d’“assassins de sangfroid”. En 1971, l’autoroute du Nouveau-Mexique était loin d’être paisible. Après le meurtre du policier Hill, Finney et Goodwin ont changé leurs plans et appelé un dépanneur depuis une cabine téléphonique publique. Ils ont obligé le conducteur, pistolet sur la tempe, à Nehanda Abiodun les conduire à l’aéroport d’Albuavec des danseurs querque. Là, ils ont attendu que des de hip-hop cubain. passagers soient prêts à embarquer Cette intellectuelle dans un avion pour pénétrer avec le américaine camion sur la piste. Ils ont emboîté a été condamnée le pas aux derniers passagers qui pour meurtre empruntaient la passerelle d’emaux Etats-Unis. barquement et ont pris le vol 106 Elle vit depuis douze de la TWA. “Nous savions que nous ans à La Havane. pouvions choisir entre la Corée du Nord ou Cuba”, raconte Hill. Ils ont opté pour la meilleure destination. L’homme que j’ai rencontré trente ans après à Cuba est un survivant réaliste… et alcoolique. C’est aussi un père aimant, un étudiant en histoire et un fervent adepte de la religion afro-cubaine. Son dénuement est comparable à celui de ses voisins. C’est finalement un témoin ordinaire de trois décennies de décadence du socialisme au paradis des travailleurs. La mort de Castro pourrait être fatale à ces exilés. Rien ne dit qu’un nouveau gouvernement ne déciderait pas de les extrader ou de leur demander de se trouver un autre exil. Pour le moment, personne ne les embête, et eux se contentent, comme tous les Cubains, de survivre au jour le jour. DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Eugene Robinson 737p58-59 13/12/04 18:14 Page 58 enquête ● L’ÈRE DE L’ARCHITECTURE JETABLE Moscou répudie ses années 70 attendre avec impatience la destruction de leurs bâtiments. Cela n’arrive qu’avec ce type d’architecture. Je ne parle même pas des constructions d’avant la révolution de 1917 : toute atteinte à leur intégrité, serait-ce la démolition d’une écurie, est perçue comme une catastrophe nationale. Même l’architecture stalinienne ne provoque pas un tel rejet : l’annonce de la démolition du magasin Detski Mir [Le monde des enfants] a soulevé un tollé, comme le projet de la mairie de Moscou de raser l’hôtel Pekin. L’idée même que l’on puisse détruire un bâtiment dans l’enceinte du Kremlin semble aujourd’hui un sacrilège aux yeux des spécialistes, mais aussi de la majorité de la population. Pourtant, dès lors qu’il s’agirait du palais des Congrès, tout le monde s’accorde à dire qu’il pourrait fort bien disparaître, et que Les grands bâtiments modernistes érigés dans la capitale russe pendant les années 1970 sont peu à peu détruits. Pourquoi priver les Moscovites d’un pan aussi emblématique de leur patrimoine ? KOMMERSANT-VLAST Moscou ’hôtel Intourist a été rasé. Le même sort attend le Rossia [l’un des plus grands hôtels du monde] et le Minsk. Pourtant, la mode actuelle chez les architectes est de concevoir des projets en tout point semblables à ceux-là, dans le style des années 1970. Rien de contradictoire, en réalité. Simplement, l’architecture est devenue un produit de consommation courante, qui, comme les vêtements, se porte un temps, se jette et se remplace. Dans une récente interview, l’architecte en chef de Moscou, Alexandre Kouzmine, à qui l’on demandait si, après les hôtels Intourist, Rossia et Minsk, on n’allait pas démolir aussi le palais des Congrès [construit à la même époque et situé dans l’enceinte du Kremlin], a répondu qu’on n’en était pas encore là, mais que la question se poserait certainement à moyen terme. On fait disparaître des quartiers entiers de khrouchtchevki [barres d’immeubles de quatre étages datant des années 1960, nommmées d’après Leonid Khrouchtchev], et ce phénomène n’est plus expérimental comme il y a cinq ans, mais général. De fait, tout ce qui a été construit dans les années 1960 et 1970 est en cours de démolition. Ce qui est ainsi gommé, c’est cette époque moderniste, où les bâtiments [en panneaux préfabriqués] sont pour la première fois sortis des usines, où les rêves des avant-gardistes se sont réalisés et où la sobre esthétique géométrique des nouveaux matériaux a rencontré la production industrielle de masse. Les bâtiments qui n’ont pas encore été détruits ne vont pas tarder à l’être. Une fois le Rossia et le palais des Congrès disparus, on ne manquera pas de songer à raser le Nouvel Arbat, en plein centre de Moscou, dont les nombreuses tours de bureaux en verre et en béton bordent les plus grandes avenues de la capitale. Mais ce qui étonne surtout, dans l’histoire, ce n’est pas cette vague de démolitions en elle-même, car Moscou détruit beaucoup et les constructions des années 1960 et 1970 ne sont pas les seules touchées. Ce qui est effarant, c’est la passivité de l’opinion. Il n’est qu’à la comparer avec l’émotion suscitée par la démolition plus ancienne de l’hôtel Moskva ou du [bâtiment qui abritait le magasin] Voentorg : l’indignation avait alors été unanime. Mais là, aucune voix ne s’élève. Ni manifestations, ni pétitions, ni lettres au maire, ni télégrammes au président pour exiger l’arrêt de ces “actes de vandalisme”. Au contraire, tout le monde semble soulagé de voir disparaître ces édifices. Dans la plupart des immeubles de Moscou, les habitants sont prêts à en appeler à toutes les instances possibles – jusqu’à la Cour européenne [des droits de l’homme] de Strasbourg – pour défendre leur droit à rester dans leur logement. Mais les occupants des khrouchtchevki paraissent Marc Garanger/Corbis L Le Nouvel Arbat, quartier de bureaux au cœur de Moscou, à la fin des années 1960. le plus tôt serait le mieux. Pourtant, toutes ces constructions ont représenté, en leur temps, de remarquables avancées. Elles étaient perçues comme un symbole incarnant le dégel et le vent de renouveau qui soufflait de l’Occident. Mémoire d’une génération, progrès technologique et esthétique, elles se retrouvent, trente ans plus tard, bonnes à jeter, condamnées à céder la place au plus vite. L’architecture n’a jamais été traitée ainsi. Et personne ne s’élève contre l’anéantissement de la mémoire de cette époque. Les rares prises de position que j’ai notées en faveur de ces édifices émanaient d’étrangers : une journaliste qui, dans [le quotidien allemand] Die Welt, se remémorait un séjour somptueux à l’hôtel Rossia lorsqu’elle avait 14 ans ; une récente interview, dans [le quotidien russe] Kommersant, de Massimiliano Fuksas, l’un des architectes européens les plus renommés [italien, il est installé à Paris depuis 1989], dans laquelle il reproche aux Russes, en termes plutôt vifs, de mépriser leur héritage des années 1960 et 1970. J’aurais été assez tenté de m’associer à ces protestations. J’ai grandi dans un de ces khrouchtchevki et, s’il existe à Moscou un milieu où je me sens véritablement à mon aise, c’est bien celui des cours d’immeubles du quartier de Khimki-Khovrino [dans le nord de Mos- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 58 cou], qui sont en train de disparaître. L’urbanisme de ce quartier, et je ne parviens toujours pas à comprendre pourquoi, lui avait valu un prix lors d’une exposition internationale à Paris en 1963. Lorsqu’il a commencé à être démoli, j’y ai organisé une visite guidée que j’ai intitulée : “Le vieux Moscou qui disparaît” : “Ici, il y avait le magasin Stekliachka, et ici, la halle aux légumes, mais aujourd’hui il n’y a plus rien, or ce sont eux qui donnaient le ton de toute la partition urbaine. Leurs grandes vitrines incarnaient l’idée d’envol qui associait l’esthétique dominante de mon enfance aux premiers vols spatiaux...” Personne n’a bronché, mais ce n’est pas le plus grave. Si j’avais été sûr de moi, j’aurais pu tenter de convaincre mon auditoire. Or il se trouve que la destruction de ce pan entier de l’architecture soviétique était inscrite dans sa nature même. Elle est logique, parce que les caractéristiques techniques de ces immeubles impliquaient qu’ils ne dureraient pas plus de vingt-cinq ans, ou du moins le sous-entendaient. L’architecture est devenue une machine à habiter au vrai sens du terme : sa durée de vie équivaut à celle d’une voiture. Les Volga [modèle de berline soviétique] sorties des chaînes à l’époque de la construction de l’hôtel Intourist sont toujours en circulation. Que des architectes planifient des bâtiments censés s’écrouler au bout de vingt-cinq ou trente ans, c’est une chose, et encore rien ne dit qu’ils soient vraiment bons pour la casse. Lorsqu’ils sont réellement vétustes, démolis sous nos yeux parce que l’évolution de la vie les a rendus obsolètes, c’en est une autre. L’architecture est un art ingrat, qui oblige à convaincre des milliers de personnes, à réaliser des centaines de compromis. En échange, elle est censée offrir une garantie de durée. Normalement, un architecte est assuré de laisser une trace, des œuvres qui existeront bien après sa mort. Or voilà qu’elles sont désormais détruites de son vivant. Les architectes devraient être horrifiés et renoncer au modernisme comme à une tragique erreur qui les condamne au néant. Certes, ce style apporte beaucoup d’innovations esthétiques, de bonnes idées, mais il arrive souvent que les grands mouvements de société accompagnés de gigantesques investissements humains, intellectuels et financiers s’avèrent être des erreurs. Le communisme, par exemple. Pourtant, ces créateurs ne renoncent pas le moins du monde au modernisme. Il y a deux ans, à Venise [lors de la Biennale d’architecture], j’ai interviewé l’un des plus grands architectes russes actuels, Mikhaïl Khazanov, qui présentait son projet de réaménagement du Bolchoï [construit en 1824, incendié puis reconstruit en 1856]. “Je suis persuadé, m’avait-il alors déclaré, que tout ce que nous bâtissons est périssable. Ce sont de futurs gravats, qui dans trente ans seront dépassés et dans cinquante ne tiendront plus debout. Ce ne sont pas des murs de l’époque classique, érigés pour l’éternité, c’est un simple emballage pour la vie moderne, dont on se débarrassera quand la vie changera. C’est ce qui nous confère le droit à l’erreur et à l’expérimentation.” Au moment même où les bâtiments des années 1960 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Dave G. Houser/Corbis 737p58-59 13/12/04 18:11 Page 59 mieux que celui qu’auraient dessiné aujourd’hui Foster ou Koolhaas. Formé à l’école d’Ivan Joltovski, Cheverdiaev avait un sens exceptionnel de l’harmonie et des proportions, et cela se ressentait jusque dans ce rectangle de verre. Le retour à la mode d’il y a trente ans est manifeste dans le domaine vestimentaire. Les architectes imitent les couturiers, avec un peu de retard. Naturellement, dans le textile, la raison de ce retour est qu’il ne reste presque plus d’habits des années 1970. On peut recommencer. Pour les architectes, c’est un peu plus compliqué. Si les immeubles des années 1970 avaient tous disparu, comme les jeans à pattes d’eph de mon enfance, leur production d’édifices périssables serait alors tout à fait justifiée. Pourtant, j’estime que quelque chose doit changer. Certes, les architectes se sont tant bien que mal habitués à produire du jetable. Mais les acheteurs ? Les immeubles construits du temps de l’URSS ne coûtaient rien à l’uti- Marc Garanger/Corbis et 1970 sont détruits en masse, l’esthétique architecturale connaît un retour à la mode des années 1970. Regardez ce que lord [Norman] Foster, Dominique Perrault [l’architecte de la Bibliothèque nationale de France] ou [l’architecte néerlandais] Rem Koolhaas bâtissent aujourd’hui ici même, à Moscou. Tout cela, pour le profane, ressemble fort à ce que nous faisions dans les années 1970. Je suis certain que, si on lançait un concours pour reconstruire quelque chose à la place de l’hôtel Intourist, un vrai concours international avec un jury respectable qui ne se sentirait pas obligé de faire allégeance à Iouri Loujkov [le maire de Moscou], c’est le projet initial qui serait retenu. Audace de la façade de verre. Force ascétique, laconique. Aménagement élégant et astucieux de la zone d’accès, souligné par l’avancée qui surplombe l’entrée. Légèreté de la structure.Témoignage de modernité au cœur de la ville historique. Je pense même que ce bâtiment de Iouri Cheverdiaev aurait été beaucoup COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 59 lisateur final, puisque c’était l’Etat qui payait. Mais ceux qui achètent de l’immobilier aujourd’hui ont-ils pleinement conscience de ce qu’ils achètent ? Paradoxalement, si l’architecture est moderne, notre perception de l’immobilier demeure prémoderne, voire quasi féodale, car, en acquérant des mètres carrés, on investit non pour soi mais pour sa lignée. C’est pour cela que les prix de l’immobilier sont si exorbitants, des dizaines de fois plus élevés que ceux de produits manufacturés dont on ne cache pas qu’ils sont jetables. Là non plus, en apparence, personne ne cache rien, tout le monde sait que la garantie qui couvre les éléments composant votre habitation – fenêtres, portes, isolation, enduits de façade, conception – ne se mesure pas en siècles, mais en décennies, quelques petites décennies à peine. Ce n’est pas un hasard si les terrains constructibles à Moscou ne sont pas à vendre mais à louer, avec des baux de quarante-neuf ans. Les bâtiments n’ont pas une grande durée L’hôtel Moskva, de vie. C’est de l’immobilier jetable, fleuron de qui ne sert qu’une seule fois, à une l’architecture seule génération. Pourtant, psystalinienne, a été chologiquement, on n’achète pas détruit en 2003, une chambre d’hôtel pour trente à la grande tristesse ans, mais une habitation à transdes Moscovites. mettre à ses enfants et petits-en Le Rossia fants. L’esthétique, c’est merfut longtemps veilleux, et je suis d’accord pour tout le plus grand hôtel faire afin de la préserver. Mais ce du monde. n’est pas le seul aspect de la quesSa destruction tion.Voir détruire les bâtiments des est programmée. années 1960 et 1970 permet de prendre conscience d’une chose étonnante : en achetant une surface habitable dans un immeuble de l’époque prémoderniste, vous achetez de l’immobilier pour toujours. La même surface dans un immeuble récent, entièrement vitré, merveilleusement climatisé, équipé d’ascenseurs, de parois coulissantes, de rétroprojecteurs pour regarder des films au plafond et que sais-je encore, la même surface, donc, dans un immeuble qui donne une impression de modernité et d’envol, est conçue pour être rasée deux fois durant votre vie. L’architecture est devenue comme le textile : si on fabrique un produit trop durable, personne ne renouvellera sa garde-robe. Grigori Revzine DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 737p60-61 13/12/04 17:33 Page 60 débat ● QUAND LE CAPITALISME PERD SON GARDE-FOU La bourgeoisie, une force Une nouvelle classe dirigeante peut-elle émerger de ce vaste magma qu’est la classe moyenne ? s’interrogent trois penseurs italiens. C’est en tout cas nécessaire si l’on veut que la politique reprenne ses droits sur l’économie. L’ESPRESSO Rome ’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche détestait qu’on lui annonce la mort de quelqu’un. Aussi, lorsqu’elle demandait : “Qu’est devenu Untel ?” son chancelier, le prince von Kaunitz, répondait invariablement : “Majesté, on ne sait pas où il est passé.” Au fond, cette réponse n’est pas très éloignée de celle que donnent les sociologues Aldo Bonomi et Giuseppe De Rita et le philosophe Massimo Cacciari dans le livre Che Fine Ha Fatto la Borghesia ?