Société tontinière et clause de tontine : une nouvelle

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Société tontinière et clause de tontine : une nouvelle
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ÉTUDE IMMOBILIER
TONTINE
Contrairement à ce que l’on pourrait penser la clause de tontine insérée dans les
contrats d’acquisition en commun est loin d’avoir perdu de son intérêt. Après
avoir rappelé le régime juridique, ses principales caractéristiques, et sa fiscalité,
nous porterons notre intérêt pratique sur l’insertion de cette clause de tontine
dans les statuts d’une société.
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Société tontinière et
clause de tontine : une
nouvelle jeunesse
L
Étude rédigée par Sophie SabotBarcet et Violaine Trambouze-Livet
Sophie Sabot-Barcet, notaire à Monistrol-surLoire, présidente de la quatrième commission
du 112e Congrès des notaires de France, Violaine Trambouze-Livet, notaire à Le Coteau,
rapporteur de la quatrième commission du
112e Congrès des notaires de France
1 - L’insertion d’une clause de tontine (ou clause d’accroissement) dans un acte d’acquisition en commun,
permet à chaque coacquéreur d’être propriétaire sous la
condition suspensive de sa survie et sous la condition
résolutoire de son prédécès. Au premier décès, le survivant est rétroactivement considéré comme seul propriétaire du bien dans son entier et est censé l’avoir été dès
l’acquisition. L’immeuble ainsi acquis est donc exclu des
actifs de la succession du prémourant qui est réputé ne
jamais en avoir été propriétaire.
L’acquisition en tontine est généralement réalisée par
deux personnes, mais rien ne s’oppose techniquement
à ce qu’elle soit réalisée par davantage d’acquéreurs.
Dans cette hypothèse, au fur et à mesure des décès des
acquéreurs, l’immeuble se trouve appartenir aux survivants, jusqu’à devenir la propriété exclusive du dernier
survivant.
2 - Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la
clause de tontine insérée dans les contrats d’acquisition
en commun est loin d’avoir perdu de son intérêt. Après
avoir rappelé le régime juridique, ses principales caractéristiques, et sa fiscalité, nous porterons notre intérêt
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pratique sur l’insertion de cette clause de tontine dans les statuts d’une société.
3 - Le régime juridique du pacte tontinier - C’est l’existence
d’un aléa lors de l’acquisition qui est indispensable à la validité
de la clause d’accroissement. Le défaut d’aléa conduit invariablement à la nullité de celle-ci.
4 - L’indispensable existence d’un aléa lors de l’acquisition Pour qu’au premier décès, la mutation au profit du survivant
ne puisse être qualifiée de libéralité, la jurisprudence exige que
deux conditions soient remplies. Il faut d’une part, que les deux
acquéreurs participent au financement de façon quasi égalitaire,
et d’autre part que l’âge et l’état de santé de chacun des acquéreurs justifient le caractère aléatoire du contrat.
5 - Le défaut d’aléa et la nullité de la clause de tontine - Le défaut d’aléa peut entraîner la nullité de la tontine pour absence
de cause : le bien est alors rétroactivement considéré comme
acquis en indivision. L’existence ou non de l’aléa relève bien
entendu de l’appréciation souveraine des juges du fond.
6 - Absence d’aléa et espérance de vie - Une trop grande différence d’âge entre les acquéreurs ou un mauvais état de santé de
l’un d’eux au jour de l’acquisition peut suffire à faire disparaître
tout aléa. Si chaque acquéreur a acquitté sa part dans le prix
total, et que le défaut d’aléa résulte d’un ordre quasi certain des
décès lors de l’acquisition, le décès du premier acquéreur a pour
conséquence principale que sa part dans l’immeuble dépendra
de sa succession et sera donc dévolue à ses héritiers. Mais la différence d’âge ne suffit pas toujours à caractériser à elle seule le
défaut d’aléa.
7 - Une absence d’aléa dans le financement - Le défaut
d’aléa peut aussi résulter d’un déséquilibre important dans le
financement de l’immeuble. Dans ce cas, la nullité de la clause
de tontine interdira alors de considérer le survivant comme seul
propriétaire du bien depuis le jour de l’acquisition. De plus,
la qualification de la clause de libéralité peut être retenue et la
réduction demandée par les héritiers réservataires si la libéralité
porte atteinte à leur réserve. Il faut néanmoins que l’intention
libérale du prémourant soit prouvée.
