Victor Hugo, l`auteur sans nom

Transcription

Victor Hugo, l`auteur sans nom
1
Paru dans Modernités, n°24, "L'irressemblance, Poésie et autobiographie", textes réunis
et présentés par Michel Braud et Valéry Hugotte, Presses Universitaires de Bordeaux,
2007.
"Victor Hugo, l'auteur sans nom"
Ludmila Charles-Wurtz (Université de Tours)
L'espace autobiographique
Si l'on s'en tient à la première définition de l'autobiographie que donne Philippe
Lejeune dans Le Pacte autobiographique, Les Contemplations ne sont pas une
autobiographie. Selon cette définition provisoire, une autobiographie est en effet un
"récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle
met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité"1.
Les Contemplations ne sont pas un récit en prose. Si l'on accorde foi au discours
préfaciel, le recueil n'est pas même un récit rétrospectif : "Une destinée est écrite là jour
à jour", écrit l'auteur de la préface, et les dates d'écriture qui figurent au bas des poèmes
entretiennent la fiction de textes écrits au fil des ans, de 1830 à 1856. Mais le texte n'est
pas pour autant un journal poétique : l'ordre chronologique n'est pas strictement respecté
- à un poème daté d'"octobre 1842" (I, 1) succède un poème daté de "juin 1831" (I, 2) -,
et l'organisation de la matière poétique en deux tomes et six livres retraçant "une
destinée" est bien, elle, d'ordre rétrospectif. En réalité, les deux tiers des poèmes des
Contemplations ont d'ailleurs été écrits en 1854 et 1855.
Reste la question du récit. Pourquoi cette exclusion du vers ? Sans doute n'estelle pas étrangère à l'idée, née à la fin du XIXe siècle, que la poésie ne peut pas, ou
plutôt ne doit pas raconter. Il s'agit bien d'un interdit d'ordre idéologique, et non d'un
constat empirique : la poésie a, de fait, raconté pendant des siècles. On peut dès lors
déplacer la question, et se demander si l'auteur de la préface des Contemplations
considère son livre comme un récit. Il fournit, de ce livre, plusieurs définitions : ce sont
"les Mémoires d'une âme ", "la vie d'un homme", "l'histoire de tous"2. Ces trois formules
renvoient à des genres constitués, tous trois de l'ordre du récit rétrospectif : les
mémoires, dont le narrateur raconte les événements auxquels il a participé ou dont il a
été le témoin - et la "prétention" dont se défend Hugo est ici celle d'égaler les Mémoires
d'outre-tombe de Chateaubriand ; la biographie (la vie d'un homme) ; et l'ethnographie
ou l'historiographie (l'histoire de tous).
A ces premiers critères, Philippe Lejeune ajoute celui, déterminant, de l'identité
entre l'auteur, le narrateur et le personnage principal du récit, dont l'un des indices est
l'identité du nom. Philippe Lejeune définit le pacte autobiographique par l'affirmation
dans le texte de cette identité, qui renvoie en dernier ressort au nom inscrit sur la
couverture du livre.
Qu'en est-il dans Les Contemplations ? Si le nom de Victor Hugo figure en
toutes lettres sur la couverture de l'édition originale, il est réduit à ses initiales au bas de
la préface et ne figure nulle part dans les poèmes, énoncés par un "je" anonyme.
1
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Le Seuil, "Poétique", 1975, p. 14.
Œuvres complètes, Laffont, "Bouquins", 1985, Tome "Poésie II", p. 249-250. Toutes nos références
renverront désormais à cette édition.
2
2
Cependant, les dates et les lieux mentionnées dans le recueil établissent indirectement
un pacte autobiographique : la préface, signée "V. H.", est datée de "Guernesey, mars
1856". Hugo est en effet expulsé de Jersey, son premier exil dans les îles anglonormandes, en octobre 1855, et s'installe alors à Guernesey, d'où il surveille à distance
la publication des Contemplations. Or, le dernier poème du recueil, "A celle qui est
restée en France", est daté, lui aussi, de "Guernesey, 2 novembre 1855, jour des Morts".
Dans la mesure où l'énonciateur de ce poème ultime dédie le "livre" à "la morte", il se
revendique comme son auteur, établissant ainsi l'identité du "je" poétique et de l'auteur
des Contemplations. Deux poèmes d'"Aujourd'hui" sont, par ailleurs, datés de "Janvier
1856"3, tandis que la deuxième édition de Paris corrige, dans le sous-titre du tome
"Aujourd'hui (1843-1855)", 1855 en 1856, de façon à faire coïncider fin du récit et
publication.
Enfin, Philippe Lejeune distingue les deux textes référentiels que sont
l'autobiographie et la biographie par leur rapport respectif à la réalité : si la biographie
doit viser l'exactitude (dans l'information), l'autobiographie exige la fidélité (à la
signification). L'autobiographe prend l'engagement de s'en tenir, autant que possible, à la
vérité - nécessairement subjective. C'est très précisément l'engagement pris par l'auteur
de la préface des Contemplations, qui définit le livre comme "toutes les impressions,
tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que
peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et
mêlés dans la même nuée sombre". Le livre ne prétend pas décrire la réalité, mais
l'expérience subjective qu'en a faite un moi.
Dans la mesure, donc, où l'identité est le point de départ réel de l'autobiographie,
et la ressemblance, l'impossible horizon de la biographie, Les Contemplations
s'inscrivent bien dans un rapport d'"irressemblance" à la réalité biographique.