* [Qu’est devenue la bourgeoisie ?]. Car il semblerait que la bourgeoisie, en Italie du moins, ait disparu, constatent les trois auteurs. Et ils partent de ce constat pour tenter de savoir s’il y a un espoir de la retrouver, même sous une forme très différente. Le livre est riche, dense et par moments fascinant. Je tenterai d’en rendre compte, avec mes mots, naturellement, ce qui veut dire que, par moments, je peux me tromper dans cette tentative d’interprétation d’un ouvrage dont la lecture n’est pas toujours facile. Je commencerai par souligner une apparente bizarrerie. Quand un objet (ou plutôt un sujet) disparaît, il semble naturel que l’on en garde une idée précise. Le vide présuppose un plein antérieur aux contours nets. Pourtant, les trois auteurs se gardent de donner une véritable définition de cette bourgeoisie disparue. Et ils font bien, parce qu’autrement ils se seraient embourbés dans un énorme pavé, probablement de faible valeur ajoutée, que les lecteurs n’auraient eu ni le temps ni l’envie de lire ; ou bien parce que, comme le dit très bien Cacciari, la bourgeoisie se révèle non pas comme organisation spatiale (une classe occupant un certain espace social dans lequel elle se fige en tant qu’ordre et état), mais comme force qui agit et se transforme dans le temps de l’Histoire. C’est non pas un espace social mais le temps qu’elle veut s’approprier (ce temps dont tout le monde sait ce qu’il est, mais que personne ne saurait définir). Et c’est pour cela que, quand la bourgeoisie disparaît, on s’en aperçoit non pas à l’effondrement d’une structure mais à l’épuisement d’une force changeante, d’un esprit vital, d’une civilisation (dans le sens que lui donnait l’historien britannique Arnold Toynbee). Du reste, Karl Marx – l’as- L Dessin de Raúl, paru dans El País, Madrid. Giorgio Ruffolo ■ Né à Rome en 1926, cet économiste socialiste a été ministre de l’Environnement de 1987 à 1992, député et sénateur au Parlement italien, puis eurodéputé de 1994 à 2004. Fondateur de la revue de débat MicroMega, il préside depuis 1994 le Centro Europa Ricerche, un centre de recherche économique proche de Notre Europe, le groupement d’études et de recherches fondé par Jacques Delors. sassin en puissance de la bourgeoisie – n’a-t-il pas mieux que quiconque compris sa nature de force destructrice et novatrice ? Et n’est-ce pas cette force authentiquement révolutionnaire qui est en train de s’éteindre, de revenir à un stade où elle s’étend et croît, mais n’évolue plus ? C’est pour cela qu’il n’est finalement pas très important de s’attarder sur la nature passée de cette force, et qu’il est plus intéressant de se demander – comme le font les auteurs – si la société dans laquelle nous vivons est capable d’exprimer une force d’une puissance et d’une direction analogues. Essayons à présent de saisir ce que disent en substance ces trois essais. Pour ce faire, je procéderai dans le sens inverse de l’ordre du livre. Dans le dernier des trois essais, Aldo Bonomi croit pouvoir donner une réponse modérément optimiste à la question de la disparition de la bourgeoisie. Observateur attentif des mouvements moléculaires, des micro-ondes et des frissons qui parcourent la surface en apparence homogène de la société, il entrevoit ce que pourraient être les ferments d’un nouveau mouvement de fond. L’un des ferments les plus significatifs est ce qu’il appelle le “capitalisme personnel”, entendant par là des sujets économiques qui s’emploient à être autonomes dans leur travail et à tisser un réseau de relations personnelles : l’accumulation d’un capital personnel et d’un capital relationnel. L’autoentreprise, en définitive. C’est un phénomène tout ce qu’il y a de COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 60 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 plus réel. Il est en revanche plus discutable qu’un bloc social, et même une néobourgeoisie, puisse émerger de cette galaxie. Bonomi dit bien qu’il s’agit d’“un concept plus allusif que descriptif, plus impressionniste qu’empiriquement fondé”. Il identifie toutefois un espace d’agrégation, qu’il nomme la “géocommunauté”. Ces géocommunautés – composées de patrons de PME, de directeurs de banque, de travailleurs de la finance et de l’informatique – me semblent être plus des phénomènes organisationnels liés à l’accroissement des interdépendances que des signes de l’émergence de consciences collectives et politiques, qui sont les seules à pouvoir témoigner de la naissance d’une nouvelle formation sociale. De Rita ne partage pas l’optimisme de Bonomi. Avec son intelligence impolitique habituelle, il saisit le nœud politique du problème, qui est bien plus subjectif (la classe pour soi, aurait dit Marx) que sociologique et objectif (la classe en soi). De Rita replace la “question bourgeoise” dans le contexte italien, au cours de trois périodes de ces soixante dernières années. D’abord, la lutte des classes dans l’immédiat après-guerre. Ensuite, l’embourgeoisement de masse, ou plutôt la “moyennisation” [la constitution d’une vaste classe moyenne]. Enfin, la rupture de cet agrégat, de ce “réceptacle” dans lequel s’est coulé 90 % de la société italienne. Tel est, me semble-t-il, le point central de l’analyse de De Rita : l’incapacité de cet agrégat à générer une véritable classe dirigeante. Ce compactage était peut-être nécessaire ; et il a eu indéniablement le mérite de faciliter la modernisation rapide d’une société profondément arriérée et déchirée. Mais il en a paralysé dans une large mesure la dynamique politique. La rupture de ce réceptacle de la classe moyenne, qui constituait en quelque sorte une bourgeoisie passive, s’est produite aux marges, sans toucher le centre. Elle a induit des phénomènes régressifs de paupérisation ; des phénomènes progressifs de revendication de qualité sociale ; et les conditions préalables à la naissance d’une composante “néobourgeoise”, capable de conjuguer initiative individuelle et responsabilité collective. Mais De Rita entrevoit également les obstacles qui en freinent le développement : il s’agit surtout de cette “molécularité” que Bonomi trouve tellement prometteuse, et qui ne trouve pas (encore ?) en elle-même les attracteurs d’une nécessaire condensation. Ces attracteurs, seuls les choix politiques peuvent les produire, et non les compositions sociales. Et voilà qui introduit le discours de Cacciari. Le philosophe, me semble-t-il, part du postulat suivant : la bourgeoisie, force sociale dynamique, se situe au croisement de deux autres processus, le développement du capitalisme, qu’elle provoque et favorise, mais auquel elle ne s’identifie pas ; et le développement de l’Etat politique, au niveau de la cité ou de la nation. C’est une force économique et civile à la fois. Le capitalisme est cette énergie débordante qu’elle suscite, ce qui lui permet de détruire la société aristocratique traditionnelle ; l’Etat bourgeois devient le modérateur, au sens technique du terme, d’une réaction nucléaire contrôlée, de cette force à la fois 737p60-61 13/12/04 19:35 Page 61 de transformation qui s’épuise créatrice et destructrice. Et cette réaction contrôlée a besoin d’un climat “éthique” qui la légitime. La bourgeoisie crée donc ce climat ; elle est ellemême ce climat. Ce sont ses valeurs qui rendent le capitalisme possible et soutenable. Le capitalisme a donc besoin d’un ensemble de règles et de valeurs non capitalistes pour l’empêcher de détruire la cohésion sociale. Dans le contrat, disait [le sociologue français] Emile Durkheim, presque tout est non contractuel (et surtout la confiance, naturellement). L’économiste britannique Fred Hirsch, le penseur le plus profond sur le sujet, disait que le capitalisme a besoin d’un filet de protection éthique – fût-il un peu hypocrite – qu’il s’efforce toutefois en permanence de détruire. Tandis que la bourgeoisie n’est pas concevable sans une certaine forme de capitalisme, le capitalisme peut se passer, du moins pendant un certain temps, de la bourgeoisie : tout simplement en l’abolissant ou, du moins, en enfreignant les limites et les règles politiques et morales qu’elle a élaborées depuis des siècles. Nous avons alors le capitalisme d’Etat communiste ou, à l’opposé, le capitalisme financier de la ploutocratie mondialisée. On sait comment a fini le premier. Mais OFFRE le second n’est pas moins dangereux, pour luimême et pour l’ensemble de la société. Le premier va de pair avec l’oppression politique ; le second, avec l’évacuation du politique. Cacciari reprend ce thème – de l’insoutenabilité politique et sociale, du privatisme (à ne pas confondre avec l’individualisme) facteur de désagrégation sociale, de l’amoralité autodestructrice, des contradictions entre un hédonisme effréné et un moralisme bigot –, qui s’affirme de manière menaçante à notre époque où l’économie est dominée par une ploutocratie mondiale et domine la politique, qui est de plus en plus réduite à en être simplement le reflet. Cacciari ne dit rien que l’on n’ait déjà dit ; mais il le dit d’une façon pénétrante, qui transperce les brumes du bavardage quotidien et laisse entrevoir une issue. Une nouvelle bourgeoisie comme force sociale responsable ? Nul ne peut dire si elle naîtra et si elle portera ce nom. Mais une chose est sûre : ce sera impossible sans ce que Hirsch appelait un retour éthique (moral re-entry), qui à son tour n’est réalisable qu’avec de nouvelles institutions politiques, en mesure de contrôler la force destructrice du nouveau capital financier. Au niveau national, dans la mesure du possible – et cela l’est de moins ■ Les auteurs ALDO BONOMI, 54 ans, dirige l’institut de recherche sociologique Aaster. Il est l’auteur du très remarqué Il capitalismo molecolare (1997). GIUSEPPE DE RITA, 72 ans, suit les évolutions de la société italienne au sein du Conseil national de l’économie et du travail (CNEL), qu’il préside. MASSIMO CACCIARI, 60 ans, a été maire de Venise de 1993 à 2000. Il est l’auteur d’une importante œuvre philosophique, dont Le dieu qui danse (Grasset, 2000) et Penser, habiter (à paraître en 2005 chez Circé). A renvoyer sous enveloppe non affranchie à : Courrier international - Libre réponse 41094 - 60506 Chantilly cedex je souscris à votre offre spéciale : OUI, 6 mois d’abonnement à Courrier international tional + le « Petit Larousse des Films» IDÉE CADEAU au prix de 55€ au lieu de 94,90€ soit 42 % de réduction. Mes coordonnées Prénom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Adresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Code postal Le «Petit Larousse des Films » 55 € soit 42% de réduction Ville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tél . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . E-mail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je joins mon règlement par : (valeur : 19,90€) POUR VOUS 42BCO6DF Nom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (valeur : 75 €) = 94,90€ * Einaudi, Milan, 2004. Bulletin d’abonnement Abonnez-vous à SPÉCIALE 6 mois, 26 numéros de en moins. Au niveau européen, pour ce qui concerne les Européens. Et au niveau mondial, pour ce qui concerne tout un chacun. Seule la politique pourra nous sauver. Autre certitude : je ne pense pas que cette innovation politique puisse être confiée aux exégètes de la “troisième voie”. Il existe, en effet, trois voies pour désorienter les gens. La première consiste à évoquer en permanence le terrorisme de la complexité. Nous savons pertinemment que le monde est de plus en plus complexe. Mais le devoir de la politique est de réduire la complexité, pas de l’évoquer en permanence. La deuxième voie est le culte vain de la nouveauté. Il se passe des choses nouvelles. Oui, mais lesquelles ? La politique a le devoir de dire quelles réponses elle va apporter aux grands problèmes de notre temps, de les peser, de les mesurer. La troisième voie est l’éclectisme qui fuit les choix : on veut un peu de libéralisme concurrenciel et un peu de socialisme compassionnel ; un peu de marché et un peu d’Etat, et ainsi de suite. Finalement, nous en sommes réduits à accepter les choses telles qu’elles viennent, avec des corrections plus ou moins cosmétiques. Giorgio Ruffolo Le « Petit Larousse des Films » Le meilleur du cinéma sous forme de filmographies par genres, acteurs, réalisateurs, pays. Une sélection de 3 000 films avec, pour chacun, une fiche technique et un résumé du film, ainsi qu’un commentaire critique pour les films les plus importants. Un volume cartonné, 13x19 cm, 992 pages, 32 illustrations. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 61 Chèque bancaire ou postal à l’ordre de Courrier international Carte bancaire N° : Expire fin : Notez les trois derniers chiffres du numéro inscrit au dos de votre carte, près de la signature Signature obligatoire Vous pouvez acquérir séparément chaque numéro de Courrier international au tarif de 3€ et le Petit Larousse des Films au tarif de 19,90€. Délai de livraison du Larousse 3 semaines après réception du paiement. Offre valable jusqu’au 31/12/2004, uniquement en France métropolitaine, pour les nouveaux abonnés, dans la limite des stocks disponibles. Pour l’étranger, nous contacter au (33) 3 44 31 80 48 de 8h30 à 18h00 (heure française). Vos nom, prénom et adresse sont communiqués à nos services internes et, le cas échéant, plus tard, à quelques publications partenaires, sauf avis contraire de votre part. Si vous ne souhaitez pas recevoir de propositions de ces publications, merci de cocher la case ci-contre DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 737 p62-63-64 13/12/04 18:39 Page 62 économie p. 64 science Un compte en banque plein de cellules souches p. 66 ■ écologie Super Conan, le microbe qui mange les déchets radioactifs ■ p. 67 multimédia Des trolls, des mariages virtuels… et une vraie guerre p. 68 i n t e l l i ge n c e s ■ Après le bio et l’équitable, voici le café durable MARKETING Au Royaume-Uni, LES COURS SE REDRESSENT ■ la concurrence fait rage sur le marché de l’éthique. Les labels se multiplient, au risque de troubler le consommateur. Evolution du prix indicatif composé mensuel (en dollars par livre) 0,75 Ce prix, calculé par l’Organisation internationale du café (OIC), est le résultat du croisement des prix des cafés arabicas et robustas de diverses provenances. 9 décembre 0,77 0,60 THE GUARDIAN (extraits) Londres our les consommateurs britanniques qui se veulent socialement responsables, acheter du café va devenir une affaire compliquée. Car l’américain Kraft, l’italien Lavazza et le britannique Lyons Original Coffee ont décidé, chacun de leur côté, de lancer une offre de produit éthique, mais sans passer par le mouvement du commerce équitable. Au lieu de travailler avec le principal organisme de certification “équitable” du RoyaumeUni, la Fairtrade Foundation, ces industriels se sont tournés vers la Rainforest Alliance, une organisation peu connue de défense de l’environnement dont le siège se trouve à New York. Aujourd’hui, le café estampillé Fairtrade représente 4 % de la consommation totale au Royaume-Uni, et 20 % des grains torréfiés et moulus de qualité supérieure. Cafédirect, qui vend uniquement sous le label Fairtrade, a démontré que le modèle éthique est payant : la marque occupe désormais la sixième place au Royaume-Uni, avec un chiffre d’affaires de plus de 22 millions de livres. Alors que le marché du café dans son ensemble stagne depuis quelques années, les ventes de produits équitables ont quasiment doublé entre 2001 et 2003. 