Loisir et société : Traité de sociologie empirique, 2e édition

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Loisir et société : Traité de sociologie empirique, 2e édition
INTRODUCTION GÉNÉRALE
L’observation des phénomènes sociaux n’est pas, comme on
pourrait le croire à première vue, un pur procédé narratif. La
sociologie doit faire plus que décrire les faits, elle doit, en réalité,
les constituer. D’abord, pas plus en sociologie qu’en aucune autre
science, il n’existe de faits bruts que l’on pourrait, pour ainsi dire,
photographier. Toute observation scientifique porte sur des
phénomènes méthodiquement choisis et isolés des autres, c’est-àdire abstraits.
(MAUSS, 1971, p. 32)
© 1997 – Presses de l’Université du Québec
Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Québec, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca
Tiré de : Loisir et société, Gilles Pronovost, ISBN 2-7605-0960-5 • DA960N
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
L’objectif de cet ouvrage est la présentation d’informations empiriques sur le
loisir moderne, sous forme d’une synthèse elle-même doublée d’une analyse
sociologique fondamentale et critique. Il s’agit en quelque sorte d’un traité de
sociologie empirique adapté au loisir moderne. Nous insistons : il s’agit bien
d’un essai de synthèse empirique sur la question du loisir moderne, et un tel
essai de synthèse se double d’une problématique sociologique d’analyse et
d’interprétation.
Notre ambition est même plus large : cet ouvrage porte en fait sur l’étude
empirique de la société québécoise telle qu’on peut l’observer à travers le
prisme du loisir moderne. Nous espérons illustrer, par les différents chapitres
que nous avons rédigés, que notre connaissance de la société québécoise se
trouve diversifiée et enrichie quand on l’observe sous l’angle du loisir
moderne. Non pas que des phénomènes «nouveaux» apparaissent
soudainement, mais parce qu’une certaine lecture de la société est rendue
possible si l’on est attentif aux multiples facettes révélées par le loisir :
évolution des valeurs et des comportements, usages sociaux du temps, rapports
entre les générations, nouveaux rapports au travail, dynamiques familiales et
temps libre, vie culturelle locale, etc.
Mais comment donc poser la question de départ d’une véritable
sociologie empirique du loisir ? Quel fil conducteur guidera notre cheminement ? Comment procéder pour établir les paramètres de l’analyse
sociologique du loisir ? Dans cette introduction générale, nous répondrons à
ces questions en procédant en trois temps : nous rappellerons d’abord les
grandes traditions dominantes en sociologie du loisir, de manière à établir des
jalons historiques de cette véritable sociologie du loisir qui s’est dessinée au
cours du XXe siècle tout particulièrement ; puis nous tenterons de dégager les
principales thématiques structurelles, les paramètres dominants d’explication
sociologique qu’on retrouve dans les sciences du loisir ; et enfin, sur la base de
cette première sélection des grands thèmes d’étude à retenir pour la suite de
notre propos, de manière à départager clairement la perspective que nous avons
retenue pour établir les choix auxquels nous avons dû procéder, nous
indiquerons de façon détaillée la perspective sociologique générale qui
détermine le plan de l’ensemble de l’ouvrage.
LES TRADITIONS DOMINANTES
EN SOCIOLOGIE DU LOISIR
Dans les paragraphes qui suivent nous résumons très succinctement les
grandes traditions dominantes, les principales approches observables
en sociologie du loisir, dans une sorte de revue de littérature qui s’attardera
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Traité de sociologie empirique
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essentiellement aux sources majeures qui ont façonné les problématiques
sociologiques du loisir. Pour ce faire, nous nous inspirerons en large partie de
notre ouvrage antérieur Temps, culture et société, dont les premiers chapitres
dressent un portrait de la genèse et du développement des sciences du loisir en
Occident1.
Nous proposons de distinguer cinq grandes traditions sociologiques dans
l’histoire de la sociologie du loisir : 1) la pensée américaine dominante ;
2) l’approche anthropologique également d’origine américaine ; 3) la pensée
sociale britannique ; 4) la tradition inspirée de l’éducation populaire et du
développement culturel ; et 5) la sociologie des temps sociaux.
La pensée américaine dominante
Dans Temps ; culture et société (1983) nous avons eu l’occasion de décrire
longuement ce que nous avons appelé « la structure de la pensée américaine
sur le loisir aux États-unis, à ses origines (1900-1930) » (p. 77 et suivantes).
Nous soutenons en effet que l’essentiel de la pensée américaine actuelle sur le
loisir aux États-Unis a pris sa forme et sa structure dans la période
approximative des années 1900-1930.