Mais il est nécessaire, pour comprendre le pacte autobiographique bien
particulier qu'établissent Les Contemplations, de tenir compte d'un élément décisif : il
s'agit de la notoriété de Victor Hugo. Comme l'explique Philippe Lejeune, un auteur
n'est pas, aux yeux des lecteurs, une personne : c'est une "personne-qui-écrit-et-quipublie", dont les lecteurs imaginent l'existence à partir de ses écrits. Philippe Lejeune
avance d'ailleurs l'hypothèse que l'on ne devient véritablement un auteur qu'à partir du
deuxième livre publié : aux yeux des lecteurs, la production antérieure d'autres textes,
non autobiographiques, est un signe de réalité indispensable à la constitution de
"l'espace autobiographique".
Lorsque Hugo publie Les Contemplations en 1856, il ne fait aucun doute qu'il
existe en tant qu'auteur. Il a, à cette date, déjà publié cinq romans, sept recueils
poétiques et neuf pièces de théâtre. Sa notoriété n'est pas seulement littéraire : en 1845,
Louis-Philippe le nomme Pair de France ; après la Révolution de février 1848, il est élu
à l'Assemblée constituante, puis à l'Assemblée législative, et prononce des discours
politiques qui marquent les esprits. Après s'être publiquement opposé au coup d'État du
2 décembre 1851, il est expulsé avec soixante-cinq autres députés, et devient la figure
emblématique du proscrit et du républicain. Napoléon-le-Petit date de 1852,
Châtiments, de 1853. Autant dire que, lorsque Les Contemplations paraissent, le public
croit tout connaître de la vie de leur auteur. Il faut bien mesurer le poids de cette
notoriété : elle est si grande que Hugo ne peut faire autrement qu'écrire malgré elle,
voire contre elle. Dès 1835, dans la préface des Chants du crépuscule, il se défend par
avance de la lecture biographiste du recueil à laquelle il sait devoir s'attendre :
3
Il s'agit de "Spes" (VI, 21), dont le manuscrit porte la date de janvier 1855, et des "Mages" (VI, 23),
achevé en réalité en avril 1855.
3
<L'auteur> ne laisse même subsister dans ses ouvrages ce qui est personnel que
parce que c'est peut-être quelquefois un reflet de ce qui est général. Il ne croit pas
que son individualité, comme on dit aujourd'hui en assez mauvais style, vaille la
peine d'être autrement étudiée. Aussi, quelque idée qu'on veuille bien s'en faire,
n'est-elle que très-peu clairement entrevue dans ses livres. L'auteur est fort loin de
croire que toutes les parties de celui-ci en particulier puissent jamais être
considérées comme matériaux positifs pour l'histoire d'un cœur humain
quelconque. Il y a dans ce volume beaucoup de choses rêvées. 4
Trente ans plus tard, dans la préface des Chansons des rues et des bois (recueil
paru en 1865), Hugo reprend presque les mêmes mots : "Ce livre est écrit beaucoup
avec le rêve, un peu avec le souvenir"5. La position de Hugo est ambiguë : affirmer qu'il
y a dans le volume "beaucoup de choses rêvées" revient à admettre qu'il y en a aussi de
vécues, et autorise la lecture du recueil sur le mode autobiographique. Mais il y a aussi
du "rêve" : est-ce mensonge ? est-ce fiction ? Hugo déplace la question : il ne laisse
"subsister dans ses ouvrages ce qui est personnel que parce que c'est peut-être
quelquefois un reflet de ce qui est général"6. L'auteur des Contemplations admet, de
même, que son livre raconte "la vie d'un homme", mais "la vie des autres hommes
aussi": l'individuel n'est que l'envers de l'universel, puisque "nul de nous n'a l'honneur
d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce
que je vis; la destinée est une"7.
Mais en niant le caractère personnel de la poésie lyrique tout en admettant
l'expérience vécue comme matériau poétique, Hugo autorise ses lecteurs à inscrire tous
ses textes (y compris et surtout ceux qui relèvent clairement de la fiction) dans un
"espace autobiographique" : "Je ne reconnais pour grand écrivain que celui qui a telle
page qui est comme son visage et telle autre page qui est comme son âme"8. Hugo
engage un jeu vertigineux avec ses lecteurs, niant l'autobiographie là où ceux-ci croient
la trouver, et la reconnaissant là où il ne leur vient pas toujours à l'idée de la chercher.
La dimension autobiographique des Misérables a ainsi été mise en évidence à de
multiples reprises : Victor Hugo, "écrivant l'autobiographie la plus rusée et la moins
narcissique qui soit, éparpille, émiette, démembre et distribue entre tous les
personnages, tous les lieux et tous les moments l'histoire de sa propre vie"9, écrit
Annette Rosa. Mais il faut se garder, précise Guy Rosa, "devant ces allusions, moins
secrètes que discrètes et nullement cryptées, de céder à la tentation herméneutique :
Hugo ne cache rien, aucun trésor dont il serait le seul possesseur et que le critiquebiographe viendrait lui ravir. En donnant sa vie à ses personnages il ne fait rien d'autre
que nous inviter à leur donner la nôtre"10, tirant ainsi les conséquences de la vérité
formulée dans la Préface des Contemplations : "Nul ne nous n'a l'honneur d'avoir une
vie qui soit à lui."
David Charles remarque de même que, si l'on veut bien considérer les détails du
texte, on trouve dans Les Travailleurs de la mer "toute l'histoire intime de Victor Hugo :
la folie de son frère Eugène, le choléra de son fils Charles, son amour pour Juliette
4
Tome "Poésie I", p. 677.