0,45 P 0,30 Dessin de Mariona Cabassa paru dans La Vanguardia, Barcelone. LA GRANDE DIFFÉRENCE, C’EST LE PRIX PAYÉ AU CULTIVATEUR De son côté, la Rainforest Alliance a vu le jour il y a dix-sept ans. Financée par l’Agence américaine pour le développement international (USAID) et des organismes privés, elle a pour vocation d’aider les paysans à cesser de détruire leur environnement. Qu’est-ce qui distingue ces rivaux de l’éthique ? La plus grosse différence tient au prix payé aux cultivateurs. La Fairtrade Foundation leur garantit un minimum de 1,21 dollar la livre de grains verts. C’est bien plus que le prix du marché, qui se situe en moyenne à 80 cents cette année. La fondation verse également 5 cents supplémentaires au titre de prime sociale pour l’investissement dans des projets communautaires. La Rainforest Alliance, elle, n’offre pas de tarif minimum ou garanti. Mais à en croire Sabrina Vigilante, sa directrice commerciale, les cultivateurs certifiés peuvent recevoir entre 10 et 60 cents de plus que le prix du marché pour une livre de grains verts. Selon Jonathan Horrell, directeur des relations publiques de Kraft, sa société accorde une prime pouvant aller jusqu’à 20 % pour les grains utilisés par sa marque Kenco Sustainable Development. Compte tenu des cours actuels, cela équivaut à environ 96 cents la livre, ce qui ■ Banane suisse Les ventes mondiales de café torréfié équitable ont progressé de 26 % en 2003 pour atteindre 20 milliards de tonnes, selon Fairtrade Labelling Organizations International, qui regroupe 17 labels, dont Fairtrade et Max Havelaar. Mais, de tous les produits équitables, c’est la banane qui a le plus de succès, avec 51 millions de tonnes (soit + 39 %). En Suisse, plus d’une banane sur deux est issue de ce système de commercialisation. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 62 2000 2001 reste encore inférieur de 21 % au prix de Fairtrade. La première initiative de la Rainforest Alliance, en 1989, fut de créer un système de certification des produits forestiers. En 1991, elle l’a élargi aux bananes et, depuis, au café, au cacao et aux fleurs. Pour obtenir leur certification, les cultivateurs doivent se conformer à une liste de “principes de l’agriculture durable”, parmi lesquels figure le traitement équitable des ouvriers. En échange, indique Mme Vigilante, “nous leur apportons les outils qui leur permettront de s’extraire de la pauvreté et d’accéder aux marchés plus rentables de la qualité supérieure”. Alors, pourquoi le programme de l’Alliance est-il attractif pour l’industrie agroalimentaire ? Les esprits cyniques répondront : à cause du prix. Le café certifié Rainforest Alliance coûte moins cher que son concurrent labellisé Fairtrade, et, en outre, il n’y a pas de droit à payer pour utiliser le logo de l’Alliance. La Fairtrade Foundation, elle, prélève 2 % sur le prix de gros. De ce fait, la Rainforest Alliance représente un moyen plus économique pour les grandes marques de conquérir une part du marché éthique. Lyons Original Coffee, qui appartient à Drie Mollen, l’un des principaux torréfacteurs européens, a été le premier à lancer au Royaume-Uni, en avril dernier, un café certifié Rainforest Alliance. Kraft lui a emboîté le pas en juillet, avec le café Kenco Sustainable Development, bientôt suivi par Lavazza et sa marque Tierra. Le groupe italien a investi plus de 600 000 dollars dans des projets communautaires depuis le début de sa collaboration avec la Rainforest Alliance, en janvier. Les fonds ont servi à acheter du matériel agricole, de manière à améliorer l’efficacité des plantations et la qualité du café ; à aider les exploitations à respecter le cahier des charges imposé par Rainforest ; et à mettre en œuvre des programmes sociaux. Grâce à toutes ces mesures, la qualité des grains s’est améliorée, ce qui permet aux cultivateurs d’obtenir un prix plus élevé pour leur production, affirme Mario Cerutti, responsable des achats chez Lavazza. “Nous achetons au prix du marché, pas à un prix artificiel. Il y a DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 2002 2003 2004 plus de 25 millions de cultivateurs de café dans le monde, et la charité n’est pas une solution durable.” De son côté, Cafédirect a également investi dans des projets qui vont au-delà de l’engagement minimum exigé par la Fairtrade Foundation. La marque a consacré plus de 70 % de ses bénéfices bruts, au cours de l’année écoulée, au financement d’actions visant par exemple à fournir aux cultivateurs des informations sur le marché et à leur proposer des cours de gestion. L’entreprise a aussi financé la construction de dispensaires et d’écoles ainsi que la réparation de routes. DEUX MODÈLES DIFFICILES À DÉPARTAGER D’aucuns prétendent que le modèle du commerce équitable laisse à désirer et que la Rainforest Alliance représente une meilleure solution pour les cultivateurs qui souhaitent échapper au piège de la pauvreté. Le fond du problème, c’est que les prix ont plongé depuis dix ans. Les planteurs brésiliens, qui dominent le marché mondial, ont accru leur efficacité et augmenté leur production. Et le Vietnam a planté massivement pour accéder au deuxième rang. Du coup, l’offre a augmenté plus vite que la demande, provoquant l’effondrement des cours. Pour Nestlé, le fabricant de Nescafé, le commerce équitable exacerbe ce problème : avec son prix artificiellement élevé, ce modèle incite les paysans à revenir sur ce marché, ce qui va pousser la production à la hausse – et les prix à la baisse. Mais Ian Bretman, le directeur adjoint de la Fairtrade Foundation, juge cette critique infondée. “Personne n’est jamais entré sur le marché du café pour les prix de Fairtrade, assure-t-il. Nous n’encourageons personne à se lancer dans la production de café.” De fait, ajoute-t-il, c’est le mécanisme des prix du marché qui est critiquable. “La baisse des prix n’a pas entraîné celle de la production, parce que les petits producteurs sont trop dépendants du café, aussi bas soit son prix.” Les deux modèles ont à l’évidence chacun leurs mérites, mais la Fairtrade Foundation craint que les consommateurs n’y perdent leur latin. Même si la Rainforest Alliance s’efforce de se distinguer de ses concurrents “équitables”, les commerçants risquent de dire à leurs clients : “Nous n’avons pas de café Fairtrade, mais voici son équivalent.” Sean McAllister Source : OIC (elle regroupe 45 pays exportateurs et 29 pays importateurs) économie L’industrie européenne du jouet lutte pour sa survie ■ ● 737 p62-63-64 13/12/04 18:40 Page 63 Wal-Mart trouve enfin des syndicalistes à son goût SOCIAL A la surprise générale, ■ le géant de la distribution reconnaît enfin le fait syndical. Mais uniquement dans ses quarante magasins chinois. THE WASHINGTON POST (extraits) Washington al-Mart a enfin trouvé un syndicat acceptable. Jusqu’ici, le premier employeur des EtatsUnis s’était systématiquement opposé à tous les efforts de son personnel en vue d’avoir une représentation syndicale.Wal-Mart ne reconnaît pas les syndicats, il ne reconnaît même pas les “employés”. Le terme utilisé par la chaîne de supermarchés pour désigner ses salariés est “associés”, ce qui laisse entendre un statut supérieur et un pouvoir collégial, mais qui en réalité se traduit par des salaires plus bas et l’autocratie sur le lieu du travail. Pour avoir le privilège de s’associer avec Wal-Mart, ses salariés sont si peu rémunérés que nombre d’entre eux ne peuvent pas s’offrir l’assurance maladie que l’entreprise les autorise généreusement à souscrire eux-mêmes. Mais cela, c’était le vieux Wal-Mart. Fin novembre, le distributeur a annoncé que si ses associés voulaient une représentation syndicale, il n’y verrait pas d’inconvénients – à condition que ce syndicat soit affilié à la Fédération des syndicats de Chine, un organisme contrôlé par le Parti communiste chinois (PCC). La déclaration officielle est simple et apparemment sans ambiguïté : “Si les associés demandent la formation d’un syndicat, Wal-Mart Chine respectera leurs désirs.” Wal-Mart Etats-Unis n’a évidemment pas fait d’annonce de ce genre. Pourquoi la société estime-t-elle que ses 20 000 associés chinois, dans les W Dessin de Bromley paru dans le Financial Times, Londres. ■ Ambiguïté La déclaration de Wal-Mart intervient après la parution d’articles dans la presse chinoise annonçant que le groupe n’autorisait pas ses salariés à s’organiser en syndicats. En fait, explique le distributeur, ces derniers auraient pu se syndiquer depuis longtemps s’ils en avaient fait la demande. Le China Daily annonçait, en octobre, que la confédération des syndicats chinois menaçait de porter plainte contre des entreprises étrangères, dont Wal-Mart. Une démarche qui témoigne sans doute plus de la volonté de l’Etat de dresser des embûches pour ces entreprises que du désir d’améliorer le sort des salariés. 40 magasins qu’elle possède en Chine, méritent une représentation syndicale, alors que son million de salariés américains n’en sont pas dignes ? Par sinophilie et par américanophobie ? Je pense que l’on peut balayer tout soupçon de racisme anti-tout-lemonde-sauf-chinois. La réponse tient plutôt à la préférence de Wal-Mart pour les syndicats dominés par les communistes ultraconservateurs dans les Etats communistes autoritaires, par rapport à toute autre forme de syndicalisme présente ailleurs. Les organisations syndicales américaines, tant méprisées par Wal-Mart, ont un long de capitalisme à la Charles Dickens et de communisme autoritaire, que l’enseigne a trouvé un syndicat à son goût. Rien d’étonnant à cela. Les organisations affiliées à la Fédération des syndicats de Chine réclament rarement des augmentations de salaire ou de meilleures conditions de travail. De fait, les sections ont souvent à leur tête un dirigeant de l’entreprise. Non pas que les travailleurs chinois ne soient jamais mécontents : chaque semaine apporte son lot de grèves spontanées, et de temps à autre une émeute éclate, pour des motifs aussi vitaux que le non-paiement des salaires. Cependant, passé d’anticommunisme, et de nos jours la grande confédération AFLCIO est le plus farouche défenseur, sur la scène politique américaine, des libertés individuelles dans les pays communistes comme la Chine. D’ailleurs, les syndicats affiliés aux partis réformés ou postcommunistes existant en dehors des derniers Etats communistes ne sont pas non plus en odeur de sainteté chez Wal-Mart. C’est seulement en Chine, avec son mélange inimitable le rôle des syndicats approuvés par l’Etat n’est pas de canaliser le mécontentement de manière à obtenir des avantages pour les salariés, mais de le contenir au profit de l’employeur. En Chine, les dirigeants des authentiques mouvements de travailleurs ne finissent pas à la tête de la Fédération des syndicats de Chine, mais en prison, en exil à l’étranger ou dans la clandestinité. Par ailleurs, des syndicats réellement démocratiques se heurte- raient aux intérêts d’un régime à parti unique franchement antidémocratique. Autoriser la formation d’un mouvement syndical libre menacerait à la fois le capitalisme dickensien et le communisme autoritaire, et rognerait l’avantage compétitif de la Chine sur d’autres pays à bas salaires mais non autoritaires de l’Asie du Sud-Est, d’Amérique centrale et d’ailleurs. Une telle évolution serait une hérésie à la fois pour le conseil d’administration de Wal-Mart et pour le Bureau politique du PCC. Elle introduirait la liberté de choix et offrirait de meilleures perspectives non seulement aux 20 000 employés chinois de l’enseigne, mais aussi aux innombrables travailleurs qui, contre un salaire de misère, cousent des vêtements pour les sous-traitants de sous-traitants de soustraitants dont les produits remplissent les rayons de Wal-Mart. Quand une entreprise comme WalMart s’accommode aussi confortablement de l’autoritarisme à l’étranger, cela en dit long sur ses valeurs dans son pays d’origine. Bentonville [ville de l’Arkansas où est implanté le siège] considère la possibilité de liberté d’association de ses salariés avec la même crainte qu’éprouve Pékin à l’idée d’élections libres en Chine. Les entreprises américaines hostiles aux syndicats ne peuvent pas faire jeter en prison les salariés qui souhaitent s’y affilier, mais l’exil demeure une réelle possibilité. Les fauteurs de troubles sont libres de partir. Selon Kate Bronfenbrenner, professeur de relations du travail à l’université Cornell, au moins 5 % des salariés ayant participé à une campagne de syndicalisation sont licenciés, ce qui est aussi illégal que banal. Les sociétés préfèrent payer des amendes insignifiantes plutôt que d’augmenter les salaires et de perdre le contrôle absolu qu’elles exercent sur la vie professionnelle de leurs salariés. Harold Meyerson LA VIE EN BOÎTE Joyeuses fêtes quand même ! L es fêtes de fin d’année produisent parfois un effet curieux sur les gens. Des secrétaires habituellement coincées pelotent leur patron dans l’escalier de secours, et des cadres d’âge mûr dansent frénétiquement sur les tables, sans se soucier du lendemain. Résultat : les soirées de Noël organisées par les entreprises britanniques débouchent sur un nombre croissant d’accusations de harcèlement sexuel et de licenciement abusif. Selon une enquête de l’agence de recrutement Pertemps, parmi les femmes qui se sont enivrées l’an dernier lors de ces festivités, une sur cinquante s’est retrouvée de ce fait au chômage. Sans parler de toutes celles qui sont encore horriblement gênées d’avoir ce jour-là abusé de la gratuité du bar ou d’avoir essayé d’impressionner leurs collèges en gesticulant sur la piste de danse. Pour survivre aux réjouissances, mieux vaut donc ne rien dire ou faire qui serait société n’avait pas été déplacé au bureau. A tenue. Même si l’homéviter notamment : les me a été débouté, Rusdéclarations d’amour, sell Brown recommanles commérages sur de aux dirigeants de les collègues et les bien réfléchir avant d’oupropos critiques sur vrir la bouche. les méthodes de la diLa Christmas par ty rection. Le problème semble être une ocne se limite pas aux casion privilégiée pour Dessin de María Suárez employés qui laissent les amours entre colparu dans La Vanguardia, Barcelone. échapper des paroles lègues. Selon une enmalheureuses dans un moment d’égarement quête réalisée par le fabricant de préseréthylique. Russell Brown, membre du cabinet vatifs Mates, 64 % des Britanniques se d’avocats Glaisyers, conseille également aux sont déjà envoyés en l’air au cours de cetpatrons de faire attention à ce qu’ils disent. te soirée et 8 % d’entre eux ont dû quitIl rappelle cette affaire portée récemment deter leur emploi à la suite d’un comportevant la justice, dans laquelle un salarié prément inconvenant. Des conclusions confirtendait avoir été poussé à la démission parce mées par une étude du fabricant de sodas que la promesse d’augmentation qui lui avait Energy63, selon laquelle 86 % des salaété faite à la fin du dîner dansant annuel de la riés ont reçu une proposition d’un collègue COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 63 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 lors d’une telle fête. Mais si 90 % des personnes interrogées ont bu plus que de raison, 21 % seulement se sont vu reprocher leur conduite par la direction. Cependant, l’une des conséquences les plus dangereuses d’un abus d’alcool est la violence, comme en témoigne cette histoire, racontée par un avocat. “Un employé arrive déjà ivre à la soirée. Il va aux