Parmi les thèmes bien connus, mentionnons les suivants :
− Le point de départ d’une telle pensée s’appuie sur une définition de la
«nature humaine» faisant appel à certains invariants fondamentaux
très souvent inspirés du monde de l’enfance.
− Le «jeu» y est omniprésent, comme l’un de ces traits fondamentaux de
la nature humaine, et est souvent présenté comme une sorte de
tendance vitale permettant à l’homme d’exprimer ses habiletés tant
motrices qu’intellectuelles ; d’où d’ailleurs une attention constante
pour «l’éducation du corps et de l’esprit », et des débuts
d’institutionnalisation de l’enseignement universitaire en loisir dans
des facultés ou départements d’éducation physique.
− Une notion de « civilisation» est également présente : le loisir fait
partie intégrante de l’idéal démocratique américain, puisqu’il permet
d’atteindre des idéaux d’égalité et d’épanouissement
1. Tout particulièrement le premier chapitre, portant sur l’Angleterre, le chapitre 2 portant sur les
États-Unis et le chapitre 3 portant sur la France. Nous nous référons également à un article récent
que nous avons rédigé sur le sujet (Gilles PRONOVOST et Max D’AMOURS, 1990).
Introduction générale
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personnel, que seule la société américaine d’alors, perçue comme au
faîte de la civilisation occidentale, pouvait assurer selon les auteurs ;
sur la base de ces distinctions, le free time (que l’on peut traduire
indistinctement, à l’origine, par «temps libre» ou «loisir») apparaissait
comme le résultat direct des développements technologiques d’alors,
sorte de mouvement général de croissance du temps favorable à
l’exercice non seulement des libertés démocratiques, mais aussi des
libertés individuelles dont le loisir était représenté comme porteur.
Or, tous ces mouvements historiques ont également mené à la mise en
place d’institutions publiques et parapubliques, tels les parcs, les
terrains de jeux pour enfants, les centres sportifs et culturels, des
associations locales, des structures publiques municipales, etc. Le
concept qui a été créé pour définir ce mouvement
d’institutionnalisation du loisir est celui de recreation : la recreation
désigne une activité temporellement délimitée, ayant des caractéristiques propres au jeu, et qui s’est progressivement généralisée à
travers diverses institutions (PRONOVOST, 1983, p. 91). La notion
de free time définissait ainsi le cadre évolutionniste et historique du
loisir, celle de recreation, le mouvement de création d’institutions
publiques et parapubliques.
Cette pensée sociale américaine sur le loisir, à ses origines, est le résultat
d’une prospérité économique sans précédent ; elle s’appuie sur les grands
mouvements humanistes et réformistes du début du siècle et accompagne
l’histoire américaine des institutions récréatives publiques tout en les
légitimant par un discours structuré. Il s’agit du foyer de pensée dont
l’Amérique du loisir s’est longtemps nourrie et se nourrit encore. De plus, la
plupart des ouvrages américains sur le loisir produits après les années 1945
s’en sont tenus, dans leurs fondements, aux thèmes majeurs de cette pensée
sociale : l’idéologie américaine sur le loisir du début du siècle s’est
transformée ultérieurement en modèle de représentation professionnelle.
Il en résulte qu’il est fréquent de lire des ouvrages américains de
sociologie du loisir qui débutent par une introduction sur l’histoire du loisir,
représentée sous le vocable du «mouvement pour la récréation» (recreation
movement) — qui n’est nullement un mouvement social, tout au plus une
histoire stéréotypée des parcs et terrains de jeux américains — et qui
poursuivent par l’examen des distinctions entre «jeu» (play), «récréation»
(recreation) et «temps libre» (free time, leisure) ; des chapitres sont également
consacrés au «plein air» (outdoor recreation) et à la gestion des services
publics locaux de loisir (public recreation) (KELLY, 1982 ; KANDO, 1980).
Une telle tradition est également à l’origine de l’étude du loisir par
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la notion «d’activités de loisir» ; par le biais des notions de free time, et de
«jeu », l’accent est également mis sur la liberté de choix et l’importance des
gratifications personnelles2.
L’approche anthropologique américaine
La deuxième grande tradition sociologique d’analyse du loisir moderne est la
tradition anthropologique américaine. Nous faisons tout particulièrement
référence aux travaux célèbres de Robert S. Lynd et Helen Merrell Lynd
(1959 et 1965) menés dans les années vingt.