Tome "Poésie II", p. 833.
6
Préface des Chants du crépuscule, Tome "Poésie I", p. 677.
7
Préface des Contemplations, Tome "Poésie II", p. 249.
8
Fragment datant sans doute de 1842, Tome "Océan", p. 159.
9
Les Misérables, Notice d'A. Rosa, Tome "Roman III", p. XIV-XV.
10
Les Misérables, Notes générales de G. Rosa, Le Livre de Poche, 1985, Tome II, p. 1986.
5
4
Drouet, ses voyages au Rhin et en Espagne dans les années 1840, la noyade de sa fille
en 1843, son arrivée possible à l'âge patriarcal dans les années 1860, sa solitude, le souci
bourgeois qu'il a alors de bien marier son autre fille, et la fuite d'Adèle finalement
séduite par un soldat" 11. La fiction romanesque permet ainsi à Hugo d'unifier les
contradictions de son existence et de les interroger.
La poésie lyrique, en revanche, neutralise systématiquement les allusions
autobiographiques dont elle semble autoriser le déchiffrement - si bien que le roman et
la poésie instituent un espace autobiographique au prix d'une interversion de leurs
attributions respectives : d'un côté, les romans, qui n'établissent pas de pacte
autobiographique, mais empruntent de nombreux éléments à la vie réelle de Hugo ; de
l'autre, la poésie, qui établit un pacte autobiographique, mais désamorce la portée
autobiographique des éléments empruntés à la vie réelle. L'autobiographie poétique est,
en ce sens, un effet de lecture global que le détail du texte remet systématiquement en
cause.
L'énonciateur des Contemplations s'adresse à un lecteur implicite censé bien
connaître sa vie - censé, en définitive, la connaître bien mieux que les lecteurs réels ne
connaissaient la vie de Hugo. Ce lecteur implicite presse le poète de questions, sollicite
explications et justifications. Dans "Saturne", le poète s'engage à ne pas "cach(er)" ses
pensées au "peuple qui (l')écoute"12 ; il répond à ses questions implicites dans "Amour" :
Un oiseau bleu volait dans l'air, et me parla ;
Et comment voulez-vous que j'échappe à cela ?
Est-ce que je sais, moi ? c'était au temps des roses (…).13
Aux "arbres de la forêt", le poète lance : "Vous me connaissez, vous!"14. Mais
c'est à la "foule", et non aux hommes dans leur ensemble, qu'il oppose ainsi les arbres
qui "connaiss(ent)" son "âme". Les lecteurs implicites du recueil "sav(ent) bien", eux
aussi, ce qui se passe dans l'âme du poète : dans "Trois ans après", poème qui suit
immédiatement la ligne de points qui instaure le silence après la date de la mort de
Léopoldine Hugo, le poète répond encore à leurs questions pressantes :
Pourquoi m'appelez-vous encore ?
(...)
A vingt ans, deuil et solitude!
Mes yeux, baissés vers le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.
Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu'aujourd'hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s'est enfui!
Vous savez que je désespère,
11
Les Travailleurs de la mer, Présentation de D. Charles, Le Livre de Poche, 2002, p. 12.
Les Contemplations, III, 3, Tome "Poésie II", p. 337.
13
Ibid., III, 10, p. 344.
14
Ibid., III, 24, "Aux arbres", p. 363.
12
5
Que ma force en vain se défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant!
Mon œuvre n'est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j'ai fini.15
Selon un procédé récurrent dans le recueil, le poète tient ici pour acquis ("vous
savez bien que…") le savoir qu'il est en train de délivrer (la mort de l'enfant ravive le
souvenir de la mort de la mère, le deuil nouveau réactive le deuil ancien). Mais s'agit-il
d'un simple artifice rhétorique ? Si les lecteurs réels ne peuvent connaître les pensées de
Victor Hugo, ils peuvent lire son "œuvre", et le poète se borne au fond à les inviter à
considérer l'ensemble de son œuvre comme un espace autobiographique : la mort de la
mère, de fait, occupe une place centrale dans les recueils poétiques aussi bien que dans
la fiction romanesque. Celui qui se compare, dans Les Contemplations, à "Adam banni",
revendique son identité avec le poète des Rayons et les Ombres, qui évoque le jardin de
son enfance comme un "radieux paradis"16, mais aussi avec le narrateur du Dernier Jour
d'un condamné, qui raconte qu'il avait "le paradis dans le cœur"17 lorsqu'il jouait, enfant,
dans un "jardin sauvage" dominé par le dôme du Val-de-Grâce. Ces trois textes, qui
datent respectivement de 1846, 1839 et 1829, opèrent, en renvoyant l'un à l'autre, une
remontée du temps jusqu'au mythe originel du paradis perdu.
Jouant habilement de sa notoriété, Victor Hugo s'adresse à ses lecteurs comme
s'ils connaissaient tout de lui, et met ainsi leur connaissance réelle en échec. Mais, ce
faisant, il leur donne une consigne de lecture indirecte : la connaissance qu'il sollicite de
leur part est moins biographique qu'intertextuelle. L'autobiographie pour laquelle se
donnent Les Contemplations est celle d'un homme dont la vie réelle est dans les textes,
et dont les textes modulent indéfiniment le même mythe.