EXEMPLE
➜
Victor et Rose acquièrent un bien immobilier avec
clause de tontine au prix de 200 000 €. Victor, gravement
malade lors de l’acquisition, paie intégralement le prix. Victor décède. Au jour de son décès le bien immobilier peut
être évalué à 210 000 €. À défaut d’aléa dans le financement
du bien immobilier et dans les chances de survie, la clause
de tontine est nulle. Le bien immobilier dépend de l’indivision existant entre Rose et les héritiers de Victor. Par ail-
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leurs, les héritiers de Rose, s’ils prouvent l’intention libérale
de leur auteur à l’égard de Rose, pourront exiger la réunion
fictive de la moitié de la valeur du bien au jour du décès soit
105 000 €.
8 - Les principales caractéristiques de la clause de tontine - En
raison de son caractère onéreux, la clause d’accroissement va
échapper lors de sa réalisation aux règles de la réserve héréditaire. Une fois insérée dans l’acte d’acquisition elle devient irrévocable et ne peut porter que sur la pleine propriété du bien
immobilier.
9 - Le caractère onéreux de la réalisation de la clause de tontine :
c’est le caractère onéreux de l’exécution de la clause d’accroissement qui fait échapper cette dernière aux règles de rapport à la
succession du prémourant et donc aux règles visant à protéger la
réserve héréditaire. La Cour de cassation a toujours admis que la
tontine était un contrat à titre onéreux, qui en tant que tel, est à
l’abri de toute action en réduction de la part d’un héritier réservataire. Il ne s’agit nullement d’un détournement aux principes
régissant le respect de la réserve sauf bien entendu à constater
l’absence d’aléa et requalifier l’exécution du pacte tontinier de
libéralité. À défaut de requalification, celui-ci ne peut faire l’objet d’une action en réduction par les héritiers.
10 - Le caractère irrévocable de la stipulation de la clause de
tontine - La Cour de cassation a consacré le principe selon lequel le pacte tontinier ne peut s’apparenter à une indivision. La
demande en partage est donc impossible. Dès lors, dans l’hypothèse d’une mésentente des tontiniers et en l’absence d’issue
judicaire, le pacte tontiner ne peut être rompu que par un accord de volonté des acquéreurs visant à renoncer à la clause de
tontine et donc à se placer sous le régime de l’indivision légale
ou conventionnelle, ou alors par la vente du bien immobilier.
De plus, tant que la condition de prédécès de l’un des acquéreurs ne s’est pas réalisée, les parties ont des droits concurrents
de jouissance sur le bien acquis. En conséquence, une indemnité
d’occupation peut-être due par celui qui a la jouissance exclusive du bien.
11 - La tontine n’est applicable que sur la pleine propriété du
bien acquis - La clause de tontine ne peut pas porter sur l’usufruit des biens immobiliers. Certains auteurs soutiennent toutefois le contraire et préconisent cette stipulation pour éviter
de compromettre les droits des héritiers. La doctrine majoritaire est-elle très réservée sur l’admission du pacte tontinier en
usufruit et deux réponses ministérielles en ont, de manière très
claire, condamné le principe.
12 - La qualité des acquéreurs avec clause de tontine - Des
concubins, des partenaires soumis au régime légal du pacte civil de
solidarité comme des époux séparés de biens peuvent valablement
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acquérir ensemble des biens immobiliers avec clause de tontine.
En revanche, les époux communs
en biens, comme les partenaires
soumis au régime de l’indivision ne peuvent acquérir de cette
manière. Remarquons que depuis
la loi TEPA, la clause de tontine
semble prendre un second souffle
pour les époux séparés de biens.
Contrairement à ce
que l’on pourrait
penser, la clause de
tontine insérée dans
les contrats d’acquisition en commun est loin
d’avoir perdu de son
intérêt
13 - L’impossible acquisition entre époux communs en biens Des époux mariés sous un régime communautaire ne peuvent,
par l’intermédiaire d’une clause de tontine, transformer un
bien acquis avec des deniers communs en un bien propre au
survivant. Au décès du premier des époux, le bien est un actif
de communauté, dont la moitié est transmise aux héritiers de
l’époux prémourant. En vertu du principe d’immutabilité des
régimes matrimoniaux, aucune convention, en dehors d’un
acte de modification du régime matrimonial, ne peut modifier
la qualification d’un bien.
En revanche, le recours à la tontine n’est pas prohibé lorsque les
époux emploient des deniers propres et effectuent chacun les
formalités d’emploi ou de remploi telles que déterminées par
les dispositions de l’article 1434 du Code civil.