Dans leur première étude de Middletown, les auteurs précisent dès le
début qu’une des catégories de l’anthropologie culturelle est précisément le
loisir ! Ainsi, il est expressément mentionné que «l’utilisation du loisir dans
diverses formes de jeu, d’art, etc.» constitue l’un des principaux champs de
l’activité humaine (1956, p. 3, 4) que l’anthropologue se doit d’analyser. On
y traite ainsi des rapports entre le travail et le loisir, des modes de vie
traditionnels, des «nouveaux loisirs» suscités par les innovations
technologiques (voiture, radio, cinéma), des associations et clubs divers, etc.
On s’appuie également sur des catégories classiques de l’analyse
sociologique, par le rappel des différences observables selon les catégories
d’âge, de sexe, par les fréquentes observations sur les différences de
pratiques et de contenus selon les classes sociales3.
L’ensemble de ces sources majeures d’inspiration de la sociologie
américaine du loisir se retrouve chez David Riesman (1950) ; la distance qui
nous sépare aujourd’hui de cet auteur nous permet de mieux saisir les
questions de fond qu’il avait à l’esprit, au moment où commençaient précisément à apparaître quelques travaux de sociologie du loisir. Chez lui on
retrouve, indissociablement liés, une certaine perspective évolutionniste, des
jugements moralisateurs sur la culture de masse, un vocabulaire emprunté
aux idéologies professionnelles du loisir, tout autant qu’une approche
sociologique formelle. C’est David Riesman qui, le premier, créa dans les
années cinquante un groupe de recherche sur le loisir aux États-unis et
entreprit une étude critique de Veblen ; il fut secondé par Rolf Meyersohn,
qui fut pour sa part à l’origine d’un important courant d’études sur les
«loisirs de masse» (LARRABEE et MEYERSOHN, 1958).
2.
Ainsi, John Kelly (1982) écrit : «Le loisir est une activité choisie dans une relative liberté et
recherchée pour la qualité de la satisfaction qu’elle procure » (notre traduction) (p. 7).
3.
Voir Gilles PRONOVOST (1983, p. 100-102) où nous avons tenté de départager les grandes
catégories d’analyse du loisir chez Lynd, tableau 3.
Introduction générale
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L’approche anthropologique américaine est à la source d’un important
courant de réflexion qui s’est attardé à penser le loisir dans ses rap- ports à la
culture. Elle a également inspiré la problématique de la culture de masse, à
partir de laquelle les chercheurs se sont particulièrement intéressés aux
phénomènes de la «standardisation », des «loisirs passifs », de la piètre
«qualité» des loisirs de masse, sans oublier la question des médias dont ils
ont longuement traité4.
La pensée sociale britannique
L’histoire des sciences du loisir en Angleterre, tout en s’inspirant tardivement de la pensée américaine, possède une certaine spécificité. En résumant très sommairement, nous avons illustré comment la question du loisir
était d’abord issue des grandes études sociales britanniques menées dans
l’entre-deux-guerres, et qu’elle se situait dans un cadre plus général portant
sur une problématique d’amélioration des conditions économiques et sociales
des classes populaires britanniques5.
Après 1945, ce qui caractérise la sociologie du loisir en Angleterre est
conséquemment une attention plus marquée pour les politiques sociales, les
questions urbaines, la gestion des services publics locaux en vue d’un
meilleur environnement, dans une perspective de lutte à la pauvreté et de
justice sociale. Les approches socio-historiques sont généralement plus
larges que les seules approches américaines – il existe une importante
tradition d’histoire britannique du loisir et de la culture populaire
(CUNNINGHAM, 1980 ; MARCOLMSON, 1973 ; WALVIN, 1978) – et
l’on y étudie fréquemment le loisir dans ses rapports à diverses institutions,
tout particulièrement le travail et la famille. Kenneth Roberts, par exemple,
un des représentants les plus illustres de la sociologie du loisir en Angleterre,
consacre des chapitres aux politiques sociales relatives au loisir, en
inscrivant ce dernier dans le contexte des transformations industrielles des
sociétés occidentales, et traite par ailleurs des questions du travail et de la
famille dans des chapitres distincts (1978, 1981).
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4.
Parmi les représentants de cette approche, on peut signaler T. KANDO (1980) ; il faut
également mentionner l’ouvrage pionnier de E. LARRABEE et R. MEYERSOHN (1958) ;
Meyersohn lui-même a présenté un aperçu des travaux américains menés entre 1945 et 1965,
dans son article publié en 1969 et cité en bibliographie.
5.
Richard HOGGART (1970) est un grand représentant de cette tradition.
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