Les Roches
Les souvenirs des Roches, la villégiature de Bertin l'Aîné dans la vallée de la
Bièvre, où la famille Hugo a passé plusieurs étés, fournissent un bon exemple de cette
remontée du temps vers le mythe. Hugo était entré en relations avec le rédacteur en chef
du Journal des Débats dès 1828. Celui-ci possédait une propriété entourée d'un vaste
parc, à une douzaine de kilomètres au sud-ouest de Paris, où les Hugo vinrent
régulièrement séjourner dès 1831 et jusqu'en 1835. C'est aux Roches que semble se
référer un poème du livre IV des Contemplations daté du 4 septembre 1844, date
anniversaire de la mort de Léopoldine Hugo, qui évoque le souvenir des "collines
d'autrefois" :
Quand nous habitions tous ensemble
Sur nos collines d'autrefois,
Où l'eau court, où le buisson tremble,
Dans la maison qui touche aux bois,
15
Ibid., IV, 3, p. 398. Le poème date de novembre 1846 ; le recueil est paru en 1856.
Les Rayons et les Ombres, XIX, "Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813", Tome "Poésie I", p.
970. Le poème date de mai 1839 ; le recueil est paru en 1840.
17
Le Dernier Jour d'un condamné, chap. XXXIII, Tome "Roman I", p. 469. Le roman est paru en 1829.
16
6
Elle avait dix ans, et moi trente ;
J'étais pour elle l'univers.
(...)
Oh! la belle petite robe
Qu'elle avait, vous rappelez-vous ?
(...)
Quand la lune claire et sereine
Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine!
Comme nous courions dans les bois!18
Léopoldine Hugo avait dix ans en 1834, son père en avait trente en 1832. Si l'on
s'en tient à la biographie, le poème évoque donc le souvenir de l'un des séjours de la
famille Hugo aux Roches19. Trois autres poèmes sont, eux, datés des Roches et,
respectivement, de "juin 1831" (I, 2), "juillet 1830" (I, 5) et "août 1835" (I, 27). Ces trois
poèmes, qui tous appartiennent au livre I, "Aurore" consacré à l'enfance et à la jeunesse,
sont donc censés avoir été écrits pendant les séjours d'été de la famille Hugo chez les
Bertin. La réalité est tout autre, puisque l'un de ces poèmes - I, 2 - date en réalité du 31
octobre 1843 : chronologiquement, c'est le premier poème des Contemplations écrit
après la mort de Léopoldine. Les deux autres - I, 5 et I, 27 - datent, eux, du 14 et du 15
octobre 1854, et semblent donc avoir été écrits d'un même jet, en exil. Hugo a modifié
non seulement les années, mais aussi les mois d'écriture (dans les trois cas, octobre est
remplacé par un mois d'été). Le souvenir des "beaux mois" (juin, juillet, août) se
confond ainsi avec celui des années heureuses : de fait, sur les vingt-neuf poèmes que
compte le livre I des Contemplations, sept sont datés du mois de mai, sept autres du
mois de juin, et quatre, enfin, des mois de juillet et d'août. Cette proportion est
significative parce qu'exceptionnelle : elle va décroissant dans les autres livres des
Contemplations (dix-neuf poèmes sur vingt-huit sont encore datés des mois de mai,
juin, juillet et août dans le livre II ; seize poèmes sur trente dans le livre III ; mais un
seul dans le livre IV ; et, enfin, neuf dans le livre V et six dans le livre VI, qui comptent
tous deux vingt-six poèmes et desquels le mois de mai disparaît totalement). Les "beaux
mois" du bonheur perdu se confondent donc avec la belle saison, selon une métaphore
naturelle qu'explicite le titre du livre II, "L'âme en fleur". L'homme dont Les
Contemplations racontent la vie entre ensuite dans son hiver. Cette proportion est
d'autant plus significative que la plupart des dates qui s'inscrivent au bas des poèmes des
Contemplations sont fictives. Hugo accuse volontairement la disproportion entre "beaux
mois" et mois d'hiver dans la phase ultime de son travail d'organisation du recueil : sur
les dix-neuf poèmes du livre I datés des mois de mai, juin, juillet et août, neuf ont été
écrits en hiver, pour la plupart en 1854.
Ce n'est pas là une occurrence isolée de l'importance symbolique que Hugo
accorde à l'été : dans la description de la barricade du faubourg du Temple en juin 1848
que proposent Les Misérables, la saison entre en contradiction avec le moment
historique:
18
Les Contemplations, IV, 6, Tome "Poésie II", p. 402. Le poème, daté dans le recueil de "Villequier, 4
septembre 1844", date en réalité du 16 octobre 1846.
19
Voir Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, Tome I, Avant l'exil (1802-1851), Fayard, 2001.
7
Pas de dépense de poudre inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelques
cadavres çà et là, et des flaques de sang sur les pavés. Je me souviens d'un
papillon blanc qui allait et venait dans la rue. L'été n'abdique pas.20
Notons que, selon Guy Rosa, il s'agit de "l'unique "je" du roman qui renvoie non
au narrateur mais à l'auteur. Cette signature, disproportionnée avec le témoignage infime
qu'elle authentifie, concentre sur une seule phrase le traitement général de la figure de
l'auteur"21.
Les Feuillantines
En définitive, le seul poème réellement écrit aux Roches dans les années 1830
est "Bièvre", poème des Feuilles d'automne dédié "A Mademoiselle Louise B." (c'est-àdire à Louise Bertin, la fille de Bertin l'Aîné). C'est dans ce poème, écrit en juillet 1831,
qu'apparaît pour la première fois le détail des "collines vertes" encadrant les Roches :
Une rivière au fond, des bois sur les deux pentes.
(...)