Paradoxalement, rien ne s’oppose à ce qu’un époux commun
en biens réalise, avec un tiers, une acquisition avec clause de
tontine. Si l’époux commun en biens décède le premier : le bien
échappe à la communauté, si au contraire il survit, le bien deviendra un acquêt de la communauté.
14 - L’acquisition entre partenaire soumis au régime de l’indivision - Dans ce régime les biens acquis sont obligatoirement
indivis sans qu’il soit tenu compte de l’origine du financement.
Il ne peut y avoir de recours de l’un des partenaires contre
l’autre au titre d’une contribution inégale. La clause de tontine
entre partenaires soumis à un pacte civil de solidarité soumis
aux règles de l’indivision a une particularité : le seul aléa à respecter est celui relatif à l’espérance de vie des deux acquéreurs
et non celui du financement. Mais le résultat souhaité, c’est-àdire que le survivant des partenaires soit seul propriétaire du
bien acquis depuis l’origine est-il réalisable ? Avec la clause de
tontine, chaque acquéreur est potentiellement propriétaire du
bien dès l’origine sous la condition suspensive de sa survie et
sous la condition résolutoire de son prédécès. C’est le caractère
rétroactif attaché à ces conditions qui conditionne la validité
de la clause de tontine. Or, en appliquant cette rétroactivité au
régime d’indivision partenariale, on constate que si le bien est
réputé appartenir pour la totalité au survivant des partenaires
dès l’acquisition, cette acquisition a bien été réalisée sous le régime de l’indivision partenariale. Le caractère automatique de la
mise en indivision prévaut alors sur la volonté des partenaires,
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sans qu’ils ne puissent y déroger,
sauf financement par des deniers
« personnels » dont le régime
est visé à l’article 515-5-2 4o du
Code civil. Ce bien reste donc
indivis et reviendra finalement
au survivant pour moitié, et à la
succession du prédécédé pour
l’autre moitié indivise.
15 - L’acquisition entre époux séparés de biens - Aucun avantage
matrimonial n’est possible entre époux mariés sous un régime
de séparation de biens pure et simple. La clause de tontine insérée dans un contrat d’acquisition par des époux séparés de biens
emporte le même effet qu’une clause de préciput sur les biens
dépendant d’une société d’acquêts adjointe à un régime de séparation de biens. Toutefois en cas de divorce, l’attribution du
bien au survivant des époux est de plein droit révoquée dans le
cadre d’une acquisition dépendant de la société d’acquêts. Dans
le cas d’une acquisition avec clause de tontine, celle-ci est maintenue. Elle peut donc être par suite l’objet d’un « jeu macabre »
entre divorcés : à qui reviendra donc l’immeuble ?
En outre, la clause de préciput peut réaliser un avantage matrimonial, et donc peut faire l’objet d’une action en retranchement, alors qu’une acquisition avec pacte tontinier, dès lors
que les conditions de validité sont respectées, n’est susceptible
d’aucune remise en cause par les héritiers du prémourant.
Deux cas de figures peuvent donc se présenter :
• les époux souhaitent se protéger l’un l’autre, même si cela les
amène à exhéréder les enfants, et souhaitent ignorer les risques
d’une séparation : une acquisition avec clause de tontine pourra
convenir ;
• les époux souhaitent prémunir leurs droits en cas de divorce :
l’adjonction d’une société d’acquêts à leur régime de séparation
de biens sera mieux adaptée.
Enfin sur le plan fiscal, depuis l’exonération des droits de succession entre époux, la clause de tontine peut reprendre un
second souffle entre époux séparés de biens.
16 - La fiscalité de la tontine - Malgré le caractère onéreux et
aléatoire de la clause de tontine, le législateur soumet aux droits
de mutation à titre gratuit le transfert de propriété qui s’opère
au profit du survivant. Toutefois, si l’habitation principale commune est au jour du décès d’une valeur inférieure à 76 000 €, les
droits de mutation à titre onéreux sont dus sur la part recueillie
par le survivant.
Les droits de mutation à titre gratuit sont liquidés au tarif en
vigueur au jour du décès, et en fonction du lien de parenté
existant entre le défunt et le bénéficiaire de l’accroissement.
Ainsi, si le bénéficiaire de la clause est le conjoint survivant ou
le partenaire lié au défunt par un pacs, il ne subit aucune imposition. Dans l’hypothèse où la clause de tontine porte sur une
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habitation principale dont la valeur est inférieure à 76 000 €,
l’époux ou le partenaire peut opter pour le régime des droits
de mutation à titre gratuit et ainsi ne pas être fiscalement
pénalisé par les droits de mutation à titre onéreux.