toilettes pour consommer de la drogue, se déshabille sur la piste de danse, fait tomber un chandelier en faisant tournoyer sa ceinture au-dessus de sa tête, puis donne un coup de poing à son directeur, qui perd connaissance. Inutile de dire que sa plainte pour licenciement abusif a été rejetée.” Cette année donc, faites attention où vous mettez les mains, buvez le moins possible et gardez vos opinions pour vous. Joyeuses fêtes quand même ! Emma Lunn, The Guardian (extraits), Londres 737 p62-63-64 13/12/04 18:41 Page 64 économie i n t e l l i g e n c e s ● L’industrie européenne du jouet lutte pour sa survie INDUSTRIE Face à ■ la concurrence chinoise, ce sont les grandes marques traditionnelles qui souffrent le plus. FOCUS (extraits) Munich a surprise de l’année ressemble plus à un déchet qu’à un jouet : en 2004, les fils en plastique multicolores ont fait fureur dans les magasins de jouets allemands. Les adolescents ont acheté et tressé pour 50 millions d’euros de scoubidous, la plupart du temps avec leur argent de poche. Mais ce succès ne suffira pas à endiguer la crise frappant les entreprises traditionnelles. Depuis des années, ce sont surtout les grandes marques comme Lego (danoise) ou Märklin et Zapf (allemandes) qui sont touchées. Elles perdent des clients dans des proportions catastrophiques et luttent désormais pour leur survie. Car le taux de natalité ne cesse de chuter. En outre, les ordinateurs et autres loisirs technologiques prennent aux enfants du temps qu’ils ne consacrent plus aux jouets classiques. Depuis des années, le chiffre d’affaires du secteur oscille aux alentours de 3,2 milliards d’euros en Allemagne. Si un nouveau produit déchaîne les passions, parents et grands-parents prélèvent l’argent nécessaire sur d’autres postes budgétaires. Comme l’explique Willy Fischel, du syndicat des détaillants de jouets, “le marché est aujourd’hui plus rapide, plus sensible aux tendances, mais aussi plus divers et plus ambitieux”. Une tendance dont profite la société italienne Plastwood, avec son jeu de construction magnétique Supermag. Les billes et baguettes aimantées fascinent tellement la jeune génération que l’entreprise en a vendu pour 18 millions d’euros en Allemagne. Mais, d’après Willy Fischel, “les innovations de ce genre amputent le chiffre d’affaires des autres fabricants”. D’autant que certains, comme le géant Lego, commettent des erreurs dramatiques : l’empire danois de la briquette de construction tente depuis des années de se diversifier dans les figurines électroniques, les vêtements ou les parcs d’attractions. Mais les clients ne suivent pas. Après avoir perdu 100 millions d’euros en 2003, le groupe est menacé dans son existence même. Son patriarche, Kjeld Kirk Kristiansen, a imposé un nouveau changement de cap : “Nous allons revenir au cœur de notre activité, le jouet.” Dans le camp des fabricants allemands, c’est aussi la crise. “Le succès de notre secteur ne repose plus sur la production en Allemagne”, assure Volker Schmid, du syndicat de l’industrie allemande du jouet. Depuis longtemps déjà, la Chine domine le marché mondial. Rien qu’en 2004, elle a livré pour L 1,5 milliard d’euros de jouets en Allemagne, soit 50 % de plus que l’année précédente. Certes, c’est à Rödental que Zapf Creation a fait développer sa poupée Baby Born. Mais c’est dans des usines chinoises qu’elle est produite en série. Malgré ces mesures d’économie, Zapf n’a pu éviter un grave fléchissement de son chiffre d’affaires (passé de 60 millions à 50 millions d’euros pour le premier semestre) : la direction, ayant mal anticipé les préférences de ses petites clientes, a dû commercialiser des fonds de tiroir. La concurrence à bas prix en provenance d’Extrême-Orient a également fait dérailler Märklin, le fabricant de modèles réduits ferroviaires. Les collectionneurs sont de moins en moins nombreux à accepter de débourser plusieurs centaines d’euros pour ses locomotives essentiellement faites à la main en Allemagne. Ce qui a contraint cette vieille entreprise à restructurer son site de production à Göppingen et à supprimer plus de 360 emplois. INNOVER, DANS LE RESPECT DE LA TRADITION Playmobil, en revanche, est l’exemple même d’un succès à l’allemande. Le fabricant de petits personnages en plastique est resté fidèle à ce qui fait sa réussite depuis trente ans. “On nous a dit qu’il fallait nous lancer dans le jeu vidéo à partir de nos personnages, qu’il fallait absolument acheter des licences”, raconte la présidente-directrice, Andrea Schauer. Au lieu de cela, sa société s’est contentée de travailler sur des thèmes classiques comme les châteaux forts, les fermes ou les aéroports. Et dès qu’un produit se vend moins bien, il est sorti du catalogue. C’est en appliquant ce genre de règles strictes que le spécialiste autrichien du circuit automobile, Carrera, continue lui aussi de progresser. L’entreprise réussit chaque année à attirer les fans de Formule 1 en leur offrant de nouveaux raffinements techniques. Mais l’idée d’origine, elle, reste inchangée. “Nos circuits sont toujours démontables et remontables à loisir”, affirme Andreas Stadlbauer, le directeur du marketing. Même en dépit de handicaps évidents, le jouet en bois peut lui aussi se maintenir. Malgré de légères pertes, des entreprises comme Ostheimer sont confiantes. Chaque année, cette société souabe vend 1 million de figurines et d’éléments de construction en bois, d’une grande valeur pédagogique, découpés et peints à la main. “Nous profitons du débat sur la misère éducative”, analyse le directeur général,Wolfgang Schühle. La production est coûteuse, mais la clientèle est prête à payer cher chaque pièce. Son concurrent bavarois Selecta engrange de son côté 12 millions d’euros par an avec ses jouets en bois. Et Matthias Menzel, directeur du marketing, de conclure : “Avec nos jouets, les enfants peuvent apprendre.” Susanne Frank et Steffi Sammet ci n°737 13/12/04 19:23 Page 1 emploi ● o p p o r t u n i t é s TARIFS EMPLOI Recherche pour ses six lieux d’écoute à Paris et en Région Parisienne, FORMATS Des ÉCOUTANTS BÉNÉVOLES Vous êtes ouvert(e) et chaleureux(se), vous pouvez nous consacrer cinq heures par semaine environ, pendant la journée, la soirée, la nuit ou le week-end. Venez rejoindre nos équipes d’écoutants bénévoles qui écoutent au téléphone 24H/24 et chaque jour de l’année, toutes les détresses morales. Formation assurée. URGENT Si ce défi à l’indéfférence est le vôtre, écrivez-nous à : S.O.S AMITIÉ Ile-de-France - BP 100 - 92105 BOULOGNE-BILLANCOURT Cedex [email protected] Médias & Régies Europe, filiale du groupe Publicis, ouvre ses services commerciaux à des stagiair es Vous êtes en formation commerciale (bac +2 à bac +4),avez un tempérament accrocheur, êtes disponible à partir de décembre 2004 pour au moins 3 mois et souhaitez acquérir une formation dans la vente des espaces publicitaires dans la communication RH ou Formation ? Alors, n’hésitez pas à nous faire parvenir CV et lettre de motivation à : Médias & Régies Europe, Gilles Risser - 9/11, rue Blaise Pascal 92523 Neuilly-sur-Seine cedex ou par e-mail [email protected] COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 TARIFS 1 PAGE F.U. (226 mm L x 283 mm H) 15 000 E HT 2/3 DE PAGE (226 mm L x 211 mm H) 11 000 E HT 1/2 PAGE (226 mm L x 139 mm H) 8 000 E HT 1/4 DE PAGE (110 mm L x 139 mm H) 6 500 E HT 1/8 DE PAGE (110 mm L x 67 mm H) 3 800 E HT VOS CONTA CONTACTS : Gilles Risser, Chef de Groupe Tél : 01 47 38 50 58 / Email : [email protected] Sylvaine Gantois, Chef de Publicité Tél : 01 47 38 50 62 / Email : [email protected] Frédérique Johnson, Chef de Publicité Tél : 01 47 38 50 46 / Email : [email protected] FAX : 01 47 38 50 81 65 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 737p66 13/12/04 19:55 Page 66 sciences i n t e l l i g e n c e s ● Un compte en banque plein de cellules souches ser des recherches dans ce domaine”, confie-t-il. Le sociologue Peter Plougmann, de la société de conseil et analyse New Insight, souligne quant à lui que “les choses vont très vite ailleurs. A mon avis, dans vingt ans au maximum, on aura réussi à créer un rein à partir de cellules souches. Il est donc grand temps d’étudier les dilemmes de société que ne manqueront pas de provoquer tous les nouveaux traitements.” Il est convaincu que la recherche en sciences biologiques, dont la technologie des cellules souches n’est qu’une infime partie, progressera énormément dans les prochaines décennies. Que cette évolution se fasse ici ou hors de nos frontières, nous nous trouverons confrontés à toute une série de problèmes et de dilemmes, à mesure que de nouveaux traitements apparaîtront. SANTÉ Le cordon ombilical ■ contient des cellules souches aux propriétés extraordinaires. Certains parents décident de les prélever et de les congeler pour assurer l’avenir de leurs enfants. BERLINGSKE TIDENDE Copenhague ulius Kyhl est né à l’hôpital de Hillerød [dans la banlieue de Copenhague] le mardi 17 août 2004 à 8 h 44. L’accouchement s’est fait par césarienne programmée. A peine le chirurgien a-t-il sorti l’enfant qu’un collaborateur de la société de biotechnologie CopyGene est intervenu pour prélever quelque 50 millilitres de sang du cordon ombilical et du placenta. Ces précieuses gouttes avec leur contenu de cellules souches sont actuellement congelées à 196 °C au-dessous de zéro, avec les cellules souches d’environ 475 autres nouveau-nés, dans la banque de matériel biologique du laboratoire de CopyGene à Copenhague. Si, un jour, Julius attrape une maladie grave, voire mortelle, ses parents espèrent que la science aura découvert d’ici là comment le guérir à l’aide de ses propres cellules souches [ces cellules peuvent se multiplier et se transformer en d’autres cellules]. Peut-être celles-ci pourrontelles servir à créer un nouveau rein. Ou encore à produire en masse de nouvelles cellules nerveuses performantes, capables de guérir des maladies comme la sclérose en plaques, la maladie de Parkinson ou la maladie d’Alzheimer ? J LA THÉRAPIE CELLULAIRE DEVIENDRA BIENTÔT RÉALITÉ Est-ce de la science-fiction pure ? Ou bien une perspective réaliste à l’horizon des dix ou vingt prochaines années ? Les chercheurs divergent à la fois sur les progrès possibles et sur l’aspect éthique de l’exploitation de ces avancées, mais les parents de Julius ne se posent pas tant de questions. “Quand votre enfant tombe gravement malade, je ne crois pas que vous pensiez beaucoup à l’éthique : vous vou- Dessin de Ian Keltie paru dans The Independent on Sunday, Londres. ■ Business Les banques commerciales de sang placentaire existent depuis plus de dix ans. Les premières ont été créées aux EtatsUnis (Cryo-Cell ou Viacord, par exemple). Le coût pour les parents est d’environ 1 000 euros à l’inscription, puis 100 euros par an pour une durée de conservation de vingt ans. En France, le Conseil consultatif national d’éthique “recommande aux pouvoirs publics de promouvoir un important développement des banques [publiques] plutôt que de souscrire à la constitution de banques privées pour un usage strictement [personnel] dont l’éventuel intérêt thérapeutique n’est nullement établi. Il s’inquiète d’une vision excessivement utilitariste, utopiste et commerciale de la conservation du sang placentaire.” UTILISER LES CELLULES SOUCHES POUR UN FRÈRE OU UNE SŒUR lez faire le maximum pour qu’il guérisse. Or, avec la rapidité des progrès scientifiques aujourd’hui, il n’est pas improbable que la thérapie cellulaire devienne une réalité dans un avenir pas très lointain, affirme le père de Julius, Pernille Thorslund Kyhl. En tout cas, je préfère pouvoir me dire que les cellules souches de Julius ne serviront peut-être jamais plutôt que d’avoir un jour à regretter de ne pas lui avoir donné cette chance.” Dans le laboratoire de biologie reproductrice de l’hôpital central, le chercheur Claus Yding Andersen veille comme une mère sur dix ovules, tellement minuscules qu’on ne les voit pas à l’œil nu. Ce sont des ovules fécondés, prélevés dans le cadre d’un traitement contre la stérilité. Les ovules excédentaires ont été congelés pendant deux ans, pour le cas où les femmes en auraient besoin pour une nouvelle grossesse, et ils auraient normalement dû être détruits. “Mais, depuis septembre de l’année dernière, on a le droit d’utiliser les ovules excédentaires pour créer des cellules souches embryonnaires”, explique Claus Yding Andersen. Pour le moment, des cliniques spécialisées dans le traitement de la stérilité lui ont fait don d’une cinquantaine d’ovules pour créer des cellules souches, qui sont utilisées pour la recherche en thérapie cellulaire. La percée n’est pas encore en vue. Le chercheur n’en reste pas moins persuadé que l’exploitation des cellules souches pour le traitement du diabète, de la sclérose en plaques, de la maladie d’Alzheimer et de bien d’autres maladies est envisageable. “Au Danemark, l’évolution piétine un peu – notamment à cause des politiques, qui ne savent pas s’il faut autori- jusqu’au 8 janvier 2005 à 19 heures au théatre du Renard, 12, rue du Renard 75004 Paris 01 48 24 16 97 COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 66 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 “Les questions qui viennent immédiatement à l’esprit sont celles-ci : qui va payer ? Qui bénéficiera des traitements ? Les jeunes, qui sont utiles sur le marché du travail ? Les grands malades ? Ou bien les personnes âgées, qui voudraient vivre encore plus longtemps ? La santé tout au long de la vie doit-elle être un droit pour tous, payé avec les deniers publics ? Ou alors les nouveaux traitements seront-ils réservés à ceux qui ont les moyens de souscrire une assurance privée ou d’aller se faire soigner à l’étranger ? Toutes ces questions et bien d’autres n’ont pas encore été tranchées, puisque le débat s’est focalisé sur l’éthique.” Maintenant que les individus sont de plus en plus nombreux à conserver leurs cellules souches dans une banque biologique, on peut également se demander qui est propriétaire des cellules et pendant combien de temps. “Je me suis demandé si ces cellules souches pouvaient être utilisées pour autre chose. Pour la recherche par exemple”, s’interroge le père de Julius. Le couple a ainsi imaginé l’éventualité que la grande sœur de Julius, Silje, ou un autre membre de la famille, ait besoin des cellules souches de Julius. “Quand Silje est née, nous avions envisagé de congeler ses cellules souches, mais, à l’époque, ce n’était pas possible au Danemark et nous avons laissé tomber, car cela revenait très cher”, raconte Pernille Thorslund Kyhl. “Quand Julius est né, nous nous sommes demandé s’il devait avoir cette ‘assurance’, alors que sa sœur ne l’avait pas. Nous espérons maintenant qu’en cas de besoin Silje pourra être traitée avec les cellules souches de son frère. Mais, dans ce cas, il n’en restera peut-être pas assez pour lui, s’il tombait malade aussi. C’est un dilemme. Et si l’un de nos frères ou sœurs en avait besoin ? La situation pourrait être très difficile à résoudre.” L’avenir du jeune Julius est riche de promesses, mais peut-être aussi d’autant de problèmes. Le personnage principal reste heureusement imperturbable : à quelques semaines, il dort presque tout le temps, et son cordon ombilical est tombé. Trine Munk-Petersen 737p67 13/12/04 19:56 Page 67 écologie i n t e l l i g e n c e s ● Super-Conan, le microbe qui mange les déchets radioactifs aurait peur de le laisser sortir. “Nous sommes arrivés à un point où il