Et pour couronnement à ces collines vertes,
Les profondeurs du ciel toutes grandes ouvertes,
(...).22
"Bièvre" évoque encore, cinq strophes plus loin, la "colline" du haut de laquelle
on descend, le soir, vers la maison, et, à la fin du poème, le "ruban" de "collines bleues"
derrière lequel se cache Paris. Dès lors, l'image des "collines" que propose le livre IV
des Contemplations - "Quand nous habitions tous ensemble / Sur nos collines
d'autrefois…"23 - constitue une citation des Feuilles d'automne. Cette image apparaît
encore dans le poème du livre V dédié, comme "Bièvre", "A Mademoiselle Louise B." :
"Vous souvient-il (...) / (...) du soir qui tombait des collines prochaines ? / (…) /
Quelquefois, je voyais, de la colline en face, / Mes quatre enfants jouer, tableau que rien
n'efface!"24. Ces deux poèmes, écrits à vingt-quatre ans d'intervalle ("Bièvre" en 1831,
"A Mademoiselle Louise B." en 1855) s'adressent tous deux à leur dédicataire, Louise
B. Celle-ci est décrite au présent dans "Bièvre" :
Si c'est un des moments, doux et mystérieux,
Où la musique, esprit d'extase et de délire,
Dont les ailes de feu font le bruit d'une lyre,
Réverbère en vos chants la splendeur de vos yeux…
Elle est invoquée comme garante du souvenir dans Les Contemplations, exactement
dans les mêmes termes que dans Les Feuilles d'automne (esprit ou temps "d'extase et de
délire", rime "lyre" / "délire"), si bien que le souvenir dont elle est la garante est d'ordre
intertextuel plutôt que référentiel :
Ô vous l'âme profonde! ô vous la sainte lyre!
Vous souvient-il des temps d'extase et de délire,
20
Les Misérables, V, I, 1, édition de G. Rosa, Le Livre de Poche, 1985, Tome II, p. 1583.
Ibid.
22
Les Feuilles d'automne,, XXXIV, "Bièvre", Tome "Poésie I", p. 645.
23
Les Contemplations, IV, 6, Tome "Poésie II", p. 402..
24
Ibid., V, 5, p. 434.
21
8
Et des jeux triomphants,
Et du soir qui tombait des collines prochaines ?
Vous souvient-il des jours ? vous souvient-il des chênes
Et des petits enfants ?
De même, "Bièvre" évoque le "noble père" de Louise, "dont la jeune pensée / Se
couronne de cheveux blancs", tandis que le poème des Contemplations décrit les
oiseaux désireux d'avoir, "pour augmenter la douceur du nid sombre, / Un de ses
cheveux blancs". C'est, plus largement, le livre IV dans son ensemble, en tant que livre
du souvenir, qui est uni par un lien intertextuel à la poésie des Feuilles d'automne, qui
cristallise le passé. Les souvenirs de Hugo sont avant tout textuels.
C'est aussi le poème "Bièvre" qui esquisse, le premier, le lien entre les Roches et
la maison d'enfance de Victor Hugo, les Feuillantines :
Oui, c'est un de ces lieux où notre cœur sent vivre
Quelque chose des cieux qui flotte et qui l'enivre ;
Un de ces lieux, qu'enfant j'aimais et je rêvais,
Dont la beauté sereine, inépuisable, intime,
Verse à l'âme un oubli sérieux et sublime
De tout ce que la terre et l'homme ont de mauvais!25
Ce lien entre les Roches et les Feuillantines est rappelé, quelque vingt ans plus
tard, dans le poème des Contemplations "A André Chénier", daté des "Roches, juillet
1830" (mais écrit en exil, le 14 octobre 1854), et dans les premiers vers duquel le poète
évoque un souvenir des Feuillantines :
Tout jeune encore, tâchant de lire
Dans le livre effrayant des forêts et des eaux,
J'habitais un parc sombre où jasaient des oiseaux,
(...).26
Le travail du souvenir est doublement textuel : Hugo, en exil, date fictivement
un poème des Roches et des années 1830, et, dans ce poème, établit une analogie entre
la villégiature des jours heureux et la maison de son enfance, les Feuillantines. Le
référent du souvenir s'éloigne dans le temps, dans une remontée vers les origines qui
situe le bonheur perdu dans un passé toujours plus lointain. Mais ce référent est, en
réalité, encore un texte. En effet, les Feuillantines sont, dès Les Feuilles d'automne, un
souvenir textuel : la périphrase que propose "Bièvre" - "Un de ces lieux, qu'enfant
j'aimais et je rêvais…" - renvoie à la nomination explicite et à la description détaillée
que l'on trouve dans le dernier poème des Orientales :
Entre mes souvenirs je t'offre les plus doux,
Mon jeune âge, et ses jeux, et l'école mutine,
(...).
Je te raconte aussi comment, aux Feuillantines,
Jadis tintaient pour moi les cloches argentines,
Comment, jeune et sauvage, errait ma liberté,
Et qu'à dix ans, parfois, resté seul à la brune,
25
26
Les Feuilles d'automne,, XXXIV, "Bièvre", Tome "Poésie I", p. 645.
Les Contemplations, I, 5, Tome "Poésie II", p. 260.