17 - De l’intérêt de la clause de tontine sur les parts de société civile - Une doctrine majoritaire n’analyse pas le contrat
de société comme un contrat d’acquisition en commun au
sens de l’article 754 A du CGI. Ainsi, en insérant dans les
statuts constitutifs de la société une clause d’accroissement,
le survivant n’aurait à acquitter que des droits de mutation à
titre onéreux sur les parts reçues par l’effet du décès (5 % en
lieu et place des 60 % de droits de mutation à titre gratuit).
18 - La validité d’une clause de tontine dans un contrat de
société - Dans son principe, la possibilité d’insérer une telle
clause dans les statuts d’une société civile est aujourd’hui
unanimement admise. Il convient toutefois de veiller à
prendre quelques précautions pour que la validité de la
clause ou de la société ne soit pas remise en cause.
La clause doit avoir un caractère aléatoire comme nous
l’avons ci-dessus exposé. Une différence d’âge trop importante entre les deux tontiniers est à proscrire comme l’hypothèse d’un état de santé dégradé de l’un d’entre eux au jour
de la constitution de la société. Outre son caractère aléatoire,
la validité de la clause repose également sur une parité de
contribution des associés. La doctrine souligne qu’une telle
clause pourrait entraîner la nullité de la société si, en présence de deux associés, elle portait sur la totalité des parts
sociales. En effet, par le jeu de la rétroactivité de la condition, la mise en œuvre de la clause aboutirait à devoir considérer que la société a été constituée par un seul associé. La
société serait donc nulle sur le fondement des articles 1832
et 1844-10 du Code civil. On peut facilement concevoir
qu’un héritier réservataire, évincé par la clause d’accroissement, recherche une telle nullité.
19 - Les règles à respecter lors de la constitution de la société - Pour que cette stratégie de constitution d’une société,
avec insertion d’un pacte tontinier, permettant la transmission du patrimoine entre concubins à un moindre coût,
soit fiable, il faudra impérativement respecter les règles
suivantes :
- ne pas appliquer le pacte tontinier à l’ensemble des parts
sociales, ou associer un tiers au capital de la société civile
afin d’éviter, par le jeu de la rétroactivité des conditions
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suspensives, que le survivant des associés ne devienne seul
détenteur de toutes les parts sociales ;
- respecter l’aléa du contrat par des chances de survie des
concubins (peu de différence d’âge entre les associés, associé non atteint par une maladie grave) ;
- respecter le caractère onéreux du contrat par une constitution de société où les associés ont effectué des apports
équivalents ;
- s’assurer du fonctionnement réel de la société par les tenues d’une comptabilité et des assemblées générales.
EXEMPLE
➜
Isabelle et Laurence viennent vous voir. Elles ne
souhaitent pas se marier, ni se pacser, mais souhaitent
que la survivante des deux détienne les droits les plus
étendus, si possible à moindre frais, sur le bien immobilier qu’elles envisagent d’acquérir.
L’immeuble a une valeur de 300 000 €
• Acquisition en direct avec pacte tontinier
Les droits de mutation à 60 % seront dus sur la moitié
transmise au décès de la première soit 150 000 x 60 %
= 90 000 €.
• Acquisition par l’intermédiaire d’une société civile
immobilière dans laquelle il est prévu un pacte tontinier
sur 49 % des parts détenues par chaque associée soit sur
98 % des parts. Au décès de la première, les droits de
mutation à titre onéreux sont dus de la manière suivante :
300 000 x 49 % = 147 000 x 5 % = 7 350 €
L’économie réalisée est de 90 000 - 7 350 = 82 650 €.
Au décès du premier associé, le capital social sera
réparti de la manière suivante :
- le survivant : 99 % des parts ;
- les héritiers du prémourant : 1 % des parts.
On n’omettra pas de prévoir dans les statuts une
clause d’agrément des héritiers et une cogérance
successive.
20 - En conclusion, la fiscalité, aujourd’hui attractive, entre
époux et entre partenaires en cas de décès, a fait tomber
la clause de tontine en désuétude. Toutefois, la stipulation
d’une telle clause peut apporter une réponse à la volonté de
nos clients qui souhaitent que le survivant soit pleinement
propriétaire notamment de la résidence principale. S’ils acceptent le risque de ne jamais pouvoir partager le bien sauf
accord amiable, la clause d’accroissement peut retrouver un
nouveau souffle. Si mariage ou Pacs n’est pas envisageable, le
recours à la société tontinière reste une solution adaptée. ■
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