serait très intéressant de faire des essais sur le terrain”, dit-il, mais ses mécènes du ministère de l’Energie doutent que l’opinion publique soit prête à voir lâché dans la nature un organisme génétiquement modifié. Car l’appétit du microbe ne se limite peut-être pas aux seuls déchets nucléaires. Et si les scientifiques ont toujours affirmé que les bactéries extrémophiles découvertes dans la nature n’étaient pas dangereuses pour les humains, nul ne peut prédire quels seront les effets à long terme des micro-organismes modifiés génétiquement en laboratoire. Plutôt que de se lancer dans cette périlleuse aventure, le DOE préfère s’en remettre à dame Nature et espère bien trouver un équivalent naturel de Super-Conan, explique Ari Patrinos. Il estime que moins de 1 % des formes de bactéries présentes sur la Terre ont été identifiées. “Il y tout ce qu’il faut ici-bas. Nous n’avons qu’à faire notre marché.” MICROBIOLOGIE Une bactérie ■ étrange, baptisée Conan, résiste aux radiations. Des cousines encore plus efficaces pourraient être utilisées pour décontaminer les sites nucléaires américains. THE WALL STREET JOURNAL New York l y a huit ans, alors qu’ils essayaient d’évaluer la profondeur d’une cuve de déchets nucléaires à l’aide d’une pique en métal, des scientifiques découvrirent soudain quelque chose qui les fit frémir : une substance visqueuse et transparente – vivante – s’accrochait à leur perche. Ils isolèrent le spécimen dans une chambre forte en béton. Puis des techniciens placés derrière une vitre de 1 mètre d’épaisseur étalèrent un peu de cette substance dans une boîte de Petri à l’aide de bras robotisés. Ils identifièrent alors une colonie d’étranges bactéries orange. Ces bactéries avaient survécu à une dose de radiations quinze fois supérieure à la dose fatale pour un être humain. Et elles s’étaient acclimatées à un “bouillon de sorcière” de produits chimiques toxiques, s’étonnera plus tard un article scientifique. Le microbe découvert fut baptisé Kineococcus radiotolerans. Pour le ministère de l’Energie américain (DOE), cette découverte est capitale. Il est en effet en quête de micro-organismes très particuliers, des bactéries qui se développent dans des conditions extrêmes : les extrémophiles. Ces supermicrobes peuvent survivre dans les endroits les plus inhospitaliers de la planète, supporter des doses massives de radiations, prospérer à des températures supérieures à 100°C et résister à des produits chimiques qui tueraient pratiquement tout autre organisme vivant. Cette résistance en fait des outils potentiellement précieux pour le DOE, qui s’efforce de trouver le moyen de décontaminer certains sites comme celui de Savannah River, en Caroline du Sud [utilisé pour la fabrication de plutonium militaire il y a cinquante ans, et pour le stockage de déchets radioactifs depuis], ou celui de Hanford, près de Richland, dans l’Etat de Washington [utilisé entre autres pour la fabrication des premières bombes nucléaires américaines]. Selon le DOE, dépolluer ces sites à l’aide de méthodes conventionnelles – c’est-à-dire en utilisant des traitements chimiques et des robots – pourrait coûter près de 260 millions de dollars [200 millions d’euros]. Les extrémophiles, tel le microbe découvert sur le site de Savannah River, éliminent les toxiques en les métabolisant en composants relativement inoffensifs. Ils atténuent la nocivité des déchets radioactifs en les transformant en des formes inso- I Dessin de Luís Manuel Gaspar, Portugal. ■ ADN réparable Conan le microbe – de son nom scientifique Deinococcus radiodurans – n’est pas insensible aux radiations. Une dose de 1,5 million de rads, soit trois mille fois la dose mortelle pour un être humain, fait éclater son génome en des centaines de fragments. Mais la bactérie dispose de nombreuses enzymes de réparation et réussit à rapiécer la totalité de son ADN en vingtquatre heures. D’autres organismes sont capables de réparer leur ADN, mais pas aussi efficacement, peuton lire dans Québec Sciences. Le secret de la résistance de Conan résiderait dans la structure de son ADN, confiné dans un “anneau” unique. Celui-ci maintiendrait en place les morceaux brisés, qui resteraient ainsi à disposition pour être recollés, alors que dans les autres organismes, ils sont le plus souvent perdus. 20 % DES GÈNES DU MICROBE ONT DES FONCTIONS INCONNUES lubles beaucoup moins susceptibles de s’infiltrer dans les nappes phréatiques et les ruisseaux. Selon le ministre de l’Energie, Spencer Abraham, les extrémophiles pourraient “dans un futur proche” recycler les déchets nucléaires. Pour la NASA, cette capacité des microbes à absorber des doses très élevées de radiations pourrait aider les équipages spatiaux à supporter les rayonnements provenant de l’espace lors des futurs voyages vers Mars. L’Institut national de la santé espère quant à lui que les superpouvoirs des microbes pourront aider les patients atteints du cancer à supporter des radiothérapies plus agressives. “C’est juste une question de temps, mais nous trouverons bientôt exactement ce dont nous avons besoin”, s’enthousiasme Ari Patrinos, directeur de la recherche biologique et environnementale au DOE. SUPER-CONAN À L’ABRI DANS UN LABORATOIRE MILITAIRE Jusqu’à présent, les scientifiques ont répertorié au moins une dizaine d’extrémophiles. La première a été découverte en 1956 à Corvallis, dans l’Oregon. Alors que des scientifiques irradiaient des conserves de viande de cheval pour voir si la nourriture irradiée se conservait plus longtemps, ils s’aperçurent qu’une boîte gonflait de manière inquiétante. A l’intérieur, les scientifiques parvinrent à isoler une bactérie rose dont ils ne connaissaient pas l’existence. Elle fut officiellement baptisée Deinococcus radiodurans. Mais les chercheurs, stupéfaits de sa résistance, l’ont surnommé Conan le microbe. C’était le début de la légende et d’un débat qui continue d’agiter la communauté scientifique. Comme ces bactéries supportent des doses de radiations très nettement supérieures à n’importe quel organisme vivant sur cette pla- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 67 nète, certains scientifiques ont avancé qu’ils avaient probablement été déposés par des comètes. D’autres soutiennent qu’il s’agit des premiers habitants de la planète, apparus au moment où la radioactivité était plus élevée. “Les capacités sidérantes de ces organismes ont le don de réveiller le poète qui sommeille en chacun de nous”, soupire John Battista, microbiologiste à l’université de Louisiane, pour qui les spéculations sur des origines extraterrestres ne doivent pas être prises au sérieux. D’autres extrémophiles ont récemment été découvertes sur des sommets montagneux stériles et dans les plaines glacées de l’Antarctique, remarque le chercheur. Selon lui, ces supermicrobes sont donc plutôt d’inoffensives créatures opportunistes qui ont trouvé le moyen de survivre dans des conditions d’extrême pénurie, qui rappellet-il, ont des effets aussi dévastateurs sur les cellules que la radioactivité. “Ce microbe [antarctique] se contente de se dessécher et peut ensuite être transporté par le vent.” Dans la famille des extrémophiles, Conan n’était finalement qu’une mauviette. Il avait beau supporter les radiations, mais le toluène (un solvant) et certains autres produits chimiques qu’on trouve généralement dans les déchets des fabricants de bombes ne lui réussissaient pas du tout. En 1997, le ministère de l’Energie a donc commencé à travailler sur un microbe génétiquement modifié, surnommé Super-Conan par les chercheurs. Super-Conan vit aujourd’hui dans une boîte de Petri à l’université de médecine militaire de Bethesda, dans le Maryland. Il peut supporter des produits chimiques redoutables ainsi que de hautes doses de radiations, mais, selon le chercheur qui l’a créé, Michael Daly, le gouvernement DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 C’est ici que Kineococcus fait son entrée. Sous le site de Savannah River, installé à la va-vite au début des années 1950 pour devancer l’Union soviétique dans la course à la bombe H, sont enfouis 133 millions de litres de déchets radioactifs. Le DOE a encore plus à faire sur le site de Hanford, une usine d’armement datant de la Seconde Guerre mondiale, où des fuites de containers ont contaminé 208 kilomètres carrés de nappes phréatiques avec des produits radioactifs et chimiques hautement toxiques. La bactérie orange ayant fait son nid dans une cuve de déchets nucléaires, personne ne pourra s’opposer à ce qu’on l’y replonge : c’est là son habitat naturel, disent les scientifiques de Savannah River. Selon eux, ils peuvent cultiver Kineococcus en laboratoire puis ensemencer les containers et les zones souterraines contaminées. Mais, d’après le microbiologiste Christopher Bagwell, il faudra encore étudier pendant cinq ans au moins les gènes de ce superorganisme avant d’envisager de telles expériences. Les scientifiques savent en effet comment il se comporte et se nourrit – il adore le maltose –, mais malgré cinquante ans passés à étudier ce genre de bactérie, ils ne comprennent toujours pas comment elle peut survivre dans des conditions aussi hostiles. Christopher Bagwell explique que Kineococcus a démontré ses capacités à décomposer des herbicides, des solvants industriels, des composés chlorés et d’autres substances hautement toxiques, tout en évoluant dans un environnement radioactif qui anéantit les autres êtres vivants et colore le verre en marron. Mais, dit-il, 20 % des gènes du microbe ont des “fonctions inconnues”. John J. Fialka 737p68 13/12/04 18:50 Page 68 multimédia i n t e l l i g e n c e s ● Des trolls, des mariages virtuels… et une vraie guerre avions en effet été invitées à le faire quand d’autres joueurs s’étaient mariés dans le jeu. Une grande partie du plaisir dans ces mariages virtuels étant les fêtes, qui peuvent rassembler des centaines de spectateurs. Lors de ces unions, les représentants de Verant se font marieurs dans ces cérémonies qui ressemblent à de vrais mariages. Pourtant, les engagements de mariage paraissaient un peu ringards. La formule “jusqu’à ce que la mort nous sépare” sonne plutôt faux dans un environnement de jeu où le risque de mourir est permanent. JEUX Le jeu Everquest ■ Sony Online Enter tainment permet à plus de 500 000 internautes de se construire d’autres existences dans le cyberespace. Mais, parfois, l’actualité du monde réel perturbe ce monde virtuel, par exemple le conflit en Irak. DAGENS NYHETER Stockholm i la carte de Mercator de 1595, ni l’atlas de la National Geographic Society de 2004 ne font figurer Norrath parmi les pays du monde. Il compterait pourtant une population d’environ 500 000 habitants, plus importante que celle du Vatican ou du Bhoutan. D’après l’économiste Edward Castronova, de l’université de l’Etat de Californie, il devrait figurer parmi la centaine d’Etats les plus avancés, avec un revenu annuel par habitant de 22 260 dollar s [16 700 euros]. Celui qui se rend à Norrath peut voyager à travers une trentaine de régions ayant chacune ses propres caractéristiques. Des cités, comme Freeport, Queynos, Halas et Cabilis, attirent les touristes avec leurs rues grouillantes de vie et leurs magasins bien approvionnés. Cependant aucune enseigne ne vient troubler le calme, Norrath est tout aussi libéré des sirènes de la consommation que l’ancienne Allemagne de l’Est. Il n’y a pas non plus de voitures à Norrath, et aucune usine ne défigure son paysage rural. Norrath ne diffère pas tellement des autres Etats, si ce n’est par les dragons, les démons et les sorcières qui y habitent aussi. C’est un pays virtuel créé pour le jeu Everquest par la société Verant en coopération avec Sony. Depuis son lancement, en 1999, Everquest a connu un énorme succès. Pas moins de 2 millions d’exemplaires du jeu ont été vendus dans 40 pays, et 500 000 personnes paient une centaine de couronnes suédoises [11 euros] par mois pour y jouer en ligne. Pour créer Norrath il a fallu faire appel au professionnalisme et à l’expérience de nombreuses personnes. Des anthropologues et des historiens ont créé les mythes qui constituent la base du folklore et de l’identité du pays. Dans ce pays, les races ont différentes caractéristiques : des rivières arrogantes qui adorent des dieux de lumière et d’obscurité, des barbares de haute taille qui ne croient qu’en la justice et n’habitent pas dans des palais mais dans des tentes en peaux de bêtes, des érudits sombres qui sont confrontés aux mêmes préjugés que rencontrent les Africains dans le monde réel, une race de grenouilles, une race de chats. Leurs rapports sont difficiles à pénétrer. Dans certaines de ses villes, les hommes d’af- N faires sont très attentifs à la race et à la profession des joueurs. Un joueur d’Everquest m’a raconté que sa vie à Norrath lui semblait beaucoup plus réelle et plus riche que celle de sa banlieue grise du Texas où il travaille comme employé de banque. La psychanalyste Sherri Turkle, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), est l’auteur de Life on the Screen [La vie dans le cyberespace ; éd. Simon & Schuster, 1995], dans lequel elle fait figurer des interviews d’étudiants qui s’adonnent à des jeux de rôles, leur permettant d’adopter une personnalité différente de celle qu’ils ont dans la vie réelle. L’écrivain Julian Dibbell a relaté, dans son livre My Tiny Life [Ma toute petite vie, éd. Henry Holt & Co, 1999], la vie de la communauté virtuelle et a, entre autres, décrit un viol virtuel qui a incité Caroline MacKinnon, professeur de droit et féministe, à s’engager et à discuter quelles règles et quelles sanctions devaient être appliquées pour des délits virtuels. LES JOUEURS METTENT EN PLACE UN RÉSEAU SOCIAL DENSE Everquest peut être classé dans la catégorie des “univers virtuels persistants” (MMORPG, ou Massively Multiplayer Online Role Playing Games). Cela donne aux joueurs la possibilité d’interagir aussi bien sur des créatures vivantes que fictives. Les créatures fictives sont dirigées par des paramètres de programmation linéaires qui les font réagir quand on leur adresse la parole, les font s’engager dans des conversations, et qui proposent au joueur des expéditions et des voyages pour aller chercher des trésors enfouis ou des armes légendaires. Ces personnages créés par ordinateur récompensent également les joueurs quand ils ont mené à bien leurs différentes missions. Le jeu fonctionne comme une gigantesque Bourse où des hommes et des nonhommes s’échangent des objets, et comme une véritable économie où l’offre et la demande déterminent la valeur des choses. Le joueur d’Everquest peut choisir d’être à la fois guerrier et artisan et ainsi fabriquer des objets pouvant être vendus à d’autres joueurs ou aux tenanciers des magasins créés par ordinateur. Le commerce se fait dans la propre devise d’Everquest, le platina. Mais, au cours de ces dernières années, l’économie à Norrath a changé de caractère. EBay et d’autres sociétés d’enchères sur Internet ont commencé à commercer avec des marchandises virtuelles de Norrath, pouvant être achetées et payées avec de l’argent véritable. Sony et Verant, détenteurs des droits du jeu, ont vainement tenté d’interdire ce commerce sur le Net. Il y a aujourd’hui plusieurs sites pirates où on peut acheter une arme exclusive ou recevoir une offre de prix sur son personnage Un des personnages que j’utilise, un de mes avatars, est la chamane Wordacea. Elle est vieille et expérimentée, et beaucoup de débutants