9
Rêveur, mes yeux cherchaient les deux yeux de la lune,
Comme la fleur qui s'ouvre aux tièdes nuits d'été.27
Ce poème des Orientales date de novembre 1828. Son écriture est donc
contemporaine de celle du Dernier Jour d'un condamné, roman paru en 1829, au
narrateur duquel Hugo a prêté ses souvenirs des Feuillantines. Si le nom de la maison
n'apparaît pas, sa nature (un "ancien enclos de religieuses") et sa localisation (au pied du
"sombre dôme du Val-de-Grâce") ne permettent aucun doute :
Je me revois enfant, écolier rieur et frais, jouant, courant, criant avec mes frères
dans la grande allée verte de ce jardin sauvage où ont coulé mes premières années,
ancien enclos de religieuses que domine de sa tête de plomb le sombre dôme du
Val-de-Grâce.28
Les Feuillantines acquièrent donc d'emblée - dès les écrits poétiques et
romanesques des années 1830 - un statut quasi mythique : de simple souvenir d'une
expérience individuelle, Les Feuillantines se transforment en représentation idéalisée
d'un passé qui n'est pas seulement celui de Hugo (il le prête au condamné à mort
anonyme à l'origine de l'énonciation du roman de 1829), mais celui de l'humanité (d'où
l'assimilation récurrente des Feuillantines, ce "jardin sauvage", au "paradis", sur laquelle
nous reviendrons). La matrice du souvenir est, déjà, textuelle.
La Terrasse
Mais l'image des "collines" qui scande le discours du souvenir dans Les
Contemplations ne renvoie pas exclusivement aux Roches - et, par rebond, aux Feuilles
d'automne et aux Feuillantines. Elle renvoie également à un autre lieu de villégiature, le
château de la Terrasse, où la famille Hugo a séjourné dans les années 1840.
Ô souvenirs! printemps! aurore!
Doux rayon triste et réchauffant!
- Lorsqu'elle était petite encore,
Que sa sœur était tout enfant... Connaissez-vous sur la colline
Qui joint Montlignon à Saint-Leu,
Une terrasse qui s'incline
Entre un bois sombre et le ciel bleu ?
C'est là que nous vivions. - Pénètre,
Mon cœur, dans ce passé charmant! - 29
Léopoldine Hugo avait passé le mois de juin 1839 chez une amie à Saint-Prix,
dans la vallée de Montmorency, à une trentaine de kilomètres au nord de Paris30. Elle
convainquit son père de louer, dès l'année suivante, le château de la Terrasse, grande
demeure entourée d'un vaste parc située sur le coteau dominant le village de Saint-Prix 27
Les Orientales, XLI, "Novembre", Tome "Poésie I", p. 538.
Le Dernier Jour d'un condamné, chap. XXXIII, Tome "Roman I", p. 469.
29
Les Contemplations, IV, 9, Tome "Poésie II", p. 406.
30
Nous empruntons ces informations factuelles à la biographie de Victor Hugo fournie par Jean-Marc
Hovasse, opus cité.
28
10
ou, pour reprendre les termes de Hugo, "sur la colline / Qui joint Montlignon à SaintLeu". Le château fut vendu aussitôt après le séjour qu'y fit la famille Hugo en 1840 :
pendant les deux étés suivants, les Hugo durent se contenter d'un appartement meublé à
Saint-Prix. Il est d'autant plus surprenant que trois poèmes des Contemplations, tous
situés dans le livre I, soient censés avoir été écrits à la Terrasse. Si "Mes deux filles"31,
daté de "La Terrasse, près Enghien, juin 1842", a réellement été écrit à cette date, il ne
peut l'avoir été à La Terrasse : le château avait déjà été vendu. Les deux autres poèmes
sont datés d'avril et d'août 1840, mais ces dates sont fictives : le premier a été écrit en
exil32, le second, "La vie aux champs"33, en août 1846, trois ans après la mort de
Léopoldine. Hugo se sert donc de la Terrasse, où il n'a pourtant séjourné qu'un été, pour
reconstruire des souvenirs heureux ; et l'on peut faire l'hypothèse que ce nom a été
choisi - parmi tous ceux qui s'offraient à Hugo : Fourqueux, Auteuil, Boulogne, autres
lieux de villégiature dans les années 1830 - pour sa symétrie avec celui de la maison
d'exil, Marine-Terrace. Hugo construit donc le recueil des Contemplations en miroir,
rendant symétriques, de part et d'autre de la coupure de 1843, le passé ("Autrefois,
1830-1843") et le présent ("Aujourd'hui, 1843-1855"), la villégiature (la Terrasse) et
l'exil (Marine-Terrace), les "beaux mois" (juin, juillet, août) et l'hiver de la vie.
On peut ainsi remarquer que "La vie aux champs", poème du livre I daté de "La
Terrasse, août 1840", décrit la même scène qu'un poème du livre IV daté de "Villequier,
4 septembre 1846" : les enfants se réunissent autour du poète, qui leur raconte des
histoires de géants. Dans le poème daté de 1840, la scène est racontée au présent :
Les petits - quand on est petit, on est très brave Grimpent sur mes genoux ; les grands ont un air grave ;
Ils m'apportent des nids de merles qu'ils ont pris,
Des albums, des crayons qui viennent de Paris ;
On me consulte, on a cent choses à me dire,
On parle, on cause, on rit surtout ; (...)
Puis, lorsqu'ils ont jasé tous ensemble à leur aise,
Ils font soudain, les grands s'appuyant à ma chaise,
Et les petits toujours groupés sur mes genoux,
Un silence, et cela veut dire : "Parle-nous."
Je leur parle de tout. (...)
Je leur raconte (...)
Rome ; l'antique Egypte et ses plaines sans ombre,
Et tout ce qu'on y voit de sinistre et de sombre.