se tournent vers elle pour solliciter des conseils et des médicaments, puisqu’elle est armée d’une grande sagesse et du pouvoir de guérir.Wordacea vit à Norrath depuis 2002 et a maintenant atteint le niveau 52, un âge respectable dans un monde qui ne permet aux personnages de participer que jusqu’au niveau 65. La vie sociale à Norrath s’écoule souvent au sein de différents groupements et guildes. Pour avancer au sein de sa guilde, le joueur doit accomplir certaines missions ou aider les nouveaux membres dans leur recherche d’armes et d’équipements légendaires. Dans le cadre de ces communautés, on organise des concours, on protège les joueurs débutants et on agit comme porteur de connaissances et transmetteur de traditions. Les joueurs peuvent mettre au point un réseau social dense qui se maintient par des conflits, des relations amoureuses et des alliances avec ses semblables. Puisque la communication à Norrath consiste en différents ordres écrits dans une fenêtre, les qualités verbales et sociales de chacun comptent beaucoup. Mon avatar Wordacea s’est liée d’amitié avec la troll Iwena. Nous sommes devenues inséparables dans le jeu. Nous avons chassé et exploré de nouveaux territoires ensemble. Finalement, nous nous sommes demandées en mariage. Nous COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 68 Quelques-uns des nombreux personnages qui peuplent Norrath dans le jeu Everquest. ■ Une écrivaine branchée Net Ana L. Valdés, l’auteure de cette réflexion sur Everquest, est née en 1953 à Montevideo (Uruguay). Dans sa jeunesse, révoltée contre son milieu familial, elle s’est engagée dans les Tupamaros, a fait de la prison avant de s’exiler en Suède en 1978, à l’âge de 25 ans. Après des études d’anthropologie sociale, d’histoire et de philosophie à l’université de Stockholm, elle s’est lancée dans l’écriture de romans et de poèmes. Quelques-unes de ses nouvelles sont traduites en anglais chez Serpent’s Tail. Elle écrit actuellement un livre sur Internet et les femmes. DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 L’UNION ENTRE AVATARS DU MÊME SEXE EST IMPOSSIBLE Ma chère Iwena était l’avatar de Charles, chauffeur de poids lourd en Floride d’origine chicano, qui avait formé dans le passé des contras au Nicaragua. Nous avions des discussions pénétrantes et vives pendant que nous – ou plutôt Wordacea et Iwena – faisions le guet pour tuer des dragons et des démons. Derrière nombre d’habitants de Norrath, on trouve des militaires qui passent des heures devant leur ordinateur pour participer à différents jeux de rôles. Pendant les mois ayant précédé l’intervention angloaméricaine en Irak, la vie calme dans l’univers d’Everquest s’est transformée en un miroir du monde extérieur. D’un seul coup, tous les échanges n’ont plus traité que de la guerre à venir. Quelques joueurs français ont manifesté nus pour exiger que les Etats-Unis renoncent à la guerre. D’autres ont quitté le jeu. Le monde extérieur avait repris le dessus et l’univers du jeu paraissait inepte. Charles et moi avons écrit à Verant pour leur demander l’autorisation de nous marier et de nous envoyer un maître de cérémonie. La réponse a été polie, mais négative : nous jouions deux avatars féminins et Verant estimait donc que nous ne pouvions pas nous marier. Nous avons répondu en envoyant des copies de nos cartes d’identité pour prouver que dans la vraie vie nous étions mari et femme. Mais les représentants de Verant sont demeurés intraitables et ont répondu qu’un mariage entre deux avatars féminins pourrait choquer beaucoup de joueurs. On pouvait évidemment penser que des joueurs qui peuplent un pays fictif, où ils fréquentent tous les jours des sorciers et des démons, pourraient aussi tolérer le mariage de deux femmes. Ou de deux hommes, ou d’un homme et d’un centaure, ou d’une femme et d’un dragon. Puisque Everquest se vante d’être sans frontières en termes de race, d’identité religieuse et de sexe, il devrait en tirer les conséquences et rendre le mariage neutre. Mais Verant n’a pas changé d’avis et nous n’avons pu être mariés. Charles et moi sommes restés amis, aussi bien dans le monde du jeu que dans le monde réel. Mais mon utopie du cyberespace en tant que lieu où les rôles des sexes peuvent être réinterprétés et sont libérés de la bigoterie et du puritanisme en a pris un sérieux coup. Ana L. Valdés 737p69 13/12/04 18:58 Page 69 l e l i v re épices & saveurs ● LA RÉVÉLATION DE LA LITTÉRATURE FLAMANDE Errances insomniaques A 28 ans, Annelies Verbeke signe avec Slaap ! un premier roman très remarqué. Elle y met en scène deux insatisfaits chroniques qui traînent leur ennui à travers la ville. ITALIE Tempête dans ■ un pot de pesto L DENG Anvers I Tu écris que tes personnages vivent dans le pays le plus ennuyeux du monde. En même temps, tu ne laisses pas filtrer la moindre goutte d’actualité dans ce livre. Cela devient naturellement très vite statique. ANNELIES VERBEKE Je dois reconnaître que je ne trouve pas que la Belgique soit un pays particulièrement passionnant. Mais si j’ai évacué toute actualité du livre, c’est que le monde extérieur ne joue aucun rôle pour mes personnages. C’est aussi pour cette raison que je ne mentionne même pas la ville où se déroule l’histoire. Les gens dans Slaap ! ne se préoccupent que d’eux-mêmes. Ils sont incapables de se concentrer sur quoi que ce soit : rien ne les passionne. On voit surgir de plus en plus souvent ce genre de personnages – des solitaires qui tentent de s’inventer une vie, en dépit de leur solitude et de leur ennui – dans la fiction contemporaine. Comment expliques-tu cela ? Un critique littéraire a trouvé que ce qui caractérise mes personnages, c’est leur peur de vivre une vie banale. Je crois qu’il est typique de notre époque que les gens, à un moment donné, s’arrêtent, jettent un regard en arrière et s’aperçoivent qu’ils n’ont rien fait de grandiose et de passionnant. Cette prise de conscience peut avoir un effet paralysant. Peut-être est-ce même la grande maladie de notre époque. Les générations précédentes se satisfaisaient davantage de leur existence au jour le jour. Lorsque Benoit et Maya se rencontrent à nouveau, à la fin du livre, dans une boîte de nuit louche, on a presque l’impression d’être dans une histoire d’amour pervers. ■ Biographie Née en 1976 à Dendermonde, dans la province de Flandre-Orientale (Belgique), Annelies Verbeke a étudié les langues et la littérature germaniques à l’université de Gand et suivi une formation en écriture de scénarios à Bruxelles. Après quelques petits boulots, elle écrit son premier scénario, Dogdreaming, qui sera primé au European Pitch Point 2003, un concours destiné aux jeunes auteurs européens dans le cadre du Festival de Berlin. En 2003, la Fondation belge de la vocation, qui a pour objet d’aider des jeunes créateurs, l’a sélectionnée comme l’un des quinze Belges de moins de 30 ans les plus prometteurs. Stephan Vanfleteren l n’y a pas de place pour le rêve dans le monde d’Annelies Verbeke. Son premier roman, Slaapx !* [Dors !], décrit les errances de deux insomniaques, la jeune Maya et Benoit, un homme plus âgé qui ne sait toujours pas s’il veut grandir ou sombrer dans la folie. Verbeke prend le lecteur par la main pour lui faire visiter les zones d’ombre de la ville : bordels, cafés et chambres à coucher claustrophobiques sont le décor de ce manuel de la folie. Le livre doit figurer sur de nombreuses tables de nuit – à côté des comprimés de Rohypnol et de valériane – à en juger par le nombre de réimpressions depuis sa première publication, à la fin de 2003. Un critique littéraire néerlandais a qualifié Slaap ! de meilleur premier roman [en langue néerlandaise] depuis Les Lundis bleus [10/18, 2002] d’Arnon Grunberg. Le mensuel DENG a donc trouvé qu’il était temps d’échanger quelques propos sur l’oreiller. a polémique fait rage en Italie sur les méfaits présumés d’une des préparations culinaires les plus prisées, le pesto. A en croire un grand scientifique italien, la sauce génoise préparée depuis des siècles dans les cuisines de Ligurie à partir d’un mélange pilé de petites feuilles de basilic frais, d’ail, de pignons de pin, de parmesan et d’huile d’olive contiendrait un ingrédient cancérogène. Et plus le pesto a de goût, plus le danger serait grand. La substance incriminée est un agent cancérigène du nom de méthyl-eugénol, présent dans les feuilles des jeunes plants de basilic de moins de dix centimètres que cultivent les meilleures exploitations de Ligurie. Autrement dit, le meilleur basilic qui soit pour la préparation du pesto DOC (dénomination d’origine contrôlée). Ainsi, selon le professeur Francesco Sala, de la fondation Umberto Veronesi, un plat de spaghettis au pesto “contient une dose de méthyleugénol 600 fois supérieure au maximum autorisé. Cette dose ne provoque pas l’apparition d’un cancer, mais elle augmente les risques”. Et il suffit d’utiliser des plants de basilic adultes, poursuit le professeur Sala, pour éliminer ce risque. Pourquoi ? “Parce que le méthyl-eugénol est là pour protéger le jeune plant des insectes et des bactéries. Lorsque la plante grandit, la molécule perd son méthyl et devient inoffensive.” Mais le mets, lui, perd de sa saveur, répliquent les gastronomes. La Ligurie a récemment remporté une victoire dans la définition du pesto, en contraignant Nestlé à retirer de la vente son “pesto alla genovese” préparé à partir de basilic d’origine allemande et suisse. Et, en octobre dernier, la Ligurie, ainsi que treize autres régions italiennes, se sont autoproclamées “zones sans OGM”. Certains scientifiques avancent que, grâce aux nombreuses études menées sur les OGM, les aliments génétiquement modifiés peuvent être consommés sans crainte, alors que la nourriture “naturelle”, “biologique” que glorifient les gastronomes italiens est susceptible, elle, de présenter des dangers inconnus. Cette offensive antibasilic n’est pas nouvelle : c’est en 1999 que des chercheurs ont découvert par hasard que le meilleur pesto était aussi le plus dangereux. Mais les accusations réapparaissent aujourd’hui, au moment même où la fondation Umberto Veronesi publie “Sécurité alimentaire et OGM”, un manifeste en faveur des OGM réalisé par dix-neuf organisations scientifiques italiennes qui disent représenter 10 000 chercheurs. L’ouvrage a pour but de combattre ce que le professeur Veronesi, ancien ministre de la Santé, appelle la “diabolisation absurde” des aliments à base d’OGM. Peter Popham, The Independent (extraits), Londres Pervers, peut-être bien, mais l’amour n’a rien à faire dans ce livre. L’important ici, pour moi, c’est plutôt la proximité entre deux êtres inquiets, en quête perpétuelle. Et leur nouvelle rencontre, à la fin, ne signifie nullement qu’ils vont pouvoir construire ensemble un avenir heureux. Ce n’est pas pour rien que le dernier mot du livre est “peut-être”. Ce n’est pas un happy end. Je crois d’ailleurs que je ne pourrai jamais écrire et que je n’écrirai jamais une histoire d’amour qui finit bien. (Rires.) Le doute est ma façon de voir les choses. En général, les critiques ont été étonnamment positives à ton égard, mais c’est surtout la presse néerlandaise qui te porte au pinacle. Quelle est la différence avec les critiques flamands ? Les Néerlandais me trouvent un peu exotique, je crois. Lorsque j’ai terminé le livre, j’étais un peu inquiète. Je pensais que les gens allaient le trouver peut-être trop dépressif et oppressant. C’est là que mon éditeur néerlandais m’a appelée pour me dire que, dans la maison d’édition, le livre les avait surtout bien fait rigoler. Je n’ai pas saisi, au début ; je croyais que je n’avais pas compris la plaisanterie. En Flandre, les réactions sont un peu plus nuancées. Un compatriote doit toujours faire preuve d’un peu plus de retenue, pas vrai ? Quelle incidence a eu le succès de Slaap ! sur ta vie ? Les ventes de Slaap ! ont contribué à améliorer ma situation financière. On m’a demandé d’écrire une pièce pour une compagnie néerlandaise, et j’ai écrit un scénario intitulé Dogdreaming, qui a obtenu un prix. Le film va donc probablement être produit. Depuis la publication de mon livre, les commandes affluent et la chance me sourit. Même les critiques les moins élogieuses disent que j’ai du talent. Parfois, tout ce succès me paraît un peu irréel. Peut-être que tout cela va bientôt s’avérer être une grosse plaisanterie. Mais, en attendant, autant en profiter, n’est-ce pas ? Propos recueillis par Thomas Blondeau * Ed. De Geus, Breda, 2003. La traduction française paraîtra au Mercure de France à la fin de 2005. COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 69 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 737 p70-72 13/12/04 19:00 Page 70 voya ge ● FLANERIE ARTISTIQUE EN ITALIE Vent léger sur Parme Cette belle cité sereine au cœur de l’Emilie-Romagne aime cultiver ses mythes – celui de la chartreuse, entre autres – et ses héros, qui se nomment Verdi, le Parmesan ou le Corrège. Découverte en compagnie du romancier espagnol Enrique Vila-Matas. EL PAÍS SEMANAL Madrid Q ■ L’auteur Né en 1948 à Barcelone, Enrique Vila-Matas est l’un des écrivains les plus importants de la littérature espagnole contemporaine. Il a obtenu en 2001 le prix international du roman Rómulo Gallegos pour Le Voyage vertical (Bourgois, 2002). L’essentiel de son œuvre a été traduit en français. A signaler notamment Bartleby & Cie (10/18, 2003), Le Mal de Montano (Bourgois, 2003), prix Médicis étranger 2003, et Paris ne finit jamais (Bourgois, 2004). vent procurer une étrange sérénité. “La Stratégie bénédictine”, ainsi pourrait s’intituler le film de mystère que Bernardo Bertolucci, l’auteur de La Stratégie de l’araignée, pourrait consacrer à cette église de sa ville natale qui sait se préserver de la vulgarité du tourisme de masse. Même si San Giovanni n’est guère riche de mystère, Bertolucci saurait lui en trouver. Cette église profite de la proximité de la Piazza del Duomo, lieu clé de toute visite de Parme. La cathédrale est l’un des fleurons du roman lombard. A l’intérieur, le Corrège a laissé partout sa marque, et on finit par se sentir obligé de se cacher aux regards du maître en descendant dans l’inquiétante crypte où resplendit l’œuvre d’un autre génie, un anonyme lombard. Indéniablement, la Piazza del Duomo est l’une des plus belles places du monde, surtout au soleil couchant, quand les derniers feux du jour se posent fugacement sur le marbre rose véronais du fascinant baptistère octogonal. Aucun cliché ne montre mieux l’instant d’après – celui où le soleil finit par délaisser le marbre du baptistère – qu’une photo du poète Attilio Bertolucci, père du cinéaste, que j’ai pu voir lors de mon dernier séjour à Parme et qui a pour légende : “Attilio Bertolucci cammina all’ombra del Battistero in Piazza Duomo a Parma.” Sur cette photo – que je trouve émouvante, parce que j’aurais voulu y être –, on voit le poète en imperméable, coiffé d’un chapeau, passer l’angle du baptistère un après-midi d’hiver, semblant se hâter de rentrer chez lui tout en songeant, dirait-on, à cette grande vérité que la beauté du monde peut nous conduire à la désolation. Parme, à cet égard, est dangereuse, parce qu’elle a de la beauté à revendre et une immense faculté d’incarner cette beauté angoissée, au bord de l’abîme, qui surgit quand vient le soir, que le ciel est pur et le vent léger. Lors de mon dernier séjour à Parme – quatre jours de vent léger, avec une escapade à Bologne, Un kiosque dans le centre-ville. Dino Fracchia/Rea uand je voyage, je me dis toujours que je ne saurais aller chercher trop loin le plaisir infini que j’éprouve chaque fois que je rentre chez moi. Mais s’il s’agit d’un voyage à Parme, ce n’est pas la même chose : cette ville n’est pas synonyme d’aller loin. Disons qu’à Parme le bonheur du retour à la maison, de la clé joyeuse dans la serrure, fait partie du voyage lui-même. J’ai entendu parler de Parme pour la première fois le jour où l’on m’a offert La Chartreuse de Parme, le roman de Stendhal. Quelqu’un m’avait dit que j’étais en âge de le lire. Et avant, je ne l’étais pas ? Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. C’est ainsi que je suis entré dans la vie de Fabrice del Dongo, et que j’ai imaginé une chartreuse et une tour que plus tard, quand on va à Parme, on ne trouve nulle part. La chartreuse n’aurait-elle existé que dans l’imagination de Stendhal ? Pas exactement, vous diton. La chartreuse existe, mais il faut sortir de la ville, et l’on finit alors par tomber sur une banale propriété clôturée, où les futurs agents de la circulation font leurs classes. Est-ce vrai ? Je n’ai pas pu en avoir le cœur net. Je me suis rendu plusieurs fois à Parme – la dernière fois, cet été –, mais je ne suis jamais allé voir la chartreuse. En effet, je ne suis jamais allé à Parme en voiture et j’ai toujours eu la flemme de chercher, à pied ou en en taxi, une chartreuse que personne ne cherche. “Demain, il faut qu’on aille la voir.” J’ai dû prononcer je ne sais combien de fois cette phrase qui m’a toujours paru ridicule, étant donné que la chartreuse n’abrite pas Fabrice del Dongo et qu’il n’y a là, semble-t-il, qu’une cour sans intérêt, une éternité quadrangulaire de coups de sifflets. Etant toujours arrivé à Parme en train, je ne conçois pour ainsi dire pas d’autre moyen de le faire. De plus, la locomotive étant tombée en panne à deux reprises et à chaque fois juste avant l’arrivée, j’ai l’impression que Parme n’est pas aussi facile d’accès que pourrait le croire un voyageur qui s’y rendrait avec une confiance qui ne m’a jamais paru raisonnable. Je veux dire que la méfiance est un sentiment éminemment recommandable et que, chaque fois que je suis à Parme, je l’associe à ce célèbre promeneur que fut Stendhal. Et pas seulement parce que l’auteur des Promenades dans Rome ou d’une Histoire de la peinture en Italie a inventé la chartreuse, mais aussi parce qu’on a l’impression qu’il a tout inventé. Par exemple, le voyageur qui vient d’arriver à Parme cherchera en vain où était situé le palais de la duchesse Sanseverina-Taxis, dont Stendhal affirme qu’il était “sans comparaison le plus agréable de la ville de Parme”. Ne pas le chercher, tel est mon conseil. Mieux vaut chercher la maison où est né Toscanini ou bien celle où vécut Pétrarque. Je ne recommande pas de chercher des lieux introuvables. En revanche, je recommande de lire Stendhal. La meilleure chose qu’on puisse dire à son sujet l’a été par l’écrivain sicilien Giuseppe Tomasi di Lampedusa – “Stendhal a réussi à résumer une nuit d’amour en un point-virgule”. La pire l’a peut-être été par un bénédictin de l’église San Giovanni Evangelista. Ce moine éprouve à l’égard de Stendhal une méfiance infinie. La Parmesane Paula – mon accompagnatrice lors de tous mes voyages dans cette ville – s’est entretenue cet été avec lui à propos d’une minuscule et merveilleuse lunette (une peinture en forme de demi-lune) du grand Corrège, qu’on peut voir dans cette église et à laquelle Stendhal vouait une admiration surnaturelle. Eh bien, dès qu’il a entendu le nom de l’écrivain, le moine est entré dans une sainte colère, allant même jusqu’à mettre en doute que Stendhal ait jamais mis les pieds à Parme. “Il falsifiait tout !” a lancé, criant presque, ce moine, qui en est resté au stade dinosaurien de l’histoire de la fiction. L’église San Giovanni, fondée au Xe siècle et reconstruite par le génial Bernardino Zaccagni à la fin du XVe, est l’un de mes lieux favoris. Elle n’a pas le prestige d’autres monuments de Parme ; on dirait que cela la rassure et lui donne un air de bien-être mental. Pénétrer en ces lieux est une intéressante expérience intellectuelle. Cette église prouve qu’une sage modestie et le fait de ne pas être livrée en pâture aux regards des touristes peu- COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 70 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Dino Fracchia/Rea 737 p70-72 13/12/04 19:01 Page 71 Sur les rives de la Parme. La ville où l’on tuerait pour un air d’opéra exprès de Bologne pour ça. C’est une pizzeria intéressante, au même titre que le restaurant La Greppia, peut-être le meilleur de la ville, et les serveurs y ont tout un répertoire de méchantes blagues sur la célébrité mondiale du jambon, du lait et du fromage parmesans. Enfin, je me souvenais, bien entendu, pour l’avoir vu dans le film de Bertolucci, du Teatro Regio, qu’on peut visiter entre 10 heures et midi. Gare Rome I T A L I E V ia le v ou r Baptistère Piazza del Duomo V i a Ca + + Teatro Regio tana Maison natale de Toscanini Par ma + Palazzo della Pilotta (Théâtre Farnèse, Galerie nationale) Men Cathédrale San Giovanni Evangelista Piazza Garibaldi + Busseto Gallo d’Oro + à l’incomparable restaurant Diana, et une autre à Busseto, le village voisin où naquit Giuseppe Verdi –, j’ai enfin trouvé le temps de lire Attilio Bertolucci. J’ai découvert que l’un de ses poèmes parlait du Viale Mentana, où se trouve précisément le Palace Hotel Maria Luigia où nous logions et dont la principale caractéristique était l’indifférence exagérée que la réception manifeste à l’égard des clients – soit par habitude de n’avoir affaire qu’à des représentants de commerce japonais venus se fournir en parmesan, soit parce que dans l’Italie actuelle les rapports humains se sont dégradés et que le célèbre chaos national a perdu sa grâce d’antan. Toutefois, la froideur et la berlusconification n’ont rien enlevé à l’élégance du Viale Mentana, “sous les grands arbres noirs et sombres duquel/l’ombre dure autant que le soleil/dans les rues du centre”. Des rues occupées par la bourgeoisie locale, que Bertolucci fils a croquée avec une juste férocité dans Prima della Rivoluzione, le film qui l’a fait connaître et dont je me rappelais tout avec une curieuse précision la première fois que je visitai Parme, l’hiver 1978. Je me rappelais la sereine omniprésence des bicyclettes, par exemple – un des signes distinctifs de la ville. Et je me rappelais aussi les jeunes de la bourgeoisie locale : aujourd’hui comme hier, assis à la terrasse du Gran Caffè Orientale, sur la superbe piazza Garibaldi, ils dissimulent derrière leurs lunettes de soleil la gueule de bois de la veille, sous le cadran solaire de 1829 qui indique à cette ville provinciale l’heure de toutes les grandes métropoles du monde, y compris Lima et Melbourne. On ne sait pas exactement ce qu’elles font là, sur ce cadran solaire qui orne la façade de l’imposant palais du Gouverneur, lequel est situé, soit dit en passant, face à une remarquable pizzeria (qui n’existait pas lorsque Bertolucci a tourné son film), le restaurant La Duchessa, où de temps en temps, avec une magnifique fidélité, vient manger il professore Bertini, un ami à moi qui raffole des “macaronis enragés” [penne all’arrabiata] (si l’on me permet de les appeler ainsi) qu’on y sert, et qui vient Modène Bologne ÉMILIE-ROMAGNE 0 0 500 m 100 km COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 71 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Son merveilleux guide est un homme qui, comme tous les Parmesans, adore la duchesse Marie-Louise, épouse de Napoléon, qui fut régente de France durant la campagne de Russie. Après l’abdication de Napoléon, elle se vit confier le duché de la ville et fit beaucoup pour Parme – elle est la personne la plus aimée de toute l’histoire de la ville. Marie-Louise d’Autriche (Vienne, 1791 – Parme, 1847) est enterrée dans la crypte des capucins, où il ne manque jamais de bouquets de violettes que des Parmesans viennent déposer sur sa tombe en signe de gratitude à l’égard de tout ce qu’elle a fait pour leurs ancêtres, et sûrement aussi pour eux. L’une des nombreuses initiatives de MarieLouise fut précisément la construction du Teatro Regio, comme s’empresse de le souligner, avec une émotion toujours intacte, notre guide, un homme affable qui se montre fier de son neveu Armani, qui travaille au Liceo de Barcelone, et aussi de Verdi – son héros : il donnerait tout pour lui. C’est un excellent guide, qui raconte avec force détails les affronts que son idole,Verdi, a infligés à Parme. Le grand homme refusait en effet de mettre les pieds au Regio, et, plus douloureux encore pour les Parmesans, il ne voulut créer à Parme aucune de ses œuvres, “parce qu’il préférait triompher à Milan”. Premières de Verdi ou pas, le Regio a toujours été mondialement connu. Aujourd’hui, il est de surcroît réputé pour abriter les plus puristes des amateurs d’opéra, les loggionisti, fondamentalistes d’un genre musical dans lequel ils ne tolèrent pas le moindre écart ou la plus petite défaillance des cordes vocales des courageux chanteurs qui ont osé se produire sur sa scène, la plus exigeante de l’univers, au dire de certains. A Parme, on adore Alfredo Kraus, à qui, contrairement à d’autres, cela n’a jamais posé de problème de chanter au Regio – sans doute parce qu’il était un chanteur authentique. Un théâtre en appelle un autre. Il faut visiter le Palazzo della Pilotta [pelote] et voir le théâtre Farnèse, construit en 1617, premier théâtre de 737 p70-72 13/12/04 19:02 Page 72 voya ge ● Vent léger sur Parme carnet de route Y ALLER ■ En avion. Pour arriver à l’aéroport Giuseppe-Verdi, il faut faire escale à Rome (quatre vols par jour en semaine, un le week-end), et prendre un vol Air Alps (www.airalps.com). Compter environ 250 euros pour un aller-retour. En train. Il n’y a pas d’aller direct en train de nuit Paris-Parme : il faut soit descendre à Plaisance (Piacenza) et prendre un direct, soit descendre à Milan et prendre un Intercity ou un Eurostar (TGV). Compter 280 euros pour un aller-retour. SE LOGER ■ Parme ne manque pas d’auberges et d’hôtels pour tous les budgets. Le mieux est de consulter l’office du tourisme (tél. : 0039 0521/218889 ; web : <turismo.comune. parma. it>). Hedda Eid/Laif-Rea MANGER ■ A ne pas rater, les tortelli au poti- Se laisser fasciner par le marbre rose du baptistère Parme, cette belle ville de l’Emilie-Romagne, au centre de l’Italie. Située sur les rives de la Parme, elle sait écouter le rythme lent des heures et parfois elle est capable de résumer dans un pointvirgule des nuits et des jours de bonheur complet. Il faut s’y rendre en train, prendre le risque qu’une locomotive tombe en panne et que la chartreuse, en s’apercevant de notre arrivée, se cache encore un peu plus. Il faut arriver dans la soirée et, sur la Piazza del Duomo, se laisser fasciner par les derniers rayons de soleil sur l’incroyable rose du marbre de Vérone. S’il s’avère que tout est désolant, c’est-à-dire si tout va bien, ces derniers rayons se poseront pour toujours dans notre mémoire, en un flamboiement suprême. Enrique Vila-Matas Massimo Siragusa/Contrasto Rea La coupole du baptistère, œuvre de l’architecte Benedetto Antelami. Le marquage des meules de parmesan. À VOIR. À FAIRE ■ Joyau de l’architecture romane, le Duomo (cathédrale). L’intrados de la coupole est orné de L’Assomption de la Vierge du Corrège (1489-1534), et on peut y voir La Déposition de Croix (1178) du sculpteur et architecte Benedetto Antelami (1150-1230), auteur également du baptistère octogonal en marbre rose de Vérone qui jouxte le Duomo. Le Palazzo della Pilotta abrite la Galerie nationale, dont la collection contient entre autres des tableaux du Corrège, du Parmesan, de Fra Angelico et de Van Dyck, ainsi qu’un portrait sculpté de Marie-Louise par Canova. C’est également à l’intérieur de ce palais que se trouve le théâtre Farnèse, copie du célèbre théâtre Olympique de Vicence (1580) d’Andrea Palladio. Au Teatro Regio (l’un des plus célèbres théâtres lyriques d’Italie), cette saison se termine le 20 mars. Au programme, Alceste, de Gluck, Le Barbier de Séville, de Rossini, Rigoletto, de Verdi, et Madame Butter fly, de Puccini. Tél. : 0039 0521/218678 ; web : <www.teatroregioparma.org>. A ne pas manquer également, la place Garibaldi, située sur le site de l’ancien Forum, et ses terrasses, l’église et le couvent de San Giovanni Evangelista (XVIe siècle), dont la coupole a été peinte par le Corrège et certaines chapelles par le Parmesan. Impossible d’échapper à un pèlerinage sur les lieux de mémoire de Giuseppe Verdi, l’autre célébrité locale avec Marie-Louise : sa maison natale se trouve à Roncole Verdi, près de Busseto, à une vingtaine de kilomètres de Parme. Devant le Teatro Regio. Benoît Decout/Rea l’Histoire à avoir eu une scène mobile. A côté du théâtre Farnèse, faisant partie du même palais, se trouve la Galerie nationale, un musée intéressant, avec des œuvres de Léonard de Vinci, du Parmesan (sa célèbre Esclave turque) et du Corrège, pour ne citer que quelques stars. Peut-être en sortira-t-on épuisé. Ce sera alors le moment de se rendre rue Cavour. C’est là que se trouvait dans le temps le Caffè Centrale, rendez-vous des intellectuels qui, dans les années 1950, révolutionnèrent la vie artistique de la ville. Aujourd’hui, c’est le haut lieu du papotage, des cancans provinciaux. Dans ce qui est devenu un salon de thé chichiteux, on peut tout de même, il est vrai, déguster d’excellentes glaces qui confinent à l’œuvre d’art, ce qui incite à y faire un détour, à un moment ou un autre de la journée. L’été dernier, dans les bistrots et les bars n’ayant pas cédé au mauvais goût qui s’est emparé de l’ancien Caffè Centrale, les conversations tournaient beaucoup autour de la crise de Parmalat, dont le siège est à 11 kilomètres de la ville, dans la localité de Collecchio. J’ai beau avoir déjà fait cinq séjours à Parme, je n’ai jamais vu ce siège.Toutes proportions gardées, il m’arrive avec lui la même chose qu’avec la chartreuse, que j’ai toujours eu l’intention de visiter mais que finalement je n’ai jamais eue à ma portée, si bien qu’aujourd’hui je finis presque par douter de son existence. Ce qui existe, en revanche, bien que peu de gens le sachent, c’est la discrète mais très intéressante pinacothèque Stuard. Il y a si peu de visiteurs qu’à l’entrée les gardiens sursautent en voyant quelqu’un franchir le seuil ; à la sortie, encore atterrés, ils demandent au visiteur de remplir un questionnaire pour savoir ce qu’il pense du fait que la pinacothèque ne reçoive aucune aide. Ils ont de très bons tableaux dans cette collection privée, notamment un Léonard de Vinci, une peinture du Français Trophime Bigot et une toile intitulée Birocciai a Ponte Dattaro, de Guido Carmignani, un peintre parmesan excellent et trop peu connu. Ce tableau offre un instantané de ce qu’a dû être la vie quotidienne dans la Parme du début du XXe siècle. La lumière est magnifique. C’est la lumière de COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 72 ron ou aux herbes, le risotto à l’osso-buco, le parmesan, ainsi que les différentes charcuteries, dont le célèbre jambon de Parme (à manger absolument avec sa couenne) et, surtout, le culatello di zibello (noix de jambon de Parme). Ici, les paninis s’appellent piadine, un pain plat et rond. Les restaurants et trattorias abondent, et il n’y a que l’embarras du choix. Le Gallo d’Oro (tél. : 0039 0521/ 208846, compter 22 euros) offre un vaste choix de cuisine locale, de même que la Locanda Lazzaro (tél. : 0039 0521/208944, entre 39 et 52 euros), qui est également un hôtel, et le Rigoletto (tél. : 0039 0521/234852 ; web : <www.trattoriarigoletto.it>). DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 ■ Retrouvez tous nos Voyages sur courrierinternational.com 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 737p74-75 14/12/04 17:55 Page 74 insolites ● A court d’idées pour Noël ? Offrez : Un extenseur pénien Oui, la taille compte. L’Andro-Penis permet de gagner trois centimètres en six mois sans intervention chirurgicale. Inspiré de la méthode ancestrale permettant aux femmes girafes de s’allonger le cou, cet appareil maintient la verge étirée. Il doit être porté entre quatre et dix heures par jour (mais pas la nuit, en raison des risques d’érection). La traction exercée par les deux axes métalliques – jusqu’à 1,2 kg – génère la croissance des tissus. Cinquante mille exemplaires ont déjà trouvé preneur en Espagne. L’appareil est exporté dans quatre-vingts pays. “La Chine et l’Inde en ont commandé des centaines de milliers depuis le mois d’août, le Pakistan, 200 000, le Japon, 50 000”, se félicite Eduardo Gómez de Diego, inventeur de l’Andro-Penis et directeur général d’Andromedical. Utile ? A vous de voir. Selon Andromedical, la longueur moyenne d’un pénis en érection est de 9,6 cm chez les Coréens, 12,4 chez les Brésiliens, 12,9 chez les Américains, 13 chez les Japonais et les Chinois. La moyenne française et allemande serait de 14 cm. Le hic : “Il est facile à mettre et à enlever, on peut le porter en marchant, assis ou debout”, assure la publicité. Eh bien non, estime le chroniqueur d’El Mundo, “l’Andro-Penis n’est pas facile à mettre”. Le journaliste s’y est repris à deux fois après avoir bataillé un quart d’heure avec les 115 pages d’instructions en 14 langues et s’être pincé le prépuce (par maladresse, concède-t-il, et non en raison de la conception de l’appareil). Le plus : “Une fois qu’on a réussi à le mettre, on oublie totalement qu’on le porte, écrit El Mundo, mais rien ne dit qu’on ait la même impression au bout de six mois, à raison de neuf heures par jour, surtout en l’enlevant et en le remettant après chaque miction.” Prix : 325 euros <http://www.andromedical.com/> Le ciel à vie Votre dulcinée a-do-re se réveiller à Paris, déjeuner à Saint-Pétersbourg et dîner à Tokyo ? Offrez-lui un siège à vie sur American Airlines. Il vous en coûtera 3 millions de dollars. Soit 2,28 millions d’euros, ou 26 000 allers et retours Paris-Londres en promo. Allons, allons, vous n’allez pas mégoter. D’autant qu’American Airlines vous fait Claire Maupas, responsable de ces pages, et Philippe Thureau-Dangin ont testé pour vous le logiciel Predict Your Child. La photo de votre futur enfant utur papa, future maman, vous êtesvous demandé à quoi – ou à qui – ressemblera votre progéniture ? Deux chercheurs de l’université de Sterling ont mis au point un programme informatique baptisé Predict Your Child [Prévisualisez votre enfant] pour vous fournir quelques éléments de réponse. Charlie Frowd et Peter Hancock ont eu l’idée de créer ce logiciel à la suite de leurs travaux sur l’identification des malfaiteurs : “Nous utilisions depuis un certain temps un programme de photo-robot très perfectionné, permettant de combiner les traits de différents visages selon les indications des victimes. Nous nous sommes dit que nous pourrions très bien appliquer cette technique d’hybridation à des individus normaux”, explique le Dr Frowd. A partir d’une photo de chacun des futurs parents, les chercheurs fournissent au programme un ensemble de “gènes”, ou paramètres descriptifs des visages. Puis le logiciel brasse toutes ces données de façon aléatoire pour générer une image numérique de la tête de bébé. A savoir : l’équipe ne garantit pas le résultat. “Pour un même couple, le logiciel produit à chaque fois une image différente, car les gènes s’agencent différemment, comme dans la réalité d’ailleurs”, explique le concepteur du logiciel. Prix : 25 livres (36 euros). Pas hors de prix. Surtout pour vous assurer que vous n’êtes pas en train de perdre votre temps avec quelqu’un qui vous fera des laiderons. <[email protected].> Hadley Freeman, The Guardian, Londres une fleur : les deux Lifetime AAirpass sont à 5 millions de dollars au lieu de 6. Une aubaine. La tête de JFK <http://www.aairpass.com/christmasbook/> The Belfast Telegraph, Irlande F Kyodo/MaxPPP Un beau cartable avec GPS intégré Avec le jeu vidéo JFK Reloaded, tirez sur le président Kennedy, comme le fit Lee Harvey Oswald le 22 novembre 1963 à Dallas. Lee Harvey Oswald, vraiment ? C’est la thèse officielle du gouvernement américain, et c’est aussi celle du “docu-jeu” conçu par des programmeurs écossais pour “réfuter la théorie du complot”. Le joueur doit tirer sur la limousine présidentielle en reproduisant le plus fidèlement possible le scénario du tueur isolé décrit par la commission Warren (le premier tir manque sa cible, le deuxième touche le gouverneur du Texas, le troisième atteint le président à la tête, le tuant instantanément). La société Traffic Games, qui a “le plus grand respect pour la famille Kennedy”, a été fort chagrinée de l’accueil réservé à son jeu “éducatif”, taxé de “méprisable” par le sénateur Ted Kennedy.Voilà pourtant un bien beau cadeau. Espérons avec Kirk Ewing, le directeur de Traffic Games, qu’il saura “raviver la passion de l’Histoire” chez tous ceux qui le trouveront sous leur sapin. Prix : version démo téléchargeable en ligne gratis. La version complète (9,99 dollars) permet de participer au concours du meilleur tireur et de gagner 100 000 dollars. <http://www.jfk-reloaded.com/> BBC News, Londres ; Salon Magazine, San Francisco COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 74 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 La recrudescence des crimes et des accidents dont sont victimes les enfants au Japon a inspiré un nouveau produit à la société Kyowa : début novembre, ce fabricant de sacs établi à Tokyo s’est allié à l’entreprise de sécurité Secom pour lancer des cartables avec balise GPS intégrée. C’est pour apaiser les inquiétudes des parents que Kyowa a décidé de commercialiser ces sacoches high-tech, premières du genre au monde, écrit le Japan Times, de Tokyo. Si leur bambin ne rentre pas à l’heure à la maison, les parents peuvent espérer le localiser grâce au système de Secom, relié en temps réel à une carte sur Internet. Le cartable, baptisé Oliver Navirand, est équipé d’un récepteur GPS exploitant les réseaux téléphoniques satellitaires et cellulaires. En cas d’urgence, Secom peut immédiatement envoyer ses agents de sécurité sur le site où le cartable a été repéré. Kyowa espère vendre 10 000 cartables à balise intégrée d’ici au printemps prochain, essentiellement dans les magasins de détail. Prix : 33 000 yens (238 euros) pour un modèle en imitation cuir, et 45 000 yens (324 euros) pour du vrai cuir. Prévoir également l’abonnement mensuel de 525 yens (3,75 euros) aux services de Secom. 737p74-75 14/12/04 17:43 Page 75 Solowaterspor ts Un parfum aux effluves de Ben Laden Tandis qu’Oussama se cache quelque part entre Afghanistan et Pakistan, son (demi-)frère De la glisse non-stop lance un flacon de parfum censé renfermer “un message profond, mais doux pour tous ceux qui A chaque fois, c’est pareil. L’eau est turquoise, vous mourez d’envie de faire du ski nautique, rêvent de paix intérieure”, grâce mais vous ne trouvez personne pour vous tirer. Plus de souci avec le Solo. Ce bateau télécommandé en fibre de verre de 2,4 m de long vous permet de glisser quand bon vous chante. Démarrez, accélérez, tournez, stoppez : tous les contrôles sont intégrés à la barre. Pour plus de sécurité, le moteur s’arrête automatiquement dès que vous lâchez la poignée. Atteint 64 km/h. à la “sensualité florale du lys, du narcisse, Une partie de golf géante Prix aux Etats-Unis : 10 995 dollars. <Solowatersports.com> Un nouveau nez e slogan de Transform n’y va pas par quatre chemins : “Pour Noël, offrez-lui un corps refait à neuf !” Cette clinique de Manchester a provoqué un tollé en présentant en direct dans un reality-show ses opérations de chirurgie esthétique et en vantant son dernier produit en date : des chèques-cadeau pour Noël. Selon la valeur du bon, l’heureux(se) bénéficiaire pourra choisir parmi la vaste gamme d’interventions proposées, de la rhinoplastie aux implants mammaires. Transform n’est pourtant pas la seule clinique à exploiter ce filon : le groupe médical Hadley, également présent à Manchester, a lancé un ballon d’essai avec des chèques-cadeau baptisés “Le remodelage salvateur du Père Noël”. Les patients peuvent acheter à l’intention de leur fille ou de leur compagne des bons couvrant intégralement les frais d’une correction du nez ou de tout autre partie du corps. Douglas McGeorge, chirurgien esthétique conseil à l’hôpital public du North Cheshire, à Warrington, et membre de l’Association britannique des chirurgiens plastiques, dénonce un stratagème commercial cynique qui peut pousser des individus qui n’en ont ni particulièrement besoin, ni particulièrement envie à recourir à la chirurgie. “Cela va totalement à l’encontre de la déontologie médicale. Qu’un patient consulte parce qu’il estime avoir un problème, soit, mais lui acheter un chèque-cadeau pour une intervention esthétique, c’est scandaleux. Un chèque-cadeau l’incitera forcément à aller voir L le chirurgien, et il finira par se faire rafistoler quelque chose même s’il n’y a rien à rafistoler. Nous ne devons intervenir que pour le bienêtre du patient,pas pour faire plaisir à son mari ou à sa femme.” Mais à en croire sa directrice commerciale, Elizabeth Dale,Transform a surtout vendu des chèques-cadeau pour des traitements non chirurgicaux, tels les injections de Botox ou de collagène pour gonfler les lèvres. “Tous les bénéficiaires de bons passeront un entretien préalable avec un chirurgien ou un médecin non chirurgien, qui décideront si le patient peut ou non subir le traitement. Dans le cas contraire, le chèque sera remboursé. Personne n’est obligé d’accepter le bon, précise-t-elle. Si nous avons lancé ce concept, c’est parce qu’il y avait une vraie demande. Beaucoup de gens cherchent à offrir quelque chose d’original à leur mari ou leur femme, et ça, c’est le cadeau idéal.” “Ces bons peuvent être offerts au sein du couple, ou par un groupe d’amis qui se cotisent”, renchérit Louise Braham, directrice du groupe médical Harley. “Mais je conseille toujours de bien réfléchir, car un chèque-cadeau non sollicité peut être très mal accueilli.” La limite d’âge inférieure des patients, dans les deux cliniques, est fixée à 18 ans. Pas de limite, en revanche, pour le nombre d’interventions offertes. Les chèques-cadeau ne peuvent être achetés qu’auprès d’une antenne locale de la clinique. Contrairement à Transform, le groupe médical Harley ne rembourse pas, même si le bénéficiaire refuse de passer sur le billard. Rebecca Camber, Manchester Online P Genève pensait initialement baptiser sa fra- Donc, c’est promis, en 2006, vous grance Bin Ladin (ainsi qu’il orthographie son nom). Il a finalement opté pour son prénom, plus grand golf du monde. Son parcours s’éten- Yeslam, plus discret, et un logo,YB. “Cela signi- dra sur près de 1 500 kilomètres, au cœur fie béatitude”, explique-t-il. d’un des paysages les plus hostiles de la pla- Prix prévu : 60 euros. ArabNews, Djeddah nète. Deux fois plus grand que le Texas, il traversera deux fuseaux horaires et deux Etats. Les golfeurs devront certes composer avec les kangourous, les serpents venimeux, quelques bouquets d’eucalyptus nains inopportuns et les risques de tempêtes de poussière, mais les promoteurs du projet espèrent que ce mégagolf attirera au moins autant de touristes que l’opéra de Sydney et le rocher d’Uluru. Les golfeurs feront route entre Perth et Adelaïde, faisant étape dans les 18 relais routiers ponctuant le désert de Nullarbor. Une fois arrivés au relais, ils se dépêcheront d’aller taper leur balle et prendront tout juste le temps de se rafraîchir avant de repartir illico vers le trou suivant, à 300 kilomètres de là dans certains cas. Il faudra plusieurs jours pour boucler le parcours. Composés d’un mélange de bitume et de sable, couramment utilisé pour les golfs du MoyenOrient, les greens ne seront pas verts, mais plutôt dans les tons bruns. Nick Squires, The Daily Telegraph, Londres l’organisation”, commente son porteparole, John Sheehan. “En fait, on a trouvé un moyen de les neutraliser en les éliminant du marché.” Prix : sur les marchés spécialisés, les permis d’émission atteignent plus de 700 dollars l’unité. Mais le Council les neutralise pour 50 dollars seulement. Attention, il ne reste plus qu’environ 3 000 certificats. <www.adirondackcouncil.org> The Christian Science Monitor, Boston COURRIER INTERNATIONAL N ° 737 musc”. L’homme d’affaires saoudien établi à l’emmenez en Australie inaugurer le Des permis de polluer our 37 euros, offrez un certificat d’air pur, permettant d’éliminer une tonne d’émission de dioxyde de soufre par an. Ces Clean Air Certificates sont vendus aux particuliers par une association écologiste américaine, l’Adirondack Council, qui combat les pluies acides. En 1997, une centrale thermique a fait don à cette ONG de 10 000 crédits d’émission de SO2. “J’imagine qu’ils pensaient qu’on les vendrait pour financer du jasmin, du santal, de l’ylang-ylang et du 75 DU 16 AU 22 DÉCEMBRE 2004 Une dépouille de phoque hasser dans les fjords, ça change des éternels safaris en Afrique. En Norvège, à partir de janvier, la chasse au phoque ne sera plus un privilège réservé aux locaux. Le gouvernement norvégien, qui a fixé les quotas de capture à 2 000 têtes par an, vient d’autoriser la chasse touristique sur les côtes du pays. Une décision prise sous la pression des pêcheurs, qui accusent les phoques de décimer les stocks de poissons. Cet argument ne repose sur “aucune preuve scientifique”, à en croire le WWF norvégien, mais ne boudez pas votre plaisir. Deux tours-opérateurs vous proposent “une inexpérience inoubliable”. NorSafari offre sur le Net une formule d’une journée à 1 400 couronnes (environ 170 euros) pour un phoque. Compter 8 200 couronnes (environ 1 025 euros) pour quatre jours et deux prises, et 500 couronnes par animal supplémentaire. Formules hébergement et repas compris. Polar Events “fournit les fusils” (les chasseurs traditionnels s’en tiennent à l’art exigeant du bâton), mais exclut la chasse aux bébés phoques. Le plus : la plupart des formules garantissent au moins une prise ou prévoient un remboursement si vous rentrez bredouille. NorSafari vous aide à découper et à conditionner l’animal. Ce qu’en pensent les esprits chagrins : Paul Watson, président de l’organisation Sea Sheperd : “Tuer des bébés phoques, c’est ce qu’il y a de plus facile quand on a des prédispositions sadiques.” Brigitte Bardot a envoyé une lettre aux Norvégiens : “N’attendez pas que des hordes de touristes avides de sang viennent dans votre pays dans le seul but de faire un carton sur ces pauvres bêtes innocentes et inoffensives. Réagissez immédiatement et faites stopper ce carnage.” A savoir : cadeau réservé aux chasseurs dotés d’un permis de chasse. Los Angeles Times, Los Angeles ; The Observer, Londres, Dagbladet.no C 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13