Lieux effrayants! tout meurt ; le bruit humain finit.
Tous ces démons taillés dans des blocs de granit,
Olympe monstrueux des époques obscures,
Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures,
Sont assis au désert depuis quatre mille ans ;
(...)
Le voyageur de nuit, qui passe à côté d'eux,
S'épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles,
31
Les Contemplations, I, 3, Tome "Poésie II", p. 259.
Ibid., I, 4, p. 259. Le poème date du 19 mars 1855.
33
Ibid., I, 6, p. 261.
32
11
Des géants enchaînés et muets sous des voiles.34
Le poème daté de 1846 évoque la même scène au passé :
Nous jouions toute la journée.
Ô jeux charmants! chers entretiens!
Le soir, comme elle était l'aînnée,
Elle me disait : "Père, viens!
"Nous allons t'apporter ta chaise,
Conte-nous une histoire, dis!" Et je voyais rayonner d'aise
Tous ces regards de paradis.
Alors, prodiguant les carnages,
J'inventais un conte profond
Dont je trouvais les personnages
Parmi les ombres du plafond.
Toujours, ces quatre douces têtes
Riaient, comme à cet âge on rit,
De voir d'affreux géants très bêtes
Vaincus par des nains pleins d'esprit.35
Six ans sont censés séparer ces deux poèmes : la même scène est racontée au
présent puis au passé, du point de vue de l'expérience immédiate puis de celui du
souvenir. Le lecteur est donc en droit d'imaginer que le poème de 1846 réécrit celui de
1840, ce qui cause la joie du poète en 1840 étant devenu, en 1846, objet de nostalgie ;
effet de symétrie, donc. Or, ces deux poèmes sont en réalité contemporains : "La vie aux
champs", daté dans le recueil de "La Terrasse, août 1840", a été achevé le 2 août 1846,
tandis que le poème IX du livre IV date de l'automne 1846. Un ou deux mois les
séparent, et non six années marquées par le deuil d'un enfant - preuve que le souvenir
n'est, le plus souvent, qu'un effet de lecture très concerté.
De l'automne 1846 date également le poème VI du livre IV : daté dans le recueil
de "Villequier, 4 septembre 1844", il a été, en réalité, achevé le 16 octobre 1846. Il est
donc contemporain du poème IX du livre IV, censé lui aussi avoir été écrit à Villequier
un 4 septembre, date anniversaire de la mort de Léopoldine Hugo. Cette
contemporanéité explique que les deux poèmes semblent évoquer le même lieu avec la
même nostalgie : "Quand nous habitions tous ensemble / Sur nos collines d'autrefois…"
(IV, 6), "Connaissez-vous sur la colline / Qui joint Montlignon à Saint-Leu, / Une
terrasse qui s'incline / Entre un bois sombre et le ciel bleu ? / C'est là que nous vivions."
(IV, 9) - alors même que, d'un point de vue strictement biographique, le premier se
réfère aux Roches et l'autre à la Terrasse (si Léopoldine "avait dix ans" lorsqu'elle y
séjournait, c'est bien la maison des Roches qui est décrite dans le poème VI ; si elle se
dresse sur la colline qui "joint Montlignon à Saint-Leu", la maison décrite dans le
poème IX est bien la Terrasse). Cela prouve la non-pertinence, ici, du strict point de vue
biographique : les souvenirs des Roches et de la Terrasse se superposent, avatars d'un
même Eden perdu.
34
35
Ibid.
Ibid., IV, 9, p. 406.
12
Du même automne 1846 date enfin le poème IV du livre IV, daté dans le recueil
de "Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852". L'opération, ici, est inverse : Hugo postdate un poème écrit six ans plus tôt qu'il ne le dit. Pourquoi ? Sans doute parce que cela
lui permet de dater deux poèmes dont l'écriture est contemporaine, l'un, de "La Terrasse"
(I, 6, "La vie aux champs"), l'autre, de "Marine-Terrace" (IV, 4). La villégiature, départ
heureux, et l'exil, départ subi, se construisent en miroir. On peut dès lors se demander si,
de manière analogue, le nom des Roches, la propriété des Bertin où séjourna à plusieurs
reprises la famille Hugo, n'est pas cité dans le recueil pour produire un effet de symétrie
avec les rochers de l'exil. Rappelons, à l'appui de cette hypothèse, que deux des trois
poèmes datés des "Roches" ont été écrits les 14 et 15 octobre 185436 ; or, le long poème
intitulé "Ce que dit la bouche d'ombre", dont le manuscrit atteste qu'il a été achevé le 13
octobre 1854, s'ouvre sur les vers suivants :
J'errais près du dolmen qui domine Rozel,
A l'endroit où le cap se prolonge en presqu'île.
Le spectre m'attendait ; l'être sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M'emporta sur le haut du rocher, et me dit : (...).37
Venant d'achever, la veille, le poème qui clôt le livre VI, dans lequel la "bouche
d'ombre" s'adresse à l'exilé du "haut du rocher" qui domine Rozel, Hugo se consacre, les
14 et le 15 octobre, à l'écriture de deux poèmes du livre I qui font pendant à "Ce que dit
la bouche d'ombre". A la leçon métaphysique délivrée par le "spectre" (VI, 26)
répondent les conseils d'ordre poétique donnés par le "bouvreuil" (I, 5), le "lierre" et le
"bluet" (I, 27) ; à l'explication des fins dernières (VI, 26) correspond le souvenir des
origines, aux Feuillantines (I, 5) ; enfin, au traitement apocalyptique de la théorie de la
métempsycose (VI, 26) fait écho son traitement bucolique : "Ne vous étonnez pas de
tout ce que me dit / La nature aux soupirs ineffables. Je cause / Avec toutes les voix de
la métempsycose" (I, 27). Pour souligner cet effet de symétrie, Hugo date fictivement les
deux poèmes du livre I des "Roches", nom choisi pour son signifiant autant que pour
son référent. Le rocher est comme l'emblème des îles anglo-normandes, et, plus
largement, comme l'emblème de l'exil : "Je suis sur un rocher qu'environne l'eau
sombre", lit-on dans "Écrit en 1855"38. La dédicace des Travailleurs de la mer
réactualise la même image :
Je dédie ce livre au rocher d'hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre
normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l'île de Guernesey, sévère et
douce, mon asile actuel, mon tombeau probable.
Les Roches font donc pendant aux rochers de Jersey et de Guernesey, selon une
structure en miroir qui signifie que le passé et le présent ne se suivent pas seulement de
façon linéaire, mais se contiennent aussi l'un l'autre. Aussi les Feuillantines, paradis
perdu auquel se rapportent, en dernière analyse, tous les poèmes du souvenir, ont-elles
pour pendant le "paradis" auquel travaille le juste dans "Ce que dit la bouche d'ombre" :
Les enfers se refont édens ; c'est là leur tâche.
Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche.
36
Il s'agit des poèmes I, 5 et I, 27.
Les Contemplations, VI, 26, "Ce que dit la bouche d'ombre", Tome "Poésie II", p. 534.
38
Ibid., V, 3, p. 433.
37
13
Vivants, je vous le dis,
Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste
D'augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste
Travaille au paradis.
Dès lors, le paradis est à l'origine et à l'horizon du discours poétique hugolien.
Les Feuillantines sont un éden perdu, un mythe construit, de roman en roman, de recueil
en recueil, avec les mêmes mots. C'est un "jardin sauvage" (Le Dernier Jour d'un
condamné39), comme est "sauvage" la "liberté" de l'enfant de dix ans qui y rêve (Les
Orientales40). C'est une "grande allée verte" où le poète se revoit "jouant, courant, criant
avec (ses) frères" (Le Dernier Jour d'un condamné), sous l'autorité de leur mère disant :
"Jouez, mais je défends / Qu'on marche dans les fleurs et qu'on monte aux échelles" (Les
Contemplations41), et dont il se souvient, plus tard, comme de la "verte allée aux
boutons d'or" (Les Rayons et les Ombres42) ; aussi Eugène, le frère devenu dément, est-il
sommé de se souvenir lui aussi : "Tu dois te souvenir des vertes Feuillantines, / Et de la
grande allée où nos voix enfantines, / (…) / Ont laissé (…) / Tant d'échos si charmants"
(Les Voix intérieures43). C'est un jardin où les yeux de l'enfant "cherchaient les deux
yeux de la lune, / Comme la fleur qui s'ouvre aux tièdes nuits d'été" (Les Orientales), et
dont il se souvient, plus tard, comme d'un jardin "semé de fleurs s'ouvrant ainsi que des
paupières" (Les Rayons et les Ombres). L'enfant y avait "le paradis dans le cœur" (Le
Dernier Jour d'un condamné), et évoque plus tard le jardin comme un "radieux paradis"
(Les Rayons et les Ombres). Ce "paradis" est foudroyé, en janvier 1871, par une bombe,
"reptile de la guerre au sillon tortueux" qui sort "de l'enfer" (L'Année terrible44). La
métaphore du serpent réactive celle du jardin édénique :
L'homme que tout à l'heure effleura ta morsure,
S'était assis pensif au coin d'une masure.
Ses yeux cherchaient dans l'ombre un rêve qui brilla ;
Il songeait ; il avait, tout petit, joué là ;
Le passé devant lui, plein de voix enfantines,
Apparaissait ; c'est là qu'étaient les Feuillantines ;
Ton tonnerre idiot foudroie un paradis.
S'il y a une part autobiographique dans Les Contemplations, elle est dans cette
remontée du temps vers les Feuillantines45, mythe du paradis perdu qui dit que la perte
(de l'enfance, des êtres chers) est toujours antérieure (au désastre, au deuil). Le bonheur
est toujours déjà perdu : "Où donc est le bonheur, disais-je ? - Infortuné! / Le bonheur, ô
mon Dieu, vous me l'avez donné!"46, s'exclame le poète des Feuilles d'automne en 1830.
Quelque seize ans plus tard, celui des Contemplations fait preuve de la même amère
nostalgie : "J'appelais cette vie être content de peu!"47.
39
Chap. XXXIII, Tome "Roman I", p. 469.
XLI, "Novembre", Tome "Poésie I", p. 538.
41
V, 10, "Aux Feuillantines", Tome "Poésie II", p. 441.
42
XIX, "Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813", Tome "Poésie I", p. 973.
43
XXIX, "A Eugène vicomte H.", Tome "Poésie I", p. 896.
44
"Janvier 1871", VI, "Une bombe aux Feuillantines", Tome "Poésie III", p. 67.
45
Victor Hugo y a vécu de mai 1809 jusqu'en mars 1811, puis d'avril 1812 jusqu'à la fin de l'année 1813.
46
Les Feuilles d'automne, XVIII, Tome "Poésie I", p. 611.
47
Les Contemplations, IV, 5, Tome "Poésie II", p. 402. Ce poème date de 1846.
40